VOYAGE
DANS
L’ASIE MINEURE.
bupriiuori® de DUeussois, 35 qu« des Grands-Augustius.
( l*rc»8 le IHml-ÏW. )
VOYAGE
DAMS
L’ASIE MINEURE
EN MÉSOPOTAMIE, A PALMYRE,
EN SYRIE,
EN.PALESTINE ET EN ÉGYPTE
PAR
M. BAPTISTIN POUJQTJLAT.
FAI3AKT 3U1TB
A LA CORRESPONDANCE D’ORIENT.
TOME II.
PARIS
DUCOLLET, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
QUAI DBS GRANDS-AUGUSTIN*, 15.
1841
VOYAGE
DANS
L’ASIE MINEURE.
EN ^MÉSOPOTAMIE, A PALMYRE,
EN STRIE,
EN PALESTINE ET EN ÉGYPTE.
LETTRE XXIV.
Route de Tel-Bacher à Aïntab. ~ Le Chalus, appelé aujourd’hui Koïk.—
Monseigneur Auvergne, mort à Diarbéktr, le 21 septembre 1836. — d’Aïntab
kAlep.—Histoire d’Alep; état présent de cette ville. — Le bouton dAlep,
—M. et M me Delsignore. — Portrait d’un nouvel Interprète.
A MON FRÈRE.
Aiep , octobre 1837.
Quatre heures de marche mènent de Teh-
Bacher à Aïntab. Deux heures avant d’arriver à
cette ville, on traverse le Koïk, le Chalus des
anciens, mentionné par Xénophon. Le Koïk
prend sa source au-dessus d’Aïntab, au pied de
Djebel-Scheik, ou Montagne du Vieillard. La
rivière, en partant du lieu d’où- elle jaillit, se
H.
1
SYRIE.
2
dirige vers le sud ; elle coule tantôt dans d’étroits
vallons, plantés d’arbres fruitiers, tantôt dans
des plaines nues et incultes. Après avoir arrosé
les jardins d’Alep, le Chalus poursuit son cours
vèrs le midi, et va se perdre, à six lieues de
l’ancienne <œpitale de la Syrie, au-dessous du
village de Kénesrim, dans les marais de Matak.
Aïntab est située au milieu d’une belle vallée
plantée de vignes et de toutes sortes d’arbres
fruitiers. La cité est groupée autour d’une cita¬
delle, bâtie sur une colline de forme ronde.
Cette citadelle, avec ses fossés profonds creu¬
sés dans le roc, ses murs revêtus de pierres de
taille, pourrait, avec quelques réparations, de¬
venir encore une forte place militaire. La popu¬
lation d’Aïntab est de douze mille musulmans,
d’origine kurde, et de trois mille Arméniens. Avant
la domination égyptienne, Aïntab ne faisait point
partie de la Syrie; c’était le chef-lieu d’un dis¬
trict dépendant du pachalik de Marach, grande
ville assise au pied du Taurus. Le peuple d’Aïn¬
tab avait gardé une sorte d’indépendance jusqu’à
l’époque de la conquête de la Syrie par Ibrahim-
pacha ; ce n’est que par la violence que le gou¬
vernement du vice-roi est parvenu à soumettre
le peuple d’Aïntab : après 1% bataille de Koniah,
St RIE.
3
quatre cents mdhométans d’Aïntab éüreflt là têté
tranchée par les ordres d’Ibrahim-pacha. L’ad¬
ministration tyranhique du pacha des bords dd
Nil a excité au dernier degré la hainé. Si l’em¬
pereur de Stamboul faisait quelques tentatives
pour reprendre ses droits èn Syrie, le peuple
d’Aïntab se rangerait bien vite sous ses ban¬
nières 1 .
J’ai été logé, à Aïntab,chez un médecin euro¬
péen attaché à l’armée d’Egypte; la chambre misé
à ma disposition avait été occupée, quelques mois
auparavant, par M® 1 Auvergne, délégué du saint-
siège en Syrie. Les journaux vous ont appris que
M ?r Auvergne est mort à Diarbékir, le 21 sep¬
tembre de l’année dernière. Jamais gardien dé
la foi catholique, en Syrie, n’avait été plus aimé,
plus regretté que ce prêtre du Christ. Pendant
les trois années qu’a duré sa mission évangélique
dans les contrées du Liban, le pieux évêque
n’a cessé de s’occuper avec amour du peuple
1 Nous faisions cette remarque au mois d’octobre 1837 ; elle s’est
justifiée deux ans après ; avant la bataille de Nézib, Hafiz-pacha
avait organisé l’insurrection contre le gouvernement de Méhémet-
Ali, dans toute la Syrie ; le peuple d’Aïntab fut le premier à pren¬
dre les armes pour secouer le joug de l'Égypte. Nous avons appris
par les journaux qu’Ibrabim-pacha, après sa victoire sur l’armée
ottomane, a renouvelé de nombreuses exécutions à Aïntab et dan$
les villages qui environnent cette ville.
4 SYRIE.
confié à ses soins. Quand la nouvelle de sa
mort arriva sur les bords du Chai us et de
l’Oronte, tous les chrétiens versèrent des larmes,
toute la Syrie catholique fut plongée dans le
deuil. Partout, sur mon passage, j’entends des
paroles touchantes sur M* r Auvergne.
« Ce prélat était, comme vous l’avez dit, doué
« d’un grand jugement, d’une intelligence éle-
» vée, d’une âme pleine de mansuétude et d’un
» saint amour. Si on voulait parler de sa charité,
» on aurait un texte inépuisable de louanges.
» Que de fois l'apôtre de Jésus-Christ s’en alla
» chercher l’indigence dans sa demeure, sus-
» pendue aux flancs des monts du Liban, sur
» les bords des torrents, au bout de ces longs
» et sinueux sentiers de la montagne, où jamais
» n’avaient passé les grandeurs de la terre ! Dieu
» seul connait toutes les souffrances que le pas-
» teur a soulagées, tous les pleurs qu’a essuyés
» sa main. La charité dévorait l’âme de M gr Au-
» vergne; c’était la céleste passion de ses jours;
» il ne comptait pour rien ce qu’il avait fait*
» en mesurant ses œuvres à l’immensité de ses
» pieux désirs : sa charité, féconde en ingénieux
» moyens , se multipliait et s’étendait à tout. Il
» lui arrivait de prendre pour ses bonnes œu-
SYKIE.
5
» vres des confidents auxquels il demandait le
» secret ; semblable à ces héros chrétiens du
» moyen âge, qui ordonnaient à leurs écuyers le
» silence sur des exploits dont ceux-ci avaient
» été les seuls témoins. Plus d’une fois le pauvre
» catholique de la montagne fut secouru sans
» savoir à quel bienfaiteur il devait rendre grâce;
» à peu prés comme le voyageur épuisé de las-
» situde et de soif, à travers les âpres régions du
» Liban, rencontrant tout à coup un coin ignoré,
» un frais ruisseau qui coule sous de verts mû-
» riers, se repose à l’ombre, se désaltère et re-
» prend son chemin avec le regret de ne pouvoir
» emporter dans l’âme le nom du lieu où il a
» retrouvé la vie 1 . »
Aïntab est la dernière ville de l’empire otto¬
man, du côté de l’Euphrate, où l’on parle en¬
core le turc. Passé Aïntab, en allant vers Alep
ou vers Antioche, on n’entend plus que la langue
arabe. En m’éloignant d’Aïntab, je fus frappé
de la différence entre la race des musulmans de
l’Asie Mineure et celle des musulmansde la Syrie.
La figure de l’habitant de la Syrie est plus ex¬
pressive , plus animée, plus fortement caracté-
1 Extrait d'une notice sur Mgr Auvergne, légat du saint-siège en
Syrie, par M. Poujoulat
6
SYRIE.
risée que celle de l’habitant des rives du Sangaré
et de l’Halys. Mais nous ne confondons pas avec
les musulmans de l’Asie Mineure la race kurde,
race qui ne peut être comparée à aucune autre,
tant elle est belle, belliqueuse et intelligente. Le
costume du villageois de la Syrie se compose
tout simplement d’un turban vert ou blanc et
d’une longue chemise de toile grise, serrée avec
une ceinture de cuir ou avec une corde. Les
femmes portent une seule robe de toile bleue
(couleur qu’elles préfèrent), ouverte devant la
poitrine chez les femmes mariées, et fermées chez
les jeunes filles ; leurs cheveux noirs, entremêlés
de petites pièces de monnaie, descendent en lon¬
gues tresses sur leurs épaules; elles marchent
nu-pieds.
Vingt-quatre heures de marche conduisent
d’Aïntab à Alep. La route va du nord au sud ;
le pays qu’on parcourt présente une immense
plaine qui se prolonge à l’orient et au midi,
vers un horizon à perte de vue. Cette plaine est
bornée à l’occident par des collines qui ne sont
que des ramifications de la chaîne Amanique,
laquelle s’étend depuis le golfe d’issus ou
d’Alexandrette jusqu’aux rives occidentales de
l’Euphrate. La plaine qu’on traverse en allant
SYRIE.
7
d’Aïntab à Alep est fertile; mais elle est en friche
sur plusieurs points. Le peuple manque à ce
riche pays comme dans beaucoup d’autres pays
de l’Orient que nous venons de visiter ; on aper¬
çoit seulement dans la grande plaine quelques
tentes de bédouins , et, çà et là, de pauvres
villages construits en terre. Keur-Kun, à quatre
heures d’Aïntab, Tel-Schaïr et Belphator, à dix-
huit heures de la même cité» sont les noms des
bourgs répandus sur la route.
Nous arrivâmes à Alep le 28 septembre, à
onze heures du matin. Suivant les historiens
orientaux, Alep ou Haleb, comme prononcent
les gens du pays, fut fondée par Haleb-Ibn-El-
Mehr, lequel lui donna son nom. Une vieille
tradition , accréditée parmi le peuple de ce
pays, fait remonter l’origine du nom de Haleb
à l’époque du voyage d’Abraham dans la
terre de Chanaan. Après avoir traversé l’Eu¬
phrate à Biledjik, avec ses chameaux et ses
troupeaux de brebis * le fils de Tharé chemina
dans le territoire d’Aïntab et vint se reposer sür
la colline où s’élève aujourd’hui la citadelle
d’Alep. Tous les samedis, selon les chrétiens et
les juifs, tous les vendredis, selon les musul¬
mans , le patriarche, ami de Dieu, distribuait
8
SYRIE.
le lait de ses troupeaux aux pauvres de la con¬
trée. Tout le monde venait au jour marqué au
pied de la colline, et se demandait si Abraham
avait trait (Ibrahim-Haleb). Ce dernier mot,
suivant la tradition, est resté pour désigner le
lieu où se faisait cette distribution. Quelques
auteurs anciens, entre autres Cédranus, attri¬
buent la fondation d’Alep à Séleucus I, sur¬
nommé Nicanor. Les Grecs donnèrent à cette
ville le nom de Berræ, en souvenir de la cité de
ce nom en Macédoine. Strabon désigne le terri¬
toire et la cité d’Alep sous le nom de Schalibon.
La dénomination arabe de Haleb n’est peut-être,
après tout, que la corruption de l’ancien nom
de Schalibon.
Alep resta longtemps au pouvoir des Sabiens.
Cette cité fut souvent un sujet de querelles
entre les empereurs grecs et les rois de Perse,
qui s’en disputèrent la possession. Au septième
siècle de notre ère, les Arabes enlevèrent Alep
à Héraclius, empereur de Byzance. Les sultans
Hammodiens fixèrent leur séjour à Berræ sous
le calife Mothaded. A cette époque (964), les
Grecs, commandés par Phocas Nicéphore, es¬
sayèrent de s’en rendre maîtres de nouveau;
mais ils trouvèrent une invincible résistance de
SYRIE.
9
la part des Arabes. Alep passa successivement
sous la domination des Seldjoukides, des Fati-
mites et des Ayoubites. Tamerlan, après le sac
de Sivas, la prise de Malatia et d’Aïntab, as¬
siégea Alep , et entra en vainqueur dans la cité
le 30 octobre 1400. La population tout entière
fut passée au fil de l’épée; le prince mogol fit
élever , selon son effroyable coutume, des py¬
ramides aux quatre coins de la cité avec les têtes
des vaincus. Enfin, en 1517, sous le règne
de Sélim I er , les Ottomans s’en emparèrent.
Vous savez qu’en 1832, cette ville a encore
changé de maître , et que la domination égyp¬
tienne a remplacé sur les bords du Roïk la
domination des Osmanlis.
Dans ces rapides indications des souvenirs
historiques de Berræ, je n’ai rien dit du terrible
siège d’Alep par les croisés en 1124; ce siège,
vous l’avez raconté dans une lettre du septième
volume de la Corespondance d’Orient. J’aurais
voulu fixer d’une manière précise le lieu du
combat livré en 1119 entre les bandes d’ilgazi,
prince de Mardin, et l’armée chrétienne com¬
mandée par Roger, prince d’Antioche, qui mourut
glorieusement dans cette bataille. Les chroniques
latines et arabes sont pleines d’obscurités et de
JO SYRIE.
contradictions touchant ces localités. Le chro¬
niqueur mususulman Kemal - Eddin donne
seul un nom qui semblerait nous dire que le
théâtre du combat ne fut pas très-éloigné d’Alep.
Ce nom est celui de Kénesrim... L’armée d’Ilgazi,
dit le chroniqueur arabe, laissa ses bagages à
Kénesrim, et arriva sur le soir à une petite dis¬
tance de l’armée chrétienne. L’action avait
commencé un samedi, vers midi, et le soir on
vit arriver dans Alep des guerriers qui avaient
pris part au combat 1 . Nous avons parlé plus
haut d’un village appelé Kénesrim ; ce bourg est
situé à quatre heures au midi d’Alep. Gauthier
le Chancelier rapporte que la bataille eut lieu sous
les murs du château de Cerep. Les caries que
j’ai consultées, les gens du pays dont j’ai recher¬
ché les lumières, ne m’ont rien appris sur ce
château de Cerep; mais, d’après le récit de
Kemal-Eddin, on peut penser que le combat se
livra dans le voisinage de Kénesrim, du côté du
sud. Quinze mille chrétiens restèrent sur le
champ de bataille ; et un grand nombre, tombés
entre les mains des ennemis, périrent dans les
tortures. L’auteur des Guerres d'Antioche parle
* Bibliothèque des croisades, quatrième partie.
STRIE. H
d'un chevalier français nommé Robert de
Foulques, qui fut conduit dans Alep, où il
mourut de la mort des martyrs.
Lorsque les habitants d’Alep apprirent qu’un
illustre guerrier franc était arrivé dans leur ville,
ils accoururent vers lui pour se réjouir de son
malheur, dit le chroniqueur. Ilgazi fit conduire
le prisonnier du pays de France à Doldekin,
prince turc, qui le renvoya à Ilgazi en lui écri¬
vant que, le guerrier franc lui ayant jadis payé
tribut, il ne trouvait point de raison pour le
faire mourir : « J’aime mieux qu’il périsse par
ton glaive que par le mien, » ajotitait-il. Ilgâzi,
après avoir maltraité Robert de Foulques, le
renvoya une seconde fois à Doldekin, qui, saisis¬
sant un grand sabre, lui dit : « Renonce à ta loi,
ou meurs ! » Robert répond avec calme et fierté :
« Je renonce à Satan, à ses pompes, mais je ne
renonce pas au Christ, mon Dieu et mon Sau¬
veur. » A ces mots, Doldekin, transporté de
rage, trancha la tête du chevalier chrétien ; il la
fit promener pendant tout un jour dans les rues
d’Alep ».
Àlep est situé au milieu d’une plaine bornée
Bibliothèque des croisades, première partie;
12
SYRIE.
au septentrion par trois ou quatre petites col¬
lines sur lesquelles la cité se prolonge. Au midi,
se déploie le vaste désert de Palmyre; la ville
est enfermée dans l’enceinte d’une muraille
sarrasine qui couvre un espace de quatre milles
de circonférence; elle a neuf portes. Les rues
sont propres et bien pavées, chose fort rare dans
les villes de l’Asie ottomane. Les maisons, con¬
struites en pierres de taille, ont les toits plats.
Pendant l’été les habitants dorment sur les ter¬
rasses , ce qui explique le grand nombre d’a¬
veugles qu’on rencontre dans la ville d’Alep.
Les musulmans ont cent mosquées, dont quel¬
ques - unes sont remarquables comme œuvre
d’architecture; on compte douze églises, appar¬
tenant aux Arméniens, aux Maronites, aux Sy¬
riens et aux Francs établis à Alep. Les juifs
possèdent deux synagogues, temples sans éclat,
sans richesse, comme la triste nation à qui elles
servent d’asile pour la prière. Nous mentionne¬
rons quarante caravansérails, dix ou douze
médressés, deux hôpitaux (morestan), un pour
les hommes et un pour les Femmes ; deux bi¬
bliothèques publiques qui ne renferment guère
que des exemplaires du Koran et des commen¬
taires de ce livre. Ges établissements sont entre-
SYRIE.
13
tenus par les revenus des legs pieux ou vakoufs
qui leur sont attachés. On rencontre à chaque
pas, dansAlep, des traces du violent tremble¬
ment de terre du 13 août 1822 qui renversa
quarante mille maisons, sous les débris desquel¬
les vingt mille personnes furent ensevelies. Je
ne dirai rien de la citadelle d’Alep ; elle tombe
en ruine de toutes parts.
Le Koïk coule à quelques minutes à l’ouest
d’Alep parmi de beaux jardins. Quoique les eaux
de cette rivière soient potables, les habitants
préfèrent celles des fontaines de Haïlan, village
situé à deux heures au nord-est de la cité. Ces
eaux sont amenées à Alep par des canaux, tan¬
tôt au niveau de la terre, tantôt souterrains.
Ces canaux aboutissent à toutes les fontaines et
à tous les bains de la ville. On pense à Alep que
ce sont les eaux de Haïlan qui donnent cette
singulière maladie appelée par les gens du pays
habab-el-séné (ulcère d’un an); par les Euro¬
péens , bouton d’Alep. Les habitants d’Alep ont
une fois dans leur vie, une fois seulement, le
habab-el-séné. Les étrangers qui séjournent à
Alep quelques semaines n’échappent point à
la maladie ; si elle ne vient pas dans six mois,
elle viendra dans six ans, dans vingt ans : il faut
SYRIE.
H
qu’elle paraisse. Un voyageur anglais, nommé
Hamilton, eut le bouton d’Alep à Londres, dix-
huit ans après avoir quitté la Syrie. Le habab-
el-séné, se montre indistinctement sur toutes les
parties du corps, mais il choisit particuliére¬
ment le bout du nez, les joues et le front. On
rencontre dans les rues d’Alep une infinité de
personnes qui ont été défigurées par le bouton.
Quand il n’y en a qu’un seul, on le nomme
bouton mâle; quand il y en a plusieurs, ce
qui arrive fort souvent, on l’appelle bouton
femelle. Le habab-el-séné paraît d’abord petit
comme la tête d une épingle ; il se développe
pendant neuf mois et prend la grosseur d’une
noix ; il suppure pendant dix mois environ, puis
une croûte se forme au bout d’un an, à partir du
jour même où le bouton est né. La croûte tombe
et laisse une marque qui ne s’efface jamais 1 .
Les indigènes ne font aucun remède pour
guérir le bouton : ils le regardent comme un ex¬
cellent préservatif contre les maladies, comme
un gage de santé. Nous ne saurions attribuer le
1 Mon séjour à Alep ou dans les environs de celte ville n’a été
que d un mois, et le terrible habab-el-séné n’a pas manqué de
ma f 1 " d ?: J al eu un ^uton sur chaque poignet et un sur le
cou e u as droit. Ces trois boutons se montrèrent quatre mois
après que j eus quitté Alep.
STRIE. 19
bouton aux eaux de Haïlan, püisqti’il est èÜdé-
mique, non-seulement à Alep, mais à Àïntab,
à Horeroun-Kala, village situé à douze lieues au
nord de cette dernière ville. Le bouton existe
aussi dans plusieurs villes dü Diarbékir où cer¬
tainement les eaux ne doivent pas avoir la même
qùalité que celles dü Chalus et celles des fontai¬
nes de Haïlan. Il est à désirer que la science
médicale fesse une étude approfondie de ce bou¬
ton d’Alep, qui jusqu’à ce jour est resté une bi¬
zarrerie inexplicable.
Il y a une quarantaine d’années que la ville d’À-
lep était encore, après Stamboul èt le Caire, la
place la plus importante de l’empire ottoman.
Par sa position géographique, Alep était devenue
comme l’entrepôt général de toutes les mar¬
chandises de la Perse, de l’Inde et de la Turquie.
Les marchandises de l’Europe et celles du Noü-
veau-Monde lui arrivaient par les ports d’Alexàn-
drette et de Lataquié. Quatre caravanes partaient
chaque année d’Alep pour les principales villes
dè l’Asie, et des caravanes de l’intérieur de la
Perse venaient lui apporter deux fois par an les
trésors de ces riches contrées. Alep échangeait
les productions de là Palestine, de la Syrie, dé
l’Asie Mineure, de l’Europe et de l’Afriqùéj
16
SYRIE.
contre les productions des pays les plus lointains
de l’Asie. Alep était à celte époque , a dit un poète
arabe, le bazarde l’univers; les diverses marchan¬
dises que la ville recevait en un seul jour pouvaient
à peine, dans l’intervalle d’un mois , trouver un
débouché facile au Kaire et à Damas. Cet immense
commerce avait fait donner à Alep le surnom de
Nouvelle Palmyre. Dans ses beaux jours, Alep
comptait douze mille métiers de tout genre, cent
fabriques de fil d’or, un grand nombre de tein¬
tureries, de savonneries et de tanneries. Après
avoir été la Palmyre des temps modernes, Alep,
comme ville de commerce, est devenue presque
semblable à la cité abandonnée dont parle Isaïe :
elle a été délaissée comme la hutte après la saison
des fruits, comme une cabane dans un champ de
concombres , comme une ville ruinée. Les caravanes
de la Perse qui lui apportaient jadis des soies,
des mousselines, delà rhubarbe, des parfums,
des pendants d’oreilles, des colliers, des perles,
des diamants qui ornaient le front des reines et
des sultanes, ces caravanes, dis-je , qui appor¬
taient à Alep tant de richesses, se réduisent
maintenant à une douzaine de chameaux qui
arrivent chargés de toumbéki, feuille exotique
qu’on fume dans le narguillé.
SYRIE. 17
Quels sont les causes de l’anéantissement to¬
tal du commerce à Alep? Ces causes sont faciles à
expliquer. Le premier coup porté à la prospérité
de la nouvelle Paltnyre fut, vers la fin du quin¬
zième siècle , la découverte du cap de Bonne-
Espérance , qui ouvrit par mer un chemin entre
l’Europe et les Indes orientales. Avant l’impor¬
tante découverte de ce passage, la Méditerranée
et Alep étaient les seules routes suivies par les
marchands. Les Anglais ont établi sur le golfe
Persique et à Bagdad de fortes maisons de com¬
merce qui accaparent toutes les marchandises
jadis destinées à Alep. Cette ville, n’étant plus
le grand marché des richesses de l’Orient, a cessé
d’être visitée par le commerce des contrées en¬
vironnantes. L’Asie Mineure a oublié les chemins
d’Alep, et c’est à Smyrne, à Erzeroum, qu’elle
porte les productions de son sol, les tributs de
son industrie; Damas et Beyrout reçoivent les
marchandises de la Palestine et de la Syrie.
La décadence du commerce d’Alep devait na¬
turellement entraîner la dépopulation. En 1797,
le voyageur anglais Brown trouva à Berræ
deux cent mille habitants, dont mille Grecs,
six mille Arméniens, quatre mille Maronites,
cinq mille juifs et le reste musulman. En 1819,
u.
2
SYRIE.
18
M. Rousseau , consul de France à Alep, ne
trouva plus qu’une population de cent cinquante
mille habitants. On ne compte aujourd’hui dans
l’ancienne capitale de la Syrie que soixante et
dix mille âmes, offrant un mélange de toutes
les sectes répandues en Orient. Cependant Alep
pourrait se suffire à elle-même par 1 agriculture :
les vastes jardins qui s’étendent au nord, au
couchant et au midi, donneraient toutes sortes de
productions. Depuis la conquête de la Syrie par
Ibrahim-pacha, les habitants cultivent peu la
terre, parce Jfcpie les soldats égyptiens et le gou¬
vernement lui-même leur enlèvent le fruit de
leurs peines. Donnez un bon gouvernement]au
peuple d’Alep, et on verra disparaître la misère
qui le ronge maintenant.
Voici quelques détails qui pourront donner
une idée du mouvement commercial entre la
Syrie et la France.
Chaque année, Marseille, cette ville déjà si
riche et si florissante et qui pourra le devenir
davantage, si la France soutient son antique
prépondérance dans le levant; chaque année,
Marseille, disons-nous, expédie en moyenne ,
pour la Syrie, quatorze bâtiments d’un tonnage
moyen de cent soixante-dix tonneaux; neuf en-
STRIE.
19
viron pourBeyrout, deux ou trois pour Alep, trois
ou quatre pour Tripoli. En valeurs, les expédi¬
tions de Marseille pour le littoral syrien peuvent
être évaluées à près de quatre millions, et se
composeiit en majeure partie de draps sortis de
nos fabriques du Languedoc, deborinets ou de
bournous, fournis par nos fabriques d’Orléahs,
de denrées coloniales, de soieries, de drogtleries,
quincailleries, etc. Nos retours se forment de
soies grèges, coton et laine, tissus de l’Inde,
safran, noix de galle, perles fines,, etc., et s’élè¬
vent à environ six millions. Le numéraire com¬
ble la différence. Corinne on le voit, le mouve¬
ment d’affaires s’élève à dix millions de francs.
On estime qu’il était d’uU tiers eri plus il y a
vingt ou trente ans. Que deviendra notre com¬
merce en Syrie, si la France ne garde pas son in¬
fluence dans cette contrée, si des nations rivales
viennent nous remplacer sur ces rivages où noS
pères s’établirent victorieusement?
En arrivant à Alep, nous étions descendus
dans le monastère latin, où tout voyageur eu¬
ropéen reçoit l’hospitalité ; nous étions faibles et
malades : les fatigues, les privations de la route,
nous avaient cruellement éprouvés. Nous fûmes
obligés d’appeler un médecin au secours de notre
SYRIE.
20
santé délabrée. Un docteur franc, M. Delsignore,
vint nous visiter. Notre installation au couvent
ne lui ayant pas semblé assez commode, assez
douce, il nous offrit aussitôt sa propre maison;
et telle était son obligeance, telle était la vive
sincérité de ses paroles, qu’un refus de notre
part aurait été presque un outrage : en quelques
instants, nos bagages furent emportés par des
serviteurs de M. Delsignore. Notre médecin
devint notre ami, et nous avons été établis
chez lui comme nous l’aurions été dans notre
propre demeure. Nous avons reçu, pendant
douze jours, son affectueuse hospitalité. Pen¬
dant tout ce temps, aucun soin, aucune atten¬
tion ne nous a manqué, et nous avons réparé
nos forces épuisées. Je garderai un éternel sou¬
venir des touchantes bontés de M. Delsignore
pour moi. Je voudrais aussi que madame Del¬
signore , gracieuse et charmante Italienne des
bords de l’Arno, sût toute la profonde recon¬
naissance que mon cœur lui garde pour ses soins
si généreux et si bienveillants.
Je ne veux pas oublier de vous dire que nous
avons congédié, à Alep , Piétro, le drogman de
Hafiz-pacha. Nous avons trouvé ici un jeune
Arabe du Sennaar, appelé Ibrahim. Cet Arabe
SYRIE.
21
sait un peu d’italien ; il a déjà accompagné deux
ou trois voyageurs européens, en qualité de do¬
mestique et d’interprète. Ibrahim est un curieux
personnage dont je voudrais vous esquisser le
portrait ; il n’a aucune proportion dans ses for¬
mes : le buste, excessivement maigre et très-
court, contraste avec les bras, les mains, les
jambes et les pieds, qui sont d’une longueur
démesurée. La tête est petite et pointue; la cou¬
leur noirâtre de son visage fait ressortir l’écla¬
tante blancheur de ses dents. Son front est étroit,
déprimé, et ses petits yeux noirs sont enfoncés
dans leur orbite. Quand il parle, sa figure n est
qu’une horrible grimace : la créature humaine a
fait place dans Ibrahim à je ne sais quel étrange
animal. La première fois qu’on me présenta mon
nouvel interprète, je le pris pour un orang-
outang. Tel est ce compagnon, ce drogman, qui
doit nous suivre au désert de Palmyre.
22
STRIE.
LETTRE XXV.
Ilarrah; siège de cette vUle par les croisés.— Bulnes d’Albar.-Hamah, *
tHoms.-Recrutement de l’armée égypüenne. - PréparaUfs pour notre
voyage à Palmyre.
▲ NON FRÈRE.
ffoms, 19 octobre 1887.
Nous partîmes d’Alep le 10 octobre, à trois
heures après midi ; nous nous dirigeâmes au sud.
A notre droite s’étendaient de beaux vergers
d’oliviers, de pistachiers, des plantations de
vignes ; à notre gauche, le vaste et sombre dé¬
sert de Palmyre. Au bout de deux heures et
demie de marche, nous passâmes à Khan-Tou-
man, grand karavansérail à moitié ruiné, où
se reposent les voyageurs. De Khan-Touman à
Marrah, on compte quinze lieues : on rencontre
à mi-chemin un pauvre village, appelé Sermin,
STRIE.
23
bâti sur l’emplacement de l’antique Thelmenis-
sus. Ce bourg est entouré de nombreuses grottes
creusées au ciseau dans le rocher.
La ville de Marrah est située sur un plateau
du haut duquel le regard se promène sur une
plaine immense et déserte. Marrah , cité floris¬
sante au temps de la première croisade, ne pré¬
sente aujourd’hui qu’un aspect désolé; el}e n’est
habitée que par quinze cents famijles musul¬
manes. Les murailles, les tours, les bastions de
Marrah ont été détruits de fond en comble par
la guerre et les tremblements de terre. Les fossés
de Marrah? jadis si profonds, si redoutables, sont
maintenant comblés.
M. Michaud a raconté, dans le troisième livre
de son Histoire des Croisades , le siège et la prise
de Marrah par l’armée chrétienne; il a dit com¬
ment la possession de Marrah donna lieu à de
graves querelles entre Raymond, prince d’An¬
tioche, et Bohémond, comte de Tpulouse, et
comment le peuple croisé renversa la ville pour
terminer les contestations des deux princgs chré¬
tiens. Mais il est des détails curfoux, tpuchant
le siège de Marrah, qui n’pnt pu entrer dans le
récit de l’illustre histprien, et ces détails, je les
rapporterai foi.
24
SYRIE.
Guillaume deTyr, voulant justifier les cruau¬
tés de l’armée chrétienne après la prise de
Marrah, dit que les habitants de cette ville se
montraient orgueilleux , à cause de leurs richesses ,
et étaient devenus d’une extrême arrogance depuis
qu’il avaient battu plusieurs chrétiens dans une
rencontre. Mais ce qui excita surtout la colère
des soldats de Jésus-Christ, c’est que les Sarra¬
sins de Marrah avaient planté des croix sur les
remparts de leur ville, et avaient couvert de
boue et d’immondices les signes sacrés de notre
rédemption. Les chrétiens eurent beaucoup à
souffrir durant le siège de Marrah ; aussi usèrent-
ils de la victoire avec toute la fureur de la ven¬
geance. Le chroniqueur Robert, témoin oculaire,
nous a laissé une horrible peinture du massacre
des habitants, et le sang-froid du narrateur
ajoute encore à l’atrocité des détails qu’il donne.
a Les nôtres, dit-il, parcouraient les rues, les
places publiques, les toits des maisons, se ras¬
sasiant de carnage, comme une lionne à qui on
a pris ses petits 3 ils taillaient en pièces et met¬
taient à mort les enfants, les jeunes gens, les
vieillards courbés sous le poids des années ; ils
n’épargnaient personne, et, pour avoir plutôt
fait, ils en pendaient plusieurs à la même corde.
SYRIE.
25
Chose étonnante! spectacle merveilleux ! ajoute
le chroniqueur, de voir cette multitude si nom¬
breuse et bien armée se laisser tuer sans se dé¬
fendre ! Les croisés s’emparaient de tout ce qu’ils
trouvaient ; ils ouvraient le ventre des morts
(ô détestable amour de l’or!), et en tiraient des
byzantins et des pièces d’or; toutes les rues
étaient jonchées de cadavres, et des torrents de
sang coulaient de toutes parts. O nation aveugle
et destinée à la mort! croirait-on que parmi
cette grande multitude d’hommes, il n’y en ait
eu pas un seul qui voulût confesser la foi de
Jésus-Christ? Bohémond fit venir tous ceux qu’il
avait fait enfermer dans la tour du château, et
ordonna de tuer toutes les vieilles femmes, les
vieillards décrépits et tous ceux que la faiblesse
de leur corps rendait inutiles; il fit réserver les
hommes vigoureux : les jeunes filles furent em¬
menées à Antioche pour y être vendues l . »
Le siège d’Antioche, qui avait duré si long¬
temps , et plus tard le siège des autres villes de
Syrie, avaient épuisé les ressources du pays. La
plupart des habitants s’étaient sauvés dans les
montagnes, emmenant avec eux leurs troupeaux.
t Bibliothèque des croitadet , première partie.
STRIE.
26
La conquête de Marrah avait attiré de grandes
misères sur les croisés : dès le commencement
des belliqueuses opérations, la disette fut si
grande, que plus de dix mille chrétiens erraient
dans les champs, comme des troupeaux, fouillant
la terre, pour trouver quelques grains de fro¬
ment , d’orge ou de fèves. La famine se fit sur¬
tout sentir après le siège : les pèlerins en vin¬
rent jusqu’à manger des cadavres des Sarrasins,
qui tombaient en putréfaction. Les infidèles di*
saient alors : « Qui pourrait résister à cette nation
de Francs , si obstinée et si cruelle? Pendant un
an, elle n’a pu être détournée du siège d’Antioehe
ni par la famine, ni par le glaive, et maintenant
elle se nourrit de chair humaine 1 » C’est ici,
comme l’a dit M- Michaud, que les réflexions
des chroniqueurs sont beaucoup plus curieuses
que les événements qu’ils racontent. « Chose
étonnante et horrible à dire et à entendre ! »
s’écrie Albert d’Aix, « non-seulement Iss chrétiens
mangèrent des Sarrasins, mais encore des chiens
cuits ! » Baudri, archevêque de I)ol, dit qtt’on
ne doit pas faire un crime aux croisés d’avoir
mangé des musulmans, parce qu’ils souffraient b
faim pour la cause de Dieu , et que par ce moyen-
là ils continûment à faire fa guerre aux infidèles
STRIE. 27
avec leurs mains et avec leurs dents. Raoul de
Caen rapporte que les chrétiens firent bouillir de
jeunes Sarrazins, et mirent des enfants à la
broche : imitant les bétes féroces, ils dévorèrent
des hommes qu’ils avaient fait rôtir. « Mais
ajoute Raoul, ces hommes étaient comme des chiens .»
Enfin, Foucher de Chartres s’exprime de la
manière suivante : « Les croisés , transportés de
rage par l’excès de la faim , coupaient les cuisses
des Sarrazins déjà morts , et les dévoraient d’une
dent cruelle> sans les avoir faix süffisamment
RÔTIR.
Une distance de huit lieues sépare Marrah de
Hamah. La route va du nord au sud. A deux
heures de Marrah, à une demi-heure à droite
du chemin, gisent sur un vaste plateau des
pierres de taille, des murs à demi enfouis dans
la terre, des colonnes brisées, des chapiteaux ,
des corniches d’un beau travail ; un portique
orné de deux pilastres corinthiens s’élève au
milieu des débris de cette antique cité ; point
d’arbres, point d’eau, pas un brin d’herbe, pas
une habitation humaine parmi ces ruines ; par¬
tout la solitude pt le silence du désert. En arri¬
vant au milieu de cette ville désolée, je vis un
grand aigle fièrement po§é sur le faite du por-
STRIE.
28
tique; ses ailes étaient à demi déployées, comme
si l’oiseau avait voulu se tenir tout prêt à re¬
monter dans l’espace ; ses pénétrants regards
s’attachaient à moi et me suivaient partout avec
je ne sais quelle menaçante expression. Le grand
aigle semblait me reprocher d’être venu troubler
la paix de ces ruines, dont il s’était fait comme
le gardien.
Je n’ai pas trouvé dans mes souvenirs le véri¬
table nom de cette ville, et mon guide n’a pas
su me dire non plus la dénomination que les
gens du pays ont donnée à ces débris. Ne pour¬
rions-nous pas croire que ces restes ont appar¬
tenu à Albar ou Albarie, cité mentionnée par
les chroniqueurs de la première croisade? Guil¬
laume de Tyr place Albar à six milles de Marrah,
et celte distance convient précisément à la situa¬
tion dè ces ruines. Un fait de la première croi¬
sade se rattache à Albarie. Tandis que les chefs
de l’armée chrétienne soumettaient, après la
prise d’Antioche, plusieurs villes de la Gilicie et
de la Mésopotamie, Raymond, comte de Tou¬
louse, jaloux aussi, dit le chroniqueur, de ne
pas s'engourdir dans l’oisiveté, partit d’Antioche
1 Bibliothèque des croisades , première partie.
SYRIE.
29
avec un grand nombre d’hommes armés, et vint
mettre le siège devant Albar. Cette ville, occu¬
pée par les Turcs, était très-fortifiée ; mais les
croisés l’attaquèrent avec tant de vigueur, que
les habitants furent bientôt obligés de se rendre.
Pierre de Narbonne, confesseur du prince Ray¬
mond, devint évêque de la ville d’Albar, et
l’église de cette ville fut élevée à la dignité de
métropole. Pierre de Narbonne fut, selon Guil¬
laume de Tyr, le premier évêque latin donné à
l’Orient depuis que les croisés avaient pénétré
dans ce pays
Je continuai ma route vers Hamah. A droite,
à une distance de deux lieues, apparaît une
longue chaîne de montagnes habitées par des
ansariens; à gauche, c’est le désert, toujours le
désert, avec sa physionomie monotone. On ren¬
contre de temps à autre, sur le chemin, des vil¬
lages détruits par l’armee égyptienne, en 1838.
Trois heures avant d’arriver à Ilamah, on laisse
à gauche un caravanseraï, appelé Khan-Schi-
Khan, habité par une trentaine de familles mu¬
sulmanes.
Hamah, l’ancienne Epiphania, est une char-
1 Guillaume de Tyr, tom, I, chap. 7.
STRIE.
30
mante ville assise au penchant de deux collines,
formant une large vallée, toute plantée de beaux
arbres fruitiers. La vallée de Hamah, ouverte à
l’orient et à l’occident, est traversée par l’Oronte,
appelé Assi (le Rebelle) par les gens du pays.
L’Oronte divise Hamah en deux parties : quatre
ponts jetés sur le fleuve joignent les deux par¬
ties de la cité. Un grand nombre d’aqueducs se
montrent sur les deux rives de l’Oronte. La ville
de Hamah, se trouvant plus haute que le fleuve,
est abreuvée au moyen de grandes roues hydrau¬
liques, dont l’une a jusqu’à soixante-dix pieds
de diamètre. Ces roues élèvent l’eau à cinq ou
six pieds au-dessus de leur hauteur, et la ver¬
sent dans les aqueducs, qui la portent dans les
divers quartiers de la cité. Ces machines hydrau¬
liques font un bruit d’enfer en tournant : ce
bruit est insupportable pour les étrangers qui
n’y sont pas habitués. Mais ces immenses roues,
ces longs aqueducs, ces eaux perpétuellement
agitées, les maisons, les kiosques de Hamah ,
mêlés aux grenadiers à la fleur écarlate, aux
pommiers, aux cerisiers, aux abricotiers de la
vallée, produisent des paysages délicieux et
pleins d’originalité. « Contemple la ville de Ha¬
mah et ses eaux répandues sur différents points, »
SYRIE.
31
a dit un poète arabe, « le fleuve Rebelle fait
tourner de nombreuses machipes dont le mou¬
vement est soumis à ses lois. »
Hamah compte plusieurs bains publics, des
khans, des bazars bien approvisionnés , des
mosquées. Les maisons sont construites en terre
ou en briques rouges cuites aux feux du soleil.
La population de Hamah est de vingt-quatre
mille habitants, dont six cents chrétiens ; le reste
est musulman. Les habitants de cette ville ont
la réputation d’avoir beaucoup d’imagination)
ils sont, dit-on, tous poètes, et on les a sur¬
nommés les oiseaux parlants . C est a Hamah que
les hadji de Stamboul et de l’Anatolie achètent
la toile pour faire les ihrams (voiles péniten-
tiels), employés pendant le saint pèlerinage de
la Mecque.
Nous remontâmes à cheval, le 17 octobre,
à midi. Au bout de cinq heures de marche,
nous traversâmes l’Oronte sur un vieux pont de
pierre. Le fleuve coule ici entre deux collines
dépouillées d’arbres et très-rapprochées l’une
de l’autre. Au sommet de la colline occidentale
apparaît un petit village appelé Rastan; il oc¬
cupe une partie de l’emplacement de l’antique
Aréthuse, où fut martyrisé Marcus, évêque de
32
SYRIE.
cette ville. Saint Grégoire de Nàziance a décrit
les horribles tourments que le peuple d’Aré-
thuse fit subir au vénérable évêque.
Marcus avait livré à l’incendie et à la destruc¬
tion un temple païen cher au peuple d’Aré-
thuse ; la multitude fit éclater sa colère contre
Marcus; celui-ci songea d’abord à prendre la
fuite pour se dérober au courroux du peuple ;
ce n’était point par lâcheté , mais il se rappelait
ces paroles de l’Évangile : « Quand on vous chas¬
sera d’une ville, allez dans une autre pour y
enseigner la parole de Dieu. » Cette fuite ne fut
pas longue ; Marcus revint à Aréthuse, et se livra
au peuple. L’arrêt de l’évêque fut bientôt pro¬
noncé; l’empereur Julien ne fit rien pour l’ar¬
racher des mains de la populace, quoiqu’il pût
se ressouvenir que Marcus l’avait sauvé, à l’âge
de six ans, de la vengeance de Constance , qui
l’avait condamné à mort ainsi que son frère
Gallus.
L’évêque d’Aréthuse fut traîné sur les places
publiques ; on se le passait de mains en mains,
chacun lui adressait un outrage ou lui faisait su¬
bir une torture. Cette sanglante tragédie devint
comme le passe-temps de la populace aréthu-
sienne. A la fin, on enduisit son corps de miel,
SYRIE.
33
on l’éleva sur un pieux, et le vénérable évêque
resta ainsi exposé à l’affreuse piqûre des guêpes
et des abeilles sous les ardeurs du soleil de midi.
Pas une plainte ne s’échappait de la bouche du
martyr; il gardait sa sérénité au milieu des tour¬
ments. Du haut de l’arbre de douleur où Marcus
était attaché , il contemplait paisiblement les
colères de la foule, et lui pardonnait. Cette calme
résignation des martyrs dans les supplices est un
bien touchant et bien magnifique spectale de ces
premiers temps de l’Église naissante. « Que sont
les maladies les plus cruelles comparées aux
flammes, a dit Sénèque, aux chevalets, aux lames
rougies, à ces plaies faites par un raffinement de
cruauté sur des membres déjà enflammés par des
cruautés précédentes ! Et cependant, au milieu
de ces supplices, un homme a pu ne pas laisser
échapper un soupir; il a pu ne pas supplier :
ce n’est pas assez encore , il a pu sourire et
même de bon cœur ! » Tertullien nous a expli¬
qué cette grandeur sublime des martyrs.,« Quand
l’àme est aux cieux, nous dit ce grand homme,
le corps ne sent plus la pesanteur des.chaînes;
elle emporte avec soi tout l’homme! p
Sept heures de marche conduisent de Rastan
à Homs, cité bâtie au milieu d’une plaine dé-
3
11.
SYRIE.
34
pouillée d’arbres; Homs, l’ancienne Émesse,
est eiifermée dans l’enceinte d’une muraille dont
la circonférence est d’environ trois milles. Homs
tt’occupe pas tout l’espace entouré de murs;
le côté oriental de la cité ne présente que des
décombres. Pokoke a dit que les murs de Homs
avaient été construits par les chrétiens de la pre¬
mière croisade ; è’est une erreur : Homs n’a
jamais appartenu aux croisés. On ighore l’épo-
qne précise de la fondation d’Émesse. Méhémed-
Êdib, auteur du Livre des Prières, rapporte que
Homs ou Hams fut bâtie par Hams, fils deMehr,
de la tribu des Amalécites, et qu’elle en a con¬
servé le nom. Le même auteur ajoute que Homs
est un lieu de bénédiction, et l’une des cités du pa¬
radis. Ce titre aurait mieux convenu à Hamah,
ville bâtie au milieu de jardins délicieux, qu’à
Homs entourée d’une plaine sans fleurs et sans
ombrage. Les musulmans de l’antique Émesse
disent qu’il y a dans la citadelle de cette ville
un exemplaire du Koran écrit de la main même
d’Omar, le célèbre lieutenant du prophète de
la Mecque.- Lorsqu'on ôte le livre saint de l’endroit
où il est placé, chose fort rare d’ailleurs, dit la tra¬
dition, uni pluie aussi abondante que celle du déluge
tombe dans les Verres de Homs. Aussi est-il prouvé et
SYRIE.
35
reconnu de tout le monde que dans le temps de séche¬
resse , on a recours à ce livre : Dieu fait descendre
les eaux du ciel 1 ■
Sous les derniers Césars, Émesse était une ville
très-importante, très-peuplée et bien fortifiée.
Ces hautes tours, qui s’écroulent maintenant,
brillaient de loin sous les rayons du soleil; de
magnifiques palais, des temples, s’élevaient de
toutes parts. Émesse, comme Héliopolis ou Bal-
bek, adorait Baal, le dieu Soleil; il n’est pas
resté pierre sur pierre de ce fameux temple d’É-
messe, dont le faîte, d’après le poète Avanius,
égalait en hauteur les cimes du Liban.
Les anciens habitants d’Émesse étaient célèbres
par leur esprit et par leur beauté. Aujourd’hui
encore, quoique la race ne soit plus la même,
la population de cette ville passe pour une dès
plus belles et des plus spirituelles de la Syrie.
« Les femmes deHoms, dit Méhémed-Édib, res¬
semblent à des anges par leur beauté et par le
charme de leurs manières. » Sur ce dernier point,
un voyageur qui passe ne peut guère juger par lui-
méme, car lesdamesde Homs, avec leur long voile
blanc qui les couvre de la tête aux pieds, ne
1 Mehemed-Édib. livre defr prières.
3G
SYRIE.
montrent pas leur figure. On parle aussi de la
coquetterie et de la corruption des femmes d’É-
messe.
On compte à Homs quinze mille musulmans
et cinq mille chrétiens. Les principaux revenus
des habitants sont les grains, le tabac et le raisin.
On y fabrique des étoffes de soie, les manteaux
syriens en laine rayée qu’on appelle abba. Ainsi
que Hamah, Homs est beaucoup fréquentée par
les bédouins du désert, qui viennent faire leurs
provisions de l’année.
Méhémet-Reschid-pacha, général en chef de
l’armée ottomane en 1832, avait jugé que la ville
de Homs était la seule place de Syrie d’où il
pourrait arrêter l’invasion d’Ibrahin-pacha. Le
fils de Méhémet-Ali parut sous les murs de Homs
au moment où les Turcs l’y attendaient le moins.
C’était la première fois que des troupes dressées
à la manière européenne, les unes à Stamboul,
les autres au Caire, se trouvaient en présence.
L’prmée du vice-roi était moins nombreuse que
cejle du sultan ; mais quelle différence sous le
rapport de la tactique ! L’armée ottomane était
mal disciplinée et n’avait pas un seul officier
instruit; les régiments de l’Egypte auraient pu
être comparés à des régiments de l’Europe, et
SYRIE.
37
plusieurs de leurs chef possédaient une bonne
instruction militaire. Ibrahim n’eut pas de peine
à vaincre une pareille armée. La déroute des Os-
manlis fut complète ; ils laissèrent sur le champ
de bataille deux mille morts, et au pouvoir des
vainqueurs trois mille prisonniers et douze pièces
de canon. La victoire ne coûta aux Egyptiens
que cent deux morts et cen t soixante-deux blessés.
Le lendemain de notre arrivée à Homs était
un jour de foire; les portes de la ville avaient été
ouvertes de meilleure heure que de coutume
pour laisser entrer les habitants des campagnes
qui venaient vendre les productions de leurs
terres. Vers les dix heures du matin, la cité de
Homs était remplie de monde et l’activité était
grande. Au moment où les vendeurs et les ache¬
teurs se livraient paisiblement à leurs affaires,
les portes de la ville furent soigneusement fer¬
mées , et la moitié d'un régiment d’infanterie
vint fondre tout à coup sur le peuple. Le désordre
le plus complet régna alors dans Homs; on aurait
dit une ville prise d’assaut, envahie par un ennemi
furieux. Vieillards, hommes jeunes, chrétiens,
musulmans, tous étaient saisis, garrottés et traî¬
nés dans les rues par des soldats armés de pied en
cap. Les soldats s’emparaient des marchands dans
SYRIE.
38
leurs boutiques, des menuisiers, des bijoutiers,
des armuriers, des selliers, tranquillement livrés
aux travaux de leurs ateliers. Les cris, les gé¬
missements des femmes, des jeunes filles, se fai¬
saient entendre de toutes parts; elles se meur¬
trissaient le sein , se déchiraient le visage,
frappaient les murs des maisons avec leur tête.
Je vis, à côté de notre logement, une belle jeune
femme arabe, assise sur une pierre avec deux
petits enfants; oh lui avait enlevé son mari ; elle
s’arrachait ses longues tresses noires, et disait
en sanglotant : On m’a pris mon maître, mon
ami, le père de mes enfants! c’était lui qui les nour¬
rissait! Que deviendrez-vous, mes pauvres petits
agneaux, maintenant que votre père n’est pim là
pour vous donner du pain? Et la jeune femme
désespérée serrait contre son cœur ses deux
enfants nus.
Ce spectacle déchirant, cette complète déso¬
lation de toute une ville, n’était autre chose que
le recrutement ordonné par le vice-roi d’Égypte.
Quand Méhémet-Ali veut augmenter son armée,
il pirofite de quelque grande fête, de quelque
grande foire, et même, au besoin, il réunit le
peuple pour une cérémonie religieuse, et le fait
cerner par un corps de troupes sur lequel il peut
SYRIE.
39
compter. Les soldats, comme nous venons dé le
voir, fondent sur les hommes assemblés, et les
entraînent avec violence, sans leur donner le
temps de revoir les lieux qui les ont vus naître,
de dire un dernier adieu à leur mère, à leurs
enfants, à leurs épouses ou à leurs sœurs. Tous
les hommes qu’on saisissait à Homs étaient traî¬
nés dans la grande cour d’une caserne; là, on
s’empressait de faire le triage : les vieillards et
les chrétiens étaient renvoyés; mais tous les
musulmans en état de porter les armes étaient
garrottés et emmenés en Égypte par un détache¬
ment de soldats, comme des galériens en France.
Tous ces pauvres jeunesgens, vous le savez, n’ont
pas l’espoir de retourner jamais àleur terrenatale;
car ils sont soldats àvie. Cette violation dessaintes
lois de la famille et des lois éternelles de la jus¬
tice est la cause en Syrie d’une grande misère et
d’une grapde corruption. Les terres, privées des
bras qui les cultivaient, sont en friche, et ne
produisent plus rien ; les jeunes femmes d’Aq-
tioche, de Damas, de Beyrout, de Haraah, de
Homs, d’Alep, à qui on a pris leurs maris, sè
4évouent à l’infamie pour un peu d’argent; elles
achètent, au prix de leur honneur, le pain de
leurs jours, le pain de leur famille ! Horrible
40
SYRIE.
effet du despotisme égyptien qui pèse sur la
malheureuse Syrie 1 !
1 Cette atrocité, qui enlève à jamais les jeunes gens à leurs
foyers en les enrôlant pour toujours dans l'armée, existait aussi
dans les États du Grand Seigneur avant la promulgation du hatti-
shériff. Dans les nouvelles institutions d’Abdoul-Medjid, on n’a
point oublié de limiter la durée du service, et c’est là un véritable
progrès dont les amis de l’humanité doivent se réjouir; cette loi du
3 novembre 1839 n’a pas été mise à exécution dans les pays sou¬
mis au vice-roi d’Égypte. Tout en faisant de magnifiques protes¬
tations de son inviolable attachement et de son éternelle fidélité
à son gracieux et très-noble houmagoun (souverain) le sultan de
Stamboul, Méhémet-Ali ne tient aucun compte des ordres de la
Sublime Porte. Le halti-schériff de Ghulkhané fut signifié au vice-
roi ; il le reçut avec les marques du plus profond respect, mais le
pacha victorieux n’eut garde de mettre à exécution les nouvelles lois
qui détruisaient son vaste monopole, source unique de sa force et de
ses richesses. Quand la félonie eut conduit dans le port d’Alexan¬
drie la flotte ottomane, que le vice-roi garde toujours, le vassal
écrivait à Abdoul-Medjid « qu'il était le plus humble , le plus
fidèle et le plus zélé de tous ses sujets.
Voici l’article du hatti-schériff concernant la conscription dans
l’empire ottoman :
« Bien que, comme nous l’avons dit, la défense du pays soit une
chose importante, et que ce soit un devoir pour tous les habitants
de fournir des soldats à cette fin, il est devenu nécessaire d’établir
des lois pour régler les contingents que devra fournir chaque loca¬
lité, selon la nécessité du moment, et pour réduire à quatre ou cinq
ans le temps du service militaire; car c'est à la fois une chose in¬
juste et porter un coup iportel à l’agriculture et à l'industrie, que
de prendre, sans égard à la population respective des lieux, dans
l’un plus, dans l’autre moins d’hommes qu’ils n’en peuvent four¬
nir; de même que c’est réduire les soldats au désespoir et contri¬
buer à la dépopulation du pays, que de les retenir toute leur vie
au service.
SYRIE.
U
Le but principal de mon voyage en Orient est
de visiter des pays que ni M. Michaud, ni vous
n’avez pu voir; c’est ce que j’ai déjà fait pour
l’Asie Mineure et la Mésopotamie. Vous avez
décrit dans la Correspondance d’Orient les régions
méridionales et occidentales de la Syrie, et je
n’aurai rien à vous apprendre sur ces contrées.
Une vue des pays de Tel-Bâcher, d’Aïntab ,
d’Alep, de Marrah, de Hamah et de Homs,
manquait à votre travail; je viens de faire tous
mes efforts pour remplir cette lacune. Mais il est
surtout une excursion que vous n’avez point
faite et que vous avez tant regrettée; cette ex¬
cursion si périlleuse, si pénible, est celle de Pal-
myre. Je veux aller à ces grandes ruines du dé¬
sert.
Depuis la conquête de la Syrie par Ibrahim-
pacha , il y a dans ce pays une cavalerie irrégu¬
lière formée de bédouins de la Libye et de la
haute Égypte. Cette cavalerie se composede trois
mille hommes ; elle est destinée à la surveillance
des routes, au recrutement des conscrits; en
temps de guerre, c’est elle qui va en avant de
l’armée régulière pour éclairer sa marche. Chaque
cavalier reçoit par mois une paye de cent piastres
(25 fr. ), mais il est tenu de se fournir son che-
42
SYRIE.
val, ses vêtements et ses armes. Le général en
chef actuel de cette cavalerie se nomme Madjoun-
Bey; il nous donna à Alep une lettre pour le gou¬
verneur de Homs dans laquelle il lui disait de
mettre à notre disposition douze de ses cava¬
liers. L’escorte nous a été accordée; elle sera
commandée par un Turc appelé Hassan-Aga, qui,
dans l’armée irrégulière, ale grade de lieutenant.
Hassan-Aga s’est engagé, sur sa tête , à nous ac¬
compagner dans le désert jusqu’à ce que nous
trouvions la tribu d’Abech-Dah, gouvernée par
sheik Mahmoud, un des chefs les plus puissants
des bédouins. Hassan-Aga est porteur d’un billet
de Madjoun-Bey. Hans ce billet, le général de la
cavalerie irrégulière prie son ami, le noble
scheikMahmoud, de nous donner quinze hommes
de sa tribu pour nous conduire à Palmyre et
nous ramener ensuite à Homs. Lorsque Hassan-
Aga aura obtenu du scheik de la tribu d’Abech-
Dah l’engagement formel de répondre de nous
sur sa tête, il nous quittera, et reprendra, avec
ses cavaliers, le chemin de l’antique Émesse.
Nous avons loué trois chevaux pour les douze ou
quinze jours que durera notre voyage. Nous
avons un moucre (muletier) appelé Abdalah; il
cheminera à pied, mais Ibrahim, notre inter-
SYRIE.
43
prête, lui a promis de lui prêter quelquefois sa
monture. Nous emportons des provisions pour
aller jusqu’à Palmyre ; on nous dit que là nous
trouverons du pain, des moutons et de l’eau.
Voilà quels sont nos arrangements. Ce voyage
m’enchante d’avance. Mon imagination me trans¬
porte déjà dans le grand désert des bédouins et
au milieu des ruines de Palmyre.
U
l’ALMYRE
LETTRE XXYI.
Départ pour Palmyre.— Physionomie du désert. — Sépultures des bédouins.
— Deux patres arabes. — Arrivée â la tribu d’Abech-Dah.— Aspect du camp
bédouin. — Difficulté que nous avons pour obtenir du cheik une escorte.
— Souper sous la tente. — Histoire racontée par un bédouin. — Le cheik
nous donne une escorte. — Chevaux arabes.—Ruse des bédouins pour avoir
des piastres.—Opinion des bédouins sur le gouvernement de Méhémet-
Ali.—Sagacité des bédouins pour reconnaître les traces des pas des hommes
et des animaux, par l'empreinte sur le sable.— Arrivée dans la tribu du
cheik Pharah. — Réunion des bédouins sous la tente. — Entretien avec le
cheik sur l’existence de Dieu.
A MON FRÈRE.
Palmyre , octobre 1837.
Un de mes plus grands désirs de voyageur en
Orient était de contempler ces vastes ruines de
Palmyre. J’ai pu remplir la tâche que je m’étais
imposée, mais que d’ennuis, que de peines, que
d’efforts pour arriver jusque-là ! Vous verrez dans
le récit de ma course au désert toutes les vexa¬
tions que les bédouins nous ont fait essuyer.
PALM Y RE.
45
Plus j’avançais vers le but de cette grande ex¬
cursion, plus les difficultés et les craintes se
multipliaient sur mes pas, et Palmyre semblait se
dérober à l’ardeur de mes vœux. Enfin, Tadmor
s’est montrée à moi, assise dans son désert, et
ma joie a été grande; mais, avant de vous parler
de ces grandes ruines , suivez-moi dans mon iti¬
néraire de Homs à la cité de: Zénobie.
Nous partîmes de Homs le 20 octobre, à neuf
heures du matin, avec nos dix cavaliers com¬
mandés par Hassan-Aga. Nous nous dirigeâmes
vers le sud-est. Au bout d’une heure de marche,
nous laissâmes à droite un petit village appelé
Zeïdel; une heure plus loin, un autre bourg du
nom de Soukaraah ; puis nous ne vîmes plus que
le désert, qui, dans son immensité, nous offrait,
comme Dieu, l’image de l’infini. Ce désert de
Syrie a quelque chose d’effrayant, quelque chose
qui accable l’esprit, le jette dans une tristesse
profonde. Figurez-vous sous un ciel ardent, des
plaines immenses, sans maisons, sans arbres,
sans ruisseaux, des horizons à perte de vue. Le
sol stérile et dépouillé ne présente que de rares
herbes épineuses qui semblent croître à regret.
Dés troupeaux de gazelles,' des sauterêlles, des
belettes, des rats, des sangliers, un bédouin qui
46
PALMYRE.
passe, sur aa jument, en soulevant des tourbillons
de poussière, c’est tout ce qui trouble parfois
le profond silence de ces vastes solitudes. Les
Arabes ont donné à ce grand désert le nom de
Bahaar (là Mer) ; il y a dans cette dénomination
arabe une poétique image dont chacun peut sai¬
sir la vérité. Rien en effet ne ressemble à la mer
comme cette vaste et uniforme étendue * qui n’a
de bornes que l’horizon au milieu du désert;
comme au milieu des solitudes de la mer,
l’homme n’a pour toute ressource que ce qu’il
emporte avec lui.
Nous marchâmes toute la journée du 20 oc¬
tobre sans rencontrer aucune figure humaine. Nos
cavaliers allaient les uns après les autres à la dé¬
couverte ; ils se plaçaient sur des monticules pour
chercher des tentes, mais ils n’apercevaient que
la plaine morne et silencieuse. Quand la nuit eut
enveloppé le désert de ses ombres, nous dres¬
sâmes notre tente au pied d’un mont de sable, et
nous prîmes notre repas avec les provisions que
nous avions apportées de Homs. Le 21, à la
pointe du jour, notre tente était pliée et nous
nous acheminions vers l'orient. J’avais admiré
le beau spectacle du lever du soleil en pleine mer,
mais le spectacle du lever du soleil en plein dé-
PALMYRE.
4-7
sert m’a semblé plus majestueux, plus sublime.
Je n’espère pas vous retracer la magnificence de
ce spectacle ; on crie d’admiration à cet aspect, et
c’est refroidir son impression que de chercher à
décrire un tel tableau. Vous montrerai-je, au
point de l’horizon où le soleil va se lever, ces
innombrables petits nuages traversés par des
rayons lumineux semblables à de longues fléchés?
Peu à peu les rayons deviennent plus ardents,
les bords du ciel resplendissent, des gerbes dé
feu montent dans l’espace, et l’extrémité orientale
du désert s’illumine; tout à coup, le large
disque du soleil semble sortir du sein des sables
et apparaît à l’horizon comme le cratère d’un vol¬
can ; le désert parait tout de feu : on dirait qu’un
immense incendie enveloppe la terre et le ciel.
Puis toutes ces splendeurs lentement s’effacent, et
le soleil recommence sa course.
Nous avancions toujours du côté de l’est. En
cheminant dans ce désert, oùj’apercevaisde temps
à autres des t races de camps de bédouins, mes yeux
cherchaient des sépultures du peuple nomade;
mais rien qui pût ressembler à un tombeau ne sé
montrait à nous. « Où donc les bédouins en¬
terrent-ils leurs morts? » dis-je à Hassan-Aga, qui
marchait à côté de moi. a L’Arabe, me répon-
PALMYRE.
48
dit Hassan, ne s'inquiète pas plus de savoir le
lieu où il dormira son dernier sommeil, qu’il ne
s’inquiète de savoir le lieu où il dressera sa tente;
il ensevelit ses morts partout où il se trouve, et,
si, dans ces campements divers, il revenait à la
place où il a déposé les restes d’un père, d’un
frère ou d’une épouse, il ne trouverait plus rien;
car un jour un vent impétueux se lève, creuse
la terre, et, avec la poussière du désert, il em¬
porte et disperse la poussière des ossements hu¬
mains. — Un incrédule qui entendrait les pa¬
roles que tu viens de prononcer, dis-je à Has¬
san , rirait si tu lui parlais ensuite de la future
résurrection des morts; il te demanderait com¬
ment chaque corps pourra être ranimé et redeve¬
nir ce qu’il fut avant le trépas, après que, réduit
en poussière, il aura été ainsi mêlé, confondu
avec le sable , et qu’il aura été dispersé par les
vents en cent lieux divers. — L’incrédule
qui ne se comprend pas lui-même, répon¬
dit Hassan-Aga, voudrait-il comprendre les
mystères de la Providence? Le Prophète a dit :
Dieu qui a tiré leq mondes du chaos, Dieu qui a tout
créé, manquerait-il de puissance pour faire revivre
les morts? »
On peut donc faire cette remarque, qu’il
PALMYRE.
49
n’y a pas de tombeaux chez les bédouins ;
ils n’ont jamais connu le charme mélancolique
qu’on éprouve sur le sépulcre d’un père ou d’un
ami ; ils n’ont jamais prêté l’oreille au doux et
plaintif murmure d’une ombre; ils n’ont jamais
médité, aimé, espéré autour d’un funèbre monu¬
ment. L’Arabe du désert qui n’a pas connu la paix
d’une demeure fixe pendant sa vie, ne connaît
pas la paix de la tombe après sa mort; sa froide
dépouille devient errante comme le fut sa propre
Vie. Il est dans la destinée du bédouin de ne rien
laisser de lui en ce monde. Le bédouin se pose
sur la terre comme les oiseaux du ciel, mais ne
s’y attache pas; après son trépas, le vent mêle
ses cendres au sable qui tourbillonne, et vous ne
pourriez pas plus trouver son sépulcre que celui
du milan , du vautour ou de l’épervier.
Vers les dix heures du matin, nous vîmes un
troupeau de brebis et de chèvres gardé par deux
jeunes pâtres, armés d’une massue et d’une lance.
Ils étaient assis devant un feu de broussailles.
Nos cavaliers leur demandèrent du pain. « Sous
ce brasier, répondirent-ils, un pain se prépare;
attendez qu’il soit cuit, et vous le mangerez. »
L’un des deux pâtres écarta bientôt la braise avec
un bâton, et un large pain nous apparut : c’était
4
II.
50
PALMYIIE.
le pain cuit sous la cendre, comme au temps
d’Abraham. Quand les bédouins sont en voyage,
ils emportent un sac de cuir rempli de farine de
froment, une outre pleine d’eau, et un vase de
bois pour pétrir la farine. Ce pain est sans levain;
il n’est mangeable que tout frais et tout chaud;
aussi les Arabes ne le préparent-ils qu’à l’instant
où ils vont prendre leur repas. Voilà comment
les bédouins font le pain lorsqu’ils sont en
course. Sous la tente, ils étendent la pâte sur un
plateau d’étain, qu’on laisse sur le feu jusqu’à
ce qu’il soit très-échauffé. Ce pain-là est mince
et très-bon. Les pâtres nous indiquèrent le lieu
où était campée la tribu du cheik Mahmoud.
Nous cheminâmes vers le nord-est jusqu’au cou¬
cher du soleil, et nous aperçûmes enfin les tente»
que nous cherchions depuis deux jours.
La physionomie d’un camp arabe est curieuse
à étudier. Nous arrivâmes au milieu des tentes
du cheik Mahmoud à cette heure du soir où
toute la tribu est en mouvement : pendant
que le soleil se promène dans les cieux, tout; est
calme et inanimé dans un camp bédouin. Durant
la journée, les troupeaux de chameaux, de mou¬
tons, de chèvres, paissent l’herbe dans les lieux
environnants ; toutes les tentes apparaissent alors
PALMYRE.
51
immobiles ; personne hors des demeures -, les
femmes filent la toile, les hommes dorment
ou fument : on ne dirait pas que sous ces
tentes habitent de nombreuses familles. Mais
au coucher du soleil, l’activité commence 5
tout le monde sort des tentes ; vous enten¬
dez les cris des hommes, des femmes , des
enfants, appelant les chameaux, qui répondent
par de longs beuglements aux voix sonores des
bergers. Les chevaux hennissent, les chèvres,
les moutons bêlent, et les chiens aboient derrière
les tentes. Partout des feux s’allument, et au-des¬
sus de chaque tente s’élève une légère colonne
de fumée, semblable à la fumée des toits des
villages, aux approches de la nuit : ViUarum
culmina fumant, comme dit le chantre des Buco¬
liques.
Les tentes de la tribu d’Abech-Dah étaient au
nombre de cent cinquante ; elles étaient dressées
en cercle, et occupaient un espace d’environ
deux milles. Des chevaux sellés et bridés, des
lances plantées à terre, apparaissaient à la porte
de chaque demeure, comme pour la garder. La
tente du scheik, la plus grande de toutes, se
voyait au-devant des autres, vers l’occident ; elle
est toujours placée de ce oôté-lii : les Arabes do
52
PALMYRE.
Syrie attendent de l’occident leurs ennemis aussi
bien que leurs hôtes. S’opposer à ceux-ci et ac¬
cueillir ceux-là, c’est la principale affaire du
cheik. Comme l’usage du voyageur est de s’ar¬
rêter à la première tente qui se présente à lui
dans le camp, le cheik doit se trouver du côté
par où il arrive le plus d’étrangers.
Nous mîmes pied à terre devant la tente du chef
de la tribu. 11 n’y était pas ; il était à Damas, et ne
devait revenir que dans une quinzaine de jours.
Son frère, appelé Mézied, le remplaçait en son ab¬
sence dans ses fonctions de cheik. Mézied avait
environ quarante ans; il était maigre, de moyenne
taille, les traits de son visage étaient pleins d’ex¬
pression ; il vint au-devant de nous : <c Sélam-
Aleik (que la paix soit sur vous!), nous dit-il.
Entrez sous ma tente , vous en êtes les maîtres. »
Nous entrâmes dans la demeure du cheik. Un
Arabe prépara tout de suite le café, et bientôt
la liqueur parfumée nous fut offerte. Chacun de
nous avait un chibouk, chose indispensable
dans le désert; mais le cheik nous présenta le
sien, et fuma à son tour avec le nôtre. Dés ce
moment, nous devînmes les hôtes sacrés de
Mézied. L’Arabe qui a pris le café et fumé la
pipe, ou mangé le pain et le sel avec un étranger,
PALMYRE. 53
sous sa tente, le protège et le défend dans
l’occasion, au péril de sa vie.
Après les cérémonies d’usage, Mézied nous
dit : « D’où venez-vous? où allez-vous? » Hassan-
Aga donna alors au cheik le billet de Madjoun-
bey. Mézied ne sachant pas lire, un marchand de
Homs, qui était venu vendre des étoffes dans la
tribu, le lut à haute voix. Après la lecture, le
cheik prit le billet’, le porta à ses lèvres et sur
sa tête, en signe de respect, puis il parla en ces
termes :
« Ce n’est pas la première fois que j’en¬
tends prononcer le nom de Madjoun-bey ; je sais
qu’il est bon musulman, vaillant guerrier, et je
respecte tout ce qui vient de lui ; mais, malgré
ma bonne volonté, je ne puis aujourd’hui faire
ce qu’il demande : il m’est impossible de faire
conduire ces deux étrangers à Tadmor (Palmyre),
parce que ma tribu est en guerre avec une autre
tribu, qui nous a pris, il y a trois jours seule¬
ment , trois cents chameaux et vingt chevaux,
les plus beaux que nous eussions. On s’expo¬
serait à une mort certaine en allant mainte¬
nant à Tadmor. La vie de l’homme est courte ici-
bas , et ce serait folie que de l’abréger encore par
une mort qui ne donnerait point de gloire. D’ici
PALMYRE.
54
à une quinzaine de jours, nos ennemis auront
changé de place, et nous pourrons alors, si
Dieu le veut, aller à Tadmor. Dernièrement une
famille anglaise voulut aller visiter les grandes
ruines; un cheik lui donna trente hommes des¬
corte , et répondit d’elle sur sa tête. Une troupe
de bédouins tomba sur les Anglais et sur leur
escorte, comme un nuage chargé de grêles tombe
sur un troupeau effrayé. La famille anglaise
fut complètement dépouillée, et le cheik, qui
avait répondu d’elle, se vit obligé de lui rem¬
bourser l’équivalent delà somme qu’on lui avait
volée 1 . Grâces en soient rendues à Allah! j’ai
plus de prudence que ce cheik, et je ne ferai rien.
—Le désert est vaste, dis-je à Mézied; il y a des
milliers de chemins pour nous conduire à Tad¬
mor , sans que l’escorte que tu nous donneras ait
besoin de passer par où sont tes ennemis. »
Hassan-Aga fit remarquera Mézied queMadjoun-
bey verrait avec peine sa demande si mal accueillie
parle frère de son ami, le noble cheik Mahmoud.
« Voici notre repas du soir, » dit le cheik en
voyant entrer sous la tente un bédouin portant
un plateau d’étain sur lequel était une gazelle
t J’ai yu à Athènes, au mois de novembre 1836, la famille an¬
glaisé qui fut volée par les bédouins dans le désert de Palmyre.
PALMYRE. 55
rôtie. « Mangeons maintenant , et nous son¬
gerons ensuite au voyage aux ruines. »
Nos onze cavaliers, Mézied, son fils Akmed,
jeune homme de dix-huit ans, mon compa¬
gnon de voyage, l’interprète Ibrahim, Abdallah
notre muletier et moi, nous nous assîmes à la
manière orientale, sur des tapis grossiers, au¬
tour du large plateau d’étain, et la gazelle fut
dévorée en moins d’un quart d’heure. Nous n’a¬
vions ni couteau ni fourchette; chacun se ser¬
vait de sa main droite pour dépecer l’animal
rôti ; la chair de la gazelle est grisâtre, son goût
eèt à peu près celui du lièvre. On nous apporta
ensuite un second plat ; c’était une grande ga¬
melle de bois remplie de bourgoul, nourriture
habituelle des bédouins. Ils ne mangent de là
viande que dans les grandes circonstances de
leur vie, ou lorsqu’ils veulent fêter des étrangers.
Le bourgoul est du froment broyé ; on le fait
bouillir avec de la pâte de farine fermehtée, et
puis on le fait sécher au soleil : ainsi préparé ,
il se conserve pendant un an. On lè’ fait cuire
comme le pilau, avec du beurre de chameau;
son goût me parut détestable, et la manière de
manger de nos convives n était pas faite jjôùt
exciter notre appétit : nos Arabes plongeaient
56
PALMYRE.
leur main droite dans la gamelle, ils pressaient la
pâte de bourgoul, et après avoir fait des boulettes
de la grosseur d’un œuf de poule, ils l’avalaient.
Le repas fini, chacun se leva et alla essuyer sa
main droite à un morceau de toile noire suspen¬
du à un des coins extérieurs de la tente. Cette
espèce d’essuie-main se nomme roffé. Aucun
homme de bonne réputation ne voudrait s’as¬
seoir au-dessous de ce morceau de toile, et c’est
là l’origine de cette expression proverbiale, Ta
place est au roffé , pour désigner quelqu’un d’un
caractère méprisable.
Après le repas, les Arabes s’assirent sous la
tente, autour d’un grand feu. La veillée fut lon¬
gue. On raconta plusieurs histoires, mais de tous
ces récits du désert, un seul me parut digne
d’être remarqué. Le personnage d’Antar, cet
Achille du désert, comme vous l’avez appelé,
est devenu populaire chez les bédouins. Dans sa
conversation l’Arabe a coutume de dire, selon
la nature du sujet qui l’occupe : J’imiterai Antar t
ou bien : Je n’imitetaipas Antar. L’histoire que je
vais vous rapporter est tirée de l’épopée de l’A¬
rabie; elle nous fut racontée par un bédouin de
la tribu de Mézied.
« Antar l’Africain (que ce nom vive à jamais !)
PALMYRE.
57
était vaillant guerrier, mais il n’était pas riche ;
il aimait Ibla, la noble fille de Malik. Il ne
pouvait obtenir sa main qu’en donnant à son
père cent chameaux de l’Irak-Arabi (la Mésopo¬
tamie) ; ces chameaux appartenaient à Manzor,
fils de Masseme, roi des Arabes et lieutenant de
Neuhirvan, sultan de Perse. Or ceci était un
piège qu’on tendait à Antar; on voulait se dé¬
barrasser de lui, et on croyait qu’il trouverait la
mort en allant prendre des chameaux apparte¬
nant à un homme qui avait sous ses ordres d’in¬
nombrables armées. Antar, emporté par son
courage et par son amour, partit. Ses amis avaient
toulu le retenir, mais il ne les écouta pas : le
père d’Ibla lui avait demandé des chameaux;
Antar les lui avait promis : <c Ne dis jamais non
après avoir dit oui, chantait Antar ; ou couvre
ton front du bandeau de la honte et du repen¬
tir : le mot non, après le mot oui, est aussi
làîhe que méprisable. Quand tu veux avoir un
ani, choisis un homme noble, franc, sincère et
libéral ; lorsqu’il dira non, dis non : quand tu
amas dit oui, qu’il dise oui : que ton glaive soit
à (feux tranchants, mais jamais ta langue ! »
: Antar partit avec son frère Chibuod; ils ar-
rivirent dans l’Irak-Arabi, et, soit par ruse, soit
PALMYRfe.
$8
par force, ils enlevèrent un grand nombre de
chameaux. Ils se mirent en marche vers leur
tribu avec ce riche butin. Mais, comme le soleil
commençait à lancer ses rayons les plus brû¬
lants , il s’éleva derrière eux un tourbillon de
poussière qui, en s’avançant rapidement, laissa
voir douze cents guerriers, appelés Chiboniens,
couverts d’armes brillantes et brandissant les
uns de longues lances , les autres des épées étin¬
celantes. Cette troupe avait été envoyée par
Manzor à la poursuite d’Antar et de son frère.
Antar fit des prodiges de valeur en combattant
avec les Chiboniens ; mais quel guerrier, quel
démon pourrait tenir tête à douze cents hommes
armés ? Chibuod n’avait pas su ce qu’était de¬
venu son frère, et, le croyant mort, il songea à
se sauver lui-même.
» Chibuod arriva auprès d’une caverne, devant
la porte de laquelle un jeune berger attisait an
feu pétillant où se préparait son modeste souper :
« Jeune homme, viens à mon secours, lui cria
Chibuod, je me mets soufc ta protection; un
danger me menace. Mes ennemis viennent de
tuer mon frère, et ils veulent aussi rougir <ette
terre de mon sang.
» —Oui, par ton père! je te sauverai, répondtlé
PÀLMYKE.
pâtre, et l’on m’arrachera la vie avant d’atten-
tèr à la tienne. Entre dans ma caverne, et ne
crains aucune trahisonde ma part : je ne suis qu’un
pauvre pâtre, mais je suis Arabe; je descends d’is-
maël, fils d’Abraham, père des croyants! »
» Ghibuod entra dans la caverne du pàtrè bé-
douin. A peine y était-il, que les cavaliers qui le
poursuivaient avec la rapidité de l’aigle, arrivè¬
rent : « Misérable bâtard, dirent-ils au berger,
nous avons vu se cacher dans ta caverne un démon
que nous poursuivons Vainement depuis ce
matin; il nous a lassés. Livre-le-nous, afin
que nous le hachions en morceaux. Que Dieu
maudisse celui qui lui a donné le jour, et les
muscles des jambes de son coursier !
»—O Arabes ! réponditleberger,accordez-moi
sa vie, je vous en conjure : ne rejetez pas maprière,
je lui ait offert l’hospitalité, il est sous ma sauve¬
garde.
» — Ta sauvegarde ne lui servira de rien,
reprirent-ils; il faut nous le livrer ou te prépa¬
rer toi-même à mourir, car son frère a tué au
moins cent de nos camarades.
» — Vous avez puni son frère-, c’est bien !
mais mon protégé n’est que malheureux ; je n’ai
pas vu une goutte de sang 6ür ses mains.
60
PALMYKE.
» Le pâtre vit qu’il défendait Ghibuod vaine¬
ment et qu’ils allaient être tous les deux mas¬
sacrés. « Nobles Arabes, dit le berger aux cava¬
liers , vous savez ce que c’est qu’un serment
pour un fils d’Ismaël ; je ne puis vous livrer
celui que j’ai accueilli dans ma demeure ; mais
éloignez-vous de soixante pas de ma caverne,
et, sans en chasser le fuyard, je l’engagerai à
sortir; quand il ne touchera plus mon sable
hospitalier, vous pourrez en faire ce que vous
voudrez sans que son sang retombe sur ma tête.»
» Les cavaliers consentirent à cela et se retirè¬
rent à soixante pas. Le pâtre entra alors dans
la caverne et dit à Chibuod :
« Tu as entendu ma conversation avec tes enne¬
mis, je ne puis te sauver qu’aux dépens de ma vie;
mais je t’ai juré fidélité et je tiendrai parole. Lie-
moi les pieds et les mains, mets-moi ce mouchoir
sur la bouche, et descends-moi dans cette grotte
que j’ai creusée; elle est couverte d’une trappe que
tu refermeras sur moi. Après avoir fait cela, tu
laisseras là tes armes, tu prendras mes vêtements,
ma besace pleine de provisions, mon bâton, et
tu sortiras de ma caverne en chassant mes brebis
devant toi. Quand tu seras à une vingtaine de
pas de tes ennemis, tu leur crieras : <c J’ai vaine-
PALMYRE.
61
ment voulu faire sortir ce malheureux de ma
demeure, il s’obstine à y rester malgré moi, je
vous le livre. » A ces paroles, ils viendront dans
la caverne , et, pendant qu’ils chercheront, tu
couperas promptement les sangles de tous leurs
chevaux, tu monteras sur le plus beau , et tu
fuiras. Obéis, ne perds pas un instant ! »
» Chibuod ne se rendit qu’avec peine aux
instances du jeune homme ; mais enfin, après
l’avoir comblé de bénédictions, il fit tout ce qu’il
lui avait dit de faire, et partit sur le plus beau
des coursiers de ses ennemis avec la rapidité de
la peur. Les Chiboniens entrèrent dans la caverne
et y cherchèrent longtemps. Le berger gardait
le silence pour laisser à Chibuod plus de temps
pour s’éloigner. Enfin il se mit à pousser de grands
cris, appela à son secours en indiquant la trappe
qui le séparait de la lumière. Les cavaliers aidè¬
rent le pâtre à remonter. « Ce maudit Africain,
dit le pâtre, avait entendu notre conversation, et,
me tenant le poignard sur la gorge, m’a forcé à
me taire, et m’a jeté dans cette grotte, où sans
vous je serais mort. » Les Chiboniens crurent au
généreux mensonge du berger, ils le délièrent
et coururent à leurs chevaux ; mais,, trouvant
toutes les sangles coupées, ils renoncèrent à
62
PALMYRB.
l’espoir d’atteindre Chibuod. Ils prirent leurs
chevaux par la bride, et marchèrent toute la nuit
et tout le jour, honteux d’avoir été joués par un
seul homme. Chibuod put retrouver son frère
Antar, qu’il avait cru mort dans la mêlée. »
Je reviens aux arrangements de notre voyage.
Le 22 octobre au matin, Mézied céda enfin à
nos instances; il nous donna une escorte. Le
cheik, comme je l’ai déjà dit, ne savait pas lire;
le marchand de Homs traça sur un morceau de
papier les paroles suivantes, sous la diotée de
Mézied :
« Au nom de Dieu puissant et juste, moi,
» Mézied, fils de Sélim , frère du noble cheik
» Mahmoud, je déclare avoir reçu sous ma tente
» MM. A. B. et B. Poujoulat, voyageurs français,
«conduits dans mon camp par Hassan-Aga,
» officier de la cavalerie irrégulière de Syrie. Je
» m’engage à faire accompagner les deux Fran-
» çais à Tadmor et à Homs, par sept hommes de
» ma tribu. Je prends MM. A. B. et B. Poujoulat
» sous ma protection; les sept bédouins, parmi
» lesquels il y aura mon fils Akmed, les défen-
» dront contre tous ceux qui oseraient les atta-
» quer. Nos ennemis (que Dieu maudisse !) auront
» la vie des Arabes, mes frères, avant d’avoir
PALMYRE.
Ô3
$ celte de mes deux hôtes du pays des Francs.
p Louanges à Allah ! Paix et prières sur Mo-
>) hammed, son prophète. »
Le marchand lut ces paroles à haute voix en
présence des cavaliers ; ensuite Mézied apposa
spn cachet au bas du papier; nous fîmes nous-
mêmes , par écrit, une déclaration où nous
attestions que Hassan-Aga nous avait remis sains
et saufs entrelesmains deMézied, frère du çheik
Mahmoud. Quatre cent cinquante piastres ( 125 f.)
fut la somme convenue entre nous pour être
distribuée aux bédouins qui devaient nous accom¬
pagner; nous leur donnâmes deux cent cinquante
piastres avant de nous mettre en route, avec la
promesse de leur donner te restant de la somme
à, la fin du voyage : Uassan-Aga et ses cavaliers
reçurent aussi leur bakchis et reprirent 1e che¬
min deHoms. Tous ces détails sont utiles à men¬
tionner lorsqu’il s’agit d’une excursion à Pal-
myre avec les bédouins.
Nos sept hommes d’escorte étaient armés de
fusils à mèche, de sekin ou coutelas recourbés
suspendus à la ceinture, et de lances surmontées
de plumes noires d’autruche, emhlème de la
mort. Ils étaient montés sur des chevaux de
toute beauté; des colliers faits avec des dents de
64
PALMYRB.
sanglier, des talismans contre le mauvais œil, des
petites bourses de cuir renfermant un papier où est
écrite la génération des chevaux, se montraient
autour du cou des coursiers. On sait l’amour des
Arabes pour leurs chevaux; ils les aiment plus que
leurs femmes ; ils connaissent mieux la généalogie
de leurs coursiers que celle de leurs propres ancê¬
tres. La naissance d’un noble poulain est un
plus grand sujet de joie et de félicitation que la
naissance d’une fille de la tribu. L’Arabe ne frappe
jamais son coursier; il ne se sert ni de l’éperon
ni du fouet pour lui donner le signal du départ ;
il n’a qu’à faire un mouvement avec son corps,
et le cheval s’élance avec la légèreté du vent.
Quelques-uns des chevaux de notre escorte
avaient des selles à la turque, d’autres des
méiiaa ou peau de mouton rembourrée; ils
n’avaient ni brides ni étriers; les bédouins les
dirigeaient avec une corde. Ces chevaux sont
petits comme la plupart des chevaux arabes, mais
ils sont tous parfaitement faits. Parmi les sept
coursiers de nos bédouins, il n’y avait qu’un
seul étalon; le reste était des juments. L’Arabe
préfère la jument à l’étalon, parce qu’elle ne
hennit point (chose inappréciable dans les expé¬
ditions nocturnes), parce qu’elle est plus douce,
PALM Y RE.
65
et qu’elle peut, au besoin, donner du lait pour
apaiser la soif et la faim de son maître. Les éta¬
lons , qu’on ne réserve pas pour multiplier les
races, sont vendus dans les villes de Syrie.
Akmed,filsdeMézied, montaitle seul étalon de
notre caravane; ce cheval était admirable; son œil
sauvage lançait des éclairs; son poil était brillant
et noir comme l’ébène; sa crinière était superbe;
il avait trois pieds blancs et une petite marque
blanche sur le front. Je n’avais jamais vu un aussi
bel animal ; c’était bien là ce coursier d’Arabie
dont l’Écriture a tracé le portrait. « Le hennisse¬
ment de ses naseaux est terrible. II. creuse du
pied la terre, il s’égaie en sa force; il vole au-
devant des guerriers; il se rit de la peur, il ne la
connaît pas ! il ne se détourne point de l’épée, il
affronte les flèches qui sifflent et le fer étincelant
des dards et l’éclair des javelots. Il écume, il fré¬
mit, il dévore l’espace, il tressaille d’aise au
bruit du clairon. Il flaire de loin la bataille, la
voix tonnante des chefs et les cris de victoire; au
son éclatant de la trompette, il dit : Allons ! 1 »
Au bout de quatre heures de marche, depuis
le camp de Mézied, nous vîmes venir vers nous,
ventre à terre, six cavaliers. « Vôici nos enne-
* Job, ch. 39.
ii.
5
PALMYUE.
!>6
nis, nous dit notre escorte, ne bougez pas de
cette place, nous vous retrouverons là; nous
dlons combattre ! » Et ils partirent comme l’é¬
clair en jetant leur cri de guerre. En uh moment
nOs bédoüins eurent disparu, et nos regardé ne
découvrirent pliis que la vafcte et muette soli¬
tude. Nous avions, M. B. et moi, nos pistolets
en mains, bien décidés à les décharger sur le
premier bandit qui viendrait nous attaquer.
Notre drogman Ibrahim et notre Maure, restés
seuls avec nous, pleuraient à chaudes larmes, et
nous reprochaient déjà leur mort. Penhè mi
sieum venuti in questo hohibile deserto ! me diBait
Ibrahim en sanglotant ; io lo diveva asstiiquesti
bedouini sono J piu qran birbantidd mondo ; mi UUIÏ
ammazzaranno! (Pourquoi sommes-nous venus
dans cet horrible désert ! Je le disais souvent :
ces bédouins sont les plus grands brigands dü
monde ; il nous assassineront tous !) Après une
heure d’attente, un de nos bédouins arriva au lieu
où nous étions ; il nous annoUça qu’un des siens
avait été fait prisonnier, que son cheval avait été
pris, et qu’Akmed, fils de Mézied, avait reçu un
coup de lance au côté gauchie.
« Mais n’irons-nous donc pas à Tadùmï
dis-je à l’Arabe.
PALHYKE.
tt 7
—Itfézied vous l’a juré, répondit-il, vous irez
à Tadmofi quand même nous devrions tous mou¬
rir pour vous défendre, Allons rejoindre lé reste
dé la troupe qui nous attend là-bas, au pied de ce
monticule. »
Nous nous acheminâmes vers l’endroit dési¬
gné; nous y trouvâmes quatre de nos cavaliers.* :
et Akmed, qui avait l’air souffrant et le visage
très-abattu. Je demandai à Voir sa blessure; lui-
même découvrit son sein ayec peine, et j’aperçUs
une blessure au côté gauche; mais cette blessure;
n’était ni fraîche ni sanglante. Noüs comprîmes
alors que tout cela n’était qü’une mauvaise ruse
de guerre pour avoir des piastres, En effet, tan-a
dis que j’examinais la blessure d’Akmed, un de,
nos bédouins, nommé Sélim, me dit :
« La j ument qu’on nous a prise est de noble rade,
sesjambes sont plus fines que les jambes dés gazel¬
les, et ses paS plus rapides que les pas de là mort.
Cetté belle jument vaut quarante boürsei (cihq
mille francs); tu es trop généretix; ô jeune
hdmrae ! pdur souffrir que nous essuyionaeette
perte.
— Nous parlerons de cela à Hoins, ré-
pondis-je à Sélim en sautant sur mon qheVal ;
maintenant, allons à Tadmor.
68
PALMYRE.
Voilà un de ces tours que les bédouins jouent
aux Européens dans le désert. Les six cavaliers
qui s’étaient élancés contre nous comme pour
nous attaquer, avaient été envoyés par Mézied.
Ne pouvant pas nous dépouiller ostensiblement,
parce qu’ils ont répondu de nous sur leur vie, ils
inventent toutes sortes de stratagèmes pour nous
escroquer de l’argent. Et ces mêmes hommes,
capables d'une pareille fourberie, se croiraient
offensés dans leur dignité si on leur offrait de
l’argent pour prix de la nourriture qu’ils ont
donnée sous leur tente ! Tel est le caractère des
Arabes du désert; c’est un mélange de brigan¬
dage et de générosité. Les bédouins joignent à
des instincts atroces les vertus que nous admi¬
rons dans les mœurs d’Abraham et de Jacob.
L’Arabe vagabond dépouillera le voyageur sur
le grand chemin, et le recevra sous sa tente au
nom de Dieu clément et miséricordieux!
En cheminant dans le désert, nous vîmes deux
vautours déployant leurs larges ailes au-dessus
de nos têtes, et nous entendions les cris de
souffrance de deux pauvres petits oiseaux qu’ils
tenaient dans leurs serres. Un des petits oiseaux
s’échappa; le vautour se précipita sur lui en
poussant des cris de rage ; le petit oiseau fut dé-
PALMYKE.
69
voré, et ses plumes s’envolèrent à iravers l’es¬
pace. Je lâchai un coup de pistolet sur l’oiseau
de proie, mais la balle ne l’atteignit point; « N’as-
tu jamais vu dans les villes et les villages de Sy¬
rie , me dit alors un de nos bédouins , les
soldats égyptiens levant des recrues? Les soldats
fondent sur les paisibles habitants des cités et
des campagnes, comme ces deux vautours sur
ces pauvres petits oiseaux ; malheureusement,
les Syriens ne peuvent point traiter les hommes
d’Ibrahim-pacha comme tu viens de traiter un
de ces deux vautours. » Telle est l’opinion du
désert sur le gouvernement du pacha d’Égypte.
Il n’y a point de routes tracées dans les plaines
sablonneuses où nous marchions. L’Arabe seul
peut se diriger à travers ces solitudes. Les bé¬
douins prennent pour guide, dans le désert,
les marques des pas des hommes et des chameaux.
Notre escorte, en allant vers Palmyre, tenait
souvent les yeux attachés sur la terre; elle de¬
vinait, d’après les traces des pas que nous voyions,
si c’étaient des amis ou des ennemis qui avaient
passé par là; elle savait s’ils étaient loin ou près.
Par quelle sagacité merveilleuse le bédouin peut-il
se rendre compte de tant de choses à la seule vue
de l’empreinte des pas sur le sable ? Il vous dira
PALMYRE.
70
si le pas appartient à sa propre tribu ou à quel¬
que autre du voisinage ; en examinant la profon¬
deur de l’empreinte, il reconnaît si l'homme
Atâit'chargê ou non ; un seul regard jeté sur la
trace lui indique si l’homme a passé le jour même
ou deux jours auparavant. L’inte#valle plus ou
moins régulier de ses pas lui fait connaître si
l’homme était fatigué ou non, et s'il peilt réussir
à l’atteindre. Lé bédouin est aussi habile à suivre
les traces du cheval et du chameau, et cette faci¬
lité lui est d’un grand secours pour aller à la
recherche des troupeaux ou pour courir après
dés fuyards.
Le jour de notre départ du camp de Mézied ,
nous nous trouvâmes, vers les quatre heures
après midi, sur une esplanade où so mon¬
traient les traces toutes récentes d’une tribu. Au
lieu de suivre ces traces, nos bédouins prirent une
route opposée.
« Ces empreintes de pas semblent être dtou-
jéurd’hui, dis-je à,un de nos Arabes; pour¬
quoi ne les suivrions-nous point ? » i«
- La tribu qui à campé là, me répohdit-11, ne
doit pas être loin à l’heure qu’il est, mais il vau¬
drait mieux dormir Cette nuit eh 'plein air, que
d’alléi^hètchér'ùn asilétlans cette tribu; elle est
PALMYRB.
74
formée d'Arabes schammar (crieurs ) ; que bien
nous garde de tomber entre leurs mains! » Burek-
hard avait vu un Arabe découvrir et suivre les
pas de son chameau dans une valléésablbrrneuse',
où s’offraient d'autres traees de ces animaux; il
sut lui dire le nom de tous ceux qui avaient passé
dans la matinée. >"i!
Vers les huit heures du soir (le 22 octobre),
nous aperçûmes devant nous, au loin, un grand
nombre de feux que brillaient à travers l’obscu¬
rité de la nuit. A cette vue, notre escorte jeta
des cris de joie; c’était une tribu amie, celle du
cheik Pharah. Nous arrivâmes dans le camp,
et nous nous trouvâmes bientôt sous la tente du
chef. C’était un homme d’environ soixante âns,
d’une belle et imposante figure. « Ces éfirangetb
sont nos hôtes, lui dit Akmed ; nous avons mangé
avec eux le pain et le sel sous la (ente de mon
père. — Que la paix soit sur'eux! répondît
Pharah en fixant sur nous ses yeux avec bonlé.
Ma demeure sera pour eux un abri sûr et tran¬
quille. » ' to
On nous apporta du bourgoul et la moi¬
tié d’un chevreau rôti, que nous mangeâmes
avec notre escorte. Ce fut sous la tente de Pharàh
que je bus pour la première fois de l’eau des
PALMYKE.
72
bédouins ; c’était une eau de pluie ; les Arabes la
puisent dans des réservoirs situés au milieu du
désert, où elle reste éternellement. Les brûlants
rayons du soleil tombent toute l’année sur cette
eau croupissante; les bédouins en remplissent
des outres malpropres , et le mouvement du
transport d’un lieu à un autre achève de donner
à cette eau une odeur horrible. De ma vie je n’ai
éprouvé un pareil dégoût : mon cœur se soulève
encore en y pensant. Nous conseillerons donc
aux voyageurs qui iront à Palmyre d’emporter
avec eux leur provision d’eau pour tout le temps
que durera le voyage.
Un bien curieux tableau s’offrit à nous sous la
tente du cheik Pharah. Cette tente pouvait avoir
trente pieds de longueur sur dix ou douze pieds
de largeur. Au milieu était un grand feu formé
de broussailles et de fiente de chameau dessé¬
chée au soleil. Vingt ou trente bédouins de tout
âge étaient accroupis autour du brasier; ils étaient
là, les uns à demi couchés, la tête appuyée sur
la main droite et fumant la pipe; les autres assis
sur leurs talons, et légèrement inclinés vers le feu.
Je contemplais ces belles têtes, blanchies par l’âge
ou couvertes d'une épaisse chevelure noire tom¬
bant sur l’épaule; leur noble front, leurs yeux
PALM V RE.
73
noirs, leur nez aquilin et leurs dents blanches,
se dessinaient fantastiquement à travers les lueurs
incertaines du foyer. Par-dessus ces superbes
figures d’hommes, apparaissaient un cercle de
têtes de chameaux qui, allongeant leur cou, re¬
gardaient le brasier avec des yeux immobiles.
La réunion était grave et silencieuse ; on n’enten¬
dait rien, excepté le nom d’Allah, s’échappant de
la poitrine des bédouins.
«.Les Arabes, dis-je à notre drogman, ont tou¬
jours sur leurs lèvres le grand nom d’Allah ; il
serait curieux de savoir comment ces hommes
du désert comprennent l’existence de l’Être su¬
prême. » Pharah, qui était assis à côté de moi,
demanda à Ibrahim le sens des paroles que je
venais de prononcer, et l’interprète les lui tra¬
duisit fidèlement.
« Je sais que Dieu existe, dit le cheik d’une
voix solennelle, comme je sais qu’un homme
ou un chameau a passé par le chemin lorsque je
vois les traces de ses pas empreintes sur le sable;
la terre avec ses montagnes, ses fleuves, ses ar¬
bres , ses innombrables êtres vivants et les pro¬
ductions qui les nourrissent ; la succession de la
nuit, et du jour, lapjuie qui descend des nuages
sur la terre, le changement des vents, des sai-
74
PALMYRE.
sons, et tant d’autres merveilles que je ne puis
dire, sont aux yeux de tout homme de bonne
foi des marques évidentes de l'existence de Dieu.
Dans les temps d’ignorance *, les Arabes ado¬
raient le soleil, la lune, les étoiles; un senti¬
ment naturel les portait à l’adoration de ces
astres radieux que nous voyons au firmament ;
les Arabes d’alors adoraient les œuvres sans con¬
naître l’ouvrier. Mohammed notre saint Pro¬
phète, nous a appris enfin quel était ce grand
Dieu créateur de toutes choses. »
« Cette démonstration de l’existence de Dieu,
dis-je à Pharah , est admirable. Permets-moi,
vénérable cheik , de te parler de Dieu à mon
tour : écoute ces accents d’un prophète qui vi¬
vait autrefois dans le pays de Jérusalem :
K C’est Dieu qui a mesuré les eaux dans le creux
de sa main , et qui les a étendues! C’est lui qui a
pesé les deux, et qui soutient avec ses trois
doigts la masse de la terre. C’est lui qai a mis les
collines en équilibre. Les nations sont devant lui
comme une goutte d’eau dans tin vase d’airain,
comme un grain de sable dans une balance. Les
îles sont devant lui comme de la poudre légère;
>
1 Les Arabes désignent sous ce nom-là le temps qui a précédé
l’islamisme. »<
pALùrra*.
TB
Le Liban et ses forêts ne suffiraient pas au feu de
ses autels, et tous les animaux dé la terre ne se¬
raient pas un sacrifice digne de lui. Le ciel est
son trône , et la terre son marchepied. — C’est
lui qui a étendu les cieux comme un voile, et
qui les a préparés comme un pavillon pour
l’homme. C’est lui qui regarde en pitié la science
du philosophe et la justice des juges de la terre 1 . »
Une telle peinture de la divinité était faite
pour frapper l’imagination dés bédouins; chacun
regardait son voisin avec une expression de sur-
prisfr et d’admiration; L’un d’eux, beau jeune
homme d’une trentaine d’années, ouvrit le pre¬
mier la bouche , et dit $ om r
« Les chrétiens rie sont pas si éloignés de Dieu , puis*
qifilê savent d'aussi belles choses t »
Daps ma prochaine lettre je parlerai en delai}
des mœurs et des usages des bédouins.
1 Isaïe, ch. 40
76
PALMYRE.
<BS8*iS8§8§8§8S8§8g8§8S8§8§8§8§8S&
LETTRE XXVII.
Mœurs et usages des bédouins.
A MON FRÈRE,
Palmyre, octobre 1837.
J’interromps mon itinéraire vers Palmyre pour
vous résumer dans une lettre à part mes obser¬
vations et mes études, tout ce que j’ai vu et ap¬
pris sur la physionomie morale de ces peuplades
au milieu desquelles je me trouve jeté depuis plu¬
sieurs jours. Je ne veux pas avoir à me distraire
de la contemplation d’un moment ou d’un sou¬
venir d’histoire pour signaler un trait de mœurs,
une coutume, un curieux détail de la vie des
bédouins. J’aime mieux réunir tous les traits di¬
vers dans un tableau particulier et complet où se
reflètent comme dans un miroir les vivantes
images du désert.
PALM Y RE.
77
Le grand désert de Syrie est habité par deux
races de bédouins; l’une porte le nom d’Anézé,
l’autre, celui d’Alh-el-Chémal. Ces deux races se
divisent en une infinité de tribus dont chacune
a un nom différent. Les Anézés sont plus nom¬
breux , plus riches que les Alh-el-Chémal. Burck-
hard, ce voyageur anglais qui a fait une étude
approfondie des Arabes, assure, d’après les don¬
nées les plus probables, que le nombre des Anézés
s’élève à quatorze mille cavaliers dont dix mille
montés sur des chevaux, quatre mille sur des
chameaux. Ajoutez-y le nombre approximatif
des femmes et des enfants, et pour chiffre
total vous aurez trois cent mille Anézés. On
évalue la population des Alh-el-Chémal à deux
cent cinquante mille âmes. Les Alh-el-Ché¬
mal occupent les régions septentrionalès du
désert de Syrie ; lés Anézés fréquentent les
plaines méridionales de ce pays. Ils sont, parmi
les Arabes de Syrie, les seuls qui soient véritable¬
ment bédouins ( bédaouï ) ou hommes du désert;
les mœurs des autres Arabes, dans le voisinage
de ce pays, ont été plus ou moins modifiées.
Ce sont les Anézés que nous avons eu occasion
de voir pendant notre voyage à Palmyre, et c’est
de ceux-là que je vous parlerai particulièrement.
78
PALMYHE.
Les bédouins ne sont pas de haute taille ; ils
ne dépassent pas cinq pieds et trois pouces, mais
ils sont parfaitement faits. Ils ont, en général,
la tête fort belle ; le type de leur figure ne res¬
semble pas à celui des Arabes de l’Algérie. La
figure du bédouin de Syrie est longue. fortement
caractérisée et brunie par les feux du soleil. Leurs
yeux sont noirs et pleins de-vivacité; leurs dents
sont d’uné éclatante blancheur, leur barbé est
noire, courte èt rarë, et cela s’explique par les
ardeurs d’un soleil qui brûle la barbe de l’homme
comme il brûle les arbustes et les plantes.
Le bédouin est d’une Sobriété extraordinaire ;
on a observé que six onces de pain par jour lui
suffisaient. 11 est peu d’hommes plus durs à la fa¬
tigue que les bédouins; ils bravent la soif, la
faim, les rigueurs des saisons ; ils dorment la nüit
en plein air, et ne craignent pas de se reposer le
lendemain sous les feux du jour. Le bédouin,
dans sa sobriété, dans sa vie infatigable, est
semblable à son chameau, qui peut marcher
bien longtemps sans se reposer, sans manger ni
boire.
Rien de plus simple que leur costume; il sé
compose d’une légère calotte de coton au-dessus
de laquelle est un mouchoir «coupé carrément,
PALMYRE.
79
qu’oq. appelle kef/ij, Ce mouchoir, de couleur
jaune ou verte, est de soie ou de coton j il est
serré autour de la tête avec une corde de poils
de chameau. Un des bouts du keffié retombe en
arrière, deux autres pendent sur les épaules, et
le quatrième descepd à côté de la joue gauche.
Lorsqu’ils sont en route, les bédouins ramènent
sur leur bouche un des bouts du keffié pour
ne pas recevoir sur leurs lèvres la brûlante
poussière du désert. Vient ensuite un caleçon
blanc au-dessus duquel est une robe de couleur
grise, .appelée kombas. Celte robe est serrée avec
une corde ou avec une ceinture de. cuir. Les
rrtanchesdu kombas sont très-larges ; les bédouins
les attachent sur la nuque lorsqu’ils travaillent.
Une peau de mouton, ou un manteau (a66a ) de
laine rayée, est jeté sur leurs épaules. Le bprnfus
blanc de l’Afrique ne se voit pas dans le désert de
Palmyre. Les bédouins ont ordinairement la poi¬
trine et les pieds nus. - s ^ 3 ~
Le costume des femmes se compose d’une
robe de coton de couleur brune, bleue ou noire,
serrée à la ceinture av^ec une corde f Leurs che¬
veux , longs et flottants, sont parsemés, comme
chez toutes les femmes de l’Orient, d’une infi¬
nité de petites pièces de monnaie d’or ou d’ar-
80 PALMYRÉ.
gent. Ce qui fait dire à un poète afabe en
chantant la beauté d’une femme : Sa chevelure
est noire comme la nuit , et les pièces de monnaie qui
s’y montrent , brillent comme les étoiles à la voûte cé¬
leste. — La bédouine a la tête couverte d’un mou¬
choir ; les femmes mariées le portent noir, les
jeunes filles le portent rouge. Ce mouchoir leur
sert de voile; elles le ramènent vers le visage et
le tiennent entre leurs dents quand elles ne
veulent pas être vues. Toutes les femmes mariées
ont les lèvres et le menton tatoués. Leurs oreilles
sont ornées d’anneaux d’argent. Des bracelets de
verre bleu ou noir entourent leurs poignets et le
bas des jambes. Toutes les bédouines ont de
grands yeux noirs; leurs dents sont belles et
bien rangées.
Le voyageur est frappé de leur noble tournure,
de la dignité de leur maintien, de leur air grave
et recueilli, delà fierté qui éclate sur leur front
et dans leur regard. En les voyant, on comprend
dès l’abord tout ce qu’il peut y avoir en elles d'é¬
nergie, de courage et d’héroïsme.
Les soins domestiques*leur sont confiés. Elles
sont seules chargées de dresser les tentes ; et cette
installation se fait avec une promptitude surpre¬
nante. Lorsque la tribu s’arrête dans un vallon
PALMYRE.
81
ou dans une plaine, le camp s’établit comme par
enchantement.
Il y a environ quaranle-cinq ans que les Ané-
zés embrassèrent la doctrine des Wahabites. On
sait que la religion de Wahab, ce fameux réfor¬
mateur arabe qu’on pourrait appeler le Luther
de l’islamisme, se réduit à un pur déisme. Les
sectateurs de Wahab reconnaissent le Koran
comme une révélation divine ; mais ils rejettent
toutes Jes traditions d’après lesquelles les mu¬
sulmans interprètent ce livre : ils regardent
Mahomet comme un prophète ordinaire, pour
lequel les croyants orthodoxes ont une trop grande
vénération. Le culte des Wahabites interdit le
pèlerinage au tombeau de Mahomet à Médine,
mais il exhorte les fidèles à visiter le sanctuaire
de la Kaaba, sanctuaire consacré par la présence
d’ismaèl, fils d’Agar. Les Wahabites récitent ré¬
gulièrement les cinq prières par jour ordonnées
par Mahomed. Cependant les Anézés n’observent
pas toutes les ordonnances de la religion de
Wahab; la pipe, par exemple, est rigoureuse¬
ment défendue, et les Anézés ne s’abstiennent
nullement de fumer. L’Anézé prononce à chaque
instant le nom d’Allah; mais jamais il ne parle
de la religion; il ne cherche pas à expliquer le
PALMTRE.
82
culte du prophète ; il croit à l’immortalité de
l’âme, aux félicités qui attendent le juste dans
l’autre vie, et aux peines de l’enfer, qui seront le
partage des méchants.
Volney a porté dans ce qu’il a dit des idées
religieuses des bédouins, l’incrédulité et l’esprit
sophistique qu’on trouve dans tous ses écrits;
et cette manière d’envisager la religion des peu¬
ples du désert ne lui a pas toujours fait rencon¬
trer la vérité. « Les bédouins, dit Volney, gar¬
dent par politique des apparences musulmanes ;
mais elles sont si peu rigoureuses et leur dévo¬
tion est si relâchée, qu’ils passent généralement
pour des infidèles, sans foi et sans prophète. Ils
disent même assez volontiers (c’est toujours
Volney qui parle ) que la religion de Mahomet
n’a pas été faite pour eux ; car, disent les bédouins ,
comment faire des ablutions, puisque nous n'avons
point d’eau? Comment faire des aumônes , puisque
nous ne sommes pas riches? Pourquoi jeûner le ra¬
madan ( carême des musulmans ), puisque nous jeû¬
nons toute l’année ? Et pourquoi aller à la Mecque si
Dieu est partout 1 ?» 11 nous est difficile de croire
qu’un bédouin ait tenu ce langage, et voici
pourquoi :
» Volnej, Voyage en Syrie, tom. I, ch. 3.
PALMYRE.
83
Le Coran dit, chapitre IV, verset 47 : «^0
croyants ! ne priez point avant de vous être lavés,
et frottez-vous le visage et les mains avec de la
poussière faute d’eau; » et j’ai vu dans le désert
des centaines de bédouins faisant leurs ablutions
avec du sable. Personne au monde, en propor¬
tion des biens, ne fait plus d’aumônes que l’A¬
rabe du désert; il ouvre sa tente à un homme
quel qu’il soit, et partage avec lui son pain et
son lait. Burckhard , qui a fait un si long séjour
dans le désert, nous dit que les bédouins obser¬
vent le jeûne du ramadan avec la plus grande
rigueur, même durant leur marche au milieu
de l’été ; le besoin le plus extrême peut seul les
déterminer à rompre le jeûne. Quant au pèleri¬
nage de la Mecque, il est douteux qu’unbédouin,
qu’un musulman, ait dit qu’il n’allait pas à la
Mecque parce que Dieu est partout : tous les
croyants, sans exception, savent que ce n’est point
Allah le créateur des mondes qu’ils vont adorer à la
Mecque, mais qu’ils vont rendre hommage à
Mahomet, le glorieux prophète de Dieu. Volney
s’est dono montré bien léger dans l’appréciation
des mœurs religieuses du désert.
Nous rectifierons une autre erreur de ce voya¬
geur. Dans son chapitre sur les Arabes bédouins,
PALMYRE.
84
il dit que chaque tribu s’approprie un terrain qui
forme son domaine, et que c’est la violation de cette
propriété qui allume la guerre entre les bédouins. Ceci
est vrai pour une race entière d’Arabes, mais il ne
l’est pas pour chaque tribu ; si, par exemple , les
bédouins qui vivent dans le désert de Bagdad et
de Bassorah venaient planter leurs tentes dans
le désert de Syrie, il y aurait guerre entre eux et
les bédouins qui habitent les environs de Pal-
myre. Les causes de guerre les plus fréquentes
entre les Arabes d’une même contrée sont : la
jalousie relativement aux puits, aux pâturages,
une insulte faite à l’honneur d’une tribu et sur¬
tout le vol des chameaux et des chevaux. Quant
à la propriété dont parle Volney, je tiens du
cheik Mézied que les bédouins ne possèdent pas
un pouce de terrain; une tribu vient quelquefois
dresser ses tentes dans un lieu où, huit jours
auparavant, une autre tribu avait campé. Ne
voit-on pas, du reste, plusieurs tribus passer
l’été dans les pays voisins de Damas, de Hamah,
de Homs, d’Alep , où l’eau est plus abondante ,
et l’hiver revenir dans le coeur du désert, à cent
lieues de l’Oronte et du Barada? Les bédouins
savent tous les coins du désert où se trouvent les
meilleurs pâturages ; quand le printemps s’a-
PALMTRE.
85
vance, ils se hâtent d’arriver de peur que les
pâturages ne soient occupés par d’autres tribus.
Si deux tribus, et surtout si deux races arri¬
vaient le même jour, à la même heure et dans
les mêmes pâturages, il y aurait nécessairement
guerre entre elles, et elles se battraient pour
savoir à qui doit rester la plaine ou le vallon.
L’Arabe du désert de Syrie ne dit dpnc pas :
« Cette plaine , ce vallon sont à moi ; » mais il
dit : <c Ce chameau , cette tente et cette lance sont
mon bien, » voilà leurs seules propriétés. Ils
vivent uniquement du produit de leurs trou¬
peaux. C’est de cette manière qu’Abraham , le
grand patriarche, vivait j il vécut de cette manière,
non-seulement dans son pays de Chaldée, mais,
aussi dans la terre de Chanaan, où Dieu le fit
venir. Dieu ne lui donna, dans le pays de Chanaan,
aucun héritage ; pas un pied de terre 1 .
Abraham traitait d’égal à égal avec les rois et
les grands de la terre ; de nos jours encore il n’y
a pas dans tout l’Orient un personnage illustre
qui ne se crût honoré de fumer le chibouk, de
manger le pilau avec un cheik arabe sous sa
tente hospitalière. On éprouve un vrai plaisir à
voir revivre dans le désert la belle et noble
1 Actes des Apôtres, ch. VII, v. 5.
PALMYRE.
86
simplicité des mœurs bibliques. J'ai offert quel¬
quefois de l’argent aux bédouins qui m’avaient
donné l’hospitalité, et mon argent a toujours
été repoussé comme un outrage.
Les Arabes que nous avons vus dans le désert
ne cultivent jamais la terre; ils regardent ce
genre de travail comme indigne d’un noble bé¬
douin. Il est vrai qu’en exaniinant la nature du
pays qui s’étend depuis Homs jusqu’à Palmyre,
on voit que l’Arabe n’aurait rien à demander
à cette terre ingrate. L’eau est dans toutes les
contrées du monde le principe de fécondité de
la terre; quand l’eau ne descend pas du ciel, il
faut qu’elle soit donnée aux campagnes par
d’autres moyens. Sans le Nil, l’Égypte ne serait
qu’un affreux désert. Or, comme il ne pleut
presque jamais dans le désert de Syrie, il est
évident que le sol doit être stérile. Mais ne
croyez pas, malgré cela, que ce soit là la cause
qui empêche l’Arabe de se livrer aux travaux
agricoles ; s’il voulait cultiver les champs, il le
pourrait en allant s’établir dans les campagnes
fécondées par l’Euphrate, a Si vous ne dédai¬
gniez pas l’agriculture, dis-je un jour à un bé-
douin, vous seriez beaucoup plus riche.— .Est-ce
que tu me ■prends pour un fellah (pàysan ) ? »
PALMYRE.
87
me répondit-il fièrement. Ce mot explique tout :
on sait combien un bédouin méprise un fellah.
Des marchands de Damas, de Homs, de Ha-
mah et d’Alep, portent dans les camps tout ce
qui peut servir aux vêtements des Arabes; ils
leur portent également des grains, du café et
du tabac. Souvent les bédouins vont eux-mêmes
dans les villes de Syrie pour acheter ce qui
leur est nécessaire. Ils paient avec des étalons,
des chameaux , des chèvres et des mou¬
tons. Quand ils sont dans l’impossibilité de
payer comptant, les marchands leur donnent
six mois, un an, pour satisfaire à leurs engage¬
ments; tout se fait sur parole, mais il n’y a
pas d’exemple qü’un bédouin ait nié une dette.
S’il n’avait pas, au temps marqué, ce qu’il faut
pour payer , il aurait recours à la déprédation,
poüt ne pas manquer à l'honneur de sa parole.
Dans aucun coin du monde, l’égalité humaine
n’existe aussi complètement que chez les bé¬
douins ; Ils se regardent tous comme des frères.
A voir la manière, dont ils vivent entre eux, on
croirait qu’ils sorti en communauté de biens;
point de distinction de rang ou de naissance;
l’Arabe couvert de haillons a sa place autour du
foyw 'hospitalier à côté de celui qu’on voit en-
PALMYKE.
88
veloppé dans un riche abba ou manteau; le
solennel et bienveillant se'lamaleik ! (que la paix
soit sur toi ! ) est adressé à celui qui n’a rien
comme à celui qui possède de nombreux trou¬
peaux; la pipe, le café, lui sont offerts avec le
même empressement et le même respect. « La
richesse parmi cette nation de pasteurs, a dit
Burckhard, ne donne aucune considération; un
bédouin pauvre, s’il est hospitalier et libéral
selon ses moyens, est plus considéré qu’un bé¬
douin riche qui n’est pas généreux. »
Il y a cependant des esclaves chez les Arabes,
jamais une année ne se passe sans qu’un cheik
ne se procure des négresses et des nègres venant
de la Mecque, du Caire, de Bassorah et de Bag¬
dad ; mais au bout de quelque temps il leur donne
la liberté et les marie ensemble 1 . Il est un usage
relatif aux esclaves que je ne veux point oublier,
parce qu’il date des temps les plus lointains. Sou¬
vent des esclaves noirs ont quitté leurs maîtres,
habitants des villes de Syrie, et sont venus cher¬
cher un refuge dans le désert. Les bédouins les
ont reçus avec bonté sous leurs tentes, et toute
la tribu défendrait, au péril de sa vie, les hommes
x Jamais un Anézé ne contracte un mariage avec une négresse.
PALMYRE.
89
noirs contre ceux qui viendraient les réclamer.
Nous lisons dans le vingt-troisième chapitre du
Deutéronome : « Fous ne livrerez point à son maî¬
tre l’esclave qui se sera réfugié près de vous ; il habi¬
tera avec vous et se reposera dans vos villes : pro-
tégez-le et ne le contristez pas. » Ce curieux passage
de la loi de Moïse nous prouve que l’usage de
protéger l’esclave réfugié existait déjà au temps
du législateur des Hébreux; Moïse avait dû l’em¬
prunter aux moeurs des Arabes. En retrouvant,
après tant de siècles, cet usage chez les bédouins,
on voit avec quelle étonnante fidélité l’homme
du désert garde les coutumes antiques. Le Ko-
ran, qui s’est plus d’une fois inspiré de nos sain¬
tes Écritures, a recommandé aussi l’affranchisse¬
ment des esclaves : « Le fidèle, a dit Mahomet,
qui affranchit son semblable, s’affranchit lui-même des
peines de ce monde et des tourments du feu éternel. »
On peut s’étonner qu’un précepte aussi positif
n’ait pas empêché rétablissement de l’esclavage
dans les pays soumis à l’empire du Koran.
U n’y a qu’une seule tête qui domine toutes
les autres dans une tribu; c’est le cheik. La suc¬
cession à la dignité de cheik n’est pas invariable;
si) le fils ou le frère d’un cheik qui vient de
mourir, était reconnu incapable de gouverner, on
PALMYRE.
90
choisirait dans le camp le bédouin le plus sage,
le plus vertueux. Du reste, les chefs nommés
par élection sont très-rares. Tout est gratuit dans
les fonctions de cheik. Le chef se montre au
milieu des hommes de son camp , comme un
père au milieu de sa famille. Il juge lui seul
toutes les querelles; on se soumet presque tou¬
jours à son jugement. Comme les bédouins ne
possèdent point de terre, leurs procès ne por¬
tent que sur le commerce qu’ils font ensemble,
en vendant, en achetant ou en troquant leur
bétail. Quand ils concluent un marché entre eus!,
ils mettent une poignée de terre sur les objets
qu’ils échangent, et disent devant des témoins :
Nous donnons terre pour terre, voilà ! Rien ne se fait
par écrit, car il est rare, très-rare qu’un bédouin
sache lire : tout repose 6ur la parole verbale.
J’ai vu dans le désert comment on y rend la
justice. En cheminant avec notre escorte de bé¬
douins , nous aperçûmes dans le lointain un
chameau sans maître. Deux de nos cavaliers,
Ismaël et Akmed, se détachèrent de la caravane
et partirent au grand galop en se dirigeant du
côté où se montrait l’animal convoité. Ils le tou¬
chèrent tous les deux au même moment. Ils se le
disputaient avec acharnement, et se battaient
PA1MYRE.
91
avec le sabre. À l’instant où nous arrivâmes à
eux pour les séparer, Ismaël reçut un coup de
sabre sur le bras droit. Le sang coulait, on lui
enveloppa le bras avec un linge. Le plus âgé de
nos Arabes saisit la corde du chameau, et dit que
le premier cheik que nous rencontrerions déci¬
derait si l’animal appartenait à Akmed ou à Is¬
maël. Nous arrivâmes dans une tribu trois heu¬
res après cette dispute de voleurs. L’affaire fut
portée devant le cheik, vieillard octogénaire. Il
écouta avec attention le rapport des témoins,
puis il dit que le chameau appartenait à Ismaël
comme dédommagement à sa blessure. Akmed
s’inclina alors devant le cheik, lui baisa respec¬
tueusement la main droite, la barbe, et lui dit :
<r La justice a établi sa demeure dans ton cœur,
ô cheik ! Akmed, fils de Mézied, ne repousse pas
la sagesse des vieillards. Je me soumets à ta dé¬
cision. »
Néanmoins, si l’une des deux parties adverses
n’était pas satisfaite du jugement du cheik, celui-
ci ne pourrait la forcer à l’obéissance. « L’Arabe
ne peut être persuadé que par ses propres parents,
a dit Burckhard, et, si les parents échouent dans
la conciliation des deux rivaux, la guerre com¬
mence entre les familles respectives. Le bé-
PALMYRE.
92
douin dit avec vérité qu’il ne connaît d’autre
maître que Dieu. »
Jamais un cheik ne condamne un homme à
la mort. Cette punition terrible ne pourrait être
appliquée qu’à celui qui aurait tué un homme,
et, dans ce cas, ce sont les parties ennemies qui
se chargent de la vengeance. Dans les âges an¬
ciens et chez certains peuples des âges modernes,
on a admis une amende ou une compensation
pour le meurtre. Cet usage existait en Arabie avant
l’islamisme, et Mahomet l’a introduit dans son
Koran. « Celui qui pardonnera au meurtrier de
son frère, a dit le prophète, aura droit d’exiger
un dédommagement raisonnable qui lui sera payé
avec reconnaissance 1 . » Lorsque le prix du sang
n’a pas été payé chez les bédouins, les parents
de la victime nourrissent d’âge en âge une haine
profonde contre les descendants du meurtrier. Il
y a du sang entre nous , disent ces bédouins, nous
ne pouvons pas fraterniser avec cette famille !
Il n’est pas de meurtre dans le désert qui ne
se puisse racheter à prix d’argent. Mais ce ra¬
chat ne laisse pas que d’être accompagné d’un
certain mépris. Quand un Arabe est en querelle
1 Koran, ch. 2.
PALMYKE.
93
avec un bédouin qui a accepté, du meurtrier de
son frère, des chameaux comme prix du sang
versé, il lui jette souvent au visage ces énergiques
paroles : Misérable! lorsque tu bois le lait de tes cha¬
meaux, c’est le sang de ton frère que tu bois ! Le prix
du sang d’un homme, chez les Anézés, est de
cinquante chamelles, d’un chameau de monture,
d’un esclave noir, d’une cotte de mailles et d’une
lance. S’il arrivait que l’homicide ne fût pas assez
riche pour racheter le sang qu’il a répandu, ses
parents se rendraient solidaires; et, si les parents
ne le pouvaient pas, ce serait toute la tribu à la¬
quelle appartient le meurtrier. Cette loi, qui se -
rait monstrueuse en Europe, est un formidable
moyen de répression dans le désert; le rachat du
sang est la ruine d’un bédouin : il ne lui reste
plus rien quand il a donné le prix exigé; et le
désert n’offre pas, comme l’Europe, des facilités
pour se refaire un sort. La loi du talion sera tou¬
jours, et dans tous les lieux, dans tous les temps,
le moyen le plus puissant pour empêcher les
meurtres. Le rachat du sang s’était montré en
France au milieu de la confusion et des vio¬
lents désordres qui avaient suivi la mort de
Charlemagne; mais cette coutume de nos temps
les plus mauvais disparut avec la barbarie. Au
94
PALMYRE.
premier coup d’oeil on voit les effroyables con¬
séquences d’une pareille législation dans nos so¬
ciétés d’Europe ; il ne pourrait en être de même
chez les bédouins ; la certitude d’une spolia¬
tion complète, d’une ruine irréparable , est bien
faite pour contenir les passions dans le désert.
Arrivons maintenant à un usage qui n’est pas
un des traits les moins curieux des mœurs ara¬
bes : je veux parler de l’amour du pillage chez
les bédouins. La pauvreté du sol du désert de
Syrie a introduit dans ce pays une maxime de
jurisprudence que les Arabes ont toujours crue
et toujours pratiquée. Ils disent que, dans le par¬
tage de la terre, les autres branches de la grande
famille humaine ont obtenu les climats riches,
heureux, et que la postérité de l’infortuné Ismaël
a le droit de prendre par l’artifice et la violence
la portion de l’héritage dont on la prive injuste¬
ment. Il faut bien, ajoutent-ils, que nous nous
procurions ce que la terre que nous habitons nous
refuse. Moïse a peint en deux mots le caractère
arabe 1 : Ismaël, dit le législateur des Hébreux, Is¬
maël sera un homme farouche, sa main sera levée con¬
tre tous, et la main de tous contre lui. Il plantera ses
i Genèse, ch. XVI, y. 12
PALMYRE.
95
tentes en face de tous ses frères. Au milieu du vaste
désert qui se déploie au midi de la Mésopotamie,
dit Strabon , vivent les Arabes Scéniles, peuple
nomade, livré au brigandage, et qui change vo¬
lontiers de demeure quand le pâturage et le bu¬
tin viennent à manquer 1 .
Lorsqu’un Arabe a dépouillé quelqu’un, il ra¬
conte avec orgueil son aventure, il ne dit jamais ,
J'ai volé un chameau, un cheval , il dit, T ai gagné
ceci ou cela; dans le poëme d’Antar, ce livre si
rempli de traits de mœurs des Arabes, nous nous
souvenons d’avoir lu. cette phrase : Mes amis ,
dit un bédouin à des cavaliers dont il était le
chef, mes amis , voici une tribu qui me paraît riche et
peu nombreuse, attaquons-la, dépouillons~la ; nous
profiterons de l’obscurité de la nuit pour regagner
nos tentes. Dieu veillera sur nous, partons ! Les pè¬
res nourrissent les enfants dans cet amour de
brigandage; et les enfants apprennent dés le
berceau à regarder le vol comme une des pre¬
mières choses qu’un Arabe doit savoir, sous peine
de passer pour un homme sans esprit et sans
courage. Un petit enfant qui, sous une tente
étrangère, dérobe quelque objet, reçoit des élo-
» Strabon, litre xn.
96 PALMYBE.
gesde tout le monde : Voilà , disent les Arabes,
un garçon qui annnonce un caractère entreprenant et
belliqueux! Le bédouin, a dit un voyageur, vole ses
ennemis, ses amis, ses parents, pourvu qu’ils ne
soient pas dans sa propre tente, ou que lui-même
ne soit pas dans les tentes de ses frères. Au milieu
du grand désert d’Arabie, un bédouin obtiendra
son pardon s’il a tué un homme sur le chemin,
mais il serait flétri à jamais si on apprenait qu’il
a volé un objet de la moindre valeur à son compa¬
gnon de route, ou à celui qui l’aurait reçu sous
sa tente.
Indépendamment des expéditions guerrières
dont le principal but est la déprédation, les bé¬
douins ont plusieurs autres manières de voler.
On trouve chez ce peuple une classe d’hommes
dont le métier seul est de faire à pied des tour¬
nées nocturnes; on les appelle haramis (voleurs);
c’est un des titres les plus glorieux qu’un bédouin
puisse porter. Les haramis partent par bandes de
douze, vingt,'trente. Parvenus non loin du camp
qu’ils se proposent de piller, ils se distribuent les
différents rôles : les uns entrent dans le camp
pour exciter les chiens et les attirer loin des
tentes en prenant eux-mêmes la fuite ; après
que ces gardiens du camp ont disparu, ils s’a-
PALS! VUE.
97
Vancenl doucement, et coupent les cordes qui
retiennent les chameaux et les chevaux. Pen¬
dant ce temps, les autres haramis, debout devant
plusieurs tentes avec de grosses massues, sont
prêts à assommer les personnes qui en sortiraient.
Les voleurs sont déjà loin lorsque la tribu se ré¬
veille; un grand nombre de cavaliers sont à leur
poursuite, et le butin est souvent enlevé. Les cha¬
meaux ou les chevaux repris aux haramis devien¬
nent la propriété, non du premier maître, mais
de celui-là même qui a pu les reprendre. Un
harami devient le prisonnierde celui qui Ta saisi,
et l’Arabe peut espérer par là une rançon ; mais
plusieurs moyens sont offerts au prisonnier pour
éviter de payer la rançon.
Voici une des façons à la fois les plus curieu¬
ses et les plus ordinaires de délivrer un harami.
On connaît la loi sacrée de l’hospitalité chez les
bédouins : tout homme qui va chercher un re¬
fuge sous la tente du désert, fût-il même l’assas¬
sin du père ou du fils de celui qui le reçoit, trouve
protection et sûreté. 11 faut que le sentiment de
cette loi chez les bédouins tienne bien profondé¬
ment à leur àme, à leur nature , pour que ces
hommes aux passions si vives et si brûlantes
soient tout à coup arrêtés dans leur vengeance
U.
PALMYBE.
98
devant la religion de l’hospitalité. La tente de
l’Arabe du désert est, pour les criminels et les
opprimés, ce qu’étaient à Rome, dans les temps
païens, les autels des dieux, et de nos jours en¬
core, les églises d’Italie.
Une fois arrivé sous la tente de celui qui l’a
saisi, le ha ram i deviendrait le protégé de son
hôte s’il pouvait toucher un des objets qui l’en¬
vironnent. Pour empêcher le captif de sc décla¬
rer le protégé de quelqu’un, on l’étend dans un
trou qu’on a creusé sous la tente; ses pieds sont
attachés l’un contre l’autre, les tresses de ses
cheveux entourent deux pieux plantés de chaque
côté de la tête; on ne lui laisse de libre que la
main droite, pour qu’il puisse manger quelques
morceaux de pain qu’on lui jette comme à un
chien. Si, étant placé de cette manière, le liarami
peut, en crachant, atteindre quelqu’un en s’é¬
criant : je suis Ion protégé! les courrois qui atta¬
chent ses cheveux sont coupées, les liens qui le
garrottaient sont défaits, il est complètement li¬
bre sans payer un para de rançon.
Quelquefois le harami doit sa liberté à sa
sœur; elle se présente dans la tribu comme une
pauvre femme égarée, et reçoit l’hospitalité. Elle
va pendant la nuit dans la tenté où se trouve son
PALMYBE.
99
frère, tient dans sa main un peloton de fil,
met un des bouts dans la bouche du harami,
et celui-ci le serre entre ses dents. La sœur
se retire en dévidant le peloton, et marche jus¬
qu’à ce qu’elle parvienne à une tente ; elle en
réveille le maître, et lui mettant le fil sur la poi¬
trine , elle lui dit : Regarde-moi,pour l’amour que
tu as pour Dieu et pour loi-même , ceci est sous ta
protection. L’Arabe comprend l’objet de cette vi¬
site nocturne; il se lève, et, roulant le fil dans ses
mains, il est ainsi guidé jusqu’à la tente qui en¬
ferme le harami. 11 éveille le maître du prisonnier,
lui montre le fil que le harami tient encore entre
ses dents, et le déclare son protégé. On délivre
le prisonnier, et on le laisse partir sans obstacle.
Nous dirons un mot du mariage chez les bé¬
douins. Un Arabe a droit exclusif à la main de sa
cousine; elle ne peut se marier avec un autre
homme, sans l’autorisation de son cousin. Cet
usage est très-ancien, nous le retrouvons dans la
Bible : Quand tu auras acheté le champ de Noémi,
dit Booz au premier parent de sa cousine, lu dois
recevoir en mariage Ruth la Moabite qui a été la
femme de notre parent mort, afin que tu fasses revivre
son nom dans son héritage 1 . Et Booz nq consentit à
1 Ruth, ch. iv, v. 5.
t'U.MYRE.
100
épouser la Moabite qu’après que le premier
cousin de Noémi lui eut cédé son droit de pa¬
renté. Afin que la succession fût valide entre les
parents, en Israël, celui qui avait le privilège d’é¬
pouser sa cousine, déliait sa chaussure et la don¬
nait à son parent ; quand un bédouin renonce à
son droit, il dit : Ma cousine était ma bouche, et je
l’ai laissée là. La veuve d’un bédouin épouse ordi¬
nairement le frère de son mari mort. De cette
manière le bien de sa famille ne change pas de
maître. Moïse a introduit dans sa législation cette
coutume des Arabes : Lorsque deux frères auront
habité ensemble, et que l’un d’eux sera mort sans en¬
fants, la femme du mort n’épousera point un autre
homme : le frère de son mari la recevra pour femme ,
et elle donnera des enfants à son frère. Et le nom de
son frère ne se perdra pas en Israël 1 .
Des voyageurs ont dit que les bédouins se ma¬
riaient sans s’être jamais vus; c’est une erreur.
Les Arabes, il est vrai, ne fréquentent pas les de¬
meures des femmes qui ne sont ni leur mère, ni
leurs sœurs, ni leurs épouses, mais il est vrai
aussi que, lorsqu’un bédouin demande une jeune
fille en mariage, c’est qu'il a eu plus d’une fois
l’occasion de la voir. Les hommes peuvent voir
> Deutéronome, ch. XXV, v. 5 et 6.
PALMYRE.
101
les femmes au moment où elles dressent les ten¬
tes , ou au moment du départ. Une jeune fille
qui a une inclination pour un jeune homme
trouve des moyens pour se montrer à lui j elle
laisse tomber avec adresse et coquetterie le coin
du voile qu’elle tient entre ses dents ; mais elle
le reprend bien vite en ayant l’air de l’avoir
laissé échapper par mégarde.
O mes yeux ! ô mon œil ! dit le jeune homme
à celle qu’il aime, 6 ma lune, ma belle et tendre
gazelle ! tu es fraîche comme l’aube naissante , et ton
front brille comme le soleil en plein midi ! ta che¬
velure est épaisse et noire comme la mit. Tu peux
seule guérir les blessures de mon cœur , noble fille de
l'Arabie ! De même qu’un voyageur mourant de soif
dans un jour d’été désire une source d’eau vive , ainsi
mon âme embrasée d’amour attend de loi seule le
bonheur ! Un léger mouvement de tête de la part
de la jeune fille fait comprendre au bédouin
qu’elle l’accepterait pour mari, pour compagnon
de sa solitude, si son père le permettait.
Le jeune homme, au comble de la joie, confie
son amour à sa mère, et la supplie de chercher
des moyens pour qu’il puisse parler à celle qu’il
adorç. La mère avertit une de ses amies ; celle-ci
parle du prétendant à la mère de la jeune fille]
102 PALMYRE.
elles vont toutes les deux dans une tente sous un
prétexte quelconque, et les amoureux peuvent
se voir et causer ensemble. Le mariage est dès ce
moment fixé à une époque prochaine. Lejeune
homme fait demander par un de ses parents la
jeune fille à son père. « Combien de chameaux
me donnera-t-il? » demande celui-ci. Celui qui
est chargé de la négociation dit les intentions du
jeune homme, et, si le prix convient au père, on
fixe le jour où les deux fiancés devront s’unir.
Les Arabes, loin de se mettre en peine de doter
leurs filles , les regardent, au contraire comme
une grande source de richesses pour une maison.
La femme, chez les bédouins, est considérée
comme une marchandise qu’on achète et qu’on
vend. « Quand te marieras-tu? disais-je un jour
au fils de Mézied. —Je ne suis pas encore assez
riche pour cela, me répondit-il. Lorsque je possé¬
derai plusieurs chameaux, plusieurs moutons, je
choisirai une femme, et je ne craindrai pas même
de donner la moitié de ma fortune , car je veux
que ma femme soit belle comme un ange du
paradis ; une femme belle et habile à filer la toile,
à prendre soin du ménage, est un trésor sans
prix. » 11 est rare de voir un bédouin ayant plus
d’une femme; la raison en est toute simple : le
PALMTRE.
103
grand nombre de femmes dans ce pays dépend
des richesses du mari, et le bédouin qui est pau¬
vre ne peut guère en avoir qu’une seule.
Le jour du mariage arrive. Le futur et le père
de la fiancée se rendent sous la tente du cheik ;
celui-ci ôte son keffié, le met devant ses genoux,
sur une natte ; le père et son gendre futur glis¬
sent leur main droite sous le turban, et le cheik,
d’un ton solennel, prononce ces paroles : « Au
nom de Dieu clément et juste ! la fille d’un tel
sera aujourd’hui l’épouse d’un tel. La dot qu’il
a donnée à la jeune fille se compose de tant de
chameaux. Que la Providence répande ses bien¬
faits sur les nouveaux mariés ! que leur postérité
dure jusqu’à la fin des temps ! » Le futur prend
alors un agneau et l’égorge devant quatre témoins.
La vierge s’échappe en ce moment de la tente
paternelle; elle court d’un lieu à un autre, comme
pour se dérober à tout le monde. Mais des ma¬
trones la saisissent bientôt et la portent en triom¬
phe dans une tente isolée, préparée d’avance. Là
les matrones mettent la mariée au bain ; elles lui
parfument ses cheveux avec des essences, lui
noircissent les bords des paupières , lui teignent
les ongles, la paume des mains avec la poudre de
héné; elles ornent ses doigts de bagues, ses narl-
104
PALMYRK.
nés d’anneaux d’or, ses bras de bracelets de verre
bleu; elles la parent de ses plus beaux habits.
Après ^cette brillante toilette, la jeune fille est
mise sur un chameau richement harnaché, et
conduite dans la tente de son père par des
femmes qui chantent les louanges de la ma¬
riée. Quand le soleil a disparu de l’horizon , le
jeune homme va chercher sa fiancée; elle s’age¬
nouille devant lui, il la relève bien vite et lui
donne un baiser sur le front. Le père ne se trouve
pas, en ce moment, dans sa tente ; il ne veut pas
être témoin du départ de sa fille, lorsqu’elle va ,
pour la première fois, dans la demeure de son
mari. Le père fait de cela une afiaire d’honneur.
Chez les bédouins, comme chez les Turcs, le
divorce est établi : un Arabe peut, sans motifs
valides, répudier sa femme; mais, dans ce cas, le
père garde les chameaux ou les moutons qui for¬
maient la dot de sa fille. La loi des bédouins,
comme les anciennes lois d’Athènes et de Rome,
permet à la femme la répudiation et le divorce;
si elle n’est pas heureuse dans la tente de son
mari, elle se réfugie chez son père; mais celui-ci
est obligé alors de rendre à son gendre tout ce
qu’il lui avait donné en épousant sa fille. La bé¬
douine use rarement du droit que la loi lui donne,
PALMYRE.
105
parce qu’il y a une espèce de flétrissure pour
une femme qui abandonne son mari. Si une-
femme quittait son mari, on l’obligerait à garder
ses enfants jusqu’à ce qu’ils pussent manger seuls
et marcher seuls ; alors elle doit les rendre à leur
père.
Un bédouin a le droit de tuer son épouse, s’il
peut prouver qu’elle lui a été infidèle. L’Anézé
est plus sévère envers sa sœur qu’envers sa
femme ; il ne serait pas déshonoré s’il épargnait
son épouse adultère , et il serait à jamais flé¬
tri s’il ne vengeait pas le crime d’une sœur sur
elle-même. <c La femme que j’épouse, dit le bé¬
douin, n’est pas de mon sang, et rien au monde
ne peut empêcher qu’une sœur, quelle que soit
sa conduite, ne soit toujours une sœur. » Ce
serait cependant une chose fort rare qu’une liai¬
son illégitime laissée sans punition par un bé¬
douin. Remarquons qu’un Arabe qui tuerait
le séducteur de sa femme serait exempt du
rachat du sang et des représailles des parents du
mort; toutefois, il faudrait qu’il eût consommé
sa vengeance le jour même qu’il aurait pu prou¬
ver la culpabilité de son épouse. D’ailleurs, le
sang n’est presque jamais versé dans le désert à
cause de l’infidélité des femmes ; il y a chez les
PALMYRE.
106
Anézés une grande pureté de mœurs , et la pro¬
stitution ne s’y rencontre pas. Cette remarque
est, du reste, applicable à toutes les tribus de bé¬
douins du désert de Syrie. Les deux principales
causes de la prostitution dans les cités de l’Eu¬
rope et de l’Orient, c’est la misère, c’est la pa¬
resse : or la misère et la paresse ne se rencontrent
pas au désert. La répartition des biens s’y trouve
à peu près égale ; chacun possède quelque chose:
nul n’est complètement déshérité du sort, et la
mendicité est inconnue. Quant à la paresse, qui
mène toujours au vice, elle n’existe pas dans les
mœurs arabes, où la femme a son ouvrage mar¬
qué, et dont la vie s’écoule au milieu des occu¬
pations domestiques. Ajoutons que la prostitu¬
tion devient en quelque sorte impossible au sein
d’un peuple où les hommes et les femmes se
marient de très-bonne heure, où le mariage est
une sorte de loi à laquelle nul ne pourrait se
dérober.
11 y a des maladies chez les bédouins, car les
infirmités du corps sont de tous les pays; c’est
le triste apanage de l'humaine nature. Les hom¬
mes du désert ont des maladies qui tiennent à
leur genre de vie, à leur climat; mais on peut
observer que la vie de l’homme au désert n’est
PALMYRE.
107
pas livrée à autant de maux que dans nos cités.
Leurs jours sont plus calmes, leur âme n’est pas
rongée, comme la nôtre, de soucis dévorants;
l’air de leur solitude est bien plus pur que l’at¬
mosphère de nos cités; leur nourriture est très-
simple, la sobriété est une de leurs vertus, et tout
cela explique pourquoi, chez les bédouins, il y
a si peu de malades et un si grand nombre de
vieillards. N’oublions pas qu’il n’y a pas de mé¬
decins chez les bédouins, que le traitement pres¬
crit aux malades n’est jamais compliqué, que
leurs jours ne sont pas soumis aux conjectures
de la science médicale, et ce sont là d’heureuses
conditions pour vivre longtemps.
Telles sont les observations que j’ai pu faire,
les détails qu'il m’a été donné de recueillir sur
les moeurs, le caractère, la vie tout entière des
bédouins. Cette peinture que je viens de tra¬
cer ne s’applique pas à des institutions ou à des
mœurs fugitives : elle était vraie il y a deux
mille ans, il y a quatre mille ans, comme elle est
vraie aujourd’hui. Tandis que cet Orient a été
modifié* changé, bouleversé à cinquantë époques
différentes, la race des bédouins est restée per¬
pétuellement la même à travers les temps. L’em¬
pire de la Baby Ionie, les Assyriens, les Egyptiens,
108 PALMTRE.
les Phéniciens, les Perses, les Mèdes, les Grecs,
les Macédoniens, les Parthes, ont tout soumis
sur leur passage, mais ils n’ont pas triomphé du
désert; l’univers a plié sous la domination ro¬
maine , les lois parties du Capitole ont asservi
toutes les nations, et, quand le monde entier était
esclave, le bédouin gardait encore son indépen¬
dance. Depuis que l’Arabe promène sa tente de
solitude en solitude, que de civilisations ont
passé ! que d’empires et de conquérants ont
achevé leur destinée! que de vicissitudes sous
le soleil ! Et l’Arabe n’a perdu aucun de ses traits,
n’a rien abdiqué de son caractère, n’a rien changé
dans ses mœurs domestiques, dans l’allure de sa
vie ! le bédouin n’a pas plus changé que le sable
de son désert, la couleur de son ciel et la forme
de ses montagnes. La raison de cette immobilité
morale est bien simple : la conquête peut saisir
et modifier un peuple enfermé dans les murs
d’une ville, mais le bédouin est insaisissable avec
sa vie vagabonde, avec ses éternels voyages ; il
a quelque chose du vent, qui échappe à qui veut
l’atteindre, à qui veut l’arrêter. Et puis, qu’a¬
vaient à faire les dominateurs du monde dans ce
nu et stérile désert? qu’avaient-ils à demander
à ces errantes tribus, qui ont besoin de si peu
PALMYÜE.
109
pour vivre, et qui possèdent si peu sous le so¬
leil? La pauvreté de la tente, faite de poils de
chameau, n’avait rien qui pût émouvoir l’am¬
bition des conquérants ; il leur faut des royau¬
mes opulents, des cités remplies de trésors, et
non pas le sable aride.
110
PALMYRE.
LETTRE XXVIII.
Histoire de Palmyre. — Description des ruines de Palmyre. — Le philosophe
Volney a Palmyre.
A MON FRERE.
Palmyre, octobre 1837.
A quelle époque et par qui Palmyre a-t-elle été
fondée? Nous lisons dans le III e livre des Rois,
c. ix, v. 18, que Salomon fil bâtir Tedmor ou Thamar
dans le désert. L’historien Josèphe et saint Jérôme
ont pensé que Tedmor était la même ville que les
Grecs appelaient Palmyre. On la nomma Thamar
à cause des nombreux palmiers qui s’élevaient
autour d’elle ; en langue hébraïque le mot tha¬
mar signifie palmier. Les bédouins ont conservé
à Palmyre sa dénomination première : ils l’appel¬
lent Tadmor ou Tedmour. Ce nom n’est qu’une
légère corruption du mot thamar qui, en arabe,
PALMYRE.
111
veut dire aussi palmier. Un poète arabe, Moté-
nabi, a fait dériver le nom de Tadmor du mot
arabe Amara , qui signifie périr; il avait vu Pal-
mvre. il avait été exposé à mourir de soif dans le
désert qui mène à la grande cité, ou à périr sous
les balles des bédouins, et le souvenir de tous
ces dangers lui avait fait donner à la ville de
Zénobie un nom qui n’exprime que des mal¬
heurs.
Jean d’Antioche, surnommé Malola, a dit que
Salomon avait fait bâtir Palmyre à l’endroit même
où David triompha du géant Goliath, afin de per¬
pétuer à jamais la gloire de son père. Or, David,
ce jeune enfant que Dieu choisit parmi les pas¬
teurs pour être le chef d’un grand peuple, ter¬
rassa le guerrier philistin dans la vallée de Téré-
binte, en Judée 1 . Malola a confondu ce fait avec
la victoire que David, devenu roi, remporta sur
Adarezer, roi de Soba.
« Le frère de Salomon, dit l’Écriture, revint
en Judée après qu’il eut pris la Syrie, en la vallée
des Salines, où il tua à son ennemi dix-huit mille
hommes 3 . Une large vallée couverte de sel s’é¬
tend un peu au-dessous de Palmyre; c’est là
' I. Rois, ch. XVII.
* Samuel, liv. II, ch. VIII.
PALMYRE.
112
qu’une tradition arabe a placé le lieu de la vic¬
toire de David contre Adarezer, et la tradition
dit que ce fut en mémoire de cette action que
Salomon fit bâtir Tedmor. On doit croire que le
roi de Jérusalem avait fait élever Palmyre au mi¬
lieu du grand désert de Syrie, dans un but com¬
mercial ; il fallait un lieu de repos aux caravanes
qui faisaient le voyage de l’Arabie aux cités d’Is¬
raël, il fallait sur la route un grand point de com¬
munication qui devînt l’entrepôt des productions
des deux pays. Un fait assez remarquable ferait
penser que Salomon ne fut pas le premier fon¬
dateur de Palmyre ; le roi des Hébreux trouva des
palmiers au lieu même où il fit bâtir Tedmor. Or,
le palmier est un arbre qui ne se voit que dans les
pays habités ; cet arbre ne vient pas lui-même si
la main de l’homme ne le plante pas. Les voya¬
ges d’Abraham et de Jacob de la Mésopotamie
dans la Syrie, selon la remarque de Wood, indi¬
quent entre ces contrées des relations qui de¬
vaient animer Palmyre. La cannelle et les perles
mentionnées dans le livre de Moïse, attestent
une ligne de communication avec l’Inde et le
golfe Persique, qui devait suivre l’Euphrate et
traverser ensuite Palmyre.
Mais que s’est-il passé à Tedmor, depuis Salo-
PAI.MYRE.
113
mon jusqu’à l’époque des empereurs de Rome ,
où pour la première fois le nom de Palmyre est
prononcé parles auteurs latins? Hérodote, le plus
ancien des historiens après Moïse, ne dit rien
de Palmyre ; Strabon, ce grand géographe qui
a si bien décrit tant de contrées asiatiques, n’a
point parléde Tedmor ; le nom de la cité n’est pas
prononcé par les auteurs qui ont fait les récits
des guerres d’Alexandre, de Trajan, de Pompée,
en Orient; il n’en est pas fait mention non plus
dans la relation de la retraite des dix-mille. Ce
silence des auteurs anciens ne doit pas nous
étonner : Palmyre étant une ville purement
commerciale, un simple entrepôt des tributs de
l’industrie entre diverses contrées, ne se mêlant
à aucun mouvement politique, à aucune révolu¬
tion , n’était pas de nature à faire beaucoup de
bruit; assise dans son désert, elle ne connaissait
que les caravanes qui allaient et venaient des
bords du Jourdain aux bords du Tigre et de l’Eu¬
phrate, et cette paisible vie n’était pas faite pour
retentir dans l’histoire. Il en est de certaines
villes dans le monde, comme de certains hom¬
mes laborieux qui, par la nature de leurs occu¬
pations et de leurs œuvres, obscurément utiles,
traversent la société sans que leur nom éclate,
II.
8
PALMYRE.
114
et sans que la gloire prenne garde à toute la
peine qu’ils se donnent. Si Palmyre n’avait
jamais été qu’une cité commerciale, le voyageur
n’irait pas la troubler aujourd’hui dans le silence
de son désert ; mais la postérité s’est occupée
d’elle parce qu’elle est devenue le siège d’un em¬
pire , parce que de grands intérêts politiques se
sont agités sous ses murs, et surtout, enfin, parce
que la gloire des arts y a laissé d’impérissables
traces.
Le nom de Palmyre est prononcé pour la pre¬
mière fois dans l’histoire romaine par Appien;
cet auteur rapporte qu’à l’époque de l’expédition
de Marc-Antoine en Syrie, les Palmyriens étaient
de riches négociants qui vendaient aux Romains
les marchandises de l’Inde et de l’Arabie. An¬
toine , se voyant dans l’impossibilité de nourrir
ses troupes en Syrie, leur donna, au lieu de paye,
le pillage de l’opulente Tedmor; les habitants de
cette ville, avertis des desseins du triumvir,
transportèrent leurs trésors du côté de l’Eu¬
phrate; ils défendirent vaillamment le passage
de ce fleuve, et l’armée romaine revint à Émesse
sans le moindre butin. Dès ce moment, les Pal¬
myriens s’unirent avec les Parthespour repousser
les invasions des Romains. Palmyre cependant
PALMYRE.
118
ne fut pas toujours l'ennemie de Rome, car nous
voyons, par des médailles, que sous le règne de
Caracalla, Tedmor reçut le glorieux titre de co¬
lonie romaine.
C’était l’an 260 de JéSus-Christ; le roi Sapor,
fils d’Artaxercès, qui avait déjà conquis l’Armé¬
nie, répandait la terreur et la désolation le long
des rives de l’Euphrate. Les succès de Sapor
avaient jeté l’épouvante dans la ville de Rome,
et l’empereur Valérien , malgré son grand âge,
se mit à la tête d’une armée formidable et mar¬
cha à la défense de l’Orient. Valérien passa l’Eu¬
phrate; il rencontra les Perses non loin d’Édesse,
fut battu et fait prisonnier par Sapor.
Un prince arabe de Tedmor, un chef puissant
des errantes tribus du désert, un homme dont
la jeunesse s’était passée à combattre les ours,
les lions, les monstres des solitudes, un guerrier
appelé Odenath, envoya à Sapor, pour le féliciter
de sa victoire, un grand nombre de chameauï
chargés des marchandises les plus précieuses et
les plus rares. Ces présents, dignes d’être offerts
aux plus grands rois de la terre, furent accompa¬
gnés d’une lettre respectueuse du noble palmy-
rien.
« Quel est cet Odenath, » dit le fier vainqueur
116
PALMYRE.
de Valérien en faisant jeter ses présents dans
l’Euphrate; « quel est ce vil esclave qui ose
écrire si insolemment à son maître? S’il veut con¬
server l’espoir d’adoucir son châtiment, qu’il
vienne se prosterner au pied de mon trône,
qu’il paraisse devant moi les mains liées derrière
le dos. S’il hésite, j’écraserai sa ville , son pays
et sa race ! »
Odenath poussa des cris de rage en entendant
de la bouche de ses ambassadeurs ces paroles
de Sapor. Il rassemble en toute hâte des trou¬
pes composées en grande partie d’Arabes bé¬
douins qui reconnaissaient son autorité, et mar¬
che contre l’orgueilleux persan ; il s’empare des
deux riches cités de Charres et de Nisibin, bat
Sapor sur tous les points, lui prend ses riches¬
ses, ses concubines, et le poursuit, le glaive dans
les reins, jusque sous les murs de Gtésiphon.
Le vaillant Arabe forme le siège de cette ville,
et fait éprouver aux Perses, dans leur pays
même, des pertes considérables. Mais il ap¬
prend que Macrien, ce général qui avait été pro¬
clamé empereur romain par l’armée, vient de
périr, qu’Auréole règne en Illyrie, que Gallien
mène une indigne vie, que Quiétus se fait procla¬
mer à Émesse souverain de Rome , et il quitte
PALMYRE.
117
Ctésiphon pour voler contre Quiétus. Celui-ci est
tué par les habitants d’Émesse, qui reçoivent le
prince palmyrien avec des acclamations.
Jamais l’empire romain ne s’était vu dans une
plus effrayante désorganisation. Et comme si les
dieux, dit Vospiscus, avaient conjuré avec les
hommes la perte de la république, on vit en ce
moment d’épouvantables tremblements de terre
et la peste dans plusieurs provinces de l’Asie et
de l’Italie. Les Gaules étaient envahies, Auréole
attaquait l’Illyrie et se proclamait empereur,
Emilien s’emparait de l’Égypte pour son propre
compte; les Goths et Claude désolaient la Macé¬
doine , les barbares du Nord pillaient et détrui¬
saient le temple de Diane à Éphèse, une des mer¬
veilles de l’Asie ; Valérien était captif chez les
Perses, trente tyrans paraissaient à la fois pour
prendre la couronne des Césars. Dans cet ébran¬
lement universel, dans cet état de perturbation
profonde, un seul homme se montra pour sauver
l’empire d’Orient près de devenir la proie des
Perses : cet homme fut Odenath, l’Arabe de
Palmyre. Jamais il ne manqua d’égards envers
Gallien ; il lui avait envoyé les satrapes tombés
en son pouvoir; l’infàme fils de Valérien s’ap¬
propriait les victoires du prince de Palmyre en
118
PALMYRE.
faisant servir à son triomphe les officiers de Sapor
qui étaient conduits à Rome. La ville éternelle,
le sénat, admiraient les exploits d’Odenath et lui
rendaient grâce. Gallien partagea la pourpre im¬
périale avec l’Arabe deTedmor, luidonna le titre
d’auguste et le proclama empereur d’Orient ; il
fit battre monnaie à son effigie; le guerrier pal-
myrien était représenté traînantaprès lui les Per¬
ses vaincus.
Odenath, ce héros digne des plus beaux jours
du monde antique; cet Arabe, qui vengea la ma¬
jesté de Rome insultée par un Persan, ne trouva
point la mort sur un champ de bataille : il fut
assassiné au milieu d’un grand festin, par un de
ses neveux appelé Mécnius. Hérode, fils qu’Ode-
nath avait eu d’une première femme, n’était pas
en état de continuer les victoires de son père :
c’était un jeune homme d’une santé délicate, élevé
dans le luxe et la mollesse de la Perse. Hérode
mourut peu dé temps après Odenath; Zénobie, la
veuve de l’illustre Arabe, fut soupçonnée d’avoir
été complice de la mort d’Hérode, parce qu’elle
ne voulait pas que le fils de la première femme
d’Odenath devançât 6es propres fils h elle, Hé-
rénius et Timolous, sur le chemin du pouvoir.
Zénobie, après la mort de son mari et celle du
PALMYRE.
110
jeune Hérode, régna en Orient au nom de ses
deux fils.
Les auteurs grecs et latins ne nous apprennent
rien de positif sur l’origine de Zénobie ; ils se
bornent tous à dire que cette femme se van¬
tait d’être issue de Cléopâtre, reine d’Égypte.
Quelques auteurs arabes font mention d’une
guerrière célèbre qui vivait du temps de Va-
lérien et de Sapor; le portrait qu’ils en font,
les qualités qu’ils lui prêtent, tout dans leur
peinture et leur récit se trouve complètement
applicable au caractère, aux travaux, à la desti¬
née de Zénobie. Ils l’appellent tour à tour Zeyna,
Zabba et Saba. « Zaba, dit Rasmussen, était
une femme aussi remarquable par sa beauté, sa
bravoure, que par l’élévation de son esprit.
Elle avait une chevelure si abondante, que, lors¬
qu’elle marchait, elle la rejetait en arrière, et,
lorsqu’elle la laissait se répandre, elle en était
enveloppée comme d’un manteau. Zabba com¬
battait vaillamment àla tête d’une armée compo¬
sée d’hommes forts et braves. »
Cette héroïne, selon l’auteur que nous venons
de citer, était fille de Malik, prince arabe, qui
régnait dans tes pays voisins du Tigre. Rasmus¬
sen paraît désigner la ville de Palmyre, lorsqu’il
PALMYRE.
120
dit qu’après la mort de son père, Zabba quitta
la Mésopotamie et vint s’établir dans une contrée
de la Syrie, située entre l’empire de Rome et celui
de Perse. Aboulféda parle de Zabba comme d’une
femme aux vertus mâles et guerrières ; mais, au
lieu de donner à son père le nom de Malik, il
lui donne celui d’Amrou, roi de Mésopotamie.
Nous lisons dans les commentaires de Ha'irri, par
M. de Sacy, que Zabba était une princesse d’O-
rient, dont le nom est passé en proverbe pour la
puissance. Zabba était de la race des Amikides,
selon Haïrri, mais sa mère était d’origine ro¬
maine ; elle fit bâtir, sur l’Euphrate, deux villes
situées en face l’une de l’autre.
Les opinions des auteurs grecs et romains ne
s’accordent pas sur le personnage de Zabba, ou
Sabaj Vospiscus en fait une femme, compagne
d’armes de Zénobie ; Tribellius, Pollion et Zo-
zime en font un homme, un général de la reine
de Palmyre. L’opinion de Vospiscus nous semble¬
rait préférable et paraîtrait avoir été la plus ac¬
créditée en Orient, puisque les historiens arabes
nous parlent de Zabba comme d’une grande
guerrière. On peut croire que les auteurs arabes
ont confondu Zabba et Zénobie. Un portrait de
Zépobie nous a été laissé par les auteurs latins.
PALMYRE.
121
Les feux du soleil d’Asie avaient bruni ses traits;
ses dents avaient la blancheur des perles, et ses
grands yeux noirs brillaient comme deux astres;
sa taille était svelte et légère comme le palmier
de Tedmor; elle portait une tunique dont les
bords étaient entourés de pourpre et de pierre¬
ries ; des agrafes magnifiques lui serraient la
ceinture. La reine se montrait à ses troupes le
casque en tête, les bras nus , et la main armée
d’un glaive étincelant. Ses soldats se demandaient
quelquefois si elle n’était pas véritablement Pal-
las, la déesse des combats. L’étude avait éclairé
son esprit; elle savait le latin, le grec, le syria¬
que et l’égyptien. Zénobie connaissait si bien
l’histoire de l’Orient, qu’elle en avait composé
elle-même un abrégé. Elle fut guidée dans ses
études par Longin, le célèbre auteur du Traité du
Sublime.
Le sénat de Rome avait accordé à Odenath le
gouvernement de l’Asie, seulement comme une
distinction personnelle ; d’après les traités, l’au¬
torité d’Odenath finissait avec lui. Mais son illus¬
tre veuve, qui méprisait également le sénat
et Gallien, se déclara souveraine absolue de
tout l’Orient. Héraclius, général romain, passa
les mers à la tête d’une armée nombreuse, et
PALMYRE.
122
vint attaquer Zénobie dans ses États. La belli¬
queuse reine mit les Romains en déroute, et Hé-
raclius retourna en Europe, honteux d’avoir été
vaincu par une femme.
L’an 270 de l’ère chrétienne, un empereur
romain, un grand homme, qui était fils d’un
paysan de la Pannonie, parut sur la scène du
monde. Aurélien avait juré d’anéantir les usur¬
pateurs de l’empire. Après qu’jl eut arraché la
Gaule, l’Espagne et la Bretagne des mains de
Triticus, qui tenait depuis cinquante ans le scep¬
tre de l’Occident, Aurélien tourna ses armes
contre Zénobie, dont la puissance, à cette épo¬
que, s’étendait non-seulement dans toute la Sy¬
rie, mais dans presque toutes les contrées de
l’Asie. Quand la nouvelle de l’expédition d’Au¬
rélien arriva à Palmyre, des habitants de cette
ville allèrent consulter l’oracle de Daphné, à
deux heures d’Antioche. L’oracle répondit aux
Palmyriens :
Un seul faucon jette dans un deuil sacré plusieurs
colombes, qui. cependant ne cessent pas d’avoir en
horreur leur ennemi.
La réponse du dieu ne présageait que des mal¬
heurs à Palmyre. Zénobie, toutefois, n’attendit
pas pour prendre les armes que l’empereur fût
PALMYRE.
123
arrivé sous les murs de sa ville -, elle alla au-
devant de lui avec son armée, composée presque
tout entière d’Arabes du désert. Le sort de l’Orient
fut décidé dans deux grandes batailles ; la pre¬
mière se donna près d’Antioche, la seconde sou6
les murs d’Émesse. Les Palmyriens, animés par
la présence de leur courageuse reine, soutinrent
pendant quelques heures, avec une admirable
bravoure, le choc des soldats romains. Déjà la
cavalerie d’Aurélien, harcelée par les Arabes,
montés sur de superbes coursiers, pliait et allait
prendre la fuite, mais l’infanterie de l’empereur,
composée de vétérans, porta la mort et l’épou¬
vante dans les rangs des Palmyriens. Zénobie
fut vaincue.
Cette victoire d’Aurélien parut si extraordi¬
naire à tout le monde, qu’elle fut attribuée à
l’assistance divine. « Pendant le combat, dit
Vospiscus , une figure céleste apparut à l’empe¬
reur romain et à toute l’armée ; cette image ra¬
nima le courage des soldats, et la bataille fut
gagnée par Aurélien. » L’empereur, maître de
l’Orient, entra dans Émesse. Il se rendit au tem¬
ple du Soleil pour remercier le dieu Baal de sa
victoire, « Pendant qu’Aurélien priait dans le
temple, ajoute l’historien, 6es regards s’arrêté-
124
PALMYRE.
rent sur la même figure divine qui s’était mon¬
trée à lui durant le combat. »
Palmyre était le dernier refuge de Zénobie;
elle s’enferma dans sa capitale avec le petit
nombre de soldats qui avaient survécu à la jour¬
née d’Emesse. La reine fit toutes sortes de pré¬
paratifs pour opposer une vigoureuse résistance
à l’empereur, qui ne tarda pas à se mettre en
marche vers Tedmor. Ses troupes furent sérieu¬
sement inquiétées, durant la route au désert, par
les Arabes bédouins, que Vopiscus désigne sous
le nom de brigands de Syrie. Aurélien lui-même
fut blessé d’une flèche.
L’empereur trouva Palmyre environnée de
forces imposantes. « On ne peut se faire une
idée des immenses préparatifs de Zénobie, »
écrivait Aurélien, sous les murs de la cité, à
Mucapor ; <c Palmyre est remplie d’une quan¬
tité prodigieuse de dards, de pierres et d’armes
de toutes espèces. Chaque partie des murs est
garnie de deux ou trois balistes, et les machi¬
nes de guerre lancent perpétuellement la mort.
La crainte du châtiment inspire à Zénobie un
désespoir qui augmente son courage. Cepen¬
dant j’ai toujours la plus grande confiance dans
les divinités tutélaires de Rome, qui, jusqu’à
PALMYRE.
125
présent, ont favorisé toutes nos entreprises. »
Aurélien, fatigué de la résistance des assiégés,
envoya une lettre à Zénobie pour l’engager à se
rendre, il lui promettait la vie. « Tu aurais dû
faire de toi-même, disait l’empereur à la reine, ce
que je t’ordonne dans celte lettre. Je te com¬
mande de te rendre , je te laisserai la vie pour
que tu puisses aller achever tes jours, toi et les
tiens, dans le lieu que je te marquerai, après la
sentence du sénat. Tu livreras au trésor romain
ton or , ton argent, tes pierres précieuses , tes
chevaux et tes chameaux. Les Palmyriens garde¬
ront leurs lois. » Cette lettre reçue, Zénobie ré¬
pondit :
« Zénobie, reine de l’Orient, à Aurélien-Au-
guste.
» Personne encore, excepté toi, n’avait de¬
mandé dans des lettres ce que tu demandes. II
faut faire avec courage tout ce que nous imposent
les lois de la guerre. Tu me dis de me rendre,
comme si tu ignorais que la reine Cléopâtre aima
mieux mourir que de se résigner à une soumis¬
sion quelle qu’elle fût. Les secours des Perses ne
nous manqueront point ; nous les attendons. Les
Sarrasins et les Arméniens sont pour nous. Les
voleurs de Syrie ont déjà vaincu ton armée,
PALMYRE.
126
ôAurélien ! que sera-ce donc si elle arrive» enfin,
cette force qui est de tous côtés attendue ! tu
renonceras certainement à cet air superbe et vic¬
torieux qui t’a poussé à me commander la sou¬
mission 1 »
Après avoir lu cette lettre, Aurélien rassemble
ses troupes et entoure Palmyre de toutes parts. Il
place un corps de son armée entre la ville assiégée
et le chemin par où devaient venir les secours des
Perses. Ce corps de l’armée romaine dispersa les
Arméniens et les Sarrasins alliés de Zénobie.
Enfin, après un opiniâtre combat, Aurélien entra
en vainqueur dans la cité de Palmyre. Gibbon
dit que le courage de Zénobie l’abandonna au
moment du danger, qu’elle ne put entendre sans
être glacée d’effroi, les clameurs des soldats qui
demandaient à haute voix sa mort, et qu’elle ré¬
solut de fuir, au moment où le général Probus,
qui revenait de sa conquête d’Égypte, joignit ses
troupes à celles de l’empereur.
Nous n’avons rien lu de semblable ni dans les his¬
toriens latins, ni dans l’historien grec ; Tribellius
Pollion, Vospiscus, Zozime, les trois seuls auteurs
anciens qui aient parlé en détail de Zénobie, nous
apprennent que la reine résista pendant longtemps
aux assiégeants, et qu’ensuite, manquant de vivres
PALMYRE.
127
et n’ayant plus l’espôirde la victoire, elle se décida
à gagner l’Euphrate pour y attendre les secours
des Perses et pour y organiser une vaste et nou¬
velle résistance aux Romains.
Aurélien, apprenant que Zénobie venait de
fuir sur un rapide dromadaire, envoya à sa pour¬
suite des cavaliers qui atteignirent la reine au
moment où elle passait l’Euphrate. Zénobie fut
amenée aux pieds de l’empereur. <c Comment
avez-vous eu l’audace, lui detnanda Aurélien,
de prendre les armes contre les empereurs de
Rome? — Parce que, répondit la reine, j’au¬
rais rougi de donner le titre d’empereur à un
Auréole, à un Gallien; c’est vous seul que je
reconnais comme mon vainqueur et comme mon
souverain. »
II y eut dans l’année romaine une grande ru¬
meur , un grand mouvement pour demander la
mort de Zénobie; mais l’empereur, dit un histo¬
rien, trouvait indigne de faire'mourir une femme.
11 se contenta d’ôter la vie aux principaux chefs
palmyriens qui avaient conseillé cette guerre, et
réserva la reine vaincue pour servir d’ornement
à son triomphe.
On a beaucoup parlé du philosophe Longin,
un des chefs de Palmyre, qui fut mis à mort par
128
PALMVUE.
Aurélien. Gibbon dit que l’empereur fit mourir
Longin parce que la reine avait avoué que c’é¬
tait lui qui, plus que les autres chefs, l’avait
entraînée à la résistance, et Gibbon jette des pa¬
roles de blâme sur Zénobie. L’historien anglais
n’a pas été fondé à laisser planer une telle accu¬
sation sur la mémoire de la reine de Palmyre
d’une manière aussi absolue. Nous ne sommes
pas disposés à accueillir tout de suite une opi¬
nion, un récit, qui souillerait d’une tache hon¬
teuse la mémoire d’une aussi grande femme. C’est
d’après Zozime que Gibbon a exprimé ce juge-
mens; Vospiscus et Tribellius Pollion disent
positivement que l’empereur Aurélien donna la
mort à Longin parce qu'on lui assura que c’était
le philosophe grec qui avait dicté l’insolente ré¬
ponse de Zénobie. Nous n’avons pas de raison
pour ne pas adopter l’opinion de Vospiscus et de
Pollion. Longin souffrit la mort avec un courage
sublime, et sa noble fermeté consolait ceux qui
gémissaient de le voir périr victime de l’injus¬
tice.
Palmyre et toutes ses richesses tombèrent en¬
tre les mains d’Aurélien, mais le monarque se
montra clément envers les habitants ; il laissa
dans la ville une garnison romaine, et reprit en-
PALMYItE.
129
suite le chemin de l’Europe. L’empereur apprit
dans sa route vers Rome que les Palmyriens
avaient massacré la garnison romaine. Au bruit
de cette révolte, Aurélien quitta l’Europe, repa¬
rut en Syrie, et laissa tomber toute sa colère sur
la ville insurgée ; il la renversa de fond en com¬
ble. Lui-même nous a laissé dans une lettre écrite
de Carrhes à Sérénius Bassus, un de ses généraux
qu’il avait laissés à Tedmor, le souvenir de sa
vengeance.
« Il ne faut pas, disait l’empereur, laisser al¬
ler plus longtemps les épées de nos soldats : on
a assez tué de Palmyriens ; nous avons égorgé les
femmes, les enfants, les vieillards, les paysans;
à qui maintenant laisserions-nous la ville et les
terres qui l’entourent? Épargnons ce qui reste;
nous pensons d’ailleurs que le peu d’hommes
qui auront survécu seront suffisamment corri¬
gés par le supplice d’un si grand nombre de
leurs concitoyens. »
Aurélien parle ensuite du temple du Soleil
à Palmyre que les vainqueurs avaient ren¬
versé. « Le butin a été considérable, con¬
tinue l’empereur : trois cents livres d’or, dix-
huit cents livres d’argent, des pierreries, ont été
enlevées à Zénobie. Avec toutes ces riches dé-
9
II
130
PALMYRB.
pouilles, vous réparerez et vous ornerez le tem¬
ple du Soleil pour rendre favorables à Rome les
dieux immortels. J’écrirai au sénat pour lui de¬
mander un pontife chargé de la nouvelle dédicace
du temple. »
Le triomphe d’Aurélien, à sa rentrée dans la
ville éternelle, a été cité comme le plus fastueux
et le plus magnifique dont les annales romaines
aient fait mention. Zénobie servit au triomphe
d’Aurélien avec une pompe qui, aux yeux des
Romains, parut sans exemple. La princesse de
Palmyre attirait tous les regards; elle était si
couverte de pierreries, qu’elle paraissait accablée
sous le poids de ses ornements. Elle avait aux
pieds et autour du cou des chaînes d’or; elle
marchait à pied à la tête du brillant cortège, et
des gardes soutenaient ses chaînes.
On reprocha à l’empereur d’avoir triomphé
d’une femme. 11 écrivit une lettre au sénat et au
peuple romain pour justifier sa conquête, en fai¬
sant connaître ce qu’était Zénobie. 11 disait dans
cette lettre que ceux qui lui adressaient des re¬
proches l’auraient loué de sa victoire s’ils avaient
su combien Zénobie était prudente dans les con¬
seils , opiniâtre dans les entreprises, tour à
tour sévère, généreuse et magnifique, selon que
PALM VUE.
131
les circonstances le commandaient. « Je puis
dire, ajoutait l’empereur, que ce fut grâce
à Zénobie qu’Odenath mit en fuite les Perses et
parvint jusqu'à Ctésipbon. Je puis assurer qu’elle
était redoutée par les peuples d’Orient et d’ɬ
gypte; que les Arabes, les Sarrasins et les Armé¬
niens ne l’ont jamais émue ! Je ne lui aurais pas
conservé la vie, si je n’avais pas su qu’elle avait
défendu les intérêts de la république romaine,
tout en gardant pour elle et pour ses fils l’empire
d’Orient. S’il n’est pas beau d’avoir
vaincu une femme, quel motif avait-on de mé¬
priser Gallien pour n’avoir pas aussi bien gou¬
verné qu’elle? Pourquoi le divin Claude, ce saint
et vénérable général, pendant qu’il était occupé
de ses guerres contre les Goths, a-t-il cru pouvoir
se reposer sur elle pour la garde de l’empire d’O¬
rient? »
Zénobie fut exilée à Ti^ur, charmant exil, il
est vrai ; mais que faisaient à la reine détrônée les
gracieux coteaux de Tibur, les frais ombrages de
l’Anio et le bruit de ses cascades! Sous les oli¬
viers et les peupliers de l’Anio, Zénobie regret¬
tait le sable de son désert de Palmyre, et sa
pensée s’attachait à cette ville embellie, agrandie
par ses soins, aux belliqueuses troupes qu’elle
132 PALMYRÉ.
avait tant de fois menées à la victoire, aux rives
de l’Euphrate qu’elle avait si souvent parcourues,
où elle avait bâti des cités, monuments de ses
triomphes. Cette femme qui, au milieu de la
chute de la domination romaine en Orient, s’é¬
tait fait un empire ; cette Zénobie, née pour la
glorieuse activité du pouvoir et de la guerre,
combien elle dut souffrir, ainsi condamnée à une
vie oisive et solitaire! Zénobie, dans ses rêves de
gloire, avait pensé qu’un jour les portes de Rome
s’ouvriraient devant elle ; déjà était prêt le char
étincelant sur lequel elle devait entrer triom¬
phalement dans la ville éternelle soumise à ses
lois; ce char qu’elle s’était plu à enrichir, elle
avait eu la douleur de le voir servir comme elle,
pauvre captive, au triomphe d’Aurélien, son
vainqueur. On pouvait bien appliquer à Zénobie
vaincue et exilée, les paroles du prophète hé¬
breu : Assieds-toi en silence , fille des Chaldéens! on
ne t’appellera plus la reine des nations !
PALMYRE.
133
SUITE
DE LA LETTRE XXVIII.
Adrien, Dioclétien, Théodose II, essayèrent
tour à tour de tirer Tedmor de la poussière, mais
les reconstructions de ces empereurs ne furent pas
d’une grande importance. Au temps de Justinien,
Tedmor ne comptait plus au nombre des cités.
Jùstinien, qui releva tant de villes et de châteaux
du côté de l’Euphrate, avait nommé comte d’O-
rient Patrice l’Arménien ; il lui donna une grande
somme d’argent pour rebâtir Tedmor. Patrice
répara les anciens édifices et en construisit de
nouveaux. Comme le dessein de l’empereur était
de faire de Palmyre non une ville de commerce,
mais une place frontière, il resserra l’enceinte
de la cité et l’entqura de murailles. Une garnison
134
PALMYKË.
romaine, chargée de défendre l’entrée de la Sy¬
rie contre les Perses et les Sarrasins, fut établie
à Palmyre.
Les travaux d’Adrien, de Dioclétien, de Théo¬
dose II, de Justinien, ne purent rendre à Pal¬
myre son éclat d’autrefois ; la splendeur de cette
ville semble commencer et finir avec Odenath
et Zénobie. Les documents nous manquent pour
apprécier les causes qui, dès ce temps-là , ont
condamné Palmyre à une décadence inévitable;
l’histoire ne nous dit rien qui nous apprenne
pourquoi cette ville n’avait pu parvenir à ressai¬
sir de l’importance : une impénétrable nuit nous
dérobe cette partie des annales de Tedmor. Pour
ce qui est de l’abandon de Palmyre dans les âges
plus modernes, l’observateur peut s’en rendre
compte. L’industrie avait fait de Palmyre une
des villes les plus opulentes de l’Asie. Aux jours
dô sa gloire, la cité de Zénobie était, sous le rap¬
port commercial, ce qu’était Alep avant la dé¬
couverte du cap de Bonne-Espérance ; Palmyre
était un magnifique caravansérail, où se repo¬
saient les caravanes de l’Inde, de la Perse, de la
Palestine et de la Syrie. La première condition
d’existence pour une cité, c’est la fécondité de
son sol; or le territoire de Palmyre est pauvre
PALMYRE.
13S
et ne produit rien : cette ville devait donc cesser
d’être, le jour où cesserait son commerce. Tel
est le destin des villes qui ne reçoivent leurs ri¬
chesses que du dehors, qui ne tirent rien de leur
propre fonds; lorsqu’il arrive que l’industrie
prend d’autres voies, ces villes deviennent de
stériles solitudes , elles succombent pour ne se
relever jamais.
Nous parlerons maintenant de l’état présent
de la cité de Zénobie.
Il n’existe point de relation, proprement dite,
d’unvoyage à Palmyre; aucun voyageur n’a encore
décrit d’une manière complète les ruines de cette
ville. Ce furent des négociants anglais qui les pre¬
miers, en 1691, allèrent visier Tedmor. Ces négo¬
ciants ne rapportèrent que quelques inscriptions
et des notes. Cent soixante ans plus lard, trois ar¬
chitectes de la Grande-Bretagne, Dawkin, Wood
et Baweren, visitèrent Palmyre. Le voyage de ces
trois Anglais est plus connu des savants que des
gens du monde : c’est un in-folio renfermant de
magnifiques dessins des monuments de Palmyre,
et un plan de la cité; d’autres dessins des grandes
ruines furent publiés par le voyageur Casas >
l’an VI de la république française. Je n’ai donc
été guidé par le récit d’aucun voy ageur dans ma
PALMYRE.
136
promenade au milieu des débris de Tedmor.
Aussi, je me bornerai à des indications. J’avoue
avec M. Michaud que, lorsque mes courses me
portent vers quelques ruines célèbres, j’aime
assez y être précédé par la science des autres ;
j’aime mieux admirer des découvertes toutes
faites que d’en faire moi-même à la hâte, et sans
avoir le temps et les moyens nécessaires pour
m’assurer de la vérité.
Palmyre est située à cinquante lieues de Tyr,
trente lieues de Damas, vingt lieues de l’Eu¬
phrate, et cent lieues de Babylone. Une heure
avant d’arriver à Tedmor, on voit à droite, à
gauche, deux chaînes de montagnes, dont l’une
se nomme Djebel-Rouag, l’autre Djebel-Abiadh.
Ces deux chaînes sont nues comme la paume de
la main, et présentent des couleurs grises et noi¬
râtres. Les deux montagnes s’avancent vers l’o¬
rient en se rétrécissant peu à peu, puis elles
forment un défilé d’environ un demi-mille de
largeur et autant de longueur. A l’extrémité
orientale du défilé, les deux chaînes se séparent
brusquement ; celle de gauche se dirige vers le
nord; celle de droite dessine un coude et fuit
au midi. En face de vous, sous vos veux. Pal-
myre apparaît tout à coup; c’est le spectacle le
PALMYRE.
137
plus extraordinaire, le plus étonnant qu’il soit
donné à l’homme de contempler. Une forêt de
colonnes, des arcs de triomphe, des portiques,
des palais, des temples, des tombeaux gigantes¬
ques, se déploient au milieu d’une plaine sablon¬
neuse et blanchâtre ; au delà de ces imposantes
ruines se déroulent, dan^un horizon sans limi¬
tes, les immenses profondeurs du désert. Point
de lierre, point d’herbe; ni mousse, ni ronces,
ni gazon, pas une fleur, pas une plante grimpante,
ne se montrent sur ces éclatantes ruines; elles
sont nues, désolées, comme l’affreux désert qui
les environne. Quand le soleil, à son midi, verse
des torrents de lumière sur ce sol nu et sur ces
grands débris, Palmyre semble enveloppée dans
des tourbillons de feu; la terre paraît s’ouvrir
et vomir des flammes tournoyantes ; des langues
enflammées, des lignes ardentes sillonnent l’at¬
mosphère : on dirait une pluie d’étoiles. La fu¬
mée qui se mêle à ce vaste embrasement de
l’espace, vous fait tout à coup songer à la fumée
des soleils éteints dont parle Ézéchiel, et, frappé
de terreur, vous croiriez en ce moment assister
à une scène de la fin du monde.
Des voyageurs ont parlé de la belle couleur
dorée que le brillant soleil de l’Attique a répan-
138
PALMYBB.
due sur les monuments de la vieille Athènes ;
cette côuleur est plus fortement prononcée sur
les édifices de la cité de Zénobie. A la première
vue, on pourrait penser que la teinte éclatante
des ruines de Palmyre est artificielle , tant elle
est vive, ardente; mais on reconnaît bien vite
que ce vêtement d’or est l’œuvre du soleil, bien
plus chaud, bien plus resplendissant au milieu
du désert de Syrie que dans la Grèce et l’Asie
Mineure.
On se demande naturellement à quelle époque
ont été élevés les monuments de Palmyre, dont
nous contemplons aujourd’hui les débris. Ces
grandes ruines ont-elles appartenu aux édifices
construits par Salomon? Sont—ce là les restes de
la cité bâtie par Zénobie, ou ceux des recon¬
structions des empereurs romains? Quand même
Molala ne nous dirait pas que Nabuchodonosor
détruisit Palmyre en allant assiéger Jérusalem,
il serait facile de reconnaître, d’après la vue des
ruines, que la cité élevée par Salomon s’est depuis
longtemps effacée du sol. Puisque les historiens
latins ont écrit qu’Aurélien rasa la ville de Tedmor,
il semblerait que les monuments qui subsistent
encore n’auraient pas été élevés par Zénobie ; et,
dans ce cas, ce que nous voyons aujourd’hui, ce
PALMYRB.
139
gerâit donc ce qui reste de la cité rebâtie par
Juitinien? Cette dernière assertion nous paraît
sans probabilité ; en voici la raison : les monu¬
ments deTedmor ont un aspect grandiose; l’ar¬
chitecture , les ornements de sculpture, sont
d’une élégante et noble simplicité : c’est le goût
exquis des beaux âges de la Grèce et de Rome.
Les édifices de Balbek , si admirables et si ad¬
mirés, ne sont pas comparables, sous ]e rapport
de la pureté du style, aux édifices de Tedmor.
Or chacun sait qu’au sixième siècle, au temps
de Justinien, l’art était en pleine décadence, et
l’église de Sainte-Sophie (à Byzance), qui fut
bâtie par ce prince, témoigne assez du mauvais
goût de ce temps-là.
11 ne faut pas prendre à la lettre ce que
les historiens nous disent de la destruction d’une
ville par uns armée victorieuse ; le glaive mois¬
sonne une partie de la population ; les de¬
meures des habitants sont dévastées , mais
tout ne périt point : les grands monuments res¬
tent > ou du moins il en subsiste toujours assez
pour qu'on puisse juger de leur magnificence et
de leur caractère. Nous croyons donc que la
ville de Zénobie ne tomba pas entièrement sous
les coups de la colère d’Aurélien, et que les belles
HO
PALMYRE.
ruines de Palmyre ont appartenu aux édifices
élevés sous le règne de la veuve d’Odenath. Jus¬
tinien n’avait fait que restaurer les anciens mo¬
numents ; il est facile, du reste, de reconnaître
les travaux qui furent exécutés sous les ordres
de Patrice l’Arménien. Nous savons que vers le
milieu du troisième siècle, époque où Zénobie
vivait, l’architecture et la sculpture étaient en
décadence, car les superbes monuments deBal-
bek, si surchargés d’ornements, portent l’em¬
preinte d’une époque où déjà l’art se corrompait.
On n’a pas à reprocher aux monuments de Pal¬
myre le brillant défaut des monuments de Bal-
bek ; l’harmonie parfaite, la majesté simple des
édifices de Tedmor , doivent être attribuées au
génie de Zénobie, qui avait su choisir dans la
Grèce et dans l’Asie Mineure les premiers maîtres
dans les arts.
Nous n’entreprendrons point une description
détaillée des ruines de Tedmor : ce serait l’impos¬
sible. Une grande confusion, le désordre le plus
complet, régnent au milieu de ces débris. On ne
pourrait pas plus désigner les monuments de Pal¬
myre d’après leurs vestiges, qu’on ne pourrait
dire les noms de toute une génération d’hommes
dont on verrait les ossements répandus dans une
PALMYRE. 141
vallée ou enterrés dans des catacombes. Nous
nous en tiendrons aux principales ruines.
Les débris de Tedmor couvrent un espace
d’une lieue et demie de circonférence ; cet em¬
placement ne suffisait pas sans doute à l’ancienne
ville : la cité s’étendait à l’orient et au midi sur
un terrain de plusieurs milles. Vers ces deux di¬
rections, sur un vaste espace, on voit des ruines
à fleur de terre, et les Arabes nous disent quedans
les jours de tempête, le violent simoun, en creu¬
sant le sable, met à découvert de grands débris
qui se recouvrent ensuite de terre dans les jours
calmes. Les ruines, dispersées sur une lieue et
demie d’étendue, sont enfermées dans une en¬
ceinte de remparts détruits sur plusieurs points ;
ces murailles délabrées ou effacées de la terre
sont l’œuvre de l’empereur Justinien. Deux ruis¬
seaux , dont l’eau est fortement imprégnée de
sel, serpente à travers les ruines. La plus consi¬
dérable de ces deux sources vient de l’ouest; elle
jaillit du fond d’une grotte au pied de la mon¬
tagne, où se trouve encore un autel dédié à Ju¬
piter. On ignore le lieu de la source du ruisseau
qui vient du nord; ce courant d’eau coule dans
un aqueduc souterrain, qu’on a mis à décou¬
vert en plusieurs endroits. Ces deux ruisseaux
142
PALMYRE.
arrosent à peu de distance, au midi de la cité,
quelques petits jardins où croissent des palmiers
et des oliviers. Les eaux des sources forment le
sel de la vallée dont nous avons parlé au com¬
mencement de cette lettre. Au sommet de la
montagne qui borne au nord l’emplacement de
Palmyre, apparaît un château qu'Ebn-Maamem,
gouverneur de Damas, avait fait bâtir avant l’in¬
vention de la poudre à canon pour empêcher les
Persans de pénétrer en Syrie.
A l’extrémité sud-est de l’emplacement de la
cité, s’offrent les plus belles ruines du monde:
celles du temple du Soleil. Ce qu’on voit d’abord,
c’est une muraille en marbre de deux cents
pas carrés environ et de vingt à vingt-dnq
pieds d’élévation ; cette muraille d’enceinte, qui
a souvent servi de lieu de défense aux bédouins,
est flanquée de pilastres corinthiens d’un travail
achevé. Ori pénètre dans cette enceinte par une
porte très-basse qui regarde le couchant; cette
porte, où l’on remarque des traces d’une admira¬
ble sculpture, a été gâtée par les Arabes qui y ont
ajouté une construction grossière. Dés qu’on a
mis le pied dans l’enceinte du mur, apparaît,
à droite et à gauche, une colonnade qui fait tout
le tour de la muraille d’enceinte. Ces colonnes,
PALMYRE.
143
dont soixante-douze sont encore [debout, sont
cannelées et d’ordre corinthien ; elles ont envi¬
ron cinquante pieds d'élévation; les chapiteaux
des colonnes du temple de Jupiter Olympien à
Athènes ne sont pas plus beaux que ceux de la
colonnade de Palmyre dont nous parlons.
Un chemin, pavé d’énormes morceaux de mar¬
bre blanc, conduit de la porte du couchant au tems
pledu Soleil, qui occupe une éminence au milieu
de l’enceinte. Ce temple forme un carré long de
soixante pieds environ. Les ornemens du porti¬
que sont admirables : ce sont des branches de
palmier, des grappes de raisin, des fleurs, des
fruits, des guirlandes représentées par le ciseau
du sculpteur avec une élégance et un goût
parfaits. Mais l’entablement, la corniche de ce
magnifique portique, sont dégradés et à moitié
détruits. Cette entrée du temple est fermée par
une misérable construction des bédouins, et
l’on pénètre dans l’intérieur du monument en se
traînant à plat ventre par une ouverture étroite
pratiquée dans le mur. La partie méridionale de
l’intérieur du temple a été convertie en mos¬
quée, qui est elle-même abandonnée; à l’extré¬
mité septentrionale de l’intérieur du monument,
est une grande niche magnifiquement travaillée;
144 PAtMYRE.
c’est là que l’image du soleil était placée : Auré-
lien la prit et l’emporta à Rome pour être dé¬
posée dans le temple du Soleil que le vainqueur
de Zénobie avait fait élever sur le mont Quirinal.
Un demi-siècle plus tard, plusieurs colonnes du
temple du Soleil bâti par Aurélien furent trans¬
portées à Byzance pour orner l’église de Sainte-
Sophie, le premier temple élevé en l’honneur du
dieu del’Évangile : mystérieuse destinée des pier¬
res qui ont servi de sanctuaire à des cultes si
différents ! Le péristyle du temple du soleil à Pal-
myre n’existe plus que vers la partie orientale,
où on compte encore neuf colonnes debout avec
leur entablement; mais les ornements des cha¬
piteaux ont disparu : c’étaient des tigettes et des
feuilles d’acanthe en bronze doré; sur des tam¬
bours restés nus, on voit les trous où se trou¬
vaient ces richesses, qui furent enlevées sans
doute par les Romains victorieux.
Nous montâmes sur la voûte du temple en
passant par un escalier en marbre; la voûte, for¬
mée d’énorme blocs de marbre joints ensemble
sans mortier ni ciment, est d’une grande solidité.
Du haut du monument, on a sous les yeux tout
ce qu’il y a de plus dégoûtant, de plus misérable,
confondu avec tout ce qu’on peut voir de plus ri-
PALMYRE.
145
che, de plus beau; cent trente cabanes de bédouins,
construites en boue, sont adossées contre les
murs du temple du Soleil, contre la muraille
d’enceinte et contre la magnifique colonnade qui
vaut, à elle seule, la peine qu’on fasse le voyage
de Palmyre. Que les ruines du temple du Soleil
seraient belles à contempler si elles n’étaient pas
mêlées à ces misérables huttes de sauvages !
Au nord du temple du Soleil, à trois cents pas
de distance, apparaît un arc de triomphe ; deux
portes latérales se joignent de chaque côté à l’arc
de triomphe, et achèvent de donner à ce monu-
ment, riche de sculpture, un aspect grandiose et
admirablement pittoresque. Deux rangs de co¬
lonnes corinthiennes, d’une grande hauteur, par¬
tent de l’extrémité septentrionale de la cité, et
viennent aboutir à l’arc de triomphe et aux deux
portes; ces deux rangs de colonnes forment une
immense et magnifique galerie, dont la largeur
est de trente à quarante pieds : c’était peut-être
une avenue conduisant au temple du Soleil. De
distance en distance sont des portiques qui ser¬
vent d’entrée à la longue galerie. Un grand nom¬
bre de colonnes sont renversées ou brisées ;
soixante - sept seulement sont encore debout.
Contre les colonnes, à une hauteur de cinq pieds,
40
II.
146
PALMYRE.
sont des piliers de marbre qui s’avancent dans
l’intérieur de la galerie; ces piliers supportaient
les statues des grands hommes de Palmyre, car
au-dessous de chaque pilier sont gravées des in¬
scriptions grecques, qui marquent le nom et la
dignité des personnes dont les statues occupaient
cette place; au bas de l'inscription grecque est
une inscription palmyréenne, qui est la traduc¬
tion des paroles helléniques. La langue des an¬
ciens Palmyréens ne différait pas du syriaque. Il
ne faut pas s’attendre toutefois, comme l’a re¬
marqué le savant abbé Barthélemi, que toutes
les inscriptions qu’on trouve sur les pierres de
Palmyre répandent un grand jour sur l’histoire
de cette ville; les inscriptions ne nous ont trans¬
mis que des faits particuliers, ne se rattachant
à aucune circonstance importante.
A l’orient de la grande galerie s’élèvent quatre
temples à moitié détruits ; les uns n’ont gardé
que la cella , ou corps de bâtiment, les autres
que leurs péristyles; ces temples ne sont pas
d’une grande dimension. A l’ouest apparais¬
sent des murailles colossales, qui semblent avoir
appartenu à un gymnase. Ce qui surprend à
Palmyre, c’est de ne pas trouver une seule
trace de théâtre, de cirque, ou de stade. De tous
PALMYRE.
147
les monuments des anciennes villes d’Orient,
ceux qu’on destinait aux jeux publics ont mieux
résisté que les autres aux ravages du temps; j’ai
vu des théâtres presque entiers dans toutes les
villes ruinées de l’Asie Mineure et de la Grèce :
On sait que les Grecs et les Romains aimaient
passionnément le théâtre. On trouve cependant,
sur une colonne de Tedmor, une inscription qui
prouve qu’il y avait des théâtres dans cette ville.
L’inscription donne de grands éloges à un ma¬
gistrat appelé Zénobius, pour avoir dirigé les
jeux publics avec honneur et habileté.
La nécropole de Palmyre se trouve à une de¬
mi-heure au nord-ouest du temple du Soleil ;
elle s’étend dans un vallon que les Arabes ap¬
pellent Wadi-el-Kébour (vallée des Sépulcres). Les
tombeaux portent un caractère d’architecture
beaucoup plus ancien que les autres édifices de
la cité ; ces tombeaux sont construits avec
plus de simplicité ; ils ont été élevés, sans nul
doute, avant l’introduction de l’art grec à Pal¬
myre. Ils ont la forme d’une tour carrée, d.’en-
viron quarante pieds d’élévation, et couvrent un
espace de quinze pieds. L’extérieur de ces sé¬
pulcres est revêtu de pierres grossières ; sur la
façade qui fait face su midi est une niche
148
PALMYRE.
où se montrent un mort couché dans un cer¬
cueil, et trois personnes debout autour du cer¬
cueil. On entre dans le tombeau par une porte
basse; l’intérieur est entièrement revêtu d’un
marbre éclatant de blancheur; on voit partout
des bustes d’hommes et de femmes à qui les
Arabes ont coupé la tête. Il s’y trouve des ni¬
ches semblables à celles qu’on rencontre dans
les catacombes de l’Égypte. Les Palmyréens en¬
sevelissaient leurs morts comme l’ancien peuple
des bords du Nil. Le voyageur Wood trouva,
dans un monument funèbre de Tedmor, une
momie tout à fait semblable à celles du pays des
pharaons. Un bédouin qui m’accompagnait dans
ma visite aux ruines, me dit qu’il y avait autre¬
fois un grand nombre de momies dans les sé¬
pulcres de Palmyre, mais que les Arabes les
avaient enlevées, dans l’espérance d’y trouver
des trésors.
Au delà de la grande galerie, dont nous avons
parlé tout à l’heure, on remarque des demeures
funèbres qui sont moins anciennes que celles de
Wadi-el-Kébour ; ce sont de beaux sarcophages
de marbre, les uns brisés, les autres dans un état
de parfaite conservation. Sur le couvercle de ces
cercueils de marbre s’offrent des corps d’hom-
PALMYRE. 149
mes , de femmes , d’enfants. admirablement
sculptés.
Trois causes ont contribué à la conservation
des édifices de Palmyre; la première, la plus im¬
portante de toutes, c’est que cette ville étant sé¬
parée , pour ainsi parler, du reste du monde,
on n’a pas pris ses pierres pour les faire servir
à d’autres constructions ; la seconde, c’est que
le climat sec et brûlant du désert conserve
mieux les monuments que le climat humide et
froid de l’Europe; la troisième, c’est que les bé¬
douins préfèrent une tente de toile à une maison
de pierre. Les matériaux qui servirent à la con¬
struction des monuments de Tedmor furent ti¬
rés d’une belle carrière de marbre qu’on trouve
dans le flanc de la montagne, à une lieue et de¬
mie de Palmyre.
J’avais contemplé les ruines de Palmyre à
toutes les heures du jour ; je voulus me prome¬
ner, la nuit, au milieu de ces grands débris. On
éprouve des impressions indéfinissables en er¬
rant seul à travers cette ville morte lorsque
des millions d’étoiles brillent au ciel, et que la
lune blanche et belle répand ses pâles et mou¬
rantes clartés sur ces innombrables colonnes, sur
ces temples, ces palais, ces portiques, ces arcs de
PALMYRE.
150
triomphe et ces vieux sépulcres délabrés. Cou¬
ché sur le sable encore brûlant des feux du so¬
leil , la tête appuyée sur un tronçon de colonne,
je prêtais l’oreille aux longs frémissements des
branches des palmiers agitées par la brise,
aux cris sinistres des oiseaux de nuit qui ont
fait leur retraite dans les feuilles d’acanthe des
chapiteaux, au léger bruit de l’eau qui cou¬
lait sous mes pieds ; puis je croyais entendre des
voix perdues dans l’espace, des accents incon¬
nus, des soupirs, des plaintes, des gémissements
mystérieux.
Mes regards erraient indifféremment sur les
ruines, et mon imagination leur prêtait des
figures bizarres. Mon esprit était accablé par un
monde d’idées : les noires ombres des colonnes
qui s’allongeaient sur le sable m’apparaissaient
comme des fantômes qui venaient pleurer sur le
cadavre de Palmyre. Parmi toutes ces ombres
gigantesques, une plus petite se dessinait, se
mouvait, de moment en moment, sur le sable
poudreux ou sur la façade d’un tombeau. Cette
ombre était celle d’un bédouin; il s’arêta immo¬
bile , à trois pas de moi ; il tenait dans sa main
une longue lance surmoniée d’une touffe de
plumes d’autruche. Je crus que j’allais être at-
PALMTRE.
151
taqué, et je saisis un de mes pistolets, suspendus
à ma ceinture.
« Salut à toi ! me dit le bédouin ; que fais-
tu tout seul au milieu de ces ruines ? ne crains-
tu pas la fatale influence des djins (génies)?
— Et où vas-tu, toi-même? lui répondis-je.
— J’ai perdu tin de mes chameaux, et je le
cherche, voilà! »
Après un moment de silence le bédouin re¬
prit d’une voix calme et grave :
« Ainsi, il fut un temps où la ville de Tedmor
était habitée par un autre peuple que le peuple
arabe qui existe maintenant?
— Oui, une nation grande dans la guerre,
dans les arts, dans le commerce, vivait jadis au
milieu de cette enceinte où nous ne voyons
aujourd’hui que des ruines et de la poussière.
Tout est dévasté. 1 Les tombeaux de Wadi-el-
Kébour sont mêmes vides ! » L’Arabe, levant
les yeux et les mains vers le ciel étoilé, répon¬
dait :
a Dieu seul est grand, éternel! »
Durant cette nuit où je veillais assis au milieu
des ruines de Palmyre, lorsque, sous les rayons
de la lune, le mélange des ombres et de la blan¬
cheur des colonnes retraçait à mon ëSprit de
152
PALMVRE.
fantastiques images , lorsque les pas de ce bé¬
douin étaient venus tout à coup troubler la
paix de ma rêverie, comme un fantôme échappé
des sépulcres de l’antique cité, je me rappelais
que Volney avait évoqué, il y a cinquante ans,
le génie de Palmyre , et je songeais aux médi¬
tations du philosophe voyageur. Autour de moi
et sur ma tête, de quelque côté que je portasse
mes regards, toute chose prenait à mes yeux un
grand caractère, et mon esprit s’envolait vers
les plus hautes régions de la pensée. Il me sem¬
blait que je n’avais jamais vu de plus haut tout
ce qui tient à l’homme, à son histoire, à ses
besoins , à sa destinée; les objets, les questions
morales, prenaient dans mon intelligence des
proportions sublimes, et je m’étonnais que le
grand spectacle des ruines de Palmyre, de son
désert et de ses cieux resplendissants, eussent
laissé l’esprit de Volney dans les régions infé¬
rieures d’une étroite philosophie.
Je me disais que ce lieu était bien mal choisi
pour y élever une chaire en faveur des froides et
petites doctrines du dix-huitième siècle. Du haut
de ces grands débris qui semblent planer sur cet
Orient si plein de merveilles, je ne comprenais
pas le scepticisme railleur, les chicanes irréli-
PALMYRE.
253
gieuses , les épigrammes voltairiennes; debout
sur ces hauteurs historiques, je sentais mieux
les choses éternelles; et, lorsque mon imagination
convoquait dans les solitudes de Tedmor les di¬
verses nations de la terre, ce n’était point pour
leur disputer leurs croyances , ni pour faire
un procès à leur foi : c’était pour leur entendre
dire et proclamer à la face des cieux qu’il n’y a
de repos pour les empires, d’honneur pour
les sociétés, de noblesse et de grandeur pour
l’homme, que dans la religion. On peut dire
des erreurs ce que les légendes d’Allemagne
ont dit des morts: elles vont vite; elles pas¬
sent ces doctrines de mensonge ; et, depuis
le temps où Volney se riait des croyances humai¬
nes , dans quelle rapide décrépitude on a vu
tomber ses enseignements ! Quel homme sérieux
voudrait en prendre aujourd’hui la responsabi¬
lité ? Quel penseur grave n’a pas laissé bien loin
derrière lui cette philosophie, qui dépouille
l’homme et ne lui donne rien ? En cinquante
ans, les doctrines de Volney sont devenues de
misérables ruines, auxquelles nulle intelligence
élevée ne prend garde ; ces doctrines sont mille
fois plus vieilles que les colonnes, les chapiteaux
et les sépulcres dè Tedmor. La philosophie de
154
PALMTRE.
Volney est à l’éternelle vérité ce qu’est le sable
du désert qui roule sous le vent, tourbillonne,
et puis vient s’arrêter et mourir au pied des
murs immobiles du temple du Soleil.
STRIE.
155
LETTRE XXIX.
Nouvelles fourberies de nos bédouins,—Départ de Homs.— Kosséir.— Sources
de l’Oronte. — Projet anglais de joindre l’Oronte a l'Euphrate.— Damas. —
Encore le recrutement] de l’armée égyptienne.—Visite 4 l’émir Beschir.
—Milady Esther Stanhope. — Saint-Jean-d'Acre.
A MON FRERE.
Saint-Jean-tfAcre, novembre 1837.
Vous n’avez pas oublié le stratagème inventé
par nos bédouins pour nous escroqùer de l’ar¬
gent en allant du camp de Mézied à la tribu du
cheik Pharaah. Le premier jour de notre arri¬
vée à Palmyre, pendant que j’admirais le temple
du Soleil, Sélim, le chef de notre escorte, me
dit que, si je ne lui donnais pas cent piastres à
l’instqnl même , il allait partir avec ses frètes pour
les tentes de Mézied , et qu’ils nous laisseraient
seuls à Tedmor. Mon esprit était complètement
absorbé par la vue des grandes ruines; et, pour
156
SYRIE.
me débarrasser de l’importunité du bédouin,
je lui jetai cinq pièces d’or au visage. Un jour
après notre départ de Palmyre (le 28 octobre),
nous arrivâmes au milieu d’une nombreuse tribu
campée dans un large vallon. Nous nous repo¬
sâmes trois heures sous la tente du cheik, puis
je dis à Sélim de nous remettre en route. « Vous
allez rester éternellement dans ce désert, nous
dit Sélim, si vous ne me donnez pas avant un
quart d’heure quatre-vingts piastres ; nous ne
remonterons à cheval avec vous que lorsque
j’aurai dans ma main l’argent que je demande :
les Francs sont riches et les bédouins sont pau¬
vres, voilà !
— Nous ne te donnerons pas un para , et nous
partirons, répondis-je à Sélim. Ibrahim, à che¬
val ! » dis-je à notre interprète. Il était à peine
monté, que le bédouin le prit par une jambe, et le
jeta à terre. Furieux, je descends aussitôt de ma
monture, je prends ibrahim par les hanches, et
le fais sauter sur son cheval. Puis , me tournant
vers Sélim : « Arabe sans foi, lui dis-je, si je te
trouve encore sur mon chemin pour l’interrom¬
pre , je briserai ma lance sur ton front ! » L’Arabe
fut offensé de ces paroles prononcées avec colère.
<c Ah ! murmura-t-il entre ses dents en lançant
SYRIE.
157
sur moi un féroce regard, si tu n’étais pas sous
la protection de Mézied, tu ne verrais pas demain
le lever de l’aurore ! » Sélim m’inspirait un trop
profond mépris pour que je pusse lui répondre
encore.
Les bédouins nous laissèrent partir seuls du
camp où nous nous étions reposés; mais, après
avoir cheminé un quart d’heure, nous les vîmes
venir vers nous. Tout n’était pas fini avec notre
escorte de voleurs. Arrivés sous la tente de Mé¬
zied , le 29 octobre, Akmed, le fils du cheik,
qui sera un jour un des plus grands haramis du
désert, voulait à toute force un tapis qui servait
de lit de repos à mon compagnon de voyage.
Nous arrachâmes le tapis des mains d’Akmed.
Son père était présent à cette scène, mais, pil¬
lard comme les autres bédouins, il ne lui adressa
aucun reproche.
Sélim et un autre nègre affranchi vinrent nous
accompagner jusqu’au village de Heurra-Baal-
Bek, situé à une heure au nord de Homs. Sélim
alla chercher le kiatib (écrivain) du village pour
le prier d’écrire sous notre dictée « que les
hommes de la tribu de Mézied nous avaient con¬
duits à Tedmor et ramenés sains et saufs à Homs,
et que nous n’aviom qu’à nous louer de leurs bons
158
STRIE.
procédés à notre égard. » Nous refusâmes de si¬
gner une pareille déclaration. Sélim était dans
de mortelles inquiétudes : « Vous ne direz pas,
si vous voulez, que vous êtes contents de
nous , mais vous êtes obligés de déclarer que
vous n’avez pas été tués dans le désert, tant que
la tribu de Mézied vous a tenus sous sa protection. Si
des brigands de la Syrie ou de la Palestine vous
assassinaient sur les chemins de ces deux provin¬
ces, et qu’on ne pût savoir les noms des meur¬
triers, ce crime pèserait sur tous les bédouins de
la tribu du noble cheik Mahmoud; vous voyez
bien, ô Frandjis! que ce 9erait une injustice trop
grande. »
Le kiatib nous jura sur le Koran qu’il dirait
seulement dans son billet que les hommes de la
tribu de Mézied ne nous avaient point tués , et qu'ils
nous avaient ramenés sains et saufs à Homs. La dé¬
claration ainsi faite fut signée par quatre témoins
du village de Heurra-Baalbek. Sélim prit le pa¬
pier , et s’en alla dans son désert en adressait
au ciel des vœux pour la conservation de nos
jours.
Je suis entré dans tous ces détails, parce que
j’ai pensé qu’ils auraient pour vous de l’intérêt.
D’ailleurs, tous ces laits qui me sont propres
SYRIE. 159
pourront vous donner une juste et complète
idée de l’amour du pillage chez les Arabes.
Nous quittâmes Homs le 4 novembre. Nous
nous dirigeâmes à l’ouest à travers une vaste
plaine, très-susceptible de culture, mais en
friche , faute d’habitants. Nous arrivâmes au
village de Kosséir, au bout de cinq heures de
marche. Ce fut à Kosséir que l’armée égyp¬
tienne, commandée par Ibrahim-pacha, se réu¬
nit le 6 juillet 1832. Les troupes de Mahmoud II,
composées de soixante mille hommes, avaient
déjà franchi le mont Taurus ; elles n’étaient pas
très-éloignées de Homs le 6 juillet, et auraient
bien pu savoir ce qui se passait dans l’armée
d’ibrahim, à une distance de cinq lieues. Le
4 juillet, il n’y avait encore à Kosséir que quatre
ou cinq mille Égyptiens , tandis que trente ou
quarante mille Ottomans étaient campés dans les
environs de l’antique Émesse. L’armée impériale
de Mahmoud aurait coupé court à l’expédition de
Syrie, si elle avait voulu mettre en déroute les
soldats égyptiens campés à Kosséir. Hussein-
pacha , général en chef des troupes turques, se
prépara à agir contre le vassal rebelle, lorsque
Ibrahim avait déjà pris Acre, Damas, et était des¬
cendu dans la vallée de l’Oronte. Toutes les opé-
160 SYRIE,
rations de l’armée ottomane furent paralysées
par l’inertie : après bien des lenteurs, elle se mit
en marche sans provisions assurées, sans vivres
préparés. Les régiments osmanlis arrivèrent à
Homs, épuisés de fatigue et de faim. Le séras-
quier d’Alep et Hussein ne s’inquiétaient pas
plus de cette disette que de l’approche de l’en¬
nemi ; pendant que les Turcs affamés se dispu¬
taient quelques misérables aliments, les deux
pachas passaient leurs journées à fumer, à se
complimenter sous leur tente. Ibrahim n’a dû
ses victoires en Syrie, il y a quatre ans, qu’à la
mauvaise organisation des troupes turques, et
surtout à l’incapacité des chefs qui les comman¬
daient.
Cinq heures de marche conduisent de Kosséir
au petit village de Labaouah. Avant d’arriver à ce
bourg, on passe successivement par les villages de
Zaarah, entouré de charmantsjardins, et par celui
d’El-Hah, dontla population est chrétienne. La¬
baouah est situé à l’extrémité occidentale d’une
longuevalléeforméeparla chaîne du Liban; sa di¬
stance de Balbek est de cinq heures. Je marque
avec précision le lieu où s’élève le village de La¬
baouah, parce que c’est là que se trouvent les sour¬
ces de l’Oronte, le roi des fleuves de la Syrie. Ces
SYRIE.
161
sources sont belles, abondantes ; elles jaillissent
du sein d’un terrain rocailleux. Ces sources se di¬
visent d’abord en une infinité de petits ruisseaux,
qui n’en forment plus qu’un seul à une distance de
cinq lieues, vers le village de Zaarah. Les sour¬
ces de l’Oronte ne tarissent jamais, quoi qu’en
dise Volney. C’est à Labaouah que la fable place
l’endroit où l’effrayant Tiphon à cinquante têtes
fut frappé par la foudre. Le dragon, dans sa fuite
pour chercher un refuge, sillonna profondément
la terre et fit jaillir les sources de l’Oronte. Ce
fleuve fut appelé Oronte , du nom d’un homme
qui le premier construisit un pont sur ses rives ;
mais auparavant, l’Oronte portait le nom de Ti¬
phon '. Les diverses petites branches du fleuve
El-Assi se réunissent, comme je l’ai dit plus haut,
du côté de Zaarah ; de là l'Oronte se dirige vers
le nord, traverse le lac Kadas, comme le Jour¬
dain traverse la mer de Galilée, passe non loin
de Homs, à Hamah , Chaïssar , Phamieh , et se
jette, près de cette dernière ville, dans un autre
lac qui porte son nom. En sortant du lac de Pha¬
mieh, l’Oronte vient arroser la vallée où s’élèvent
les cités de Schogr et de Darcorieh ; plus loin,
1 Strabon.
4 t
h.
10*2
SYRtB.
il passe sous le Pont de Fer, célèbre par un fait
d’armes des premiers croisés, et, après avoir bai¬
gné les murs d’Antioche, il va se jeter dans la
mer, près de Souédié, l’antique Séleucie. L’Oronte
est très-poissonneux, ainsi que les beaux lacs
qu’il traverse dans son cours.
Vous avez parlé, dans une lettre du septième
volume de la Correspondance d'Orient, du projet an¬
glais de joindre l’Oronte à l’Euphrate par un ca¬
nal. Cette entreprise n’a pas encore été mise à exé¬
cution. Le point de l’Oronte le plus rapproché
de l’Euphrate est Antioche. La distance d’un
point à l’autre est d’environ vingt-cinq lieues J
cet espace ne s’étend pas entièrement sur un pays
plat : les environs d’El-Bir sont hérissés de petites
montagnes, et on aurait à percer plusieurs col¬
lines dans le voisinage d’Antioche. Cette Vaste
entreprise n’est pas inexécutable; mais, pour
arriver à son accomplissement, il faudrait,
comme vous l’avez dit, la possession paisible du
pays. La réalisation d’un tel projet changerait la
face de l’Orient. La route commerciale des Indes
ne doublerait plus le cap de Bonne-Espérance ;
elle suivrait une ligne plus courte et plus directe
en liant la Méditerranée, soit à la mer Rouge par
Suez, soit au golfe Persique par l’Euphrate et
SYRIE.
163
l’Oronte. Cet admirable pays de Syrie n’est pas
condamné sans doute à vivre éternellement sous
la barbare domination des musulmans ; la croix,
ce grand étendard de la nouvelle civilisation du
monde, prendra la place du croissant dans les
contrées d’Asie, et, par un retour du monde
moderne vers le théâtre des grandes luttes du
monde ancien, la Méditerranée sera encore le
rendez-vous des nations.
J’ai pu voir par moi-même, en passant à Bai-
bek, que les monuments de cette antiqufe cité
sont inférieurs, sous le rapport de l’art, aux édi¬
fices de Palmyre. Les dimensions des temples
d'Héliopolis de Célé-Syrie sont plus extraordi¬
naires que celles des temples de Tedmor. A Bal-
bek, la richesse des ornements de sculpture l’em¬
porte sur Palmyre; mais on cherche en vain dans
la ville du Soleil la belle et noble simplicité des
monuments palmyriens. On a vu, dans ces der¬
nières années, de riches personnagesd’Occident,
qui, à leur arrivée en Syrie, parlaient déjà de
leurs grands préparatifs de voyage à Palmyre ;
ces voyageurs, ayant appris plus tard que les
ruines de la cité de Zénobie étaient moins éton¬
nantes que celles de Balbek, ont renoncé, sans
trop de regret, à la course dans le désert. D’au-
SYRIE.
164
très pèlerins ont écrit, d’après des ouï-dire, que
les ruines de Palmyre ne valaient pas toute la peine
tpi’on se donnait pour aller les visiter. Ces voyageurs,
qui expriment leurs jugements sans avoir vu les
choses dont ils parlent, auraient été plus sin¬
cères s’ils avaient dit que les grandes fatigues du
désert les avaient fait reculer devant l’entreprise.
Maintenant que nous avons vu Palmyre, nous
sommes loin de partager les opinions de ces timi¬
des explorateurs; nous dirons à ceux qui vien¬
dront contempler les merveilles de l’antique
Orient, de s’en aller à Tedmor, sans craindre de
ne pas être payés de leur peine par l’intérêt et l’ad¬
mirable beauté de ces ruines. Et d’ailleurs, quand
même l’architecte ou le sculpteur trou verait moins
de perfection et de magnificence dans les monu¬
ments de Palmyre que dans ceux de Balbek,
n’est-ce pas un assez grand spectacle que celui
de la cité de Palmyre tristement couchée au
milieu d’un vaste et solitaire désert? N’y a-t-il
pas là une immense source de réflexions?
M. de Lamartine avait trouvé, dit-il, à Damas,
un cheik de tribu de la route de Palmyre qui se
chargeait de le conduire sain et sauf aux grandes
ruines, mais à condition que l’illustre pèlerin
serait seul et vêtu en bédouin du désert. Cette condi-
SYRIE.
165
tion a pu être faite à M. de Lamartine, mais ce
n’est pas un usage général; je suis allé à Ted-
moravec un Parisien, un Syrien et un Arabe du
Sennaar ; aucun de nous ne portait le costume
des bédouins, et les hommes du désert qui nous
servaient d’escorte ne nous firent point d’obser¬
vations là-dessus.
Je suis allé de Balbek à Damas en passant
par Zibdani. En parlant de l’invasion égyptienne
qui menaçait la Syrie en 1831 , époque où vous
étiez à Damas, vous disiez qu’Ibrahim serait le
bienvenu dans la sainte ville, pourvu qu’il se
présentât au nom du Koran et des intérêts de
l’islamisme; que les Damasquins chercheraient à
briser le joug de Méhémet-Ali du jour où ils
verraient en lui l’homme des idées nouvelles, le
rival de Mahmoud dans la carrière de la réforme.
Vos prévisions sur le caractère indomptable des
musulmans de Damas ne se sont point réalisées.
Au mois de juin 1832, immédiatement après le
siège de Saint-Jean-d’Acre, Ibrahim se présenta
en effet aux Damasquins au nom du Koran; mais,
comme le fils de Méhémet-Ali ne se soucie pas
plus du livre de Mahomet que de l’Évangile, il
n’a point tenu les promesses qu’il avait faites
d’abord à la sainte ville. Malgré l’oppression
SYRIE.
166
cruelle qui les écrase depuis cinq ans, les Da-
masquins n’ont fait aucune tentative pour secouer
le joug égyptien ; et les diverses populations de
la Syrie se sont déjà révoltées vingt fois contre
Méhémet-Ali ! La bravoure, l’amour de la liberté
et l'horreur des tyrans soht bien plus enracinés
dans le cœur des chrétiens de Syrie et des habi¬
tants de la Palestine que chez les Damasquins.
Un homme d’honneur et d’intelligence, M. Bau -
din, notre agent consulaire à Damas, me disait:
<c Ces Damasquins si intraitables se soumettent
maintenant avec humilité à toutes les exigences
du gouvernement égyptien; on les fait marcher
à la baguette. Avant la conquête de la Syrie
par Ibrahim, nul chrétien, quel qu’il fût, ne
pouvait franchir les portes de Damas à cheval ou
armé et vêtu à l’européenne : des gardes musul¬
mans le forçaient à descendre de sa monture;
avant d’entrer dans la cité, on lui faisait payer un
tribut de quelques paras. A l’heure présente, ces
humiliations qu’on faisait subir aux chrétiens
n’existent plus. »
Le 8 novembre , nous sommes entrés dans la
sainte ville, à cheval, armés, et nous avons par
couru ainsi toutes les rues et tous les bazars de la
cité. Les musulmans se montraient fiers et superbes
SYRIE.
167
envers les chrétiens quand ils avaient la force en
main, et que rien ne s’opposait à leurs caprices;
depuis que le terrible Ibrahim est venu régner au
milieu d’eux, ils sont devenus humbles et soumis
comme des enfants. Le fanatisme religieux avait
fait toute la puissance des Turcs ; ce fut la religion
du prophète qui les avait poussés de conquête en
conquête. Le fanatisme religieux, comme tout ce
qui servait de base à ce grand colosse de l’empire
ottoman, s’évanouit de jour en jour chez les
musulmans. Il faut dire aussi que les révolutions
qui se sont faites en Orient, dans ces derniers
temps, ont jeté un trouble profond dans l’esprit
des Damasquins : ils ne savent plus ce qu’ils doi¬
vent croire. Ils avaient traité Mahmoud II d’infi¬
dèle , parce que cet empereur avait voulu intro¬
duire en Turquie quelques usages de l’Europe
chrétienne, et Ibrahim-pacha, qui s’était d’abord
annoncé à eux comme le sauveur de l’islamisme,
marche aujourd’hui avec plus d’audace que son
maître de Stamboul dans les voies impies des inno¬
vations. Voilà, dit-on, les véritables raisons qui
font supporter aux Damasquins la domination de
l’Egypte; car les croyants de Damas ont, vous le
savez, des traditions qui leur fontcraindre d’autres
maîtres qu’ils abhorrent bien plus que les musul-
168 SYH1E.
mans de la réforme. « Ce sera, dit la tradition,
par la porte occidentale de Damas que les giaours
(que Dieu maudisse !) entreront un jour en vain¬
queurs dans la noble et sainte ville que le pro¬
phète aimait tant. A tout prendre, disent les
Damasquins, les Égyptiens qui sont au moins
musulmans, valent mieux que les chrétiens. »
Mahomet dit, dans son Koran, qu’au dernier
jour du monde le soleil se lèvera du côté de
l’Occident ; on pourrait appliquer cette prophé¬
tique image à la ruine de l’islamisme. Nous voici
arrivés au temps où, pour les nations du crois¬
sant , la lumière s’est levée du côté occidental ;
le génie musulman a invoqué le secours du génie
chrétien, et celte innovation a été le signe évi¬
dent de la fin de l’islamisme.
Depuis l’établissement d’un nouvel impôt en
Syrie, impôt dont nous aurons bientôt occasion
de parler en détail, on peut savoir au juste la
population d’une ville et d’un village de ce pays.
Le dernier recensement fait à Damas porte à
cent mille les habitants de cette ville. M. de La¬
martine a évalué à quatre cent mille âmes la po¬
pulation de Damas. L’illustre voyageur croit
aussi que, si on ne limite pas arbitrairement la ville de
Damas , si on compte au nombre des habitants tous
SYRIE.
169
ceux qui peuplent les immenses faubourgs et les villages
qui se confondent à l’œil avec les maisons et les jardins
de cette grande agglomération d’hommes, le territoire
de Damas en nourrit un million. Or, le nombre
total des habitants de la Syrie ne dépasserait que
de quatre cent mille le chiffre de M. de Lamar¬
tine appliqué au seul territoire de Damas ! Au
temps de Strabon, dans la première année du
christianisme, la Syrie était habitée par douze
millions d’àmes. En 1793, Volney avait trouvé
deux millions d’habitants dans toutes les pro¬
vinces de la Syrie; aujourd’hui, d’après les ren¬
seignements des personnes les plus instruites,
la population de la Syrie ne va pas au delà d’un
million quatre cent mille âmes : sur ce nombre,
on peut compter six cent mille chrétiens, le reste
est musulman, druze, ansarien ou juif.
Nous sommes venus de Damas à Ebteddin, ré¬
sidence ordinaire de l’émir Beschir , en passant
par les monts escarpés de l’Anti-Liban, la val¬
lée de Békaa, les cèdres de Salomon et Beyrout.
Nous eûmes, en arrivant à Ebteddin, le triste et
douloureux spectacle de plus de quatre cents
femmes pleurant et poussant des cris de déses¬
poir dans la cour du château du prince de la
montagne : ces malheureuses femmes récla-
SYRIE.
170
maient leurs maris, leurs frères, leurs pères, qui
avaient été amenés le jour même dans le château
de l’émir par la moitié d’un régiment égyptien.
On avait fait, deux jours auparavant, une levée
générale d’hommes dans le district du Liban
gouverné par l’émir. Ces paysans de tout âge
avaient été conduits, enchainés deux à deux,
dans la demeure du prince. Nous entendions,
parmi les femmes désolées, d’horribles impré¬
cations contre l’émir ; elles l’accusaient de faire
cause commune avec Méhémet-Ali pour leur ar¬
racher leurs époux, leurs pères et leurs frères ;
pour travailler avec le tyran des bords du Nil à
la ruine totale des populations de la montagne.
Pendant que nous assistions à ces scènes de dés¬
espoir, nous vîmes entrer tout à coup dans la
cour du château une jeune fille, les cheveux en
désordre, les yeux égarés , les traits du visage
bouleversés, les pieds nus et ensanglantés; elle
poussait des cris d’épouvante, et brandissait au-
dessus de sa tête une longue lame. Cette jeune
fille avait sur sa figure quelque chose d’admira¬
ble et d’effrayant. Son apparition soudaine jeta
l’étonnement et l’effroi au milieu de la foule;
la jeune fille se précipita contre la porte de l’ap¬
partement occupé par l’émir; elle répétait en san-
SYRIE.
171
glotant, ces mots : « Rendez-moi mon ami, ren-
dez-moi mon ami ! » Des soldats lui arrachèrent
le fer qu’elle tenait dans sa main , ils la saisirent
brutalement, et l’enfermèrent dans une cham¬
bre. Nous apprîmes, une demi-heure après, que
cette jeune fille était la fiancée d’un jeune Druse
qui avait été emmené, comme conscrit, dans le
château de l’émir. La pauvre fiancée ne se trou¬
vait pas dans son village lorsque les soldats
d’Ibrahim-pacha étaient venus prendre son ami;'
quand elle arriva dans le bourg et qu’elle apprit
l’affreuse 'nouvelle, elle s’en alla à travers les
montagnes vers Ebteddin; le village était situé à
cinq lieues du château, et la jeune fille franchit
ce trajet en moins de deux heures en se déchi¬
rant les pieds sur les pointes des rocs, ou en cou¬
rant au milieu des broussailles. La pauvre en¬
fant n’eut pas seulement la consolation de revoir
une dernère fois celui qu’elle aimait. Le lende¬
main de son arrivée à Ebteddin , son fiancé fut
conduit, avec tous les Druses qui avaient été pris,
vers le lointain pays d’Égypte, d’où il ne revien¬
dra plus. Lorsque je quittai le château de l’é¬
mir, la malheureuse jeune fille était en proie à
une fièvre ardente ; à Sidon, deux jours après,
un maronite qui arrivait d’Ebteddin, nous ap-
172
SYRIE.
prit que la jeune fille avait succombé à son dés¬
espoir. Ainsi, quand la conscription ordonnée
par Ibrahim en Syrie n’entraîne pas après elle
le déshonneur dans les familles, elle y laisse la
mort et la désolation ! voilà comment Méhémet-
Ali et son fils comprennent la civilisation et le
bonheur des peuples! Et ce qu’il y a de plus in¬
croyable dans tout ceci, c’est qu’il puisse se ren¬
contrer des gens, des Européens, qui parlent de
l’Égypte et de la Syrie régénérées sous la domi¬
nation de ces deux hommes impitoyables !
J’ai été reçu par l’émir Béchir, le 23 novem¬
bre, dans sa redoutable forteresse bâtie au som¬
met de la magnifique colline d’Ebteddin, à une
demi-heure à l’orient de la cité de Deer-el-Ka-
mar, peuplée de six mille habitants, et non de
douze mille, comme l’a dit M. de Lamartine.
Le prince de la Montagne est un homme d’envi¬
ron soixante ans; il est de moyenne taille, l’en¬
semble de la figure a quelque chose de sauvage
et de distingué en même temps. Ses yeux sont
bleus, petits, mais pétillants d’esprit ; son nez
est très-gros et sa barbe blanche est belle et
soignée. 11 porte un beau turban blanc, ce qui
n’est permis à aucun chrétien en Orient; mais le
pacha d’Égypte donne à son vieil ami du Liban
SYIUE.
173
toutes sortes de privilèges. Le vieux despote
de la montagne se montra singulièrement cir¬
conspect dans une conversation que nous eû¬
mes ensemble sur les affaires politiques de la
Syrie. L’émir, qui passe pour avoir quelque
chose de la cruauté du tigre ( réputation d’ail¬
leurs bien méritée pour avoir fait brûler les
yeux à ses six cousins) , m’a paru doué de toute
la finesse du chat. 11 passe dans le Liban pour un
homme sans foi, sans parole, un aveugle observa¬
teur des ordres de Méhémet-Ali, un gouver¬
neur tyrannique qui a causé la ruine des habi¬
tants de la montagne en les pressurant depuis
quarante ans; on m’a assuré qu’indépendam-
ment de la somme que l’émir donne ‘chaque
année à Méhémet-Ali pour le pays qu’il gou¬
verne à titre de fermage, il retire pour son pro¬
pre compte, 6,000 bourses (750,000 fr.). Les
Maronites, les Druses et les Ansariens se plai¬
gnent tout haut de l’horrible oppression de l’é¬
mir. Ces peuples répètent souvent que l'émir El-
Gébel , Mohammed-Aly sava sava ( Le prince de
la Montagne et Méhémet-Ali c’est.tout un). 11
est dans la politique de l’émir Béchir d’être chré¬
tien avec les chrétiens, musulman avec les mu¬
sulmans, et Druse avec les Druses : il a fait bâtir
SYRIE.
174
dans son château des églises et des mosquées
pour mieux dérouter les bons montagnards. Les
diverses opinions répandues dans le Liban sur la
croyance religieuse de l’émir Béchir donnent
lieu quelquefois à des disputes assez plaisantes.
Entre autres anecdotes qu’on m’a racontées à ce
sujet, en voici une dont un Français établi en
Syrie depuis longtemps, m’a garanti l’authenti¬
cité.
L’an dernier, un maronite et un musulman
partirent ensemble de leur village pour allet*
porter à l’émir Béchir leur récolte d’olives. Che¬
min faisant, ils s’entretenaient de l’énormité des
impôts qui pèsent sur eux. Le maronite et le
musulman étaient jusque-là parfaitement d’ac¬
cord , mais leur avis fut bien différent lorsqu’ils
abordèrent le chapitre de la religion de l’émir.
a Quoique le prince soit chrétien, dit le maro¬
nite , il ne traite pas mieux les enfants de l’Évan¬
gile que les sectateurs de Mahomet.
— Dans quels pays de la terre as-tu pu voir,
répondit le mahométan avec un air superbe, un
giaour chef des musulmans? Tant que le soleil
brillera au ciel, que la mer ne sera pas desséchée
et que la chaîne du Liban ne changera pas de
place, on ne pourra voir une chose semblable :
SYRIE. 1ÏB
l’émir Béchir est musulman ! Personne n’observè
le jeûne du ramadan avec plus de dévotion que
le prince de la Montagne. Ne lui as-tu pas entendu
prononcer souvent ces divines paroles qui ren¬
ferment le dogme fondamental de notre foi : La
illaha oua Mohammed, vesoul Allah! (Dieu seul est
Dieu, et Mahomet est le prophète de Dieu. )
— Tu mens ! dit le maronite indigné ; l’émir
Béchir est chrétien ! il appartient, comme tous
les maronites, à la sainte Église catholique,.apos¬
tolique et romaine. J’ai vu le prince assistant,
dans la chapelle de son palais, au divin sacrifice
de la messe. »
Le musulman , offensé, donna un grand coup
de bâton sur la tête du maronite ; celui-ci prit
son adversaire par la gorge, et l’aurait tüé sans
un Druze qui arriva vers eux au moment du com¬
bat. Il les sépara.
« Quel est le sujet de votre querelle? » de¬
manda le Druse. On lui dit ce qui venait de se
passer.
« Vous êtes fous tous les deux ! répliqua le Drusê
avec un sourire de pitié: l’émir Béchir n’a pas
d’autre religion que celle des Druses ; on ne trou¬
verait pas dans tout le Liban, ni chez nos frères
du Haouran, un akal (initié) plus instruit que le
176
SYRIE.
prince de la Montagne dans la connaissance des
mystères de notre culte.
Les trois montagnards convinrent d’aller de¬
mander au premier secrétaire de l’émir quelle
était la véritable religion du prince. Lorsque le
premier secrétaire eut entendu les trois monta¬
gnards, il ordonna à son kavas de les saisir, et d’ad¬
ministrer à chacun deux cents coups de bâton
sur la plante des pieds. Le musulman , le maro¬
nite et le Druse furent prévenus ensuite qu’on
les pendrait à la porte de leur cabane, s’ils se
permettaient encore une fois de parler de la re¬
ligion du prince de la Montagne.
De Deer-el-Kamar nous allâmes au village
de Djoun, situé à peu de distance de la de¬
meure de la célèbre Hester Stànhope, la sul¬
tane de Palmyre, l’ancienne idole* du désert,
cette grande renommée que l’avenir confon¬
dra avec les fabuleuses renommées des contes
arabes. Arrivé au bas de la colline de forme
ronde où s’élève la charmante habitation de la
noble Anglaise, je lui écrivis un petit billet en
commun avec M. A. B., pour lui demander la
faveur de déposer le tribut de notre respect et
de notre admiration à ses pieds. Notre drogman
Ibrahim porta notre billet à la nièce de Pitt. Un
SYRIE.
177
quart d’heure après le départ de notre lettre,
un homme à barbe blanche, monté sur un che¬
val blanc, quelque chose de semhlable à un
vieux sorcier vêtu à l’orientale, vint vers nous;
c’était un Anglais, le médecin de lady Stanhope,
le même homme qui alla chercher M. de Lamar¬
tine à Beyrout, pour l’accompagner à Djoun,
dans la demeure de la fée du Liban. Le docteur
anglais était chargé d’apporter la réponse à notre
billet.
« Milady vient d’entendre la lecture du billet
que vous lui avez fait l’honneur de lui écrire ;
elle m’a chargé de vous exprimer tous ses regrets
de ne pouvoir s’entretenir avec vous ; Milady
est gravement malade : elle garde le lit depuis
dix-sept jours. Elle est d’autant plus fâchée de
ne pouvoir vous recevoir , qu’elle a vu au bas
de votre billet un nom qui lui est connu ; elle
aurait aimé à recevoir chez elle M. Poujoulat,
qui a voyagé en Orient avec M. Michaud, en 1830
et en 1831.
— Monsieur, je suis son frère.
— Milady sait que vous ne trouverez pas de
vin à Djoun, et vous prie d’accepter ces quatre
bouteilles qu’elle vous envoie.
— Priez Milady de vouloir bien recevoir mes
li. 42
178
SYRIE.
remercîments sincères et tous mes regrets de
la savoir malade, et de ne pouvoir emporter en
Europe le souvenir d’un entretien avec elle. »
Le médecin me fit un grand salut à la façon
des Arabes , et remonta sur son cheval blanc.
J’ai su par notre consul de France à Beyrout,
que Milady avait lu les relations de quelques
voyageurs français qui ont merveilleusement
brodé sur sa triste et curieuse vie ; ces voyageurs
ont prêté à lady Stanhope d’étranges préoccupa¬
tions, de fantastiques espérances, qui Font vive¬
ment affligée. Les idées bizarres qu’on suppose
à lady Hester, circulent, il est vrai, dans le
pays; mais toutes ces opinions feraient oublier
la femme d’esprit et d’instruction, et j’ai ouï dire
que lady Stanhope en a beaucoup. Je ne veux pas
manquer de vous apprendre que la jument que
lady Stanhope destinait, disait-on, au messie-roi
qui devait paraître en Orient pour régénérer les
peuples de la terre, n’existe plus. Cette belle
jument, issue d’une race dont la branche remontait
aux chevaux de Salomon, a été frappée d’une ma¬
ladie mortelle ; et sa maîtresse n’ayant pas eu le
courage de la voir souffrir, s’est douloureu¬
sement résignée à la faire tuer par un de ses do¬
mestiques.
SYRIE.
179
Lady Rester Stanhope a voué à l’exécration
Méhémet-Ali ét son fils. Ceux qui ont entendu
la nièce de Pitt parler de ces deux hommes,
disent qu’elle ne se sert pour les désigner que
des épithètes les plus flétrissantes. Depuis cinq
ans , la noble fille de lord Chatam a sous les
yeux l’affreux spectacle des misères des peuples
du Liban courbé sous le joug égyptien, et cela
suffirait pour lui inspirer une profonde haine
contre Ibrahim-pacha, si elle n’avait pas elle-
même à se plaindre personnellement du fils de
Méhémet-Ali. Après le siège d’Acye par Ibrahim,
Hester devint l’unique ressource d’un grapd
nombre de familles ruinées par la guerre. La
demeure de Milady se transforma soudain en un
asile où ceux qui avaient faim trouvaient leur
nourriture, et en hospice pour les malades et les
soldats blessés qui avaient défendu Saint-Je^n-
d’Acre.
Quand Milady eut épuisé toutes ses ressour¬
ces , elle écriyit à Ifirahim pour lui demander
de venir au secours des Syriens réfugiés che2
elle et que la guerre avait réduits à la der¬
nière misère. Au lieu d’écouter les prières de la
noble Anglaise, Ibrahim osa lui demander l’extra¬
dition des soldats d’Abdallah-pacha qu’elle avait
180
SYHIB.
recueillis. Ce fut alors que Milady repoussa avec
une admirable énergie les sollicitations du fils du
vice-roi. « Avant d’attenter à la vie des malheu¬
reux que j’ai abrités sous mon toit, lui fit-elle
répondre, il faudra m’assassiner moi-même. »
Les hostilités qui allaient commencer entre les
troupes égyptiennes et les troupes turques, ne
permirent pas à Ibrahim de renouveler ses de¬
mandes auprès de la nièce dePitt. Les revenus de
Milady se bornent à une pension que lui a faite
George III, en considération des services rendus
à l’Angleterre par le célèbre Pitt dont elle était
le secrétaire. Cette pension a été loin de suffire à
Milady pour subvenir aux dépenses qu’elle a
faites en 1832; elle a, dit-on, emprunté de
l’argent pour continuer son œuvre de miséri¬
corde '.
* Lady Hester est morte en 1839, dans cette même demeure de
Djoun, où son immense bonté avait soulagé tant de malheureux.
Peu de mois avant sa mort, la reine Victoria lui retira la pension
qu’elle recevait de George III. Milady écrivit à cette occasion des
lettres qui méritent d’être reproduites, car elles font connaître
quelque chose du caractère de cette femme extraordinaire. Ces let¬
tres furent publiées par le Morning-Post, dans le mois de décem¬
bre 1838. Les voici :
Lady Stanhope à la reine Victoria .
Djoun, 12 février 1838.
Votre Majesté me permettra de lui dire que rien ne saurait por-
SYRIE
181
Nous vînmes de Djoun à Saint-Jean-d’Acre
en côtoyant les beaux rivages de la mer de Phé-
ter plus de préjudice qu’un ordre délivré sans examen , exécuté
sans raison, et déversant l’outrage sur l'intégrité d’une famille qui
a fidèlement servi son pays et la maison de Hanovre.
Aucune question ne m’ayant été adressée pour connaître les cir¬
constances qui avaient rendu ces dettes obligatoires pour moi, je
m’abstiendrai de donner des détails à ce sujet. Je ne permettrai
pas que la pension qui m’a été octroyée par votre royal grand-
père soit saisie par la force, mais je Tabondonneral pour l’acquit
de mes dettes, et en même temps j’abjure le titre de sujet anglais
et d’esclave, qui en est aujourd’hui le synonyme. V. M. ayantdonné
de la publicité à cette affaire par ses ordres à ses agents consulaires,
je ne saurais être blâmée en suivant votre royal exemple.
Hester Lucy Stanhope.
Lady Hester à sa Grâce le duc de Wellington .
<2 février 1838.
Mon cher duc, si vous méritez une partie des pompeux éloges
que j’ai entendu vous prodiguer, vous seriez le dernier homme
qui puissiez vous offenser du motif qui me fait vous écrire sur le
sujet en question. Vous ne méconnaîtrez pas mes intentions, et
vous apprécierez mon chaleureux langage, qui n’est que l’expres¬
sion caractéristique de mon énergie habituelle.
La longue résidence que votre Grâce a faite dans les Indes a dû
lui apprendre que les coutumes anglaises sont peu propres à faci¬
liter un jugement bien sain sur la manière de vivre dans ces pays
demi-barbares, et combien il est difficile de limiter ses dépenses
lorsque de fréquentes révolutions surgissent au milieu des popu¬
lations souffrantes, et ront un devoir à chacun de les aider autant
que le comporte son humanité ou sa position.
Acre, assiégée pendant sept mois, 7,000 balles lancées en vingi-
quatre heures, prise enfin par une tempête, et deux cents hom¬
mes seulement restant de la garnison ; les malheureux habitants
SYRIE.
182
nicie. Les imposantes fortifications de Ptolémaïs,
qu’Ibrahim-pacfra fit réparer après sa conquête
de la Syrie, ne renferment en ce moment qu’un
cherchant des secours parrtii leurs vieux amis de la contrée qui
leur tournent les talons, tant l'effroi d’Ibrâhim-pacha paralyse
l’élan de leurs cœurs ; la misère, la Tamine, le désespoir, répandus
sur toutes ces familles qui n’avaient d'autres ressources qu’en moi,
poüvais-je ne pas entendre leur appel? Mohâmmed-Ali, Ibrahim-
pacha, Schérlff-pacha, tous m’entouraient pour que je leur livrasse
quelques individus, mais les malheureux auraient payé de leurs
têtes le s&hg qu’ils avaient répandu pour la défense de leurs foyers ;
j’opposai toute ma fermeté à ces ordres ; je répondis que je ne pro¬
tégeais ni le nom anglais, ni le nom français, mais le mien,
comme un pauvre Arabe qui n’abandonnerait la défense d’un mal¬
heureux qu’avec sa propre existence, et qu’avant d’arriver à leur
vie, il fallait attenter à la mienne.
Je sauvai ainsi bien des proscrits, que j’équipai ensuite pour les
renvoyer chez eux. Pouvez-vous, vous soldat, me blâmer de cette
conduite? J’aurais agi de cette manière sous vos yeux, arrachant
des victimes au fil de votre épée. Mère des orphelins , protectrice
des veuves , je distribuai tout l’argent disponible qui me restait,
que javais consacré à payer des dettes, et j’en formai de nouvelles.
Mais je n’ai pas fait de banqueroute frauduleuse, et j’en repousse
l’accusation de toutes les forces de mou énergie. Votre reine n’a¬
vait que faire de se mêler de mes affaires ; avec du temps, seule
j’aurais satisfait à mes créances, quand bien même la misère eût
dû m’atteindre ! Elle prétend avoir eu le droit de suspendre ma
pension, j’y renonce ainsi qu’au titre de sujet anglais; lorsqu’au-
cune famille plus que la mienne n’a servi plus fidèlement le pays
et le trône, je ne me laisserai pas traiter avec moins d’égards qu’un
coureur de grands chemins.
J’attends chaque jour une décision sur la possession d’une vaste
propriété qui m’appartient en Irlande. Si j’y rentre, je n’en aban¬
donnerai pas moins ma pension, afin de cesser toute communica-
SYRIE.
183
vaste amas de pierres, au milieu duquel se mon¬
trent quelques maisons de chétive apparence.
Les canons égyptiens ont renversé en 1831 la
Uon ayec le gouvernement anglais, duquel émane des actes de folle
qui peuvent compromettre la sécurité personnelle des individus.
J'ai choisi sir Francis Burdett pour surveiller cette affaire, je le
crois intègre et consciencieux. Quoique séparés par nos opinions,
nous n’en sommes pas moins de bons amis. Il parait qu’il com¬
mence à juger les événements sous leur vrai jour.
Je n’ai plus qu’à prier votre Grandeur de méjuger dans la posi¬
tion réelle que j’occupe, dévouée à l’humanité, à la royauté et aux
droits que tout être humain a sur un autre; mais je ne puis me
laisser traiter d’intrigante, parce que j’ai dit et proclamé à haute
voix que ceux qui cherchent à ébranler le trône du sultan Mah¬
moud, ébranlent le trône de leur souverain, et sont par conséquent
coupables de haute trahison, et je ne craindrais pas de faire de
cette pensée une application à ma propre personne. Mais dois-je
être réputée incendiaire parce que je défends mon caractère, qui
n’a jamais été entaché de bassesses ni de folie? Personne mieux
que votre Grandeur ne saurait faire comprendre à la reine que la
race des Pitt est unique, et qu’il n’y a pas à se jouer d’elle.
J’ai envoyé, par duplicata, copie de la lettre ci-incluse à sa Ma¬
jesté, par lord Palmerston ; si elle ne lui parvenait pas, remet-
tez-lui célle-d, car sans cette sécurité je serais obligée de la
publier dans la Gazette d’Augsbourg ou dans les journaux amé¬
ricains.
Hester Lücy Sxanhope.
Lady H ester Stanhope à sir Édouard Sagden.
12 février 1838.
Monsieur, né aristocrate, l’élévation de vos idées me sera une
excuse suffisante pour la manière brusque dont je vais traiter
SYRIE.
184
belle mosquée bâtie par Djézar-pacha. Acre qui
comptait, il y a sept ans, une population de
douze mille âmes, n’est plus habitée que par qua-
avec vous un sujet qui se rattache autant à la défense de ce prin¬
cipe qu’à la justice.
Je vous épargnerai les détails; qu’il vous suffise d’apprendre que
dès mon arrivée dans les Indes» je ne fus pas considérée avec cette
expression de méfiance qui accueille et repousse à la fois les
étrangers. Il me devint bientôt facile, sans intrigues ni subterfuges»
sans blesser les croyances politiques ou religieuses de ceux qui
m’entouraient, de sonder des événements sur lesquels aucune in¬
vestigation n’avait pu encore être dirigée. Je ne parle pas seule¬
ment de ceux qui profanaient l'islamisme » mais de toutes les reli¬
gions ou sectes répandues dans les différentes parties de l’Inde. Ne
trahissant jamais les secrets d’une religion pour m'initier dans les
mystères d'une autre, je conservai un inviolable silence sur toutes.
Mais les révélations, en consolidant mes principes, éclairèrent mes
idées et me fournirent l’occasion de les corroborer par l’évidence
des faits importants et abstraits.
Les révolutions et les calamités publiques qu’elles tralnentaprès
elles, bouleversent les pays demi-barbares, et exigent de ceux qui
les traversent ou les dominent une immense énergie et des princi¬
pes arrêtés d’humanité et de libéralisme inconnus en Europe. Lais¬
ser des infortunés mourir de faim à votre porte, jusqu’à ce que
vous ayez pu vous enquérir de leur position; redouter une impru¬
dence qui livre votre propriété ou votre vie à des étrangers souf¬
frants, sont des réflexions inconnues dans les Indes. Chacun court
sa chance, et si l’on veut conserver sa réputation, soit comme mo¬
narque indien ou paysan indien, il faut traiter un ennemi malheu¬
reux avec les mêmes égards qu’un ami. Partant de ce principe, le
seul naturel, il y eut des époques où je fus obligée à plus de dé¬
pense , et par conséquent à contracter des dettes; mais je ne dus
jamais rien à un malheureux ou à un paysan, mais bien à des fri-»
SYRIE.
185
torze cents musulmans et cinq cents chrétiens
plongés dans une horrible misère. La cité est
toujours occupée par une forte garnison.
pons d’usuriers qui vendaient leur argent à de monstrueux intérêts.
Vous pouvez juger leur conscience dans la dernière levée de trou¬
pes faite, 11 y a deux mois, par Ibrahim-pacha. Quelques riches
paysans donnèrent cent pour cent pour six mois f afin de racheter
leurs fils conscrits.
J’ai souvent méprisé les Anglais; mais pourquoi? parce qu’ils
ont avüi et perdu le caractère national Leur aristocratie est une
classe fière, morose, inactive, sans principes fondamentaux pour la
conduire, sans supériorité intellectuelle pour la soutenir, n’étant
pas plus digne de la confiance de son souverain que de celle du
peuple, pleine d’égoisme et bouffie de sa propre importance , ne
ralliant enfin aucune affection au souverain: et ces espèces de
colonisateurs d’État peuvent être réputés ministres sans respon¬
sabilité! Mais ils devraient au moins, pour l'honneur de leur cou¬
ronne, s’imposer des sacrifices d’urgence dans les temps de cala¬
mité publique.
Si j’avais été pair d’Angleterre, aurais-je souffert que les det¬
tes du duc d’York ne fussent pas payées? Si, après avoir engagé
mes frères à dépenser comme moi une forte somme, je n’avais pas
réussi, j’aurais brisé ma couronne ducale, n’y attachant pas plus de
valeur qu’à l'enseigne d’une maison publique! Mais ayant sacrifié
mes propriétés , exposé ma vie, compromis ma sécurité, devais-je
croire que votre souveraine me traiterait avec cette inconvenance
qui, foulant toute pensée de justice et de simple étiquette, ne peut
être considérée que comme un acte de folie de votre judicieuse
reine Victoria.
Le consul général d’Égypte et de Syrie, colonel Campbell,
m’écrit que, si je ne paie pas un de mes nombreux créanciers, je
serai privée de ma pension. Je voudrais regarder en face une per¬
sonne osant menacer un Pitl! ayant couser.vé un droit apparent sur
STRIE.
166
En lisant les descriptions pompeuses que les
chroniques des guerres saintes ont faites de l’an¬
tique Ptolémaïs, on est saisi d’un sentiment de
cette pension, qu’il la garde à jamais. A la première et paisible
époque de mon existence, je ne redoutais au monde que les tra¬
casseries, les dettes et les naufrages, j’ai tout souffert pour eux et
par eux; mais j’ai rempli mon devoir, et j’ai trop de confiance dans
celui qui dispose de toutes choses et dans la brillante étoile qui
plane sur ma destinée , et qui m’a constamment préservée de mes
ennemis, pour regretter l'acte qui m’a fait abandonner mon titre
de sujet anglais. Je puis être tout, mais non ignoble et démentant
ma noble origine.
HjBSTER LüCY SlANHOPE.
Lord Palmerston à lady Bester Stanhope.
25 avril 1838.
Madame, la reine m’ordonne de vous informer que votre lettre
a été mise sous les yeux de sa Majesté.
Il était de mon devoir d'eipliquer à S. M. les circonstances
qui ont pu vous amener à écrire cette lettre, et j’ai maintenant
à informer votre Seigneurie qu’aucun motif étranger à son intérêt
n’a suggéré la mesure arrêtée , et que le désir d’épargner à votre
Grandeur les embarras qui auraient pu survenir, si les parties ad¬
verses s’étaient adressées au consul général, par suite de la capi¬
tulation entre la Grande-Bretagne et la Porte, a seul dicté la vo¬
lonté de S. M.
J’ai l’honneur d’être, de votre Seigneurie, le plus obéissant
serviteur.
Palherston.
Lady Hester Stanhope à lord Palmerston .
1cfj u illeH838.
Mylord, si vos dépêches diplomatiques sont aussi obscures que
SYRIE.
187
surprise et de compassion à la seule vue de l’état
de pauvreté dans lequel est tombée cette cité
jadis si belle et si ricbe. Au temps de la domi-
celles que j’ai en ce moment sous les yeux, il n’est pas étonnant
que l’Angleterre perde cette fière prépondérance que jadis elle
avait su conquérir.
Votre Seigneurie me dit qu’elle a jugé de son devoir d’expliquer
à la reine le sujet de ma lettre. J’aurais cru, monseigneur, qu’il
eût été de votre devoir de donner ces explications avant de prendre
la liberté de compromettre le nom de S. M., et de lui aliéner un
sujet qui, aux yeux des petits et des grands, a élevé le nom anglais
à une hauteur immense dans les Indes, et cela sans avoir dépensé
une obole de l’argent public. Quelle que soit la surprise des hommes
d’État de l’ancienne école relativement à la conduite du gouver¬
nement à mon égard, je ne la partage pas ; car, lorsque le fils d’un
roi, dans le but d'éclairer son esprit et celui du monde en général,
avait sacrifié une partie de sa fortune particulière pour l’acquisi¬
tion do l'inestimable bibliothèque d’Hambourg, il lui fut plate¬
ment refusé une exemption par la chambre des communes; mais,
si les rapporta sont vrais, s’il avait demandé la même autorisation
pour faire entrer des merceries, des perruques inimitables et du
rouge invariable , la permission eût été octroyée par les ministres
de sa Majesté. Si nous devons juger par les antécédents, je n’ai pas
à me plaindre, monseigneur, mais je Yeux continuer à livrer mes
batailles campagne après campagne.
Votre Seigneurie me fait entrevoir que l’insulte qui m’a été faite
devait m’épargner d’incommensurables désastres. Je suis prête à
recevoir avec courage et résignation les malheurs que Dieu me
réserve; mais jamais je ne subirai l’insulte d’un homme. Si je dois
être accusée de crimes de haute trahison, de lèse-majesté, faites-
moi appeler devant mes pairs, mes seuls juges légitimes, ou con¬
damner par la yoîx du peuple! Je n’aime pas les Anglais, parce
qu’ils ne sont plus Anglais ; parce qu’ils ont perdu leur probité et
SYRIE.
188
nation des rois latins, au treiziéme siècle. Acre
était la plus florissante ville de la côte syrienne.
Saint-Jean-d’Acre avait remplacé Tyr, cette bril-
leur loyale attitude ; cependant, comme il se peut qu'il leur reste
encore quelques vestiges de Tanciennc race, j’en référerais ayec sé¬
curité à leur justice, à leur intégrité.
11 est superflu de prévenir votre Seigneurie que, si le premier
courrier n’apporte pas une réparation entière et publique des torts
dont on a cherché à stigmatiser mon caractère aux yeux du monde
entier, je brise mon état de maison , et je m’enferme derrière une
grille où je reste comme dans une tombe, jusqu’à ce que ma réha¬
bilitation, signée et scellée par mes détracteurs, soit insérée dans
tousles journaux. 11 n’y a pas à se jouer de celle dont les veines sont
palpitantes de l'intègre sang des Pitt, ni à supposer que sa noble
origine s’abaisse devant l’impertinente intervention d’un consul.
En vain veut-on faire croire que l’origine de cette afTaire est
du fait du vice-roi d’Égypte, je viens disculper sa Grandeur de la
bassesse d’un pareil procédé. Sa libéralité bien connue envers
toutes les classes est telle, qu’on ne peut que regretter plus amè¬
rement son incompréhensible conduite envers son grand maître,
déplorant qu’un pareil homme coure à sa fin, aveuglé par son am¬
bition et sa vanité!
Votre Seigneurie me parle de la capitulation avec la Sublime
Porte. Quelle connexité peut avoir, avec cette grave question, l’af¬
faire d’un simple particulier qui a épuisé ses finances? S’il existe
un châtiment pour ceux qui prodiguent leurs revenus, vous ferez
mieux de commencer par vos ambassadeurs, qui s’endettent dans
les différentes cours de l’Europe, ainsi qu’à Constantinople. Je suis
tellement attachée au grand sultan, que, si, pour récompense de
ma vie de dévouement, il me faisait trancher la tète, je baiserais
le sabre guidé par une main si puissante, si vénérée, tout en li¬
vrant au plus abject mépris vos agents, auxquels je n’accorde aucun
pouvoir sur moi, la descendante des Pitt.
Lucy Hester Stanhope.
SYRIE.
189
lante métropole, qui battait les mers, comme
dit l’Écriture, avec les ailes de mille vaisseaux!
Voici comment le chroniqueur Hermann parle
de l’opulente Ptolémaïs.
« La ville d’Acre, située sur le bord de la
mer, était bâtie en pierres de taille carrées ? mu¬
rée et ceinte de tours fortes et élevées, distantes
entre elles d’un jet de pierre. Chaque porte de
cette cité était entre deux tours. Les murs étaient
si larges que deux chars, venant à la rencontre
l’un de l’autre, auraient pu passer dessus. Telle
était la situation de la ville du côté de la mer.
Mais, du côté de la terre, de doubles murs, des
fossés très-profonds, divers endroits fortifiés, et
des sentinelles, faisaient sa sûreté. Les places de
l’intérieur étaient belles et propres, toutes les
maisons, égales en hauteur, étaient construites
en pierres de taille, et uniformément décorées de
fenêtres en verres peints. Des étoffes de soie ou
d’autres belles tapisseries couvraient les places
publiques, et les garantissaient des ardeurs du
soleil ; à chaque angle de ces places était une
tour très-forte, ayant des portes et des chaînes
de fer. Dans l’enceinte de la ville, on avait aussi
construit des châteaux forts, où les princes et les
seigneurs faisaient leur résidence. Au milieu
SYRIE.
190
d’Acre demeuraient les marchands, les artisans,
qui, selon leurs facultés, achetaient ou louaient
des maisons particulières. Tous les habitants
avaient chez eux les manières des anciens Ro¬
mains. Les princes et les seigneurs qui résidaient
dans cette ville étaient d’abord le roi de Jérusa¬
lem , ses frères et sa famille ; ensuite le prince
de Galilée et celui d’Antioche, le représentant
du roi de France, le duc de Césarée, le comte
de Tripoli, le comte de Jaffa, le seigneur de Bey-
rout, de Tyr, de Tibériade, de Sagette, d’Ibe-
lin, d’Arsur, de Vans, de Blanchegarde. Tous
ces princes et seigneurs se promenaient sur les
places comme des rois, une couronne d’or sur
la tête, et suivis de leur nombreuse maison, qui
se faisait remarquer par des habits précieux
couverts d’or, d’argent et de pierreries. Ils pas¬
saient leurs jours dans des tournois et dans
toutes sortes de jeux et d’exercices militaires.
Dans la même ville demeuraient les fidèles défen¬
seurs de la foi catholique , les maîtres et les
frères de la milice du Temple, tous chevaliers
armés ; le maître et les frères de Saint-Jean de
Jérusalem, le maître et les frères de l’ordre Teu-
tonique, le maître et les frères de Saint-Jean
de Cantorbéry, le maître et les frères de l'Hô-
SYRIE.
191
pital, le maître et les frères de Saint-Lazare,
tous chevaliers armés. Les plus riches mar¬
chands de tous les pays du monde, entre autres
des Pisans, des Génois, des Vénitiens, des Flo¬
rentins , des Romains, des Parisiens, des Car¬
thaginois, des Constantinopolitains, des Damas-
quins, des Égyptiens, habitaient cette ville. On
y apportait de toutes les parties du monde tout
ce qui pouvait servir aux besoins et au luxe des
princes, des seigneurs et des riches. Il serait trop
long de parler des autres classes d’habitants et
de tout ce qu’il y avait de remarquable et de
merveilleux dans cette ville royale x . t>
Cette ville de Ptolémaïs, dont Hermann vient
de tracer la peinture, fut prise par Khalil, sultan
du Caire, en 1291. Les auteurs arabes qui ont
parlé de cet événement n’oublient pas de faire
remarquer que Saint-Jean-d’Acre tomba au pou¬
voir du fils de Kélaoun un vendredi, à la troi¬
sième heure, au même instant où les croisés y étaient
entrés sous le règne de Saladin. La conquête d’Acre
par Khalil fut suivie, vous le savez, de la des¬
truction complète des colonies chrétiennes en
Orient. « Les Francs ne possédèrent donc plus
* Bibliothèque des croisades 9 troisième partie.
192
SYRIE.
» rien en Syrie, » dit Ibn-Férat en terminant
son récit; « Espérons, s’il plaît à Dieu, que cela
» durera jusqu’au jour du jugement*. »
Il est peu de cités dans le monde où, dans
l’espace de huit siècles, le démon de la guerre
ait répandu autant de flots de sang que sous les
murs dans l’enceinte de Saint-Jean-d’Acre. Que
de scènes de carnage et de désolation ! Et en
même temps que de bravoure et de vaillants ex¬
ploits nous voyons dans les batailles livrées sous
les murs d’Acre depuis Philippe-Auguste, Ri¬
chard et Saladin, jusqu’à Bonaparte et Ibrahim-
Pacha ! Saint-Jean-d’Acre, qui dans toutes les
époques a dû son importance à son admirable
position , est encore destinée à jouer un grand
rôle dans les affaires qui s’agitent entre le pacha
d’Égypte et le sultan de Stamboul. Cette im¬
mense question d’Orient, si profondément unie
aux intérêts de l’Europe, amènera sans doute au
pied des murailles de Ptolémaïs de nouvelles
armées d’Occident qui livreront de nouveaux
combats aux enfants de l’islamisme.
t Bibliothèque des croisades , quatrième partie.
syriev
193
LETTRE XXX.
Nous avons beaucoup parlé des Arabes dans le récit
de notre voyage à Palmyre qu’on vient de lire ; un
travail sur les chants poétiques et sur les souvenirs des
Arabes avant l'islamisme était un complément désira¬
ble à tout ce que nous avons dit. Mais les orientalistes
n'avaient rien fait ou presque rien sur ces époques cou¬
vertes de tant de ténèbres, et qui n’ont point d’histoire
écrite. Un de nos amis d’Égypte, M. Perron, profes¬
seur à l’école d’Abouzabel, connaissant la langue arabe
comme un enfant du désert, s’est livré avec un ardent
enthousiasme à la poétique élude des vieilles tribus
errantes, et ses laborieuses investigations nous ont
valu des trésors tout nouveaux. Au moment où ce vo¬
lume s’imprime, nous recevons de M. Perron une lettre
étendue, renfermant de précieuses traductions des
compositions arabes des anciens âges, et nous la don¬
nons ici sans nous préoccuper de ce qu’une telle mar¬
che peut avoir d’irrégulier : l’intérêt et la nouveauté de
ce travail seront notre excuse.
194
SYRIE.
Kaire, i« octobre IS40.
Vous m’avez demandé , mon cher monsieur,
quelques souvenirs et quelques vers des anciens
Arabes. Je répond* aujourd’hui à votre désir. Je
traduirai le plus près possible des textes origi¬
naux; je garderai les couleurs natives, le ton, la
manière, les bizarreries même du style : je tâche¬
rai de parler arabe en français.
Peut-être ainsi verrez-vous des reflets de la
poésie naturelle et naïve des anciens déserts ara¬
biques. On connaît trop peu encore les moeurs
et les coutumes des Arabes antéislamiques, c’est-
à-dire appartenant aux époques antérieures à
l’islamisme; on connaît peu leur société vaga¬
bonde, éparse, sans lien d’union nationale. C’est
un vaste tableau noirci par le temps ; ce sont des
hypogées immenses dont il n’y a que quelques
points fouillés et aperçus. J’y ai cherché et
trouvé des souvenirs curieux , des vers pittores¬
ques, un monde à réveiller, à tirer de dessous le
tombeau où fl est couché depuis plus de douze
siècles.
C’est surtont de la riche et longue compilation
d’Abow-l-Faradj d’Ispahan que j’ai exhumé ces
restes littéraires des Arabes; c’est dans son AgMniy
SYRIE.
195
ou livre des chants, que j’aiétudié ces rimesqui re¬
tentirent jadis entre la mer Rouge et le golfe Per-
sique, et qui célébrèrent tant de singularités, tant
de beaux coups de lance, de gracieuses amours,
de hardis pillages, de merveilleux dévouements,
de vengeances plus merveilleuses encore. Là, dans
cette vieille langue arabe si difficile, si multiple,
dans cette langue aux mille finesses capricieuses,
aux mots toujours fuyants, toujours renouvelés
pour les mêmes choses, j’ai cherché des monu¬
ments de cette nation qui, à la voix de Maho¬
met, s’éleva dans le monde, et qui aujourd’hui
parait être destinée par la Providence à suivre,
la preïnière, le beau développement intellectuel
et industriel dans lequel marchent les popula¬
tions chrétiennes.
Dans cette galerie antique que nous a conser¬
vée l’Aghàniy, que de singuliers personnages, de
nobles races, de fîéres familles, d’intrépides ba¬
tailleurs ! que de beaux troupeaux de chamelles î
que de belles femmes aux pensées fines, aux
paroles puissantes l que de poètes aussi ! et parmi
ces poètes, les plus brillants et les mieux iiispi -
rés, les plus braves et les plus hardis, le croiriez-
vous? ne savaient pas lire. Combien encore n’é-
taiept que de pauvres hommes à l’audace sangui-
19C
SYllIE.
naire, rejetés de leurs tribus , répudiés de leurs
familles, excommuniés par tous ! Et leur poésie
est pleine de nerf et d'âme ; et l’amour de la
guerre, et l’amour des femmes, y sont exprimés
avec d’étonnantes et vives couleurs.
Vous connaissez le fils de Schaddâd, Antar ou
mieux Antarah. Né esclave, hadjiyn , c’est-à-dire
d’une mère esclave noire et d’un père libre, il ne
fut avoué pour fils, par Schaddâd, que sur le
champ de bataille. Ce laid Antarah, à la lèvre in¬
férieure fendue, arriva cependant au temple des
grands poètes révérés encore à la Kâbah de la
Mekke lors de l’apparition de l’islamisme , et sa
Moallackals y brillait suspendue avec les célèbres
poèmes dorés; Honneur magnifique rendu au ta¬
lent du poète esclave affranchi, chez un peuple
où la pureté d’origine était la première valeur de
l’homme !
Ainsi Antarah était poète et guerrier, et en
vrai fâris ou chevalier , il avait la dame de ses
amours, de ses pensées, Ablah la potelée. C’est de
lui que sont ces vers chantés jadis aux déserts :
« O demeure d’Ablah, demeure élevée sur la
» face orientale du mont Mâcil!... Hélas! ses
» murs sont détruits, ses traces sont perdues.
» Elle est devenue le gîte de la fauve gazelle.
SYRIE. 197
» Dans ces lieux maintenant déserts, les au-
» truches se promènent lentement, comme les
» chrétiens marchent en pompe autour de leurs
» temples.
» Passager, éloigne-toi de cette solitude de
» malheur, éloigne-toi, ne te repose pas dans ce
» vallon de douleur.
» Un matin, mon amante accourut à moi ;
» elle me conseilla de ne pas m’exposer aux pé-
» rils des combats, comme si en me tenant à
}> l’écart, loin des batailles, je pouvais éviter la
» mort.
» Eh ! lui dis-je, la mort est l’abreuvoir géné-
» ral, et il faudra bien que moi aussi j’aille y
» remplir et boire ma coupe.
» Je t’en conjure, modère tes craintes, aie plus
» de courage. Je suis homme, mourir en repos,
» ou être tué, il faut à la fin l’un ou l’autre. »
Ces vers faisaient partie d’une ckassiydah ou
petit poème, maintenant perdu et qui fut fait à
la suite d’une incursion contre la tribu des Ta-
miymides.
C’était avant l’attaque, ou pendant la bataille,
ou après la victoire, que nos troubadours arabes
célébraient leurs prouesses. Il n’y eut peut-être
pas la plus petite mêlée, la plus petite escarmou-
198
SYRIE.
che, la plus petite rencontre même entre deux
chevaliers seulement) qui, dans la Djahiliyah ou
gentilité arabe , n’ait fait naître quelques vers.
Chez ce peuple, on ne concevait pas un vrai
fdrit, et surtout, comme on le disait parfois, un
fâris al fâvcaris , un chevalier des chevaliers, qui
ne fût poêle , qui ne sût orner de couleurs
le récit d’un coup de lance, vanter en hé¬
mistiches cadencés ses faits et gestes , mépriser
poétiquement ses ennemis vaincus, menacer dans
une colère métrique, foire tressaillir de joie et
rendre chair de poule les belles filles, les belles
amantes qui les écoutaient et qui admiraient les
nobles et larges cicatrices de ceux qu’elles ai¬
maient, et à qui elles promettaient leur main
après qu’ils auraient encore bien combattu. Des
chevaliers, les armes à la main, sont morts sur
un hémistiche.
Souvent une mère, une sœur, faisait en rimes
animées l’éloge funèbre du héros qui avait suc¬
combé glorieusement. Car là-bas, dans cette
presqu’île, les femmes avaient aussi tout naturel¬
lement le droit de chanter.
De tout temps, et encore aujourd’hui, les dé¬
serts et les tentes arabes ont été la demeure ché¬
rie des vers; et tout ce grand manteau de sable
SYRIE.
199
qui depuis l’Irack et le Jourdain s’allonge, au
sud, jusqu’au grand Océan, n’a peut-être pas au^
tant de grains de silice qu’il est éclos de rimes
sur sü vaste surface.
Tous ces poètes répandaient leurs inspira¬
tions aü milieu d’auditeurs émus : la mémoire
de ces auditeurs conservait le dépôt précieux
de ces souvenirs qui devenaient des traditions
et des légendes. On n’écrivait rien : qui savait
lire ? qui savait écrire ? Mais l’ardent amour
des vers a tout sauvé de l’oubli. La vartité toujours
Si excessive chei les Arabes, a aidé encore cet
amour de la poésie. Chaque membre d’utte tribu
croyait avoir mérité d’avoir part à la gloire d’un
fait accompli par ses contribuiez, et on se répétait
sans cesse les vers qui le consacraient $ qui le van¬
taient, qui l’exagéraient. Ce fut un ddn provi¬
dentiel que cet enthousiasme poétique ; par lui
se transmirent j grâce à la facilité avec laquelle
les vers se gravent dans la mémoire * toutes ces
traditions et légendes arttéislamiqües qui sôht
presque les Seules traces de ces primitives épo-'-
ques. Et cette chaîne de communications oralèS
s’est continuée jusqu’après les premiers temps dé
l’islamisme; c’est alors qu’on les recueillit et
qu’on les déposa dans des manuscrits.
200
SYRIE.
Mais d’abord et à mesure que les faits et les
hommes s’éloignaient, il a fallu des explications
pour les allusions , pour les désignations gé¬
néalogiques des familles, et pour les causes
des querelles et des guerres qui avaient divisé
si longtemps les tribus et les parties si nom¬
breuses des diverses tribus. Des hommes qui
se faisaient gloire de recueillir un nombre im¬
mense de traditions de toute espèce, et de les
orner des tirades poétiques auxquelles elles se
rattachaient, échangeaient entre eux par une
sorte de commerce d’érudition , tout ce qu’ils
pouvaient rassembler de données sur les faits
du passé, sur les aventures de tous ceux qui,
par quelque mérite ou quelque singularité que
ce fût, avaient laissé dans les tribus, dans une
vallée, un souvenir intéressant ou curieux. Ce
furent ces hommes appelés Rouwâh, c’est-à-dire
hommes à traditions, légendaires, qui consti¬
tuèrent ainsi une sorte d’encyclopédie toujours
vivante, et qui dérobèrent à l’oubli, avant l’is¬
lamisme d’abord, puis durant encore deux siè¬
cles après, toutes les reliques de la gentilité arabe,
tous les matériaux de construction pour son his¬
toire.
Beaucoup de ces traditions existent aujour-
SYRIE.
201
d’hui; un bien plus grand nombre s’est perdu,
surtout depuis les six et septième siècles de l’hé-
gyre, époque où déjà le musulman en déchéance
commençait à ne plus être religieux, à n'être plus
que dévot; et ce qui reste de ce vieux passé
antéislamique va se perdre pour jamais, si l’Oc¬
cident ne le sauve. L’insouciance et l’ignorance
des Oulama actuels pousse ou au moins laisse
aller ce passé au naufrage. Qui d’entre eux sait
seulement deux ou trois événements de l’histoire
de leurs pères païens? Qui sait les noms de quel¬
ques-uns des poètes les plus renommes de la
presqu’île ? qui même sait les noms des ouvra¬
ges arabes où leur mémoire est conservée dans
quelques-uns de leurs vers ? C’est seulement
depuis que M. F. Fresnel et moi ensuite (grâce
à sa bienveillance!) avons commencé, à l’aide
d’un seul schaykh, le modeste Mohhammad
Ayyàd, à fouiller ces ruines poudreuses, à tra¬
duire et vanter les vers et les légendes antiques,
que quelques Oulama ont appris à connaître ces
poètes de la gentilité.
J’essaierai, pour ma faible part, de faire passer
en français quelques parties de cette antiquité ;
il y a dans cette grande arène où les tribus arabes
campèrent si longtemps, où si longtemps elles
SYRIE.
202
promenèrent leurs chameaux, leurs chevaux,
leurs femmes et leurs tentes, une existence de
nation à ressusciter. Dans ces traits, ces physio¬
nomies, ces torrents, ces vallées, ces déserts
profonds, vous verrez souvent des sujets de mé¬
ditations pour les historiens et les philosophes,
des thèmes pleins de pensées, de mouvements et
d’allures pittoresques pour les poètes , les artistes
d’Occident. C’est un champ à découvrir, à re¬
muer;
« Ami des yers, choisis d’autres deux # d’autres rives ;
» Cherche au fond des déserts, des scènes primitives. »
car la poésie de nos poètes d’Europe n’a pas en¬
core seulement effleuré les sables arabiques, ni
respiré le parfum de la fleur mâle des palmiers
de Médine.
Il y aura de la gloire pour celui dont le gé¬
nie saura représenter ces hommes arabes de
la Djâhiliyah, peindre leur vie, leurs mœurs,
leurs œuvres si généreuses et si hospitalières,
leurs combats , leurs repas avec le sang de
chameau 1 , leurs coupes de vin, leurs pèleri-
1 Quand l’Arabe était pressé par la faim et n’avait pas de quoi
l’apaiser, il pratiquait une saignée à son chameau, faisait cuire
le sang et le mangeait.
STRIE.
203
nages dans les mille vallées du désert, leurs
femmes balancées sur leurs chamelles blanches
ou fauves, accompagnées par le chamelier qui
chante et psalmodie ses vers pour animer le pas
de la caravane 1 , ou défendues par de beaux et
bravés cavaliers; il y aura aussi une belle pein¬
ture à faire avec la puissante facede Mahomet qui,
au nom de l)ieu, imposa sa parole et sa loi aux
Hidjàziens et fonda l’islamisme. Qui nous mon¬
trera cette majestueuse figure hidjàziettnè, cette
figure de prophète, de poète et de guerrier , à la
coupe ovale, avec toute sa puissance religieuse,
avec ses traits inspirés, avec son geste électri¬
que, avec sa parole austère et souriante, avec
son œil pénétrant et fort ?
Nous, orientalistes, nous savons quel vête¬
ment il portait le jour où il entra en vainqueur
à la Mekkej nous pourrions dire le nombre dé
ses mules, de ses chevaux, de ses arcs, de ses ja¬
velots, ses six cimeterres, ses turbans, ses bou¬
cliers , ses trois casques blancs, son lit en bois de
platane indien, orné de velours, etc.
Voici le portrait qu’en a laissé la tradition reçue
de la bouche de son serviteur Anas, fils de Mâlik.
* Au chant du chamelier, les chameaux vont d’Un pas plus sou¬
tenu et plus animé.
204
STRIE.
Mahomet mourut à soixante ou soixante deux
ans. 11 avait au moins quarante ans quand il
se posa sur le piédestal des prophètes 1 . « Le
» prophète de Dieu, » dit Anas, fils de Mâlik,
)> avait le teint coloré, presque blanc; la tête
» grosse et développée, les sourcils bien tracés
» et fins, l’œil grand, vif et noir, les cils saillants,
» la main; potelée et bien faite, le pied bien
» dessiné, la démarche facile et aisée comme
» celui qui descend d’une pente légère, l’allure
» imposante et ferme. S’il regardait à ses côtés,
a il se tournait gravement et de tout le mouve-
» ment de son corps. Ses cheveux n’étaient ni
» plats ni crépus et serrés; ils tombaient en
» ondes bouclées jusqu’au bas de l’oreille. Sa
» taille n’était ni courte, ni élevée. Il portait
» entre lçs deux épaules le sceau des prophètes;
» c’était une marque grosse à peu près comme
» un œuf de pigeon. 11 ne riait jamais qu’au de-
» gré du sourire. Il avait sous la lèvre inférieure
» un léger pinceau de barbe blanche qui pa-
» raissait à peine. Du reste, tout ce que le pro-
» phète eut de poil blanc n’alla pas à vingt poils. »
1 Selon les musulmans, tous les prophètes, c'est-à-dire tous les
révélateurs, n'ont déclaré leur mission qu'à quarante ans, parce
que c’est l’àge de l’homme mûr.
SYRIE.
20 S
« Le prophète mangeait à terre, se promenait
dans les marchés, fréquentait les pauvres. Il s’as
seyait à terre en s’accroupissant, les genoux rele¬
vés devant lui et les mains superposées devant les
jambes. Pour dormir il se faisait un oreiller de sa
main qu’il tenait avec les doigts étendus. Quand
il mangeait, il ne s’appuyait jamais sur le coude. »
Il disait : « Je ne suis qu’un esclave (de Dieu);
» je mange comme un esclave, et je bois comme
» un esclave ; si l’on m’invite à manger un pied
» de mouton, j’y vais ; si on me donne un
» pied de mouton, je l’accepte... » Il disait en¬
core : « Dieu a créé tous les hommes, mais il
» m’a fait le meilleur des hommes; il a distribué
» les hommes en nations, et il m’a placé dans
» la meilleure des nations ; il a distribué chaque
» nation en tribus, et il m’a placé dans la meil-
» leure des tribus ; il a divisé les tribus en fa-
» milles, et il m’a fait naître dans la iùeilleure
x des familles; oui, ma famille est meilleure
» que les vôtres, et mes aïeux sont meilleurs
» que les vôtres. Et je suis le chef et le modèle
» des hommes, et je n’en tire pas vanité; je suis
» le plus éloquent des Arabes; c’est moi le pre-
x mier qui frapperai à la porte du paradis; car
x c’est moi le premier dont le tombeau s’ouvrira
206 SYRIE.
» au Grand Jour. Abraham m’a demandé à Dieu,
» Jésus m’a annoncé au monde 1 ; et ma mère,
» quand elle m’a enfanté, a vu une grande lu-
» mière briller de l’Orient à l’Occident. »
Maintenant il faudrait vous donner les portraits
des quatre apôtres de l’islamisme, Abow-Bakr,
Omar, Othmàn, Aly ; je vais vous en tracer
quelques lignes. Abow-Bakr, l’homme d’émo¬
tions profondes et douces, mourut de douleur
deux ans après la mort de son maître. 11 était
d’une taille élevée et d’une maigreur extrême.
Il avait le teint assez blanc, le front saillant,
les yeux enfoncés dans l’orbite, la main et les
doigts secs, la face marquée de veinules rouges
et légèrement gonflées. — Omar était de taille
haute, fort et vigoureux. 11 avait le teint d’un
bronze foncé, l’œil louche, rouge et ardent, le
devant et les côtés de la tête chauves, la barbe
et les moustaches légères. Une touffe de che¬
veux lui avançait sur les tempes. Il allait souvent
dans les rues et les places publiques, revêtu d’un
manteau qui avait plusieurs morceaux recousus
1 Les savants musulmans prétendent que par le ParaeUt , Jésus
a voulu indiquer Mahomet, et cela parce que le mot de Paraclet,
en grec, a quatre significations, et que les chrétiens ont accepté
celle qui était la plus fausse des quatre.
SYRIE.
207
sur le dos; il portait alors un bâton ou un fouet
dont il faisait châtier les individus qu’il trouvait
en faute. C’est le type de la brutalité. Il avait une
immense érudition; ce qui a fait dire aux^musul-
mans qu'il possédait à lui seul les neuf dixièmes
de la science humaine.—Othmàn, surnommé
Zw-l-Nowrayn ou le Double éclat, parce qu’il
épousa deux des filles du prophète, avait le
teint bronzé, lq nez aquilin, la barbe et les
cheveux épais et longs, la peau fine, les bras
velus, les épaules larges, les membres vigou¬
reux et charnus. Il était de taille moyenne, carré
et trapu. Sous son califat, Médine devint riche
et brillante. Lui-même eut une immense fortune ;
mais il distribuait le trésor publie et les emplois
à ses proches et à ses favoris. Aussi il fut assassiné
parsuite d’une révolte. Othman avait alors qua¬
tre-vingt-trois ans; il tenait le Coran à la main
quand il fut frappé à mort.—Aly, que sa mère
avait surnommé le lion, avait le teint bronze foncé,
l’œil grand et noir, les paupières fortes et pleines,
ce qui était pour les Arabes un signe de beauté,
11 avait la face riante, noble et belle. Il était
fortement musclé. A son avènement au califat,
il avait la barbe blanche, large et épaisse, le de¬
vant de la tête chauve, les cheveux d’ailleurs
208 SYRÎE.
touffus et blancs. 11 avait embrassé l’islamisme à
l’âgede quinzeans, et, seloncertains récits, à huit
ou dix ans. 11 fut le premier qui tira le cimeterre
pour la foi nouvelle. —Un jour qu’il passait dans
un bazar de la Mekke, des marchands se mirent à
dire en persan : « Voilà le gros ventre. — Que
» disent ces hommes? demanda Aly. » On lui
expliqua ce que signifiaient leurs paroles. — « Ils
» ont raison, reprit le kalife; le manger me va
» par en bas, mais j’ai la Science par en haut x . »
Ici, mon cher monsieur, il y aurait à vous dé¬
crire les costumes de l’époque islamique. Mais
ces costumes se rencontrent tous les jours dans
les rues du Kaire; je les ai vus vingt fois, ici,
chez le chérif de la Mekke. Les formes de vête¬
ments que portait le prophète, ses allures, vivent
encore dans les rejetons directs de sa famille. Les
traditions des enfants deses enfants ont tout con¬
servé. J’ai admiré dans le chérif une sorte de
sérénité sainte, une bienveillance aimable et fa¬
cile mêlée à une gravi té majestueuse, à un maintien
noble et aisé. Son fils, jeune et beau, otage con-
1 Ibrâbiym-pacha, le fils de Mohharomad-Àlii, et sériasker
des armées d'Egypte, a dit un mot analogue à celui d’Alix. «J’ai
le ventre gros, dit Ibrâhiym-pacha, non pas de nourriture , mais
de ruse et d’adresse : Mâ fysch ekl , mélyân doubâraK
SYRIE.
209
serve actuellement, au Kaire, représente, comme
son père, le type Hidjâzien. Rien ou presque rien
ne s’altère dans les populations sans lien intime
avec des peuples étrangers d’une autre foi. Les
Arabes de la presqu’île n’ont pas plus changé
que leurs immuables déserts, que leur religion
immobile.
Là-bas, au delà de la mer de Coulzoume, l’ar¬
tiste trouvera encore présent l’islamisme de Ma¬
homet, avec les mœurs et les pratiques qu’il a
consacrées, c’est-à-dire presque tout le passé
païen qui, sans changements, a vécu des siè¬
cles avant l’inauguration du vrai Dieu à laMekke.
Là-bas sont encore, sous les tentes plantées
dans les sables des plaines et des vallées, les
chansons des poètes, et les ruses et les au¬
daces des maraudeurs éternels du désert, et les
passions belliqueuses des vieux Arabes, et les lon¬
gues caravanes s allongeant à l’horizon. Et puis
encore, les courses infatigables et lointaine^ des
Schanfara, des Solayk, des Amr-lbn-Barrâck, des
Taabbata-Scharran, ces anciens coureurs pillards
et pleins de malicesj Schanfara aux os maigres,
à l’humeur noire, à la flèche infaillible; Solayk
aux jarrets de gazelle; Amr-lbn-Barrâck à l’au¬
dace moqueuse, à la face orgueilleuse; Taab-
210 SYRIE.
bata-Scharran, le tueur de goules, aux mille
aventures.
Oui, toute cette Vie du désert païen subsiste
encore. Le passé est présent. Le Coran, lui-même,
en y faisant ses conquêtes, n’y a presqüfe rien
changé.
Mais ailleurs, dans un livre étendu, je dirai
mes courses et mes chasses dans l’Arabie, en
deçà et au delà du Nadjo, de l’Irâck à Zabiyd,
de la Mekke à l’Omàn. J’ai rencontré les préten¬
dus enfants d’Istnaël 1 dans le Hidjài, et ceux
de Sabà, les Kablânides et les Himyarides, pat
delà Sanâ et le Hadhramawt, le tombeau du
prophète Sâlih chez les Thamowd, et le tom¬
beau de Howd 2 vers l’Ahhekâf; j’ai conduit
aussi les grandes émigrations parties de l’Yaman
avant l’engloutissement de Màrib sous les eaux
lâchées par la rupture des digues de Sabà, depuis
la Sabaïe et l’empire hiroyarique jusqu’aux rives
de l’Euphrate et du Tigre, et jusqu’aux plaines
à l’orient ’de Damas.
Chemin faisant, j’ai trouvé nombre de vers
ou ignorés ou mal compris ; la poésie y prend
1 Je ne crois pas que les Arabes descendent d’Ismaél, comme ils
le prétendent depuis l’islamisme seulement,
a Selon les musulmans, Howd est le Héber de la Bible.
SYIUE.
211
tous les Caractères, toutes leS nuâfaces des pas¬
sions et des événements. Elle est gracieuse, riche,
pittoresque, sévère, selon le jour, selon le Suc¬
cès , selon l’âthe du pdëte. Elle a tour à toüf là
simplicité de l’églogüe, la liberté et le ton dé
la Sdtire, l'impudence et la fierté de la menace,
la tendresse et la coquetterie de l’amour, la gra¬
vité et la noblesse de l’épopée. Mais il n’y a ja¬
mais de poëmes à la manière homérique ou vir-
giliehUè, ou à la manière des compositions à pé¬
ripéties et dértoûmënts. Ce né sont que des car-
mlna qui se répétaient ou se cHantaient daHs léS
tentes, ou à la clarté des étoiles, à la fraîcheur des
nuits, en entremêlant ces chants de récitatif.
Écoütefc, dans le genre grave et élevé, les vers
suivants de Tdfâyl, appelé Tofayi aux chevaux,
à cause dé son habileté a dresser les coursiers de
haute hoblesse. Il vivait, environ un siècle avant
l’islamiSme.
Plusieurs de ses frères de la tfibü avaient été
tuéé. Tofaÿl consacra quelques vërs à IèUr mé¬
moire et à leur éloge. Voici comment l’auteur de
YÀghûniy raconte le fait :
« Ckays, chef des BanovV-Ghàniy, tribu de
Tofayi, était cité partout pour sa géhérOsitë ét ses
autres vertus. Il alla un jour Visiter un roi d’une
212
SYRIE.
autre tribu. Il y trouva nombreuse compagnie.
Le roi parut : « Je vais, dit-il, mettre ma cou-
» ronne sur la tête du plus vertueux de tous les
» Arabes. » Et il la plaça sur la tête de Ckays.
Ensuite il lui accorda tout ce qu’il lui demanda
et le garda quelque temps auprès de lui comme
commensal... Ckays partit et se dirigea du côté
de sa tribu. Au moment où il approchait du pays
des Banow-Tay, il fut assailli, à Rouramàn, par
des hommes qui ne le connaissaient pas, et il fut
assassiné. Quand ces hommes surent qu’ils avaient
tué Ckays, ils en témoignèrent leur regret... Ils
l’enterrèrent à Roummân et lui élevèrent un
tombeau.
Plus tard, dans une rencontre, les Absides ou
tribu des Banow-Abs, tuèrent aux Banow-Gha-
niy, Horaym, fils de Sinàn, cavalier célèbre par
sa valeur, et né de famille illustre; il avait été
chef et souverain de sa tribu. Il fut frappé à mort
par lbn-Hidm que le roi des Absides avait banni
de sa présence. Le roi, surpris du succès d’Ibn ■
Hidm, l’appela, et lui dit : <i Comment as-tu pu
» tuer un brave tel que Horaym ? — J’ai chargé
sur lui au milieu de la mêlée générale, je lui
» ai allongé un coup au bas des reins et ma lance
» lui a sortie par le devant du col. » Dans cette
SYRIE. 213
affaire succombèrent aussi Asmâ, fils de Wâc-
kid, une des hautes gloires de la tribu des Ba-
now-Ghaniy, et Houssn, fils de Taryf; tous deux,
ainsi que Horaym, étaient fils de Djoundou, fille
d’Amr.
Les Ghaniydes se préparèrent à faire la guerre
aux Absides; ils demandèrent le secours des
Abow-Bakrides et desMouhàribides qu’ils avaient
eux-mêmes défendus peu auparavant. Ces tribus
refusèrent de s’unir aux Banow-Ghaniy. Tofayl
alors leur reprocha leur ingratitude; et, dans les
vers suivants, déplora la perte des trois fils de
Djoundou et celle de plusieurs autres de sa
tribu :
« Dans mes nuits, de poignantes douleurs me
» sont venues saisir au cœur; d’affligeantes
» nouvelles, hélas! trop certaines, me sont
» arrivées;
» Elles se sont répétées, et ont détruit tous
» mes doutes; je n’ai plus de malheurs à ap-
» prendre.
» Il n’est plus, Horaym le fils de Sinâm, di-
» gne héritier des vertus de son père; Houssn
» n’est plus, ni Asmà ; ils ont succombé !
» Ckays repose aussi dans sa dernière de-
» meure, à Roummân; et à la journée de Hac-
214 SYRIE.
» kyl, un autre guerrier au nom illustre a dis—
a paru,
» Homme intrépide ? au* bras vigoureux; la
j; force de ces deux mains semblait composée de
» t ule la force d’un robuste chameau.
>: Et à Sahb tomba un homme de sagesse et de
» grandeur d’âme ; quand on lui demandait un
» bienfait : « Venez, disait-il, soyea Je bienvenu,
» hôte de bonheur, »
» Jls étaient tous des astres brillants au sein
>> des nuits ; un s’éteint, mais un autre s’élève,
» qui de sa splendeur éclaire les ténèbres.
» Oui, je le jure par mes jours, la mort du
» fils de Djoundou, de Horaym, laisse un vide
a immense dans sa tribu! Quelle main autre que
u la main de Dieu pourra jamais combler ce
)> vide?
» Tous ces héros, mes amis, mes convives,
>) sont partis ; ils m’ont délaissé ; comment dés-
2 prmais trouverais-je du plaisir dans le vin?
» Comment en boirais-je encore?
» Us ont passé ! Jls m’ont précédé sur le che-
)> min de la mort. Ah! comme la mort, dans
» ses caprices, retourne les hommes! »
11 y eut, parmi les Arabes, des poètes dits les
rnoutaymm', ou martyr» de l’amour. C’est un type
SYRIE.
215
particulier. Abd-Allah, fils d’Al-Adjlân, qui vi¬
vait environ un demi-siècle avant Mahomet, fut
uq de ces poètes.
a Abd-Allah, fils d’Al-Adjlân, dit l’auteur de
YAghâniy, était d’une des plus riches et des plus
illustres familles de la tribu yamanique des Nah-
dides ou Banow-Nahd. Il avait épousé une jeune
fille nahdjde, appelée Hind. Il l’aimait éperdu¬
ment et avait mis en elle tout le bonheur de sa
vie. Après sept ou huit ans de mariage, il n’en
avait pas eu d’enfant. Un jour, Al-Adjlàn dit à
Abd-Allah : « Je n’ai que toi de fils, et toi tu es
» sans enfant. Hind est stérile, il faut la répudier
» et épouser une autre femme. » Abd-Allah ne
voulut pas. Al-Adjlân irrité, jura de ne plus par¬
ler à son fils, et de ne plu6 le voir. Cependant,
quelque temps après, il envoya demander de ses
nouvelles. On trouva Abd-Allah assis près de
Hind. Il avait bu, et était ivre. Al-Adjlânlui fit
dire de venir chez lui. « N’y va pas, dit Hind à
» Abd-Allah, ton père te prépare quelque piège,
» n’y va pas. 11 sait que tu es en ivresse et son
y> but est de te faire promettre par serment de
» me répudier. Reste ici, dors un peu ; je t’en
» prie, ne va pas chez ton père. » Abd-Allah ré¬
siste , il veut partir. Elle le retient par son vête-
216
SYRJK.
ment ; lui, la repousse et la frappe légèrement de
son cure-dent 1 . Hind cède et le laisse.
Abd-Allah arrive chez son père. 11 y trouve
nombre de jeunes Arabes et d’hommes d’un âge
déjà avancé ; tous l’assiègent de leurs discours ,
blâment sa faiblesse et son peu de courage, trai¬
tent son amour de folie, et ne cessent de le harceler
que quand il a prononcé la répudiation de Hind.
Le lendemain matin on lui rappelle sa parole.
Hind,avertie de tout ce qui s’était passé,se déroba
aux regards de son époux et s’en retourna chez
son père.
Abd-Allah, resté seul, était inconsolable.
Hind fut remariée ensuite dans la tribu des
Amirides qui étaient en hostilité avec les Banow-
Nahd. Ceux-ci marchèrent contre les Amirides
qui, informés de leur approche, se tinrent sur
leurs gardes. On se battit ; les Amirides furent
mis en déroute , et laissèrent aux Banow-Nahd
un butin considérable. Au nombre de leurs morts
furent plusieurs personnages de distinction ; un
d’eux , appelé Mouàwiyah , succomba avec ses
sept fils.
1 Le cure-dent était une courte baguette de bois odorant, ar¬
rangée à une extrémité en forme de pinceau, par la découpure du
bois même. On en voit de semblables au Kaire.
SYRIE.
217
Les Amirides se disposèrent bientôt à se ven¬
ger de leur défaite. Hind en informa les Nahdi-
ves. Voici comment. Elle proposa à un jeune
Amiride, pauvre et orphelin, quinze chamelles
s’il voulait avertir les Banow-Nahd qu’ils allaient
être attaqués par les Banow-Amir. Le jeune
homme accepte. Hind le fait monter sur une des
meilleures chamelles de son mari, et lui donne
pour viatique des dattes sèches et un petit vase
de lait. Le messager part, précipite sa marche,
mais bien avant qu’il arrivât, son lait était bu...
Presque tous les hommes de la tribu de Nahd
étaient absents, ils étaient à la maraude. L’Ami-
ride descend de sa monture. Il était tellement
altéré, qu’il ne put répondre aux questions qu’on
lui adressa. 11 indique qu’il a la bouche desséchée.
Alors un homme appelé Khidàsch fait apporter du
lait et du beurre ; on les mêle, on les chauffe en¬
semble et on en fait boire à l’étranger, qui dit en¬
suite : « Hind m’envoie vous prévenir de vous
tenir sur vos gardes... » La tribu se rassemble
et prend les armes... les Amirides arrivent et
trouvent les Banow-Nahd à cheval. On se bat;
les Amirides sont encore défaits. C’est alors
qu’Abd-AUah, fils d’Al-Adjlàn, composa ces
vers :
218
SYH1E.
« Mes yeux sont de plus en plus fatigués de
» larmes et épuisés. Quoi! est-ce le souci qui
» m’accable , ou bien mes yeux sont-ils réelle-
» ment malades?
» Eh ! n’est-ce pas la douleur de voir la de-
» meure de Hind disparue , effacée, comme les
» vieux livres yamaniques aux pages jadis émail-
» lées de couleurs ?
£ En contemplant tous les jours la place de
» cette demeure, je me rappelle ma chère Hind
£ et ses belles compagnes, jeunes comme elle, à
£ la'vertu inattaquable, à la fierté noble et im-
£ posante.
£ Celle qui pleure la perte de celui qu’elle a
£ vivement aimé, qui, au souvenir de son ami,
£ ne peut interrompre ses soupirs ;
» Non, celle-là ne verse pas de plus abondan-
£ tes larmes que je n’en versai le jour où , dès
» l’aurore, le chameau de Hind l’emporta, et la
» déroba à mes regards.
£ Mais qui racontera à ma chère Hind com-
£ ment nous avons traité les Amirides, après que
ï nous fut arrivé l’envoyé qu’elle nous a ex-
£ pédié?
£ Ils nous disaient ces Amirides, d’un ton
» d’ironie : Nous aimons à venir vous voir, à
SYRIE. 219
ï venir saluer vos parages, à vous visiter en
» amis.
» Et nous, nous leur dîmes : Jamais ne flé-
» chiront devant nous les fortes hampes de nos
» lances si souvent abreuvées du sang de nos
» ennemis...
» Puis soudain nos coursiers hennirent au mi-
» lieu de l’ennemi, et nos sabres dégouttèrent
» de sang sous les forêts de leurs lances.
» Et partout les chevaux gémissaient de souf-
» franco sous les coups, et ils penchaient la face
» sous les traits qui les accablaient.
» Les cavaliers ennemis tombèrent abattus,
» sur la plaine d’Akhrab, et les hyènes et les
)) vautours les entraînèrent au loin pour les
a dévorer.
y> Toi, Abow-l-Haddjâdj, annonce à tesAmi-
i) rides mes paroles et nos mepaces ; va , cher-
a che-les tous pour leur en donner nouvelle,
» C’est toi qui as empêché la paix, du jour
» que tu marchas contre nous ; c’est toi qui, de
il tes deux mains, ourdis cette trame d’injustice
»> et de ma}, et qui la paras de couleurs men-
» téuses.
» Goûtez bien maintenant le fruit amer de
» cette haine qui vous poussa contre notre tribu,
220
SYRIE.
» le jour où vous saviez qu’elle était sans dé-
» fense. »
Cependant l’amour d’Abd-Allah le consumait,
l’épuisait. Ses chants rappelaient sans cesse son
bonheur passé ; il disait :
a Allez, allez porter à ma chère Hind ma pen-
» sée; Hind est bien loin de moi, mon âme est
» triste depuis le jour où mon amie a emporté sa
D tente.
» Hélas ! qu’il y a longtemps que je n’ai vu
» Hind faire ses pieuses stations autour de (la
j> statue du dieu ) Eawâr ! J’étais heureux de
» l’admirer dans la foule en prières.
» Tu brillais alors, ma belle Hind, au milieu
» de tes rivales à la marche coquette, au pas fier
» et gracieux comme celui du Catâ, etplusgra-
» cieux encore :
» Jour de fête, où dès l’aurore tes belles amies
» se broyant pour leur tniswaf 1 de suaves par-
» fums, avaient ajusté devant le miroir, leur
» parure embaumée du musc le plus fin !
» Hind, par pudeur, en suivant la foule, me
» parlait par son geste et son regard; elle n’osait
» pas s’arrêter près de moi aux yeux de la tribu.
1 Le misvmf parait être un petit vase où l’on mettait les odeurs
et les parfums de toilette.
SYRIE.
221
y> Mais elle me dit : « Éloigne-toi, mon ami ;
» j’ai été frappée par un jaloux cruel ; il m’ou-
» tragerait encore s’il me voyait avec toi. »
Abd-Allah, toujours chagrin, soupirait et
appelait Hind. C’est de lui que sont encore
ces deux vers passés dans les chaDts publics :
» Mes longues douleurs m’épuisent; mais le
» bonheur et la joie me reviennent, quand j’en-
» tends parler de Hind, ma jolie gazelle à la
» noble origine,
» Au visage blanc comme le pur croissant de
» la lune , beau comme la face de nos statues
» d’or. »
Abd-AUah, vaincu par son amour, résolut de
braver tous les dangers pour aller retrouver son
amie. Sans rien dire à son père, il part, arrive
chez les Amirides. Il cherche la tente de Hind...
Il approche... il la voit assise près de la flaque
d’eau qui était devant la tente. A quelque dis¬
tance de là, le mari de Hind abreuvait ses cha¬
meaux , en éloignant les chameaux étrangers.
Hind aperçoit Abd-Allah; celui-ci s’élance de
sa chamelle... Ils courent dans les bras l’un de
l’autre, ils se pressent ; leurs larmes coulent,
leurs paroles brûlantes et en désordre se confon¬
dent ; leurs soupirs se mêlent ; ils sont ivres
222
SYRIE.
d’amour; ils tombent et expirent ensemble. L’é-
poüt de Hind accourt... ils avaient cessé de vivre.
Parmi les martyrs de l’amour, je connais encore
deux poètes, les deux Mouracckisch, de la cé¬
lèbre tribu des Bakrides 1 . Mouracckisch le jeune
était neveu de Mouracckisch l’ancien. Leur cou¬
rage, leur intrépidité, leur prudente habileté,
un infatigable acharnement contre les ennemis
de leur tribu, leur méritèrent une haüte consi¬
dération.
Mouracckisch l’ancien vivait environ un siècle
avant la naissance de Mahomet. Voici sa légende
telle que la donne l’auteur de l’Aghâniy :
« Mouracckisch, encore très-jeune , se prit
d’amour pour Asmà, fille d’Awf, fils de Mâlik,
son oncle, et un des plus valeureux cavaliers
bakrides. Ce fut lui qui, par sa vigoureuse con¬
tenance, força ses frères de la tribu à vaincre
les Taghlabides à la journée de Ckidhah. »
Mouracckisch demanda à son oncle de le fian¬
cer à Asmà. « Je te donnerai ma fille, répondit
» Awf, quand tu l’auras méritée par quelque
» trait de courage. »
1 La tribu des Bakrides et celle des Taghlabides, toutes deu»
sorties d’une même souche, habitaient le Tihâmah, c’est-à-dire tout
le littoral compris entre le Hidjâz et l'Vamsn.
SYRIE. 223
Mouracckisch se rendit chez un roi d’une
autre tribu, et y resta assez longtemps. Il fit
des vers à l’éloge de ce roi, et en reçut de riches
présents.
Awf se trouva dans la gêne. Un Arabe de la
tribu yamanique des Banow-Mourâd Vint lui
demander Asmâ, et lui offrit un douaire de cetlt
chameaux. L’accord fut fait* et le Mourâdide
s’en alla avec sa jeune épouse.
Mouracckisch repartit pour sa tribu. Ses frères
informés de son retour prochain , convinrent
entre eux de lui dire qu’Asmâ était morte. Ils
égorgèrent un bélier, en mangèrent la chair,
en enveloppèrent les os dans un suaire, les
enterrèrent et dressèrent par-dessus un tom-
beaü.
Mouracckisch arrive ; on lui dit qu’Asmâ
n’existe plus, et on lui en montre la tombe...
Et le poète allait souvent pleurer sur les restes
de son amante. Un jour qu’il était couché à
terre, enveloppé tout entier dans son tawb * *
les deux fils d’un de ses frères se mirent à jouer
aux osselets 2 à quelques pas de lui. Ils se, que-
1 Sorte de vêtement large ou pallium qui, au besoin, sert de
manteau de nuit.
* Il parait qu’à ce jeu on mettait les osselets en ligne, et qu’on
SYRIE.
224
relièrent, et l’un d’eux vint à dire : « Cet osselet
» est à moi, c’est celui que m’a donné mon père
» quand on a tué et enterré le bélier, et qu’on
» a dit à Mouracckisch, en lui montrant le lieu
)> où on l’avait enfoui : « Voilà où est déposée
» Asmà. » Notre poète était gravement malade.
Mais, lorsqu’il entend ces paroles, il sort la tête
de son lawb, appelle l’enfant, le questionne, et
apprend qu’Asmà n’est pas morte, mais qu’elle
est mariée à un Mouràdide.
Mouracckisch fait venir sa servante. Elle était
femme d’un Ockaylide qui était aussi au service
du poète. Mouracckisch ordonne à cette femme
d’appeler son mari, et de lui faire seller aussitôt
des chameaux pour aller tous les trois ensemble à
la recherche du Mouràdide... On part. La maladie
du poète s’aggrave en route; il ne peut bientôt
plus supporter la marche du chameau. Ils des¬
cendent , et s’abritent dans une caverne à peu de
distance de Nadjràn. Ils étaient alors sur le ter¬
ritoire des Mouràdides.
Mouracckisch paraissait presque mourant. II
entend l’Ockaylide dire à sa femme : « Laisse-le
là ; 11 va expirer. Nous risquons ici de périr bien-
lançait un autre osselet ou une petite pierre, dans le but de rom¬
pre la ligne.
SYRIE.
225
tôt de faim et de fatigue. Veux-tu me suivre ?
sinon, je t’abandonne, je pars. » Et la femme
pleurait.
Mouracckisch savait écrire; il l’avait appris,
ainsi que son frère Harmalah, d’un chrétien de
la ville de Hyrah, à qui il avait été confié par
son père. Quand Mouracckisch eut entendu les
paroles de son serviteur, il tira à lui la selle de
son chameau, et y traça sur le dossier les vers
suivants :
<c O mes deux compagnons, restez près de
» moi, ne vous hâtez pas de partir. Me quitter
» sitôt ! ce n’est pas ce que vous m’aviez pro-
» mis.
» Bientôt la mort va me séparer de vous
» pourquoi vous presser ainsi avant qu’elle ne
» m’arrive ?
» Voyageurs étrangers, qui allez visiter la
» terre benie de 1 Arowd ', portez à mes frères
Anas et Harmalah ces paroles :
j) Lait de Dieu, pour vous et pour votre père !
» Ne laissez pas impuni le lâche Ockaylide ;
» qu’il périsse.
» Ah ! qui annoncera à ma tribu que Mou-
1 On comprend sous le nom d’Arowd, le territoire sacré de la
Mekke et de Médine.
H.
45
SYRIE.
226
b racckisch fut pour ses deux serviteurs un im-
» portun fardeau ;
» Et que, loin des tentes des Dhoubayàh 1 ,
» ils ont abandonné son cadavre en pâture aux
b lions ? »
L’Ockaylide part avec sa femme. Ils arrivent
à la tribu du poète, et disent à ses frères qu’il est
mort. Mais Harmalah, en examinant la selle de
Mouracckisch , aperçoit les vers tracés sur le
dossier. 11 les lit, puis appelle les deux servi¬
teurs , les questionne , les menace , et leur or¬
donne de lui dire la vérité. Ils lui racontent tout
et lui indiquent le lieu où ils ont laissé Mou¬
racckisch. — Harmalah les fait mettre à mort.
Ensuite il part à la recherche de son frère. Il
arrive à la caverne ; il s’informe partout de ce
qu’était devenu Mouracckisch. Il apprend que le
poète était demeuré dans la caverne jusqu’à ce
qu’un jour il vit venir près de lui des troupeaux,
puis un berger. « Qui es-tu, avait dit le ber-
b ger au poète, et que fais-tu là ? — Je suis de
b la tribu des Banow-Dhoubayàh ; et toi, qui
b es-tu? — Moi, je suis des Banow-Mourâd. —
b Pour qui fais-tu paître ces troupeaux? — Pour
1 Les Banow d’Houbayah étaient une branche de la tribu des
Baltrides.
SYRIE. 227
» Ckarn-al-Ghazâl. » C’était le mari d’Asmâ.
Mouracckisch ajoute aussitôt : « Pourrais-tu voir
» Asmâ et lui parler ?—Non ; jamais je n’appro-
» che d’Asmà. Mais, tous les soirs, une esclave
» vient au troupeau; je lui trais une chèvre, et elle
» en emporte le lait à sa maîtresse. — Alors,
» prends cet anneau ; tu le mettras ce soir
» dans le lait; si Asmâ le voit, elle le recon-
r> naîtra. Fais-moi ce plaisir, et je te donnerai
» une récompense comme jamais berger n’en
» aura eu. »
L’esclave vient avec un vase. Le bergen trait
le lait et y dépose l’anneau. L’esclave s’en re¬
tourne... Elle présente le lait à Asmâ qui, selon
son habitude, en laisse disparaître l’écume, et
ensuite le boit... L’anneau vient s’arrêter et tou¬
cher à ses dents. Asmâ le prend, l’examine à la
lumière et le reconnaît. « D’où vient cet anneau,
» dit-elle à l’esclave? — Je ne sais pas. » Asmâ
envoie l’esclave appeler son mari qui était à une
montagne des environs de Nadjràn. Ckarn-al-
Ghazâl (la corne de Gazelle) arrive tout troublé.
« Pourquoi m’as-tu fait appeler? dit-il à Asmâ.
» — Fais venir à l’instant le bergerquigarde les
» troupeaux... » Quand il est venu : « Demande-
» lui, dit Asmâ à son mari, comment il a eu
SYRIE.
228
» l’anneau que voilà. » Ckarn-al-Ghazàl sort et
interroge son berger, qui lui dit : <c Je l’ai eu
» d’un étranger que j’ai trouvé à la grotte de
» Djabàn, et qui m’a prié de le mettre dans le
» lait que devait boire Asmâ. Et pour cela, il
» m’a promis une récompense. Du reste, j’ignore
» quel est cet homme. Je l’ai laissé presque
» mort. » Ckarn-al-Ghazâl rentre : « Qu’est-ce
» que c’est que cet anneau ? dit-il à Asmà. —
» C’est l’anneau de Mouracckisch. Va vite, cours
)) le trouver, porte lui secours. » Ckarn-al-Ghazàl
saute à cheval, fait monter Asmâ sur un autre
coursier, et tous deux se mettent aussitôt en route.
Ils arrivent, vers le milieu de la nuit, à la grotte
de Djabàn... A la vue d’Asmà, le poète se ra¬
nime; et, déguisant le nom d’Asmâ sous un nom
étranger et sous l’allégorie de jeunes beautés,
il lui adresse de tendres reproches dans ces
vers qu’il articule d’une voix faible et trem¬
blante :
« L’image de ma chère Solayma m’a apparu
» cette nuit ; elle m’a éveillé, et tout dormait
» autour de moi.
» Je réfléchis alors à mon malheur ; et ma
» pensée se portait aux lieux éloignés qu’habitent
i sa famille et la mienne.
SYRIE. 229
» Mais voilà que tout à coup, de loin, mon
j œil crut voir un feu étincelant ;
» Et alentour étaient de jeunes filles comme
» d’élégantes antilopes à la gorge blanche ,
» comme de jolies gazelles à la blanche poitrine
y> accroupies auprès du feu;
» A leur peau brillante et polie on voyait que
» les peines de la vie ne les avaient pas atteintes ;
)> heureuses auprès des tentes, elles n’avaient
» jamais eu à chercher de lointains pâturages.
» Elles allaient, venaient ensemble, d’un pas
» tranquille et lent, parées de vêtements aux
» couleurs safranées et de bourd brillants 1 .
» Elles habitent nos tribus, et moi je suis
» loin d’elles. Nos promesses, et nos sermens
» d’amour, tout est donc perdu 1
» Ah ! pourquoi leur suis-je resté fidèle, puis-
» qu’elles ont trompé mes espérances ? Pourquoi
» suis je devenu leur victime, leur malheureuse
» victime, moi qui n’ai jamais pensé à les affli-
» ger?
» Que de fois, avec ces vives jeunes filles, aux
» cheveux flottans, au cou ravissant ;
1 Vierges à la bouche humide et distillant une
1 Le bourd est une sorte de vêlement ou manteau yamanien,
de différentes couleurs.
SYRIE.
230
» salive enivrante, aux lèvres fraîches et lim-
» pides,
» Que de fois, jeune et ardent, j’ài passé,
» avec elles, des jours de délices! Que de fois
» mes nobles chamelles et mes vers sont allés à
» elles!
» Femmes d’amour et de bonheur, quand je
» les eus perdues, mon cœur toujours recher-
» chait leurs traces. »
Et après, lepoëte expira; Asmà était ptès de
lui... 11 fut enseveli sur le territoire des Banow-
Mourâd.
Mouracckisch l’ancien ne laissa pas seulement
des vers érotiques. En voiei quelques-uns d’un
autre genre et qui furent composés après le suc¬
cès d’une expédition qu’il dirigea contre les Tagh-
labldes, sur les terres du Nadjràn : le poëte et
ses compagnons avaient réduit les Taghlabides à
demander merci et leur avaient enlevé nombre
de chameaux et de prisonniers.
a II m’était venu nouvelle que ces Amirides
» allaient tomber sur nous ; et la nouvelle se vé-
» rifia.
» Les BanovV-I-Radjm marchaient avec eux ;
» et toute cette foule brillait sous les armes
» comme l’éclat des astres avant l’aube du jour.
STRIE.
231
» C’était de toutes parts, des chevaux en lesse,
» bondissant dans l’ombre de la nuit, de su-
» perbes alezans à longue taille, avec l’étoile
» au front.
» Et nous voyons tout à coup les scintilla-
» tions des cimiers sur les têtes des cavaliers.
» Je pars contre eux... Un moment après je
a revenais déjà; ils étaient vaincus; je revenais
» presque avant d’y àioir pensé.
» Et cependant, de beaucoup de corps j’avais
» couvert la terre avec mon sabre, et tous corps
» de nobles seigneurs ! je ne faisais que lancer
» et ramener partout mon coursier.
» Combien n’en laissâmes-nous pas à Nadjrân,
» la face leur ruisselant de sang, la tête roulant
» dans la poussière ! »
Mouracckisch îe jeune était neveu de Mou-
racckisch l’ancien, et oncle d’un autre poëte,
Tarafah, l’auteur célèbre d’un des sept poèmes
dorés que l’admiration des Arabes du paganisme
avait suspendus au temple de la Mekke, l’éter¬
nelle Kabâh 1 . Tarafah à la verve chaude, à
la satire insolente, mourut à la fleur de sa jeu¬
nesse. Amr, fils de Hind, roi de Hyrah, dont
1 CespoèYras dorés ne sont que des ckassydah de peu d’étendue.
Celui de Tarafah n’a que cent six vers.
SYRIE.
232
ce poète avait été le commensal et qu’il dé¬
chira de sa satire, l’envoya à un de ses gouver¬
neurs de province qui, par ordre, lui coupa les
pieds et les mains et l’enterra vif. — C’est dans
la huitième année du règne de cet Amr que na¬
quit Mahomet.
La légende de Mouracckisch le jeune blesse
trop la morale pour que je vous la rapporte ici.
Je me bornerai à vous citer le chant qu’il com¬
posa , après avoir perdu par sa faute l’amour de
celle qui avait fait son bonheur.
« Adieu, sois heureuse, ô Fàtimah; non, je
» ne t’oublierai ni aujourd’hui, ni jamais, tant
» que tu te rappelleras nos joies d’amour.
» Naguères encore, malheureux Mouracckisch,
» ta belle Bakride 1 par sa taille élégante comme
» la branche du nabck, et les filles des environs
» de Nâhhowss, parleur démarche noble comme
» celle de l’autruche, t’avaient déjà rendu fou
» d’amour;
» Le jour surtout où je les quittai, elles m’ap-
» parurent dans tout l’éclat de leur beauté, lim-
» pides comme l’eau des étangs, et leurs belles
1 Par cette Bakride, le poète désigne une tille de sa tribu, car
il était des Banow-Bakr.
SYRIE. 233
» dents brillaient humectées par une fraîche sa-
» live,
» Qui semblait être une pure rosée versée au
» milieu d’une magnifique couronne d’arc-en-
» ciel posée sous des nuages en pluie.
» Et à Zàt-al-Dhàl, elles nous laissaient voir,
» les unes leurs jolies mains et leurs bracelets,
» les autres une joue unie 3 et polie comme une
» surface d’argent.
» Mon cœur avait oublié pour un temps ces
» jours des premières amours ; maintenant que
» leur souvenir me revient et bouleverse ma
» pensée, j’irais, dans mon délire, faire le tour
» du monde sans m’arrêter.
» Eh quoi ! regarde mon ami ; vois-tu ces
» femmes partir à la hâte; ou bien sont-elles
» assises encore ?
» Ou bien songent-elles aux apprêts de la route,
» maintenant que le jour est déjà avancé, pour
» aller à travers les sables chercher de nouveaux
» pâturages?
» Vois, elles sont parées de pierres précieuses,
» de fragments d’or, de bijoux, de kharaz zha-
1 L'original porte, joues aplaties , car les joues bouffies ou trop
saillantes, chez les Arabes, excluaient la beauté.
SYRIE.
254
» fàriens 1 rayés de blanc et de noir, et de perles
» rangées en colliers.
» Elles ont passé les bourgs et les vallées, et
j> le chamelier, par ses chants, animait la marche
» des chameaux ; elles ont suivi les grands che-
» mins et elles vont descendre à Chaw.
» Mais Fàtimah est bien plus séduisante que
» toutes ces femmes, par la fraîche blancheur
» de son teint et ses cheveux noirs flottant en
» tresses fines comme des cordes d’arc.
» Avais-je faim, c’est à ma chère petite Fà-
» timah que je demandais un repas ; pour toute
» chose, c’est à Fàtimah que je m’adressais ;
» Oui, je trouvais tout en toi!... Et voilà
» que tout s’est rompu entre nous, par la folle
» peur de perdre un ami.
» Maintenant, quoique déjà loin de toi, quoi
» que mes chameaux soient fatigués, jeles pousse
» toujours, ô Fatimah, et avec eux je m’enfuis.
» O ! sois heureuse, Fatimah ! sois heureuse,
» astre de lumière! notre séparation n’eût ja-
» mais dû arriver.
1 Zhafàr était une ville célèbre dans l’Yaman, dès les temps les
plus reculés. 11 y en eut deux de ce nom. Yoy. Lettres de
M. F. Fresnel. — On appelle kharaz, toute espèce de verroterie
de parure.
STRIE.
235
i> Sois heureuse !... Mais, sache-Ie bien, j’ai
» pour toujours besoin de t’aimer; rends-moi,
» Fâtimah, rends-moi quelque chose de ton
a amour.
» O mon amie ! Si toutes les femmes étaient
» dans un pays, et toi seule dans un autre,
» j’irais à toi, fusses-tu cachée au bout du monde.
» Souvent l’homme abandonne celle qu’il
» aime, et lui voue alors une injuste colère;
» mais moi... (moi, je te garderai toujours mon
a amour).
a Cruel fils de Djaciab ! Nous étions liés par
» un serment, j’y restai fidèle, et ce fut mon
» malheur. Mouracckisch, n’en accuse que toi-
» même, et supporte tes regrets et ta souffrance.
» Tu le sais, qui fait bien, recueille la louange
» des hommes; qui fait mal, ne doit espérer
» cjue le repentir et le blâme.
» Juge d’après toi-même : souvent de déses-
» poir on se mord et on se coupe les doigts, et on
» se charge de douleurs pour un caprice d’un
a ami.
a Non, ce n’est pas un songe qui entretient la
» douleur qui me déchire ; hélas ! je veille, et
a les songes sont les illusions du sommeil. »
Voyons maintenant un autre genre de poésie
236
SYRIE.
et d’aventures. Le poète dont je vais vous parler,
Zohayr, fils de Djauéb, est le plus ancien de ceux
qui laissèrent des fragments poétiques de quel¬
que étendue. Il vivait, selon les calculs généa¬
logiques de M. F. Fresnel environ cent trente
ans avant la naissance de Mahomet, c’est-à-dire
depuis 4-30 à 450 de l’ère chrétienne. Les poètes
qui précédèrent Zohayr, fils de Djauâb, parais¬
sent n’avoir fourni aux traditions que de petites
pièces de vers de deux à cinq ou six rimes. Et
encore celles qu’on connaît comme bien authen¬
tiques , et elles sont rares, ne remontent pas au
delà de trois ceftts à trois cent vingt ans avant la
naissance de Mahomet, ce qui les place vers le
milieu du troisième siècle de notre ère 2 .
Zohayr, fils de Djauâb, était de la tribu
yamanique des Kalbides, branche des Banow-
Gkodhâàh. « Jamais les hordes d’origine yama-
» nique, dit M. Fresnel, d’après les légendes
» fournies par l’Aghaniy, n’ont eu de chef plus
» brave, plus riche, mieux venu à la cour des
» rois 3 , que Zohayr, fils de Djauâb. Sa grande
i Voyez seconde lettre de M. F. Fresnel, sur VHistoire des
Arabes , avant l'islamisme. 1837.
* Voy. la lettre déjà citée.
3 11 s'agit des rois de Hyrah, des Ghasç&nides et des rois de Himyar
ou de rvaman, — Note de M. Fresnel,
SYRIE.
237
» sagacité lui valut le surnom de Kâhin, devin.
» Zohayr vécut très-longtemps ; on dit généra-
» lement qu’il mourut à cent cinquante ans. Il y
» a un râvy ou légendaire qui lui donne deux
» cent cinquante ans de vie, pendant lesquels il
» aurait livré deux cents batailles. Un autre ràvy
» lui donne quatre cents ans de vie, et un troi-
» sième lui donne quatre cent cinquante. » Ces
exagérations orientales ne sont que ridicules.
« Zohayr fut chef de sa tribu, les Banow-
Kalb. 11 les dirigea dans leurs guerres, et montra
partout un tel courage et une telle habileté, qu’il
fut toujours vainqueur. Il devint enfin chef de
toutes les tribus de Banow-Ckodhààh. Ennuyé
de sa longue vieillesse, un jour il se mit à boire
à tel point qu’il en mourut.
Voici quelques événements qui, d’après Abow-
1-Faradj d’Ispahan, auteur de l’Aghâniy, signa¬
lèrent la longue carrière de Zohayr, fils de
Djauâb, et lui inspirèrent ceux de ses vers dont
on a conservé le souvenir.
Zohayr fit une expédition contre les Ghatafâ-
nides, tribu Hidjàzienne. En voici le motif.
Lorsque les Banow-Baghiyd, tribu secondaire
des Ghatafân, quittèrent le Tibàmah, emmenant
avec eux leurs familles, leurs femmes et leurs
238
SYRIE.
troupeaux, les Banow-Ssoudà, tribu yamanique
de la tige des Mazhhidjides, vinrent en armes à
leur rencontre. Les Baghiydh, pour sauver leurs
femmes du déshonneur et de l’esclavage, se bat¬
tirent avec fureur. Us vainquirent les Banow-
Ssoudà, les mirent en déroute complète, et leur
firent payer cher leur audacieuse avidité. Cette
victoire rehaussa le nom des Baghiydh et les
enrichit d’un immense butin. Puis, lorsqu’ils
eurent pris leur nouvelle station, ils résolurent
d’établir un Ilharam ou asile inviolable, à l’imi¬
tation du Hharam ou temple de la Mekke, où
l’on ne pourrait pas même tuer un oiseau, ni
couper un seul arbre, et où nul n’aurait le droit
de faire la moindre violence à quiconque s’y
réfugierait. Les Banow-Mourrah, branche des
Ghatafànides, se chargèrent spécialement de la
garde et du soin de ce Hharam, et ce fut Rigahh,
fils de Zhâlim, qui en entreprit la construction.
Il l’éleva près d’une eau, dans un lieu appelé
Bouss.
Zohayr, fils de Djauàb, alors chef desKalbides,
fut informé de l’établissement de cet asile. Il jura
que, lui vivant, jamais les Ghatafànides n’au¬
raient de Hharam. Il harangua à ce sujet ses
conlribules (Arabes de la même tribu), et leur fit
SYRIE. 239
voir que la destruction de cet asile serait à jamais
leur plus beau titre de gloire.
Il se mit en armes et partit. Il voulut, chemin
faisant, s’adjoindre les Banow-l-Ckayn, mais
ceux-ci refusèrent de le suivre. 11 se dirigea donc
avec les Kalbides seuls contre les Ghatafàn. Les
Ghatafàn furent vaincus. Un de leurs cavaliers
s’était réfugié dans le Hharam ; Zohayr l’aperçut,
et dit à un des siens : <c Tue-moi cet homme.
» — Mais il est inviolable ici. — Par la vie de
» ton père, réplique vivement Zohayr, je ne
» connais rien d’inviolable ici. » Et Zohayr va
droit au cavalier, et lui abat la tête.
L’asile fut détruit.
Toutefois Zohayr traita généreusement les Gha-
tafànides; il leur rendit les femmes qui avaient
été prises, et se contenta d’emmener ce qu’on
avait enlevé de troupeaux.
C’est à propos de cette expédition qu’il dit la
ckassidah suivante :
(t Le jour que nous rencontrâmes les Ghata-
» fânides, ils furent abattus et leurs femmes
» prises.
y> Enfants de Ghatafàn, sans notre générosité,
» vous n’auriez jamais revu vos vierges, ces
» modèles de pudeur.
SYttlB.
240
» Dites-le-nous : combien, sur le champ de
» bataille, avez-vous laissé de vos braves, tous
» guerriers bardés de fer, tous habiles dans les
» combats?
» Venez, venez donc maintenant reprendre
» sur nous le talion de vos morts ; venez donc
» les venger; venez, en bataille!
» Vous ne le savez que trop bien, vous nous
y> avez vus comme des lions au carnage, quand
» les étendards s’entremêlaient.
» Ghatafàn a été chassé des Eaux de Bouss ;
» où sont-ils donc les Ghatafàn, où sont-ils?...
» Quoi ! les plaines sont désertes !
» Les enfants de Djanâb ont tout enlevé, et
» le désert, et les eaux de ces tribus.
» Ah ! c’est que tout un jour, nous leur avons
» asséné de rudes coups, de ces coups avec les-
» quels on fait une chaude bataille.
» Nous avons anéanti, tué la puissance de
» nos ennemis sous nos lances au fer altéré de
» sang.
» Sans notre inébranlable valeur, au moment
» de la mêlée, nous étions écrasés comme le fu-
» rent les Banow-Isoudà, '
» Le jour où il leur prit envie de s’opposer
» au passage des Banow-Baghiydh. Mais de bons
SYRIE.
241
» coups de lance, voilà ce qui guérit un ennemi
» de sa folle présomption.
» Les Banow-l-Ckayn nous ont refusé de nous
suivre ; ils ont peur de la mort. Que la pous-
» sière couvre la face de qui 1 recula devant le
» danger.
» Nous espérions quecesCkaynides joindraient
» leurs bataillons aux] nôtres, mais notre espoir
» fut déçu.
» Chétifs guerroyeurs, comment nous auraient-
» ils secondés, nous leurs alliés ! N’avaient-ils
» donc pas leurs chamelles à traire, leurs jolis
» pâturages à garder? »
Écoutez encore une autre aventure.
Abrahah, roi de l’Yaman, étant venu dans le
Nadjd, Zohayr alla au-devant de lui avec plu¬
sieurs Arabes. Abrahah traita Zohayr avec une
distinction toute particulière, et lui donna le
commandement des deux tribus de Bakr et de
Taghlib. Dans une année de disette, ces tribus
ne purent lui payer l’impôt qu’il leur avait fixé.
Zohayr usa envers eux de la plus grande rigueur;
il les empêcha même d’aller chercher d’autres
pâturages avant qu’ils se fussent acquittés de ce
1 Sorte de vœu de malheur; c'est-à-dire: que nul ne s’occupe
de celui qui... , etc., que tou « l'abandonnent.
h.
46
SYRIE.
242
qu’ils devaient lui payer. Presque tous leurs
troupeaux mouraient de faim. Alors un Arabe
des Banow-Taym-AHah, appelé Ibn-Zayyàbah,
homme de rapt et de sang, alla de nuit trouver
Zohayr. Celui-ci dormait sous sa tente de cuir.
Ibn-Zayyàbah entre doucement, il lui plonge
son sabre dans le ventre et le traverse d’outre
en outre. Zohayr était replet et avait le ventre
très-épais; le sabre ne perça que la peau et les
chairs extérieures, et n’atteignit pas les intestins.
Ibn-Zayyàbah crut avoir tué Zohayr; mais le fils
de Djanàb sentit qu’il n’était pas frappé à mort;
il resta immobile et ne poussa pas le moindre
cri. 11 craignait que le meurtrier ne l’achevât
d’un second coup. Ibn-Zayyabâh sortit, et alla
dire à ses contribules : « J’ai tué Zohayr. » La
joie se répandit par toute la tribu. Mais Zohayr
était persuadé qu’Ibn-Zayyâbah n’avait tenté^.ce
coup qu’à l’instigation des Bakrides et des Tagh-
labides.
Le poète n’avait avec lui que quelques hom¬
mes des Banow-Kalb, qu’il avait chargés de la
police dans les deux tribus dont Abrahah lui
avait confié l’administration. 11 se fit aussitôt
envelopper par eux de plusieurs vêtements, et
placer entre deux planches; puis ils allèrent dire
SYRIE.
£43
à la foule : « Voilà que Zohayr vient d’être frap-
» pé par un des vôtres ; permettez-nous main-
» tenant d’aUer i’euterrer dans sa tribu. » On
leur accorda leur demande, et ils emportèrent
le prétendu tnorf enveloppé de ses vêtements et
entre les deux planches. Lorsqu’ils furent seuls,
à une certaine distance, ils firent sortir Zohayr
de son espèce de 6uaire, et le laissèrent, en l’en¬
tourant, s'habiller avec les vêtements qui le ca¬
chaient. Mais, craignant encore d’être épiés de
loin, ils creusèrent une fosse profonde et y en¬
terrèrent les deux planches.
Zohayr et ses compagnons d’obsèques conti¬
nuent leur route et arrivent chez les Kalbides.
On se rassemble et on marche en armes contre
les Bakrides et les Taghlabides. Ces tribus avaient
su que Zohayr avait échappé à la mort, et, à
cette nouvelle, Ibn-Zayyâbah avait dit ces vers :
« J’avais pourtant, quoique dans l’obscurité
j> de la nuit, frappé Zohayr d’un bon coup; et
» il était là, au jqiligu de .ses ennemis.
» Je l’avais frappé au moment où les Bfrkrides
» lui apportaient leur tribut. Où,sont-ils donc
» maintenant les Bakrides? Lâches-! où donc est
» leqr esprit?
» Mon sabre m’a trahi en plongeant dans -le
SYU1E.
244
» flanc de Zohayr. Sabre trompeur! sabre de
» malheur ! »
Zohayr avait réuni à sa troupe kalbide des bé¬
douins mercenaires, et des renforts reçus de
diverses tribus et de plusieurs peuplades yama-
niques qui lui étaient soumises. 11 rencontra
l’ennemi qui l’attendait de pied ferme vers une
eau appelée l’Eau de Djoubayy. On en vint aux
mains ; on se battit avec fureur. Les Bakrides,
qui se séparèrent desTaghlabides, furent d’abord
mis en déroute. Les Taghlabides ensuile soutin¬
rent seuls le combat ; mais ils furent bientôt
vaincus. Kolayb et le poète Mouhalhil 1 , son
frère, furent faits prisonniers par les Kalbides,
qui s’emparèrent aussi des chameaux de l’enne¬
mi. Une foule de Taghlabides tombèrent sous le
fer des Kalbides, et nombre de leurs cavaliers et
de hauts personnages furent emmenés captifs.
Zohayr consacra la mémoire de ce fait d’armes
dans les vers suivants :
1 Kolayb, d’origine taghlabide, vengea plus tard les tribus vain»
eues. Mais il devint leur oppresseur, et fut la cause de la fameuse
guerre de Baçows, qui dura quarante ans entre les deux tribus, et
eut pour motif premier la mort d’une chamelle tuée de la main
de ce chef altier. Peu après, Kolayb fut assassiné. — Mouhalhil,
ardent vengeur de son frère, mit en mouvement la guerre de
Baçows. 11 mourut prisonnier de l’oncle de Mouracckisch l’ancien,
qui le laissa périr de soif.
SYUIE.
245
« Jour de malheur pour les Taghlabides ! Nous
» leur avons enlevé leurs femmes, et nous les
b avons poussées devant nous comme on pousse
» au marché de misérables esclaves presque
b nues.
» Les premières lignes de nos chevaux ont
» fondu sur les premiers escadrons de Taghlib,
b et nous avons pris Mouhalhil à Djoubayy.
» Tu sais pourtant bien, Mouhalhil, que ja-
» mais nos lances ne manquent leurs coups, tu
» le sais même depuis le temps où, tout jeune
r encore, tu jouais avec les enfants à casser des
b coloquintes.
b Aussi tes Taghlabides, ton appui et ta force,
» ont fui le jour de la bataille, et tu t’es trouvé,
» toi, les pieds dans des entraves de fer.
» Que tu eusses été vaincu et que je t’eusse
s pris les armes à la main, ou que tu eusses été
b tué, la gloire pour nous était la même (car tu
» es grand dans ta tribu).
Dans une autre ckassydah, Zohayr rappelle
encore la journée de Djoubayy. Les premiers vers
de cette ckassydah étaient consacrés à la dame
de ses pensées ; car, en paladins toujours cour¬
tois, les poètes arabes commençaient leurs chants
par des rimes d’amour adressées à une amante,
24-6
SYKJfi.
ou par un éloge des beautés de leur tribu. Ils s’a¬
nimaient d’abord et préludaient par des émotions
tendres, pour passer ensuite aux descriptions
des batailles, des dangers qu’ils avaient courus,
des coups de lance qu’ils avaient distribués, du
butin qu’ils avaient enlevé* des gloires qu’ils
accumulaient. Dans une ckassydah, presque tou¬
jours la première pensée, le premier élan , était
pour les belles dix désert. G’était un devoir
dont les guerriers Arabes s’écartaient rarement;
c’était une religion, uii culte, dont il ne reste
plus, hélas! que la mémoire.
Un fragment de la ckassydah que je viens
d’indiquer est consighé dànS l’Aghâniy. En voici,
dit Abow-Fàradj, le premier Vers :
« Saluez la demeure chérie dont leS traces
» sont effacées au Diy&r-Djanâb ; demeure, hé-
» las ! Veuve de ses vierges toutes brilldntes de
b jeUnesse. i>
Et plus loin le poëte ajoute, s’adressant aux
dfehi tribus qu’il a vaincues :
« Comment* comment auriez-vous échappé
» aü carnage devant nous ? Mais vous n’âVez pu
a que nous demander merci et nous laisser vos
» dépouilles.
j> Et nous vous avons pris Mouhalhil et Kou-
SYRIE.
247
» layb, son frère, et Ibn-Schihàb, et Jtbn-Amr,
» que nous jetâmes dans les fers.
» Puis encore nous enlevâmes vos blanches
x femmes aux lèvres fraîches et humides.
» C’est alors, à ce jour de terreur, que MoU-
» halhil criait de tout cétés ( aux Bakrides qui
b abandonnaient leurs frères) : t Enfants de
-»> Bakr, est-done ainsi qu’on sauve lâ gloire de
» son nom ?
» Malheureux 1 toute ressource est-elle dônc
4> perdue? Et vous, enfants deTaghlib, n’avez-
» vous donc plus parmi vous de ces loups de
» batailles, de ces braves qui sachent combattre
» pour vous ? »
» Mate tous s’enfuirent de touteè parts, comme
» les troupeaux d’autruches timides fuient vers
» les sommets des collines;
» Et la roue de la mort roulait sur eux et leb
» écrasait, poussée par les lions (les braves) des
» Amrides et des Banow-Djanàb,
» Ces lions aux ongles de fer, aux terribles dé¬
fi fenses, les broyaient cotome le froment sous
b la meule-.
» Parmi vous, les uns s’enfuirent à la hâte,
» les autres, égorgés, restèrent la face enfon-
» cée dans la poussière-.
248
SYRIE.
» Et notre gloire s’est élevée au-dessus de
j) toutes les gloires, aussi haut que le ciel s’élève
» au-dessus des nues. »
Je veux vous donner encore un fragment d’une
ckassydah de Zohayr. Vous y verrez le genre de
début dont je vous parlais tout à l’heure.
Zohayr, fils de Djanàb, dit l’Aghaniy, était
allé chez les Ozrides ou Banow-Ozrah, visiter
Al-Djoulàhh, fils d’Awf... On déploya les tapis,
et Zohayr fut traité avec la plus grande distinc¬
tion. il resta assez longtemps chez les Ozrides, il
y vit accroître ses troupeaux et y eut même des
enfants.
La sœur de Zohayr était mariée dans une
autre tribu, chez les Banow-1 Ckayn. Un jour
elle lui envoya un bourd (sorte de pallium yama-
nique) dans lequel elle avait enveloppé un nouet
de sable et une épine de ckalàd (espèce de traga-
cantha). Zohayr aussitôt dit à ceux qui l’entou¬
raient : <c Voilà qu’il vous arrive une vigoureuse
» épine, avec un nombre considérable (d’en-
» nemis). Partez d’ici, fuyez. — Pourquoi, lui
» dit Al-Djoulàhh, veux-tu que nous nous éloi-
» gnions de cette place, sur l’avis d’une femme ?
» Nous resterons. j> Zohayr partit aussitôt.
Le jour suivant, dès le matin, une nom-
SYRIE.
249
breuse troupe armée tomba à l’improviste sur
la station d’Al-Djoulàhh, égorgea, pilla, et s’en
alla avec un butin considérable.
Zohayr regagna sa tribu, il réunit les Banow-
Djanàb. La troupe victorieuse en fut informée et
se dirigea sur lui. On se battit; notre poète sou¬
tint le choc avec vigueur, et tua un des chefs de
l’ennemi. Alors toute la troupe prit la fuite.
Après le succès de cette rencontre, Zohayr
composa une ckassiydah dont voici le prélude.
11 y fait allusion à l'avis que lui expédia sa sœur.
Il suppose que ce fut l’ombre de Salma, son
amante, qui vint la nuit lui apparaître pendant
qu’il dormait.
« Est-ce bien l’ombre de ma chère Salma qui
» m’apparut en songe? Loin de son pays, on
» aime voir ces images fugitives.
» Com ment a-t-elle pu, car c’était elle, venir
» à moi là où j'étais, franchir ce grand désert à
» travers les vents et les tourbillons de sable?
» Elle m’a trouvé couché près de ma cha-
» melle qui avait sa vieille selle sur le dos
» et les coussins sous la selle, toute prête à partir.
» Quand Salma nous vit ainsi, moi et ma
» maigre monture, elle sourit d’un sourire plus
» gracieux et plus beau que la frange de lumière
250
STRIE.
» qui brille au bord d’un nuage éclairé par le
» croissant des nuits.
» Je te saluai alors, Salma.. * et je te demandai
» de me répéter tes douces paroles. « Encore,
» encore, te dis-je : cela soulage le malheureux
» qui gémit dans les chaînes de l’amour. »
» Elle me regarda doucement, puis die fe’en-
» fuit; fille vertueuse > tu me laissas encore plus
» tourmenté d’amour.
» O Salma, suave parfum, beauté de délices,
» oh! que j’aurais eu de bonheur si toi-ihêmé
» tu fusses venue à moi, au lieu de ton image!
s Mais à la journée d’Otàlà » j’appris la ruine
» de sa demeure; j’y courus... et mes yeux se
» chargèrent de larmes.
» Ces ruines semblaient se plaindre doulou-
» reusement à moi quand je leur rappelais le
» nom de mon amie ; elles m’eussent répondu,
s si parler leur eût été possible.
» O demeure de Salma, combien lu nous fis
» verser de pleurs ! Oui* des larmes d’amOur cout-
» laient de mes paupières j et m’inondaiént. »
Le poète passe ensuite ati récit delà rencontre
d’où il sortit vainqueur. Mais de toute cette
peinture, l’Aghàniy ne donne que les einq vers
suivante :
SYRIE.
281
« Hommes, amis de la justice, unissez-vous
» à nous quand la guerre en fureur grince et
» montre tout l’éclat de ses dents.
» Ce jour-là, les masses de nos guerriers fon-
» dirent sur les épais bataillons ennemis. Mais
» qui ose seulement porter ses regards sur nos
i braves kalbides, se sent défaillir.
<> A leurs mains courageuses brillent le sabre
» et la lance, et leurs cottes de mailles toujours
» victorieuses scintillent sur leurs flancs.
» Nous n’âvons quitté nos ennemis que lors-
» que nous avons vu leur chef terrassé ne savoir
» plus que faire de son sabre tout couvert de
» sang.
» Combien, ce jour-là, d’hommes illustres
>i ofit reçu, de nous, de ces coups de lance qui
» ouvrent de larges blessures et défigurent !
Vous aurez remarqué, monsieur, dans les vers
que je vous ai cités Jusqu’ici, un genre particu¬
lier de style, des formes de comparaisons qui
s’éloignent de nos mœurs littéraires et de nos
modes européennes. Mais, vous le savez, chaque
littérature a ses couleurs et ses allures; la poésie
de chaque peuple et surtout celle des peuples qui
ont eu une vie spéciale bien tranchée, a ses in¬
spirations pour ainsi dire climatiques. Les Ara-
252
SYRIE.
bes,dans leurs sables, ont eu leurs impressions,
leurs pensées et une façon particulière de les expri¬
mer, de les vêtir. Le tribunal littéraire européen a
son code et ses lois; les déserts de l’Arabie eurent
le leur sous les tentes des tribus. Tout n’est pas
grec et latin dans le monde entier; et il ne faut pas
tout juger avec les principes et le goût de Rome
et d’Athènes, ni même avec le goût européen,
ou le goût français. Il y a souvent pour nous ;
dans l’arabe, des trivialités qui, pour cette lan¬
gue , ont une physionomie noble, des hyperboles
qui nous semblent extravagantes, et qui, pour
cette langue, sont des couleurs simples et de bon
aloi. Nul Quintilien, nul Dumarsais n’avait jadis
passé la mer Rouge ; mais le sublime dont parle
Longin n’était pas inconnu aux tentes bédoui¬
nes, chez des peuples sans culture.
Avant de passer aux aventures de Taabbata-
Scharran, j’aurai à vous offrir encore des inspi¬
rations poétiques. Vous y verrez une habitude
arabe qui vous rappellera les mœurs grecques et
romaines , c’est l’habitude des libations sur les
tombeaux.
Ckouss , fils de Sàïdah, poète, orateur, sage
et philosophe, vécut dans les derniers temps du
paganisme arabe. Il était de la tribu des Banow-
SYRIE.
253
Iyàd. Mahomet, avant de se proclamer prophète,
l’avait vu à la foire d’Okàzh 1 . Gkouss fut le pre¬
mier qui parla à la foule, en s’appuyant sur son
sabre ou sur un bâton.
Souvent le prophète employa les expressions
1 « Je ne pardonnerai jamais à l’islamisme, dit M. F. Fresnel
dans sa première lettre sur Y Histoire des Arabes , pag. 31, l’abo¬
lition de la foire d’Okâzb. Ce n’était pas seulement un grand
marché ouvert annuellement à toutes les tribus de l’Arabie; c’était
encore un congrès littéraire ou plutôt un concours général de ver¬
tus , de gloire et de poésie, où les héros-poètes venaient célébrer
leurs exploits en vers rimés, et se disputer pacifiquement tous les
genres d’illustrations. Cette foire se tenait dans les environs de la
Mecque, entre Tàïf et Nakhlah, et s’ouvrait à la nouvelle lune de
zou-l*gadah (onzième mois de l’année arabe), c’est-à-dire au com¬
mencement d’une période de trois mois sacrés, durant laquelle
toute guerre était suspendue» et l’homicide interdit...
« Ce fut dans ce congrès des poètes arabes (et presque tous les
guerriers étaient poètes à l’époque dont je m’occupe) que s'opéra
la fusion des dialectes de l’Arabie en une langue magique, la
langue du Hidjàz, dont Mahomet se servit pour bouleverser le
monde; car le triomphe de Mahomet n’est autre chose que le
triomphe de la Parole. En mettant la foire d’Okàzh au ban de
l’islamisme, Mahomet; anéantit le parlement de l’Arabie, et
frappa au cœur cette société unique de tribus, qui, à travers les
guerres les plus acharnées, n’oubliaient jamais leur commune
origine, et venaient tous les ans au rendez-vous national pour y
goûter les joies exquises du suffrage universel. — A la foire
d’Okâzh, les preux étaient masqués. — Dans les récitations et les
improvisations, la voix de l’orateur était suppléée parcelle d’un
rhapsode ou cricur, qui se tenait prés de lui, et répétait ses pa¬
roles... »
Que faisait-on de plus en Grèce, aux théâtres, aux jeux olym¬
piques ?
254
SYRIE.
de Ckouss comme modèles de style et cita ses
pensées comme maximes de vérité. Lorsque les
députés des Iyàdides vinrent visiter Mahomet,
après la déclaration de sa mission, il leur de¬
manda ce qu’était devenu Ckouss. « 11 est
» mort, lui répondirent-ils. — Il me semble
» le voir encore, dit le prophète, à la foire
» d’Okàzh sur son chameau blanc-grisâtre ; il
» me semble l’entendre encore parler son lan-
» gage plein de douceur et de grâce. Malheu-
» reusement j’en ai beaucoup oublié. — Et de
>> quoi parlait-il donc, prophète de Dieu? —
» Ecoutez, disait-il à la foule, écoutez et rap-
» pelez-vous : « Les hommes disparaissent ; qui
» a vécu, n’est plus; qui n’est plus, e$tpassé;
» ce qui doit venir, viendra. Et le monde
» qu’est-il? la nuit, obscurité; le ciel, constel-
» lation; les mers, flots et vagues; les étoiles,
» éclats des cieux ; lumière et ténèbres ; bien et
» mal; manger et boire, se vêtir et marcher. Et
» puis, pourquoi vois-je les hommes s’en aller
» et ne pas revenir? Se plaisent-ils donc a\i séjour
» de la mort, pour y rester? ou bien, sont-ils
» donc laissés là dans un éternel sommeil ?
>> Par le Dieu que j’adore, moi, Ckouss, ,fflp
» de Sàïda, je vous le jure, il n’y a pas sur
STRIE.
255
» face de îa terre de religion plus excellente
•a que celle que le temps vous prépare et dont
» l’heure va vous atteindre. Heureux qui la
» verra et la suivra ! malheur à qui la repous-
» sera ! » Et il disait encore ces vers :
« Nous tirons nos principes de sagesse de ceux
» qui sont disparus du monde, aux siècles
j) passés. Et quand je vois que tous s’ache-
» minent vers l’eau de la mort, et que pul n’en
» revient; quand j’ai vu mes proches y aller,
» et tous, grands et petits, passer au tombeau,
» alors j’ai cru de foi certaine qu’un jour aussi
» je serai là où ils sont. »
Et le prophète ajouta : « Que Dieu fasse mi-
» séricorde au fils de Sàïdah ! Oui, je prie le cjel
» de le faire reparaître au jour dernier, connue
» représentant à lui seul un peuple' à pari (car il
j n’était ni chrétien, ni juif, ni musulman). :—
» J’ai vu de lui, reprit un des assistants, quel-
» que chose qui tient du prodige. — Qu’as-tu
» vu? dit le prophète. —Un jour, nous étions
» vers le mont Simàn ; la chaleur était brûlante.
» J’étais assis près de lui à l’ombre d’un arbre,
» tout près d’une source d’eau. Des lions vinrent
» pour boire ; et toutes les fois qu’un d’eux ru-
» gissait pour empêcher un autre de boire,
SYRIE.
2S6
» Gkouss le frappait de la main et l’écartait, en
» lui disant : « Laisse boire celui qui est venu
» avant toi. » Moi, je tremblais de peur. « Ne
» crains rien, » me dit Gkouss... Et, portant mes
» regards autour de moi, j’aperçus, à quelque
» distance, deux tombes, au milieu desquelles
» était un petit oratoire... « De qui sont ces
» tombes?... dis-je à Gkouss. — C’est là que re-
» posent mes deux frères; c’est là que je viens,
» jusqu’à ce que j’aille les rejoindre, adorer tous
» les jours le Dieu grand et puissant. » Ensuite
» il me raconta, en pleurant, leur histoire, les
» jours qu’il passa avec eux; puis il leur adressa
» ces vers :
« O mes deux amis, éveillez-vous, il y a trop
» longtemps que vous dormez , je vous en con-
» jure, abrégez votre sommeil.
» Hélas! vous le savez, je suis seul, aban-
» donné à Simân; non, je n’ai pas d’autres
» amis que vous.
» Je resterai ici près de votre tombe; je n’en
o partirai pas que je n’aie entendu votre ombre
» répondre à ma voix.
» Mais il me semble, la vie est courte ! que
» mon corps va bientôt descendre près de vous.
» S’il était possible de donner vie pour vie,
SYRIE.
257
» j’aurais avec joie sacrifié la mienne pour ra-
» clieter la vôtre.
Après avoir entendu ces vers, le prophète
s’écria : « Que Dieu fasse miséricorde au fils de
» Sâïdali ! »
Nous citerons d’autres vers qui sont dans la
même pensée que ceux de Ckouss.— Iyca, fils de
Ckoudànah, de la tribu des Banow-Açad, était
venuàCkàçànavecdeux amis ses commensaux in¬
séparables. Ces deux amis moururent. Ils furent
enterrés à Râwand dans un endroit appelé Khou-
ràck. Iyca se rendait souvent sur leurs tombes,
et là se mettait à boire, puis versait d’abondantes
libations sur les deux sépultures, puis buvait
encore, puis répandait d’autres coupes, et ainsi
de suite, jusqu’à ce qu’il fût enivré de vin. Et
il entrecoupait ses libations de ces vers :
« Mes deux amis, éveillez-vous ; il y a trop
» longtemps que vous dormez ; je vous en con-
» jure, abrégez votre sommeil.
» Je reviendrai sans cesse sur votre tombe,
» j’y reviendrai jusqu’à ce que j’entende votre
» ombre me répondre.
» Hélas ! la mort est entrée dans vos chairs
» et dans vos os, comme un vin destructeur
» dont on vous aurait abreuvés.
17
H.
258 SYnIE *
» Ceux qui vous ont apportés ici sous la
» tombe, sont partis; ils m’ont laissé seul, ac-
» câblé par la pensée du malheur qui vous a
» frappés.
» Mais, quand même tous les hommes aban-
» donneraient ainsi leurs amis après la mort,
j moi jamais je ne vous abandonnerais.
» Je viendrai sans cesse verser des flots de
» vin sur votre tombeau ; et, si vous ne les
» goûtez pas, du moins la terre qui vous recou-
» vre s’en abreuve.
» Je vous appelle... ; répondez, parlez-moi...
» hélas ! rien ne répond à la voix de votre ami.
» Quoi ! est-ce parce que depuis longtemps
» vous m’avez quitté, que vous ne répondez pas
b à mes paroles ? O mes amis ! qui donc vous
b a fait disparaître du monde ?...
b Je sais bien que moi aussi je finirai, et
» que le coup qui vous a atteints , m’atteindra
b un jour ;
b Mais, tant que je respirerai, je vous pieu-
b rerai... Ah! que peuvent me rendre mes
b pleurs ? b
Les vers précédents sont attribués p r un
Ràwiy au poëte Hhaziyn , fils de Hhàrith, de la
tribu des Amirides. Il avait, dit-on, deux amis
SYRIE.
259
ses convives assidus, l’un des Banow-Açad
l’autre des Banow-Hhaniyfah. Un d’eux mou¬
rut j et le poète allait souvent boire sur sa tombe
et faire des libations, en répétant ces deux vers :
« Laissez à mon malheureux ami sa coupe de
» vin, versez-lui sa coupe quoiqu’il soit sous
» la tombe.
» Il était homme d’honneur et de largesses;
» il succomba comme ont fait tant d’autres!
» Ah ! toute tige, quels que soient ses rameaux,
» finit toujours par être brisée. »
Le second convive du poète meurt aussi ; et
lui, il va boire sur leurs tombeaux, les arroser
de vin, en redisant les vers : « Mes deux amis,
éveillez-vous, etc. » Un jour une sorcière lui
dit : « Tu ne mourras que de la piqûre d’un ser-
pent qui a son repaire au pied de tel arbre, dans
telle vallée. » Quelque temps après, il part à la
recherche de l’arbre que lui a indiqué la sor¬
cière. Il le trouve, descend de sa monture et
approche son pied du tronc de l’arbre. Un ser¬
pent le pique ; et le poète dit, en s’adressant â
ses deux amis morts :
« Mes amis, c’est ici que sera mon tombeau;
» venez vous joindre à moi ; je descends sous
» la tombe ; c’est ici ma dernière halte.
SYRIE.
260
» Mes jours, avec vous, furent un brillant
» et frais vêtement dont je restai paré jusqu’au
» soir de ma vie; maintenant je le quitte pour
j) jamais.
» J’ai abandonné le séjour de ma tribu où
» j’avais planté la colonne de ma tente, et je
» suis venu ici chercher un tombeau, ma der-
» nière demeure.
» Mort, qui viens pour me frapper, hàte-toi;
s je ne veux plus de jours à vivre ,
» Maintenant que mes deux amis reposent à
» Ackil. C’est assez d’une année de larmes ;
» assez longtemps j’ai attendu vainement qu’ils
» répondissent à ma voix. »
Ne vous étonnez pas, monsieur, de trouver
dans l’histoire des habitudes arabes avant l’isla¬
misme, la passion du vin et des orgies bachi¬
ques. Celui qui avait une vengeance à satisfaire,
jurait de s’abstenir du vin et des femmes, comme
mortification extrême , jusqu’à ce qu’il eût ré¬
paré sur ses ennemis l’outrage qu’il avait reçu.
Les grands buveurs étaient en grande admira¬
tion ; il y avait de la gloire pour le chevalier qui
maniait bien la lance aux combats et vidait les
coupes dans un festin. Combien de fois rencon¬
tre-t-on dans les poètes l’éloge du vin ! Combien
SYltIE.
261
n’ont-ils pas appelé des noms les plus doux cette
liqueur qui faisait les délices de tous les Arabes
d’autrefois, et qui, malgré les défenses du Co¬
ran , fut encore en adoration extrême plusieurs
siècles après Mahomet, surtout aux palais des
Kalifes !
Le poète Omàrah, fils d’Al-Waliyd, fut au
milieu de tant d’autres un biberon forcené. C’est
de lui qu’est cette petite ariette de deux vers,
qui passa dans les chants publics :
« Mes chers convives, ce vin-là est trop faible;
» je ne sens pas qu’il me monte sous le crâne et
» qu’il m’échauffe la peau.
» Mes amis, en voici du bon vin ! Buvez,
» buvez-en. Il n’y a pas de plaisir avec le vin
» refroidi par le mélange de l’eau. »
« Omàrah vivait quelque temps avant l’isla¬
misme. Il fut de ceux qu’on appelait les secours
des voyageurs, parce qu’ils s’étaient imposé comme
devoir de ne pas laisser passer près d’eux un seul
voyageur sans le recevoir généreusement, sans
lui faire des largesses et lui donner ensuite bon
viatique pour sa route. En ce genre de libéralités
notre poêle avait été surnommé Vunique. Aussi
Omàrah se glorifiait de ses actes de générosité,
recherchait partout et sans cesse l’occasion de
262
SYRIE.
faire du bien aux autres, et de se placer au-des¬
sus de tout ce qu’il y avait de plus distingué
parmi les Ckorayschides.
Un jour qu’il était ivre, il rencontra un Arabe
nommé Mouçâfir, fils d’Abow-Amr. Omârah
s’arrêta brusquement et lui improvisa en face ces
deux vers :
« C’est pour nous seuls (non pour vous) que
» sont faites les belles femmes blanches , à la
» parure élégante, à l’izàr flottant*.
» Nous en avons toujours été plus dignes que
» vous, toujours, depuis que sont établis le soleil
» et la lune. »
Mouçâfir, qui était Ckorayschide, de la cé¬
lèbre famille desOmmiades ou Banow-Omayyah,
lui riposta par ces vers :
« Omârah, fils d’Al-Waliyd, comme poète,
» je réplique au poète qui m’attaque :
» Dis-moi, l’ami des coupes et du vin les dé-
» laisse-t-il jamais? Et toujours ivre peut-il
» juger ce que sont les autres?
» Les salue-t-il même? Leur épargne-t-il son
» insignifiant bavardage ? Non ; mais il va leur
» dire comme un fou :
1 Sorte de grand voile tombant derrière le do».
SYRIE.
263
» C'est pour nous seules que sont faites les
y> belles femmes blanches, à la parure élégante,
» à l’izâr flottant. Il se trompe ;
» C’est nous qui en avons toujours été di-
» gnes. Et puis, dans les familles, chacun fait
» comme ont fait ses pères. »
Ces prétentions de supériorité entre les tribus
et les divisions de ces tribus, et même entre les
familles, étaient souvent le sujet de discussions
singulières, surtout parmi les Arabes avant l’is¬
lamisme. Il y avait à cet égard des défis portés
et soutenus en public ; parfois ces procès sur la
pureté et l’antiquité de la noblesse des familles,
sur l’appréciation de leur mérite et de leurs
oeuvres de générosité ou de courage , sur la
force de leur bras ou leur agilité duraient plu¬
sieurs mois. Un enjeu était souvent proposé et
accepté par les parties qui alors allaient ordi¬
nairement à une tribu étrangère invoquer, d’un
accord unanime, le jugement d’un homme re¬
nommé par sa sagacité, sa science, sa sagesse
et sa justice, et le prier de proclamer le vain¬
queur de ces luttes pacifiques, soutenues avec
une ardeur inexprimable. Si j’avais un peu plus
de temps encore, je vous traduirais un de ces
mounâfirât ou combats de supériorité entre deux
SYRIE.
264
poètes, Alckomah et Amir. L’enjeu était de
cent chameaux.
Mais je reviens à Omârah, notre poète buveur.
« Omàrah, fils d’Al-Waliyd, demanda en
mariage une femme de sa tribu. « Je veux bien
* t’épouser, lui répondit cette femme, mais à
» condition que tu renonceras au vin et au liber-
» tinage. — Le libertinage, dit le poète, j’y re-
» nonce; mais le vin... c’est impossible, je ne
» puis pas. » Son amour croissant, il finit par
jurer à cette femme qu’il ne boirait plus ; il l’é¬
pousa et cessa de boire. Mais un jour il revêt
ce qu’il avait de plus beaux habits, monte sur sa
chamelle et part. Il passe prés de la demeure
d’un marchand de vin ; il y avait une réunion
de joyeux buveurs. On l’appelle, il entre. Ils
avaient fini leur partie. Omârah apostrophe vi¬
vement le marchand de vin : « Apporte-nous à
o manger, lui dit-il.— Je n’ai plus rien ici, »
répond le marchand. Omârah égorge à l’in¬
stant sa chamelle. On mange. «. Donne-nous
s du vin, dit Omàrah ; ces braves gens n’ont
» plus rien à boire. » Et le poète donne son
habit pour payer le marchand. On reste en fête
plusieurs jours; puis Omàrah retourne chez lui.
Sa femme le voyant encore tout enluminé ; « Ne
SYRIE.
265
» m’as-tu donc pas juré, lui dit-elle, que tu ne
» boirais plus ? » Et les reproches se succèdent.
Le poète répond par ces vers :
« Que veux-tu ! ma chère Oummou-Awf,
» je ne suis pas de ces buveurs qui, lorsqu’ils
» sont dans la chaleur de l’ivresse, paient leurs
» rasades avec les habits de leurs convives; (moi
» je donne les miens.)
» Vois-tu, ma chère; un convive, pour moi,
» c’est un homme qui boit bien et ne sait pas
» un seul moment supporter la soif.
» Quoi ! tu voudrais vraiment, quand l’ivresse
» a roulé à terre mes buveurs, que je les quit-
» tasse sans remplir encore leurs coupes,
» Sans rien leur payer, comme si je n’eusse
» pas été de la fête ! Non, ce serait une trahison,
» et la trahison n’est pas dans le principe des
» buveurs. »
266
SYRIE.
SUITE
DE LA LETTRE XXX.
Mais interrompons ici ces citations, mon cher
monsieur, et venons à la légende que je vous ai
promise, celle du poète coureur Taabata-Schar-
ran. Toujours son sabre était prêt; sa flèche em¬
plumée sifflait souvent sur son arc. « Jamais il
ne délaçait son heaume ; jamais son bras, le soir,
n’était las. » Il fut ami de Schanfara J , d’Amr,
fils de Barràck, de Solayk, fils de Solakah, tous
les trois aussi intrépides coureurs et aussi hardis
pillards que lui.
Taàbbata-Scharran vivait vers le milieu du
1 La légende de Schanfara a été publiée par M. F. Fresnel, avec
la belle traduction d’un petit poëme dit Lâmiyât-al-Arab.
SYRIE.
267
siècle qui précéda l’introduction du mahomé¬
tisme dans la presqu’île arabique. Taàbbata-
Scharran, et ses émules Schanfara, Solayk et
Amr-Ibn-Barràck, poètes aussi, furent les quatre
Grands Coureurs de l’histoire antéislamique ;
tous les quatre se moquaient des plus rapides
coursiers d’Arabie. Ils s’associèrent maintes fois
pour des expéditions de maraude et de pillage,
où le meurtre était légitime, le meurtre accepté
dans les anciennes habitudes arabes.
Leur époque fut celle où la langue qui devait
exprimer et consacrer la nouvelle religion s’éla¬
bora, s’agrandit, s’illustra. Ce fut un siècle rem¬
pli de poètes dont les rimes, les compositions ,
embellies de toutes les couleurs de l’éloquence,
constituèrent définitivement ce langage, qui, en
absorbant dans son génie tous les idiomes dissé¬
minés dans les tribus, devait rapidement devenir
assez noble et grand, pour que le livre de Maho¬
met pût se dire le langage même de Dieu. Le plus
grand mérite du Coran est en effet dans l’éclat
et l’harmonie du style, de cette prose arrangée
en ritournelles et en phrases rimées. Quant au
fond, comme vous le savez , c’est un désordre
d’idées prises au paganisme arabe dont le pro¬
phète hidjàzien a conservé tous les rites sacrés,
SYRIE.
268
et au judaïsme dont il aime l’auteur, et au chris¬
tianisme dont il admire la révélation sans la com¬
prendre. En deux mots, Mahomet damne sans
rémission et pitié les juifs et les chrétiens, qui,
du reste, le damnent aussi ; mais, entre Moïse
et Jésus, il partage ses sentiments : sa tendresse
est pour Moïse, et son admiration pour Jésus.
La puissance du Coran fut telle d’abord, que,
lorsqu’il fut accepté comme verbe direct du ciel,
la plupart des poètes qui avaient chanté avant
Mahomet se turent tout à coup. Ils ne se recon¬
nurent plus eux-mêmes; occupés entièrement
de la rénovation qui s’opérait, ils la contemplè¬
rent en silence, ou en furent étourdis ; la bouche
leur resta béante, et le passé sembla mourir de
mort subite.
Puis les poètes de la religion nouvelle s’élevè¬
rent. Les couleurs des pensées et des vers chan¬
gèrent. Peu à peu on plaignit religieusement les
Arabes morts avant la révélation du Coran;
Mahomet même condamna son père et ses aïeux
au feu de l’enfer , et les sept poèmes dorés, ces
sept merveilles du paganisme arabe, furent des¬
cendus des murs de la Kabah.
On continua néanmoins d’admirer encore lit¬
térairement le langage des anciens pères des nou-
SYRIE.
269
veaux religionnaires, leur courage, leur généro¬
sité, et la plupart des vertus du désert païen;
on recueillit leurs chroniques et leurs vers. Car
les œuvres de lagentilité passée, les faits et gestes
de brigandage et de crime n’avaient pas, aux yeux
des Arabes, quoique récemment convertis, mé¬
rité le sceau de la réprobation et de la honte.
Un pillard hardi, intrépide, fanfaron même, était
pour eux un homme digne de renom et de sou¬
venir. Tuer était beau, piller était souvent en¬
core plus beau.
Moi-même, je vous l’avoue, me faisant sou¬
vent Arabe à la manière des Arabes anciens, je
ne puis m’empêcher de les suivre avec plaisir et
surprise dans les vastes mers de leurs sables. Je
les regarde d’un œil satisfait et ému dans leurs ba¬
tailles, dans leurs habitudes, dans leurs actes de
courage et de générosité, de brutalité et de dé¬
vouement, de ruse et de sagesse.
Je vais vous montrer, s’il n’y a pas en effet
de quoi s’étonner dans mon Taàbbata-Scharran,
dans son audace, ses malices, ses finesses, ses
courses, ses prouesses. L’Aghâniy m’en donne le
texte ; je vous en donne la traduction, et j’y
ajouterai quelque chose de ses trois amis les cou¬
reurs.
270
SYRIE.
« Le véritable nom de Taàbbata-Scharran est
Thàbit, fils de Djâbir. Il était de la tribu des
Fahmides, ou Banow-Fahm, branche de la
grande division Hidjàzienne des Banow-Ckays-
Ibn-Aylân.
» La mère de Thàbit s’appelait Oumaymah,
et était, dit-on, de la sous-tribu des Banow-1-
Ckayn, rameau fahmide. Elle eut cinq fils : Taàb¬
bata-Scharran, Rysch-Laghb, Rysch-Nisr, Kâb-
Hazr, et Là-Bawaky-Lao 1 .
» L’origine du sobriquet Tuabbala*Scharran ,
donné à Thàbit, est ainsi racontée parlesrouvâhs,
ou légendaires. Thàbit vit un jour un gros bélier
dans le désert ; il le prit et l’emporta sous son bras.
Thàbit arrive à la tribu. Fatigué de porter son far¬
deau, et n’en pouvant plus, il le jette à terre; mais
aussitôt le bélier se change en goule. « Que por-
» tais-tu là sous le bras? lui dit-on.— Une goule.
» — Tu portais le malheur sous le bras. » ( En
arabe : Tâabbata-Scharran). Et ce nom lui resta.
» On raconte encore à ce sujet qu’un jour sa
1 Voici le sens de ces cinq noms. Le premier signifie : porte
malheur sous son aisselle; le second, plume mauvaise le troi¬
sième, plume de vautour; le quatrième, talon de la peur; le
cinquième, qui n’aura pas de pleureurs, c’est-à-dire qui vivra assez
pour qu’il ne survive personne de sa famille pour le pleurer après
sa mort.
SYRIE.
271
mère lui dit : « Tous tes frères, lorsqu’ils sortent,
» ne reviennent jamais sans m’apporter quelque
» chose du dehors; toi, tu ne m’apportes jamais
» rien. —Eh ! bien, ce sera mon tour cette nuit,
» dit-il, et je t’apporterai aussi quelque chose.»
11 sort... et va prendre un certain nombre de
serpents, les plus gros qu’il peut trouver; il en
remplit un sac qu’il place ensuite sous son bras.
Il revient... Il jette le sac à terre ; sa mère l’ou¬
vre, et voilà les serpents courant de tous côtés
dans la tente. Omaymah bondit de frayeur et
s’enfuit. « Que t’a donc apporté Thàbit? lui dit-
» on.—Le malheur... » répond-elle. Et on l’ap¬
pela du nom de Taàbbata - Scharran, ou porte
malheur sous le bras.
» Taàbbata-Scharran, d’après les récits des lé¬
gendes, était véritablement de ceux qu’on appe¬
lait , il y a quelques années, en France, romanti¬
ques; il avait quelque chose de l’illuminé, et, s’il
n’était pas sans cesse avec les hibous, il était, ce
qui est à peu près de même, avec les serpents et
les goules. Son esprit romanesque et sombre,
mais sans peur, le portait souvent à chercher la
solitude, à faire, seul, des courses nocturnes
dans le désert, à voir des lutins dans les détours
des monts de sables, à interpréter en augures ce
272
SÏRIB.
que son imagination frappée croyait y apercevoir
ou y apercevait en effet. L’Aghàniy raconte
qu’un jour on lui disait : « Tu as vaincu et ter¬
rassé nombre d’hommes, c’est bien; mais com¬
ment fais-tu pour que, dans tes courses de nuits,
ces serpents ne te mordent pas? — Je pars tou¬
jours, répondit-il, quelques heures avant le
jour; les serpents rôdent la nuit hors de leurs
trous et y rentrent avant l’aurore. »
» Au milieu d’une nuit très-obscure, il se
trouvait à Rahha-Bitàn, sur le territoire de Ba-
now-Hozayl ; une goule vint à lui barrer le che¬
min. Taabbata-Scharran ne put s’en débarrasser
qu’en la tuant; puis il resta là toute la nuit. Au
matin, il la prit sous son bras et vint trouver ses
amis. « Tu portes, lui dirent-ils en le voyant, le
» malheur sous le bras. » Notre poète raconte
cette aventure dans ces vers :
« Qui dira aux braves des Banow-Fahm ce
» que j’ai rencontré à Rahha-Bitàn?
» J’ai trouvé une goule qui venait à moi sur
» un sable luisant et uni comme une lame de ci-
» meterre;
« Nous sommes tous deux, lui dis-je, fatigués
» de courir dans ce désert, tous deux errants;
» laisse-moi passer mon chemin... »
SYRIE. 273
» Mais elle se lance sur moi avec fureur. Ma
» main lui allonge un coup de mon sabre yama-
» nique.
» Je redouble, sans broncher; et soudain elle
a s’abat et tombe les deux mains et le gosier col*
» lés à terre.
« Va-t’en, me dit-elle. — Doucement, lui
» répliquai-je, reste-là, toi. Et sache bien que
» j’ai le cœur ferme dans la poitrine. »
» Et je ne fus pas ébranlé ; je m’assis appuyé
» contre elle. Je voulais voir, au lever du jour,
» ce que j’avais rencontré là...
» Et voilà que j’aperçus deux yeux sur une
» laide tête, sur une tête de matou, une langue
» bifide,
» Des jambes comme celles d’un chameau qui
» vient au monde, un dos de chien, et pour
» habit un abâ qui ressemblait à une vieille
» outre *. »
Taàbbata-Scharran était caractérisé par ces
trois mots : il était tout oreilles, tout jambes,
et tout yeux. Quand il avait faim, il savait sesa-
tisfaire sur-le champ. Ainsi, dans le désert, s’il
» L 'abâ, que dans te langage vulgaire on appelle àbay, est une
sorie de manteau à larges manches, dont l’étoffe ressemble à du
bouracan épais.
u.
i 8
274 -
SYRIE.
apercevait de loin des gazelles, il choisissait des
yeuxla plus grasse, puis se lançait à sa poursuite...
et jamais elle ne lui échappait. Une fois prise, il
la tuait avec son sabre, la faisait rôtir et la man¬
geait.
Un jour, Taabbata - Scharran rencontra un
Arabe des Banow-Thackyf, appelé Abow-Wahb,
très-poltron et d’une bêtise remarquable.. Cet
Abow-Wahb portait un habit de prix; il se mit
adiré à Taabbata-Scharran : « Par quel secret
» viens tu donc à bout de vaincre tous ceux que
» tu trouves ? car enfin je te vois mince et fluet.
» — Par mon nom. Quand j’accoste un homme,
» je lui dis : « Je suis Taabbata-Scharran (porte
» malheur sous le bras); soudain le cœur lui
» manque, et j'en fais ce que je veux. — Par ton
» nom seulement ? — Pas davantage. — Vou-
» drais-tu me le vendre, ton nom?—Volontiers.
» Que m’endonnes-tu? — Cet habit et mon nom.
» —J’accepte; d’accord. » Et le marché fut
fait. Puis notre coureur ajoute: « Je te donne donc
» mon nom, et je prends le tien ; tu me donne
» ton habit et tu prends le mien. » Et il revêtit l’ha¬
bit du Thackafide, lui remit ses haillons et s’en
fut. L’étrangeté de ce marché fut le sujet de
l’improvisation suivante :
SYRIE.
275
« Eh bien ! qui va aller dire à cette charmante
» beauté ffiie son légitime époux s’appelle main-
» tenant taabbata-Scharran, et que j’ai pris,
» moi, le nom d’Abow-Wahb.
» D’accord! 11 a mon nom et j’ai le sien; mais
» ma fermeté au milieu des plus grands dangers
» l’a-t-il? *
» Mais üil eôüragè comme mon courage, et
» mon imperturbable audace, commentles pren-
» dra-t-il? Ët mon âme sans trouble dans lesmo-
» inents difficiles, où la prertdra-t-il? »
Suivons maintenant notre coureur poète dans
seg excursions.
Ïaàbhatà-Scharran alla en course sur le ter¬
ritoire des Badjalides ou Banow-Badjylah, avec
AmMba-fiarrà-ck, de la tribu des Ëahmides. Ils
enlevèrent un certain notobre de chameaux. Dés
que les Badjalides s’aperçurent du vol, plusieurs
d’érttté eux se mirent à leur poursuite. Mais nos
pillards gravirent le mont Saràh, et prirent route
paf les sables mouvants et difficiles. Les Badja¬
lides coupèrent par les plaines et arrivèrent avant
eux à l’Eau d’Al-Waht qui appartenaitaux Banow-
Amr-lbn-al-Assy, sur le territoire de Tàyf. Ils
y placèrent des hommes en embuscade au milieu
des joncs. Les deux fuyards, pressés par la soif,
SYRIE.
276
arrivèrent près de cette Eau. Ils s’y arrêtèrent. Et
Taabbata-Scharrandit à son ami : « Amr, ne bois
» pas beaucoup ( pour ne pas être gêné à la
» course); car, celte nuit même, nous allons
» recevoir une chasse. — Et d’où peux-tu le sa-
» voir? — Je te le jure par le Dieu qui me pro-
» tége en me faisant deviner l’avenir : j’entends,
» sous mes pieds, palpiter des cœurs d hom-
» mes. » Nul Arabe n’eut jamais l’ouïe plus sen¬
sible et plus fine que Taabbala-Scharran, nul ne
fut plus prudent et plus pénétrant que lui. « Ces
» battements de cœur que tu entends, dit Ibn-
» Barràck, ce sont les tiens. — Jamais mon cœur
» ne tremble, il ne sait pas trembler. » Et il prit
la main d’Amr et l’appliqua sur sa poitrine; puis,
se baissant près du sol pour écouter : « Oui, dit-
» il encore, je le le jure par le Dieu qui me pro-
» tége en me faisant apercevoir l’avenir, j’en-
» tends palpiter des cœurs d’hommes. — Pour
» moi, je descends boire le premier. » Et il des¬
cendit , s’agenouilla et but.
Les Badjalides regardaient Ibn-Barràck comme
l’homme le plus vigoureux de sa tribu. Ils le
laissèrent et restèrent cachés. Taabbata-Scharran
va boire à son tour; il entre dans l’eau ; l’em¬
buscade se lance sur lui et le prend. On lui lie
SYRIE.
277
les mains sur le dos et on le fait sortir de l’eau.
Ibn-Barrâch élait à peu de distance. Les Badja-
lides ne tentèrent pas de s’emparer de lui ; ils
le considéraient comme trop rapidè coureur.
Mais Thâbit ou Taabbata-Scharran leur dit :
« lbn-Barràch est le plus orgueilleux des hom-
» mes, c’est un coureur présomptueux. Je vais,
j> si vous le voulez, lui conseiller de se rendre
» prisonnier avec moi. Sa présomption le pous-
» sera à vouloir essayer de vous échapper. Mais
a sachez qu’il a trois élans à la course: au pre-
» mier élan, il va comme le vent} au second,
a il va comme un bon cheval ; mais au troi-
a sième, il bronche et chancelle à tout pas} c’est
» alors que vous pourrez le prendre. Je vous
a découvre son secret, parce que je veux le voir
» avec moi entre vos mains ; car il n’a pas écouté
» mes conseils, et il est cause que je suis ici._
a Va, lui dirent les Badjalides, et fais comme
a tu l’entendras, a Thâbit appelle lbn-Barrâck,
et d une voix haute : « Dis donc, mon compa-
a gnon de peines et de plaisirs} ces Badjalides
a m’ont promis qu’ils nous traiteraient avec gé-
» nérosité, toi et moi ; viens te rendre leur pri-
a sonnier; viens partager et alléger mon mal-
a heur, toi qui fus toujours mon compagnon
278
SYRIE*
» de fortune. » Ibn-Barràck se mit à rira, et
comprit bien que ce n’était là qu’une ruse ar¬
rangée pour jouer les Badjalides. — «Un mo-
» ment, dit il, mon cberThàbit ! Est-ce qu’on se
p rend si vite prisonnier, quand on a les jambes
» si fartes à la course ?» Et il part. C’était le
premier élan, il s’enfuit comme le vent, selon
le mot de Tuahbata-Seharran. Au second élan,
ce fut le pas d’un cheval rapide ; au troisième,
il heurtait du pied, bronchait, tombait sur la
face. « Allons, dit Thàbit aux Badjalides, voilà
» le moment de le prendre. » Et tous de s’élan¬
cer à la fois. Mais quand ils sont à distance con¬
venable, Taabbala-Scharran part à toute course,
les mains toujours liées derrière le dos. Ibn-Bar-
ràck tourne à sa rencontre, coupe ses liens, et
ils disparaissent tous deux.
Dans une autre incursion, TaabbatatScharran
se joua encore des Badjalides d’une manière à peu
près semblable. Il était aveG Amr-lbn-Barràck,
et avec Solayk, fils de Solakah, ou, selon d’autfes
récits, avec Schanfara. Trompés dans leur es¬
poir , nos trois maraudeurs ne purent rien voler
aqx Badjalides. Toutefois ceux-ci détachèrent
quelques hommes à leurs trousses, Amr fut pris,
et on lui lia les mains derrière le dos. Les deux
SVBIE.
279
autres échappèrent par la rapidité de leur course ;
il fut impossible de les atteindre.
Mais ils surent bientôt qu'Amr était prison¬
nier. Alors Taabbata-Scharran dit à Solayk :
Toi, va te cacher a quelque distance de l’en-
» droit où est Ibn-Barrâck. Moi, je vais me faire
» apercevoir aux Badjalides, les allécher et les
» attirer à ma poursuite. Lorsqu’ils seront as-
» sez éloignés, va drcit à Ibn-Barrâck, coupe
» ses liens , et sauvez-vous. » Solayk alla se
poster. Taabbata-Scharran s’avança ensuite du
côté des Babjalides. Quand il fut en vue et
assez près, ils s’élancèrent sur lui. Thàbit, pour
les attacher sur ses pas, ne courait qua demi-
course , se laissait approcher , et les priait,
toujours en continuant sa fuite, de ne pas exiger
de lui une trop forte rançon , de lui laisser la vie
sauve, et, à ces conditions, il se rendrait leur
prisonnier. Et les Badjalides de lui tout pro¬
mettre, mais en le serrant de prés. Taabbata-
Scharran, toujours en demi-course, se gardait
à peu de distance, 11 arrive ainsi au haut d’une
colline, d’où il pouvait découvrir le lieu où de¬
vaient être ses deux compagnons. Ils s’étaient
enfuis et en pleine course. Les Badjalides alors
s’aperçoivent de la ruse ; ils courent en toute
280
SYDIE.
hâte pour les atteindre ; mais tous deux leur
échappent. Et Thàbit leur criait : « Eh ! les
b Badjalides ! Ibn-Barràck ne court pas mal au-
b jourd’hui, n’est-ce pas? Tenez, moi, je vais
» vous lancer aussi un pas de course superbe,
» qui vous fera même oublier la sienne. » Et il
part, vole, et disparaît.
C’est à propos de cette aventure que Taabbata-
Scharran composa une assez longue ckassydah.
L’Aghùniy n’en cite qu’un vers. J’en ai pu
réunir dix que j’ai rencontrés les uns dans le
recueil des Proverbes de Mayddny , les autres dans
un ouvrage appelé Schawâliidral-Moughny, et dans
le dictionnaire de Djawhary. Je crois qu’ils doi¬
vent être placés dans l’ordre suivant :
« Qu’as tu donc , belle Abdah ? pourquoi
b reviens-tu toujours m’apparaitredansmonsom-
b meil? Tu me donnas assez d’amour et de sou-
„ cis, toi qui me ramènes encore, dans mes
b nuits, des fantômes effrayants !
b Qu’une amante répudie mon amour, je n’irai
b jamais ensuite soupirer : « O douleur! voilà
b donc ce qu’on réservait à ma passion, à mes
b tendres inquiétudes !
b Car, si jamais j’ai fait l’entier abandon de
» moi-même, ce n’a pu être qu’à un homme
STRIE.
281
j> dont la pensée aime et cherche les actions
» d’éclat, qui, ardent, s’élance, au delà de tous
» ses frères, aux derniers faîtes de la gloire ; qui
» sait, quand il le faut, répéter ses paroles, et
» faire suivre la rapidité de son langage d’une
» lenteur éclairée ;
» Qui, toujours prêt à partir, a toujours les
» jambes nues ; dont le bras a les veines pleines
» et roides; qui marche à ses expéditions malgré
» les nuages sombres et gros de pluie ;
» Qui sait enlever les drapeaux de l’ennemi,
» qui porte ses avis aux assemblées de sa tribu ;
» qui a le langage d’une sage prudence; coureur
» intrépide ;
i Qui se précipite, sans hésiter, à travers les
» périls et les serpents pour secourir celui qui a
» besoin de son aide : c’est toi, Amr ; ma vie
» est à toi sans réserve, fils de Barràch aux pieds
» rapides.
« La nuit, en poussant de grands cris, ils en-
» voyèrent les plus agiles d’entre eux me pour-
» suivre à Aykatayn, après la course où Ibn
» Barrâck fut pris ;
» En vérité, je croyais qu’ils ne chassaient
» qu’un oiseau sans ailes ou qu’ils ne voulaient
SYRIE.
282
» que débusquer une gazelle embarrassée au
» milieu des schathth et des tobbàck où elle a
n mis bas son faon 1 .
>> Mais rien ne peut lutter de vitesse avec moi
» que le noble coursier à la crinière longue et
» touffue , ou l’oiseau que son aile frémissante
» emporte du sommet des monts 2 . »
fh&bU ou Taabbatta-Scharran alla à une expé¬
dition contre les Badjalides avec un seul des
hommes de sa tribu, cousin de sa femme. Ils
voulaient tomber à l’improviste sur les Badja¬
lides, fis arrivent, leur tuent un homme et leur
prennent un bon nombre de chameaux. Les Bad¬
jalides informés du coup, détachent contre nos
deux larrons une troupe de cavaliers et une
troupe d’hommes à pied. Thàbit, qui de tous
les Arabes avait l’oeil le plus perçant, les dé¬
couvrit de très-loin, et les reconnut. « Voici
» l’ennemi, dit-il. Je les reconnais; aussitôt
» qu’ils nous verront, ils viendront droit sur
» nous pour reprendre le butin que nous leur
1 Schalhth, nom d’une plante odorante età lige amère, avec la¬
quelle on tannait les peaux — Tobbàck, arbre des montagnes dea
environs de la Mecque. — J'ignore le nom botanique de ces deux
plantes.
* Ces quatre derniers vers sont cités dans la première lettre de
M. Fresnel, page 106.
SYRIE.
283
» ayon? enlevé, v Le compagnon de Thâbit exa¬
mine , observe : « Pour moi, je ne vois personne,
v dit-il- » Mais bientôt voilà lçs Badjalides qui
fondent sur eux. «Ferme là,ditThàbit à son com*
» pagnon;je me charge moi de te défendre tant
» qu’il me restera pne flèche eh main. » Notre
Jioinme attend. Thâbit se poste en avant et lance
à l’ennemi jusqu’à sa dernière flèche. Puis, pre¬
nant la fuite, il passe auprès de son cousin;
mais celui-ci ne peut le suivre à la course et est
tué. Les chameaux sont repris. — Thâbit se ré¬
fugia chez les Banow-l-Chayn, tribu secondaire
des Fhamides. Il demeura toute la nuit à cqn-
verser chez une femme. Au matin, quand il vou¬
lut partir, elle le parfuma et lui peigna les che-
yeu$ et la h a rh?--- Il arriva à sa tente. Sa femme
en fe voyant paré , comprit d’pù il venait : « Dieu
» te maudisse! lui dit-elle; tu as abandonné ton
» compagnon. Çom rne nt as-tu osé le trahir ainsi?
$ Si tu avais quelque générosité dans l’âme, tu
» ne l’aurais pas livré aux Padjahdes, a Taab-
bate-Scharrap lui répondit par ees vers ;
« Voilà cette Maniayah! ma femme! EUe a,
» par ses injures, amassé sur elle une faute im-
» pardonnable devant Dieu et devant les hommes;
» Elle a osé me dire : « Tu as abandonné
284
STRIE.
» mon cousin au moment du danger, et tu re-
» viens poussé par la peur, seul et inaperçu. »
» Si je l'avais abandonné à deux ou trois hom-
» mes comme nous, à la bonne heure!... Plût
» au ciel alors que je ne fusse jamais revenu !
» Je n’hésitai pas, quand il eut besoin de mon
» secours, de le défendre contre les cavaliers
» badjalides ; car je ne suis pas de ces fanfarons
» vaniteux, avares de leur bras pour un ami
« qu’ils ont mis en péril ; (mais l’ennemi était si
» nombreux ! )
» Je n’ai fui que lorsque je me suis vu sous l’at-
» taque d’une famille marchant en troupe contre
» moi, dans ces parages où moururent en nombre
» ces Banow-Owss ', ces misérables valets.
» Ce ne fut que lorsque j’entendis les cris de
v ces Owssides retentir depuis Bouwà jusqu’à
» Ouwàyn que l’espoir s’envola de devant moi
» comme un oiseau.
» Devais-jeattendrequ’ils me vinssent prendre
» m’entourer, semblables à des frelons échappés
» de leurs rayons comme d’une embuscade?
» Devais-je attendre que leurs flèches péné-
» trantes vinssent me frapper et me tuer, pour
1 Les Banow-Owss étaient une branche de la tribu des Badja¬
lides.
SYRIE. 285
» franchir ces sables que mon pied touche à
» peine dans sa course?
» Je leur lâchai une échappée des mieux lan-
» cées. « Pars, me dis-je, pars, ne te laisse pas
» tuer. »
» Et je tournai le dos. Non, l’autruche mâle
» ne fuit pas comme je fuyais, quand elle court,
» vers le nord, et par un ciel sombre, retrou-
» ver ses petits;
» L’autruche aux courtes ailes, au pied léger
» comme l’éclair, au ventre à plumes grises,
» franchissant d’un coup les déserts en plissant
» la peau de ses flancs ;
» Au pas allongé, effleurant à peine le sable;
» j’allais comme elle va, quand elle se précipite
» à la recherche d’une eau, et que dans son élan
» rapide elle laisse bien loin les coursiers agiles
» qui, au repos, se tiennent un pied posé sur
» la pince.
» Je courus, je volai loin de l’ennemi ; je ne
» voulais pas succomber dans ces plajnes pou-
» dreuses, dans ces lieux abandonnés qui en-
» ferment dans leur sein tant de débris de ca-
» davres.
» Car il me semblait voir la mort, Dieu la
» maudisse et la maudisse encore! préparer ma
SYRIE.
m
» perte en aiguisant ses canines et ses griffes.
» frétait comme une calamité qui en tient
» une autre à sa suite, et dont le dernier réiul-
» tat est la mort qui va toujours choisir la
» moelle des os du faible,
), Qui rôde partout, va puiser l’eau qui lui
» plaît, au milieu de toute réunion d’hommes,
» et qui, lorsqu’elle veut vider toute l'eau du
» puits, allonge ses seaux au bout d'énormes
» cordes. »
C'est encore à ce même propos que Thàbit 6t
ces autres vers :
« 11 était brave, celui que vous avez tué,
» ô Banow-Owss ! Le vêtement qui ie coüvrait
» semblaitètrel’immensevêtementduhe longue
» tige de Dawmah.
» Oui, j’irai piller, enlever vos troupeaux,
» j'irai avec de jeunes guerriers aux bras droits,
» armés de brunes lances et de sabres étincelants
» comme l’éclair ;
» Tous bouillants de courage, couverts de
» poussière, tous d’un oeil ardent comme un
» feu de bois de ghadhà* sur lequel on jetterait
» encore la rouge anémone ;
1 Le gkadhâ est un petit arbrisseau du désert, analogue au ta-
marii ; ce dernier est assez abondant en Égypte. Le ghadhâ en dif-
SYRrç- 2$7
» Ils comptent les mois sacrés 1 ; puis, ils
» sauront égorger vos hommes ou ravir vos
» filles. »
Taabbata Scharran allait tous les ans recueillir
du miel dans un souterrain qui se trouvait dans
le canton desBanow-Hozayl ouHozalides. Ceux-ci
en ayant été informés, épièrent le moment oft il
y viendrait. Taabbata-Scharran parut avec quel¬
ques hommes à sa suite. Il descendit dans le sou¬
terrain à l’aide d’une corde, puis pénétra plus
loin dans une sorte de caverne profonde. Mais
voilà que les Hozalides fondent sur sa troupe, la
forcent à prendre la fuite, et reviennent promp¬
tement se poster à l’entrée du souterrain. Ils
agitent la corde ; Thâbit avance la tête et regarde
en haut : « Monte, monte, lui crient-ils. — Mais
>' je ne vois pas qui vous êtes. —Si, si, tu
» nous a vus. — Et pourquoi monter? me là-
» cherez-vous, ou me garderez-vous jusqp’à ce
» que je vous paie ma rançon? — Pas de cppdi-
» tion. — A ce que je vois, vous voulez tout
» simplement me tuer, et manger ma récolte de
» miel. En ce cas, je ne monte pas. »
fère en ce qu’il fait bon feu et bon brasier; le tamarii, au con¬
traire, brûle mal et donne un brasier qui s'éteint très-vite.
1 II y avait trois mois sacrés.pendant lesquels la guerre et les
incursions étaient défendues, et le meurtre interdit*
SYRIE.
288
Précédemment Thàbit avait creusé et ouvert
dans ce souterrain un long trou comme échap¬
patoire. Se voyant pris, il verse et répand son
miel à terre; puis, prenant l’outre où il l’avait
mis d’abord, il l’applique et la lie sur sa poi¬
trine et se laisse glisser sur le miel. 11 descend
ainsi jusqu’à la sortie, s’enfuit sain et sauf, et
échappe aux Hozalides.
Depuis l’issue par laquelle il tomba jusqu’à l’en¬
droit où étaient les Hozalides, il y avait, dit-on,
en tours et détours, trois étapes de chemin.
Taabbata-Scharran rappelle cette aventure dans
ces vers :
« Voici ce que je dis aux Lahhyànides Vet ce
» qui m’est advenu lorsque je fis gronder mon
» outre, en la vidant devant moi dans mon
» étroit et redoutable conduit.
» J’ai, à vos yeux, deux choses à choisir: ou
» me rendre à vous comme prisonnier, et im-
» plorer votre générosité pour ma délivrance,
» ou bien être tué. 11 est vrai que mourir de
» la main de gens d’honneur, c’est assez fiat-
» teur!
» Mais j’ai encore une autre voie par laquelle
» Les Lahhyànides ou Banow-Lahhyân étaient une branche de
la tribu des Hozalides.
SYRIE .
289
» je puis mesauver ; et, si je la suis, c’est le pre-
» mier et le dernier terme de la sagesse.
» Alors je m’allonge la poitrine à terre ; elle
» glisse sur le roc..., poitrine dure et solide,
» soutenue par des reins souples et cambrés ;
» Elle est appliquée sur une surface assez
» tendre et douce..., car pas une pierre n’y fit
» une seule égratignure. Et la mort d’un air
» confus était là à me regarder.
» Je revins chez les Fahmides ; mais je faillis
» bien ne pas revenir. Eh ! Taabbala-Scharran,
» tu en as évité bien d’autres que tu réduisis de
» même à zéro.
» Certes, celui qui n’a pas cent ruses en main,
» se perd, quelque effort qu’il fasse; et les évé-
» nements le froissent et le renversent.
» Mais celui-là est homme d’esprit et de sa-
» voir-faire qui, alors que lui tombe le dan-
» ger, ne tourne les yeux que du côté de ses
» ressources,
» Qui, toute sa vie, brusque et brutalise la
» fortune, et qui, partout avisé, si une des
» narines lui est bouchée, fait jouer et ron-
» fier l’autre.
» Mesure bien tout ce que, dans mon souter-
» rain, me valut ma ruse contre les Lahhyànides,
19
II.
SYRIE.
290
>> et alors tü diras que nulle déroute ne me dé
» routera jamais. »
Taabbata partit en expédition avec quelques
Fahinides, parmi lesquels étaient Amir, fils d’Al-
Akhnâs, Schanfàrâ, Al-Mouçayy-Ab, fils d’Amr-
Ibn-Barràck, et Mourrah, fils de Kholayf. Ils ar¬
rivèrent chez les Banow-Owss, petite tribu
badjalides. Ils leur tuèrent un homme et leur
enlevèrent des chameaux. Ils s’éloignèrent en¬
suite ; mais ils n’étaient plus qu’à la distance
d’un jour et d’une nuit de leur tribu, lorsque les
KhathàmideS, accompagnés d’Ibn-Hàdjiz, leur
chef, les arrêtèrent. Ibn-Hâdjiz avait une troupe
d’environ quarante hommes. Quand nos truands
fàhmides les aperçurent, ils dirent à Amir, fils
d’Al-Akhnas: « Quel est tonavisPque faut-il faire?
» — Mon avis? battre à outrance ces fthatà-
» mides; tuer, venger le sang des vôtres. — Je
» sacrifierais pour toi mon père et ma mère, lui
» répliqua soudain Taabbata Scharran. Gloire au
» chef comme toi qui aime la résolution et la
» vigueur! Vous, adoptez tous son avis; moi,
t> le mien est que nous chargions en masse sur
» l’ennemi. Vous êtes peu, ils sont beaucoup ;
» si vous vous sépareft, ils vous accableront par
le nombre. v>
SYRIE.
291
Ils se précipitèrent donc sur les Khathàmides,
et du premier choc leur tuèrent trbis homines.
A la seconde charge, ils le mirent en déroute
et les dispeïsêreut. Ibh-Haijiz alla se réfugier
sür une montagne dû il put à JSfefàfe arriver pres¬
que seul. C’est de Cette rencontre qüe parle
Taabbata-Scharran dans ces vers :
ii Récompense de Dieu & ces braves ! Des
t> hauteurs de leur courage, ils dht, âü thilieü
V de la poussière du combat $ fait pleuvoir dii
» sang sur les Qwssîdes.
t C’était au moment où $ d’ütt côté dü ciel,
» brillait l’éclat léger de l’aube, qui dans Sa Fai-
» ble lumière, Semblait encore avoir leS flahcs
» nuancés d’Uh blanc mêlé de teihtes SCrhbCes.
» Oui, la vengeance ! cela guérit le cœur tha-
» lade; cela guérit lorsqu’aux cris de bataillé
» on se rue sur un ennemi nombreux !
ù Je leur allongeai de mes rüdes coups de
» Sabré) le jour qu’ils se présentèrent à nous,
» ces Banovv-Bitchr-Ibn-Khatàm ;
» Oui, de rudes coups $ qui fibetit sauVer
j» leur Ibn-Hàdjiz sür les hauteurs des rocs,
» et dans le fond des gorges où s’amasse l’èad
« des pluies. »
Schanfara composa aussi à ce sujet les vers
SYRIE.
292
suivants ; il suppose dans le premier vers qu une
femme le détourna d’aller s’exposer aux dangers
de ces incursions :
« Laisse-moi, ma chère ; ne me retiens plus.
» Quoi que tu puisses dire, un beau jour on
» m’emportera sur le brancard des morts, et je
» disparaîtrai.
» Et nous partîmes, sans projet bien arrêté,
» sans dernières volontés exprimées à nos fa-
» milles ; nous étions huit, tous résolus à cora-
» battre,
» Huit loups terribles, intrépides, à la face
» animée; on eût dit l’éclat des ondes limpides
» que font pétiller les rayons du soleil.
» Nous marchons d’abord auprès d’un étang,
» nous en longeons les rives, peu inquiets de
» savoir où nous trouverions ensuite de l’eau et
» des provisions.
» Nous marchons trois jours, à pied ; et le
» haut guerrier de notre troupe*, l’ami des com
» bats, nous fit arriver sur les Owssides.
» Toute la nuit, impatients, ils cherchèrent à
» saisir nos traces, à nous dépister ; et au matin le
» cri, « Aux armes ! » retentit au milieu de nous.
1 Par l’expression de haut guerrier , il veut désigner Taabbata-
Scharrau, ou bien Amir, fils d’Al-Akhnas.
SYRIE.
293
» Et Taabbata-Scharran brandissant son sabre,
» fondit sur eux; et Al-Moucayyab coupait,
» taillait à grands coups.
» Moi, j’étais au milieu de tous ces braves,
» j’étais leur bouclier; un moment, un clin
» d’oeil, et l’ennemi est jeté de côté.
» Deux fantassins sont abattus, puis un cava-
» lier couvert d’une longue cotte de mailles ; il
» tombe, et une foule d’autres nous laissent en-
» suite leurs dépouilles.
» Huit hommes, le sabre à la main, portaient
» la déroute dans la plaine et sur les hauteurs,
» triomphant d’une troupe de plus de trente
» hommes à pied.
» Et quand notre tribu nous vit revenir :
» Ils ont triomphé, dirent-ils. — Oui, répon-
» dîmes-nous, allez, demandez-le à ces Owssi-
» des, ils vous en diront des nouvelles. »
Un jour, Taabbata-Scharran alla seul rôder du
côté des Khathàmides, dans le dessein de faire
quelque capture. Il rencontra un jeune Arabe
qui chassait aux lièvres et avait en main son arc
et une flèche. Taabbata-Scharran fit mine de vou¬
loir les lui prendre. Le jeune homme lui déco¬
che sa flèche et le blesse à la main gauche. Taab¬
bata-Scharran lui décharge un coup de sabre, et
SYRIE.
294
le tue. Fe poète rappelle ce fait dans ces vers :
*< Par le temple de Dieu ! les cordes de la
» tente de Thàbit ont failli être brisées et ruinées
» à jamais pour Layla S et les pleureur» des
» morts ont manqué de venir pleurer sur moi *.
» Il avait son but bien arrêté; il l’a atteint,
n mais sans l’atteindre comme il le voulait;
>i jeune homme que des femmes de haut rang et
» de noble sang avait élevé;
» Jeune homme qui avait déjà cinq empans
>i de stature, mais qui était encore au-dessous
» de ce que veulent les femmes à marier.
» Ses mains furent vraiment comme des cro-
» chets qui attirèrent sur lui ma lance si tran¬
si chante, si pesante;
» Mais il m’avait fait à la main une certaine
» blessure dont le seul remède était l’explosion
» de l’étincelle qu’il venait de faire jaillir au noir
» fond de mon cœur. >>
Taabbata-Scharran demanda en mariage une
femme des Fahmides, branche de la tribu def
Banow-Hozayl. Mais on la détourna de s’unir q
1 II veut faire allusion par ce nom à tout ce qu’il a de plus cher,
à ça famille pour laquelle il efty été perdu, si ce jqqpe chasseur
l’ejH mieui visé.
* Il t avait autrefois et il y a encore des pleureurs, et surtout
des pleureuses pour les enterrements.
SYRIE.
295
lui. « Le premier de la tribu des Fahmides qui
sera tué, lui dit-on, c’est Taabbata-Scbarran;
demain tu le perdras. » A ce propos, le poète fit
ces vers ‘
« On a dit à cette femme : « Ne le prends pas
» pour époux, c’est lui le premier que le sabre
» frappera, dès qu'on le rencontrera avec ses
» gens.
» Ce serait folie de t ! unir à un homme tou-
» jours en péril d’être tué. » Et elle eut peur de
» devenir veuve bientôt d’un homme tel que
» mqi, qui se cquvre dans ges courses des lénè-
» bres de la nuit, qui porte la terreur partout;
» Qui goûte à peine un moment de sommeil
» çà et là, dont la passion dominante est le sang
» et la vengeance, qui aime les combats avec
» les plus braves, avec les lions des tribus;
» Avec ceux qui se précipitent seuls sur l’en-
» nemi pour allumer le courage de leurs freres,
» et qui cependant, à mes yeux, n’ont jamais
» l’allure assez intrépide;
» Qui ne sait rien mettre en réserve pour la
» faim que quelques, chétives bouchées ; dont les
» côtes sèches ont de larges intervalles, et dont
» les entrailles sopt collées entre elles ;
» Qui passe ses nuits daps les rppaires des
296
SYRIE.
» bêtes féroces; que les bêtes féroces aiment
» presque comme s’il partageait avec elles leur
» grossière nourriture;
» Elles ont trouvé en moi un homme à qui
» elles ne peuvent nuire ; oui, si elles savaient sa-
» luer avec des serrements de main, elles me
s donneraient la main, tant je leur ressemble.
» Mais celui qui ne vit jamais que de la chair
» des chamelles, celui-là la chair sauvage le tue,
» l’épuise, soit qu’il la mange seule ou mêlée à
»> d’autres.
» Du reste, quel que je sois, je sais bien qu’un
» jour le fer de la mort, un fer étincelant et
» poli, me viendra frapper,
» Ou par surprise, ou en face; mais il faudra
» pour cela un bras qui aura dû longtemps
» s’exercer à combattre des braves et à les en-
» voyer au trépas.
» Et comment penserais-je à mourir en paix
» dans ma tribu ?... à trouver des jours de plai-
» sir, moi que la faim poursuit souvent, et qui
» ai presque toujours le casque en tête?
» Car, enfin, je ne passe presque pas de nuit
» sans aller chercher à dépouiller quelque en-
» nemi, à tenter, en semant l’épouvante, d’enle*
» ver quelque troupeau de chameaux.
SYRIE.
297
» Eh ! qui va comme moi distribuer ses coups
» aux braves, sait bien qu’un jour il doit en
» trouver un qui le renversera du coup de la
» mort. »
Après une course de Taabbata-Scharran contre
les Khathàmides, un sorcier vint leur dire :
« Failes-moi voir les pas du brigand, et par un
» sortilège je vous le ferai prendre, il restera en
» place jusqu’à ce [que vous l’ayez saisi 4 . » Ils
mirent, comme signe, prés de la trace de ses pas,
une petite coupe. Puis ils appelèrent le sorcier,
qui, à l’aspect de l’empreinte du pied, s’écria :
» Ceux qui ont de ces pas, on ne saurait les pren-
» dre. » De là ces vers de Thâbit :
« Allez, quelque loin que ce soit d’ici, an-
» noncer aux Banow-Fahm-Ibn-Amr cette aven-
» ture :
» Un sorcier, malin protecteur, sorcier d’ail-
» leurs à qui j’ai fait disparaître quelque peu de
» ses troupeaux, a dit aux Khalâm, en exami-
» nant la trace de mes pas,
» Et y reconnaissant que mon pied léger ef-
1 Pour ces sortilèges, le sorcier prenait une poignée de poussière,
crachait dessus en prononçant quelques paroles mystérieuses ; et
celui qui marchait ensuite sur cette poussière ne devait plus pou*
voir marcher, il restait en place malgré lui.
SYRIE.
298
« fleure le sol comme l’autruche lancée qui court
» retrouver son petit :
(t Je vois dans ces pas la désolation qui part
» toute l’année contre les Khathàmides, pu
» contre les Badjyfeh, ou contre les Thpumàlah,
» J’y vois le malheur qui court se jeter sur
» les Banow-Ho?ayl, quand l eurs cordes e’accro-
» chent à sa corde 1 ;
» J’y vois la journée des Azdides, jour le plus
» fatal des jours, et où ils prirent la fuite. Oui,
» je dis parales vraies- v
Ce dernier vers rappelle une tentative des Az-
dides contre notre coureur audacieux. Us avaient
mis des hommes en embuscade pour épier et
saisir Taabbata-Scharraq. « Voyez, dirent-ils à
» ces hommes, ce passage étroit; il fautabsolu-
» ment qu’il vienne à vous par ce chemin. Pos-
» tez-vous là, et attende? qu’il arrive. » Taabba-
ta-Scharraq arrive en effet ; mais il entend du
bruit et prend la fuite. Il revient. Les Azdides
cachés s’élancent au-devant de lui, Thâbit fuit
de nouveau, mais à course lente; puis il passe
et repasse assez près d’eux. Les Azdides s’ani¬
ment, s’excitent, et se croient à tout moment
i C'est-à-dire quand ils ep viennent au* prises avec lui.
SYBIE.
299
sur le point 4e s’emparer 4e lui..... Ils avaient
parmi eux un Arabe appelé Hâdji?, brave, le lion
des lions de sa tribu, rapide à la course ; ils la
détachent à la poursuite de Thâbit, mais il ne
peut l’atteindre... De là les vers où notre cou¬
reur dit :
« J’ai échappé aux ruses de Ilàdjiz et de ses
» compagnons. Cependant ils avaient renoncé à
» boire pour courir et se lapcer plus vigoureu-
» sement contre ippi*
» Mais, sachez-le donc : sur un splsabloppeiix,
n op en plaine, on sur upe terre inégale, lors-
>) que je suis en danger.,
» Je devancerais l’ombre rapide de l'oiseau
» passant au-dessus de moi j et même, si on vou-
a lait être $ipcère, on m e dirait : <c Tn yojes
» plus vite que lui. jj L
» Mfli, le plps hardi des Banoyv-Ckays et des
» Khjndifides S je suis, de plus, aussi infatigable
» que Je gibier traqué par les chasseurs.
» Je fajs frpia jours de route en un demi-jour
» et une pu4> et j’entre le matin à ma tribu frpis
» et dispos; car ma vigueur est ipépuisable? et
» ma face est inaltérable à la fatigue.
* Pet Banow-Ckaïs fit IfiS sgnt dey* graphes figes
primitives dfifi 4r»t>M biçSiiîienfi.
300
SYKIE.
» Que j’aie devant moi un seul ennemi, je sais
» le satisfaire et m’en débarrasser sans peine; et
» quand quelques hommes de ma tribu ont le
» désir de combattre avec moi, rarement nos
» ennemis nous échappent... 1 »
Hâdjiz répondit à Thàbit par cette ironie :
ce Certainement tu dépasses l’ombre courante
» de l’oiseau, mais on pourrait bien te dépas-
» ser aussi, si le brave (c’est-à-dire moi) n’était
» pas en tristesse et en chagrin.
» Tu sais très-bien aussi, au moment du dan-
y> ger, abandonner tes amis comme des che-
» vreaux à égorger, comme des chameaux à
» tuer;
» Puis tu les pleures en roucoulements de
» tourterelle, après toutefois que tu as eu soin
» de rentrer à ta tribu frais et dispos, et sans
3 avoir même levé un doigt pour les défendre ;
» Déjà trois fois ainsi tu as réussi à te sauver;
» si tu te sauves encore une fois, ce sera la qua-
» trième. (Vante-toi de ta légèreté à la course !)»
Dans une de ses courses contre les Azdides,
Taabbata-Scharran se dirigea spécialement sur
1 Le sens direct est celui-ci : Si tu étais seul , je te paierais
comme tu le mérites; et, si quelques hommes de ma tribu étalent
ici avec moi t pas un de yous peut-être ne nous échapperait
SYRIE.
301
une petite tribu chez laquelle il avait habitude
d’aller tout seul en maraude. Les Azdides furent
informés de son départ. Ils firent mettre quel¬
ques chameaux en pâturage sur sa route, et dé¬
signèrent trois de leurs hommes les plus braves,
Hàdjiz, fils d’Obay, Sawwâr, fils d’Amr, fils de
Mâlik, et Awf, fils d’Abd-Allah, pour le suivre
à la piste et l’observer jusqu’à ce qu’il se cou¬
chât et s’endormît, dans l’espoir de s’en emparer
plus facilement. Ils se postent en embuscade.
Taabbata-Scharran arrive. Il voitles chameaux,et,
tout de suite, il les fait décamper. Il marche une
grande partie du jour... Il quitte un moment les
chameaux et monte le revers d’une colline pour
examiner si personne ne le suit. Les Azdides se
cachent de nouveau, mais de manière à l’aper¬
cevoir sans en être aperçus.
Taabbata-Scharran , ne voyant personne sur
ses traces, retourne auprès des chameaux. Il re¬
part et les chasse encore un jour et une nuit, et
la journée suivante jusqu’au soir; puis il leur
attache les pieds, se prépare quelque nourriture
et mange. Les Azdides l’oty^vaient à la clarté de
son feu. Taabbata-Scharran se prépare ensuite
près de ce feu une couche pour dormir; il étouffe
la flamme, puis, rampant sur le ventre avec son
302
SYRIE.
arc à la main, il va se coucher au milieu des
Chameaux. 11 craignait d’avoir été Vu par quel •
que rôdeur. Il ne manquait d’ailleurs jamais auX
précautions de prudence, et il volait avec ré¬
flexion et principes. Il était en repos depuis un
moment, ayant une flèche prête sur l’eiicoche
de son arc.
Quand nos trois Azdides crureht qu’il était
endormi, ils avancèrent et allèrent droit à là
place qtl’ils lui avaient vu arranger pour Se cotl-
cher. Mais voilà qu’il lance une flèche à l’un d’eük
et le tue; les deux autres tournent court et s’ëH-
fuient ; mais il en frappe un autre d’une secondé
flèche et le tue aussi. Ce fut Hàdjiz qui échappa.
Taabbatâ-Scharran va dépouiller ses deui hom¬
mes, puis il délie les pieds de ses chameaux,
reprend sa marche, et arrive à sa tribu. Cetté
aventure fut le motif de ces vers :
« Les femmes azdides comptaient bien qu’oii
b leur amènerait Thàbit prisonnier; mais elleé
* ne savent pas tout ce que j’ai de rüses ét dé
» ressources.
» Et puis, ceux qu’elles avaient chàrgé dé mé
» prendre, ou se sont enfuis chassés par moi,
» ou ont été tués et inondés de leür sang.
« Je les fis d’abord courir une assez ldflgüé
STRIE.
303
» course ; et ensuite ils n’apferçurent pâs la place
» réelle que je m’étais réservée pour mon som-
» meil et pour mon abri.
» Ils m’avaient vu me préparer un lit sur le
» sable; alors leur peur s’envola, ils vinrent, et
» je les pris au piège comme des gazelles.
» En effet, lorsqu’ils me crurent ertdortni, ils
» approchèrent comme des lions qui veulent
» surprendre un grand troupeau de chameaux
» dans une vallée couverte de salam et de sa-
» mour 1 .
» Et j’ajuste sur Sawwàr, fils d’Amr, fils de
» Mâlik, une brune flèche à petites pennes , et
» die s’abreuve de son Sang.
» Il s’abat roide, comme si un pesant éléphant
» lui fût tombé sur le cou en descendant le pen-
» chant d’un ravin desséché.
. » Et les flancs du sol résonnèrent aussitôt sous
» la lourde course de Hâdjiz. « Tu t’es enfui,
» Hâdjiz, par la plaide* et si tu eusses ralenti le
» pas seulement un moment,
» Tu serais revenu à ta tribu comme tes deux
» amis y sont revenus; ou bien, si tu eusses été
» un peu plus près d’eux, là où fut donné mon
* Salam et samour Sont des noms d’arbres ; le premier pàïAft
être une sorte de tamarin, et le second le spina tegyptiacù.
304
SYRIE.
» coup de flèche, tu n’aurais pas eu longtemps
» le plaisir de courir.
» Félicite-toi bien d’avoir vu d’abord tes deux
» amis renversés l’un après l’autre ; félicite-toi
» aussi de ne pas être revenu à moi chercher
» vengeance de leur mort.
» Mes Fahmides auront le butin que je vous
» ai enlevé ; tes Azdides auront les grands sou-
» pirs et les grands gémissements pour leurs
» chameaux perdus. »
Hâdjiz répondit à Taabbata-Scharran, qui en¬
suite lui répliqua par cette ckassydah :
« Un cœur sans amour et tranquille te dirait :
» L’ombre de la belle Soàd te bouleversait
» donc l’esprit? Elle ferait voir les étoiles à midi,
» tant elle tourmente ses amants !
» Oui, elle te troublait la pensée. Il est vrai
» que c’est la plus séduisante des femmes; que
» sa voix est sonore et douce !...
» ... Et ses longs pendants d’oreilles! et ses
» dents éclatantes ! et la fraîcheur de sa jeu-
» nesse!.Mais elle est rebelle et sans amour
» pour ses amants 1 .
1 II est à remarquer que ces vers ont aussi un sens éloigné ap¬
plicable à Hâdjiz. Le poêle se moque indirectement de l’espoir
qu’avait cet Azdide de le surprendre auprès du feu où il avait paru
SYRIE.
305
» Laissons cela... Un de tes hommes a passé
» la nuit couché mort sur le flanc de la vallée,
» avec son compagnon, et cependant tu étais
» leur caution et leur défense.
» Dis-moi , Hàdjiz, est-ce que bonnement
» je dormirais pendant une nuit où j’ai un butin
» à garder, cette nuit fût-elle partout livrée au
» silence et au sommeil pour favoriser mon
» succès?
» Je me suis satisfait dans le sang de ton
» ami; sa main n’a pu atteindre son but... Puis
» il nous en est revenu un jour terrible de ba¬
il taille.
» Mais jusqu’à la fin de la guerre, nous vous
» abattîmes des têtes, et la mort même en a
» encore les narines tout en sang.
» Certainement, un jour, les vautours vien-
» dront tomber aussi sur mon cadavre; mais,
» tant que j’aurai la chair saine et ferme, ils
» n’en approcheront pas.
» Et que suis-je donc ? Nombre de mes pro-
préparer son Ht... Folles illusions qui étaient comme l'ombre
d’un songe, qu'il caressait d’abord!... Mais celui que Hftdjiz pen¬
sait prendre captif lui a échappé comme une amante rebelle dont
les charmes lui troublaient l’esprit Les débuts érotiques des ckas-
sydak ont souvent un double sens comme celui que nous indi¬
quons ici.
u.
20
SYRIE.
306
j) cheS ont vu la fortune leur tourner le dos, et
» ils ne pouvaient trouver de compassion et de
» pitié dans leur tribu ;
» Moi, je leur offrais l’ombre bienfaisante de
» mes ailes , ombre qui suffisait à leurs be-
» soins ;
» Sans cesse, chaque jour, mes secours et
» mes largesses sont pour eux, et quand les
» hommes ennemis et méchants viennent les
» attaquer, je me lève. »
Voici une autre aventure : Taabbata-Scharran
partit avec Mourrah, fils deKholayf, pour une
expédition contre les Azdides. Ils convinrent
de se guider l’une l’autre alternativement. Quand
ce fut autour de Mourrah, l’envie de dortoir
s’empara de lui, et il se trompa de route. Tou¬
tefois ils continuèrent leur marche. Ils arrivèrent
au milieu de montagnes, où ils ne rencontrèrent
pas une goutte d’eau. Lès oiseaux y criaient de
toutes parts ; et nos deux- voyageurs trouvèrent
sur les hauteurs des oeufs et de jeunes oiseaux.
« C’en est fait de nous, dit Taabbata-Scharran !
» Par le Dieu Lât, mon cher Mourrah, jamais
» pied d’homme n’a foulé ces lieux avant nous.
» Si jamais personne avait paru ici, les oiseaux
ne pondraient pas ainsi à terre... Vois ces deui
SYRIE.
507
» sommets-là ; choisis des deux celui que tu
» voudras; c’est tout ce qu’il y a ici de plus
» haut. Va te poster sur l’un, moi je moulerai
» sur l’autre. Si tu découvres quelque indice de
»* salut, fais-moi signe en agitant en l’air ton
» manteau; sinon, fois-moi signe en brandis-
a sant ton sabre. Moi, je ferai de même... »
Taabbata-Schafran, le premier, donna le signal, en
agitant son manteau... Alors ils descendent tous
deux et se rejoignent au pied de la montagne où
était le poète. « Qu’as-tu aperçu, Thàbit? dit
» Mourrah. — De la fumée, ou une nuée de sau-
» te relie s. — Si tu te diriges de ce côté, nous
» sommes perdus, certainement. — Moi , je Vais
» te conduire vent en poupe. » Ils màrohedt
deûx jours et deux nuits... Us entendent des
cris. « A nous, dit Taabbata-Scbarran; ce sont
» des chameaux et des hommes. Si nous soriimes
» reconnus, nous sommes morts; mais, si nous
» savons les circonvenir, nous aurons un bon
» butin. Toi, vas à cette tribu d’un côté, moi
» j’irai m’y présenter de l’autre; Fais-toi traiter
» comme hôte pendant trois jours. Si, pendant
» ce temps, le courage ne te revient pas au cfceur,
» au diable l’affaire; nous n’en reviendrons paS.
i> Après lés trois jours, empare-toi de tout ce
SYRIE.
308
» qu’il y aura de troupeaux à ta portée, avant
» que le soleil se couche, et quand il ne sera plus
» qu’à hauteur d’homme au-dessus de l’hori-
» zon. Tu me retrouveras sur le chemin là-bas. »
Ce plan fut admis et exécuté ; et le troisième
jour, ils étaient à distance dans une gorge de
montagne. Là ils égorgèrent une jeune chamelle;
ils étaient en train de la faire rôtir, lorsqu’ils
entendirent du bruit à l’entrée du passage.
u Mourrah, dit Taabbata-Scharran, on vient à
» nous... mais attends... Si la troupe reste là,
» sans pénétrer entre les deux montagnes, ce
» ne sont que des passagers ; s’ils entrent dans
» le défilé, ce sont des hommes à nos trousses. »
Et voilà qu’ils entendent le bruit s’approcher
davantage. « Nous sommes perdus, ditMourrah. »
Taabbata-Scharran le prit par le bras ; il sentit
qu’il tremblait. « Tu as peur, lui dit Taab-
» bata-Scharran; tu tiens de ta mère, femme
» sans cœur, femme Hozalide. Allons, mets-toi
» derrière moi, contre mon dos ; si j’échappe, tu
» échappes; si je suis tué, je t’aurai servi de bou-
» clier. » L’ennemi approche; Mourrah se colle
contre le dos de Taabbata-Scharran. Taabbata-
Scharran tue un homme ; mais on lui lance une
flèche qui l’atteint et reste suspendue à lui. 11
SYRIE. 309
s’enfuit néanmoins avec Mourrah ; mais ils ne
furent en lieu de sûreté qu’à la fin de la nuit.
Alors Mourrah dit : « Je n’ai jamais vu journée
» de succès et de butin comme celle-ci. »
Ceux qui les poursuivaient étaient des Badja-
lides. — A son retour, Taabbata-Scharran alla
trouver sa femme. Quand elle aperçut sa bles¬
sure , elle jeta un cri d’épouvante. Et Taabbata
improvisa ces vers :
« Au défilé, quand les Badjalides nous en fer-
» maient l’entrée, et que derrière nous, nous
» avions un mont caverneux, et nos chameaux,
» J’excitais le courage de Mourrah, je m’ef-
» forçais de lui donner une fermeté d’homme,
» alors que les filets des Badjylah étaient tendus
» pour nous prendre.
» Cache-toi derrière mon dos, lui dis-je ; je
» mourrai pour toi j vois seulement ce que tu
» auras à faire ensuite. »
» Le chef des Badjylah espérait me frapper
» avec le tranchant de son glaive ; mais il s’est
» trompé ; ils renoncèrent à me combattre ,
» parce qu’ils ne surent comment me tenir tête.
» Ils voulaient me tuer, et m’ont manqué,
». moi et mon compagnon ; pendant la nuit, je
» le fis partir avant moi à notre tribu, et ils
STRIE.
310
» n’eurent pas l’adresse de le surprendre en
» route.
» Ils l’ont manqué Mourrait, quand leurs
» gens pouvaient le saisir, quand ils le tenaient
» presque dans leurs mains, entre leurs doigts ;
» Quand il était là à se mordre les doigts,
» inquiet, ne sachant comment se sauver, et
» quand ils avaient eqcore devant eux l’espace
» immense du désert.
» Eh 1 combien j’ai vu d’autres périls, aux-
» quels j’ai échappé paria fuite, emportant mon
» butin : « à quoi bon, ma femme, tes cris de
» frayeur? »
Après l’expiration des mots sacrés, Taabbata-
Scharran et Al Mouçayyab, fil6 de KiUb, vou¬
lant venger sur les Banow-4)ws$ la mort de
leurs deux amis, Amr-Zow-l-Kabb, et Sàd, fils
d’Al-Aschras, partirent avec six autres hommes
de leur tribu, Amir, fils d’Al-Akhnas, Amr, fils
de Barrâck, Mourrah, fils de Kholayf, Schan-
fara, fils de Mâlik, Al-Sim et Kab-Hhazr. Ces
deux derniers étaient frères de Taabbata-Schar-
ran. Ils tombèrent tous à l’improviste sur les
Banpw-Owss, leur tuèrent trois hommes', deux
cavaliers et un fantassin, leur enlevèrent nom¬
bre de chameaux, et leur prirent deux femmes.
SÏWE.
311
Ils s’en allèrent avec leur butin. Ils étaient encore
à un jqur et une nuit de leur contrée, quand se
présentèrent à eux des Banow-Khatâm au nom¬
bre de quarante hommes, parmi lesquels se trou¬
vait'Obayy, fils de Djàbir, chef de la tribu.
« Mes amis, dit Taabbata-Sharran à ses compa-
» pagnons, n’abandonnons notre butin qu’à la
» dernière extrémité. — Maintenant que nous
» avons satisfait notre vengeance, leur dit Amir,
» fils d’Al-Akhnas, sachez encore appliquer à ces
» fthathâm de bons et solides coups. — Allons !
» une charge vigoureuse sur ces gens-là ! dit Al-
» Mouçayyab; pas de poltrons ici. — Un mo-
» ment de courage et de chaleur, continue Anar,
» fils de Barràck; la victoire est tpujours à la bra-
» voure.» Et Schanfara reprit par ces deux vers:
« Nous sommes les ribauds» les braves, 1er
» intrépides;
» Quand nous rencontrons l’ennemi face à
» face, nous ne savons pas crier merci. »
Puis Mourrah improvise ceux-ci :
« Invincible Thàbit, et toi, filsd’Al-Afchups,
» Toi fils de Barràck, homme de cœur, homme
» indomptable,
» Et toi Schanfara, brave parmi les braves
» qui suivent Al-Akhnas>
312
SYRIE.
» Et moi, le fils de celui qui sait protéger
» ses guerriers dans la fureur de la mêlée,
» Nous aimons tous le feu de la guerre, les
» combats dévorants. »
Kâb-Hhazr continue soudain :
« Mes amis, quand vous serez aux prises avec
» l’ennemi, tenez de pied ferme;
» Sachez maintenir votre courage, ou vous
» serez mis en déroute. »
Enfin Al-Sim dit :
« Soyez toujours gens de cœur et d’honneur;
» Ne vous laissez pas prendre ces belles cha-
» melles mères, ni ces chameaux jeunes en-
» core,
» Ni ces chamelles à large dos, ni les petits
» qu’elles portent dans leurs flancs ;
» Ne. les cédez pas à ces Khathàm qui vou-
» draient ici nous couvrir de honte.
» Abreuvez-les de la mort, ils en ont soif;
» Et vous en aurez à jamais une immense
» gloire. »
Et Taabbata-Scharran animé par ces paroles de
ses compagnons : « Je vous sacrifierai le sang de
» mon père et de ma mère, dit-il; vous le mé-
»' ritez ; honneur au courage qui lutte si noble-
» ment contre les dangers ! Tous, vous êtes ré-
SYRIE.
313
» solus de bien battre l’ennemi ; chargez-le, mais
» tout d’une masse, car ils sont plus nombreux
» que vous. » Et ils fondirent sur les Khathàm,
en tuèrent plusieurs ; puis revinrent encore à la
charge et en tuèrent encore ; puis chargèrent une
troisième fois ; les Khathàm furent mis en déroute
et s’enfuirent en désordre sur les sommets des
montagnes.
Taabbata-Scharran s’en fut avec sa troupe. Ils
emmenèrent leur premier butin, et de plus em¬
portèrent les dépouilles des morts. Après cette
expédition, Taabbata-Scharran composa ces vers :
« Récompense de Dieu à ces braves! Leurs
» sabres en tombant d’abord sur les Owssides,
» brillaient ensanglantés au milieu de la pous-
» sière du combat ;
» Et le ciel étincelait des feux de l’éclair, et
» dans sa sombre lueur, il semblait mêlé de blanc
» et de noir.
» Chacun de nous s’en retournait fier et triom-
» phant... mais' ensuite, à grands cris nous
» avons encore chassé, l’épée aux reins, une
» troupe redoutable.
» Nous avons allongé de rudes coups de sabre,
» le jour où se trouvèrent devant nous ces Ba-
» now-Bisch-Ibn-Khathàm. »
SYRIE.
314
Schanfara aussi rappelle cette aventure dans
ces vers :
a Est-il venu nouvelle de nous à ma chère
» Soàd? Nous sommes bien loin d’elle, par delà
» des déserts redoutables où même des ribauds
» comme nous peuvent périr.
» Sait-elle qu’au matin, dans le cœur même
» de leurs demeures, nous avons abreuvé les
» Owssidos des eaux de la mort sous nos san-
>) glants cimetères?
» Nous leur avons tué Yazyd, le plus fameux
» de leurs cavaliers, pour venger le sang d’Amr,
» et Sàd et Ibn-Awf pour le sang de Màlik.
» Nous étions là, coupant des têtes à coups
» de sabre, ; à coups de flèches, leur perçant les
» flancs, sur le sable mouvant et poli. »
Taabbata-Scharran alla un jour en expédition
avec une petile troupe de Fahmides. Us arrivè¬
rent tous sur le territoire de la tribu des Noufà-
tbides ou Baaow-Noufàthah. Us passèrent la
nuit sur une montagne qui dominait la tribu.
Un peu avant l’aube, Amir, fils d’Al-Akbnas,
prit son arc, et le trouvant détendu, il se mit
en devoir de le, bander. « Allons, Amir, se
» dit-il, qu’on ne t’entende pas préparer ton
b arcs doucement ! » Mais un vieillard nou-
STRIE. 31S
fàtbide l’entendit : « Écoute?, écoute?, dit
» il à ses filles. Par Dieu, voici les Banow-JLaytb
» qui viennent nous attaquer. »
Or, les Laythides et les Noufàthides livraient
entre eux alors des combats furieux, motivés par
le meurtre de Hhomayssah, fils deCkays,que des
Noufàthidesavaient tué par mégarde. begNoufâh-
tides étaient donc en expédition contre leurs en¬
nemis, et ils n’avaient laissé d’hommes à leur tribu
que les vieillards et les jeunes gens trop faibles
pour porter les armes.
Taabbata-Scharran avait été avisé que la tribu
était sans défense... Une femme l’aperçut au
haut de la montagne. En femme d’intelligence et
de résolution, elle conseilla à toutes les autres
de se revêtir d’habits d’hommes. « Parlez très-
» haut, leur dit-elle, préparez des armes ; faites
» croire ainsi que nous sommes prêts à les bien
9 recevoir ; mettez-vous en mouvement de tous
» côté». Je vous le jure par le Dieu I 4 t, c’est
» Taabbata-Scharran quj est là avec ses compa-
» gnons. »
Amir, fils d'Al-Akhnas, voyant la tribu agitée :
« Allons-nous-en, dit-il à ses gens. On est en
» garde contre nous. » Mais tous voulurent d’a¬
bord tenter une attaque; alors Taabbata-Scharran
SYRIE.
316
dégaine son sabre : « Si vous persistez dans votre
» volonté, leur dit-il, je m’enfonce mon sabre
» dans le cœur et me le fais sortir par le dos... »
Ils se décidèrent à partir ; du reste, ils croyaient
avoir affaire à des hommes, et non à des femmes.
Ils passèrent vers des chameaux qui apparte¬
naient à Balà, frère de Hhomaykah, et qui étaient
à quelque distance des tentes ; ils les enlevèrent.
Peu après un jeune Arabe laythide, de la sous-
tribu des Banow-Djoundà, courut sur leurs pas,
les atteignit; et, s’adressant à Amir, fils d’Al-
Achnas : « Tu as eu peur, lui dit-il, des femmes
» noufâthides, et tu viens nous attaquer et faire
» capture sur nous ! Je te jure que ces chameaux
» que tu emmènes là sont à un Laythide, à
» Balà, fils de Ckays. — Vraiment, reprit Amir,
» les hommes de la tribu étaient absents ? —
» Certainement. — Écoute-moi ; va saluer de
» ma part ce Balà, le fils de Ckays ; dis-lui que
» je lui rendrai les chameaux, dis-lui que je
» n’en veux conserver qu’un peu de poil, pour
» pouvoir les reconnaître, et que je n’en emmè-
» nerai pas un chameau, pas un seul. » Taabbata-
Scharran ayant entendu ces paroles moqueuses,
se jette sur le jeune Djoundaïde et le tue.
Nos pillards continuèrent leur route, emme-
SYRIE.
317
nant avec eux les chameaux. Cette expédition
fut pour Taabbata-Scharran le sujet des vers
suivants :
« Les braves de ma tribu se sont étonnés
» d’entendre Oummou-RJâlik 1 me dire : « Tu
» reviens aujourd’hui les cheveux en désordre,
» tout sali de poussière,
» Avec cette petite troupe de Fâhmides, et
» cependant tu partis les cheveux brillants ; bien
» séparés au haut du front, tu étais riant et
» joyeux. »
« Eh ! lui répondis-je, la vie a deux jours :
» le jour de repos et de plaisir, où je m’amuse
» à faire jouer dans mes mains la verte badine
» de Bàn,
» Et le jour de combat, où je joue du sabre
» sur la gorge des misérables à la face enlumi-
» née, dont pas un ne saurait avoir mon cou-
» rage.
» Quand je vais à grands cris sur leurs traces,
» ils ressemblent alors à une troupe tremblante
» de jeunes filles des Banow-Ockayl, ou de
» jeunes vierges Himyarides.
» Depuis la curée que nous fîmes en quittant
1 Oummou-M&lik est le nom d'une femme de Taabbata-Schar¬
ran.
SYRIE.
318
» les Notifàthah, J*arî pleine fbi dans les présages
» des cailloùx 1 , et je ne regrette pas ce que
» peut-être ailleurs nous aurions pu prendre dé
n plus riche en butin.
Et cependant je Voulais faire renoncer mes
» eottfpagnons à toute capture (en les menaçant
» de me tuer) ; follement jé me püSals à Balààh
» comme un vil botte grisâtre.
ri Mais que n’ai-je pu encore, entre ces cha-
» meaux, prendre à deux mains leS compagnons
» de Nawfal dans le désert, là-bas, à Avar.
» Et lorsque ce jeune étourdi de Laythide
fi vint à nous et nous condamna dans notre
t> conduite et notre honneur, moi surtout dont
» la valeur d’homme est au delà de toute ttatüré :
« Va, lui dis-je, ce que je mérite, moi, c’eSt la
» louange; et je saurai toujours tromper les
» poursuites et les embûches.
» Quand je vis sa sottise vouloir multiplier
1 On dit en Arabe, frapper le sable et frapper les caillou# pour
dire chercher des augures dans une sorte de divination qui con¬
siste à combiner en figures particulières des point* marqués avec
les doigts sur le sable, ou des cailloux rangés d’une certaine ma¬
nière, et dont plusieurs, ôtés ensuite de leur place selon des régies
admises, donnent certaines figures représentées par l’ensemble des
cailloux laissés à terre. De ces figures on tire des présages. Cela
correspond aux opérations de géomancie. J’éfr parleràl déns un
autre ouvrage.
STRIE.
319
» les discussions et les paroles (et la sottise de
» l’homme l’entraîne à franchir les bornes des
» convenances),
» Je le régalai d’un grand coup de sabre; et
» sa chemise imbibée soudain du sang qui coula
» des veines de son col, apparut rouge comme
» l’étamine du Carthame.
» Allez, allez annoncer aux Banovv-Layth-Ibn-
» Bakr qu’à la journée de Charn nous avons
» laissé ce jeune fou ; leur frère, couché mort
» sur la poussière. »
Vous voyez, monsieur, d’après les récits qui
précèdent; que toute la vie de Taabbata-Scharran
se passait en incursions, en pillages, en courses,
en meurtre; et que chaque épisode se terminait par
des vers. C’est une curieuse vie d’aventures, de
périls et de poésies, 11 y a dans cette figure quel¬
que chose du chevalier errant, ou plutôt Taab-
bata-Schafran nous rappelle les détrousseurs du
moyen âge.
Voyons maintenant comment finit notre héros,
oet homme si audacieux et si poétiquement in¬
spiré.
Amr, fils d’Al-Akhnas , partit avec .une
suite de vingt et quelques hommes, dont il était
chef. De là on l’avait appelé le ehef des ribauds.
320
SYK1B.
Taabbata-Scharran faisait partie de la troupe.
On arriva le soir aux environs des Noufàthides;
on jugea à propos d’attendre pour l’attaque que
la tribu fût endormie. Mais à nuit close, un
pâtre de cette tribu vint à passer près de nos pil¬
lards ; il descendait la montagne avec une cha¬
melle qui s’était séparée de son troupeau, et qu’il
ramenait. Il aperçut la troupe d’Amr, et remar¬
qua la place où elle était postée. 11 laisse sa
chamelle et se dirige à travers des arbres qui
formaient un taillis épais dans la vallée. Arrivé
aux tentes, il indique la place et le lieu où il
il avait vu nos hommes. On se met aussitôt en
devoir de choisir les plus braves de la tribu ; on
s’arme, et on va à la recherche de l’ennemi.
On en était assez près, quand un Noufàthide
s’avisa de dire : « Par Dieu, mon arc n’est pas
» tendu. Allons, tends-moi ton arc, » se dit-il
à lui-même. Il l’appuie donc à terre et se met
à le bander. « Silence ! » dit Taabbata-Scharran
à ses compagnons ; et il écoute. Puis : « On
» vient à vous, ajouta-t-il. — Quoi ! que
» veux-tu dire ? — Je vous jure que j’entends
» le bruit d’un arc qu’on bande. — Eh ! bon
» Dieu ! nous n’entendons rien, nous. — J’en-
» tends, vous dis-je. Mes amis, sauve qui peut !
SYRIE.
321
» — Tu n’as rien entendu, mon cher. » Taab-
bata-Scharran les quitte, et s’éloigne suivi de
quelques hommes de la troupe. Dans la nuit, les
Noufàthides tombent sur ceux qui étaient restés,
et n’en laissent pas échapper un seul. Taabbata
et sa suite étaient au large. Cette nuit-là, Amr,
fils d’Al-Akhnas, fut tué avec les autres.
De retour à sa tribu, Taabbata-Scharran sut le
malheur de ses compagnons. Il s’écria alors :■« Je
a le jure par Dieu; ni eau, ni parfums, n’appro-
» cheront de ma tête, que je n’aie vengé leur
» mort. » Et il partit avec une troupe. Ils arri¬
vèrent à une gorge de montagne où ils aperçurent
les tentes d’une famille hozalide. « Enlevez-moi
» d’abord ,toute cette famille, dit Taabbata-
» Scharran à sa troupe. — Non, par Dieu, non,
» nous n’avons rien à faire avec ces gens ; et
» puis, s’il y avait là par hasard une grasse cap-
» ture, nous ne pourrions pas l’emmener à pré-
» sent; ce que nous voulons, c’est de venger
» nos frères. — Je veux attendre une augure
» pour savoir si je dois renoncer à un si bonne
» proie. » Et il s’arrêta... Une hyène passa à sa
gauche. Il fronça le sourcil; ce fut pour lui un
présage de malheur. « Réjouis - toi, dit-il à
» l’hyène, demain tu auras grasse pâture de
U. 21
STRIÉ.
322
» chair d’homme. —Allons, partons, dit la
» troupe à Thabit ; en marche ! Nous ne voulons
ri pas dépouiller ces Hozalides. — Moi je ne pars
» d’ici qu’au matin. <> L’hyène encore lui passa
du côté gauche. « Voilà la preuve pour moi, dit
ri à Thâbit un de ses compagnons, que demain
» cette bête viendra te trouver. » La nuit Se
passe; avant l’aube, Thâbit ordonne à ses hommes
d’allumer du feu. Un jeune Arabe de la famille
campé à quelque distance, aperçut leur ombre
sur le revers de la montagne... A la pointe du
jour, nos pillards tombent sur les HosalideS,
leur tuent un vieillard et une vieille femme, et
leur prennent deux filles et des chameaux. « Où
» est le jeune homme, dit Taabbata-Scharran,
» qui mit en alerte ces Hozalides? » Et il marche
à sa poursuite. « Que lui veux-tu? lui dirent ses
» compagnons ; laisse-le aller ; tu n’en as que
» faire. » Taabbata-Scharran part. Le jeune
Hosalide s’était réfugié et caché derrière un tra-
gacanthe épineux et touffu, près d’un quartier
de roc. Taabbata-Scharran arrive, cherchant
à le dépister. L’Hozalide se voyant sans moyen
de salut, encoche une flèche et attend que son
ennemi soit plus près de lui. Alors d’un bond
rapide; il saute sur le roc et lance sa flèche.
strie. 823
Taàbbata-Schâfran l’entend sifflet. Strùdairi fl
lève la tête... la flèche lui entre dans le flâné. Il
va droit à l’Hozaïide, en lui disant ; « Il n’y a
» pas dé mal. — fron, il n’y a pas de mal; mais
» je te l’ai plantée là où tu ne voudrais pas l’a-
» voir. «Taabhata-Scharran tire S6h sainte jfïïoia-
lide se cache derrière l’arbTe. Taabbata-Schârrafi,
quoique épüiSé et se sentant arriver à son dernier
soupir, frappé l’arbre à Coüpâ précipités, etjetté
de Côté foutes les branches qu’il abat. L’Hozâlide
est à découvert ; Taabbata-Scharran le tue. Puis
il se traîne avec peine et retourne à ses compa¬
gnons. Ils l’aperçoivent ; ils Courent à lui, ne
sachant qu’il était blessé à mort. « Qu’as-tu ?fuf
» disent-ils. >< II ne peut leur répondre ; ii expiré
entre leurs mains.
ta troupe partit et le laissa là. Les hyènes, les
lions, les oiseaux de proie qui vinrent goûter de'
son cadavre, moururent tous, tes ïfozalides em¬
portèrent ses restes et les jetèrênt dans la caverne
de Roukhmàn.
Un légendaire d’une autorité respecte ra¬
conte autrement la mort de Tbàbit. Taabbata-
Scharran , dit il, fut homme d’audace, de poésie
et de sang. Un jour il fit une excursion avec plu™
sifettfs hôtrtïhës' de sa tribù sur le territoire des
SYRIE.
324
Banow-Ssàhilah, tribu tamymide. On était sur
la fin du mois sacré ', c’est-à-dire du mois où,
dans le paganisme arabe, la guerre était défendue.
Taabbala-Scharran passa par Sadradàm; il des¬
cendit un peu au-delà des Banow-Ssàhilah et
vint près de Balaàh. Il y trouva une station de
Banow-Noufàthah où il n’y avait que les femmes
et un seul homme. A la vue de Taabbata-Scharran
qu’il reconnut de loin, cet homme crut devoir
se mettre en garde. C’était dans la matinée. Il
alla aussitôt avertir toutes les femmes; et, d’après
son conseil, elles cachèrent leurs cheveux sous
leur coiffure et drapèrent leurs vêtements à la ma¬
nière des hommes. Puis elles prirent les hâtons
qui servaient d’appui aux tentes, et se couvrirent
de baudriers improvisés. Notre homme se mit
alors en mouvement avec ces femmes ainsi dégui¬
sées; il les animait, les exhortait comme une
troupe de soldats. Il leur recommandait de ne
pas trop approcher de l’ennemi afin de ne pas
1 C’est le mois de radjab, qui, avant l’islamisme, et quelque
temps encore après Mahomet, était une époque de paix. Ce mois
est séparé des trois autres, également appelés mois sacrés, par un
intervalle de cinq mois. Ces trois mois étaient : zow-l-ckadab, épo¬
que de la foire d'Okâzh; zow-l-hhiddjah, époque du pèlerinage;
mohharam, le premier mois de l'année; ils se suivent dans la dis¬
tribution de l'année, et portent encore à présent les mêmes noms.
SYRIE.
325
être reconnues. Il leur parlait à chaque moment.
Le soir il avança sur la troupe de Thâbit, assez
près pour en être aperçu ; et il se mit à animer
si vivement ses soldats, et du geste et de la voix,
qu’il intimida les gens de Taabbata-Scharran.
Il continua cette manœuvre pendant une ou deux
nuits qui restaient du mois sacré. Ensuite il se
dirigea vers le défilé de Waschal. Thâbit se re¬
tira aussi de ce côté avec sa suite; et là, s’arrêtant
à examiner les derniers soldats de la troupe fé¬
minine : « Mes amis, dit-il à ses gens, je crois
» en vérité que ce sont des femmes qui vous font
» déguerpir. » Mais eux de lui répéter, tout en
s’éloignant : « Sauve-toi, sauve-toi, ils vont
» t’atteindre. » Taabbata-Scharran résiste ; mais
ils le pressent et l’entraînent dans leur retraite.
Au matin ils débouchèrent du défilé sur la
plaine. Ils découvrirent de loin une famille de la
tribu des Banow-Ckoraym; c’était la famille de
Sàïdah. Us l’observèrent jusqu’au soir.
Une esclave avait dit à Sàïdah : « J’ai aperçu
» aujourd’hui des hommes sur la montagne. »
Le vieux Sàïdah se mit donc sur ses gardes pour
la nuit, le sabre à la main, et posté en sentinelle
à distance des tentes. Taabbata-Scharran et les
siens attendirent jusqu’à ce qu’il fût endormi lui
526 SVWE.
et sa famille- C’était la dernière nuit du mois sa¬
cré. Les fahmides, craigpant que l’arrivée dujour
ne trahît leur projet et qu’il ne leur fût plus pos¬
sible de faire leur curée, avancèrent auprès de
Sâïdah. C’était au point de l’aube, et le mois sacré
finissait juste à cet instant,
Arrivés près du vieillard, jl? le persuadèrent,
par tous les serments possibles, de la pureté de
leurs intentions, et lui dirent qu’ils avaient faim.
Quand ils le virent rassuré et sans défiance, ils
se précipitèrent sur lpi et le tuèrent. Vint un
jeune fils de Sâïdah, ils Je tuèrent aussi. Taabbata-
Scbarrah alla ensuite à un autre fils de Sâïdah,
appelé Sofyàn, portant encore le$ cheveux à la
manière des enfants, et que soq père avait posté
en sentinelle d’observation derrière son troupeau.
Taabbata-Scharran, caché par son bouclier, arriva
assez près de lui. Quand Sofjân l’aperçut, il craignit
d’en recevoir un coup de sabre. Spfyàn était sans
sabre ; il encoché une flèche sur son arc; mais d’a-
bord il lance une pierre à Taabbata-Scharran; celui-
ci crut qu’ij luj avait lancé une flèche. Il approche;
§ofyàn lui lance alors sa flèche. Elle frappe Taab-
bata-Spharrap au col qu’elle traverse, et va tom¬
ber au bas de la montagne en face de la troupe
fahmidé et près de §âïdah qui respirait encore.
SYRIE. 327
« Ah ! dit le vieillard mourant, Safyân l’aurait-il
» manqué? » Taabbata - Scharçan était mort.
Sàïdah expira peu après. Les Fahmides partirent,
Mourrah, fils de Kbolayf chanta les lquapges
de Taabbata-Scharran dans ces vers :
« L’audace et la force 4’àme se sont envelop-
>} pées dans le suaire du mort jeté à la caverne
» de Roukhmàn.
>) Eh J tu n’a pas même, ô Thàbit, une gros-
»» sière étoffe pour le linceul où repose ta gloire,
a ton suaire n’est pas même d’un simple ti§sq
» deli»l
» Les nuits, à l’heure où les serpents rentrent
» dans leurs trous ; les jours, dans les vallées
» dont tant de fais tu as ensanglanté les détour^,
» Partout, tu as réussi, partent tu as été
a vainqueur de tes ennemis ; depuis le premier
» combat jusqu’au dernier, depuis tes premières
a courses jusqu’à celle où succomba celui que
» tu immolas en mourant. »
Raytah, sœur de Taabbata-Scharran, com¬
posa ces deux vers en apprenant sa mort :
« Ddtileur affreuse pour la mère de te héros
a généreux qu’pn a abandpnué à Roukhmàn,
» pour la mère de Thàbit, fils dè Djâbir, fils de
» Sofjrân!
328
SYHIE.
» Il terrassait les plus braves, et versait de
» larges coupes à ses convives; inébranlable aux
» combats, il protégeait, par son courage, ses
» frères dans le danger. »
La mère de Taabbata-Scharran exprima aussi
ses regrets dans ces vers :
« Hélas ! où est mon fils ? Enfant du jour, en-
» fant de la nuit 1 ! 11 ignorait les faiblesses de la
» peur; il ne buvait jamais au milieu du jour 3 .
» Il vengea ses amis à Ckarn et à la vallée du
» carnage. Je l’avais laissé partir cette nuit où il
» succomba; il partit content avec ses vêtements
» qui flottaient. »
Taabbata-Scharran avait, longtemps avant sa
mort, annoncé quelle serait sa fin. Il avait dit :
« Je sais bien qu’il me viendra, comme à une
» bête de somme, de brunes lances dans les
» flancs;
» Qu’elles me déchireront les membres, me
1 C’est-à-dire qui, le jour et la nuit, courait les déserts et les ex-
péditions.
* Boire au milieu du jour, au moment de la plus grande cha¬
leur, était un signe de faiblesse. Boire souvent supposait aussi une
constitution délicate et peu faite pour la fatigue et la guerre. En¬
core aujourd'hui, les Arabes du désert, dans leurs courses, et
même au repos, ne boivent qu’à des heures réglées. Trop boire
d’eau rend pesant surtout en voyage. Ils savent par expérience
que quo plus sunt potœ, plus sitiuntur aquœ.
SYRIE.
329
» mangeront la chair en la traversant comme un
» chemin public 1 , car c’est la chair de qui ne
» craint pas ses ennemis.
» Vautours, venez alors me dévorer, ma chair
» sera un poison pour vous, elle vous donnera
» de poignantes souffrances. »
Ce travail que j’achève ici et que je pourrais
étendre beaucoup encore, vous a offert comme
une fugitive image des mœurs, du caractère et
du génie poétique des anciens Arabes ; je serais
heureux qu’il trouvât place dans le livre de vos
souvenirs et de vos études de voyageur ; si le pu¬
blic européen accordait quelque intérêt à ces in¬
vestigations faites dans un champ nouveau, je
mettrais au jour tout ce que j’ai découvert et
recueilli.
PERRON.
1 C’est-à-dire : ces lances me traverseront les chairs comme
on traverse un chemin où rien ne vous empêche d’aller en avant.
330
SYBIÿ.
LETTRE XXXI,
Tableau politique de la Syrie, depuis le commencement de la domination
égyptienne jusqu'à nos Jours.
A MON FRERE.
Saint-Jean-(VAcre, 28 novembre 1837.
Au mois de juillet 1831,au moment ou vous
alliez quitter Beyrout pour retourner en France»
vous aviez vu les symptômes d’une prochaine in¬
vasion d’ibrahim-pacha en Syrie. Le 2 novembre
de la même année, le fils de Méhémet-Ali, à la
tête d’une armée de vingt-cinq à trente mille
hommes, partit des bords du Nil et vint mettre
le siège devant Saint-Jean-d’Acre, l’antique
Ptolémaïs. Une escadre, composée de cinq vais¬
seaux de ligne, de sept frégates et de plusieurs cor¬
vettes , sortit en même temps du port d’Alexan¬
drie et fit voile vers les côtes de la Phénicie. Vous
SYRIE-
331
savez sous quel prétexte le vice-roi envoya son
armée en Syrie. Des milliers de fellahs de la
vallée du Nil, ne pouvant plus continuer à vivre
sous un joug tyrannique* étaient venus chercher
un refuge dans les pays de Syrie. Abdalah était
alors pacha de Saint -Jean- d’Acre. Préoccupé
depuis longtemps de la pensée de s’emparer de
la Syrie , Méhémet-Ali saisit avec empressement
une occasion qui pouvait favoriser ses plans de
conquêtes à main armée. Le vice-roi redeman¬
dait ses paysans au visir de Ptolémaïs; celui-ci
lui répondit que les fellahs égyptiens étaient les
sujets de l’empereur de Stamboul comme les habi¬
tants de la Syrie, et qu’il n’avait pas le droit d’in¬
terdire aux émigrés égyptiens le séjour dans son
pachalik sans une autorisation de la Sublime-
Porte. Le vice-roi réclama auprès du sultan, qui
lui fit écrire que les fellahs des bords du Nil
étaient les sujets dé l’empire, et non les esclaves
de son vassal, et que toutes les contrées du vaste
Orient leur étaient ouvertes. Mahmoud défendit
en même temps à Abdalah-pacha de livrer à
Méhémet-Aü un seul réfugié. M- le duc de Raguse
accuse le pachq d’Acre d’ingratitude et de dé¬
loyauté envers Méhémet-Ali, parce qu’à la
demande du vice-roi, Abdalah ne lui rendit pas
332
SYBIE.
les fellahs égyptiens. Nous ne voulons pas,
certes, faire l’éloge du visir de Ptolémaïs, qui a
marqué son règne en Syrie par une foule d’actes
violents j mais, dans cette circonstance, Abdalah
ne fut ni ingrat ni déloyal; sa conduite ne fut que
l’énergique accomplissement de ses devoirs de
sujet envers l’empereur de Constantinople, son
maître et son souverain.
Que fit Ibrahim-pacha pour légitimer, aux
yeux des peuples de Syrie, sa brusque invasion
d’un territoire qui ne lui appartenait pas? il ré¬
pandit le bruit qu’il venait, au nom de son
sublime maître, le sultan de Stamboul, châtier le
rebelle Abdalah. 11 se présentait comme le ven¬
geur des torts d’un visir infidèle, comme un do¬
cile instrument des volontés de son souverain.
A l’appui de cette politique de ruse et de four¬
berie, il fit administrer deux cents coups de
bâton à un iman de Damas qui demandait s’il
fallait, dans la prière du vendredi, remplacer le
nom de Mahmoud par celui de Méhémet-Ali.
Il y avait deux mois que Saint- Jean-d’Acreétait
assiégée, lorsque le sultan songea à expédier au
pacha d’Egypte l’ordre de faire lever le siège de
Ptolémaïs. L’envoyé de la Porte, sous prétexte
d’un bruit de peste à Stamboul, fut consigné
SYRIE.
333
trente jours au lazareth d’Alexandrie. Pendant
ce temps, Méhémet-Ali envoyait des renforts à
son fils, et l’engageait vivement à presser le
siège d’Acre. D’un autre côté, le pacha faisait
proclamer dans toute l’Arabie et principalement
dans les cités saintes de la Mecque et de Médine,
une espèce de bulle qui dénonçait le sultan de
Stamboul comme un ennemi de la foi, comme
un servile imitateur des giaours, et comme un
monarque indigne d’occuper le trône d’Osman
et des kalifes. Cette proclamation se terminait
par un appel à tous les vrais croyants et à tous
les fidèles serviteurs du prophète ; elle les
excitait à voler au secours de la religion, menacée
par celui-là même qui en aurait, dû être le plus
ferme soutien. Méhémet-Ali avait déjà gagné le
schériff de la Mecque, ou grand prêtre des mu¬
sulmans.
Il convenait peu à Méhémet-Ali de donner
à son expédition la couleur d’une guerre sacrée,
lui qui a dépouillé les mosquées, qui, dans
ses plans de conquêtes , n’a jamais craint, de
transgresser les lois du prophète; lui qui a fait
disparaître par le poison on ne sait combien
d’ulémas qui l’avaient accusé d’impiété, et qui
faisaient de l’opposition contre lui toutes les fois
STRIE.
334
qu'il s’agiséait d’établir, dans le pays des croyahtà,
des usages ou des coutumes que les fetWa, Ou dé¬
cisions du Koran, interprétés par le grand mouftî,
déclaraient contraires à la religion du prophète
arabe.
Ibrahim, qui est un soldat d'une bravoure
éprouvée, un infatigable pourfendeur d’hommes,
n’a pas les talents d’un général d'armée, et ses
opérations sous les murs de Ptolémaïs ne furent
pas conduites avec habileté. La place n’étaif
défendue que par une poignée d’Albanais :
Ibrahim-pacha se consumait depuis cinq mois
et demi en efforts inutiles; un ingénieur na¬
politain, M. Rose, vint à son secours de la part
de Méhémet-Ali, imprima au* attaques plus
d’intelligence et de régularité, et s’empara de
ta ville en quelques jours. Le maréchal de Ra-
guse, dont le jugement est ici une autorité,
est convenu qu’Ibrahim-pacha ne S’était pas mon¬
tré habile dans le siège de Saint-Jean-d’Acre :
Son témoignage' ne saurait être suspect; en plus
d’une page de son livre, l’illustre voyageur a pro¬
digué des éloges au pacha d’Êgypte et à son fils.
Un Européen, qui se trouvait en Syrie en 1832,
nous a raconté des faits relatifs àu siège d’Acre,
qui prouvént toute l’impréVôÿafnce qu’Ibrahim
STRIE.
335
mit dans ses opérations. Les Égyptiens voulu¬
rent entrer dans la ville par une brèche qu’ils
avaient faite aux murailles, et ils n’avaient plus
de poudre. Une autre fois, se voyant attaqués par
les assiégés , qui avaient fait une vigoureuse
sortie, il arriva qu’ils manquèrent de balles
pour leur riposter et pour se défendre. Enfin
une troisième fois, voulant construire une pa¬
lissade permanente, ils furent obligés d’y renon¬
cer, parce qu’ils n’avaient point de sacs de terre;
et lorsque l’Anglais Swnburne, Capitaine du Ra¬
pide, arriva à Acre, on l’ënvOÿa au haut d’une
tnontagne couper des fascines. Parlerons-nous
ici de l’énorme faute politique de la Porte-Otto¬
mane, qui laissa tranquillement l’armée égyp¬
tienne battre en brèche, pendant cinq mois, la
cité d’Acre? Mahmoud n’aurait pas dû ignorer
les vues ultérieures du pacha, puisque celui-
ci avait déjà usurpé la plupart des droits d’un
prince indépendant. Si l’empereur des Turcs eût
bien connu les diverses contrées que la fortune de
ses ancêtres a mises sous sa domination, il aurait
su que Saint-Jean-d’Acre fut de tout temps la clef
de la Syrie, qu’au moyen âge les plus grands
hommes de guerre de l’Occident et de l’Orient,
Philippe-Auguste, Richard-Ccèur-de-Lion, Sa-
SYRIE.
336
ladin et Malek-Adel, se disputèrent par de bril¬
lants faits d’armes cette importante place de
Ptolémaïs; il aurait su que lorsque Bonaparte
eut la pensée de pousser ses conquêtes en Syrie,
il chercha d’abord à se rendre maître d’Acre, et
qu’ayant échoué dans son entreprise, il renonça
à toute expédition au delà du Liban; il aurait su
que la Syrie n’est elle-même qu’une vaste forte¬
resse au milieu de l’empire ottoman; que la Sy¬
rie, en possession de Méhémet-Ali, allait devenir
désormais un grand sujet de dispute politique
■entre les puissances européennes, et que ces dis¬
putes politiques bâteraient la ruine de ses États.
Comment ne pas désespérer de l’avenir de cet
empire ottoman, quand on réfléchit à l’insou¬
ciance , à l’apathie constante de ceux qui le
gouvernent ?
Mais, dira-t-on, Méhémet-Ali avait]choisi,
pour faire la guerre à l’empire turc, le moment où
cet empire pouvait le moins se défendre : Mah¬
moud avait vu périr, dans sa dernière campagne
contre les Russes , la plus grande partie de ses
troupes régulières ; il s’occupait péniblement de
réparer ses pertes, et ce travail de réorganisa¬
tion était à peine commencé lorsque Ibrahim
parut en Syrie. » Tout cela est vrai; mais il est
SYRIE.
337
reconnu aujourd’hui, par tous ceux qui ont suivi
la marche des derniers événements en Orient,
que la Porte aurait étouffé l’invasion égyptienne
dans son germe, si elle eût envoyé tout ce qu’elle
avait de troupes contre le général égyptien, au
moment où celui-ci débarqua à Saint-Jean-d’A->
cre. Les trois ou quatre mille Albanais qui sou¬
tinrent pendant six mois le siège d’Acre avec une
admirable bravoure auraient été, pour l’armée
du Grand Seigneur, d’utiles auxiliaires. Ajou¬
tons que dans la tardive prise d’armes de la
Porte, il n’y eut pas un combat dont on puisse
garder le souvenir; les journées de Homs, de
Beylan et de Koniah, qui suffirent à la destruc¬
tion de l’armée ottomane composée de soixante
mille hommes, ne furent que des retraites; il
n’y avait dans les troupes du sultan ni bonne
organisation, ni chefs capables : les triomphes
d’ibrahim, en 1832, furent des victoires faciles.
Après le traité de Kutayé, qui accordait à Mé-
hémet-Ali le gouvernement de la Syrie à titre de
redevance envers le sultan, Ibrahim-pacha, pro¬
fitant delà terreur des esprits,désarma complète¬
ment les montagnards du Liban et les popula¬
tions des villes de Syrie. Il occupa militairement.
cette contrée, et ne craignit pas d’y établir le
22
11
SYRIE.
338
désastreux monopole qui, depuis vingt-six ans, a
désolé le pays d’Egypte. La funeste loi de ce mo¬
nopole, on le sait, force tout homme qui cultive
un champ de vendre ses récoltes à Ibrahim
à un prix fixé par le pacha lui-même , et de
racheter ensuite à Ibrahim le produit de son
propre travail à un prix quadruple. D’après cet
horrible système, la Syrie, sous le gouver¬
nement égyptien , paie quatorze fois plus d’im¬
position que sous le gouvernement du sultan.
Les chevaux, les mulets, les chameaux ou les
ânes du pays sont employés à porter des far¬
deaux d’une ville à une autre au profit du gou¬
vernement , sans que le maître de ces bêtes, de
somme ait le droit de réclamer la moindre in¬
demnité. Les habitants eux-mêmes sont con¬
damnés à des travaux publics sans espoir de sa¬
laire ; il faut se soumettre, ou s’exposer à mourir
sous le bâton. Ibrahim-pacha, indépendamment
du karach (capitation) payé par les rayas depuis
Mahomet II, établit le nouvel impôt personnel ap¬
pelé ferdé, que nous avons indiqué dans notre
précédente lettre ; cet impôt frappe les musul¬
mans comme les chrétiens; il atteint chaque tête
d’homme, à partir de l’àge de quatorze ans.
Chose incroyable ! un père de famille qui a été
SYRIE.
339
une fois enregistré comme payant le férié de
trois, quatre ou cinq fils, s’il vient à les perdre
par une mort naturelle ou dans uri combat, ou
même s’ils sont retenus sous les drapeaux dans
le lointain pays d’Égypte, est toujours obligé de
payer pour eux , comme s’ils étaient réunis et
vivant sous son toit. On élève à plus de cent mille
le nombre d’hommes ou soldats vivant en Egypte
ou morts, pour lesquels on paie en ee moment le
ferdé. L’impôt du ferdé est rigoureusement exigé
tous les six mois de tous lés habitants; le malheu¬
reux qui ne vit que du pain de l’aumône est obligé,
comme ceux qui possèdent quelque chose, de
payer sa portion de tribut. Son état reconnu d’in¬
digence et de mendicité n’est point une excuse
suffisante aux yeux d’ibrahim - pacha. 11 faut
qu’il trouve de l’argent, sinon on l’arrête, on le
jette en prison , on le met sous le bâton, on le
torture enfin de toutes les manières, jusqu’à ce
que le contingent de la contribution que doit
payer le village, ou le quartier de la ville auquel
il appartient , soit exactement rempli. Il en
résulte que les plus pauvres , après .avoir vendu
jusqu’à leurs derniers chiffons pour satisfaire
aux exigences du fisc, sont obligés de s’expa¬
trier pour éviter les tortures ou même la mort,
SYRIE.
340
Cet impôt n’est pas le seul qui pèse sur le
pays, et qui soit prélevé avec la même inhuma¬
nité. Il y en a pour tout, sous mille noms divers.
Toutes les branches du commerce et de l’indus¬
trie , l’agriculture, la propriété, les personnes ,
sont autant de sources d’impositions qui varient
suivant les besoins de l’administration et les ca¬
prices de ses employés. « Si nous pouvions dire
l’état de misère où nous a conduits le gouverne¬
ment égyptien, me disait un père de famille de
Sidon, les oreilles se fermeraient pour ne pas
entendre, et les mains se porteraient sur les yeux
pour ne pas voir ! Combien de villages de l’inté¬
rieur delà Syrie etde la Palestine qui sont mainte¬
nant sans habitants ! Les pauvres fellahs les ont
abandonnés ; ils se sont sauvés dans les monta¬
gnes , où ils se nourrissent d herbes ! Les usuriers
francs, arméniens, juifs et grecs, joints au gou-
vernementde Méhémet-Ali, ont réduit les monta¬
gnards à un état de misère qui approche de celle
des fellahs d’Égypte; mais cet état de misère ne
nous atteindra pas : tôt ou tard nous mettrons un
terme à ces iniquités! ! ! » Ceci nous amène à une
autre énormité que Méhémet-Ali a fait passer
de l’Égypte en Syrie. Si de mauvaises récoltes ,
la peste, ou l’affreux recrutement qui enlève
SYRIE.
341
les bras, viennent à diminuer les ressources d’un
village, de manière qu’il ne puisse plus faire face
aux impôts, le village voisin doit y pourvoir ;
en cas d’insuffisance, c’est la cité, et enfin c’est
la province. Cette solidarité de populations entre
elles, pour le plus grand avantage du fisc , est
une monstrueuse invention qu’on aurait de la
peine à croire, si la triste vérité n’était pas là
sous nos yeux. Le gouvernement du pacha d’ɬ
gypte , depuis plusieurs années, a étalé un luxe
d’oppression qui ne s’était jamais rencontré ; on
dirait que la tyrannie s’est mise ici en frais d’i¬
magination.
Cet abominable régime remplit de stupeur et
d’indignation toutes les populations de la Syrie et
de la Palestine. Cesfières tribus, ces vaillantes peu¬
plades n’avaient jamais été soumises à un traite¬
ment pareil; bien différents des fellahs égyptiens,
que la misère et la servitude ont réduits à l’o¬
béissance passive de la brute, ces peuples s’agitè¬
rent , le souvenir de leur vieille énergie vint les
saisir comme un remords sous l’oppression d’i¬
brahim-pacha, etceux qui avaient des armes son¬
gèrent à se délivrer d’un maître cruel. Il ne restait
au Liban pas un fusil, pas un yatagan, pas un seul
couteau. Les maronites et les druses dévorèrent
342
SYRIE.
leur douleur et attendirent l’heure de la justice.
Mais il y avait dans la Palestine des peuplades que
les nouveaux dominateurs n’avaient pas désar¬
mées ; la Galilée, la Samarie et la Judée se levèrent
aumoisdemai 1834. Les habitants avaient été ré¬
duits au désespoir par la conscription, qui leur pre¬
nait tous les jeunes gens en état de porter unfusil.
Les paysans de la Palestine, conduits par le cheik
Kasira-Akmet de Naplouse, partent pour Jéru¬
salem , pénètrent dans la ville, surprennent,
accablent la garnison composée de huit cents
hommes, dont les débris se retirent dans la cita¬
delle ou tour de David. Au bruit de cet événe¬
ment, Ibrahim accourt à la ville sainte à la tête
de trois régiments, et s’y établit. Alors, de tous
les points de la Palestine , les paysans arrivent
sur les chemins de Jérusalem; quarante mille
hommes armés assiègent Ibrahim dans la ville
sainte. Du milieu de ces légions d’Arabes s’é¬
chappent les cris : mort à Ibrahim ! la tête d’Ibra¬
him! nous voulons la placer au bout d’une lance sur
le plus haut sommet de la montagne de Naplouse !
Ce siège, commencé le 8 juin, durait depuis dix-
huit jours, et le fils du vice-roi tremblait pour
sa vie. En même temps, la peste et un violent
tremblement de terre éclatèrent à Jérusalem ; la
STRIE.
343
ville sainte était plongée dans la plus effroyable
consternation. En cet instant, le 19 e régiment
de ligne, que commandait le colonel Moustapha-
bey, parti de Damas pour aller secourir le gé¬
néral égyptien, fut massacré par une nombreuse
troupe de montagnards dans les gorges qui
bornent à l’ouest la magnifique plaine d’Es-
d reion.
Ibrahim était réduit à la dernière extrémité,
lorsque Méhémet-Ali, averti du péril de son fils,
débarqua à Jaffa avec quinze mille homms ame¬
nés d’Alexandrie. Le premier soin du vice-roi
en arrivant en Palestine, fut de délivrer le fa¬
meux Aboughos, qu’il retenait depuis plusieurs
mois dans les galères de Saint- Jean-d’ Acre ; il
l’avait chargé de fers, parce qu’il redoutait son
influence sur les montagnards de la Judée, et
maintenant il lui donnait une pelisse d’honneur
et beaucoup d’argent pour qu’il usât de son cré¬
dit en faveur de la cause égyptienne. Méhémet-
Ali s’empresse en même temps d’envoyer un
député au grand cheik Kasim-Akmet pour lui
demander de lever le siège de Jérusalem et lui
annoncer qu’il est prêt à accepter toutes ses con¬
ditions.
Le cheik de Naplouse se rend à Jaffa, après
344
STRIE.
avoir donné l’ordre à ses montagnards d’inter¬
rompre le siège. Kasim-Akmet déclare au vice-
roi qu’il ne lèvera le siège de la ville sainte et ne
laissera la vie à Ibrahim que sous les conditions
suivantes : plus de conscription; éloignement
des troupes égyptiennes; impunité des excès
commis par les montagnards pendant l’insurrec¬
tion; plus de monopole; plus de ferdé; réduction
des impôts au même chiffre que sous Abdalah-
pacha. Méhémet-Ali souscrit à tout.
Le cheik, qui veut aussi avoir la parole d’Ibra-
him, retourne à Jérusalem, délivre le fils du
vice-roi et le conduit sain et sauf à Jaffa, où les
attendait Méhémet-Ali. Ibrahim jura comme
avait juré son père, et c’est ainsi qu’il sauva sa
propre tête. Le cheik de Naplouse n’avait exigé
aucune garantie de ces promesses; loyal Arabe, il
croyait pouvoir se fier à la parole d’homme de
Méhémet-Ali et d’ibrahim. En quelques jours,
toute la Palestine rentra dans le repos ; chacun
reprit ses travaux pacifiques et les habitudes de
sa vie. Lorsqu’il semblait que des jours meilleurs
étaient venus, que la sécurité était rendue au
pays, lorsque nul fellah ne songeait à ses armes,
voilà tout à coup Ibrahim, sans respect pour son
serment et pour le serment paternel, s’avançant
SYRIE.
3*5
à la tête de seize mille hommes, comme un ou¬
ragan terrible, à travers la Palestine; il met tout
à feu et à sang, et donne le spectacle d’une des
plus horribles violations de la justice qui aient
jamais souillé les annales des tyrans. Les villes
de Naplouse et d’Hébron, qui opposèrent quel¬
que résistance, furent bombardées, et une grande
partie de ses habitants massacrés par les soldats
égyptiens. Le généreux cheik Kasim-Akmet fut
décapité à Damas avec ses quatre fils; plusieurs
autres cheiks de Galilée, de Judée et de Samarie,
payèrent également de leur tête leur trop facile
confiance dans la parole d’ibrahim et de son
père. Celui-ci, resté à Jaffa, contemplait froide¬
ment ce désastre, et laissait aller l’extermination.
Dans une lettre datée de Jaffa, le 24 juillet 1834,
Méhémet-Ali annonçait à tous les gouvernements
de Syrie les beaux succès de son glorieux fils Ibra¬
him-pacha dans la Palestine contre les rebelles. Il
invitait les autorités égyptiennes d’Alep, de
Beyrout et de Damas, à faire savoir aux consuls
européens que Tordre e'tait rétabli en Palestine. Dé¬
testable dérision ! Ces faits ne devraient-ils pas
suffire pour désabuser les naïfs admirateurs
d’Ibrahim-pacha, les crédules publicistes qui
voient dans ce fils de Méhémet-Ali le propagateur
SYRIE.
3*6
clément des doctrines de régénération, le mis¬
sionnaire de la civilisation en Orient?
Nous avons lu ce que M- le duc de Raguse a
dit de son entrevue avec Ibrahim-pacha dans la
ville sainte. L’entrevue du maréchal et du fils de
Méhémet-Ali eut lieu immédiatement après le
massacre de la Samarie, de la Galilée et de la Ju¬
dée. Nous devons croire que M. le duc de Ra-
guse a ignoré l’atroce conduite d’ibrahim-paclta
à celte époque; s’il en était autrement, le maré¬
chal ne se serait pas contenté de dire, en parlant
de cette insurrection de 1834 , qu’Ibrahim avait
énergiquement comprimé les insurgés de la Palestine.
Des témoins oculaires, des hommes indépi ndants
et de bonne foi, nous ont appris les faits que nous
avons rapportés sur la révolte de la Palestine :
nous n’avions aucune raison pour ne pas dire la
vérité, toute la vérité.
Dans le mois d’octobrede la même année(1834),
la Syrie s’insurgea de nouveau sur plusieurs
points. Au commencement d’octobre, il y eut à
Alep une violente émeute ; les exécutions con¬
tinuelles avaient exaspéré le peuple. En même
temps, une insurrection se montrait à Beyrouth}
cette révolte, avant d’être comprimée, coûta beau¬
coup de monde aux Égyptiens. Quelques jouis
STRIE.
347
plus tard, les Mutualis, qui habitent la vallée de
Balbek et l’Anti-Liban, se levèrent en masse ;
ils avaient déjà coupé toutes les communications
des troupes d’ibrahim. C’est alors que le fils du
vice-roi somma l’émir Béchir d’accourir à son
secours pour combattre avec lui les Mutualis.
L’intervention de l’émir décida la victoire en fa¬
veur des Égyptiens. Dans le mois de janvier 1835,
huit mois après la grande insurrection de la Pa¬
lestine, deux autres révoltes éclatèrent, l’une dans
le district de Killis, ville située à treize lieues au
nord d’Alep; l’autre dans le district d’Adana. Ces
deux révoltes des paysans contre le gouverne¬
ment égyptien ne furent comprimées qu’avec
une effroyable effusion de sang des deux côtés.
La Syrie et la Palestine n’ont pas cessé d’être en
état d’insurrection, depuis le commencement de
la domination égyptienne jusqu’à nos jours. Ce
serait une grande erreur de penser que toutes
ces peuplades de Syrie et de Palestine, en mou¬
vement depuis cinq ans, n’aient été entraînées
que par un amour naturel de la révolte et par
un besoin instinctif de faire la guerre ; il ne faut
pas croire qu’il y ait ici des opinions, des pas¬
sions politiques, des inquiétudes morales qu’il
soit utile de contenir. Quand on prend les ar-
SYRIE.
348
mes dans ces contrées, quand on délaisse sa char¬
rue , son chameau ou sa tente, c’est qu’on est
menacé, c’est qu’on est arraché à son repos,
blessé dans son droit, écrasé dans sa propre jus¬
tice . Les fréquentes insurrections de tous les
points de la Syrie et de la Palestine sont la plus
solennelle protestation contre les nouveaux do¬
minateurs venus des Pyramides et du Kaire. Et
ces bons et généreux maronites, ces loyaux mon¬
tagnards, cette grande et admirable famille ca¬
tholique, qui ne demande qu’un peu de paix et
de sécurité, croit-on qu’un horrible désespoir ne
les ait point poussés à résister contre un ennemi
si longtemps victorieux, et si terrible dans ses
vengeances ? Le despotisme leur enlève les mois¬
sons qui jaunissent sur leurs montagnes, la feuille
du mûrier planté dans leurs vallons, l’olive, la
figue et la noix, qui furent toujours leur richesse;
le despotisme les saisit, les dépouille, les met à
nu comme ces rochers du Liban, sur lesquels ne
croît plus ni fleur ni verdure, il les dévore comme
l’aigle de leur montagne dévore la moelle du cè¬
dre. Vous savez combien leurs mœurs sont dou¬
ces, leurs sentiments élevés, leurs instincts no¬
bles ; combien le christianisme est calme et beau
dans cette nation, qui nous retrace une loin-
SYRIE.
349
taine image des meilleurs temps de l’univers!
Une chose qu’on ignore ou qu’on sait peu en
Europe, c’est la haine profonde que nourrissent
contre Ibrahim tous les peuples de la Syrie, de la
Galilée, de la Samarie et de la Judée. Le gouver¬
nement a cru qu’on pouvait conduire la Syrie et la
Palestine comme l’Égypte, et que d’indomptables
montagnards courberaient patiemment la tête
comme les pauvres fellahs de la vallée du Nil ; il y
avaitdans cette erreur la cause d’une ruine inévita¬
ble : on disait dernièrement au sultan Mahmoud
que , s’il voulait soulever toute la Syrie contre
Méhémet-Ali, il n’aurait qu’à lancer un firman
dans toutes les villes de ce pays en promettant au
peuple de venir à son secours. « Pour perdre mon
indigne vassal d’Égypte, répondit le Grand Sei¬
gneur, je ne veux rien faire en Syrie; en voulant
occuper de force cette belle et riche contrée de
mon empire, Méhémet-Ali (que Dieu maudisse!)
travaille lui-même à sa propre chute. » Il y a bien
quelque chose de fondé dans ces paroles; mais
l’empereur de Stamboul aurait chassé facilement
son vassal rebelle de la Syrie, s’il avait envoyé
en 1834 une armée au secours des peuples de la
Palestine et de la Syrie qui lui tendaient les bras.
Les maronites et les druses du Liban et de
350
SYRIE.
l’Anti-Liban sont maintenant tranquilles dans
leurs montagnes, parce que, je le répété encore,
le gouvernement leur a enlevé toutes leurs ar¬
mes, toutes leurs munitions; il ne leur a rien
laissé, pas une seule balle, pas un tronçon de
yatagan. « Ibrahim nous a tout pris, jusqu’à nos
couteaux, » me disait, il y a dix-huit jours, le
bon cheik George de Bescharré, que vous con¬
naissez. Dans cet état de désarmement absolu,
ces fiers montagnards rongent leur frein en si¬
lence, et dévorent leurs douleurs en attendant
que le jour de la justice se lève. La population
maronite s’élève à deux cent cinquante mille ha¬
bitants, et pourrait fournir cinquante mille guer¬
riers; la population druse du Liban est beaucoup
moins nombreuse depuis la guerre d’extermina¬
tion que lui a faite l’émir Besehir, il y a vingt-
huit ans ; toutefois, huit ou dix mille Druses
pourraient, au besoin, sortir du Liban et de
l’Anti-Liban pour grossir les rangs des ennemis
d’ibrahim. Le canton de Baal Bek fournirait cinq
ou six mille guerriers mutualis, farouches mu¬
sulmans de la secte d’Ali dont vous avez parlé
dans le f xième volume de la Correspondance
d’Orient. De plus, les ansariens des montagnes
de Lataquié, et les fellahs de Naplouse qui
SYRIE.
351
n’ont pas perdu le souvenir de l’affreuse con¬
duite d’ibrahim envers eus, ne demandent
que des armes et le moment favorable pour en¬
treprendre de jeter à bas le gouvernement égyp¬
tien. Maintenant que le Syrien est faible et dés¬
armé, il se soumet, car, de l’avis des sages
d’Orient, il ne faut pas lutter contre le lion, et
un homme ne doit pas se mesurer avec des bras
nus contre des gantelets armés d’ongles et de fer;
mais le jour où le combat deviendra égal et la
victoire possible, les maronites et les druses des¬
cendront des hauteurs du Liban, et des quatre
coins de la Syrie soufflera un tourbillon de co¬
lère contre l’oppresseur égyptien 1 .
Jecompléterai le tableau delà Syrie enproieau
despotisme du vice-roi, par une importante re¬
marque que nous avons faite souvent ensemble.
En Égypte, à côté du déplorable spectacle d’un
peuple qui respire à peine sous la pesanteur du
joug, à côté des œuvres de mort multipliées sous
le souffle d’un pouvoir violent, vouz voyez des ten¬
tatives heureuses, des créations empreintes d’un
1 Pour suivre la chaîne des événements arrivés en Syrie de¬
puis 1831 jusqu’en 1840, voyez, à la fin du volume, le récit des
insurrections de 1838 et 1840. La première de ces révoltes éclata
dans le Haouran ; la seconde, celle qui a amené la signature du
traité de Londres du 15 juillet, a éclaté dans le Liban.
352
SYB1B.
caractère civilisateur; vous trouvez sur les bords
duNil, deshôpitaux, des écoles, des fabriques, des
établissementsd’utilité publique; mais riendfe tout
cela ne se rencontre en Syrie : là, Méhémet-Ali
ne s’est pas occupé à couvrir avec le masque de
la civilisation sa face de tyran : le despotisme se
montre dans toute son affreuse nudité depuis le
Liban jusqu’aux frontières du désert de Gaza;
la Syrie est une proie sur laquelle s’est abattu le
vautour; c’est quelque chose qui peut produire
de l’argent, et que Méhémet-Ali tourne et re¬
tourne, tourmente et déchire pour en tirer tout
le profit imaginable. Et cela se passe à une époque
où de toutes les bouches de l’Europe s’échappent
les grands mots d’humanité et de civilisation ! Et
ce pays ainsi dévoré, c’est le berceau des croyan¬
ces qui ont régénéré le monde, c’est la Syrie où
la bravoure de nos pères a laissé des traces im¬
mortelles !
PALESTINE.
LETTRE XXXU.
Mademoiselle Malagamba. — La tribu de Zabulon.— Souvenirs de l’Évangile
il Nazaretli. — Louis IX à Nazareth. — Histoire d’une Jeune fille chrétienne
de Nazareth et d’un bédouin du désert
A MON F HÈRE.
Nazareth ,, i décembre 1837.
Nous sommes venus de Saint-Jean-d’Acre à
Kaïpha en côtoyant le rivage de ce golfe où
mouillèrent, à différentes époques , des navires
de guerre appartenant à toutes les nations
du monde. Ce fut à Kaïpha, dans ce cloaque dé¬
goûtant, que M. de Lamartine vit mademoiselle
Malagamba. Parmi toutes les œuvres de notre
grand poète, nous ne connaissons rien de
plus délicieux, de plus frais que son portrait
de mademoiselle Malagamba dans son livre sur
l’Orient. Je ne crois pas qu’il soit possible de
23
H.
354
PALESTINE.
pousser plus loin le charme de la description ;
il y a dans ces quatre pages une richesse de
style, une variété de tons et de couleurs qui
enchantent l’imagination. Mademoiselle Mala¬
gamba, telle que l’auteur des Méditations la repré¬
sente , assise sur un tapis, les jambes repliées
sous elle, le coude appuyé sur les genoux de
sa mère, est une céleste apparition qui laisse
bien loin derrière elle les plus charmantes créa¬
tions des poètes et des conteurs du pays de
Damas, de Bagdad et d’Ispahan. Jamais Péri
plus riante, plus gracieuse, n’a traversé les rêves
du pasteur arabe ; jamais le prophète lui-même
n’a entrevu dans son paradis une houri plus
belle ! enfin le poète voyait, en mademoiselle
Malagamba, l’Orient tel qu’il l’avait rêvé dans
ses jeunes années !
Des voyageurs européens, venus en Syrie après
M. de Lamartine, ont voulu voir cette brillante
perle cachée au désert; ils ont pu arrêter sur elle
leurs regards, ét, faiit-il le dire? ces voyageurs ont
trouvé qu’il y avait loin, bien loin, de Mademof
selle Malagamba à l’image dessinée par le chantre
d’Elvire!... Mademoiselle Malagamba, ayant su
qu’elle était devenue un objet de curiosité pour les
étrangers d’Occident, n’a plus voulu voir per-
PALESTINE.
335
sonne ; elle veut maintenant que chacun garde
ses illusions. Il faut dire aussi que, sous leciel brû¬
lant de l’Asie, Ja fraîcheur des femmes passe vite,
et qu’une jeune fille qu’on a vue à l’àge de quinze
ans peut être changée, très-changée deux ans
après. Quoi qu’il en soit, mademoiselle Mala-
garoba aura toujours été l’occasion d’un tableau
digne du pinceau des plus grands maîtres.
Lorsque Jacob voulut réunir autour de son lit
de mort ses douze enfants pour les bénir et pour
leur annoncer ce qui arriveraità chacund’eux dans
les derniers temps, il dit à Zabulon, son sixième
fils, qu’il habiterait sur le rivage de la mer , et près du
port des navires, et qu’il s’étendrait jusqu’à Sidon 1 .
Après la sortie de l’Égypte, Moïse, faisant le dé¬
nombrement des enfants d’Israël, trouva que les
familles de la race de Zabulon s’élevaient au
nombre de soixante mille cinq cents 3 ; puis,
du haut des sommets du Nébo, en présence de
la terre de Ghanaan qu’il ne devait point fouler,
le grand législateur dit : Les enfants de Zabulon
appelleront les peuples sur la montagne de Sion , où
ils immoleront des victimes de justice; ils suceront
1 Genèse, ch. XL1X, v. 13.
* Nombres, ch. XXVI, v.2ï.
356 PALESTINE.
comme le lait les trésors cachés sous le sable 1 . Le
pays échu en partage aux familles du fils de Lia,
fille de Laban, avait donc pour limites au sud-
est, le Thabor; au nord-est, le lac de Tibériade ;
à l’ouest, le rivage de la mer de Phénicie. Ainsi,
en sortant de Kaïpha pour aller à Nazareth, nous
entrâmes dans cette plaine de Zabulon où jadis
les enfants de Jacob plantèrent leurs tentes, où
paissaient leurs nombreux troupeaux. Je bénis
mon destin de voyageur de m’avoir fait arriver
dans le pays des miracles par cette terre de Za¬
bulon où les souvenirs de l’Ancien Testament se
mêlent si poétiquement aux souvenirs de l’Évan¬
gile. J’ai salué dans le fond de mon àme cette
région sacrée où l’imposante majesté de l’his¬
toire environne avec tant de grandeur les mys¬
tères augustes de la religion du fils de Marie.
Sept heures de marche conduisent de Kaïpha
à Nazareth; on chemine pendant une heure au
pied du mont Carmel : des bois d’oliviers, de
nopals, les deux bourgs de Bilek-Scheik et de
Ya-zour, apparaissent à droite, au penchant de
la montagne d’Élie ; à gauche se déploie la plaine
d’Acre, parsemée de bouquets de palmiers et de
* Deutéronome, ch. XXXIII, y. 19.
PALESTINE.
357
villages en ruine; on gravit ensuite une montagne
basse et couverte de chênes nains; puis la vallée de
Zabulon, proprement dite, se montre à vosyeux.
Cette vallée, grande et fertile, est livrée à un triste
abandon : les incessantes levées d’hommes pour
grossir l’armée égyptienne ont dépeuplé le pays.
Une heure de chemin suffît pour traverser la
vallée de Zabulon. De là jusqu’à Nazareth , le
pays devient montagneux, légèrement boisé et
presque toujours aride. Deux heures avant d’ar¬
river dans la cité de Marie et de Joseph, on
laisse à droite, sur un mamelon isolé, le village de
Melloul; uneheure plus loin, celui d’Haïroun, si¬
tué au fond d’une gorge d’un aspect riant et sau¬
vage.
M. Gillot de Khérardène, qui a publié dans
la Correspondance d’Orient un travail si intéressant
sur la Galilée et la Samarie, a fait une description
complète et exacte de Nazareth et des lieux saints
de cette ville. Je ne dirai donc rien là-dessus :
toutes les indications que je pourrais vous mar¬
quer, vous les trouverez dans le cinquième vo¬
lume de la Correspondance d’Orient. 11 est cepen-
pendant un lieu à Nazareth dont je voudrais vous
parler : c’est la grotte de l’Annonciation, où s’éle¬
vait la petite maison de Marie, avant qu’elle fût
358
PALESTINE.
miraculeusement transportée par les anges sur les bords
de la mer Adriatique. La grotte de l’Annonciation
est, de tous les lieux saints de Nazareth, celui qui
m’a le plus délicieusement ému; cette grotte,
enfermée dans la jolie église de Sainte-Marie,
bâtie par la mère de Constantin, premier empe¬
reur chrétien, se trouve derrière le maître-autel;
elle a vingt pieds de longueur, dix pieds de lar¬
geur et sept pieds de hauteur; on y descend par
quelques marches de marbre blanc. L’endroit
où la vierge était assise quand l’envoyé du sei¬
gneur lui apparut, est marqué par une colonne
de granit; à deux pieds de distance est une au¬
tre colonne qui indique la place où s’arrêta le
messager. Un petit autel, entouré de dix lampes
d’argent qui brûlent sans cesse, s’élève contre le
mur. Au-dessus de l’autel est un tableau fort
médiocre représentant l’Annonciation; sur un
morceau de marbre blanc qu’on voit au bas de
l’autel, nous lisons ces mots.
Verbum caro hic factum est.
La Salutation angélique est, après Y Oraison du
Seigneur, la première prière qui s’exhale des
lèvres de l’enfant élevé dans la religion de Jésus-
Christ. Devenu homme, le chrétien ne peut ou-
PALESTINE.
359
blier cette prière, car il se souvient que sa mère
la murmurait à 3on oreille quand elle le pressait
sur son cœur, quand elle le nourrissait avec
amour ! Il aime à reporter sa pensée vers Ses
premiers ans, comme pour chercher les seules
sensations vraiment pures et saintes qu’il lui soit
donné d'éprouver dans ce monde de misère et de
corruption! Quelle doit être donc la joie du chré¬
tien qui, né sous des cieux lointains, peut s’age¬
nouiller dans l’antique demeure de Marie, et
redire la Salutation angélique à l’endroit où s’est
accompli le miracle de notre rédemption ! Les
tendres caresses de ma mère, le chant des oiseaux
du rivage paternel, le parfum des fleurs de nos
jardins, les nuages d’encens qui s’élevaient de
l’encensoir que, dans mon enfance, j’avais balancé
devant l’autel de l’église de mon village, les féli¬
cités sans mélange du matin de ma vie, toutes
les suaves réminiscences du jeune âge m’arri¬
vaient en foule dans la grotte de l’Annonciation
quand je répétais les paroles suivantes :
<c L’ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une
» ville de Galilée, appelée Nazareth, à une vierge
» qu’un homme de la maison de David, nommé
» Joseph, avait épousée, et cette vierge s’appelait
» Marie. L’ange étant entré où elle était, lui dit :
360
PALESTINE.
«Je vous salue, Marie pleine de grâce! le Sei-
» gneur est avec vous ; vous êtes bénie entre tou-
» tes les femmes! » Marie fut troublée en enten-
» dant ces paroles ; elle pensait en elle-même
» quelle pouvait être cette salutation ; et l’ange
» lui dit : o Ne craignez point, Marie; car vous
» avez trouvé grâce devant Dieu. Voilà que vous
» concevrez en votre sein , et vous enfanterez un
» fils à qui vous donnerez le nom de Jésus. Il sera
» grand, il s’appellera le fils du Très-Haut ; le
» Seigneur Dieu lui donnera le trône de David
» son père, et il régnera éternellement dans la
» maison de Jacob, et son règne n’aura point de
» fin. » Alors Marie dit à l’ange : « Comment
» cela se fera-t-il, puisque je ne connais point
» d’homme? » L’ange lui répondit : « Le Saint-
» Esprit descendra en vous, et la vertu du Très-
» Haut vous couvrira de son ombre. C’est pour-
» quoi le Saint qui naitra de vous sera appelé le
» fils de Dieu. » Alors Marie dit : « Voici la ser-
» vante du Seigneur ; qu’il me soit fait selon votre
» parole. » Et l’ange s’éloigna 1 . »
J’aime Nazareth ; j’aime son vallon, ses colli¬
nes où croissent l’olivier, le figuier et le nopal.
1 Luc, ch. L
PALESTINE.
361
Combien sont douces et profondes les impres¬
sions que ces lieux font naître au cœur du voya¬
geur chrétien ! Qu’ils sont beaux et touchants les
souvenirs que ces lieux rappellent! Jésus naquit
à Béthléem, ville de la tribu de Juda; mais ce fut
à Nazareth, ville de la tribu de Zabulon, dans la
chaumière d’un pauvre charpentier, que vivait
cet enfant pur comme la rosée de l’aurore ! cet en¬
fant qui devait porter sur son épaule la marque
de sa principauté; cet enfant qui devait être
appelé admirable, conseiller, Dieu fort, prince
de la paix ; cet enfant qui devait s’asseoir sur le
trône de David, posséder son royaume, l’affer¬
mir, le fortifier dans la justice et dans l’équité
jusqu’à la fin des temps 1 !... Cette grande lumière,
que l’œil du prophète voyait dans l’horizon de
l’avenir, est bien réellement sortie de Nazareth !
L’intelligence est troublée dans la contemplation
de tant de merveilles ! Elle est sortie de là, cette
grande lumière, et s’est répandue partout où
l’homme respire ! Ses reflets ont éclairé les peu¬
ples, comme l’avait prédit l’écrivain inspiré, et
les ont tirés de la mer d’erreur où ils étaient en¬
sevelis depuis quatre mille ans.
• liale, ch. IX.
PALESTINE.
302
Nous poüvons suivre la vie mortelle du Sau¬
veur depuis sa naissance jusqu’à sa douzième
année, alors qu’il quitte la maison de Jéhova à
Jérusalem pour revenir à Nazareth avec ses pa¬
rents. Mais à partir de cette époque jusqu’au
jour où le fils de Zacharie fait couler sur le front
de l’Homme-Dieu les eaux du Jourdain, Jésus se
dérobe à notre vive et pieuse curiosité : c’est
alors que pendant dix-huit ans le fils de Marie
devient véritablement un Dieu caché. Saint Luc
se borne à dire que Jésus était soumis à ses pa¬
rents , qu’il croissait en grâce, en sagesse, en âge
devant Dieu et devant les hommes. Il s’élevait
devant le Seigneur comme un faible arbrisseau, comme
un rejeton qui sort d’une terre sèche 1 .
Les traditions saintes nous apprennent que le
Messie travaillait avec son père Joseph, dont le
métier était de faire des charrues, de tailler les
arbres, de bâtir des maisons. Saint Justin, mar¬
tyr, écrivain du deuxième siècle, dit que Jésus
faisait des charrues et d’autres ouvrages en bois.
Joseph, cet homme juste, issu de la race de
David, et choisi pour être le protecteur, le gar¬
dien de la vierge qui devait donner au monde
i Isaïe, ch. LIII» v. 2.
PALESTINE. 363
le Messie, reconnaissait sans doute, comme
l’a dit Origène, la grandeur de cet enfant qui lui
était si soumis : aussi le traitait-il avec une au¬
torité mêlée de respect. Lesapôlres, qui avaient
vécu avec le Christ pendant trois ans, qui ne
Favaient jamais quitté , qui avaient été témoins
de ses merveilles; les apôtres, dis-je, pouvaient-
ils ignorer comment Jésus avait vécu durant
les dix-huit années qu’il passa dans la retraite ?
Mathieu , Marc, Luc et Jean, ces quatre histo¬
riens sacrés, l’ignoraient-ils aussi? Nous pouvons
en douter.
Qu’il serait intéressant pour nous de pouvoir
suivre le Christ dans les diverses époques d’une
vie mêlée d’aussi mémorables choses ! Mais le
Christ a voulu que nous ne sussions rien de par¬
ticulier sur ce temps de sa vie mortelle. On se
transporte avec bonheur toutefois à ces anciens
jours où Jésus, Marie et Joseph vivaient pauvres,
ignorésdans cette petite ville deNazareth. Oh! c’é¬
tait bien là la sainte famille ! Pendant les années
d’une vie cachée en un coin de la Galilée, il y eut
sans doute* vous l’avez dit, entre la Vierge et son
Fils des entretiens auxquels l’oreille humaine h’é-
tait point admise, et qui n’étaiept eqtepdus que
des anges, invisibles gardiens de la demeure de
364
PALESTINE.
Joseph. Qui nous apprendra ce qui se passait en¬
tre Marie et Jésus quand s’écoulaient à Nazareth
les jours d’une obscure jeunesse qui devait abou¬
tir au Calvaire et au mont des Olives, à l’ignomi¬
nie de la Passion et à l’empire de la terre et du
ciel ? Les paroles, adressées par Jésus à sa mère
aux noces de Cana, ont fait croire que le Sauveur
n’avait pas mis Marie, pendant les années qui
précédèrent son ministère public, dans la com¬
plète initiation de la sublime doctrine qu’il
apportait aux hommes : Femme, qu’y a-t-il de
commun entre vous et moi ? Mon heure n’est pas
encore venue *. Mais cette dureté apparente que
Jésus semble témoigner ici à sa mère était, après
tout, dans les mœurs des premiers peuples de la
Grèce et de l’Asie. Ainsi le fils d’Ulysse parle à
Pénélope en présence des Grecs qui écoutent les
chants du poète Khémius : Retournez dam votre
appartement, et ne pemez qu’à vos occupations ordi¬
naires. Reprenez vos toiles , vos fuseaux, vos laines.
Ayez l’œil sur vos femmes, et ordonnez leur de presser
les ouvrages que vous leur avez distribués. Le silence est
le partage des femmes ; il n’appartient qu’aux hommes de
parler datis les assemblées : ce soin-là me regarde ici 2 .
1 Jean, ch. II, v. 4.
* Odyssée, llv. I.
PALESTINE.
365
Il n’appartient pas à l’intelligence humaine
de pénétrer au fond des choses du ciel ; il
ne lui appartient pas de comprendre les décrets
de la Providence. Mais peut-on supposer néan¬
moins que Marie fût dans l’ignorance de la
grande destinée de son fils ? Ne savait-elle
pas que ce Jésus, dont elle avait reçu le premier
sourire, lepremierregard, était le Messie que les
hommes attendaient depuis quarante siècles? Ne
l’avait-elle pas mis au monde ? et ne savait-elle
pas par quel miracle ? Oh ! le temps des prédi¬
cations de Jésus dut être surtout pour Marie un
temps mêlé de joies divines et de pressentiments
bien funestes ! La fille de Joachim, dans sa can¬
dide humilité, qu’on peut appeler chrétienne,
était la femme la plus supérieure de son temps ;
son intelligence l’élevait aux méditations les plus
sublimes. Les Écritures lui étaient parfaitement
familières ; ne devait-elle donc pas songer sou¬
vent aux divers passages des prophètes annon¬
çant que le Christ serait conspué, battu et mis
à mort ! Que de souffrances, que d’angoisses
pour le cœur de Marie! Femme , qu’y a-t-il de
commun entre vous et moi ? Oui, ces paroles fu¬
rent peut-être dures et pénibles au cœur de
Marie. Mais voyez comme Jésus l’aimait! Près
PAEESTINB.
366
de mourir, le Sauveur, dans une dernière pen¬
sée d’amour pour sa mère, laissa tomber du
haut de la croix quelques simples paroles où il
confiait Marie à son disciple de prédilection :
« Femme, voilà votre fils, » dit Jésus à la Vierge;
« Voilà votre mère, » dit Jésus à l’apôtre bien-
aimé.
La vieille France, la France du moyen âge, a
laissé partout des traces sur les chemins de la
Palestine. Lorsque dans le pays de Phénicie,
Louis IX s’occupait à rebâtir des villes, à briser
les fers des captifs qui restaient encore en Égypte,
à dompter les infidèles, à adoucir le sort des
chrétiens de Syrie que la guerre avait ruinés,
lorsqu’il recevait les ambassadeurs du Vieux
de la Montagne et les ambassadeurs des sultans
de l’Asie, on vit des seigneurs et des barons
français qui avaient été les modèles du courage,
donner l’exemple de la dévotion et de la piété.
« On voyait des chevaliers, a dit M. Michaud,
déposant les armes et reprenant la panetière et
le bourdon du pèlerin, se rendre dans les lieux
consacrés par les miracles et la présence de Jésus-
Christ et des saints personnages dont la religion
conservait la mémoire. » Louis IX visita plusieurs
fois la montagne du Thabor ou de La Transfigu-
PALESTINE.
367
ration, le village de Gana et lés rivages de la mer
de Galilée. Au mois de mars de l’année 1252, la
veille de la fête de l’Annonciation, le pieux mo¬
narque, revêtu d’un cilice, accompagné de quel*
ques chevaliers, du légat, et de Geoffroi de Beau-
lieu, son confesseur, fit le pèlerinage d’Acre à
Nazareth. « Lorsque le roi aperçut de loin les
» lieux saints, dit Geoffroi de Beaulieu, il des-
» cendit de cheval; après avoir fléchi le genou,
» il s’avança à pied vers la cité sacrée. Louis IX
» jeûna ce jour-là au pain et à l’eau, quoiqu’il
» eût fait une marche fatigante. 11 reçut, dans la
» grotte de l’Annonciation, la communion des
» mains du légat. Ceux qui étaient avec le roi,
» ajoute le chroniqueur, peuvent dire avec quelle
» solennité les vêpres , les matines, la messe, fu-
» rent chantées. Depuis que le fils de Dieu s’était
» incarné, jamais Nazareth n’avait vu une telle
» dévotion ! 1 »
L’ombre de Louis IX est belle et glorieuse
parmi toutes ces grandes et saintes ombres er¬
rantes sous l’antique voûte de l’église de l’An¬
nonciation ! Gloire, gloire à toujours au génie de
la France qui a porté la vertu d’un de ses plus
< Bibliothèque des Croisades, première partie.
PALESTINE.
368
grands rois au pays le plus vénéré de la terre,
au pays où se sont passées les plus merveilleuses
choses qui aient jamais remué les sociétés hu¬
maines !
PALESTINE.
369
SUITE
DE LA LETTRE XXXII.
On m’a raconté à Nazareth une mélancolique
histoire d’une jeune fille chrétienne de cette ville
et d’un bédouin du désert, que je veux rappor¬
ter ici; vous diriez un roman inventé par l’ima¬
gination d’un poète d’Arabie.
Trois ans après la victoire du Thabor, rempor¬
tée par l’armée de Napoléon sur les musulmans,
vivait à Nazareth un chrétien appelé Youssouf
(Joseph). Il avait épousé une Cananéenne nom¬
mée Martha ; Dieu bénit leur union. Deux ans
après leur mariage, ils eurent une fille à laquelle
ils donnèrent le nom de la reine des anges, Ma¬
ria, ce nom qui en langue syriaque veut d ire dame.
h.
24
PALESTINE.
370
maîtresse , souveraine; en hébreu, étoile de la mer.
Le supérieur du couvent latin à Nazareth,
P. Antonio, homme pieux et d’une grande sa¬
gesse, avait fait faire la première communion à
Maria. Il fut frappé de l’intelligence de la pe¬
tite fille en lui enseignant le catéchisme, et de¬
manda à Youssouf, à Martha, s’ils voulaient qu’il
lui apprît à lire et à écrire; cette offre fut accep¬
tée avec reconnaissance. Mais comment exprimer
la joie de la jeune Maria lorsqu’on l’informa de
cette bonne nouvelle ? quel bonheur pour elle
de savoir lire dans l’Évangile, ce livre divin où
les prêtres de l’église de Sainte-Marie puisaient
toutes les belles choses qu’ils disaient aux fidèles
le dimanche? En moins de huit mois, Maria sait
lire l’arabe, l’italien, l’espagnol, et écrivait par¬
faitement dans ces trois langues. E. Antonio lui
avait appris en même temps un peu d’histoire et
de géographie. A mesure que la petite Maria
avançait dans ses études, des mondes nouveaux
semblaient s’ouvrir devant elle ; son intelligence
grandissait à chaque soleil. Maria tenait de la
nature les plus heureux dons de l’esprit : l'étude
avait réveillé le génie cjui sommeillait dans cette
àmé d’enfant. Parvenue à sa quinziéme année, la
fille de Youssouf fut une personne remarquable
PALESTINE.
371
par l’éclat de son esprit et la solidité de son in-
struction.
La beaüté antique que le cisêau de l’artiste a
conservéè à l’admiration des peuples n’était pas
plus parfaite que la beauté de Maria : rien de plus
ravissant que sa taille souple, élancée, que ses
cheveux d’ébène semblables aux jeunes rameaux
des palmiers, ses dents qui brillaient comme deux
rahgs de perles entre deux bandelettes d’écarlate;
sa figure Ovale et son teint légèrement doré,
comme celui de la Sulamite par le soleil de sa patrie ,
avaient les riches nuances des épis mûrs. Elle portait
le même costume que Marie, la vierge sainte,
car en Orient, vous le savez, rien ne change; le
costume des femmes de Nazareth est 'toujours
cette loflgue robe bleue fermée devant la poitrine
et serrée d’une ceinture en laine blanche; un
voile violet est jeté sur leur tête, elles en ramènent
un des bouts vers le visage quand elles ne veulent
pas être vues. Maria était bonne, compatissante,
modeste et simple; on était saisi d’admiration
en la vôyant; elle seule ignorait qu’elle! était
belle. Tous les Nazaréens, chrétiens et musul¬
mans, aimaient Maria. Youssouf et Martha re¬
merciaient la Providence de leur avoir donné un
pareil trésor; leurs vœux les plus ardents mon-
S72
PALESTINE.
taient sans cesse au ciel pour le bonheur de cette
enfant de leur amour.
Maria s’était plu à rassembler autour d’elle ,
dans la maison de son père, les petites fil¬
les de Nazareth, à qui elle enseignait le caté¬
chisme comme P. Antonio l’avait jadis ensei¬
gné à elle-même; elle remplissait cette tâche
avec beaucoup de zèle et d’ardeur; des in¬
structions religieuses qu’elle trouvait dans son
esprit, dans son cœur, et qui arrivaient tout
naturellement sur ses lèvres, étaient adressées
à ses jeunes amies; leurs âmes naissantes s’ou¬
vraient à la lumière, à l’amour de Dieu. Maria
paraissait parmi ses compagnes comme le cèdre au
milieu des autres arbres. L’éducation des filles de
Nazareth, la broderie, l’étude des Écritures et le
soin de l’église de Sainte-Marie, remplissaient
ses jours. L’entretien de la chapelle de la Vierge,
dans la grotte de l’Annonciation, lui était prin¬
cipalement réservé; le lieu où l’ange du Seigneur
apparut à la fille de Joachim pour lui annoncer
qu’elle mettrait au monde le rédempteur des na¬
tions, n’avait jamais été mieux paré, tenu avec
une plus remarquable propreté. Maria avait
brodé un voile blanc qu’on voit encore au¬
tour de l’image de la mère de Dieu , placée sur
PALESTINE.
373
l’autel. Les vases de cristal posés sur le sanctuaire
étaient toujours remplis de fleurs, de plantes
odoriférantes cueillies par ses mains au penchant
des collines de Nazareth. Lorsqu’à la lueur des
lampes du saint lieu, Maria entonnait au milieu
de ses compagnes les litanies de la Vierge, les
assistants ravis de sa belle voix et de sa grande
beauté étaient parfois tentés d’appliquer à la fille
de Youssouf ces poétiques paroles : Etoile du ma¬
tin, rose mystique, miroir de justice, temple de sagesse,
priez , priez pour nous !
Sans vouloir établir la moindre comparaison
entre une pauvre fille, une simple mortelle et
Celle qui mît son pied sur la tête du serpent et
réhabilita une race déchue; Celle dont le trône
est au ciel et le nom dans la bouche du plus grand
nombre des enfants de la terre; la Vierge puis¬
sante que le pauvre invoque de préférence parce
qu’elle fut autrefois pauvre aussi ; la ViergéÇ dont
la lune est le symbole, parce que, semblable à
l’astre aux doux rayons, elle vient consoler, la
nuit, l’infortuné qui soupire ; sans vouloir faire
aucun rapprochement, disons-nons , entre les
choses d’ici-bas et les choses d’en haut, Maria,
cette admirable et pieuse fille, née comme la
reine des cieux dans la vallée de Nazareth, et,
374
PALESTINE.
comme elle* passant ses jours à l’ombre sacrée de»
autels, ne devait-elle pas rappeler à chaque instant
la sainte fille d’Anne?Les goûts, les occupations,
les habitudes de la fille d’Ypussouf ne pouvaient
ils pas ressembler aux goût, aux occupations,
aux habitudes auxquelles se livrait la bienheu T
reuse Marie avant que son divin fils ne l’eût
révélée aux enfants des hommes? la pauvre Na¬
zaréenne dont nous racontons l’histoire n’était-
elle pas ravissante de grâce et de beauté comme
cette Marie qui était belle à éblouir, et que 6aint
Denis l’Aréopagiste eût adorée comme me déesse, s’il
n’avait pas su qu’il n’y a qu’un seul Dieu ?
Seize fois, les blés avaient jauni sur les monts
et dans les plaines de Galilée, depuis le jour de
la naissance de Maria. La peste, ce fléau terrible
qui creuse tant de sépulcres dans les cités asiati¬
que», éclata à Nazareth, et la mère de Maria fut
une des victimes emportées par le démon des¬
tructeur. Cette mort laissa dans la cœur de Maria
un grand chagrin, car, après Dieu et la Vierge,
sa mère était l’être qu’elle chérissait le plus au
monde. La religion seule put la consoler en lui
montrant les espérances d’une vie meilleure.
Six mois n’étaient éeoulés depuis ce malheur.
C’était trois jours après là Toussaint, cette lu-
PALESTINE.
375
gubre solennité qui rappelle tant et de si dou¬
loureux souvenirs dans l’àme de ceux qui ont à
regretter des êtres aimés ; le ciçl bleu et limpide
de l’Asie avait fait place à un ciel gris, plombé,
un ciel tel qu’on en voit dans les régions septen¬
trionales de la France vers le déc}in de l’antomne ;
d’épais nuages, se balançant sur les collines dp
Nazareth, rétrécissaient l’horizon, et le soleil,
voilé de nuages j ne laissait pas mêmedeyiner sp
présence ; le figuier , le peuplier, avec leurs
feuilles mortes qui tombaient upe à une, et le
pâle olivier., apparaissaient sous des teintes plus
mélancoliques et plus tristes. La douleur qu’avait
éprpuvée Maria en voyant mourir sa mère $e re¬
nouvela daps ces jours de jdeuil universel. Ma¬
ria alla prier sp le tombeau de, sa mère, dans le
cimetière de Npappth, situé non loin de la ville.
Elle était toiite seule dans le Çhamp-des-Morts :
tout^ppp d’elle était palme et silencieux.
Mais quel e^t cet hppime qui s’avance en con-r
duisant par la bride un superbe cheval noir? Il
tourne à chaque instant la tète , comme s’il avait
peur d’être aperçq ou suiyij Cp homme a yiflgt-
pinq ans ippeipe, et sa taille est un peq au-dpssits
de la moyenne ; il porte le costume des Anèaés ;
à sa çpintjtm4e puir brillent un sékin (couteau
376
PALESTINE.
recourbé) et deux pistolets ornés d’or et de pier¬
reries ; sa figure longue, maigre et basanée, est
noble et belle, mais ses traits offrent les traces
d’une passion violente. Le voilà dans l’enceinte
du Champ-des-Morts. Au bruit des pas du che¬
val, Maria lève la tête, pousse un cri; elle veut
prendre la fuite ; mais l’homme quitte la bride
de son coursier et fond sur la jeune fille comme
l’aigle de la montagne sur la faible colombe ; il
lui met un mouchoir dans la bouche pour l’em¬
pêcher d’appeler au secours, la prend dans ses
bras, la dépose sur son cheval sur lequel il monte
à son tour, et part comme l’éclair du côté de
Tibériade, à l’orient de Nazareth ; il franchit les
monts escarpés, les vallons, les ravins, les plai¬
nes ; il ne s'arrête, après avoir fait quinze lieues
de chemin, que sur le rivage septentrional de la
mer de Galilée, au milieu des ruines désolées de
l’antique Capharnaüm, cette ville impénitente
qui ne voulut pas croire aux miracles du Christ,
mais qui sera traitée au jour du jugement plus rigou¬
reusement que Sodome.
Le jour avait fui, les nuages grisâtres s’étaient
dissipés, le ciel était redevenu splendide, et la
lune, blanche et belle, se réflétait en mille sillons
de lumières dans cette mer de Tibériade où jadis
PALESTINE.
377
le Fils de l’homme, à la quatrième veille d’une
nuit, apparut comme un fantôme aux pêcheurs de
Bethzaïde.
Que se passait-il dans l’esprit de Maria lors¬
qu’elle se vit seule, la nuit, en face de cet homme
qui Venait de l’arracher à sa terre natale, à son
père. à son église de Sainte-Marie, aux compa¬
gnes de son âge?
« Qui es-tu? s’écria-t-elle avec désespoir en
arrêtant sur cet homme un regard éperdu. Qui
es-tu? que veux-tu? pourquoi m’as-tu prise sur
le tombeau de ma mère ? »
Et Maria, couvrant sa figure de ses deux mains,
fondait en larmes !
« Sèche tes pleurs, répondit doucement l’in¬
connu; sèche tes pleurs, ô lumière de mes yeux !
Sois sans effroi, le lion des combats te protège !
Sois sans crainte, ne redoute aucun péril! Au
jour du danger les guerriers se prosternent devant
moi et les lâches pâlissent ! O toi ! mon unique
bien, mon unique espoir, je te défendrai, je te
couvrirai de ma lance qui frappe les plus superbes
têtes ! Tu verrais tomber tout homme qui oserait
nous attaquer ! Quel est celui qui te ferait prison¬
nière? Qui aurait le cdiirage de lever la main sur
toi ? Ma lance boit le sang, et mes ennemis rou-
378 PALESTINE,
lent dans la poussière ! Tu es inaccessible ; car
moi, moi » Médher, fils du vénérable scheik
Rébéah de la tribu d’Abad, moi, je suis là pour
te garder} Je t’aime de l’amour d’un noble guer¬
rier; tu es Ja maîtresse de mon cœur. Je sais qui
tu es ; je te connais depuis longtemps ; ton nom
est Maria, Je t’ai vue pour la première fois, il y a
deux cents soleils, à la fontaine de la Meidona,
qui se trouve à une courte distance à l’orjpnt de
Nazareth. Tu me donnas à boire ; je contemplais
ton visage, et l’amour, un amour ardent, entra
dans mon âme ! Dès ce jour il n’y eut plus pour
moi de repos; je te voyais dans mes rêves ^râ¬
lants ; je te voyais au milieu des vastes plaines
pendant les journées dévorantes de l’été quand,
monté sur ma cavale, jq les traversais avec la
rapidité dp vent ! Les filles de nos tribus ont
passé devant moi comme des êtres indifférents ;
je ne pensais qu’à toi, je ne voulais que toi, ô ma
blanche colombe ! Tu peux me faire un paradis
de la terré J tu es ma houri ! Combien de fois j’ai
traversé les montagnes qui séparent mon pays du
tien pour aller te voir dans ta ville de Nazareth.!
Tu es chrétienne, et je suip musulman ; je ne
pouvais donc déffwmier Ju main à ton père et lui
offrir tops mes chameaux, et cependant ij fallait
PALESTINE. 379
ou t’avoir ou mourir ! Tu es là mainfepant aupr^ç
de moi, ô ma péri ! Me pardonneras-tu le chagrin
que je t’ai fait?. Ma tribu n’est éloignée cj’jçj que
de quelques lieues : «iemain tu seras dans la tente
de ma qière et de mes deux sœurs. » ;
Pendant ce discours, Maria avait parfois levé
les yeu* sur la noble tête de Médher éclairée pay
Jes rayons de la lune. Elle avait été saisie d’une
indéfinissable surprise en entendant ces douces
paroles, en voyant le sourire caressant de ce!
homme qui l.’avait si cruellement ravie à ses plu?
chères affections. Médber était agenouillé devant
Maria : tremblante, étonnée, elle inspirait un
saint respect à l’Arabe du désejrt. Médher, qui
l’avajt serrée dans ses bras en l’emportant sur
son coursier, n’ayrait pas osé mettre sa maip
dans les siennes alors qu’il était là seul avec elle,
la nuit, sur une plage solitaire. C’est que Médher,
ce sauvage enfant des solitudes, était pénétré du
véritable amour J ,
Craignant d’être poursuivi par quelqu’un de
Nazarfth qui eût pu le voir lorsqu’il s’en allait
avec Maria, le bédouin n’attendit pas le lever dp
soleil pour se remettre en marche. Il se dépouilla
de son abab (manteau), lç mit sur les épaules de
sa chère compagne, et tous,4^, montés sur le
380
PALESTINE.
coursier, eurent bientôt traversé le Jourdain.
« Fais tourner ton coursier, redisait Maria à son
ravisseur, rends-moi à mon père ; » et les paroles
de la jeune fille se perdaient dans l’espace. Ils
trouvèrent la tribu d’Abad campée dans un large
vallon situé vers les confins de la Syrie, à quel¬
ques lieues au sud de Damas. Le père de Médher,
sa mère, qui se nommait Rama, et ses deux
sœurs, dont les noms nous sont inconnus, ac¬
cueillirent la pauvre Maria avec une infinie bonté;
ils lui prodiguèrent les soins les plus tendres.
Rama surtout, qui avait pour son fils une affec¬
tion profonde, et qui seule de la famille avait
reçu la confidence de son amour, aima tout d’a¬
bord celle-ci comme sa troisième fille; elle ne
savait l’appeler que de ce nom.
Pendant une longue veillée de novembre, sous
la tente de Rébéah, en présence de sa mère, de
ses sœurs et de Maria, Médher laissa tomber de
ses lèvres le mot de mariage avec la fille de Yous-
souf.
« Jamais, dit Maria d’une voix ferme et assu¬
rée, non jamais je ne serai l’épouse d’un musul¬
man ! Je suis faible, je suis seule de ma nation
au milieu de vous tous, mais je serais terrible et
capable de me donner la mort si on voulait me
PALESTINE.
381
forcer à une union pareille ! Fais-toi chrétien,
ô Médher ! fais-toi chrétien ! Viens recevoir sur
ton front, dans l’église de Sainte-Marie, les eaux
du baptême régénérateur, et je serai alors la
compagne de tes jours.
— Calme tes craintes, ma fille, lui répondit
Rama en l’embrassant, calme tes craintes; une
union entre toi et Médher ne pourrait s’accom¬
plir que si ton père voulait recevoir ta dot des
mains de mon fils ; car, chez les Arabes de nos
tribus, la honte s’attacherait sur une femme qui
se serait mariée sans que son époux eût donné à
son père le nombre de chameaux convenu. Ce ne
serait pas sur ton front, pauvre exilée, que la
famille de Rébéah jetterait une tache d’infamie !
La famille de Rébéah aimerait mieux boire la
coupe de la mort que celle du déshonneur et de
la lâcheté ! »
Une quinzaine de jours s’étaient écoulés depuis
l’arrivée de Maria dans la demeure de Rébéah,
lorsque la tribu leva le camp ; elle alla dresser ses
tentes sur le versant oriental des monts d’Arabie,
à dix lieues de la rive gauche du Jourdain : ils
se trouvaient dans l’antique pays des Moabites,
patrie de Ruth, cette gracieuse figure de femme
qui apparaît dans la Bible avec toute la belle et
PALESTINE.
382
naïvesitnplicité dès temps primitifs. Maria, dont
la vie s’était passée à étudier les saintes Écritures, et
qui sâ\ait toutes les belles choses que renferme ce
livre, sentit une sorte de joie à travers toutes
ses pensées amères, en se voyant dans la contrée
où Ruth avait reçu le jour. Mais la fille de Yous-
souf, la chrétienne de Nazareth, malgré un vague
sentiment de tendresse qu’elle ne pouvait s’em¬
pêcher d’éprouver pour Médher, ne pouvait pas
dire à Rama, comme autrefois la Moabite à
Noémi : En quelque lieu que vous alliez , j’irai avec
vous ; et partout où vous demeurerez , j’y demeurerai
aussi ; votre peuple sera mon peuple et votre Dieu
mon Dieu ; la terre où vous mourrez me verra mourir,
et je serai ensevelie où vous le serez.
Un mois après l’enlèvement de Maria, les
guerriers de la tribu de Maher prirent à la tribu
d’Abad, après un combat d’où ils sortirent vain¬
queurs, quatre cents chameaux et cinquante che¬
vaux. Parmi ces quatre cents chameaux, deux
cents appartenaient à Rébéah, et parmi les cin¬
quante cheVaux, quinze lui appartenaient aussi.
La tribu d’Abad se sentant trop faible pour atta¬
quer en plein soleil la tribu ennemie, employa
la ruse pour éssaÿér de reprendre les richesses
qü’elle avait perdues. Trente jours après ce com-
PALESTINE.
383
bat, lorsque tout dans les deux tribus paraissait
tranquille, Médher, à la tête de quarante hommes
de son camp, pénétra, pendant une nuit noire,
dans la tribu de Maher. Il plaça ses compagnons,
comme l’aurait fait un chefdeharamisou voleurs
nocturnes, dont nous avons eu occasion de par¬
ler dans une lettre de ce volume. Quinze bé¬
douins, armés de lances et de massues, étaient
debout devant la porte des principales tentes ; ils
étaient prêts à frapper ceux qui en sortiraient.
Médher s’était réservé le poste le plus périlleux,
la tente du cheik. Cinq bédouins devaient pren¬
dre la fuite pour attirer les siens à eux; les
vingt autres étaient destinés à couper les cordes
qui attachaient les chameaux et les chevaux à des
pieux plantés en terre, ÏJn profond silence régnait
dans la tribu ; on aurait entendu le vol d’un
oiseau. Un seul homme, qui depuis longtemps
ne connaissait que les tourments et les lar¬
mes, ne dormait pas dans la tribu : c’était
Youssouf, le père de Maria, qui cherchait sa
fille depuis trois mois! Un Nazaréen lui avait
dit qu’un bédouin avait enlevé Maria, et qu’il
avait fui vers les régions d’au delà le Jour¬
dain. La tente où Youssouf était couché était
placée en face de celle du cheik. Il entend un
384
PALESTINE.
léger bruit ; il regarde, et aperçoit un homme
debout devant la porte de la demeure du chef de
Maher. 11 le prend pour un harami, et réveille
doucement trois Arabes couchés à côté de lui.
Youssouf, les trois bédouins, armés de lances, se
traînent silencieusement à plat ventre vers la
tente du cheik, et arrivent enfin ; l’un des
trois Arabes enfonce le fer aigu de sa lance dans
les reins de Médher, qui tombe baigné dans son
sang.
a Au nom d’Allah et de son prophète, dit-il
d’une voix presque éteinte, jurez-moi, vous qui
venez de me frapper à mort, jurez-moi d’aller
demain dans la tribu d'Abad, campée en ce mo¬
ment dans Vadi-el-Moië (vallon de l’Eau ) ; vous
trouverez sous la tente de Rébéah, mon père,
une fille de Nazareth que j’avais enlevée ; vous
la prendrez sous votre protection et la conduirez
dans le vallon de sa naissance. Prenez ce sceau ,
vous le donnerez à mon père, qui vous livrera
alors l’ange de ma vie !
— Tu seras obéi, » répondirent les Arabes.
Youssouf poussa un cri épouvantable. « C’est
donc toi, homme de l’enfer, dit-il à Médher en
se penchant vers lui, c’est donc toi qui m’a¬
vais volé ma fille! que ton âme soit entre les
PALESTINE. 385
griffes de Satan ! que ton père soit maudit et ta
mère abandonnée!!!
Médher n’entendit pas ces terribles paroles : il
était déjà mort.
Les bédouins delà tribu d’Abad ne firent aucun
butin; les uns s’enfuirent, d’autres furent faits
prisonniers.
Le lendemain, après qu’on eut enseveli le corps
de Médher, Youssouf, deux bédouins de la tribu
de Maher et un Arabe de la tribu d’Abad qui de¬
vait leur servir de guide, se mirent en marche
vers le Vallon de l’Eau; ils s’arrêtèrent à un quart
d’heure de distance de Vadi-el-Moië. Les trois
Arabes , munis du signe de paix que leur avait
donné Médher, allèrent seuls dans la tente de
Rébéah. Youssouf les attendit : sa présence au
milieu du camp aurait peut-être révélé ce qui
devait rester dans le mystère.
Rébéah était seul dans sa demeure; il accueillit
les bédouins avec bonté. Quand ils eurent rompu
le pain de l’hospitalité et fumé le chibouk, il
leur dit :
« L’expression de la tristesse est sur vos
fronts, ô Arabes ! quelle nouvelles m’apportez-
vous?
—Noussommes deux enfants de la noble tribu
IC,
25
PALESTINE.
386
de Maher, ennemie de ta tribu. Il était dit que
nous serions choisis pour être les messagers du
rtialheur ! Couvre ta tête blanche de la poussière
du deuil, ô vieillard ! ton fils Médher est mort
sous le fer d’un de nos frères ! La fille chrétienne
qui vit sous la tente de tes femmes doit être
rendue à son père : c’est le dernier vœu de ton
fils; voilà le sceau que Médher nous a donné
pour toi; as-tu compris? Le père de la chré¬
tienne attend sa fille là-bas derrière cette col¬
line.
— La main d’Allah m’écrase ! dit le vieillard
d’une voix profondément émue. — Mais, ajou¬
ta-t-il en levant les yeux au ciel, c’était écrit!...
Allons conduire la Nazaréenne à son père. »
Comment peindre les transports de joie de
Youssouf etde Maria quand ils furent dans les bras
l’un de l’autre? Maria répondait par des sanglots
et par des embrassements convulsifs aux caresses
de son père; celui-ci disait :
« J’ai retrouvé ma fille! merci; mon Dieu
de me l’avoir rendue ! oh ! je la garderai bien,
maintenant, personne ne me la prendra pins !... »
Les quatre Afabes témoins de cette scène ne
pouvaient retenir leurs larmes.
Rébéah leva avec majesté ses tremblantes
PALESTINE.
387
mains sur la tête de Maria; il la bénit en pleu¬
rant. Puis, il revint tristement dans sa tente.
Yoùssouf et Maria partirent pour Nazareth avec
un chameau et des provisions qUe leür avait don¬
nés le pèrè dé Médher.
A la joie la plus vive succéda la douleur là
plus profonde. Maria voulut savoir pourquoi Mé-
dhèf l’avait laissée partir saris se présenter à
elle. Youssouf rie lui cacfià rieh. Üès ce mo-
ment, l’âme de Maria fut livrée à d’horribles tor¬
tures. L’airiour qu’elle avait senti pour Médher,
cet amour resté jusqu’alors au fond dé son cœur ,
éclata en paroles brûlantes dans le délire de son
imagination; Maria parlait de celui qu’elle aimait
aux montagnes, aüx fleuves", âüi arbres, aux
fleurs, aux oiseaux qu’elle voyait sur sa' routé.
Mais uriê affreuse përisêë vint tout à èoüp tra¬
verser sort esprit coftiride Un fer rouge ; c’est qüè'
la religion, qui sur la tèrre ne lrii àva'it pas per¬
mis de s’unir à Médher, la séparait encore de lui
dans le Ciel!... Quelle source d’iriexprirnàbïés >
amertumes pour Maria!
Youssouf et sa fille arrivèrent enfin à Nazareth:
Maffia n’était pasf en état de jouïf dû bonheur de
revoit sa patrie. Le bonheur, hélas’ 1 avait fui
Marié pftfùr ne pitié revenir; èîlef’évâlt ffït fané
388
PALESTINE.
les vers suivants qui ont été conservés à Nazareth
comme un trésor précieux :
« Mon àme est triste ! La douleur a tari la
source de mes larmes ; je ne puis plus pleurer ,
et pourtant Médher s’en est allé dans le pays des
âmes !.
» Plus de joie pour moi ! le sourire du bon¬
heur ne se montrera plus sur mes lèvres fanées !
je ne chanterai plus; le bulbul chante-t-il quand
le vautour a tué sa compagne!...
» O soleil ! ton éclat m’importune, je ne vou¬
drais voir que des jours sombres et des nuits sans
étoiles !...
» Jeté sur une plage inconnue et solitaire,
l’homme espère, espère toujours. L’espérance,
seul bien des malheureux, reste au fond de son
cœur. En quittant la terre, il pense à ceux qu’il
aime, et son âme, prenantson vol vers Dieu, dit :
Je reverrai au ciel les êtres que je chéris, au ciel
on aime encore ! Maria a aimé l’arabe Medher,
elle l’a aimé ! Mais, oh ! douleur ! sa religion ne
veut pas qu’elle dise : Je reverrai Medher au ciel;
au ciel on aime encore !
» Marie, 6 Vierge sainte! mère d’amour, pre¬
nez pitié de ma misère ! ne m’abandonnez pas,
consolatrice des affligés! Portée sur un nuage
PALESTINE.
389
d’or, je suis arrivée cette nuit jusqu’au pied de
votre trône de lumière. Je vous ai vue, ô reine
des anges ! je vous ai vue, telle que l’apôtre vous
représente, revêtue du soleil, ayant la lune sous
vos pieds, et une couronne de douze étoiles sur
la tête : mais, hélas! ce n’était qu’un rêve!... »
Maria devenait chaque jour plus faible, plus
languissante ; ses longs yeux noirs entourés d’un
cercle bleuâtre, ses joues pâles, amaigries, ex¬
primaient une douleur habituelle qui minait sour¬
dement sa vie. Qu’était devenue la naïve enfant?
la jeune fille éclatante de beauté? L’amour qui est
fort comme la mort était entré dans son âme, et la
souffrance avait flétri la jeune fille; on aurait dit,
en la voyant passer, son ombre venant errer dans
les lieux où elle avait été heureuse.
Un soir ( c’était huit mois après le retour à
Nazareth ), Youssouf, ne voyant pas venir sa
fille à l’heure accoutumée, se dirigea vers le
Champ-des-Morts, où Maria allait prier quel¬
quefois. Il la trouva couchée sur le tombeau de
sa mère; il l’appela, mais en vain ... Maria
avait cessé d’exister comme une de ces petites
fleurs bleues que la rosée de la nuit fait éclore sur
les monts de Galilée, et qui se fanent et meurent
sous les premières ardeurs du soleil du matin !
390
PALESTINE.
«S8S82{:2aS8S8S8S88î5SSS$ S55S$§5® ^ »
LETTRE XXXIII '.
La Galilée ancienne et la Galilée moderne. — Combat d’El-Mahed. —
— Cana.— Victoire de Junot et de Kléber contre les musulmans. — Bataille
de Tibériade entre Guide Lusignan et Saladim — Le sermon sur la mon¬
tagne; réflexions à ce sujet. — Le lac de Génézareth. — Tibériade.— Le
Thabor— La plaine d’Esdrelon; batailles livrées dans cette plaine.—
Naplouse, l'antique Sichem.— Arrivée à Jérusalem.
Jérusalem, 13 décembre 1837.
L’historien Josèphe, gouverneur de la basse et
haute Galilée, sous le règne de l’empereur Né¬
ron , parle avec enthousiasme de la beauté de lq
terre de ?abulon ; les plaines de cette pro¬
vince , les montagnes, les vallons , étaient si
bien plantés de vignes, d’oliviers, de figuiers,
dp palmiers, que leur abondance invitait à la
qillure les hpmmes le moins portés aux tra¬
vaux agricoles. On ne trouvait pas un pouce de
terre qui ne fût labouré ; les torrents qui des¬
cendaient des monts et les sources naturelles dp
i Cette lettre est adressée à M. l’abbé Sibour, professeur d’his¬
toire ecclésiastique à la faculté d’AU-
PALESTRE. 391
la Galilée arfQsaiept ee vaste jardin, qui faisait
songer à la première demeure des ancêtres du
genre humain, Les habitants de la haute et
basse Galilée étaient braves, actifs, laborieux,
instruits de bonne heure dans les sciences et
les arts, et dans }es exercipes de la guerre. Indé¬
pendamment d’un grand nombre de villes dont
ïa moindre renfermait quatorze mille habitants,
il y avait en Galilée deux cent quatre gros vil¬
lages 1 .
Qu’il y a loin de }a prospérité de la Galilée du
temps de. Josèphe, à la Galilée telle que nous la
voyons aujourd’hui ! Depuis les longues guerres
des Juifs contre les Romains, dont cette con¬
trée fut le principal théâtre ; depuis les hor¬
ribles rayages commis par les crpisés pt les
musulmans du moyen âge, ce pays a cessé
d’être florissant et riche. La barbare domi¬
nation des Turcs, venue après la domination
romaine et celle des croisés, a donné le coup de
mort à la Galilée. Sur les montagnes qù crois¬
saient l’olivier, la yigne, le figuier et le pal¬
mier , l’œil ne rencontre plus que des chênes
pains, de tristes broussailles, ou la nudité çom- ;
1 Voir Josèpbe, Guerre des Juifs contre les Romains , liv. III,
chap. 4, et la Vie de HusUnrien juif.
392
PALESTINB.
plète; dans les vallons et les plaines où jaunis¬
saient les moissons, où mûrissaient les fruits de
toute espèce, où paissaient de nombreux trou¬
peaux de vaches, de brebis et de chèvres, nous
ne voyons que la solitude, le silence et l’image
de la dévastation! La Galilée, qui pouvait, à elle
seule, mettre cent mille hommes sous les armes,
n’a plus de peuple ; Nazareth est maintenant la
cité la plus importante de ce malheureux pays,
et Nazareth compte à peine quatre mille habi¬
tants ! douze mille âmes forment toute la popu¬
lation de la Galilée en 1837 ! Et ces douze mille
habitants, qui vivent dans une contrée jadis si
riche, si productive, sont couverts de haillons :
la misère les dévore, ils mangent leur pain noir
dans les larmes et dans la frayeur : les hommes
du gouvernement de Méhémet-Ali sont là qui
les surveillent, qui les ruinent, qui les font
mourir sous le bâton s’ils ne se privent pas des
premières nécessités de la vie pour payer l’im¬
pôt ! Trois cents catholiques rassemblés dans la
cour du couvent latin à Nazareth, nous disaient
en pleurant : « La France, la noble, la généreuse
France, qui dans tous les temps a étendu sa
puissante protection sur les chrétiens de Syrie
et de Palestine, ne sait-elle donc pas dans quel
PALESTINE.
393
abîme de malheur nous a plongés le tyran de
l’Égypte? Jusques à quand nous faudra-t-il subir
ce joug de fer et de plomb? Encore quelques
années sans la protection de la France, et la
Galilée, le pays de Jésus-Christ, sera changé en
un vaste sépulcre ! »
La voix suppliante de ce pauvre peuple qui
nous est dévoué sera-t-elle entendue dans mon
pays ! Tout ce qui est violent, brutal, arbitraire,
ne peut avoir un long règne; un jour viendra, et
ce jour n’est pas loin peut-être, où sera brisé l’ef¬
froyable pouvoir du pacha des rivages du Nil;
alors les nations de l’Europe viendront régler les
destinées delà Syrie et de la Palestine; fasse le ciel
que la France ait sa grande part dans cette ques¬
tion orientale qui touche à l’avenir du monde !
fasse le ciel que les chrétiens des bords de l’O-
ronte et du Jourdain n’aient pas à se repentir d’a¬
voir donné leur amour à la France, d’avoir
compté sur elle pour les arracher à la servitude !
Nous quittâmes Nazareth le 1 er décembre à
huit heures du matin. Nous prîmes notre route
au nord-est. Après une heure et demie de mar¬
che, nous arrivâmes au village d’El-Mahed, que
le dernier tremblement de terre, dont nous au¬
rons bientôt occasion de parler, a complètement
394 PALESTINE.
détruif. Ce fut sut l’aire qui fl’étepd en face des
débris d’EJ-Mahed, et dan® les gorges epviron-
pantes, que se livra., Je 1 er ipai 1187, la bataille
entre les chevaliers de doux prdres illustres et les
Sarrasins, M. Cillât de Khérardène a fait, dan 8 le
cinquième volume de la Coriçespouddwe 4’Qrient,
ppe description exacte de C e ljeu jamais célè¬
bre, ef M. IJIicbuud a racqnté le sanglant combat
dans le septième livre de son Ifistoire des Croi¬
sades. Bornons-nous donc à r a PP e l er la cause
qui amena cette jqurpée de malheur pour les
chrétiens. Saladin, profitant des dissensions des
Latins, qui éclatèrent la mprt de Baudouin V,
au sujet de la succession au trope de Jérusalem,
envoya des députés dans tous ses États ; ie sou-
dan faisait dire aux peuples musulmans que
ceux qui désireraient d e for, de l’argent, des biens,
des ma^ças, des captifs Çt des captives, n’avaient
qu’à se ranger sans retard sous ses drapeaux.
Sept mille Sarrasins, ayant à leur tête ^fdal,
fils de Saladip, partirent pour la Galilée. Le sou-
dan espérait que, si une petite troupe revenait
victorieuse d e cps premiers combats livrés aux
chrétiens, le courage et l’ardeqr de sa grande
arpiée n’en seraient q ue plus vifs et plus indomp¬
tables. « Ces ministres du crime, dit Raoul de
PALESTINE. 395
• nrm m *»• *
Coggçshalp,, ah|h|é l'ordre de Çîteaqx, ces mi¬
nistre^ du crime avaient soif du sang des saints j
et, semblables à des chiens que la rage pousse
vers des cadavres, ils se dirigèrent d’un pas
rapide vers la ville de Cavan, où ils se reposèrent
jusqu’au soir. Au coucher du soleil, ils passè¬
rent le Jourdain, et, pareils pux enfants de la
nuit, ils se dispersèrent au milieu des ténèbres,
iusqu’à Caphraïm, faisant un hprritye carnage,
phargeant de chaînes une multitude d’homrnes
et des fepimes, et traînant avec eux un grand
nombre de bêtes de somme. Ces infidèles imi¬
taient Satan leur père qui égorge ( jugulât ) tops
ceux qu’il trouve plongés dans le sommeil du
crime ! » Raoul peint la terreur et le désesppir
des habitants de Nazareth lorsqu’ils virent lpurs
campagnes couvertes de Sarrasins. Ces mots voilà
les Jwm/retentissaient de toutes parts; lesçriepfq
public^ parcouraient la ville en disant : Hommes
de Nazareth, prenez les armes et combattez vaillam¬
ment pour la cité du véritable Nazaréen ! Cinq cepts.
chevaliers de l’ordre çlu Temple et de l’Hôpital
arrivèrent à Nazareth Ip nuit même de ces sçèpesi
dp mort. Ils partent de la cité, et rencontrent
leurs sept mille ennemis sur l’aire d’El-Mahed,
qui devint bientôt leur sépulcre à tpus, après des
PALESTINE.
396
prodiges de valeur. L’aire d’El-Mahed était jon¬
chée de morts. « Spectacle affreux, s’écrie Raoul,
journée funeste dont le souvenir doit arracher des
larmes à tous les chrétiens ! Les Saints, pareils à des
agneaux muets, devinrent la proie des loups ravissants;
victimes offertes en sacrifice , le feu divin descendit
pour les consumer/ 1
Vous avez vu dans l’histoire l’intrépide Jac-
quelin de Maillé, resté seul au milieu de ses
frères morts, et combattant encore. Raoul
compare le maréchal de l’ordre du Temple à
une lionne en fureur qui, après avoir perdu
ses petits, déchire de ses griffes terribles tout
ce qui s’offre à son passage. Je suis resté long¬
temps sur l’aire d’El-Mahed, attachant mes re¬
gards sur ce champ de bataille où le fellah de
Galilée passe avec indifférence, et j’ai songé à
l’héroïsme des preux de la vieille France ,
à la sublime bravoure de Jacquelin de Maillé ;
je n’ai pu élever aucun monument sur le lieu
jadis témoin de sa gloire et de sa belle mort,
mais j’ai gravé son nom et la date du combat,
sur un rocher à fleur de terre qui se trouve
au milieu de l’aire d’El-Mahed. Cette bataille
i Bibliothèque des Croisades, première partie.
PALESTINE.
397
fut, selon l’expression d’un auteur arabe, le
commencement des bénédictions pour les musulmans ;
elle fut pour les chrétiens le désastreux prélude de
la ruine de leur empire en Syrie et en Palestine.
D’El-Mahed à Cana-en- Galilée, une heure et
demie de marche. On appelait ainsi ce village
pour le distinguer de Cana-la-Grande, ville située
entre Tyr et Sidon. Cana-la-Grande fut la patrie
de la Cananéenne dont il est parlé dans le quinzième
chapitre de l’évangile de saint Mathieu. C’est à
Cana-en-Galilée que le Christ opéra son premier
miracle. En entrant dans le village, on voit à
gauche une fontaine ombragée par un beau ca¬
roubier : c’est dans cette fontaine, dit la tradi¬
tion , que fut puisée l’eau changée en vin aux
noces auxquelles avaient été conviés Marie et son
divin fils. On nous montra, au milieu du village,
les ruines d’une antique chapelle bâtie sur le lieu
même où le miracle s’accomplit. Non loin de là
sont les débris de la maison de l’apôtre Barthé-
lemi, nommé aussi Nathaël.
Cana est un pauvre village assis au penchant
d’une colline basse; à l’ouest se montrent quel¬
ques oliviers, des vignes et des figuiers; le bourg
compte cent familles chrétiennes et quinze fa¬
milles musulmanes.
PALESTINE.
398
En sortant deCana pour aller vers Tibériade, on
entre dans une charmante vallée bornée au nord
et au midi par des collines pelées et peu élevées.
Notre guide nazaréen n’oublia pas de nous faire
remarquer, dans cette vallée, un petit carré
dë tèrre où ia tradition a placé le champ couvert
de moissons au milieu duquel Jésus et ses apô¬
tres s’arrêtèrent un jour de sabbat. Les disciples,
ayant fairh, se mirent à couper des épis, et, les
froissant dans leurs mains, ils en mangeaient.
Quelques pharisiens, voyant cela, dirent à Jésus :
« Voilà que vos disciples font ce qui n’est pas
permis le jour du sabbat. — N’avez-vous pas lu
dans la loi, leur répondit Jésus, que les prêtres
violent le sabbat dans le temple, et ne sont pas
néanmoins coupables? Or,je vous déclare qu’il y a
ici quelqu’un plus grand que le temple!... Le fils de
l’homme est maître dit sabbat même! 1 » Comme le
Üieù se montre dans ces dernières paroles ! Jé¬
sus , qui durant ses prédications publiques ,
paraît toujours humble, patient et résigné ,
pourrait être appelé ici un dominateur auda*
cieùx, si oh ne savait pas qu’il est véritable¬
ment celüi que les oracles des prophètes avaient
1 Saint Mathieu » chap. XII.
PALESTINE. 3&9
annonfcé mille ans auparavant ! Lé Christ eût-il
parlé ainsi s’il n’eût été qu’un homme ? Non !
Un tel orgueil ne peut sè süppoSef dans le bon
Jésus , si simple de cœur !
Noüs poursuivîmes notre route vers le nord
jusqu’au villagfe de Torran. Là, nous noüs diri¬
geâmes à l’orient ; après trois heures de marche
depuis Cana, nous arrivâmes à l’êxtfémité de li
vallée où sont répandues les ruines du bourg dé
Loubi. C’est dans le voisinage de Loubi que
Junot et Hléber remportèrent une brillante vic¬
toire sur les musulmans. Une heuré plus loin,
à l’est, apparaît un vaste plateau couvert d’herbeS
sèches j où six cent douze années avant l’affaire
de Loubi, d’autres Français et d’autres musul¬
mans se livrèrent une bataille acharnée ; je veüi
parler du combat de Lusignan et de Saladiiï,
connu dans l’histoire souS le nôth de bàtaille dé
Hittin du de Tibériade. Elle eütlieU le 4-juillet 1187,
trente-trois jours après l’extermination dèS tem¬
pliers sur l’aire del-Mahed. Saladin comman¬
dait une armée dé quatre-vingt mille cavaliers;
Gui de Lusignan était à la tête de cinquante mille
croisés; La cavalerie turqùe, divisée en deux
ailés ; avait le lac de Géuézareth derrière elle ; les
Sarrasins 1 en fermaient l’accès aux chrétiens, dé-'
400 PALESTINE.
vorés de soif sous un soleil brûlant. Un vent
impétueux se lève; il couvre de poussière les sol¬
dats de Jésus-Christ; les Sarrasins fondent sur
eux et en font un horrible massacre. D’après les
récits des auteurs contemporains, mille chrétiens
seulement échappèrent au désastre. Cette jour¬
née vit l’anéantissement du royaume fondé par
Godefroy de Bouillon; ce royaume avait duré
quatre-vingt-huit ans. Dès ce moment, il ne
resta plus aux chrétiens venus d’Occident que
quelques colonies isolées, lequelles devaient être
complètement détruites cent quatre ans plus
tard, par le fils de Kéloun, sultan du Caire. Un
auteur arahe, en terminant son récit de la bataille
de Tibériade, s’écrie avec joie : Les églises furent
dépouillées, les mosquées furent rouvertes, les cloches
furent mises en pièces , les rites des chrétiens abolis;
le diable fut en fureur ; le Koran se réjouit et les mu¬
sulmans levèrent la tête! Emad-Eddin, témoin
oculaire et secrétaire de Saladin, se complaît
dans les détails de ces scènes épouvantables.
« De tant de chrétiens, dit-il, il ne s’en sauva
qu’un petit nombre. Le champ de bataille était
couvert de morts. Je traversai moi-même le mont
Hittin ; il m’ofirit un horrible spectacle. Je vis
tout ce qu’une nation heureuse avait fait à un
PALESTINE.
401
peuple malheureux. Je vis l’état de ses chefs :
qui pourrait le décrire ? Je vis des têtes tran¬
chées, des yeux éteints ou crevés, des corps cou¬
verts de poussière, des membres disloqués, des
bras séparés du tronc, des os fendus, des cous
taillés, des jambes brisées, des pieds qui ne te¬
naient plus à la lombe, des cadavres partagés en
deux, des lèvres déchirées, des fronts fracassés.
En voyant ces visages attachés à la terre et cou¬
verts de sang et de blessures, je me rappelais ces
parole du Koran : « L’infidèle dira : Que ne suis-je
poussière ! » Quelle odeur suave , ajoute Emad-
Eddin, s'exhalait de cette terrible victoire /* »
Je ne crois pas qu’il y ait sur la terre des lieux
qui parlent plus à l’âme du voyageur , que le
pays qu’on parcourt de Nazareth à Tibériade.
Une distance de neuf lieues sépare ces deux cités,
et pendant ces neuf lieues l’esprit n’est jamais
en repos. Que de souvenirs dans cette contrée !
On y rencontre à chaque pas les divines traces
du fils de Marie, et les gloires et malheurs de la
France. Ici, le Christ, sauveur du monde; là,
1 Bibliothèque des Croisades , quatrième partie. Voir, pour les
détails de la bataille de Tibériade et pour la description des
lieux, le deuxième volume de Y Histoire des Croisades , et le cin¬
quième volume de la Correspondance d'Orient.
n.
26
402
PALESTINE.
Junot et Kléber, belliqueux génies; plus loin,
le champ de bataille de Hittin, où plus de deux
mille chevaliers français aimèrent mieux mourir
par les supplices les plus cruels, plutôt que de
renoncer à la foi du Dieu de l’Évangile! Ma jour¬
née de Nazareth à Tibériade comptera parmi mes
plus heureuses journées de voyageur en Orient.
Etque dechoses il nous resterait encore à dire
en présence des montagnes, des plaines, des val¬
lées et des cités ruinées qui nous environnent I
A l’extrémité septentrionale du vaste plateau où
coula, il y a cinq siècles et demi, le sang de qua¬
rante-neuf mille héros chrétiens, s’élève une col¬
line isolée que les gens du pays appellent tour à
tour Carren Hitlen , Cornes de Hittin (à cause de
deux rochers aigus qui apparaissent au sommet),
montagne de Jésus-Christ et mont des Béatitudes. La
colline offre à sa base une circonférence d’environ
deux milles; sa hauteur est de cent cinquante pieds
au-dessus du sol, où elle est assise; quelques touf¬
fes d’herbes sèches, des pierres noirâtres, cou¬
vrent ses plants.Du haut de la colline de Hittin, le
regard embrasse, au nord, les montagnes fou¬
droyées de l’antique Béthulie; à l’occident, la
vallée de Cana ; à l’orient, la mer de Galilée et la
belle chaîne arabique; au midi, le Thabor,
PALESTINE. 403
dont la cime ronde domine tous les monts
de )a Décapole. Cet admirable panorama, dont
chaque point rappelle un fait historique, Jésus-
Christ l’a contemplé. Le sermon sw la montagne
fut prononcé sur le mont Hittin. Des peuples de
la Galilée, de la Judée, d’au delà le Jourdain, de
Tyr et Sidon, avaient suivi Jésus; en voyant cette
multitude pressée de l’entendre, le Christ s’assit,
peut-être à la place même où j’étais assis le 1 er dé¬
cembre 1837, et prononça de divines paroles :
o Heureux, dit le Sauveur, ceux qui sont
s doux, ils posséderont la terre; heureux ceux
» qui pleurent, ils seront consolés; heureux
v ceux qui ont faim et soif de la justice, ils se-
s ront rassasiés; heureux les miséricordieux,
a ils obtiendront la miséricorde; heureux ceux
» qui ont le cœur pur, ils verront Dieu. Vous
» avez entendu qu’on a dit aux anciens : Fous
» ne tuerez point. Moi je vous dis : Quiconque
» s’irrite contre son frère est coupable. Si donc,
» quand vous offrez votre don à l’autel, tous
b vous souvenez que votre frère a quelque
b chose contre vous, laissez votre don devant
b l’autel; allez d’abord vous réconcilier avec
b votre frère, et vous reviendrez ensuite pour
b offrir votre don. Vous savez qu’oa a dit :
404
PALESTINE.
» Fous aimerez votre prochain , vous haïrez voire
» ennemi. Moi je vous dis : Aimez vos ennemis,
» faites du bien à ceux qui vous haïssent, priez
» pour ceux qui vous persécutent et qui vous
» calomnient, afin que vous soyez semblables à
» votre Père, qui est dans le ciel : il fait lever
» le soleil sur les bons et sur les méchants; il
» fait tomber la pluie sur les justes et sur les
» injustes. Lorsque vous faites l’aumône, ne
» faites pas sonner la trompette devant vous,
b comme font les hypocrites dans les synago-
» gués et dans les bourgs, pour être honorés par
» les hommes. En vérité, je vous le dis, ils ont
» reçu leur récompense. Quand vous faites l’au-
» mône, que la main gauche ne sache pas ce
» que la main droite aura fait; que votre au-
b mône soit cachée : celui qui voit les choses
b cachées vous la rendra.
b Quand vous priez, entrez dans votre de-
b meure, et, la porte fermée, priez votre
b Père en secret : votre Père, qui voit dans le
b secret, exaucera votre prière. En priant, évi-
b tez de dire beaucoup de paroles, comme les
b païens, qui pensent qu'un long discours sera
» mieux écouté: Ne leur ressemblez point. Vo-
b tre Père sait vos besoins avant que vous lui
PALESTINE.
405
» adressiez vos demandes. Ainsi, dites en priant :
ï Notre Père qui êtes aux deux , que votre nom soit
» sanctifié; que votre règne arrive ; que votre vo-
» lonté soit faite en la terre comme au ciel ; donnez-
» nous aujourd’hui notre pain de chaque jour , et
» remeltez-nous nos dettes, comme nous les remettons
» à ceux qni nous doivent; ne nous abandonnez
» point à la tentation, mais délivrez-nous du mal.
» Ainsi soit-il. Si vous remettez aux hommes
» leurs offenses, votre Père céleste vous remet-
» tra vos péchés. Quand vous jeûnez, ne soyez
» pas comme de tristes hypocrites : ils atténuent
» leur extérieur pour que les hommes voient
» qu’ils jeûnent ! En vérité, je vous le dis, ils
y> ont reçu leur récompense. Ne cherchez point
» à thésauriser sur la terre : la rouille, les in-
sectes, détruisent les trésors ; les voleurs fouil-
» lent et les dérobent. Amassez et placez vos
» trésors dans le ciel : ni la rouille ni les in-
» sectes ne vont les y détruire ; les voleurs n’y
» fouillent point et n’y viennent rien dérober.
» Où est votre trésor, là aussi est votre cœur.
» Ne vous inquiétez point de ce que vous trou-
3 ) verez pour le soutien de votre vie, ni d’où
3 ) vous aurez des vêtements pour couvrir votre
a» corps. Considérez les oiseaux du ciel : ils ne
PALESTINE.
406
» sèment point, ils n’amassent rien dans des gre-
i> ntèTs, mais votre Père céleste les nourrit.
» N’êtes-vous pas beaucoup plus que les oiseaux
» du ciel? Considérez comment croissent les
J> lis des champs : ils ne travaillent point, ils ne
» filent point, et cependant je vous déclare que
» Salomon même, dans toute sa gloire, tt’a ja-
ji mais été vêtu comme l’un d’eux.
j Ne jugez point, vous ne serez point jugé.
» Mais Vous serez jugé comme vous aurez jugé
j> vous-même; vous serez mesuré à la mesuré
1) dont voils-même vous vous serez servi. Pour*
» quoi voyez-vous une paille dans l’oeil de votrè
j> frère, et ne voyez-vous pas une poutre dans
t votre œil ? Hypocrite ! chassez d’abord la
» poutre de votre œil, et Vous songerez ensuite
» à chasser la paille de l’œil de votre frère ! Vous
» avez appris qu’il a été dit : OEil pôur œil, dent
» pour dent. Et moi je vous dis de tie point ré-
i» sister au mal que l’on veut Vous faire; mais, si
» quelqu’un vous a frappé sur la joue droite,
» présetilez-lüi encore l’autre. Si quelqu’un veut
j> plaider contre vous, pour vous prendre votre
» tunique, abanddnnez-lui encore votre man-
» teau. Tout ce que vous voulez que les hom-
i> mes fassent poui* vous, faites-le pour eux;
PALESTINE. 407
j) voilà la ldi des prophètes. Ne périsez pas que
» je sois venu détruire les loris dès prophètes ,
y) je suis venu les accomplir. Quicortqüe en-
j tend mes paroles et les pratique, sera regardé
j) comme uti homme sage qui à bâti sa mai-
» son sur la pierre : lorsque la pluié est tom-
» bée, qué les fleuves ont débordé, que les
» vents Ont soûfflé et sont venus fondre sur
>5 fcette maison, elle ne s’est point écroulée,
» parce qu’elle était fondée sur la pierre. Mais
quicohque entend mes paroles et ne les pra-
» tique point, sera semblable à un homme in-
» sensé qui a bâti sa maison sür le sable; lors-
» que la pluie est tombée, que les fleuves ont
>) débordé, qtie les vents ont soufflé et sont
» venus foudre sur cette maison, elle a été en-
» sevelie, et la ruine en a été grande 1 ! »
La science du cœur humain , la régie de la
vie , la voilà enfin comprise, et largement, et
complètement développée pat le fils du char -
pentier de Ndzareth ! On sent que de tels enseigne¬
ments ne poüvaieni descendre que du trône de
Celui dont le règne ést de tous lés siècles, et dont
la voix se fait entendre à toutes les extférbités de
1 Saint Mathieu.
PALESTINE.
408
la terre et des deux ! Prenons les livres des plus
grands penseurs de tous les pays et de tous les
âges, et cberchons-y quelque chose de pareil au
sermon sur la montagne. Commençons par Homère,
le roi des poètes : ni dans Y Iliade, ni dans l’O-
dyssie, nous ne verrons un seul trait de morale
comparable à ce que vous venez de lire. Homère
croit à l’immortalité de l’âme, mais il ne pro¬
met les félicités de l’autre vie qu’à ceux que les
hommes des temps passés ont faits demi-dieux.
Parcourons les œuvres de Platon, de Socrate, les
deux hommes de l’ancien monde qui ont le plus
approché de la vraie sagesse; les œuvres de
tous les autres moralistes grecs; quittons l’Atti-
que et l’Ionie, et arrivons à Rome : lisons Cicéron,
Virgile, Sénèque, Epictète; allons en Chine, étu¬
dions Confucius; dans l’Inde, les quatre livres
sacrés nommés Vidas; dans la Perse, Zoroastre
et Saadi; en Arabie, les fables qu’on attribue à
Locman. Les écrits de ces génies fameux nous
offriront des scènes sublimes, des peintures, des
tableaux admirables ; mais y trouverons-nous la
parfaite compréhension de l’àme humaine? Non,
certes ! nous ne trouverons cela que dans l’Évan¬
gile. Ce livre, écrit depuis dix-huit cents ans,
n’a rien perdu de son intérêt et de sa vérité; il
PALESTINE.
409
ne roule point, comme l’a remarqué mon
frère, sur des fables dont l’attrait s’affaiblit à
travers les temps, ni sur des événements diver¬
sement jugés par les générations , et qui re¬
muent d’une façon inégale l’esprit des peuples :
l’Évangile sera toujours beau, toujours vrai,
parce que c’est le livre de l’humanité, de son
affranchissement, de sa gloire, de sa civilisa¬
tion. Il n’y a ni découverte, ni révolution], ni
crise morale; il n’y a pas de situation sociale
qui puisse prendre au dépourvu ce guide im¬
mortel qu’on appelle l’Évangile. Ce livre est
celui de l’humanité, surtout dans ce qu’il y a
de moins changeant, de plus irrévocable en son
destin : je veux dire la douleur ! Dieu se fit le
frère de l’homme pour lui apprendre à souffrir
et à mourir. C’est ainsi que le Messie a divinisé
l’humanité, et l’a placée à la droite du Père, qui
est au ciel.
Depuis que j’ai mis le pied sur le sol de la
Galilée , l’image du Sauveur n’a pas un seul in¬
stant quitté mon esprit. Jésus, le plus beau des
hommes, est toujours là devant mes yeux. Je
vois sa face divine, ses longs cheveux partagés
au-dessus de sa tête et tombant autour de son
cou. Son costume, semblable à celui que por-
PALESTINE.
410
tent leS Nazaréens de nos jburs, Consiste dans
une feitàfile rbbe de toile grise et Une étoffe de
même couleur jetée stir l’épaule droite. Je suis
partout les traces des pas du Rédempteur - ici,
il guérit les malades ; là, il rend la vue aux aveu¬
gles; phià loin ; il noüfrlt miraculeusement cinq
mille jïersdnneS; ailleurs, les tombeaux S’Ouvrent
à sa Vdii, et les froides dépoüllles qu’ils gardaient
Sont rendues Vivantes à lâ terre. Cette mer que
j’aperçois Ià*bas, est Violemment soulevée par
une affreuse tempêté : Jésus étend sa main, il
parle; et les flots redeviennent tranquilles. II
s’arrête dans le vallon de Sichem ; le cbude ap¬
puyé sur la margelle du puits de Jacob, il de¬
mande à boire ii la Samaritaine, et lui parle du
ciel. On lui amène une femme coupable, ceux
qui la conduisent veulent la tuer selon la loi de
Moïse; Jésus écrit avec soh doigt sur la terre,
puis il lève la tête, regarde tous ces pharisiens,
et leur dit : Qué celui d’entre vous qui est sans pé¬
ché lui jette la première pierre ! Et, se tournant vers
lâ femme, l’homme-Dieu ajoute : Allez et rie pé¬
chez plus! Voici ëncdre une fameuse courtisane
d’Israël, elle a été Saisie par d’horribles remords
en entendant la parole sainte de Jésus; Madeleine
vient vête hn , sé jëtté à ses pieds, les arrose de
PALESTINE. 411
ses làffliès, et lés eésüle aVéc ses longs cheveux j
ensuite elle y répand un vase de parfum. Gardés *•
vous de condamner celte fenimè, dit alors le Maî J
tre à ses disciples : il lui sera beaucoup pardonné ,'
parce qu’elle a beduCOUp aône'/Quej’aimëà le voir,
Appelant à lui les petits enfants, les embrassant,
et se montrant sévère envers ceux qui les repous¬
sent et leur adressent des paroles dures ! Quelle
carrière ! quelle vie ! Le fils de Marie parcourt
les villes, les villages, les bourgades* enseignant
la morale la plus pure dans le^ synagogues et sur
les places publiques, consolant les malheureux,
soulageant ceux qui souffrent, dbnhant du pain
à ceux qui ont faim-, et puis disant à tous : Venee
à moi vous tous qui êtes fatigués et qui êtes chargés,
et je vous soulagerai. Prenez mon joug (mon joug est
doux /), apprenez de moi que je suis doux et humble
de cœur, et vous trouverez le repqs de <vos âmes!
J’embrasse vos genoux , à Maître! ét je vous dis
àvec votre disciple bien-aimé :• Vos oeuvres sont
grandes, admirables! Vos voies Sorit justes et
véritablés, 6 roi des siècles ! Vous seul êtes pleiri
de bonté! Toutes les natioiis viendront à ions*
{jarce que vos jdgeinents ont éclaté !
C’est sur les rivages solitaires de cette mer 4 e
Galilée où nous arriverons bientôt, que Jésus
PALESTINE.
412
s’en allait cherchant ses disciples, ses mission¬
naires. Il choisit des hommes ignorants et pau¬
vres, appartenant à la classe du peuple, pour
témoigner, comme l’a dit un écrivain, que la force
de sa doctrine est dans sa doctrine même, et non
dans ses impuissants organes. Et dans quel état
était le monde lorsque ces douze conquérants,
armés d’une croix de bois, partirent pour le re¬
nouveler ? Le monde était alors l’empire romain ;
ses bornes étaient : au nord , le Rhin et le Da¬
nube ; à l’orient, l’Euphrate et le Tigre; au midi,
l’Égypte et les plages africaines; à l’occident,
l’Espagne et la Gaule. Cet empire, le plus vaste
qui ait jamais existé, renfermait cent vingt mil¬
lions d’habitants, et sur ces cent vingt millions
d’habitants, on comptait soixante millions d’esclaves
qui étaient troqués, vendus comme des troupeaux
de bêtes! De stupides empereurs se faisaient adorer
comme des dieux! Les crimes étaient divinisés;
toutétaitDieu excepté Dieu lui-même 1 , ou plutôt
on n’adorait plus rien, on ne croyait plus à rien ;
les enfants 2 tenaient pour des contes fabuleux les mâ¬
nes et les royaumes des enfers, les grenouilles du
fleuve Styx , et le passage de tant de milliers d’âmes
1 Bossuet.
* Juvénal, deuxième satire.
PALESTINE.
413
dans la barque de Caron. L’univers avait oublié
Dieu : il n’était plus connu que dans la Judée 1 .
Et les moeurs, les mœurs des Romains à
cette époque, qui ne les connaît pas ? Il se com¬
mettait plus d’abominations dans le temple
d’Isis à Rome, dans la demeure impériale de
Messaline, au milieu du cirque en plein soleil,
qu’il ne s’en était jamais commis à Babylone,
dans le temple de l’impudique Vénus, dans le
palais deBalthazar, et dans le temple de Corinthe,
où douze cents filles de joie étaient employées
comme des vestales dans les affaires de la répu¬
blique! Astrée et la Pudicité, son inséparable
sœur, étaient remontées au ciel 9 . Allez immoler
à Jrnon , dit le satirique latin à un de ses amis,
me génisse aux cornes dorées, si vous épousez une
honnête femme ! On en trouve si peu maintenant qui
soient dignes de loucher au voile de Cérès 3 , que leurs
pères même craignent leurs baisers ! Les chefs des
nations ne trouvaient plus leur plaisir, leur dé¬
lassement, que dans la débauche, et dans le spec¬
tacle des pères, des filles, des mères, des épouses,
* Origène.
2 Juvénal, onzième satire.
3 Les femmes qui étaient en réputation de chasteté, à Rome,
avaient seules le privilège de toucher au voile de Gérés, suspendu
dans le temple de cette déesse.
PALESTINE.
414
des époux forcés de s’entre-tuer! Les supplices
étaient devenus si multipliés parmi les descen¬
dants de Cincinnatus, qu’on avait enlevé |es sta¬
tues d’Auguste pour ne pas être obligé de les
voiler sans cesse , ou de les rendre témoins de
tant de meurtres ! C’est au milieu de ces peuples
pourris qu’arrivèrent les pacifiques envoyés de
Jésus-Christ. Simon, Pierre et Paul allèrent à
Rome; André, frère de Pierre, passa chez les
Scythes; Philippe dans l’Asie Mineure; Barthé-
lemi, dont nous avons vu à Cana l’antique de¬
meure, dans la Grande-Arménie ; Mathieu dans
l’Éthiopie; Jude, proche parent du fils de Marie,
dans l’Arabie; les deux Jacques restèrent en
Palestine; Barnabé alla en Perse; Mathias en
Égypte et en Abyssinie; Jean, le doux ami du
Maître, suivit la sainte Vierge à Éphèse. Ces
hommes, qui avaient vu la vie, la mort et la ré
surrection de Jésus-Christ, prêchèrent donc
sa doctrine aux quatre coins de la terre. Ils se
firent , tous tuer pour soutenir la vérité qu’ils
annonçaient. Je crois, avec Biaise Pascal, ies
histoires dont les témoins se font égorger. La
liste de ceux qui meurent pour la gloire du Fils
de l’homme ne s’arrête pas aux, douze apôtres :
le sang chrétien coule sans interruption depuis
PAWBiTIKE. 415
l’arrêt de Pilate jusqu’au jour où Constantin voit
le Labarum dans les airs. Les dieux de l’Olympe
sont détrônés, leurs temples détruits, et sur leurs
ruines s’élèvent les autels du Dieu crucifié. La
religion chrétienne deyiej)|; la religion de l’État.
La doctrine qui a accompli cette immense ré¬
volution n’est que 4 0 P tr ipe d’un homme,
disent encore certains esprits : à quels caractè¬
res reconnaîtrez-vous donc la divinité, ô philo¬
sophes ! Étudiez sérieusement tout ce qui s’est
passé dans le monde pendant les trois cents
vingt-cinq années qui ont suivi la naissance du
Chr}st, et vous avouerez peut-être alors, avec un
de vos patrons 1 du dernier siècle, que Y histoire
du premier temps du christianisme n’est qu’un prodige
continuel!
1 Jean-Jacques Rousseau.
416
PALESTINE.
SUITE
DE LA LETTRE XXXIII.
De la colline de Hittin au bord occidental du
lac de Génésareth ou mer de Galilée, il y a une
heure de distance. On y arrive en descendant
une pente rapide, creusée çà et là par des tor¬
rents de laves. Ce lac présente une forme ovale ;
sa longueur est de cinq lieues, sa largeur, de trois
lieues environ. Une grande chaîne de montagnes
aux formes capricieuses, aux aspects sévères, en¬
tourent la mer à l’orient; à l’ouest sont des col¬
lines inégales, nues, peu élevées, et bizarrement
découpées ; au nord apparaissent les gorges de
Tlturie, d’où jaillit le Jourdain; au midi, une
vallée s’ouvre pour laisser passer le fleuve sacré :
vous savez que le Jourdain traverse le lac de
PALESTINE.
+ 17
Génésareth dans toute sa longueur, et qu’après
avoir arrosé la vallée illustre où campa Abraham,
il va se perdre dans les eaux empestées de la mer
de Sodôme. Le lac de Génésareth est très-pois¬
sonneux; son eau est excellente à boire. Rien
n’était charmant, pittoresque, comme les rivages
de la mer de Galilée au temps de Jésus-Christ ;
partout se montraient de beaux noyers, des bois
de palmiers et d’oliviers, des figuiers, des vignes
grimpantes. On voyait aussi sur ces bords des
roseaux aromatiques, d’où découlait un baume
délicieux; on en faisait un si grand cas à Rome,
dit Pline, que Pompée voulut orner son triom¬
phe de quelques-uns de ces roseaux. De gros
villages de pêcheurs s’élevaient au milieu des
jardins, ainsi que les deux cités de Bethzaïde,
dont l’une portait aussi le nom de Juliade, Ca-
pharnaüm, Tarichée, Corrozaïn, Tibériade,
Gamala, Génésareth, ou Génesar, d’où le lac tire
son nom. La population de ces villes était nom¬
breuse et vivait dans une grande aisance 1 ; main¬
tenant il n’y a ni arbres, ni culture, ni villes,
ni villages, ni peuple autour du lac de Génésa¬
reth ! c’est à peine si l’on trouve encore quelques
1 Josèphe, Guerre des Juifs contre les Romains, liv. IU, ch. 35.
ii.
27
PALESTINE.
418
traces des cités qui florissaient sur ces bords.
Çes terribles paroles du Christ semblent avoir
eu leur accomplissement : « Malheur à toi, Cor-
» rozaïm ! malheur à toi, Bethzaïde ! »
Tibériade, fondée par Hérode Antipas, et qui
la dernière était restée debout dans ce pays dont
les révolutions ont changé la face, ne nous of¬
frit qu’un amas de décombres. Le 1 er janvier
1837, un quart d’heure avant le lever du so¬
leil, le sol galiléen fut ébranlé par un tremble¬
ment de terre : les villes de Saphet, de Tibériade,
plusieurs villages de la Galilée furent entièrement
bouleversés, et des populations entières dispa¬
rurent sous les ruines des maisons. Cinq cents
juifs, soixante-cinq musulmans et vingt-quatre
chrétiens périrent à Tibériade. Saphet, l’antique
Béthulie, bâtie à six lieues au nord du lac de
Génésareth , perdit deux mille israélites , trois
cent musulmans, et vingt-sept chrétiens. Cet
effroyable tremblement de terre se fit sentir sur
toute la côte syrienne ; à Sidon, le khan français
et la chapelle latine s’écroulèrent à moitié ; Na¬
zareth n’eut que quelques maisons lézardées. En
1759, un tremblement de terre avait bouleversé
plusieurs villes et villages de la haute et basse
Galilée; la cité de Saphet, qui n’est plus aujour-
PALESTINE.
419
4 ! hwj qu’un vaste sépulcre, fut détruite en par¬
tie à cette époque. Si la Syrie n’a pas un trop
mauvais destin, Saphet pourra se relever en¬
core.
A un quart d’heure, au midi des débris de
Tibériade ou Tibérias, on trouve les sources
d’eaux minérales dont il est parlé dans le livre
de Josèphe. Ces eaux sont brillantes ; elles con¬
tiennent du muriate de soude, de fer et de sou¬
fre. Ibrahim-pacha a fait enfermer le bassin for¬
mé par les sources, dans up bâtiment surmonté
d’une petite coupole. Les gens du pays appel¬
lent ce lieu El-Hammam; ce nom est donné en
Orient à toutes les sources d’eaux chapdes. Son
ancien nom, Etnmaüs, a la même signification
en langue hébraïque. Ce fut à côté des bains de
Tibériade que Jésus - Christ apparut à Simon
Piprre, après sa résurrection. Les eaux d’Epa-
maüs ont eu, dans tous les temps, une grande
réputation pour guérir les rhumatismes, les ma¬
ladies de la peau; elles sont excellentes aussi
pour les personnes atteintes de débilité préma¬
turée. Des malades de tous les points de la Syrie
et de la Palestine arrivaient aux bains de Tibé¬
rias. En yoyant les eaux fumantes d’El-Hamman
et leur extrême chaleur, on pense tout de suite
420
PALESTINE.
que cette terre de Tibériade doit être travaillée
par des feux souterrains.
N'ayant pu trouver dans l’antique ville d’Hé-
rode Antipas un abri pour y dormir , nous pas¬
sâmes la nuit du l* r au 2 décembre sur le rivage
du lac de Génésareth. Nuit délicieuse! Un beau
ciel resplendissant d’étoiles, une brise embau¬
mée qui agitait mollement les flots harmonieux
du lac, des feux d’Arabes bédouins sur l’autre
bord, les souvenirs de l’Évangile planant sur cette
mer galiléenne, et puis un long silence à peine
interrompu par le bruit des vagues qui venaient
mourir à mes pieds : que d’impressions fortes,
douces, profondes, celte belle nuit a laissées
dans mon âme !
Pendant la guerre des Romains contre les Juifs,
guerre d’extermination qui commença par le
siège de Jotapat, ville de la haute Galilée, et qui
finit, treize ans après, par l’embrasement du
temple de Salomon, par la ruine entière de Jéru¬
salem et la mort de onze cent mille Israélites, le
lac de Tibériade devint le théâtre d’un sanglant
combat naval. Deux mille Hébreux, échappés
par miracle au massacre de Tarichée, s’embar¬
quèrent sur de gros bateaux qu’ils lancèrent dans
la mer de Galilée. Comme il y avait à Tarichée
PALESTINE.
4SI
tout ce qui était nécessaire à la construction des
navires, Vespasien, alors général en chef de
l’armée de Néron, en fit préparer plusieurs dans
peu de jours. La flotte de l’ennemi gagna bien¬
tôt le large, et atteignit les barques des Juifs.
Les soldats de Vespasien tuaient à coups de ja¬
velots les Israélites qui se trouvaient à leur
portée; ils massacraient avec l’épée ceux qu’ils
saisissaient au milieu du lac. Les juifs n’avaient
pas d’armes pour se défendre; ils s’étaient munis
de pierres, qu’ils lançaient contre leurs ennemis
furieux : « Mais ces pierres, dit l’historien , ne
» produisaient que du bruit en tombant sur les
j> armes des Romains. » Ceux-ci tranchaient la
tête, coupaient les bras, les jambes des Israélites
qui venaient au rivage à la nage et qui deman¬
daient grâce : pas un seul Hébreu n’échappa au
carnage. Les flots étaient rouges de sang, le ri¬
vage couvert de cadavres , et des débris de na¬
vires flottaient tristement sur la surface de l’eau 1 .
Vingt-six années avant ce désastre, Tibériade
avait vu un spectacle solennel. Caligula, dont le
nom seul rappelle tout ce qu’il y eut jamais de
cruel, d’insensé dans la tête d’un homme, vou-
1 Josèpbe, Guerre des Juifs contreles Romains, liv. III, ch. 36.
PALESTINE.
422
lut se faire rèndre les honneurs divins fiar tous
les peuples soumis à son empire. Il envoya à Pé¬
trone, gouverneur de la Syrie , l’ordre d’aller à
Jérusalem aveb une armée de soixante nlille
soldats, et de placer dans le temple de Salo¬
mon, sa statue, au pied de laquelle on lisait ces
irkots : Le temple du nouveau Jupiter, Villuètre
(Mus. La statue était colossale : elle fut achevée
à Siaon par les plus habiles sculpteurs de la
Phériicie. Caligula avait ordonné à Pétrone de
massacrer tous les Juifs qui s’opposeraient à sa
vblonté suprême. Le gouverneur de la Syrie se
mit eh marche vers Jérusalem ; au bruit de cette
nouvelle, les Israélites de tout âge, de tout sexe,
quittèrent la Palestine, et allèrent sans armes à
la rencontre de l’armée romaine. Les Hébreux
trouvèrent Pétrone à Saint-Jean-d’Acre ; ils se
jetèrent aux pieds du général romain, et le sup¬
plièrent en pleurant de ne pas violer les lois de
leurs ancêtres. Les larmes etles prières des Juifs
touchèrent le gouverneur de la Syrie ; il laissa la
statue de l’empereur à Ptolémaîde, et se fit suivre
par les Juifs à Tibériade. Arrivé sur le bord du
lac de Génésàreth, Pétrone rappela aux Israélites
rassemblés autour de lui, combien les menaces
de Caligüla étaient redoutables, combien sa ven-
PALESTINE.
423
gëance était terrible. Recevoir la statue de l’fem-
pereut dans le terfiple de Salomon, ou se résigner
à moürir tous, telle était l’alternative où Pétrone
réduisit les Hébreux. Noüs mourrons toiis !
s’éfcfièrent lés juifs, avant de voir la profanation
dans le sanctuaire du Saint des Sdliits !... Nous
défendrons l’entrée de la maison de JéhOva jus¬
que la dernière goutte de notre sang ! d
L’ardent amoür de ce peuplé pour la religion
de ses pères ébraiila Pétrone dans l’exécütion des
ordres de l’emperéUr. Il écrivit à Caligula qu’on
ne pourrait placer son image dans le temple de Jé¬
rusalem qu’après la destruction complète des ha¬
bitants de la Palestine. L'empereur, plein de rage
en apprenant que ses commandements n’avaient
pas été exécutés, envoya des députés en Judée,
chargés de iiiettre Pétrone à mort ainsi que tous
les Hébreux. Vous allez voir ici le doigt de Dieu :
lës messagers romains porteurs de cet ordre fou-
droyant furent retenus en mer par des vents
contraires ; ils arrivèrent en Palestine vingt- sept
jours après que Pétrone eut appris la mort de
Caligula ; Chéréas avait délivré le monde de ce
monstre l . Il y avait sept ans que le sang du juste
* Josèphe, liv. II. ch. 17.
424
PALIiSTIMJ.
avaitétérépandusurleGolgotha, quand se passait
à Tibériade la scène que vous venez de lire. Les
langues de feu du mont Sion étaient descendues
sur les apôtres. Simon-Pierre avait converti, en
deux prédications, huit mille Juifs à Jérusalem.
L’Église chrétienne était fondée ; Jacques, frère
dmSauveur, avait été élu évéque de cette Église
naissante. L’élection des sept diacres avait eu lieu :
l’un de ces diacres, Étienne, avait déjà souffert
le martyre pour glorifier son Dieu 1 . Les douze
hommes de Palestine s’étaient déjà partagé l’u¬
nivers.
Les ruines de Tibériade rappellent le nom
d’Hérode, qui se mêle aux dernières prospérités
et aux derniers malheurs de la Judée, et qui appa¬
raît aussi dans le grand drame évangélique.
Hérode Antipas, qui fonda la ville galiléenne
pour plaire à Tibère, comme son père avait fondé
Césarée pour plaire à Auguste, est le même que
l’historien Josèpheet l’Évangile nous représentent
comme le meurtrier de Jean-Baptiste. Esprit
faible et léger, on le voit entraîné au crime, et
plus tard à sa perte, par l’ambition de sa femme,
et forcé par elle de sortir de la position secondaire
1 Actes des apAtrei.
PALESTINE.
425
de tétrarque, qui convenait à son caractère et à
son amour du repos ; il trouve l’exil à la place de
la royauté qu’il allait chercher à la cour de Ca-
ligula.
C’est devant cet Antipas que comparut Jésus
par ordre du procurateur Pilate, au jour de sa
passion. Le tétrarque de Galilée pouvait avoir
en effet quelquejuridiction sur le Nazaréen, fils de
Joseph et de Marie. Hérode, on le sait, ne prit
au sérieux ni la mission divine de Jésus, ni la
position de cette victime que les passions popu¬
laires lui amenaient. Il ne chercha qu’à satisfaire
une vaine curiosité en demandant au Christ,
comme il l’aurait fait à un magicien d’Egypte,
de lui montrer quelques-uns de ces prodiges
qu’il opérait et dont le bruit était parvenu jus¬
qu’à lui. Le silence de Jésus devant Hérode est
plein de dignité. Mais, en refusant de répondre
aux nombreuses questions du tétrarque , il ne
fit qu’inspirer du mépris pour lui à ce prince
beau parleur, comme le furent en général tous
ceux de sa maison.
Il y a peu d’histoires plus dramatiques que
celle de dynastie hérodienne. Il en est peu aussi
de moins connues. L’Iduméen Antipater, qui
en fut le chef, était un politique habile; dans
426 PALESTINE.
lès divisions et l’affaiblisseiflent de la famille des
Machabées, il sut sè préparer une puissancè cer¬
taine èn prenant le parti du plus faible fcontre le'
plus fort; c’était la politique romaine, Antipater
la devinai èt la set vit. Il parvint par là à gagner
l'appui du peüple-toi, et ce fut sur cë fondement
solide, mais anti-hational, cju’il établit la puis¬
sance de sa maisdh.
Cette puissance fut portée à son Comble par
sdn fils HérOde. Celui-ci n’était Certes pas non
plds ün homme ordinaire. Ami dès arts et de la
magnificence, il couvrit la Judée de monüments.
Les travaux qu’il fit exéfcutet pour l’embellisse¬
ment et l'agrandissement dû teimple de Jérusa¬
lem putent passer pour une sorte de téédifica-
tion dü vaste et somptueul édificë. D’abotd
partisan dévoué d’Antoine, il fut assez habile
pour gagner l’amitié d’Aügüste et pour la conser¬
ver jüsqu’à la fin. C’est devant Auguste que vien¬
nent se plaider tous cès horribles ptocèS de la
famille d’Hérode, qui rappelle si souvent la fa¬
mille des Atrides. On voit le père accuser ses en¬
fants , les frères S’acCuset entre eux. Dans ces
débats solennels, ni l’éloquence, ni les larmes ,
ni le sang ne manquent. Que de meurtres,
grand Dieu! dans cette maison d’Hérode! Labelle
PALESTINE.
et fière Marianë, la dernière fille des Machabées,
est, aü milieu de toutes les victimes , celle qui
intéresse lë pluë. La mort de Marianë est cepen¬
dant le seul crime cpi’brt Voudrait pardonner à
Hérode ; il aimait éperdument son époiise, il la
tua plus par jalousie que par tout auttë motif.
Ses regrets et son désespoir furent si grands, qu’il
faillit en perdre la raison. On l’entendait jour et
nuit, dans son palais, appeler Marianë avefc des
cris lamëntables. 11 se sépara de sa cour; il ne pou¬
vait plus souffrir le commerce des hommes, et
on le vit errer longtemps dans les désèrtS setll et
désolé. Cet Hérode fut à la fois le plus malheu¬
reux et le plus coupable des pères et des époux.
Le massacre de sa propre famille rend non-seu¬
lement possiblë, mais même très-vraisemblable
le massacre des Ihnofcents, qui eut lieu souà sort
règne et dans les dernières années de sa vie.
Ceux qui repoussent ce fait comme utte horreur
inutile qu’un homme tel qu’Hérode ne pouvait
pas commettre, n’ont pas étudié l’histoitfe de
ce prince. Ils l’auraient vu à la fin de ses jours
sujet à des accès de farouche mélancolie , dé¬
voré par une hideuse maladië et par ce Ver du
remords qui tue mais qui ne meurt point; ils l’aii-
raierit vu Ordonner froidement la mort des en-
428
PALESTINE.
fants des principales maisons juives qu’il avait
attirées et qu’il retenait à Césarée. L’homme qui,
couvert du sang de sa famille, avait rêvé ce deuil
de la Judée entière, était, si l’on veut, le jouet
d’une horrible folie , mais il ne devait pas tenir
compte de la mort de quelques enfants obscurs
de la bourgade de Béthléem.
On s’étonne qu’après tant de crimes, le fils
d’Antipater ail pu être appelé Grand par ses con¬
temporains. 11 eut même des flatteurs qui voulu¬
rent faire de lui plus qu’un grand homme, ils
voulurent en faire un Dieu ! Ces partisans fana¬
tiques du roi des Juifs sont connus dans l’histoire
sous le nom d’hérodiem. Ils appliquèrent à leur
maître les prophéties relatives au Messie. Ils le
représentaient comme devant accomplir les es¬
pérances de grandeur et de liberté que la nation
nourrissait. Personne ne leur disait : le régénéra¬
teur de l’univers est ce petit enfant que Joseph
et Marie de Nazareth portent en ce moment vers
l’Égypte pour le dérober à la férocité d’Hé-
rode !
Il est vrai que la Judée, après les agitations et
les guerres précédentes , respira sous le règne du
fils d’Antipater. La Judée eut le repos, le premier
bonheur des peuples, et, oubliant tout le reste,
PALESTINE.
429
elle appela Grand le prince qui lui avait donné
des jours paisibles. A la mort d’Hérode, la Judée
fut divisée entre ses trois fils, Archélaüs, Phi¬
lippe et cet Antipas dont nous avons dit un
mot; ce dernier, après avoir survécu à ses frè¬
res, alla mourir à Lyon dans la disgrâce de
Caligula avec l’altière Hérodiade sa femme. Tous
ces Hérodes tenaient leur pouvoir des Romains,
et l’exerçaient moins pour leur propre compte
que pour celui du peuple-roi. Ils nous repré¬
sentent en quelque sorte des commis couronnés
que Rome semblait avoir en réserve pour les
pays conquis; sous le masque de ces petits rois ,
la puissance des bords du Tibre aimait à se ca¬
cher avant de se faire ouvertement reconnaître ?
Aussi voit-on peu à peu cette dynastie hérodienne
s’effacer, et son pouvoir en Palestine disparaître.
De plus en plus soumis aux Romains, on voit le
dernier des Hérodes assister à côté de Titus au
siège de Jérusalem comme pour constater la
ruine de la ville sainte et mener le deuil aux fu¬
nérailles de la nation !
Voilà, mon cher professeur, des indications
bien incomplètes sur cette curieuse histoire de
la Judée que vous enseignez deux fois par se¬
maine dans la métropole de la Provence. C’est
PALESTINE.
■430
à vous qu’il appartient de raconter ces grands
faits des annales des Juifs • vous les connaissez à
fond, et j’aime à me rappeler en face des paonta-
gnes et de la merde Galilée, que c’est vous-
même qui m’avez appris toutes ces choses.
Nos croisés français ont aussi laissé des sou¬
venirs sur les bords du lac de Génésarcth. Dans
quel coin de l’Asie Mineure, de la Syrie , de la
Palestine, de la basse Égypte, ces pèlerins armés
n’ont-ils pas pénétré? Après la prise de Jérusa¬
lem, Godefroy de Bouillon avait fait fortifier le
château dont on voit aujourd’hui les ruines à
côté de Tibériade. Le brave Tancrêde, le mo¬
dèle des chevaliers, fut chargé de garder cette
forteresse. La Galilée était alors gouvernée par un
prince sarrasin à qui les Français avaient donné
le nom de Gros rustique ou gros paysan , à cause
de son excessif embonpoint et de ses manières
grossières. Tancrêde, qui n’occupait le château
qu’avec quelques hommes, était sans cesse in¬
quiété par les musulmans. Le prince croisé alla
à Jérusalem, et demanda à Godefroy une troupe
assez nombreuse pour punir les infidèles de Ga¬
lilée et les soumettre à son autorité. Le duc de
Lorraine et Tancrêde partirent pour le pays de
Tibériade, à la tête de deux cents cavaliers et de
PALESTINE.
431
mille fantassins. Les croisés tuèrent un grand
nombre de musulmans, et enlevèrent aux habi¬
tants un butin considérable.
Le i Gros-paysan, dont les campagnes venaient
d’être ravagées par les chrétiens, fit partir en
toute hâte des messagers pour Damas : ils deman¬
dèrent des secours contre les croisés à un prince
de cette ville; cinq cents cavaliers turcs furent
tout de suite envoyés dans la Galilée. La troupe
chrétienne reprenait alors le chemin de Jérusa¬
lem ; Godefroy marchait en avant de ses soldats,
avec les bestiaux, les armes, les provisions, pris
à l’ennemi. Tancrède et cent cavaliers suivaient
l’armée de loin. Les Sarrasins de Damas tom¬
bèrent à l’improyiste sur l’arrière-garde (Jes croi¬
sés; un violent combat s’engagea soudain : il y eut
de part etd’aulre des hommes tués et blessés; Tan¬
crède lui-même ne se sauva qu’avec beaucoup de
peine. Néanmoins les croisés étaient parvenus à
se rendre maîtres de la Galilée. Godefroy donna
la citadelle du lac de Génésareth à Tancrède, qui
dès ce moment porta le titre de seigneur de Tibé¬
riade. Les musulmans, voyant le guerrier franc
prendre chaque jour de nouvelles forces dans leur
pays, résolurent de conclure un traité avec lui.
Ce traité fut signé avec la condition qu’à la fin
432
PALESTINE.
du terme convenu, il serait permis aux Sarrasins
de tenir conseil entre eux pour examiner s’ils se
soumettraient définitivement à Tancrèdè, ou
s’ils renonceraient à un nouveau traité. Le sei¬
gneur de Tibériade avait fait la paix avec les
habitants de la Galilée, mais non avec tous les
musulmans des pays voisins. Il se souvint du
prince de Damas, qui jadis avait envoyé des sol¬
dats contre les chrétiens. Six chevaliers, hommes
habiles et éloquents, dit le chroniqueur, furent
chargés par Tancrèdè d’aller inviter l’émir damas¬
quina livrer la ville au prince croisé, à quitter sa
foi pour embrasser celle du Christ. Les députés
de Tancrèdè ajoutaient que le satrape musulman
n’avaitque ce parti à prendre s’il voulait vivre en¬
core sur un point quelconque de son pays. Si tu
n’acceptes pas ces propositions, continuaient les en¬
voyés chrétiens , l’illustre Tancrèdè ne peut te conr
server son amitié ni pour or, ni pour argent, ni pour
tous autres dons précieux. Une pareille sommation
ne pouvait qu’enflammer de colère un fier mu¬
sulman. L’émir fit trancher la tête de cinq dé¬
putés, le sixième trouva grâce devant lui; il
abjura sa religion pour celle de Mahomet. Tan-
crède, Godefroy, tous les croisés, furent saisis
d’une violente indignation en apprenant cette
PALESTINE.
433
nouvelle. Le roi de Jérusalem rassembla son ar¬
mée , et marcha avec le seigneur de Tibériade
contre le prince de Damas. Les croisés mirent
tout à feu et à sang dans la province de l’émir ;
ils revinrent à la ville sainte avec un immense
butin 1 .
Quatorze années après ces victoires, la fortune
des armes tourna contre les croisés, non loin de
Tibériade. Les musulmans des bords du Tigre
et de l’Euphrate avaient été alarmés des conquêtes
des chrétiens. On voyait arriver à Bagdad des
croyants de tous les points de la Mésopotamie
et des frontières de la Perse; ils se rendaient
dans les mosquées les vendredis, ils pleuraientet
gémissaient en invoquant les secours des soldats
de l’islamisme ; iis troublaient par leurs cris, dit
Kemal-Eddin, les prédicateurs dans les chaires;
les chaires même furent mises en pièces au mi¬
lieu du tumulte. Le sultan de Perse et le calife
de Bagdad se virent forcés, pour mettre fin à ces
désordres, d’envoyer de nouveau leurs armées
à Ja guerre sacrée. Des troupes innombrables tra¬
versèrent la Syrie et pénétrèrent dans la Galilée.
Baudouin, qui avait succédé à son frère Gode-
1 Albert d’AU, llv. VII.
kl.
28
434 PALESTINE,
froy au trône de Jérusalem, alla à la rehcontre
de l’étihémi avec onze mille combattahts. Les
detix arméefe en vinrent aux mains au mois de
juin 1 i 13, sur lé rivage occidental du lac de
Gétiésatfeth: Les thrétiëtis furént mis en détoüte ;
ils perdirent deux mille hommes dans un combat
îjbi Hè dürâ cjtie quëîtjües ihStahts. « LeS cada¬
vres des iiifidèleS , dit le chroniquelit arabe, ayant
éléjfetéS dans lé lac, l’eau devint toute rouge de
Sahg ; il fût impossible de boité de cette eau pen¬
dant plusieurs jdurs. Les généraux musulmahs
envoyèrent au sultan de Petse les prisonniers
fchfétiens avec les têtes des morts 1 .» Le toi Baü-
douih éë fetira à Jérusalém avec le reste de ses
soldats.
Nbüs quittâmes lé lac dé Tibériàde le 2 dé¬
cembre, h quatre heures du matin. Après avoir
laissé à notre droite la vallée où fut là ville de
Nephtali, patrie du vertueux Tobie, que le Sei¬
gneur Voulut éprouver afin que sa patience servît
d’exemple à taposle'filë, comme celte du saint homme
Sob, nous repassâmes sur le champ de bataille de
Hittin, et nous nous dirigeâmes ensuite au sud-
est. ÿjoûs parvînmes, au bout de deux heures
i Bibliothèque de» Croisades, quatrième partie.
PALESTINE.
*35
de marche, aux tuines de Khan Soukoul, où sê
tient une foire tous les luhdis. Uhe heure dè
chemin conduit de' ce lieu au pied du Mont-
Thabor. Une belle forêt de chênes aux feuilles
blanchâtres enveloppe le Thabot sur trois côtés;
elle laisse à découvert là partie occidentale, où lë
village de Débora est assis. Le Thabor, que les an¬
ciens appelaient Atcibyrioh, ou Itaburin, ést la plus
haute montagne dè la Galiléè; son élévation estdè
cinq cents toises àù-dessuS du niveau de la mer J
les gens du pays l’appellent Djebel-ël-Nour (mon¬
tagne de la lumière), parce que dès què le soleil
paraît derrière lâ chaîrië d’Arabie, ses premiers
rayons frappentsurlacimedu mont. Le Thabor,
isolé des autres montagnes, est Situé à l extrémilé
nord-est de la plaine d’Esdrélon, à deux lieues à
l’orient de Nazareth , à trois Héueè à l’ouëst de
Tibériade. Djebel el-Noür a une forme ronde;
sa base peut avoir deux lieues de circonférence;
il s’élance vers le ciel comme üh dôme supërbë.
S’il pouvait y avoir sur la terre un trône digne
de l’Élernel, ce trône serait le Thabor. Son som¬
met, Couvert des débris dé constructions de tous
les âges, offre une demi-liêue de toür. Ce fut
sur celte montagne qüe la gloire dë Dieu parut
avec tant d’éclat* et quê te;» pattilëS ftfoefll pfo-
436
PALESTINE.
noncées : « Voici mon Fils bien-aimé, en qüi
» j’ai mis toute ma confiance; écoutez-le. »
Nous entendîmes nous-mêmes celle voix qui venait du
ciel, lorsque nous étions avec Jésus-Christ sur la
sainte montagne , écrivait saint Pierre aux fidèles
dispersés dans l’Asie Mineure, peu d’années après
que le Christavait expiré sur la croix. Cette Trans¬
figuration n’était-elle pas une prophétique image
de l’immense transformation qui allait s’accom¬
plir chez les sociétés humaines?
11 est improbable, selon M. de Lamartine, que la
Transfiguration ait eu lieu sur le Thabor, parce
que, dit l’illustre voyageur, au temps de Jésus-
Christ, le sommetde cette montagne était couvert
par une citadelle romaine. Ceci ne serait pas facile à
prouver. L’an 66 de l’ère chrétienne, lorsque Né¬
ron eut nommé Vespasien général en chef de ses
armées de Syrie, pour faire la guerre aux Juifs,
Joséphe, gouverneur de Galilée, fit construire
une forteresse sur le Thabor ; l’historien israé-
lite, si exact dans les moindres détails, ne dit
pas que le Thabor ait été fortifié auparavant. Si
Joséphe avait trouvé les ruines d’un château-fort
sur la montagne, on ne peut guère supposer qu’il
n’en eût point parlé dans son livre ! . Du reste,
1 Joséphe, Guerre des Juifs contre les Romains , U?. II, eh, 42L
PALESTINE.
«7
les évangélistes n’ayant pas cité le nom de la
montagne sur laquelle s’accomplit la Transfigu¬
ration, on ne peut consulter ici que la tradition
des peuples. M. de Lamartine, qui a si parfaite¬
ment expliqué la vérité des traditions saintes à
Nazareth, ne croirait-il pas à celle qui place la
Transfiguration sur le Thabor? Eusèbe, évêque
de Césarée, saint Jérôme et saint Chrysostôme,
l’ont confirmée dans leurs livres immortels.
Les huit ou dix mille chrétiens qui vivaient en
Palestine un an après la résurrection du Sauveur,
avaient religieusement marqué tous les lieux où
le divin Maître avait opéré des miracles; les gé¬
nérations suivantes, qui avaient conservé les
traditions de leurs pères, se seraient-elles trom¬
pées pour le Thabor? Cela n’est pas admissible.
M- de Lamartine l’a dit lui-même en suivant les
traces du Fils de l’Homme à Nazareth : Nulle
piété humaine ne pourrait conserver aussi fidèlement
la tradition d’un lieu cher à son souvenir, que ne le fit
la piété des fidèles et des martyrs.
Sainte Hélène avait fait bâtir, sur le som metdu
Thabor, un temple chrétien qu’on appela église
des Trois Tabernacles, à cause des trois sanctuaires
de celte église; l’un était consacré à Jésus, l’autre à
Moïse, le troisièmeàÉlie. Plus tard, deux monas-
PALESTINE.
438
tères s’élevèrent sur le paont 6acré; ces deux cou¬
verts étaienthabi tés par des religieux qui portaient
le nom de Frèrfs-Noirs. Sous le règne des rois la¬
tins à Jérusalerq, leThabor était peuplé d’ermi¬
tes, mais après la victoire de Saladiq contre
Eusignqu, l’église et les monastères du Thabor
furent démolis, et l’étendard de Mahomet flotta
sur cette montagne. Maintenant les pères latins
de Nazareth viennent, accompagnés de quelques
fidèles, célébrer la messe sur le sommet de Dje¬
bel-elrNour, le jour de la Transfiguration. Je re¬
gretterai toute ma vie de n’avoir pas vu cette
solennité. L’âme de ceux qui assistent à cette
messe doit être bien profondément remuée. A
genoux sur le Mont de la Lumière , d’où l’oeil
embrasse la vaste région de la Décapole, ils doi¬
vent se sentir plus prés de Dieu. Tout bruit de
la terre cesse; on n’entend que les saintes pa¬
roles du prêtre et les voix mystérieuses de la na¬
ture. Quel spectacle ! Quel lieu pour célébrer le
divin sacrifice! L’autel, c’est le Thabor, la voûte
du temple, le pavillon des cieux !
Avant de rappeler les cinq batailles qui furent
livrées à diverses époques dans les champs d’Es-
drelon, il est utile de donner quelques indica¬
tions topographiques sur cette partie de la basse
PALESTINE- 439
Galilée. La pointe de l’JJermon s ? arrëte à deux
lieues à l’orient du Thabor. Ou haut de la pointe
occidentale de l’Hermon, tout le pays envjrom
nant se déploie devant vous. La plaine d’Esdre-
Ipn, que l’Écriture appelle aussi Mageddo ou
Armageddo, s’étend en longueur sur un espace
de cipq ljeues, en largeur sur un espace de deux
liepes. L a plaine est apposée par lp torrept de
Cison, qui va se jeter dans legolfedeSaint-Jpan-
d’Acre. La plaine de Mageddo est bornée à l’ouest
par des montagnes bojsées qui se prolongent
jusque sur le bqpd de la Méditerranée ; au nord
par upe chaîne pelée : au nord-est apparaît Je
Thabor; à l'orient, la ligne de l’Jfermon; au
sud , sous vos yeux, la vallée de Jesraël ou de
Sunam, formée par le versant septentrional du
mopt Gelboë, et par le versant méridional de
l’Heripon- La vallée de Sunam, large de deux
milles , s’étend jusqu’à la rive droite du Jour¬
dain, sur neuf milles de longueur. A une courte
distance de la poipte occidentale de l’Hermon,
où nous étiops assis le 2 décembre, on aperçoit
les ruines du château de Belvoir, le village de
Fouleh composé de cinquante cabanes musul¬
manes. Au sud-est de Fouleh , toujours dans la
plaine d’Fsdrelon, sont les deux bourgs de Kou-
PALESTINE.
UO
mis et deZéraïm; puis, à l’extrémité méridio¬
nale de la plaine s’élève la charmante bourgade
de Djenine, bâtie sur l’emplacement de l’antique
Jesraël, ville de la tribu d’Isachar. Le village de
Naïm, où le Christ ressuscita le fils unique de la
veuve, a été réduit en cendres par le dernier
tremblement de terre; Naïm était situé au pied
de l’Hermon, à une heure, à l’occident, du Mont
de la Lumière.
L’an 1305 avant Jésus-Christ, les enfants d’Is¬
raël gémissaient sous le joug de Jabin, roi de
Chanaan. Débora, femme remplie de l’esprit de
Dieu, femme qui jugeait les peuples, appela vers
elle Barac , fils d’Abinoëm ; elle lui dit de ras¬
sembler dix mille guerriers de la tribu de Neph-
tali et de la tribu de Zabulon, et de venir ensuite
livrer bataille à Sisara, général des armées de
Jabin. Sisara était campé au pied du Thabor avec
toutes ses troupes et tous ses chariots. Barac et
la prophétesse Débora marchent avec leurs dix
mille combattants contre les Chananéens. Le
combat s’engage non loin de Djebel-el-Nour. Le
Seigneur frappa Sisara de terreur; ses troupes
furent taillées en pièces parles Israélites. Sisara,
vaincu, sauta de son chariot, et s’enfuit à pied
sous la tente de Jahël, femme de Haber. Jahël
PALESTINE.
Ui
prend un grand clou, elle entre sans bruit dans
la tente où dort Sisara, lui enfonce le clou dans
la tempe et le tue. Après la défaite des trou¬
pes de Jabin , Débora composa son beau canti¬
que. « Les rois de Chanaan sont venus; ils ont
» combattu à Thana, à Mageddo, et n’ont em-
» porté aucun butin ! Du haut du ciel les astres
» ont combattu contre Sisara! Le torrent de
» Cison a entraîné les ennemis morts ! O mon
» âme ! foule aux pieds les corps de ces bra-
» ves! 1 »
Trois siècles après , les champs de Mageddo
furent le théâtre de la bataille de Saül contre les
Philistins. Ceux-ci s’étaient réunis dans la vallée
de Jesraël. Saül campa avec son armée au lieu où
s’élève aujourd’hui la bourgade de Djenine. Il
fut saisi de frayeur à la vue de la puissante armée
des Philistins. Leroi consuiteleSeigneur, mais le
Seigneur ne lui répond ni en songe, ni par les
prêtres, ni par les prophètes, parce que Saül n’a
pas voulu exécuter la colère de Jéhova contre les
Amalécites. Abandonné de Dieu, il a recours
à la science noire de la pythonisse d’Endor :
il lui demande de faire venir Samuel. L’ombre
1 Juges, chap.JIV et V.
PALESTINE.
442
de Samuel est évoquée. Le prophète choisi de
Dieu pour sacrer les rois annonce à Saül tous les
malheurs qui vont tomber sur sa tête. Les sinis¬
tres paroles de Samuel jettent l’épouvante dans
l’£me de Saul. Cependant le combat se livre
entre les Israélites et les Philistins. L’armée juive
est vainque. Les trois fils du roi, Jonathas, AJai-
uadab et Mejcfiisua, sont morts en combattant
sur le mont Gelboë. Saül voit ses trois enfants
étendus sur la montagne. « jCire ton épée et tue-
» moi ! dit alors le roi à son écuyer ; je ne veux
a pas que les incirconcis m’insultent encore en
>j m’arrachant la vie ! » L’écuyer refuse de tuer
son souverain. Saül prend alors son glaive, sejette
dessus et meurt! A cette vue, l’écuyer se perce à
son tour de son épée, et tombe sans vie sur le ca¬
davre de son maître! David, si longtemps persé¬
cuté par Saü|, se trouvait alors dan6 le pays du roi
de Geth, avec six cents Israélites qui lui étaient
dévoués. Le vainqueur de Goliath, apprenant la dé¬
faite des Israélites, pleura la mort de Saül et de
Jonathas, son ami. David exprima sa douleur
profonde dans un chant funèbre , où se montre
déjà la sublime poésie des psaumes. « Montagnes
» de Gelboë, dit en gémissant le poète guerrier,
» montagnes de Gelboë, que la rosée et la plpie
PALESTINE. 443
? ne tombept jamais sur yops 1 qu’il n’y ait plus
» sur vos cpteapx des fruits dont on offre les
» promisses! Parce que c’est là , ppi, c’est là
» qu’a été jeté le bouclier des vaillants d’Israël 1
» le bouclier de Saul, pomme s’il n’etH pas été
)> sacré de 1 huile sajpte ! Votre mort perce mon
» âme de douleur, p Jonathas, mon frère! Je
" vous aimais pomme une mère aime son fils
» unique ! Vous étiez Je plus beau fies princes,
>> 6 Jonathas ! vous étiez plus aimable que la
» plus aimable des femmes! * » Quatre cent
trente-un ans s’étaient écoulés depuis la mort de
Saul, lorsque le saint roi Josias tomba dans la
plaine d jïsdrelon sous Je glaive de Néphao, roi
d’Égypte.
En 12(7, pne armée chrétienne commandée
par Jes rois de Jérusalem , de Chypre et de Hon¬
grie, entreprit une expédition contre le Thaborj
la citadejledecemont, bâtie par Malek-Adel, était
alpfs occupée par les Sarrasins. Ées croisés mom
tèrent sur le sommet de Pjébel-pl-Nour avec leur
intrépidité accoutumée; jls massacrèrent un
grand nombre de musulmans, pt allaient se ren¬
dre maitres de la forteresse lorsqu’une discorde
1 Les Rois, Uv. I, chap. 28. - Jdm, ljy. |i, c t, ap .
PALEST1NB.
444
déplorable s’introduisit dans le conseil des trois
rois. Les soldats de la croix cessèrent de com¬
battre; ils furent ramenés à Saint-Jean-d’Acre,
malgré leur ardent désir de poursuivre les infi¬
dèles; un pieux chroniqueur, n’osant pas ici son¬
der les impénétrables desseins de Dieu, cherche à
attribuer la honteuse retraite des chrétiens à une
cause surnaturelle. Nous pensons, dit Olivier
Scholastique, que le Christ notre Seigneur s’est ré¬
servé pour lui seul ce triomphe ; lui qui monta sur
cette montagne avec un petit nombre de ses disciples,
et qui leur fit voir en ce même lieu la gloire de sa
résurrection 1 .
Pour que rien ne manque à l’intérêt historique
de cette plaine de Mageddo, voici venir mainte¬
nant les nouveaux preux de la France ! Les
troupes musulmanes, composées de l’armée
dite des pachas, de mameluks d’ibrahim - bey,
de janissaires de Damaset d’Alep, de Naplousains
et d’Arabes bédouins, s’élevaient à une trentaine
de mille hommes, dont vingt mille de cavalerie :
cette armée formidable était campée, le 15 avril
1799, au milieu de la plaine d’Esdrelon. Le vail¬
lant Kléber savait le nombre des bandes enne-
1 Bibliothèque desïCroisades, troisième partie.
PALESTINE.
*45
mies ; mais il ne craignit pas de les attaquer avec
ses trois mille fantassins. 11 avait prévenu le gé¬
néral Bonaparte de son projet. Kléber voulait
surprendre les musulmans pendant la nuit : il
était arrivé trop tard. Le jour avait paru quand
il déboucha dans la plaine d’Esdrelon ; c’était le
16 avril. Kléber forme sa troupe en carré ; l’im¬
pétueuse cavalerie des musulmans ne trouve que
la mort devant un rempart de baïonnettes. Un
coup de canon se fait entendre sur les montagnes
de Nazareth : « C’est Bonaparte ! » s’écrient les
soldats français aux prises avec les mahométans
depuis cinq heures consécutives. Bientôt le gé¬
néral en chef arrive sur le champ de bataille. Un
feu soutenu , partant des carrés , disperse les
musulmans. En un instant six mille Français
détruisent cette armée, que les habitants di¬
saient innombrable comme les étoiles du ciel et
les sables de la mer! Voilà cette éclatante victoire
qui, dans les annales de notre pays, porte le nom
de bataille du Thabor.
Esdrelon est une de ces plaines que la nature
semble avoir faites tout exprès pour servir de
théâtre aux combats que les hommes se livrent
entre eux. Les bannières des Chananéens, des
Philistins, des Juifs, des Assyriens, desÉgyptiens,
PALESTINE.
Ué
des Romains, des croisés, des Sarrasins, des
Turcs, des Druzes, des Arabes bédouins, des
Français, ont été trempées de la rosée de l’Her-
mon que le poëte-roi a comparée au parfum
répandu sur la barbe et les vêtements d’Aaron *.
Des flots de sang humain ont coulé dans la plaine
de Mageddo et sur le penchant des montagnes
qui l’environnent. La terre d'Esdrelon, terre
rougeâtre, profonde et fertile, a été engraissée
par les cadavres des guerriers de toutes les na¬
tions et de tous ks temps. Cette plaine devrait
être appelée plaine du carnage, nom que l’Écri¬
ture donne à Une Vallée fameuse de Palestine.
Quand le voyageur pose ses pieds Sur celte
terre trois fois sainte , il a besoin de faire vio¬
lence à son esprit pour l’arracher au souvenir de
l’histoire ; fel ce n’est pas sans peine qüil se décide
à faire attention aux choses du moment qu’il a
sous les yeux : il le faut cependant, car un trait de
mœurs dans ce pays de prodiges, mène presque
toujours à d’utiles enseignements. En descendant
du mont Hermon vers la tombée du jour, nous
allâmes demander un gîte pour la nuit au village
de Fouleh, habité, comme je l’ai déjà dit, pâr
Psaume C XXXII
PALESTINE. 447
cinquante familles musulmanes: Unë trentaine
de Croyants étaient réühiS silf une esplanade
couverte de gazon, et fkisëieilt ènèemble la priêrfe
du soir. Ces tnahométàns, ati* Visagfes calmés et
sereins pendant le nairtàz , prirent tdUt à bbüp
iltle expression de fét-ocité quand ils eürérit pro¬
noncé le dérriier mot de leurs OraiSohs, et qü’ilfe
ètiréttt arrêté leurs règards sur nOus. » Lefe demeu¬
res des etifants de Mahomet ne sont pas faites pouf
vous loger* notls disaient les hàbitahts de Fbü-
léh; allez dorniir dans leS cloaques des kàftsïti
(porcs) vbs frères, infidèles des infidêlés ! hom¬
mes souillés et sans foi ! » Les Arabes de Fou-
leh noiis avaient pris pour des juifs à causé
de nos cheveüx loflgs ; il h’y a que leS IsraëlitèS
ëti Galilée qui portent de lotlgs cheveux : leS
èhrétieris et les musulmans ont la têtë rasée.
Nous eûmes toutes les peines du monde pour
pêrsûader aUx Arabes de Foüléh qué nouSétiohs
chrétiens • il fallut exhiber en leur présence nos
firmâ'ns impériaux, et ce ne fut qu’après lecture
fàî té de nos passe-ports par lé cheik, qüe les mu¬
sulmans de Fouleh nous accueillirent dans leur
village. Une chambre commode nous fut donnée:
hous ne vîmes plus autour de nous que des visageâ
riants, des gens empressés à nous servir.
448
PALESTINE.
Cette scène dont je consigne ici le souvenir est
un fait entre mille , qui atteste la haine des na¬
tions d’Orient contre les pauvres Israélites. C’est
surtout dans cette Galilée, où ils ont régné
deux mille ans avec gloire, que les antiques en¬
fants de Jacob sont repoussés par tout homme
qui ne professe pas leur religion. Les juifs indi¬
gènes et leurs frères d’Europe qui, à la fin de
leur vie, viennent acheter à prix d’or un peu de
terre pour être ensevelis dans le pays de leurs
pères, sont traités avec un égal mépris par les
chrétiens et les musulmans. — « Vous avez tué
» notre Dieu ! leur disent les chrétiens; anathème
» sur vous, rebut des nations ! — Jésus de Naza-
» relh était un saint prophète, et vous l’avez cloué
» sur une croix immonde! » leur disentles mu¬
sulmans; « honte éternelle sur vous , hommes
» impies et dégradés ! » Et la malédiction qui
pèse sur leur tête depuis dix-huit siècles ne les
épouvante pas ! Ils espèrent, ils espèrent tou¬
jours ! Ils vont se placer une fois par mois sur
le mont de Béthulie, pour voir si le Messie ne
vient pas! O juifs! hommes à tête dure , incirconcis
de cœur et d’oreilles! le Messie n’est-il donc pas celui
qui est adoré aujourd’hui par tant de millions
d’hommes dans les basiliques, dans les chapelles,
PALESTINE.
U9
sous la hutte du sauvage aux dernières limites
de l’univers connu? A moins de s’aveugler, il
n’y a plus moyen de méconnaître Jésus-Christ,
a dit Bossuet. Mais tout ce qui arrive aux Juifs
leur a été annoncé par les anciens oracles;, la
vengeance d’en haut a éclaté sur la race déicide!
Leur condamnation est écrite à chaque page du
livre saint, qu’ils gardent mystérieusement dans
leurs mesquines synagogues. Quand, dans les
rues de Rome, leurs ancêtres accablaient d’amers
sarcasmes Pierre et Paul, condamnés aux sup¬
plices sur la déposition des Juifs, les deux grands
apôtres prédirent de nouveau leur ruine : <c Les
» Juifs périront de faim et de désespoir; ils se-
» ront bannis à jamais de la terre de leurs pères,
» et envoyés en captivité dans tout l’univers: le
» terme n’est pas loin où tous ces maux leur
» arriveront, pour avoir insulté avec tant de
» cruelles railleries au bien-aimé Fils de Dieu ,
» qui s’était manifesté à eux par tant de mira-
j> clés ! 1 » Cette terrible prophétie ne s’est-elle
pas accomplie de point en point? Qu’on ne cçoie
pas que nous applaudissions aux outrages aux¬
quels sont livrés journellement en Palestine les
1 Lactancs.
450
PALESTINE.
malheureux Israélites ! Nous voudrions pouvoir
diminuer leurs maux, et nous avons fait des ré¬
clamations en leur faveur auprès des cheik-el-
beled ou maire des villages de la Galilée et de la
Samarie ; mais ce profond abîme de misère dans
lequel sont tombés les juifs de ce pays, doit être
signalé par le voyageur: il faut bien montrer que
Dieu a eu raison !
De Fouleh à Naplouse ou Nablous , douze
heures de marche. La route va du nord au sud.
On chemine d’abord pendant trois heures au mi¬
lieu de la plaine d’Esdrelon, puis on entre dans
les montagnes de la Samarie. Djenine, qu’on voit
à gauche en laissant derrière soi la plaine de
Mageddo, est la dernière ville de la Galilée. La
Samarie est un pays de montagnes, et c’est ce qui
explique l'humeur belliqueuse, le caractère in¬
domptable de ses habitants. Le premier aspect
de la Samarie est affreux : ce sont des collines
basses, arides, nues, et d’une teinte bleuâtre ;
mais on pénètre bientôt dans une belle vallée
toute plantée d’oliviers. Là se trouve un gros
village musulman appelé Kébati. A deux heures
de ce bourg est le beau et large vallon de Sa-
nour; à droite, sur le sommet de la montagne,
nous vîmes les ruines du château de Sanour, qui
PALESTINE.
fut assiégé et pris par Abdallah, pacha d’Acre,
en 1831. Le siège de cette forteresse est raconté
dans le cinquième volume de la Correspondance
d’Orient. Le vallon de Sanour, très-fertile et
assez bien cultivé, se prolonge jusqu’au char¬
mant village de Djaba, assis sur un mamelon
entouré d’arbres, En quittant Djaba, le pays de¬
vient aride; il n’y a plus ni arbres, ni verdure,
ni aucune espèce de végétation : c’est une lon¬
gue suite de ravins étroits et profonds, où le*
chevaux marchent avec peine.
En avançant vers Naplouse, l’antique Sichem
ouSichar, ville de la tribu d’Ephraïm, nous aper¬
çûmes à notre droite le mont Someron, où fut bâ->
tie Samarie, qui, sous le règne d’Achab, devint
la capitale du royaume d’Israël. Cette cité, recon¬
struite par Hérode, qui la nomma Sébaste en
l’honneur d’Auguste, n’offre plus aujourd’hui
que des débris. En voyant les dernières rujnes
de cette superbe Samarie qui adora des dieux
étrangers, on se rappelle ces paroles du prophète
Michée : Je rendrai Samarie comme un monceau de
pierres qu’on met dans un champ, lorsqu’on plante
une vigne; je ferai rouler ses pierres dans la vallée ,
el j’en découvrirai les fondements, dit le Seigneur, le
dieu d Israël ! Au pied du Someron est un pauvre
PALESTINE.
*52
village que les habitants appellent Sébaslias. La
mer, semblable à une immense ceinture bleue,
apparaît au loin derrière les verdoyantes cimes
des montagnes de Samarie ; è gauche est la chaîne
d’Arabie, qui borne à l’orient la vallée arrosée
par le Jourdain; au midi se déroule le beau val¬
lon de Sichem, dominé par le haut sommet du
mont Gazirim ou Mont-Béni ; c’est là un de ces
magnifiques points de vue que Dieu n’a créés
qu’en Orient. Pendant la guerre des Juifs contre
les Romains, onze mille six cents Samaritains fu¬
rent massacrés sur le mont Garizim.
Le vallon de Sichem est très-étroit, mais sa
longueur est au moins de deux lieues et demie*
Il est formé par le revers méridional du mont
Hébal ou Mont-Maudit, et par le revers sep¬
tentrional du Gazirim. Le vallon de Sichem
étale une grande richesse de végétation ; il est
planté de toutes sortes d’arbres fruitiers. A tra¬
vers un vaste amas de verdure se dessine de la
manière la plus gracieuse la cité de Naplouse, avec
ses maisons blanches et ses élégants minarets,
qui élèvent dans l’air leur pointe effilée. La cul¬
ture du vallon de Naplouse rappelle la culture
des ravins, des gorges, des vallées du Liban. A
Naplouse, comme dans les belles régions libani-
PALESTINE.
4-53
ques, les penchants des montagnes sont cultivés
en larges gradins; il n’y a pas le plus petit es¬
pace où ie fellah naplousin n’ait passé le fer avec
lequel il remue la terre qui le nourrit. Les Na-
plousins ressemblent, sous bien des rapports,
aux maronites et aux druses du Liban. Comme
les habitants de Djebel-Drouse , de Kanoubin et
de Becharré, lesNaplousins sont actifs, laborieux,
intelligents, braves, nesupportant qu'avec peine
toute espèce de domination. Us se sont révoltés
centre tous les pachas qui se sont succédé en
Syrie, en Palestine, depuis la conquête de ces
deux pays par les Ottomans. On a pu voir, dans
une lettre de ce volume, comment les Naplou-
sins se sont battus contre Ibrahim-pacha en
1834. Leur ville de Naplouse compte deux mille
hommes de moins depuis la grande insurrection
de 1834; les maisons gardent encore les traces
du canon égyptien. Le tremblement de terre du
1 er janvier 1837 est venu ajouter à la désolation
de la cité : la moitié de Naplouse a été renversée;
on n’a compté que quarante victimes.
Naplouse,qui était avant l’invasion d’ibrahim
unedes plusflorissantesvillesdela Palestine, n’est
aujourd’hui qu’une pauvre cité, sans mouvement
et sans richesse. Le moutzelin de Napiouse, Soleï-
454
PALESTINE.
man-Abdalassi,unedescréaturesdeMéhémet-Ali,
gouverne toute la Samarie, comme l’émir Béchir
gouverne le Liban : à titre de fermage. Mainte¬
nant que les Naplousins sont désarmés comme
les montagnards de Syrie, Ibrahim-pacha les pu¬
nit cruellement de s’être révoltés contre lui. La
tyrannie du vice-roi d’Égypte est poussée à son
comble à Naplouse. Mais cet état de choses ne
peut durer longtemps ; les Naplousins ne sont
pas hommes à souffrir patiemment l’humiliation
et la ruine de leur beau pays : ils sauront tôt ou
tard se procurer des fusils et des balles, et alors
malheur à ceux qui ont trompé leur bonne foi
en 1834!
Six mille triusulmans, quatre cents chrétiens
schismatiques, deux cents juifs orthodoxes, et cent
Samaritains , forment la population actuelle de
Naplouse. On connaît l’origine des Samaritains.
677 ans avant Jésus-Christ, Salmanazar, roi d’As¬
syrie, s’empara de la Samarie ; il fit conduire en
captivité, sur les bords du Tigre, les dix tribus
que Jéroboam sépara du royaume de Juda. Sal¬
manazar repeupla la Samarie avec une colonie du
pays des Mèdes, appelée Cuthéenne. Les Cu-
théens étaient idolâtres. Une peste éclata dans
la Samarie ; les nouveaux habitants du pays in-
PALESTINE.
455
voquèrent en vain leurs dieux d’argile pour faire
cesser le fléau. Ils allèrent demander alors au
roi d’Assyrie quelques-uns des sacrificateurs hé¬
breux qu’il retenait prisonniers. Les prêtres d’Is¬
raël instruisirent les Cuthéens dans la loi de
Moïse, et furent appelés Samaritains, ou Scmri '.
Les Samaritains seuls ont conservé le Pentateu-
que, écrit en caractères hébreux; ils disent même
qu’ils ont, dans leur synagogue de Naplouse,
une Bible écrite de la main d’Abisha, petit-fils
d’Aaron. Les caractères dont les Juifs se servaient
pour écrire leurs livres saints étaient les mêmes
pour toutes les tribus ; mais à l’époque de la cap¬
tivité de Babylope, les Israélites, trouvant plus à
leur gré les caractères chaldéens , abandonnèrent
les leurs pour prendre ceux du peuple des rives
del’Euphrale. Les Samaritains, ennemis déclarés
des Juifs, ne voulurent point admettre ces carac¬
tères étrangers, plus encore en haine des tribus
qu’fis méprisaient, que par crainte d’introduire
quelque innovation dans leurs lois.
Cette division qui éclata parmi les tribus nous
donne une très-grande preuve de l’authenticité
des livres de Moïse ; car ces deux peuples, Sama-
1 Josèphe, Antiquités judaïques, liv. IX, ch 14.
456
PALESTINE.
ritainset Juifs, qui se regardaient d’un œil jaloux,
n’auraient pas manqué de se reprocher les chan¬
gements qu’ils auraient voulu introduire dans
leurs livres. Nous savons par des hommes versés
dans la connaissance de la langue hébraïque, et
même par des rabbins, qu’il n’y a aucune diffé¬
rence essentielle entre laBibleécrite en caractères
chaldéens, et la Bible des Samaritains écrite en ca¬
ractères hébreux.
C’estlàune chose dignede remarque. LePenta-
teuque des Samaritains sert de contrôle aux livres
divins qui sont entre les mains des juifs et des
chrétiens. Les arguments des ennemis de la vé¬
rité sainte tombent devant la parfaite conformité
des deux Bibles écrites en caractères différents.
Nous devons voir encore ici un miracle de la
Providence.
Revenons aux Samaritains. Alexandre le Grand
permit à Sanabaleth, chef puissant des Samri,
de bâtir un temple sur le mont tiarizim. Long¬
temps après, sous le règne d’Antiochus, roi de
Syrie, les Samaritains, craignant d’être confon¬
dus dans les châtiments qui menaçaient les
Juifs, dirent à ce prince que leurs croyances
n’étaient pas celles des Israélites ; ils deman¬
dèrent et obtinrent que leur temple portât dé-
PALESTINE.
457
sonnais le nom de Jupiter grec 1 . Ce temple de
Garizim, qu’on avait osé opposer à celui de
Jérusalem, existait depuis deux cents ans, lorsque
le célèbre Jean Hircan le renversa de fond en
comble. Jean Hircan avait dompté le peuple de
l’Idumée, qui adopta alprsla religion de Moïse;
il dompta aussi les Samaritains; ce peuple opi¬
niâtre, cette race de fer, ne renonça point à son
culte mêlé; il n’avait plus de temple, mais il
allait toujours immolerdes victimes sur ses rui¬
nes ! Aujourd’hui, comme en ce temps-là, les fils
et les petits-fils des Semri font encore ce qu’ont fait
leurs pères . Ce peuple suit ses anciennes coutumes ;
il ne craint point le Seigneur, il ne garde point ses
cérémonies , ni ses ordonnances , ni les préceptes
qu’il donna aux enfants de Jacob, qu’il surnomma
Israël 2 .
D’après les recherches de quelques savants
orientalistes, les cent Samaritains de Naplouse et
les cinquante de Gaza, sont aujourd’hui les seuls
restes de cette secte. Les Samaritains de Naplouse
n’ont point de propriétés foncières; ils ne cul¬
tivent pas la terre, ils ne vivent que d’industrie:
1 Josèphe, Antiquités judaïques, liv. XI, cbap. T.—Idem, liv. XII,
cbap. 7.
» Les Rols. liv. IV, ch. 17.
458
PALESTINE.
leur pauvreté est passée en proverbe dans la Pa¬
lestine; ils sont relégués dans un des plus sales
quartiers de la ville. Les musulmans , les chré¬
tiens et les juifs , les ont en horreur. Les Semri
ne se marient qu’entre eux. Les juifs se croi¬
raient aussi coupables de manger du pain des
descendants des Cuthéens, que de la viande de
porc: ils les accusentd’ido!àtrie;ils prétendent que
les Samaritains ont une figure de colombe sculp¬
tée sur le pdpitre où ils placent le livre saint, et
qu’ils rendent un culte à cel oiseau. C’est, assure-
t-on, en souvenir de la colombe qui, après le
déluge, rèntra dans l’arche avec le rameau vert.
Les Semri repoussent avec énergie cette accusa¬
tion; ils se vantent, au contraire, d’étre les
seuls conservateurs de la loi du Sinaï ; ils se di¬
sent issus de la tribu de Joseph le patriarche.
Depuis longtemps il n’est plus permis aux
Semri d’aller sacrifier des victimes sur le som¬
met de Garizim ; mais, comme leur loi dé¬
fend d’immoler des animaux dans des synago¬
gues , le mouton et l’agneau qu’ils égorgent
pendant la Pâques , sont apportés vivants en
face de la montagne sainte , et c’est là qu’ils
tombent sous le couteau du grand prêtre. Les
Samaritains, comme les juifs, attendent le Mes-
PALESTINE.
459
sie; ils savent par quels signes ils le reconnaîtront.
J’ai vu quelques Samaritains ; leur costume se
compose d’une robe noire et d'un turban rouge :
quand ils vont à leur synagogue, ils portent des
vêtements blancs. Ils sont sales,déguenillés; l'ex¬
pression de leur figure est sombre ; tout paraît
mvstérieux dans le Samaritain : cet homme ne
ressemble pas aux autres hommes ; c’est un dé¬
bris vivant d’un peuple qui n’est plus ^ d’un peu¬
ple qui ne se relèvera jamais ! Les Anglais, qui
ont sur la Syrie et la Palestine des vues dont la
réalisation pourrait ne pas trop se faire attendre,
ont travaillé récemment à convertir les Samari¬
tains au protestantisme. Nous avons connu à Da¬
mas des prêtres lazaristes qui ont lu eux-mêmes
les lettres que les biblistes de la Grande-Bretagne
ont adressées aux Samaritains de Naplouse ; ils
leur promettaient de grandes sommes d’argent
s’ils voulaient abandonner leur ancienne loi pour
embrasser celle de Luther. Les Samaritains, ces
hommes si pauvres, si méprisés dans leur propre
pays, ont résisté à toutes les séductions. On con¬
viendra que, si les Anglais ne réussissaient pas
dans leurs projets d’envahissement aux pays d’ou¬
tre-mer, ce ne serait pas faute d’avoir employé
tous les moyens imaginables.
460
PALESTINE.
Voici, à propos des Anglais, une anecdote qui
n’a rien de commun avec les Samaritains, mais
qui est trop piquante pour que j’oublie de vous
la raconter, je la tiens de Michaëli, le vieux
drogman de Nazareth :
L’an dernier, un touriste de la Grande-Breta¬
gne vint à Jérusalem, accompagné d’un guide
chrétien ; il visita les lieux saints de la ville de
David. Arrivé sur le bord du torrent de Cédron,
ou torrent de la tristesse, le cicérone dit à l’Anglais :
« Nous voilà, monsieur, dans la vallée de
Josaphat.
— Oh ! yes! » dit le voyageur étonné.
Les bras croisés sur sa poitrine, les yeux fixés
vers la terre, l’Anglais paraissait plongé dans de
sérieuses réflexions. Puis il prononça ces pa¬
roles :
« C’est ici la vallée de Josaphat! la vallée où
tous les humains, au dernier jour du monde ,
comparaîtront devant le juge éternel ! 11 me fau¬
drait donc aller d’ici à Londres, et, de Londres,
revenir encore ici ? Je n’en ferai rien ! »
Et, prenant un pistolet suspendu à sa cein¬
ture, l’Anglais se brûla la cervelle.
« Cet homme n’était pas fou, ajouta Mi¬
chaëli.
PALESTINE.
461
— Mais qu’était-il alors?
— Ça l'ennuyait de repasser deux fois par un même
chemin. »
Telle fut la réponse de notre interprète.
Nous partîmes de Naplouse le 4 décembre.
Nous laissâmes à notre droite le mont Garizim. A
un quart d’heure de la cité, après avoir traversé
un bois d’oliviers dont les troncs sont énormes,
nous nous arrêtâmes un moment au puits de la
Samaritaine , où le Christ se reposa à la sixième
heure du jour. Ce puits, creusé par Jacob lors¬
que les enfants d’Hémor lui eurent vendu une
partie du champ de Sichem pour le prix de cent
jeunes brebis, est étroit par le haut et large en
bas ; il a environ quarante coudées de profon¬
deur. 11 était à sec lorsque nous le visitâmes. Il
est recouvert par une grosse pierre. Sainte Hé¬
lène avait fait enfermer le puits de Jacob ou de
la Samaritaine, dans une chapelle dont on ne
voit plus de traces. A gauche du puits sacré, à
une distance de quelques minutes, Michaëli nous
montra une petite construction surmontée d’un
dôme : c’est, nous dit-il, le tombeau de Joseph ,
fils de Jacob. Les musulmans, les juifs, les chré¬
tiens et les Samaritains, entourent cette sépulture
d’une vénération profonde. Après les funérailles
PALESTINE.
462
deJosué, dit l’Écriture, les Israélites prirent aussi
les os de Joseph , qu’ils avaient apportés d’ɬ
gypte, et les ensevelirent à Sichem, dans cet en¬
droit du champ que Jacob avait acheté aux en¬
fants d'Hémor, pèrejde Sichem 1 .
Après avoir relu ces paroles en vuedu tombeau
tant vénéré, nous tournâmes le mont Garizim ou
montagne de Dieu et des anges , comme l’appellent
les Samaritains, et nous reprîmes notre route au
midi. Nous cheminions dans une vallée dépouil-
léed’arbres, mais fertile. Les deux bourgs de Meï
lalouli et de Aouarha se montraient à notre gau¬
che. Trois heures de marche, depuis Naplouse ,
conduisent à l’extrémité méridionale delà vallée
de Meïlalouli. Là, on quille la Samarie, et la Ju¬
dée commence. Nous fûmes étonnés de voir des
champs si féconds et si bien cultivés dans cette
Judée, tant dénigrée par les philosophes du dix,
huitième siècle, qui, du reste, ne la connaissaient
pas. Les environs de Jérusalem sont dévastés.
Mais la partie septentrionale de la Judée offre
partout un terrain gras et susceptible de toute
sorte de productions. Pendant la domination des
rois latins de Jérusalem, cette région n’était-elle
4 Josué, chap. XXIV.
PALESTINE.
463
pas florissante? Voyez la peinture que Jacques
de Vitri, évêque d’Acre, a faite de la Judée, sous
le règne des successeurs de Godefroy : « La
» Terre Sainte florissait comme un paradis de
» volupté; semblable aux lis, aux roses, aux
» violettes , elle répandait au loin les plus
» doux parfums. Le Seigneur avait versé sur
» elle ses bénédictions. Les déserts s’étaient
» changés en campagnes grasses et fertiles; les
» moissons s’élevaient dans les lieux qu’avaient
» habité les serpents et les dragons. Le Sei-
» gneur, qui avait autrefois abandonné cette
» terre, y avait alors, par un effet de sa grande
» miséricorde, rassemblé ses enfants. Les horp,
» mes de toute espèce et de toutes les nations,
» qui étaient venus s’y fixer par l’inspiration de
» Pieu , en doublaient la population. 1 »
Qu’il serait facile à l’Europe de rendre à la Pa¬
lestine sa splendeur passée, en faisant de ce pays
un royaume chrétien, dont Jérusalem serait la ca¬
pitale ! L’idée d’arracher la Grèce aux Turcs, et
de la rendre indépendante, parut d’abord étrange
à tout le monde ; et cette idée s’est réalisée. La
Palestine coûterait bien moins de sacrifices à
* Bibliothèque des Croisades , troisième partie.
464
PALESTINE.
l’Europe que lui en a coûté la Grèce. Les avan¬
tages que l’Occident, que la France surtout, ti¬
reraient d’un royaume chrétien sur les bords de
l’Oronte et du Jourdain seraient immenses. Nous
n’avons pas le temps de développer ici cette
pensée; il nous suffit de l’indiquer.
Trois heures avant d’arriveràBir, on passe dans
un vallon , où se montrent une grande quantité
de figuiers et quelques oliviers; dans ce vallon est
un rocher, au penchant duquel se trouvent plu¬
sieurs petits bassins remplis d’une eau fraiche et
excellente à boire. Ce rocher est appelé Aïn-el-
llarami (Fontaine des Voleurs). Nous arrivâmes
àBir, au bout de neuf heures de marche depuis
Naplouse. Bir, qui n’est aujourd’hui qu’un petit
village fort misérable, occupe, dit-on, l’empla¬
cement de l’antique Béra, où se retira Jotham,
quand il fuyait la vengeance de son frère Abi-
mélec. Nous vîmes à Bir une église antique bâ¬
tie par Constantin, et dédiée à saint Joseph. La
tradition place â Bir le lieu où les parents de Jé¬
sus , revenant de Jérusalem, s’aperçurent que
leur fils , alors âgé de douze ans , n’était pas
avec eux.
Nous nous couchâmes à Bir, au pied du mur
ruiné de l’église de Saint-Joseph. Jamais nuit ne
PALESTINE.
465
me parut plus longue ; je n’étais qu’à trois lieues
de Jérusalem ! mes yeux ne pouvaient se déta-
cherdes monts d’Arabied’où le jour devait naître;
enfin le moment arriva où nous remontâmes à
cheval. Une douzaine de pèlerins chrétiens de
l’Asie Mineure s’étaient joints à nous : des cris
de joie partirent de toutes les bouches quand la
sainte cité se montra à nos regards avides ; les
échos de la vallée de Josaphat, de la vallée de
Molok, des tombeaux des Rois et de la grotte de
Jérémie, répétaient ces mots : el-kods! el-kods !
(la sainte, la sainte ! )
Jérusalem! quel nom! quelle ville! ville des mi¬
racles et des prophètes! ville où mourut le Christ
pour le salut du genre humain ! Les pensées se
pressent, se multiplient dans l’esprit à l’aspect de
Jérusalem. L’histoire de six mille ans vous appa¬
raît. J’étais ébloui en arrivant à la cité sainte,
je ne distinguais rien, je ne voyais devant moi
qu’un grand prestige, une grande image de gloire
et de tristesse. Je suis entré dans la cité de David
le 5 décembre, à neuf heures du matin : ce sont
là des dates qui restent dans le souvenir de
l’homme. On nous logea dans le couvent neuf t
situé à quelques pas du monastère de Saint-Sau¬
veur. A mon arrivée, je courus vers le monas-
11 .
30
466
PALESTINE.
tère latin pour y voir la chambre que mon frère
a occupée en 1831. Les pères du couvent, qui
se sont renouvelés depuis son passage à Jérusa¬
lem , ne savaient pas m’indiquer cette chambre,
mais moi je l’ai trouvée, je l’ai fait ouvrir, et,
quand je suis entré dans la cellule, je me suis
assis dans un vieux fauteuil où mon frère s’est
assis, et j’ai pleuré de tristesse, de joie et d’a¬
mour... Parmi les noms gravés sur la porte de
la cellule, j’ai reconnu le sien, et mon premier
mouvement a été d’écrire le mien au bas... Nos
deux noms se touchent à Jérusalem, comme nos
deux âmes se touchent par les liens invisibles
des tendres sympathies...
J’ai aussi beaucoup pensé à vous, mon cher
Sibour, lorsque je visitais le Saint-Cénacle, Bé¬
thanie le village évangélique, le mont des Olives,
d’où le Sauveur s’envola dans les cieux , la val¬
lée de Josaphat, le torrent de Cédron qui gémit
en coulant, le tombeau de la Vierge, la grotte
où Jésus versa une sueur de sang et dit : Mon
âme est triste jusqu’à la mort; la Voie Douloureuse,
ce chemin que suivit le Christ chargé de sa croix,
depuis le jardin des Olives jusqu’à la montagne
qu’il arrosa de son sang. Prêtre de l’Évangile,
docteur de la foi que Jésus vint apporter au
PALESTINE.
467
inonde, vous êtes revenu plus vivement à mon
esprit autour de Jérusalem; il me semblait re¬
trouver ici quelque chose de vous; vous étiez
avec moi sur le rocher où la croix du Sauveur
fut plantée, et vous fortifiiez ma croyance. Vous
me parliez du Christ, de sa mission divine, du
monde changé par sa doctrine. Je prêtais l’oreille
à vos enseignements ; fai prié sur ce tombeau
sacré qui vit accourir au moyen âge les nations
de l’Europe, et qui aujourd’hui encore est visité
par des milliers de chrétiens de l’Asie. A genoux
devant le saint sépulcre, j’ai aimé Dieu et ma
mère de toute la puissance de mon âme. Mon
esprit allait de Dieu à ma mère, je l’avais trans¬
portée en idée sur le tombeau de Jésus-Christ;
je la voyais priant avec ardeur et mouillant de
ses larmes la froide pierre qui couvre la place où
le corps du fils de Marie demeura pendant trois
jours. Ces impressions sont trop intimes; elles ne
peuvent intéresser que nous-mêmes : qu’im¬
porte au reste du monde les réminiscences de la
famille, les épanchements de l’amitié ?
Le 7 décembre, à neuf heures du soir, j’étais
couché sur la terrasse du château de Jéricho. Le
lendemain j’étais sur la rive droite du Jourdain
avec M. A. B. et M. Montfort; celui-ci est un
468
PALESTINE.
peintre français de beaucoup de talent j j’avais
rencontré M. Montfort à Smyrne l’an dernier, et
j’ai aimé à le retrouver à Jérusalem. Voulant ré¬
soudre par nous-mêmes la question de savoir si
l’eau de la mer Morte est assez pesante pour sup¬
porter le corps d’un homme, M. A. B., M. Mont-
fort et moi, nous nous avançâmes dans le lac,
nous nous étendîmes sur l’eau sans faire le moin¬
dre mouvement ; nos corps flottaient comme
des troncs d’arbres sur la surface de la mer de
Sodome, et jamais nous n’aurions pu aller au
fond. Voilà donc un phénomène bien constaté.
Quand nous sortîmes du lac Asphaltite, nous
étions tout imprégnés de sel.
On ne peut se défendre d’un sentiment d’effroi
en présence de ce lac silencieux et triste où sont
englouties Gomorrhe, Sodome, Adama, Séboïne
et Zoar, villes exécrables devant Dieu. La pos¬
térité et tous les peuples diront en voyant ces
choses : Pourquoi le Seigneur a-t-il ainsi traité
ce pays ? d’où vient qu’il a fait éclater sa fureur
avec tant de violence ? 1 Et on leur répondra :
Le cri des iniquités de Sodome et de Gomorrhe
était monté jusqu’à son comble, et Jéhova fit
* Deutéronome, XXIX.
PALESTINE. 469
descendre du ciel sur ces villes maudites une
pluie de soufre et de feu. C’est ainsi que la belle
et fertile vallée de Siddin fut changée en un dé¬
sert affreux.
Le 10 décembre, nous nous trouvions au
monastère de Saint-Sabba, pâle et lugubre lieu
dont l’aspect donne de la stupeur à l’esprit. Ce
lieu a été heureusement choisi dans la Bédouine
pour parler de l’immortalité de l’âme. Le 11 ,
nous étions revenus à Jérusalem, après nous
être agenouillés dans la grotte de la Nativité à
Bethléem. La Correspondance d'Orient offre un
travail complet sur Jérusalem et ses environs ; je
n’ai rien à ajouter à tout ce que mon frère a écrit
touchant ces lieux célèbres. L’événement le plus
important qui se soit passé à Jérusalem depuis
1831, est le siège de cette ville par les fellahs
de Judée etdeSamarie, en 1834. J’ai racontécette
guerre dans une de mes précédentes lettres. Nous
partirons demain pour l’Égypte; nous irons vers
les rivages du Nil en traversant le désert de sa¬
bles mouvants qui sépare la Palestine de l’anti¬
que pays des Pharaons.
470
PALESTINE.
LETTRE XXXIV. 1
Simulacres de funérailles à Hébron, à Foccasion du recrutement de Farméc
égyptienne.—Conversation avec uil muezzin d’Hébron, au sujet des tom¬
beaux des patriarches enfermés dans la mosquée d’Abraham.— Itinéraire
dilébron à Gaza. — Le chameau.— Le désert de sables mouvants. — Le
mirage. — Souvenirs d’histoire. — El-Arlsch. — Arrivée en Égypte.
Caire % 2 Janvier 1838.
Mon frère a consacré dans la Correspondante
d’Orient un chapitre à la route qui mène de Jé¬
rusalem à Hébron, aux souvenirs historiques de
cette ville, une des plus anciennes du monde,
et à son état présent. Je me contenterai donc
de vous raconter un fait dont j’ai été témoin à
Hébron. Cinq minutes avant d’entrer dans la cité
d'El-Khalil (Hébron), nous vîmes au milieu d’un
cimetière cent cinquante ou deux cents person¬
nes de tout âge et de tout sexe, remplissant l’air
de gémissements et de sanglots. Les vieillards
1 Cette lettre, comme la précédente, est adressée àM, l’abbé
Sibour.
PALESTINE.
471
déchiraient leurs vêtements et jetaient de la
poussière sur leurs têtes* les enfants pleuraient à
côté des vieillards, et les femmes jeunes, mêlées
aux femmes âgées, formaient des rondes autour
de plusieurs fosses vides. Après les danses funè
bres on remplit de terre les sépulcres où au
cun mort n’avait été déposé; puis la foule se
retira dans la cité, en poussant toujours des cris
lugubres.
Que signifiaient ces scènes de désolation ? Ce
ne pouvait être la célébration du Beyram, car
pendant cette fête lesmusulmans prienlen silence
sur les tombeaux. Un Israélite d’Hébron vint
nous tirer de cette incertitude.il nous apprit que
dans la matinée un détachement de soldats d’I-
brahim était venu à Hébron , qu’il avait enlevé
de force cinquante conscrits , et que, ces jeunes
gens ayant été conduits enchaînés en Égypte pour
ne plus revenir dans leur pays, leurs parents
célébraient leurs funérailles! ! En 1834, après la
signature du traité de paix entre Méhémet-Ali
et le cheik de Naplouse dont nous avons raconté
la mort dans une lettre de ce volume, la cité d’Hé¬
bron, qui s’était aussi révoltée contre le gouver¬
nement égyptien, obtint, comme toutes les villes
et tous les villages de la Palestine, la promesse
472
PALESTINE.
formelle du vice-roi qu’on ne lui prendrait plus
d’hommes désormais pour grossir l’armée d’ɬ
gypte. Quand Ibrahim eut porté le ravage au
milieu des populations de la Samarie sans tenir
compte de l’honneur de sa parole, il signifia au
gouverneur d’Hébron qu’il lui fallait trois cents
soldats pris dans la cité. Le gouverneur et tous
les musulmans d’Hébron, irrités de cet ordre
barbare, ne firent aucune réponse au conquérant
de la Syrie. Le fils de Méhémet-Ali punit la ville
rebelle . Il envoya à Hébron trois mille de ses sol¬
dats ; les musulmans de l’antique cité d’Abraham
leur tinrent tête d’abord avec intrépidité, ils se
battirent en désespérés contre les Égyptiens ;
mais quelques coups de canon lancés du haut des
montagnes au pied desquelles Hébron est si¬
tuée, suffirent pour épouvanter les habitants.
Huit cents musulmans, hommes, femmes et en¬
fants , furent horriblement massacrés par les sol¬
dats d’ibrahim. Le gouverneur d’Hébron fut
conduit à Damas, où il eut la tête tranchée par
ordre du pacha victorieux.
La ville d’Hébron a bien changé depuis que
mon frère l’a visitée au mois d’avril 1831 ! Il y
avait trouvé quatre mille habitants ; on n’en
compte plus aujourd’hui que deux mille cinq
PALESTINE. 473
cents. Le canon et le recrutement d’ibrahim en
ont enlevé quinze cents. Mon frère avait trouvé
des bazars bien fournis, nous n’avons pu nous
y procurer un morceau de pain. Il n’y avait
point vu, comme dans quelques villes de la Ju¬
dée , des visages creusés par la souffrance et la
faim ; nous n’y avons rencontré, nous , que de
pâles figures, une multitude en guenilles, une po¬
pulation que les menaces d’ibrahim tiennent per¬
pétuellement dans l’effroi. Nous y avons reconnu
tout le mal que peut faire en quelques années
un gouvernement tyrannique à un peuple sans
défense. Que Dieu nous préserve de passer sous
silence de pareilles atrocités ! Nous manque¬
rions à notre devoir d’homme. Les malheurs
présents de la Syrie et de la Palestine sont d’au¬
tant plus déplorables aux yeux du voyageur, qu’ils
sont causés par un pacha ambitieux qu’une dé¬
pêche des cabinets d’Europe peut réduire au
néant.
Je n’ai pu obtenir des autorités religieuses et
civiles d’Hébron l’autorisation d’entrer dans la
fameuse mosquée qui renferme les tombeaux
d’Abraham, de Sara, de Rebecca, de Jacob, d’I-
saac et de Lia. Les musulmans d’Hébron ne per¬
mettent pas plus aux chrétiens de visiter ces sé-
PALESTINE.
474
pulcres, que les musulmans de la Mecque et de
Médine ne leur permettent de visiter la Kaaba
et le tombeau du prophète. J’allai toutefois Vers
la mosquée du Bien-Aitné, dans l’espoir d’y trou¬
ver quelque muezzin moins inflexible que le
chef des imans d’Hébron. Le chantre du minaret
sortait du temple au moment où j’y arrivai.
« Les personnages de la Bible dont les cendres
reposent dans ce sanctuaire auguste, dis-je au
muezzin, sont vénérés par les chrétiens; poui 1 -
quoi donc nous empêcher d’aller offrir nos priè¬
res sur leurs tombeaux?
— Tu dis que les chrétiens ont un profond
respect pour les saints personnages qui dormi¬
ront là, dans cette mosquée, jusqu’au jour du
jugement, cela est possible ; mais fais-toi mu¬
sulman si tu veux prier dans le temple du Bien-
Aimé. Tu auras un double profit en abjurant la
foi : d’abord tu seras un vrai croyant, ensuite tu
verras les sépulcres des patriarches. Voilà!
— Jamais je ne renoncerai à la religion du
Christ, ô muezzin ! »
Le mahométan baissa la tête, caressa sa barbe
noire, parut réfléchir; puis, levant les yeux sur
moi, il me dit :
« Voilà que tu as bien parlé, ô Frandjil Un
PALESTINE J
475
guerrier fameux de notre religion a dit : On ne
peut faire un bon musulman d’un mauvais chrétien,
ni un bon chrétien d’un mauvais musulman. Restons
chacun dans notre croyance ; mais tu ne verras
pas les tombeaux des patriarches. j>
De El-Khalil à Gaza on compte quinze lieues.
Je décrirai cette route en peu de mots, parce que
ce n’est pas celle que mon frète a suivie en re¬
venant de l’antique métropole des Philistins à
Jérusalem. Nous nous dirigeâmes au midi à tra¬
vers une région montagneuse, mais toute plantée
de vignes, de figuiers, de beaux oliviere, de chê¬
nes nains et de caroubiers. On passe successi¬
vement les villages de Doura et de Sahélieh.
Nous vîmes à côté de ce dernier bourg un atte¬
lage assez grotesque, C’était un énorme chameau
d’une éclatante blancheur, traînant une charrué
qu’un vieux musulman à barbe blanche, à la
figure noire et creusée, soutenait avec sa main
droite. Le laboureur était à moitié nu ; derrière
lui cheminait dans le silloii un enfant de neuf à
dix ans, s’arrêtant parfois et ramassant les insec-
sectes de la terte qu’il faisait avaler ensuite à
Un superbe faucon apprivoisé, posé sur sa main
gauche. Puis l’oiseau de proie s’envola et vint se
placer sur la tête du chameau; le patient animal
PALESTINE.
m
semblait ne pas sentir les griffes du faucon ; l’en¬
fant ramassait toujours des insectes, et le vieillard
poussait sa charrue en chantant, sans détacher
ses regards de la terre. Un peintre aurait pu faire
de tout cela un tableau curieux.
En quittant le village de Sahélieh, on entre
dans une plaine nue qui s’étend jusqu’à Gaza.
Au bout de huit heures de marche depuis Hé¬
bron, nous arrivâmes au bourg de Sakarieh, où
nous passâmes la nuit. Nous vîmes dans ce vil¬
lage quarante jeunes gens qui, pour échapper
à la conscription ordonnée par Ibrahim, s’étaient
coupé le pouce et crevé l’œil droit. Presque tous
les musulmans de Palestine, en état de porter un
fusil, se sont ainsi volontairement mutilés. Un
docteur italien, appelé Montari, me disait à Jé¬
rusalem que sur un assez grand nombre de cons¬
crits emmenés dans la ville sainte', il n’en avait
trouvé que trois capables de servir; les autres
étaient ou estropiés ou borgnes. Si le gouverne¬
ment égyptien dure encore quelques années dans
la Galilée, la Samarie et la Judée, on ne sait pas
ce que deviendra le peuple de ces contrées.
A deux heures de Sakarieh est le village de
Bréer; une heure plus loin nous passâmes un au¬
tre bourg appelé Sim-Sim. Nous entrâmes
PALESTINE.
477
dans Gaza le 17 décembre, à trois heures après
midi ; tout ce que mon frère a écrit sur cette ville
célèbre est parfaitement exact. Il ne m’a rien
laissé à faire en Palestine. Dites-lui que j’ai re¬
trouvé à Gaza, Isseim-Moukrak, l’un des deux
vieillards avec qui il avait conversé sous un pal¬
mier. Isseim-Moukrak, qui avait cent treize ans
en 1831, en a donc cent vingt aujourd’hui. Le
vieux musulman n’a rien perdu de ses facultés.
Il va cinq fois par jour à la mosquée; il marche
sans trop de difficulté appuyé sur un bâton de
palmier. L’autre vieillard, appelé Ibrahim Odé
( Abraham le ressuscité ), âgé de cent vingt ans
en 1831, a quitté ce monde l’an dernier. Des
hommes aussi avancés dans la vie sont vraiment
une curiosité pour nous Européens.
M. Michaud était allé de Palestine en Egypte
parla voie de mer; je n’ai pas suivi la même route,
parce que, je le redis encore, j’ai pour préoccu¬
pation de visiter les contrées que n’ont pu explo¬
rer les deux auteurs de la Correspondance d’Orient.
Je suis venu de Gaza au Caire en passant par le
désert de sables mouvants. Il est peu de voyageurs
européens qui aient fait cette route; et nous n’en
connaissons aucun qui l’ait décrite.
Cette course est une des plus pénibles, mais
478
PALESTINE.
aussi une des plus intéressantes qu’on puisse faire
en Orient. Les fatigues sont horribles, les priva¬
tions sont à peine supportables; mais je ne m’en
plains pas : je remercie Dieu, au contraire, de
m’avoir donné la force d’avoir traversé cet océan
de sables auquel se rattachent tant de beaux souve¬
nirs d’histoire; mais, avant de parler des grands
hommes qui ont passé par ces sombres solitudes,
disons vite quelques mots sur le chameau et sur
le désert. Ni le cheval, ni le mulet, ni l’âne n’au¬
rait pu servir à l’homme pour traverser ces ré¬
gions sans eaux, sans verdure, sans ombrages,
sans villes, sans village ; il fallait un animal tout
exprès, un animal qui pût rester neuf à dix
jours sans boire, qui pût marcher dans le sable
profond sans se fatiguer, qui pût être nourri
avec quelques poignées de grains : il fallait le
chameau ! Que les œuvres de Dieu sont belles !
nous devons plaindre ceux qui ne reconnais¬
sent pas la main de la Providence dans la
parfaite harmonie de la création ! Dieu a fait
le chameau pour que l’homme pût voyager
dans le désert. Comme il se trouve des cha¬
meaux qui ont jusqu’à onze pieds de hauteur, et
qu’il faudrait, par conséquent, une échelle pour
le monter, vous n’avez qu’à secouer un peu la
PALESTINE.
479
corde passée autour de son cou, et l’animal s'a¬
genouille pour recevoir son cavalier ; puis il se
relève. Et voyez la force prodigieuse du chameau :
pendant qu’il est couché sur son ventre, on le
charge, et l’animal peut se dresser sur ses jambes
avec un poids de six cents kilogrammes ! Ces cha¬
meaux ne servent que pour le transport des mar¬
chandises ; les Arabes les nomment djemels , et
aussi bâtiments du désert.
Les noms de djemel et de hedjin ne désignent
pas deux espèces de chameaux, mais seulement
deux races distinctes. Le djemel, comme je l’ai dit
plus haut, est exclusivement destiné au trans¬
port de lourds fardeaux ; le hedjin ne sert qu'aux
voyageurs qui veulent aller vite, au gouver¬
nement qui envoie des courriers d’Egypte en
Syrie, et de Syrie en Egypte. Le hedjin est mince,
léger à la course ; il fait trois lieues à l’heure,
il ne galope jamais, il va au trot ; ce trot est
dur, saccadé; il est écrasant pour ceux qui n’y
sont pas habitués. La première fois que je suis
monté sur un hedjin, j’ai été obligé de m’arrêter
au bout d’une heure ; il me semblait que mon
corps était tout disloqué. J’ai de la peine à croire
les Arabes lorsqu’ils disent qu’on trouve des hed-
jins dont l’allure est si souple, si égale, que le
480
PALESTINE.
cavalier pourrait boire un findjan (tasse) de café,
sans qu’il s’en répandît une seule goutte par
terre. Le djemel est pesant et ne marche qu’au
pas; il fait à peu prèsune lieue à l’heure. L’allure
du djemel est perpétuellement la même ; celui
qui le monte doit se résigner à un balancement
uniforme ; le corps du cavalier se plie tantôt en
avant, tantôt en arrière. Je m’étais parfaitement
accoutumé à ces mouvements; je lisais, je pre¬
nais mes repas, je dormais quelquefois sur le
djemel. Je suis loin de croire, quoi qu’on en
dise, que l’allure du chameau produise l’horrible
malaise appelé mal de mer. Le djemel ne bronche
jamais; ce n’est qu’au moment où il se dresse sur
ses jambes que vous tomberiez si vous ne pre¬
niez pas vos précautions.
Le hedjin et le djemel n’ont également qu’une
seule bosse. Les chameaux à deux bosses sont
moins nombreux; la Caramanieest la seule région
de la basse Asie où il s’en trouve. Ils sont com¬
muns dans la partie septentrionale de l’Afrique,
dans la Chine, dans la Tartarie méridionale, dans
la partie septentrionale de l’Inde. Selon Buffon,
le chameau portant une seule bosse, est celui qui
doit être appelé dromadaire : c’est l’opposé de ce
qu’on croit généralement. La bosse du hedjin et
PALESTINE.
481
dudjemel est couverte par un bàt rembourré; sur
le devant et sur le derrière dubàtest un morceau
de bois planté verticalement : le cavalier le saisit
avec la main pour se tenir. Ni le djemel, ni le
hedjin n’ont de bride ; pour conduire la bête, il
suffit d’une corde passée autour du cou. En
voyage , les chameliers lui donnent pour toute
nourriture des noyaux de dattes pilés et de l’orge
mêlée à des graines de coton ; mais le tout en
très-petite quantité : la sobriété du chameau est
devenue proverbiale parmi les Arabes. La durée
de la vie du chameau ne dépasse pas cinquante
ans. Indépendamment des quatre estomacs qui
se trouvent dans tous les animaux ruminants , le
chameau a, vous le savez, une cinquième poche
qui lui sert de réservoir pour conserver l’eau
pendant quelques jours.
C’est à Gaza que nous prîmes les djemel pour
alleràEl-Arisch; là, nous louâmes des hedjin qui
nous portèrent jusqu’au Caire. De Gaza à la ca¬
pitale de l’Égypte on compte cent lieues. Comme
on ne trouve rien à manger sur la route , nous
fîmes nos provisions avant de partir. C’étaient
du riz, de s dattes , des biscuits de Damas et de
l’eau enfermée dans une outre : il n’y a d’eau po¬
table qu’à El-Arisch. Le peu d’eau qu’on ren-
31
11.
PALESTINE.
482
contre en deçà et au delà d’El-Arisch est sau¬
mâtre ou sulfureuse. Les anciens avaient remédié
à cet inconvénient, et de leur temps le désert
d’El-Arisch était plus facile à traverser qu’au-
jourd’hui. Quand les Perses se furent rendus
maîtres de l’Égypte, ils obligèrent les Démarques
de chaque ville de ce pays défaire chercher tou¬
tes les jarres qui s’y trouvaient et de les trans¬
porter ensuite à Memphis; de là on les rappor¬
tait pleines d’eau dans les lieux arides de la Syrie.
Depuis Gaza jusqu’aux bords du Nil, des jarres
étaient placées de distance en distance l . Le gou¬
vernement de Méhémet-Ali devrait bien songer
à rétablir cette ancienne coutume; les voyageurs
le béniraient.
Je veux vous dire en quoi consistaient les pro¬
visions de nos deux chameliers bédouins : un
sac en cuir rempli de farine de blé de maïs,
une urne en terre renfermant de la mauvaise
huile d’olives, une outre pleine d’eau et une
pâte d’abricots de Damas. Cette pâte ressemble
exactement à un morceau d’étoffe; ils la roulent
et l’attachent derrière le bât du hedjin en guise
de porte-manteau. Nos chameliers n’avaient ja-
» Hérodote, Ht. ItL
PALESTINE.
483
mais de pain préparé d’avance. Leur manteau de
peau de mouton qu’ils jettent pendant le jour
sur leurs épaules et qui leur sert la nuit de lit de
repos, est tour à tour leur table, leur pétrin,
leur ustensile de cuisine; cette peau de mou¬
ton étendue sur le sable recevait la farine et
l’eau qu’on pétrissait ; lorsque la pâte avait pris
une certaine consistance, on l’enterrait sous la
cendre brûlante produite par un feu de brous¬
sailles ; le pain était bien vite cuit. Les chame¬
liers mêlaient, toujours sur la peau, l’huile et la
pâte d’abricot, et mangeaient avec un appétit sans
égal. Après le repas des hommes , les bêtes
venaient manger et boire sur cette même
peau de mouton. Il y a loin de là, comme vous
le voyez, au comfort des Anglais; ceux-ci ne se
mettent jamais en route pour le désert sans
avoir un ou deux chameaux chargés de provi¬
sions : rien n’y manque, depuis le bifteck salé
jusqu’au thé. Je complimentais, nos guides de
tout le parti qu’ils tiraient d’une peau de mou¬
ton et du peu qu’il leur fallait pour vivre. « Que
veux-tu? me répondait l’un d’eux, la vie est
trop courte pour s’occuper longtemps du man¬
ger et du boire. La sauvage gazelle, l’hôte éter¬
nel de nos déserts, ne trouve-t-elle pas tou-
PALESTINE.
484
jours sa nourriture? En s’endormant le soir,
songe-t-elle à ce qu’elle mangera au prochain
soleil? En ceci les bédouins sont semblables aux
gazelles; Frandji, les privations sont inconnues à
celui qui, pour vivre, se contente du nécessaire.
Voilà! »
En quittant Gaza pour aller vers l’Égypte, on
se dirige au sud-ouest. A gauche s’étend une
vaste forêt d’oliviers et de palmiers, dominée à
l’orient par une longue et haute chaîne de mon¬
tagnes de sables. A droite se déploie la plaine
nue au bout de laquelle apparaît la mer, séparée
de Gaza par une heure de distance. Vers la même
direction, à l’ouest, se montre sur un mamelon
isolé, un village entouré de palmiers; ce bourg oc¬
cupe, dit-on, l’emplacement del’antique Raphia,
oùAntiochus le Grand, deux cents ans avant Jé¬
sus-Christ, perdit la fameuse bataille contre Pto-
lémée Philopator. Entre Raphia et les frontières
de l’Idumée, à l’est, vivaient jadis les Amalécites,
ces ennemis jurés du peuple juif.
Depuis Gaza jusqu’à Khan-Younés, village si¬
tué à quatre lieues au sud-ouest, on foule un
sol où s’offrent parfois des traces de culture. A
Rhan-Younès le désert commence : ce désert
sé lie du côté de l’est, au grand désert de
PALESTINE.
485
Syrie et d’Arabie, du côté du sud à la presqu’île
du Sinaï, du côté du sud-est à l’Idumée, à l’A¬
rabie Pétrée et au rivage septentrional du golfe
d’Akabah ; à l’ouest il s’étend jusque dans l’in¬
térieur de l’Afrique; au nord, il aboutit à la mer.
En allant de Gaza au Kaire, on a, à droite, la
mer, qui ne reste jamais à plus d’une lieue de
distance. Ces montagnes, ces vallées stériles,
ces plaines de sable qui pressent l’Égypte de tous
côtés, sont habitées par des bédouins. Nous
avons vu et étudié ces peuplades dans notre
excursion aux ruines de Palmyre.
Le désert qu’on a sous les yeux depuis les
frontières méridionales de la Judée jusque sur
les bords du Nil, présente un aspect différent du
grand désert de Syrie. Il n’y a dans les soli¬
tudes d’El-Arisch, ni gravier, ni cailloux roulés,
ni montagnes rocheuses, ni herbes semblables
au thym, ni tentes de bédouins, ni troupeaux.
C’est le sable , toujours le sable mouvant dans
cette route de Gaza au Kaire. Quelquefois ce
sont des monticules que le vent a entassés ; des
herbes sauvages, de tristes broussailles crois¬
sent sur ces montagnes mobiles. La chaleur de
l’été brûle ces plantes, puis elles reparaissent au
mois de décembre, qui est le commencement du
PALESTINE.
486
printemps en Égypte. 11 n’y a que deux saisons
dans ce pays : l’été et le printemps; l’hiver n’y
paraît point. Quand 1 la nature est pâle et sans
fleurs dans nos contrées, l’Égypte et ses déserts
reprennent la fraîcheur, la verdure et la vie.
Une chose qu’on remarque d’abord en entrant
dans ce désert, c’est le changement subit de la
température : on passe du chaud au froid sans
transition. Je n’avais pas éprouvé, en été, dans
l’Asie Mineure, de plus grandes chaleurs que
celles du désert d’El-Arisch au mois de dé¬
cembre. Mais immédiatement après le coucher
du soleil, le vent du nord souffle, et ce vent est
glacial. La nuit arrive, et avec elle une rosée
abondante qu’on prendrait pour une pluie fine et
continuelle; on est transi. Plus d’une fois durant
mes nuits passées au milieu du désert, j’ai été
obligé de me lever et de me promener à grands
pas pour retrouver un peu de chaleur.
C’est dans le mois d’avril qu’on entend gron¬
der le simoun appelé kemsim ( cinquante ) par les
Égyptiens, parce qu’il se fait sentir pendant cin¬
quante jours. Quel effrayant spectacle doivent
offrir la terre et le ciel, quand l’ouragan soulève
de ses puissantes ailes la mer de Peluse; quand il
démolit les monts de sable et déracine les plan-
PALESTINE.
48T
tes flétries par son souffle ; quand il creuse le sol
jusque dans ses entrailles, et le suspend, pour
ainsi parler, dans l’air obscurci ! l’Arabe et son
chameau en sentent l’approche ; ils se couchent
à terre et respirent à peine. Que de fois les fa¬
milles des bédouins ont eu à déplorer la perte
de plusieurs hommes et de plusieurs animaux
étouffés par le simoun ! Ce fut ce vent terrible
qui, dans le désert des Ammoniens, ensevelit
sous des montagnes de sables l’armée du lieute¬
nant de Cambyse. 11 porte avec lui un poison
subtil, et voilà pourquoi les Arabes le nom¬
ment simoun (poison). Je n’ai pas eu à souffrir
encore les effets de cet ouragan de flamme, mais
j’ai senti au milieu du désert de Palmyre un
vent funeste qui vient du côté du golfe Persique.
Son souffle dévorant m’avait brûlé ta harbe
comme le soleil d’été brûle l’herbe au bord des
chemins dans notre pays. Il en coûte, cher ami,
de venir admirer les merveilles de l’antique
Orient.
Le désert de sable mouvant est très-fréquenté
par les caravanes marchandes qui vont et vien¬
nent d’Égypte en Syrie et de Syrie en Égypte.
Les courriers du gouvernement égyptien le tra¬
versent en allant des bords du Nil aux bords de
488
PALESTINE.
l’Oronte. On rencontre sur la route plusieurs
postes pour les relais des hedjins. Nous trouvions
dans ce désert des carcasses de chameaux que la
fatigue avait tués, comme nous avions vu des dé¬
bris de navires jetés sur le rivage de la mer de
Phénicie par les tempêtes de l’hiver.
Regardez là-bas, au milieu de la plaine sa¬
blonneuse, cette belle nappe d’eau blanchâtre.
C’est un lac immense parsemé d’une infinité de
petits îlots verdoyants ; ses bords sont plantés
de grands arbres qui se reflètent dans le lac
comme dans un miroir; on dirait aussi que plu¬
sieurs navires en panne se balancent mollement
sur cette mer aux flots tranquilles et transparents.
Avançons vite ! Nous marchons depuis l’aube ;
la chaleur est excessive, le soleil est au milieu
de son cours; nos forces sont épuisées, nous
mourons de soif. Mais attendez; voici de l’eau,
des jardins : salut belle oasis !
Nous allons donc trouver un doux repos sous
ces grands arbres, au bord de ce beau lac. Mais,
ô surprise, cette délicieuse mer fuit, fuit sans
cesse devant nous ; nous ne pouvons l’atteindre,
et lorsque nous sommes parvenus au lieu même
où nous dévorions des yeux ces riants, paysages,
ces eaux limpides, nous ne voyons plus rien,
PALESTINE.
489
excepté les broussailles desséchées , les monti¬
cules aridesetle sable ardent ! Illusion trompeuse!
poignante ironie de la nature! Cette eau était
fantastique, cette forêt était une véritable forêt
enchantée, et le magicien dont la baguette toute-
puissante avait fait jaillir du sein des sables em¬
brasés cette grande merveille, c’est le mirage!
Le mirage ! triste et trop fidèle image des brillan¬
tes espérances de la vie !
Cet effet d’optique n’est pas, vous le savez, un
phénomène particulier à l’Égypte; il a été ob¬
servé, quoique plus rarement, dans les campagnes
de Rome, dans les bruyères de la Bretagne, sur les
côtes de la Calabre; le peuple de Reggio l’a
nommé Fée-Morgane. Vous l’avez vu vous-même,
vous me le disiez un jour, dans la vaste plaine
cailloutée de la Crau, solitude immense que les
anciens avaient nommée le Champ de pierre (cam¬
pus lapideus). Des voyageurs ont trouvé lemirage
en Syrie et très-souvent dans les champs d’Es-
drelon. L’effet de lumière de la plaine de Ma-
geddo est si extraordinaire, qu’il a été pris quel¬
quefois pour la mer de Galilée, située à trois
lieues du Thabor. Le mirage, personne ne l’i¬
gnore, ne se manifeste que dans les pays plats et
unis; il faut que la plaine se prolonge jusqu’aux
PALESTINE.
490
limites de l’horizon, de manière à recevoir dans
toutes ses parties les vives ardeurs du soleil. La
surface du sol doit s’échauffer au point que la
couche d’air située près de la terre se mêle aux
rayons lumineux. Cette couche se dilate, de légè¬
res vapeurs s’exhalent, et c’est alors que le mirage
paraît. Il dure tout juste le temps où la tempé¬
rature de la couche d’air se maintient au même
degré de chaleur. Je ne suis pas physicien, et je
ne prétends point expliquer ici le mirage; je ne
m’arrête qu’aux choses qui peuvent frapper le
simple bon sens. Le célèbre Monge, etHaüg, après
lui, ont parfaitement expliqué le phénomène.
II n’est pas de riches contrées, de ces contrées
où tout abonde, où tout sourit à l’homme, qui
aient vu passer autant de conquérants, autant
d’armées, que l’inhabitable désert de Gaza et d’El-
Arisch. Cela s’explique facilement quand on
pense que ce désert est la route de terre la plus
directe pour aller d’Égypte en Syrie et de Syrie
en Égypte. Assis sur mon djemel, je le laissais
aller à son pas lent et mesuré. Je regardais le dé¬
sert d’un œil distrait ; la grande voix de la mer
se faisait entendre au loin avec ses mystères : ces
longs bruits, ces vagues harmonies de la nature
jetaient mon âme dans des rêves infinis. Puis les
PALESTINE. 491
souvenirs de l’histoire m’arrivaient en fople,
mon imagination ressuscitait les temps ; les re¬
nommées illustres qui ont foulé ce sol aux di¬
verses époques du monde, s’en allaient à la file
sur mon chemin. Abraham, le père des peuples,
marchait à la tête de cette longue caravane de
ypis; il se dirigeait vers l’Égypte avec sa femme
Sara qui était belle, parce qu’une famine déso¬
lait le pays de Chanaan. Derrière Abraham, je
voyais Jacob accompagné de ses fils et ses petits-
fils au nombre de soixante-six, sans compter
les femmes, ils étaient montés sur les chariots
que Pharaon avait envoyés pour faire venir ce bon
vieillard en Égypte. Joseph, alors maître absolu
de la basse Égypte, averti de la venue de Jacob,
fait atteler les chevaux à son chariot et court au-
devant de son père; en le voyant, il se jette à son
cou et l’embrasse avec des larmes. Jacob dit à
Joseph : « Je mourrai maintenant avec joie,
» puisque j’ai vu votre visage et que je vous
s laisse après moi ! »
A la suite d’Abraham et de Jacob, ces deux
pacifiques chefs d’une grande famille, viennent
les envahisseurs du genre humain. Sésostris,
qui, selon l’opinion la plus accréditée, est le
même roi que l’Écriture appelle Sésac, tra-
PALESTINE.
492
verse ce désert en revenant de la conquête de
Jérusalem; son armée se compose de douze cents
chariots, soixante mille chevaux et quatre cents
mille hommes de pied. Il emporte dans son
pays d’Égypte toutes les richesses amassées par
Salomon; Roboam n’avait pas su les défendre 1 .
Nabuchodonosor, le destructeur du temple du
Seigneur, a vaincu Nécaon sur les bords de
l'Euphrate; il marche maintenant jusqu’à Pe-
luse, appelée aujourd’hui Thineh. Le prophète
d’Anatoth avait prédit les malheurs des Égyp¬
tiens. « Je vais visiter dans ma colère le tu-
v> multe d’Alexandrie, Pharaon et l’Égypte, ses
» dieux et ses rois, a dit le Seigneur ! Je livre-
» rai l’Égypte entre les mains de Nabuchodo-
» nosor, roi de Babylone. L’Égypte est comme
» une génisse belle et agréable, celui qui doit
» la piquer avec l’aiguillon viendra du pays
d du Nord. O fille de l’Égypte! préparez ce
» qui doit vous servir dans votre captivité,
» parce que Memphis sera réduite en un désert,
» elle sera abandonnée et elle deviendra inhabi-
i table 8 . » Et le voyageur foule aujourd’hui le
sépulcre de Memphis.
1 Josèpbe, Antiquités judaïques.
* Jérémie, ch. XLVI.
PALESTINE.
493
Nous ne voudrions pas voir Cambyse , il ne
mérite pas le nom d’homme: il fut le meur¬
trier de son frère, épousa ses deux soeurs, et en
tua une dans un accès de rage ! il mettait
sa joie à massacrer les prêtres égyptiens. Cam¬
byse a pour conducteur dans le désert d’El-
Arisch un Grec d’Halicarnasse, appelé Phanès.
Celui-ci facilita le passage de l’amée en pla¬
çant des urnes pleines d’eau dans le désert ; mais
Phanès, en punition d’avoir conduit en Égypte
une armée d’étrangers, vit égorger son fils.
Voici Alexandre le Grand partant pour l’ɬ
gypte après qu’il a réduit Gaza en cendres ; le
héros de Macédoine arrive à Peluse en sept jours
de marche ; il trouve dans le port de cette ville
plusieurs vaisseaux de sa flotte qui l’avait suivi
en côtoyant le rivage de la Méditerranée. Le fils
de Philippe jette en passant les fondements d’A¬
lexandrie, et va au temple d’Ammon, où il se fait
passer pour le fils de Jupiter; ses victoires l’a¬
vaient enivré. Alexandre avait oublié sa condi-
tionhumaine, a dit Quinte-Curce. La voluptueuse
Cléopâtre, la brillante reine d’Égypte, dont les
charmes puissants subjuguaient les héros de
Home j celle qui fut l’empoisonneuse de son
frère, accompagne Antoine jusqu’à l’Euphrate
PALESTINE.
494
lorsqu'il va portet la guerre aux Parthes. A son
retour en Egypte, elle est comblée de présents
et d’honneurs par Hérode le Grand, qui lui sert
de guide à travers le désert jusqu’à Peluse.
Les Romains s’avancent ; chacun de leur pas
marque une conquête. Après la bataille d’Actium,
Hérode, qu’Antoine avait fait roi, alla versOcta-
vien dansl’île de Rhodes. Son langage envers le
fier vainqueur de Marc-Antoine est digne d’un roi.
Il se présente en suppliant, avec sa couronne à la
main. « Mon trône est renversé avec la fortune
» d’Antoine, lui dit-il; je me présente devant
» vous, sans autre espérance de salut que ma
» vertu. J’espèreque vous considérerez quel ami
» je suis, et non pas qui j’ai servi. » Octavien re¬
met le diadème sur le front d’Hérode et le traite
en roi. Le fils d’Antipater accompagne Auguste
depuis Ptolémaïs jusque sur les bords du Nil.
Grâce à la prévoyance du roi de Judée, l’armée
romaine eut de l’eau et même du vin en abondance
durant sa marche au désert l .
Mais contemplez un autre spectacle ; il ne s’a¬
git plus d’armées ni de conquérants terribles ;
j’appelle vos regards sur une merveille touchante
1 Josèphe, Antiquités judaïque».
PALESTINE.
495
et simple : voyez cette jeune femme assise sur un
âne; elle tient dans ses bras un petit enfant encore
dans les langes. Derrière l’humble monture, un
vieillard chauve chemine à pied, appuyé sur un
bâton noueux de figuier de Galilée. Il n’y a au¬
tour d’eux ni chariots, ni garde : ils sont tout
seuls ! Que d’intérêt et d’amour cette famille
nous inspire ! Que vont-ils devenir, ces pauvres
voyageurs, dans l’horrible désert ! Ils ont à re¬
douter le simoun qui creuse des tombeaux sous
le sable, l’Arabe qui attaque et tue, les bêtes fé¬
roces qui cherchent leur proie, la faim et la soif
qui habitent la stérile et brûlante solitude ! Mais
ne craignez pas ! car ce petit enfant qui dort là,
sur les genoux d’une tendre mère, c’est Celui
qui commande à la terre et aux deux ; c’est le
Verbe incarné! Or, au commencement était le Verbe,
et le Verbe était Dieu, il était au commencement avec
Dieu. Toutes choses ont été faites par lui; et rien n’a
été fait sans lui. Ce même Hérode que vous venez
de voir avec Octave, avait ordonné de massacrer
tous les enfants nouveau-nés de Bethléem. Alors
un ange du Seigneur apparut à Joseph pendant
qu il dormait; il lui dit de prendre la mère et
son fils, et de fuir en Égypte, parce qu’Hérode
devait chercher l’enfant pour le faire mourir.
PALESTINE.
496
Jésus, Marie et Joseph marchent donc vers le
Nil. Ils parviennent enfin à la superbe Héliopolis,
où Moïse était né. Là, ces Galiléens fugitifs re¬
trouvent un souvenir de la patrie ; la ville du
soleil avait un temple de Jéhovah bâti par Onias
sur le plan du temple de Salomon. A la porte d’Hé-
liopolis s’élève un arbre antique au pied duquel
l’Arabe a coutume de se prosterner; à l’approche
de la Sainte Famille l’arbre courbe religieuse¬
ment ses branches séculaires comme pour saluer
le Dieu-Enfant. Jésus passe sous les arcades d’un
temple d’Héliopolis, et les statues des dieux
tombent la face contre terre 1 : belle et prophé¬
tique image de la prochaine destruction du vieux
monde rempli d’erreurs ! Les Juifs qui demeu¬
raient dans la ville du soleil, auraient pu re¬
connaître alors l’accomplissement de cette pro¬
phétie d’Isaïe : Le seigneur entrera en Egypte, et les
idoles seront ébranlées devant sa face , et le cœur de l’E¬
gypte se fondra au milieu d’elle 3 . Il y a quelque chose
d’admirablement providentiel, a dit mon frère,
1 Plusieurs écrivains pieux ont confirmé cette tradition. Voyez
Pailadé, Dorathée, martyr, Sozamène, saint Anselme, saint Bona-
venture, Lira, Denis le Chartreux, Testât, Ludolpbus, Barra-
dius, etc. Voyez, pour l’arbre évangélique d’Héliopolis, le sixième
volume de la Correspondance d’Orient.
» Isaïe, ch. XIX.
PALESTINE.
497
dans le passage du Christenfantau pays d’Égypte,
ce pays d’où était sorti Moïse , législateur d’un
grand peuple qui allait tomber par la seule puis¬
sance de l’enfant voyageur, ce pays d’où était
partie la mythologie universelle qui allait mourir!
Il y aurait un gros livre à faire si on voulait
suivre tous les grands hommes de guerre qui ont
passé par ce désert. On aurait à parler des princes
du Bas-Empire, des premiers lieutenants de Maho¬
met, des Saladin,desNourreddin, des Kélaoun;
mais quant à nous, voyageur de France, il nous
tarde d’arriver aux héros de notre pays qui ont
marqué par des victoires leur passage^ travers
les solitudes sablonneuses d’El-Arisch. C’est à
El-Arisch que Baudouin I, roi de Jérusalem,
mourut en revenant de son expédition d’Égypte.
Permettez-moi de reproduire ici le récit d’Albert
d’Aix, qu’on croirait emprunté, dit M. Michaud,
à l’Iliade ou à l’Odyssée, tant il est l’expression
fidèle des moeurs et de l’esprit des temps héroï¬
ques.
Baudouin avait été attaqué d’un mal violent
dans les entrailles. Le roi chrétien, sentant sa
fin approcher*, fait venir autour de lui ses
six cents chevaliers. Ceux-ci versent des tor¬
rents de larmes à la vue de leur chef mourant.
II.
32
PALESTINE.
498
« Mes chers compagnons d’armes, leur dit le roi,
vous qui avez souffert tant de maux, bravé tant
de périls, pourquoi vous laissez-vous abattre par
la douleur ? N’oubliez pas que vous avez besoin
de votre courage accoutumé. Songez que vous
ne perdez en moi qu’un seul homme, et que
vous avez parmi vous plusieurs guerriers qui me
surpassent en habileté. Ne vous occupez que des
moyens de retourner victorieux à Jérusalem et
de défendre l’héritage du fils de Dieu. Si j’ai
longtemps combattu avec vous, et si mes longs
travaux me donnent le droit de vous adresser
une prière, je vous conjure de ne pas abandon¬
ner mes ossements sur une terre étrangère, et
de les ensevelir près du tombeau de mon frère
Godefroi. Dès que je serai mort, Ouvrez mon
ventre, ôtez-en les entrailles, rempllssez-les d’a¬
romates, et vous transporterez ainsi mes restes
dans la ville que nous avons conquise par la vo¬
lonté dé Dieu. »
Les chevaliers répondirent au roi, en sanglo¬
tant, qu’il leur imposait une charge impossible à
remplir ; car, avec les grandes chaleurs qui ré¬
gnaient, il était difficile de conserver, de toucher
même un cadavre. Le prince croisé fit appeler
Addon, le cuisinier de sa maison. « Apprends,
• PALESTINE. 499
lui dit le roi, que je vais mourir; si tu m’aimes,
si tu m’as aimé vivant et en santé, conserve-moi
ta fidélité après ma mort; lorsque j’aurai expiré, tii
ouvriras mon corps avec le fer, tu le frotteras de
sel a 1 intérieur et à 1 extérieur, tu rempliras aussi
de sel mes yeux, mes narines, mes oreilles, ma bou¬
che; ne l’épargne pas. Tu enlèveras les intestins, tu
les rempliras de sel et d’aromates, tu envelop¬
peras le corps embaumé dans du cuir et des ta¬
pis, et ne refuse pas , comme les autres, de me
transporter à Jérusalem. » Le pauvre Addon,
promit tout à son maître en se précipitant à ses
pieds, qu’il couvrait de baisers et de larmes.
Ceux qui connaissaient Baudouin pour un
homme d’une haute sagesse, lui demandèrent
quel était l’héritier qu’il appelait à lui succéder.
Il désigna son frère Eustache, en cas que ce dernier
pût venir à Jérusalem, sinon ce serait Baudouin
de Bourg; ou enfin tout autre qui pût gouverner
le peuple chrétien, défendre la religion, demeu¬
rer ferme dans la foi, sans se laisser épouvanter
par l’ennemi, ni séduire par les présents. « Après
avoir dit ces mots, poursuit la chronique, l’homme
issu du plus noble sang de la Lorraine, terre de
sa naissance, le roi comble de gloire et toujours
victorieux, inébranlable dans la foi du Christ, le
PALESTINE.
500
vigoureux athlète de Dieu, rendit le dernier sou¬
pir, purifié de la confession du Seigneur, fortifié
par la communion du corps et du sang de celui
pour lequel il avait tant combattu. «Les dépouilles
mortelles du roi furent transportées a Jérusalem,
et déposées à côté du sépulcre de son illustre
frère. Longtemps après l’Arabe vit, près la ville
d’El-Arisch, un monceau de pierres qui re¬
couvrait les entrailles du roi de Jérusalem. Le
terrain sablonneux situé dans le desert sur la
route de Syrie, était encore appelé sable de Bau¬
douin, au temps de Saladin.
Il y avait six siècles que les bannières d’Europe
n’avaient flotté à travers le désert d’El-Arish. Le
simoun avait depuis longtemps peut-être emporté
le tumulus où furententerrées les entrailles de Bau¬
douin, quand du haut des pyramides l’aigle prit
son vol, etouvritlechemindudésertà une poignée
de braves pris dans cette armée qui, d’un bond,
s’était élancée des rives de la Seine à celles du Nil.
C’étaitle génie de la civilisation moderne qui vou¬
lait, lui aussi, reconnaître cette vieille route par où
tous les conquérants du monde antique avaient
passé. Il marchait sous les drapeaux de la France,
car les enfants de la France pouvaient se ressou¬
venir d’un chemin que souvent leurs pères avaient
PALESTINE.
501
suivi. Mais quelle différence entre les guerriers
du moyen âge et les guerriers de la révolution,
entre les croisades et l’expédition d'Egypte, entre
Godefroi et Napoléon ! Le temps a tout changé,
pensées, sentiments, projets; la Marseillaise au
lieu du chant des psaumes, et les blasphèmes au
lieu des oraisons récitées par les soldats de Jésus-
Christ. Il y a pourtant encore entre les hom¬
mes du présent et ceux du passé un grand trait
de ressemblance et qui indique la patrie com¬
mune : c’est la bravoure ! — La prise du château
d’El-Arisch fut le premier fait d’armes de cette
campagne de Syrie qui devait finir par un crime
et un malheur: Jaffa et Saint-Jean-d’Acre. Le
village d’El-Arish fut emporté par les troupes du
général Reynier qui marchait à l’avant-garde de
la colonne d’expédition. Le château, après une
résistance de plusieurs jours, capitula ; les ma¬
meluks n’arrivèrent à son secours que pour
se faire battre eux-mêmes et laisser libre et ou¬
verte à l’armée française la rouie de la Palestine
et de la Syrie.
Napoléon forme ainsi le dernier et brillant
anneau de cette chaîne de conquérants qui m’ap¬
paraissaient sur la route du désert. Napoléon n’a
fait que traverser l’Orieiit comme un météore, et
502
PALESTINE.
cependant il y a laissé des traces profondes. Le
nom de Boumbardé Sullan-Kébir est un nom po¬
pulaire dans ce pays, et les petits bédouins font
encore dans leurs jeux l’exercice militaire et la
charge à douze temps. Le génie de Napoléon
avait quelque chose d’oriental qui allait parfaite¬
ment à ces régiops lointaines, où jeune il avait
placé tant de rêves de gloire, et dont il airqait à
s’entretenir à son déclin; on trouve dans ses mé¬
moires de Sainte-Hélène plusieurs souvenirs de
l’Orient. Le désert excitait surtout en lui un in¬
térêt particulier ; il raconte qu’il pe le traversait
jamais sans une profonde émotion : c’était pour
lui l’image de l’infini, j’espace sans limites et
sans fin, un océan de pied ferme. Il ne manquait
pas de faire observer dans l’occasion que Napo¬
léon signifie le lion du désert.
Il convient de dire quelques mots sur cette
place d’El-Arisch', dopt le nom est écrit avec
gloire dans l’histoire de la France. El-Arish a
succédé à l’ancienne Rhinocolura ; cette ville fut
ainsi appelée , selon Strabon, parce qu’elle eut
pour premiers liabitants des hommes à qui on
avait coupé le nez; un roi d’Éthiopie ayant fait
une guerre contre l’Égypte, au lieu de mettre à
mort ceux qu’il avait .vaincus , les mutila de
PALESTINE.
503
cette manière, et les établit dans ce lieu séparé
du reste du monde; il espérait que la difformité
de leur visage les empêcherait de retourner dans
leur patrie. A l’époque de la première croisade,
El-Arisch était une ville entourée de remparts
flanqués de tours. Baudouin et sa troupe y trouvè¬
rent abondamment du vin, des grains, de l’huile,
de la viande, des poissons, de l’or et de l’argent ;
à 1 approche des guerriers francs, les habitants
d’El-Arisch s’étaient enfuis et avaient laissé leur
cité à la discrétion de l’armée chrétienne. Après
avoir pillé El-Arisch, 4es croisés la détruisirent
entièrement. Rhinocolura n’est plus aujourd’hui
qu’un pauvre village habité par six cents fa¬
milles arabes, négligeant la culture pour garder
les troupeaux ou conduire les chameaux. A vingt
minutes de distance d’El-Arisch, non loin du ri¬
vage de la mer, est une belle forêt de palmiers au
milieu desquels vivent une centaine de fellahs; ce
lieu, appelé les Dattiers, est presque une oasisj
on y cultive les légumes et surtout d’excellentes
pastèques 5 une source d’eau potable jaillit dans
ce jardin, qui offre de l’herbe aux chameaux et
aux brebis ; les oiseaux aquatiques s’y montrent
par milliers. Dans le sombre désert de sables
mouvants, cette forêt de palmiers est le seul en-
504
PALESTINE.
droit où le voyageur puisse reposer ses yeux fa¬
tigués de l’aspect monotone de la route.
Le village de Grem, situé à quinze lieues au
nord du Caire, est, du côté du midi, la limite du
désert d’El-Arisch. A Grem, l’Égypte commence,
l’Égypte avec ses plaines immenses parsemées de
petits villages entourés de palmiers, avec sa
terre noire, grasse, féconde, sa terre tous les
ans inondée par ce grand fleuve qui porte
dans ses flots les trésors de Méhémel-Ali. Aboud-
Hamé, Bilbeis, Zoamé, Khan-Ka, El-Ménager,
sont les noms des villages que nous avons tra¬
versés en venant de Grem au Caire. Je n’ai
trouvé dans ces bourgs que des vieillards et des
enfants à figures décharnées, au teint livide; de
misérables haillons les couvrent, la faim les dé¬
vore; ils gémissent, ils pleurent leurs fils, leur
époux, leur père, que Méhémet-Ali leur a pris
pour son armée. Que de misères ! je n’avais rien
vu de pareil, ni dans l’Asie Mineure, ni dans la
Syrie, ni dans la Palestine ; mais je reviendrai sur
l’Egypte de Méhémet-Ali je n’ai voulu qu’indiquer
en passant ma première impression en mettant
le pied sur le sol égyptien. Les grandes pyrami¬
des de Chéops et de Céphren apparaissaient au
loin à travers de légers brouillards aux mille
PALESTINE.
505
couleurs ; en voyant ces monuments gigantes¬
ques des Pharaons, je me rappelais ces belles pa¬
roles de Bossuet : Quelque effort que fassent les hom¬
mes , leur néant paraît partout. Ces pyramides sont
des tombeaux, et les rois qui les ont bâties n'ont pu
jouir de leur sépulcre !
Un beau régiment de cavalerie, dont les armes
resplendissaient sous les rayons du soleil, s’exer¬
çait à la manœuvre dans la plaine où fut Hélio-
polis. Nous voyions à une lieue de distance, à
notre droite, une magnifique allée d’acacias ; à
l’extrémité de cette avenue d’arbres, s’élève le
palais de Méhémet-Ali, mais l’épaisse et noire
fumée de plusieurs fabriques nouvelles nous dé¬
robait la vue de la demeure du vice-roi. Des chefs
militaires, des ministres avec leurs costumes
chamarrés d’or, sortaient du Caire montés sur
de superbes chevaux arabes dont les houpes
étincelaient de pierreries ; ils allaient offrir leurs
hommages au maître de l’Égypte et recevoir ses
ordres. Tout cela présentait un affligeant con¬
traste avec les nombreux fellahs à demi nus
qui, pâles de frayeur en voyant ces brillants
cavaliers, s’éloignaient du chemin pour les laisser
passer. Un quart d’heure avant d’arriver au Caire,
nous traversâmes le champ des morts des musul-
506 PALESTINE.
mans; c’est une vaste étendue de terre toute cou¬
verte de tombeaux de pierres jaunâtres; il n’y a
ni arbre ni ruisseau, pas un brin d’herbe dans ce
lieu désolé; quel effroyable cimetière ! vous n’y
voyez que la mort, rien que la mort! Il nous
fallut rester une demi-heure au milieu de cette
nécropole : nous attendions un de nos chame¬
liers dont la monture ne pouvait plus avancer.
Un grand nombre de vieillards, de femmes et
d’enfants arabes vinrent dans le cimetière pen¬
dant que nous y étions ; ils célébraient la fête
du Beyran; les croyants répandaient sur les
tombes de la chaux délayée, et nous ne vîmes
plus, au bout d’un instant, que des sépulcres
blancs, sur lesquels se montraient des fleurs rou¬
ges, bleues, et quelques branches de palmiers.
Ce champ des morts, qui, en un moment,
venait de prendre une sorte de riant aspect, sem¬
blait nous offrir une image tristement fidèle de
ce qu’on appelle la civilisation de l’Égypte;
d’après ce que nous en avons vu en Syrie et
d’après le spectacle que nous avons eu sous
les yeux depuis Khan-Ka jusqu’aux portes du
Caire, ne pouvons-nous pas dire déjà que l’ɬ
gypte d’aujourd’hui n’est qu’un vaste sépulcre
blanchi ?
PALESTINE.
$07
Adieu, mon cher ami, je ne puis continuer à
vous écrire ; il est minuit, ma lampe est sur le point
de s’éteindre, je devrais dire ma chandelle, car
ce n’est qu’une pauvre chandelle qui tire à sa fin,
et que je ne puis renouveler parce que tout dort
dans l’hôtel où je suis. Le Caire est un lieu
de repos pour moi, il est temps que je respire ;
j’ai marché, presque sans m’arrêter, cinq mois
et demi ; je suis venu de Constantinople au
Caire à travers l’Asie Mineure, la Mésopotamie,
la Syrie, la Palestine et le désert de Gaza; je
viens de faire près de mille lieues à cheval ou
à chameau. Mes courses en Égypte ne seront
pas longues ; je m’attacherai dans ce pays plus
à l’étude de l’homme qu’à l’étude des monu¬
ments, qui sont devenus des lieux communs.
Jusqu’ici les voyageurs ne se sont guère occu¬
pés que des restes magnifiques de l’empire des
Pharaons, et ont négligé les pauvres habitants
de la province du Delta ; je me propose donc
d’étudier particulièrement le caractère, les ha¬
bitudes, les mœurs des fellahs (paysans), qui
sont les débris vivants de l’ancienne Égypte.
Le fellah est un monument vivant plus an¬
cien que les pyramides, plus ancien que Thè-
bes ; en m’enfermant dans les cabanes du Delta,
508 PALESTINE.
face à face avec ces pauvres Égyptiens, j’appren¬
drai peut-être plus de choses nouvelles que si
je remontais le Nil jusqu’à la cinquième cata¬
racte.
BASSE ÉGYPTE.
509
LETTRE XXXV.
État présent de la basse Égypte. — Avenir de l’Orient
A M. MICHADD.
Alexandrie % 2 avril 1838.
En arrivant au Caire au mois de décembre
dernier, je voulus d’abord connaître les établis¬
sements d’instruction que le vice-roi y a fondés.
Quand on veut régénérer un peuple, on com¬
mence par l’éducation ; car une génération a tel
ou tel caractère, selon le genre d’enseignement
qu’on lui donne : c’est l’éducation qui est la source
de tout, qui décide tout.
Je fus présenté à Mouktar-bey, ministre de
l’instruction publique. Mouktar-bey est Macé¬
donien comme Méhémet-Àli, et, comme lui,
né à la Cavale; il a été élevé à Paris, où il a de¬
meuré dix ans. Mouktar-bey retourna en Égypte
à l’époque de l’expédition d’Ibrahim-pacha en
510
BASSE ÉGYPTE.
Syrie ; il fit cette campagne en qualité d’aide
de camp du fils de Méhémet-Ali. Plus tard on
le nomma major général de l’armée de Syrie.
Ce grade fut donné à Soliman-pacha (M. Sèves)
lorsque Mouktar-bey fut appelé aux fonctions
qu’il exerce maintenant. De tous les musulmans
attachés au gouvernement égyptien, aucun ,
mieux que Mouktar-bey, ne serait à la hauteur de
ce poste important; ne croyez pas toutefois que
Mouktar-bey soit un homme de génie; les hom¬
mes de génie sont rares dans tous les pays du
monde, mais le sont encore plus dans l’Egypte
nouvelle. Toutefois le long séjour de Mouktar-bey
dans la capitale de France, les études qu’il y a
faites, l’ont mis sur le chemin de nos idées, de
notre civilisation; il peut diriger utilement, dans
la carrière de l’enseignetnent, la jeune généra¬
tion égyptienne. Je demandai à Mouktar-bey la
permission de visiter les écoles; une circulaire
me fut délivrée par son ordre ; et j’ai pu me pro¬
curer , auprès des professeurs, tous les renseigne¬
ments que je désirais 1 .
L’école d’Abouzabel, que vous avez visitée.au
mois d’avril 1831, a été fondée, vous le savez,
• Mouktar-bey est mort au mois d'octobre 1839. Il n’avait que
rente-cinq ans.
BAS3Ë ÉGTPtË. Sll
par le docteur Clot-béÿ. Cette école A été trans¬
férée à Kars-el-Aïm, vaste établissement peu
éloigné du Caire et situé dans les beaux jardins
où s’élève le palais d’Ibrahltn-pacha. Ou trouve
aujourd’hui à AboUzabel Uhe école préparatoire;
on y place les élèves qui sortent des écoleS pri¬
maires établies sur plusieurs points de la basse
Egypte. Lé nombre de ces élèves varie de quinze
cents à deux mille. Ces enfants, dont la plupart
appartiennent aux famillesdes fellahs et quelques-
unsàdesfâmilleSCircassiennes,Sontnourris,vêtus,
élevés aux frais du pacha. Disons en passant que
tous ces enfants des écoles ne rentrent pas dans
leurs foyers après la fin de leurs études; ils sont
exclusivement réservés à tout ce qui touche le
gouvernement de Méhémet-Ali; ceS élèves sont
àu service du vice-roi, comme les soldats qu’il
prend pour son armée. Méhémet-Ali a établi au¬
tour de lui un enseignement public, pourquoi?
pour avoir des Officiers, des administrateurs,
des médecins, et non point pour éclairer léS po¬
pulations égyptiennes et mettre les bienfaits de
Fédueation à la place d’ütie ignorance féconde
en misère. Ort peut dire qu’il n’y a rien de
moins public en Égypte que cette instruction
qu’on appelle instruction publique.
5f2 BASSE ÉGYPTE.
Continuons nos détails sur l’enseignement.
L’école d’Abouzabel donne les premières notions
d’arithmétique, d’algèbre, les premières notions
des langues arabe, turque et persane. Les élèves
d’Abouzabel entrent plus tard dans les écoles spé¬
ciales.
Dès l’origine des nouvelles écoles en Égypte,
les Européens, charges de leur direction, firent
sentir au vice-roi la nécessité de l’enseignement
de la langue française; les voies de l’intelligence
auraient été plus largement ouvertes, si on avait
fait de la langue française la base fondamentale
de l’instruction. Le pacha repoussa cette propo¬
sition; notre langue ne fut point, il est vrai,
proscrite, mais l’usage qu’on en fit n’était point
conforme au plan présenté par les professeurs
français. Je ne pense pas que la connaissance de
notre langue eût été bien nécessaire aux jeunes
gens destinés au métier de la guerre, mais elle
était indispensable aux élèves de l’école de mé¬
decine et de l’école polytechnique. J’ai vu, à
l’école de Kars-el-Aïm, une cinquantaine d’en¬
fants assistant à un cours de physique fait par
M. Perron; à mesure que les paroles scientifiques
sortaient de la bouche du professeur français,
un musulman, qui a fait ses études à Paris, les
BASSE ÉGYPTE. 8J3
traduisait en arabe : Est-il possible que des élèves
comprennent parfaitement une science exacte en¬
seignée de cette façon? Ce que je dis du cours de
physique, on peut le dire aussi de l’anatomie,
de la chimie, de la physiologie, qui sont ensei¬
gnées de la même manière. Il est évident que ces
jeunes gens ne pourront jamais pousser bien loin
toutes ces sciences, parce qu’ils ignorent la langue
dans laquelle les leçons et les démonstrations sont
écrites. On me répondra qu’il existe quelques ou¬
vrages scientifiques traduits en arabe, mais la
marche des sciences est soumise à de constantes
découvertes ; ce qui est bon aujourd’hui court
risque d’être arriéré demain; personne n’ignore
tout le chemin qu’ont fait les sciences en Eu¬
rope depuis un demi-siècle seulement.
L’école de Kars-el-Aïm a trois cents élèves.
Jusqu’ici on ne cite aucun homme remarquable
qui soit sorti de cette école. Du reste, les diffi¬
cultés qui ont été vaincues étaient grandes; il a
fallu surtout bien de la patience pour former un
cours d anatomie; les chefs de la religion ont
longtemps protesté contre ce qu’il y avait de pro¬
fane à leurs yeux dans la dissection des corps, et
les élèves reculaient devant ce genre d’étude ;
leurs scrupules se sont peu à peu dissipés. Les
514 BASSE ÉGYPTE,
dissections ne se firent d’abord que dans des lieux
désepts ; maintenant elles ont lieu devant tout
le m’ftnde, et les étudiants de l’école de méde¬
cine promènent saps répugnance le scalpel sur les
cadavres; ils apprennent l’anatomie tout comme
ils apprennent le tnrc ou le persan. On n’est pas
aussi avancé sous ce rapport à Constantinople;
on y a vainement essayé d’introduire l’anatomie
dans le* écoles. Un hôpital militaire est atta¬
ché à l’école de Kars-el-Àïm; les maladies les
plus çqmmupes sont l’ophthalmie, la dyssente-
rie, etc.
L’écqle du génie, à Boulac, est une des plus
importantes de l’Égypte ; elle a pour directeur
un Arménien fort distingué qui se nomme Haké-
kin, et qui a fait ses études à Londres. L’école
du génie se compose de deux cent vingt-cinq
élèves ; elle se partage en trois divisions : la pre¬
mière » la division centrale, n’a que vingt-deux
élèves; la deuxième, celle des mécaniciens, en
a trente-six ; la troisième en a cent soixante-sept;
elle est formée d’élèves venus d’Abouzabel; ces
derniers suivent un cours d’application numé¬
rique et géométrique, un cours de dessin linéaire
et de géographie; ils apprennent aussi l'arabe et
le turc. Un programme très-étendu a été fait pour
BASSE ÉGYPTE. 518
la division centrale, destinée à fournir des pro¬
fesseurs et des répétiteurs à l’école de Boulac. La
division des mécaniciens, dont les élèyes sont
destinés au service des fabriques, a son pro¬
gramme à part. L’école, dans son état normal,
fournira chaque année soixante-quinze élèves qui
seront envoyés aux écoles d’artillerie, de mariqe,
des ponts et chaussées et des mines. Cet établis¬
sement de Boulac a cinq professeurs arabes qui
ont étudié en Europe; ces cinq professeurs reçoi¬
vent à leur tour des leçons d’un élève de l’écoje
Polytechnique de Paris,
L’école des langues, établie au Caire dans le
quartier de Lesbekieh, compte trois ans d’exis¬
tence; elle se compose de cent cinquante élèves;
on y enseigne l’arabe, le turc, le persan et le
français. Les élèves ont'fait des progrès rapides
dans notre langue. La première section parle et
écrit le français assez bien ; c’est là l’école des
traducteurs ; les élèves ont déjà traduit en arabe
quelques ouvrages de science et de littérature.
L’école de médecine vétérinaire, d’abor4 éta¬
blie à Rosette, est maintenant à Choubra, non
loin du palais du vice-roj. Cette école est tou¬
jours dirigée par M. Hamon, élève distingué de
l’école d’Alfort. Le nombre des élèves de l’école
516
BASSE EGYPTE.
vétérinaire de Choubra est de soixante; on y voit
quatre professeurs français.
L’école d’artillerie à Toura, village situé à deux
lieues du Caire, sur la rive droite du Nil, est
sous la direction de M. Brunod, saint-simonien,
et compte trois cents élèves. Citons aussi l’é¬
cole de cavalerie, située au village de Gizeh ,
bâti sur la rive gauche du fleuve. Cette école
de cavalerie, dirigée par M. Varrin, son fon¬
dateur, est une de celles que le pacha protège le
plus; car, avant tout, ce sont des soldats que
veut le vice-roi. L’école de cavalerie existe depuis
six ans ; elle a déjà fourni des officiers pour le
cadre de deux régiments. Jusqu’ici les Turcs
avaient seuls le privilège d’obtenir des grades
dans l’armée égyptienne; les esclaves géorgiens,
qu’on appelle mameluks, étaient proclamés offi¬
ciers en sortant du palais de Méhémet-Ali avec
leur firman de liberté; l’Arabe ne pouvait pré¬
tendre à aucun avancement : maintenant il peut
devenir chef de bataillon, mais rien de plus.
N’oublions pas l’école d’infaqterie de Damiette,
fondée, il y a quatre ans, par Soliman-pacha.
Un Piémontais appelé Boligno la dirige en ce
moment. Boligno a été récemment promu au
grade de colonel, en récompense de ses bons
BASSE ÉGYPTE. gf7
services. Les élèves de Damiette sont au nom¬
bre de quatre cents; ils arrivent des écoles
primaires. L’an dernier, cent vingt-sept officiers
sont sortis de l’école de Damiette ; il en est sorti
cette année quarante-huit seulement. Le Koran
est enseigné dans tous les établissements dont il
vient d’être question. Les écoles purement mu¬
sulmanes qui étaient attachées aux mosquées du
Caire, sont tombées tout à fait. Celle delà mos¬
quée d’El-Hazar, que vous avez visitée en 1831,
subsiste seulement encore, mais elle est dans un
état qui annonce une ruine prochaine.
De toutes les créations nouvelles de l’Égypte,
celle qui fait le plus d’honneur au vice-roi, ou
plutôt à Clot-bey, car ce fut ce dernier qui en a
eu d’abord la pensée, c’est, sans contredit, l’hô¬
pital civil. Il n’a que deux mois d’existence. Il y
avait au Caire l’hôpital du Moristan, fondé de¬
puis six cents ans par le sultan Kaloun, mais cet
établissement était devenu, dans ces derniers
temps, un cloaque immonde où l’on retenait
dans la boue quelques centaines d’aliénés; les
malades y trouvaient une mort certaine au lieu
du rétablissement de leur santé. Les indigents,
les infirmes , sont parfaitement soignés dans
1 hôpital civil. Nous n’avons vu que des fem-
518 BASSE ÉGYPTE.
mes et quelques vieillards dans le nouvel hos¬
pice. Les hommes jeunes s’imaginent que cet
hôpital est encore un piège que leur ténd Méhé-
met-Âli, pour les prendre et les enrôler dans
l’armée ; mais ces craintes se dissiperont bientôt,
et cet établissement de charité restera, je le ré¬
pète , comme une des plus belles choses qu’ait
faites l’Êgypte moderne. Dans l’hôpital civil se
trouve l’école d’accouchement, fondée tout ré¬
cemment. C’est un Provençal, M. Cesson, méde¬
cin habile, qui est chargé en ce moment de la
surveillance de l’hôpital civil et de la direction
de l’école d’accouchement.
Les médecins ne pouvaient entrer dans les ha¬
rem pour accoucher les femmes ; elles repous¬
saient leur secours, et souvent les pauvres reclu¬
ses étaient victimes de l’ignorance des matrones
du Caire. 11 fallait donc des accoucheuses : Clot-
i>ey en fit sentir l’importante nécessité au vice-
roi. Celui-ci permit à Clot-bey d’acheter au bazar
quelques jeunes filles du Sennar, car il ne fallait
pas songer, de prime abord, aux femmes du
pays. Le docteur français acheta au marché dix
négresses et dix Abyssiniennes. On fit venir de
Paris une maîtresse accoucheuse pour instruira
les jeunes novices. Elles ont fait des progrès re-
BASSE ÉGYPTE. 519
marquables en très-peu de temps. Gn leur ensei¬
gne les langues arabe, turque et française. Une de
ces jeunes Abyssiniennes a montré surtout une in¬
telligence extraordinaire; elle se nomme Fatmé.
La fille du vice-roi voulut recevoir de l’Abyssi-
nienne des leçons d’anatomie. Fatmé se rendit aü
vœu de la princesse; elle se munit de plusieurs
pièces anatomiques* et les démonstrations qu’elle
donna à la fille de Méhémet-Ali furent faites avee
tant de précision et de clarté, que la princesse en
fut ravie. Elle dit les choses les plus gracieuses à la
jeune Abyssinienne, et, lorsque celle-ci se dispo¬
sait à sortir du palais, la princèsse lui dit adieu
en l’appelant effendi, c’est-à-dire lettrée. Jusqu’à
ce jour, ce titre n’avait été porté que par des
hommes. Voilà une innovation curieuse qu’un
saint-simonien pourrait regarder Comme lfe si¬
gnal d’une ère de grandeur pour les femmes d’O-
rient.Des dix Abyssiniennes, il n’en est resté que
cinq : les autres sont mortes phthisiques ; celles
que nous avons vues paraissent très-souffranteà,
et M. Cesson me disait qu’ily en avait deux surtout
qui étaient perdues. Quelques négresses ont aussi
succombé au mal de poitrine. Ainsi , le climat
d’Égypte, si favorable aux poitrinaires d’Europe,
ce climat où la phthisie est à peine connue parmi
520
BASSE ÉGYPTE.
les indigènes, attaque les poumons des Abyssi¬
niens et les tue. Les figures de ces étrangères ,
quoique cuivrées, ont une expression de dou¬
ceur et de mélancolie qui intéresse. On est par¬
venu à instruire, dans l’école d’accouchement,
une trentaine de jeunes filles appartenant aux
familles des fellahs ou aux familles pauvres du
Caire. Ces jeunes filles font un bien immense
dans la cité; elles sont à la fois médecins et
sœurs de charité.
Disons maintenant que tous ces établissements
nouveaux se ressentent de la précipitation avec
laquelle ils ont été créés. Il est facile de voir que
les écoles de l’Égypte reposent sur des fonde¬
ments peu solides. Tout a été élevé comme
par enchantement, mais toujours quelque chose
y manque. Le gouvernement ne fournit pas aux
professeurs les moyens nécessaires pour faire
marcher les choses comme ils le voudraient. L’ad¬
ministration supérieure des écoles est dirigée par
des Turcs ignorants qui ne comprennent rien aux
observations qui leur sont soumises. L’Arabe
qu’on instruit dans ces écoles est véritable¬
ment intelligent; il est prompt à saisir ce qu’on
lui enseigne, mais on lui reproche de ne pas
avoir l’amour de l’étude, et d’être peu accessible
BASSE ÉGYPTE. 521
3 1 émulation. Si, au lieu de lui donner des coups
de bâton pour le faire travailler, on l’excitait
par des encouragements, des récompenses, nous
croyons qu’on obtiendrait des résultats meilleurs.
Observons aussi que l’Arabe manque, en Égypte,
des conditions nécessaires pour le progrès dans
les études. Une fois sorti de l’école, il ne cher¬
che jamais à revenir sur ce qu’il a appris, à
approfondir ses connaissances. Et comment le
ferait-il? L’homme ne peut étendre son instruc¬
tion qu’en vivant avec des hommes qui en sa¬
chent plus que lui ; lorsqu’un esprit à peine sorti
de sa rouille vient se replacer au milieu de la
barbarie, il doit nécessairement perdre au lieu de
gagner.
Nous craignons donc que tous ces établisse¬
ments d’instruction ne soient que de faibles
et d’inutiles ébauches de civilisation,, pâles em¬
prunts, vaines images qui disparaîtront quand
l’homme étonnant qui gouverne l’Égypte aura
cessé de vivre; car, il faut le dire, il n’y a que
Méhémet-Ali, il n’y a que lui seul ep Égypte;
tous ces hardis efforts sont l’affaire d’un seul
homme : après lui, plus rien. Tous les musul¬
mans qui sont à la suite du vice-roi ne sont bons
qu’à laisser dépérir les oeuvres du pacha. Une
522
BASSE ÉGYPTE.
chose qu’il est important de dire, une chode
qu’il faut qu’on saches c’est que tout ce qui s’est
accompli en Égypte sous Méhémet-Ali, l’a été par
des Français; quelques n6ms italiens se rencon¬
trent sur cette glorieuse liste de nos compatriote^,
mais pas un Seul nota anglais. Les hotataes dé
la nation britannique feignent de reprocher aux
Français, comrfte une sorte de dégradation/ l’ha¬
bile concours qu’ils donnent au pacha:
La France* qui à coutume de laisser des ger¬
mes féconds partout où elle passe, avait touché
le sol de l’Égypte à la fin du demie! siècle, et
de ses drapeaux victorieux s’étaient échappée!
des semences immortelles. N’était-il pas natu¬
rel que lès Français de notre époque allassent
achever l’œuvre commencée par nos pètes? Lors¬
que le inarchand dé tabaè de la Càvalé s’occupa
de relever* pour son compte,’ l’èmpire des Pha¬
raons, et véùlut mettre à profit les conquêtes
intellectuelles de l’Occident, c’est vers la France
qu’il tourna ses regards; des hommès partis
de notre pays, sf attachant à la fortuhe de Mé¬
hémet-Ali, ont marqué lëurs traces en Égypte
par les rapides et grandes créations que nous
n’avons pu qu’indiquer. L’Êgypte nouvelle /
avec son armée de terre de cent cinquante
BASSE ÉGYPTE.
523
mille hommes , avec ses écoles , ses fabriques»
ses manufactures de tous genres, ses arsenaux $
ses chantiers, d’où sont sortis onze vaisseaux de
ligne, sept frégates, trois corvettes, sept bricks ,
deux bateaux à vapeur; l’Égypte nouvelle» di¬
sons-nous, a été l’œuvre d’une puissante ^vo¬
lonté, secondée par le génie de la France. Ainsi,
les derniers temps auront travaillé à nous faire »
du côté des pyramides, une renommée comme
les vieux temps nous l’ont faite du côté du Li¬
ban et de Jérusalem.
Nous venons de signaler les grandes œtivreà
de Méhémet-Ali, et noüs l’avons fait avefc em¬
pressement; certes, il serait bien difficile de ne pas
être frappé, dans ce paysj des changements qui s’y
Sont opérés depuis quinze ans. Pour s’assurer de
la haute capacité de Méhémet-Ali, il suffirait de
considérer son point de départ èt son point afc-
tuel. Il vint au monde dans une pauvre ville
de Macédoine. Lors de l’invasion française en
Égypte, l’ariondissement de la Cavale fut appelé
à contribuer pour sa part à l’expulsion des nou¬
veaux maîtres des botds du Nil ; il mit sur pied
trois cents homtneé, et Méhémet-Ali fut plafcé à
leur tête. La petite troupe macédonienne suc¬
comba à la bataille d’Aboukir. Méhémet-Ali,
524 BASSE ÉGYPTE.
échappé au désastre des siens, reste en Égypte et
se met au service des mameluks ; il devient bin-
bachi(chef de mille hommes); puis il est nommé
chef de la police du palais. Méhémet-Ali, à force
d’intrigues, parvient à être le chef secret de quel¬
ques centaines d’Albanais venus en Égypte pour
repousser l’invasion française. Enfin le l ,r mars
1802 vit l’extermination des mameluks, les an¬
ciens dominateurs de l’Égypte. Cet effroyable
massacre fut l’œuvre de la trahison de Méhémet-
Ali. Assassiner une troupe d’hommes qu’on in¬
vite à un festin pompeux, quel guet-apens! cela
fait frémir! Vous rompez le pain et le sel avec les
mameluks, vous buvez le café, vous fumez avec
eux le chibouk, et puis, au moment où ils se ré¬
jouissent du bon accord qui règne entre eux et
vous, vous les tuez tous dans un étroit défilé !
Quelle affreuse violation de la sainte loi de l’hos¬
pitalité? Oui, cette scène de carnage restera dans
votre histoire, comme une tache de sang que
rien ne pourra laver. Le crime combiné, préparé
de longue main, ne s’excusa jamais. C’était, dit-
on, un duel à mort entre les mameluks et Mé¬
hémet-Ali; celui-ci exécuta ce que les autres
voulaient faire. Ce serait une facile et déplorable
manière de justifier les atrocités des ambitieux.
BASSE EGYPTE. 525
Méhémet-Ali fît lâchement égorger les mameluks
parce qu’il redoutait leur influence et qu’il les
regardait comme de grands obstacles sur son
chemin. Or, l’histoire n’a pas coutume d’épar¬
gner ceux qui commettent des forfaits pour se
débarrasser d’importuns rivaux.
Avant l’avénement de Méhémet-Ali à la vice-
royauté, la vallée du Nil était sans cesse trou¬
blée par le brigandage des Arabes bédouins : le
voyageur ne pouvait aller saluer les pyramides
sans une nombreuse escorte. Méhémet-Ali a
établi l’ordre et la sécurité en Égypte en détrui¬
sant les bandits. L’influence de cette puissante
autorité s’est étendue jusque dans le cœur du
grand désert de Syrie, où nous avons vu les bel¬
liqueux Anézés plus traitables par la seule crainte
du nom du maître de l’Égypte. Le vice-roi a
pris vingt mille enfants musulmans et les a pla¬
cés dans les écoles. Les environs du Caire étaient
couverts d’amas d’immondices; nous y voyons
maintenant une campagne admirable et produc¬
tive. L’introduction de la culture du coton, la
plantation d’un nombre infini d’oliviers et de
plus de trois millions de mûriers, l’impulsion
nouvelle donnée à l’agriculture dans toutes ses
branches, ne doivent pas être passées sous si-
526
BASSE ÉGYPTE.
lence. Mais que d’argent il fallait à cet homme
pour accomplir tant de choses en si peu de
temps, à cet homme toujours obligé d’avoir
une nombreuse armée sur pied pour se tenir sur
la défensive ! Les paysans des bords du Nil ont
été pressés comme une éponge. Il n’est pas d’a¬
vanie, pas d’oppression terrible qui n’ait pesé
sur eux.
« Nous admirons volontiers Méhémet-Ali, a
» dit quelque part votre jeune collaborateur en
» parlant du pacha, pour avoir, de sa forte main,
» pétri l’Égypte à sa guise, établi l’unité de son
» pouvoir sur les ruines de divers partis, et créé
» rapidement tout ce qui a coutume de soutenir
b un empire ; nous admirons l’aigle qui a su se
b bâtir un nid bien haut, afin de le dérober aux
» attaques de la plaine, mais nous reconnaissons
b avec effroi les ossements des colombes et des
b passereaux, les restes des victimes avec les-
» quels le tyran des airs a construit sa demeure
» au-dessus des monts. »
J’ai parcouru le Delta sur plusieurs points ;
je suis venu d’abord du Caire à Alexandrie en
descendant le Nil dans une khange, et je me suis
arrêté dans les villages situés sur les rives du
grand fleuve; je me suis rendu par terre d’Alexan-
BASSE ÉGYPTE. 527
drie à la capitale de l’Égypte, et j’ai rejoint en¬
suite l’antique ville des Ptolémées, en passant par
Damiette et Rosette. Mon unique but dans ces
courses diverses était d’étudier Fétat présent du
Delta. le dirai ce que j'ai vu et appris.
J’ai lu et relu, dans un village de la basse
Égypte, le chapitre plein d’intérêt et de vérité
que vous avez consacré, dans la Correspondance
d’Orient, à l’étude de l’administration des terres
dans le Delta. Quoique cette administration soit
mobile et changeante, elle est cependant restée
au fond ce qu’elle était en 183t. Vous avez expli¬
qué le plus clairement possible les fonctions de
ces loups cerviers connus ici sous les noms de
moudir, mamour, nazrr, cheik-el-beled, saraf, cha-
heds. Tous ces personnages, qui spéculent sur
la sueur et le sang du peuple, sont toujours là et
n’ont rien changé à leur manière de traiter le fel¬
lah. J f ajouterai donc à votre beau travail sur le
Delta quelques faits que j’ai recueillis de la bou¬
che des personnes les plus dignes de foi, et ceux
que j ? ai observés moi-même dans mes courses à
travers la basse Égypte.
Le feddam, mesure agraire de l’Égypte, ré¬
pond à peu près à notre arpent. Avant le gou¬
vernement de Méhémet-Ali, le feddam avait
528 BASSE ÉGYPTE.
quatre cents kassabehs en surface; des ordon¬
nances successives du pacha l’ont réduit à trois
cent trente-trois et un tiers. La longueur du
kassabeh était de sept pics 1 , aujourd’hui elle
n’est guère plus que de six pics : de cette ma¬
nière, un terrain de cent feddams, il y a quelques
années, en représente à présent plus de cent vingt-
cinq. Voilà comment le pacha s’arrange pour mul¬
tiplier le min ou impôt forestier. Le terme moyen
de la taxe territoriale est de 75 piastres (15 francs
75 centimes). Indépendamment de la taxe terri¬
toriale, fixée à 75 piastres, le fellah est tenu de
donner au gouvernement deux tiers d’okhes de
beurre; dans les lieux où il n’y a pas de beurre,
on donne du miel ou de la chandelle de suif en
proportion. S’il arrive que le fellah ne puisse
payer ni les 75 piastres, ni le beurre, ni le miel,
ni la chandelle, le gouvernement passe tout cela
en compte au fellah, et déduction est faite lors¬
que le pauvre diable reçoit le montantdu blé, du
riz ou du coton, qu’il vend au pacha. On compte
en ce moment, dans la haute et basse Égypte, qua¬
tre millions de feddams de terres cultivables; il y
en a environ un million de feddams non cultivés;
4 Le pic est de deux pieds et quatre pouces.
BASSE ÉGYPTE. 529
mais le fellah n’en paie pas moins le miri. L’année
dernière , cent cinquante mille feddams n’ont
pas été cultivés; mais le gouvernement n’a pas
perdu ses droits. L’impôt territorial forme la
moitié des revenus du vice-roi. On distribue à
chaque famille de chaque village un certain
nombre de feddams, susceptibles ou non sus¬
ceptibles de culture; la taxe est imposée, la
famille obligée de travailler; des coups de bâton
suivraient la moindre observation de la part du
fellah.
Tous les revenus publics de l’Égypte sont
érigés en assolles ou fermes, excepté toutefois le
coton : le pacha s’est réservé le monopole exclu¬
sif de cette branche importante de l’agriculture de
l’Égypte. Le pacha divise lui-même le coton pro¬
duit par le travail du fellah en trois qualités ; il a
fixé cette année la première qualité à 200 piastres
les trente-six okhes (l’okhe équivaut à un peu plus
d’un kilogramme); la seconde à 150 piastres,
et la troisième à 120. Quand le pacha vend le
coton aux négociants, il ne reconnaît plus qu’une
seule qualité. Le pacha oblige les fellahs de lui
vendre le riz à 400 piastres le darib 1 , et le
i Le darib vaut deux ardebs : l’ardeb est de cent vingt cinq okhes.
84
H.
530
BASSE ÉGYPTE.
revend ensuite aux paysans au prix de 800 pias¬
tres. Nous mentionnerons encore le blé, ainsi que
tous les grains qui entrent dans les greniers d’en¬
trepôt, immédiatement après la récolte. Les fel¬
lahs rachètent tout au pacha à un prix deux fois
plus élevé que celui qui leur avait été fixé par le
visir. Il y a ensuite des impositions toutes parti¬
culières. On compte en Égypte environ quatre
millions et demi de dattiers. Le terrain où croît le
palmier paie d’abord une taxe forestière ; chaque
arbre de cette nature t paie en outre une piastre, le
fruit paie un autre droit ; la grappe, où le fruit
est suspendu, paie un droit ; le tissu du tronc,
dont on fait des cordes, est soumis à un droit;
les feuilles, avec lesquelles on fait des couffes de
riz, paient un droit ; les fabricants, les cordes
et les couffes, paient à leur tour un droit. Cela
ferait rire» si on ne songeait d’abord que ces im¬
pôts» qu’on ne saurait qualifier, sont la cause
des douleurs et de la profonde misère du peuple.
En Égypte» vous le savez, il n’y a presque pas
de bois de chauffage. Un grand nombre de
femmes de paysans sont continuellement occu¬
pées à pétrir avec leurs mains la fiente des ani¬
maux; elles en font ensuite de petites mottes
rondes. Ces mottes, desséchées au soleil, brû-
BASSE ÉGYPTE. g3J
lent comme le bois. Ces excréments donc sont
érigés en assolle, comme le dourah, l’indigo,
le blé de maïs, etc., eto... Tous les fellahs, sans
exception, sont obligés de vendre les fientes de
leurs animaux, à un prix fixé par le fermier,
qui les leur revend ensuite. « Bacha-el-Kèbir (le
grand pacha),disait un fellah, devrait au moins
apposer son cachet sur cette njarchandise. »
Le lac Menzaleh , que vous avez vu, est d’abord
soumis à un impôt de 2,800 piastres, qui ren¬
trent directement dans le trésor du pacha; en¬
suite deux Arabes du village de Maténieh sont
les fermiers de la pêche faite par ceux qui paient
le premier impôt au vice-roi; les pêcheurs sont
obligés de vendre les poissons aux apaltemss, à
un prix que ceux-ci ont fixé.
On a dit quelquefois que les pays civilisés
sont plus corrompus que les pays encore plon¬
gé? dans la barbarie ; l’Égypte nous montre le
contraire. Vous savez que l’Égypte est le payd
des mauvaises moeurs, et qu’il a été, dans toutes
les époques du monde, un foyer de corruption
que rien n’a pu détruire ; mais remarquons que
l’Europe n’a pas peu contribué â l’aocroissement
de cette corruption. L’Orient n’a pas de contrées
où les Européens arrivent en aussi grand nombre
BASSE EGYPTE.
332
qu’en Égypte. Ils apportent sur les bords du Nil
les vices de la civilisation de l’Occident ; ils cor¬
rompent , avec leur argent, les pauvres femmes,
les jeunes filles des fellahs, à qui le gouverne¬
ment a pris leurs légitimes soutiens. Ce ne sont
pas les indigènes que les aimées vont trouver,
parce que les indigènes n’ont pas d’argent; ce
ne sont pas eux qui louent pour un mois ou deux
des filles cophtes, comme ils louent une khange
pour remonter le Nil; ce ne sont pas eux qui achè¬
tent au bazar des esclaves, des Abyssiniennes,pour
les garder quelques semaines, et les abandonner
ensuite, en partant d’Égypte, à leur misérable
destinée. Ceux qui font toutes ces choses ne sont
ni Turcs ni Égyptiens : ils sont Européens.
Vraiment, si tout sentiment de dignité n’était
pas éteint dans l’àme des Arabes du pays, ils
auraient une bien pauvre idée des Européens,
qui mettent sous leurs yeux de tels exemples. La
corruption des mœurs est à son comble sur les
bords du Nil, et le pacha n’a pas dédaigné les
filles de joie comme branche de ses revenus.
Cette branche de l’industrie égyptienne était
aussi érigée en apalte. L’apalteur de cet impur
produit était* un Grec appelé Démétrius : on lui
donne au Caire un autre nom, qui le qualifie
BASSE ÉGYPTE.
533
parfaitement dans son emploi ; il n’est gé¬
néralement connu que sous le nom de Pise-
venti-Bachi. Démétrius payait trois mille bourses
au pacha pour le fermage des filles de joie.
L’empereur Mahmoud, qui est, après tout,
un homme moral et religieux, fut saisi d’une
indignation profonde en apprenant le profit que
le pacha retirait des mauvaises! mœurs de l’ɬ
gypte ; il lui adressa, il y a deux ans, un firman
dans lequel il lui ordonnait de chasser au loin
ces malheureuses femmes, et de renoncer lui-
même à l’argent qu’elles rapportaient à son
kesné (trésor). Cette fois, le pacha ne ferma pas
l’oreille aux paroles de son maître 1 : ordre fut
donné de saisir toutes les prostituées, de les
embarquer dans les djermes, et de les transpor¬
ter dans la Nubie; d’autres furent exilées sur
plusieurs points de l’Orient, et nous en avons
rencontré nous-même dans l’Asie Mineure.
C’estici que la rapacité, la soif de l’or àurégéné-
rateur de l’Égypte va se montrer dans son carac¬
tère le plus noir. Le pacha a consenti à ne plus
recevoir l’impôt des aimées; mais les trois mille
1 Le gouvernement a volontairement renoncé à cette branche de
revenu : il a supprimé la prostitution.
(Aperçu général sur VÉgypte, par Clot-bey.)
534 BASSE ÉGYPTE.
bourses qu’il en retirait annuellement sont re¬
tombées sur les pauvres fellahs. Méhémet-Ali en
a fait faire la répartition sur la taxe territoriale !
Nous n’aurions jamais pu croire une chose pareille,
si un Arménien, employé du gouvernement égyp¬
tien , ne nous l’avait assuré lui-même. Après la
dispersion des aimées , Méhémet-Ali ordonna
de jeter dans le Nil toutes celles qui oseraient
se montrer encore en public. Celte prescription
paraît avoir été oubliée; car les rues du Caire,
d’Alexandrie, sont de nouveau inondées de ces
malheureuses filles, ainsi que tous les villages si¬
tués sur les rives de la branche de Rosette et de
Damiette. Les pauvres jeunes femmes à qui'Mé¬
hémet-Ali a enlevé leur mari pour son armée, ont
remplacé les courtisanes égyptiennes. Une chose
qui surprend dans ce pays, c’est l’indifférence
avec laquelle les musulmans et les femmes hon¬
nêtes regardent les aimées. J’ai vu dans le vil¬
lage de Kaphrisiah, situé sur la rive droite du
Nil, branche de Rosette, plus de cinquante filles
publiques mêlées aux femmes honnêtes, dans un
bazar : c’était un jour de foire; toutes ces fem¬
mes , sans distinction, causaient ensemble , dis¬
cutaient spr les divers pris des marchandises, et
chacune d’elles montrait à sa voisine l’objet
BASSE ÉGYPTE. 535
qu’elle venait d’acheter. Dans le village de Schi-
bréki, situé à quelques lieues de Kaphrisiah,
j’ai vu trente courtisanes exécutant des danses
obscènes, essayant le pouvoir de leurs charmes
sur des mariniers, tandis qu’à deux pas d’elles,
des fellahs et des soldats d’ibrahim faisaient en¬
semble la prière du soir ! 11 faut venir en Égypte
pour voir des scènes semblables. Quel pays!
quel peuple!
Je n’entreprendrai pas de parler en détail de
tous les genres d’impositions que Méhémet-Aji a
établis en Égypte ; c’est un dédale immense où
l’on se perd : il serait difficile, je crois, de trou¬
ver dans le monde une tête plus capable d’in¬
venter tant de moyens pour abîmer un peuple.
Citons encore quelques faits. Les bœufs et les va¬
ches sont taxés à 25 piastres par tête; mais, Jors-t
que le fellah veut les vendre à un boucher, il pain
75 piastres de droit en entrant dans une ville
qu un village : alors le gouvernement se réserve
Iç, peau. Les chameaux et les brebis paient 5
piastres. Chaque batelier paie 205 piastres pçpr
la khaoge qu’il possède. Nous avqps dit un
mot, dans une lettre de ce volupté, dp ferÿé,
nouvel impôt personnel appliqué aux Turcs
compte aux chrétiens. (Jette taxe, à laquelle
536 BASSE ÉGYPTE,
sont soumis tous les mâles depuis l’âge de
douze ans, est de 5 francs pour les plus pauvres;
elle est de 125 francs pour les personnes aisées.
Comme on ne tient pas de registres de l’état civil,
on a recours à un singulier expédient : le per¬
cepteur est muni d’une petite corde qui est
censée être la mesure de la tête d’un enfant de
douze ans. Tous ceux dont la tête ne peut pas
passer dans cette mesure sont classés au nombre
des contribuables.
Répétons ici que le gouvernement ne tient
aucun compte de la diminution des habitants
pour ce qui concerne l’impôt personnel. Une
province a telle ou telle somme à payer ; il
faut que, d’une manière ou d’une autre, l’ar¬
gent du ferdé rentre dans le kesné du pacha.
Un Arménien attaché au gouvernement de Mé-
hémet-Ali nous a communiqué, au Caire, le bud¬
get du vice-roi ; ces pièces étant trop étendues
pour les placer ici, nous donnerons seulement
le chiffre total des sommes : les revenus s’élèvent
à 64,799,840.L’état des dépenses ne dépasse pas
48,895,400. Ces deux sommes, m’a-t-on dit,
sont le terme moyen des dépenses et des revenus
annuels du pacha.
Des Européens employés dans le gouverne-
BASSE ÉGYPTE.
537
meDt du pacha disent que l’abominable système
de solidarité établi par le vice-roi est parfaite¬
ment conforme au génie de la civilisation orientale ;
c’est du génie de la barbarie qu’il faudrait ici
parler. Sans l’obligation forcée de payer les uns
pour les autres, les indolents Egyptiens ne se livre¬
raient point aux travaux agricoles. Le public d’Eu¬
rope, à qui le vice-roi fait annoncer, par des gens
à sa solde, les progrès toujours croissants de l’E¬
gypte^ le bonheur du peuple qu'il gouverne , le public
d’Europe, dis-je, qui ne connaît pas l’Égypte ,
pourrait ajouter foi à ces paroles, mais comment
tromper ceux qui ont vu de leurs yeux, touché de
leurs mains, les plaies de la vallée du Nil, plaies
bien plus désastreuses que celles dont Moïse nous
a conservé le souvenir? Savez-vous le résultat de
ce système de solidarité entre les habitants du
même village, les villages du même canton, les
cantons de la même province? C’est que les fellahs
meurent de faim dans la boue. Les paysans quit¬
tent leurs terres et vont servir de domestiques ou
d’àniersau Caire ou à Alexandrie; leurs femmes se
vouent à l’infamie. Chaque mois voit périr deux
ou trois villages; à la place des bourgs du Delta,
vous ne trouvez plus que des décombres mêlés à
un cimetière. En venant d’Alexandrie au Caire,
538 BASSE ÉGYPTE.
par terre, j’ai compté quarante villages entière¬
ment détruits ; en venant du Caire à Damiette,
j en ai compté treize : ces bourgs ont disparu
avec leurs habitants, dans l’espace d’un an.
Voici le résultat du système de solidarité en
1812: il y avait en Égypte deux millions cinq cent
mille habitants ; il n’y en a plus aujourd’hui qu’un
million huit cent mille Tout cela est conforme
au génie de la civilisation orientale. Hommes du
progrès, sublimes conseillers de son Altesse,
gens humanitaires , ne savez-Vous donc pas que
le fellah ne possède rien en Égypte, qu’il la¬
boure et ne recueille pas ? Dites à votre maître
qu’il garantisse au paysan l’espace où tombe la
sueur de son front; qu’il ôte de son âme cette
amère pensee, qu un autre viendra ravir les fruits
des arbres, les produits des plantes, les épis de la
moisson, et qu’il n’y a pour lui, dans cette vaste
étendue dç la fertile Égypte, que le coin de terre
où seront ensevelis ses os. Le systèmede solidarité
est en Égypte ce qu’il serait dans tous les pays
du monde : la destruction de l’espèce humaine.
Un chrétien de Damas, excellent père de fa¬
mille , remplit à Damiette les fonctions de vipe-
i Du temps des Pharaons, avant les Perses, il y avait en Égypte
vingt-cinq millions d habitans. On comptait jusqu’à vingt mille villes.
BASSE ÉGYPTE.
539
consul de France; ce chrétien se homme Mi-
chaëli Sourrour ; c’est un homme de probité et
de bon sens. Michaëli Sourroür fait cultiver
plusieurs feddams de terre qu'il a reçus à titre
de ferme ; il a payé le mois dernier au pacha
cent piastres pour les fellahs qui n’avaient pu
solder leur taxe au gouvernement. Un cheik,
qui a été ruiné par le fisc, se trouvait le 18 mars
dans la maison de Michaëli Sourrour ; nous cau¬
sions, pendant la veillée, de l’Égypte et de ses
misères. « Écoutez cette histoire, nous dit le
cheik; vous y reconnaîtrez l’image de la justice de
Méhémet-Ali, que Dieu maudisse! Il y avait à
Menouf un riche fabricant de soie. Une nuit,
un voleur s’introduisit dans sa maison ; n'ayant
point de lumière avec lui, le malfaiteur se
creva un œil contre un clou planté dans le mur.
Dérouté par cet accident, il sortit de la maison
comme il put, pendant que le fabricant dormait
encore. Le lendemain, le voleur alla porter ses
plaintes au gouverneur du Caire, qui se nommait
Haraos; il lui dit que le fabricant de soie l’avait
fait coucher dans une chambre, contre les murs
de laquelle étaient des clous, et que, se trouvant
sans flambeau, il s’était crevé un œil f Le gouver¬
neur du Caire fit venir chez lui le fabricant de
540 BASSE ÉGYPTB.
soie et lui dit: « Quand on veut planter des clous
dans sa maison, il faut songer à éclairer ceux
qui vont vous demander l’hospitalité ; tu ne l’as
pas fait, et la justice veut que mes chiaous te
crèvent l’œil, comme un de tes clous a crevé
l’œil de cet homme. Voilà.
— Mais je ne connais point cet homme ; je
ne l’ai jamais vu.
— Silence ! répliqua le gouverneur ; gardes,
saisissez ce fabricant de soie, et plantez un clou
dans son œil.
— Un moment! un moment! ajouta l’habi¬
tant de Menouf; j’ai pour voisin un homme qui
passe sa vie à chasser les oiseaux du Nil ; un seul
œil lui suffit : veux-tu que je te l’amène?
— A merveille! dit Haraos.
» Le chasseur fut conduit au Caire, où on lui
creva l’œil gauche. La solidarité établie par Mé-
hémet-Ali n’est pas autre chose j ce que je ne
puis payer, mon voûpn le paie : de cette ma¬
nière , nous sommes tous les deux ruinés en
même temps. »
Le nom de celui qui a inventé le système de
solidarité en Égypte doit être prononcé ; ce fut
un ancieh Arnaoute^ Mahmoud-bey. Guttem-
berg en découvrant l’imprimerie, Christophe
BASSE ÉGYPTE.
541
Colomb en donnant un nouveau monde aux
hommes, n’éprouvèrent pas une joie plus vive
que Mahmoud-bey, quand il eut trouvé dans
son esprit le nouveau système financier qui de¬
vait être si profitable pour le coffre de son sei¬
gneur et maître Méhémet-Ali. Mahmoud-bey se
présente tout triomphant dans le palais de son
Altesse ; il donne à son gracieux souverain le
papier où était tracé le fameux plan. Méhémet-
Ali lit et relit ce précieux mémoiTe, puis il serre
fortement le papier dans ses mains, et s’écrie
dans un transport de joie délirante : « Oh ! peki !
peki ! mille fois peki ! tu es un homme de génie,
ô Mahmoud-bey ! Désormais la population d’ɬ
gypte paiera ses dettes passées, présentes et fu¬
tures ! » Un consul européen était présent à cette
scène; Méhémet-Ali ne put se contenir devant
lui. Comment récompenser Mahmoud-bey pour
avoir rendu un tel service à l’État?Le vice-roi le
nomma ministre de la guerre !
Parmi les innovations qui se sont opérées en
Égypte, depuis que vous avez quitté ce pays, je
ne veux pas oublier d’en signaler une dont le
pacha est très-satisfait. Le courbach , cette verge
de peau .d’hippopotame, qui est une des anti¬
quités de l’Égypte, servait, vous le savez, à faire
542
BASSE ÉGYPTE.
payer les impôts aux fellahs retardataires. Les
coufbachs étaient les huissiers, les garnisaires
du gouvernement de Méhémet-Ali; c’était aussi
avec les courbachs qu’on faisait cultiver la terre
aux paysans. Mais les préposés de l’impôt ont
fait observer au vice-roi que les fellahs s’accou¬
tumaient à cette fustigation, et qu’il fallait ab¬
solument chercher un moyen plus efficace pour
forcer ces malheureux à une complète obéissance.
Les moudirs, les mamours tinrent conseil, et le
bâton, il y a deux mois seulement, a été substi¬
tué au courbach. O génie ! les coups de verge
de peau d’hippopotame enlevaient bien des lam¬
beaux de chair du fellah, mais les malheureureux
guérissaient cependant ; les coups de bâton peur*
vent casser les membres, et maintenant le paysan
y regardera à deux fois avant de s’exposer à être
battu. Disons en passant que le fellah qui laboure
sousle bâton ne fait produire que vingt-cinq pour
cent., tandis que les Européens, fermiers de Mé¬
hémet-Ali, retirent de la terre cent pour cent.
Il est une autre énormité que certains amis de
la civilisation égyptienne trouvent admirable, c’est
cet horrible monopole, qui, ayant pour cortège
la solidarité et la conscription, détruit les famil¬
les, anéantit les populations. L’Égypte, disent-ils,
BASSE EGYPTE. 543
n’est riche, n’est productive que par les inonda¬
tions du Nil. Il faut creuser des canaux, il fapt
construire des machines hydrauliques, afin que
les eaux bienfaisantes du grand fleuve se répan¬
dent partout. Et qui pourrait exécuter ces im¬
menses travaux, si ce n’est le gouvernement? Cettq
justification du monopole de Méhémet-Ali, qui
est la même, du reste, que celle qu’on met en
avant pour excuser l’oppression des nègres ,
cette justification du monopole, dis-je, n’est
pas acceptable. Mon frère me disait dans une
de ses dernières lettres : « Il n’y a point de
Nil en Syrie, il n’y a point de digues à élever,
de canaux à creuser, c’est un pays dont la cul¬
ture ressembla à celle de tous les pays du monde,
et pourtant Méhémet-Ali a traité la Syrie comme
il traite l’Égypte, ce qui prouve que, dans la
question du monopole, le vice-roi s’est natu¬
rellement abandonné à ses instincts d’oppres¬
sion. On pense que le pacha, pouvant seul entre*
prendre les grands travaux , agit en parfaite
justice en prenant tout pour lui ; mais, dans tous
les royaumes, à défaut de compagnies, ce sont
les gouvernements qui se chargent de la plupart
des grands travaux, et cela n’empêche point les
sujets de jouir des droits de la propriété. La pre-
544
BASSE ÉGYPTE.
mière mission d’un gouvernement paternel est
de venir en aide aux efforts isolés, et la faiblesse
des ressources des particuliers ne doit pas être
pour eux une cause de ruine. Imaginons un
moment, en Egypte, un gouvernement qui repré¬
sente nos idées de justice et de civilisation chré¬
tienne au lieu de la barbarie déguisée en civili¬
sation; ne trouvera-t-il rien de mieux à faire sur
ce point que le gouvernement de Méhémet-Ali? »
En soumettant l’Égypte à un triple monopole,
monopole agricole, monopole industriel, mo¬
nopole commercial, Méhémet-Ali a ruiné les
populations qui vivent ou plutôt qui végètent mi¬
sérablement sur les bords du Nil; Méhémet-Ali
est le premier négociant de l’Égypte, comme
il est le seul et unique propriétaire des terres
fécondées par le fleuve. Montesquieu a dit : Le
commerce est la profession des gens égaux ; et parmi
les Etats despotiques, les plus misérables sont ceux
où le prince est un marchand. Nous avons remar¬
qué plus haut qu’il y a en ce moment en Égypte
trois millions de feddams de terres cultivées;
avant le monopole de Méhémet-Ali, on en cul¬
tivait quatre millions : nous parlons ici d’après les
calculs fort exacts des savants de l’expédition
française en Égypte.
BASSE ÉGYPTE. g^g
Vous avez indiqué dans la Correspondance d’O-
nety, les horribles traitements que les agents du
fisc font subir aux fellahs pour les forcer à payer
l’impôt. Voici à ce sujet trois anecdotes qui
m’ont été racontées par des personnes dignès de
foi. Au commencement de l’année dernière
un paysan s’était vu dans l’impossibilité de payer
le miri et les autres contributions ; il ne lui res¬
tait plus qu’un bœuf pour toute fortune. Son
père lui avait laissé ce bœuf en héritage, et, pour
rien au monde, il n’aurait voulu s’en défaire. Il
fallait payer cependant ou mourir sous le bâton.
Le fellah se vit donc obligé d’aller vendre son
bœuf à une foire qui se tient toûs les ans au bourg
de Farescour, situé à quelques lieues de Damiette.
Le paysan demandait 600 piastres de sa bête ché¬
rie, mais ilnes’offraitpointd’acheteur. UnFranc
habitant de Damiette, se trouvait à cette foire de
Farescour. Il proposa 600 piastres au fellah pour
son bœuf, mais il ne pouvait lui compter cette
somme que dans l’espace de quarantejours. Gom¬
ment faire? le bâton était levé sur la tête du fel¬
lah : voici ce qui arriva: un préposé du fisc acheta
lui-même le bœuf pour 150 piastres. Ce n’e^t
pas tout, attendez ! Quand la récolte du riz fut
faite et que le gouvernement lui en eut payé le
n. 35
546
BASSE ÉGYPTE.
montant, ce même agent du fisc força le fellah
de lui racheter son bœuf au prix de 600 piastres 1 ! I
Epcore une anecdote de ce genre. Il y a deux
mois seulement, que deux de ces honnêtes huis¬
siers de Méhémet-Ali se trouvaient dans un vil¬
lage peu éloigné de Damiette. C’était le soir;
quelques fellahs fumaient le chibouk dans la ca¬
bane du cheik el-Beled, cabane construite avec
du limon du Nil, comme toutes celles du Delta.
Les deux tigres étaient assis cette fois à côté des
moutons, sans avoir trop l’air de vouloir les dé¬
vorer; mais voilà qu’un des deux Turcs chargés
de percevoir l’impôt, aperçoit quelques grainB de
riz sur la barbe d’un paysan. Le pauvre diable
avait oublié de se laver après son souper.
(f Tu as mangé du riz, misérable! lui dit l’a¬
gent du fisc d’une voix terrible. '
— Je vous assure, Effendi, que je n’ai point
mangé du riz, » répond le fellah en tremblant.
Les deux Turcs Voht dans la cabane du paysan,
et cherchent soigneusement fc’il n’y a pas quel¬
que couffe de riz cachée; mais ils ne trouvent
rien. Que font alors ces deux Turcs? ils obligent
le fellah à avaler de l’eau de savon pour provoquer
le vomissement du riz qu’il avait mangé ! Après
cela, Us lui administrèrent deux cents coups de
BASSE ÉGYPTE. 547
bâton sur la plante des pieds. O civilisation
égyptienne!
Véici la troisième, anecdote. Arrivé à Man-
sourah le 15 mars dernier, j’allai faire une vi¬
site au gouverneur de la cité, qui remplit en
même temps les fonctions de moudir dans la
belle et riche province de Charkièh. Ce moudir,
qui n’a que vingt-sept ans, se nomme Abdour
ramman-bey. Il est cophte de naissance. Abdou-
ramman a passé sa première jeunesse dans le
palais de Méhémet-Ali , en qualité de kiatib
(écrivain) de son Altesse. Il reçut le titre de bey
(prince) quand il renonça à la foi du Christ pour
embrasser celle de Mahomet. Abdouramman-bey
est maigre, sa taille ne dépasse pas quatre pieds,
il a une petite figure sans barbe dont l’expression
est un mélange de douceur et de férocité qu’on
ne saurait définir; c’est le type des moudirs. Au¬
cun, mieux que lui, ne possède le talent de faire
payer les impôts aux fellahs. Ceux-ci ne pronon¬
cent qu’en tremblant le nom d’Abdourammani-
bey; Abdouramman, c’est le démon, la terreur,
l'effroi des habitants de la province de Charkièh.
Je trouvai le moudir assis dans l’angle d’un beau
divan écarlate; à côté de lui était un Italien qui
est son médecin particulier. Le bey fut pour moi
54 $
BASSE ÉGYPTE.
d’une politesse rare. De belles pipes qui se succé¬
daient à chaque instant m’étaient offertes par
ses esclaves; le, café, le sorbet, les confitures
qu’il partageait gracieusement avec, moi, étaient
apportés sur des plats d’argent façonnés à l’orien¬
tale.
a Comment avez-vous trouvé la campagne
que vous avez traversée en venant du Caire à
Mansourah ? me dit le bey.
— Admirable, Excellence, admirable; cette
basse Egypte est un véritable paradis terrestre ;
mais il est pénible de voir au milieu de cet
Édenune population si malheureuse. Ces pauvres
fellahs n’ont pas de pain à manger. Hier soir, j’ai
vu dans le village de Ficheh, situé à quatre
heures de Mansourah, des paysans qui soupaient
avec des trèfles et des chardons.
— Ils sont si avares, ces fellahs ! » répondit
le bey en faisant une espèce de grimace qui ex¬
primait assez son mécontentement de m’avoir
fait la première question.
Je poursuivis : <c Ces paysans n’ont rien pour
se vêtir; j’ai vu de jeunes femmes, de jeunes
filles, des vieillards, des enfants, qui n’avaient
pour tout vêtement qu’un misérable morceau
d’étoffe autour de leur ceinture.
BASSE ÉGYPTE. 549
— Ces fellahs étaient en habit bourgeois, dit le
docteur italien en souriant. ;hl ht ; * ne -,r
— Le docteur pourrait prendre.pour ses agréa¬
bles plaisanteries un sujet plus gai. ,-ïi,
— Voici ce que c’est, continua le médecin :
une centaine de fellahs, portant le costume que
vous avez vu dans le Delta, furent pris, il y a
quelque temps, pour l’armée; on les conduisit
au Caire dans la'cour du palais du ministre delà
guerre; trois ou quatre Turcs et quelques Euro¬
péens attachés au gouvernement égyptien se trou¬
vaient en ce moment dans la salle de réception
du ministre : il y avait parmi les Européens un
Français; c’étàit un chirurgien-major d’un régi¬
ment d’ibrahim. Il regarda dans la cour, et
dit : « Voilà les conscrits qui arrivent. — Por¬
tent-ils l’uniforme? demanda le ministre de la
guerre. — Non, Excellence, répondit très-
sérieusement ; le Français; les conscrits sont
encore en habit, bourgeois. » Le ministre , les
Turcs, les Européens, surpris de cette, jrép<cas$,
se lèvent, viennent vers la fenêtre, et ne voient
qu’une troupe d’hommes en guenilles ou com¬
plètement nus ; on poussa des éclats de'rire. jÇep
mots, les ,conscrits sont encore en habit.bourg
fait fortune parmi, les Français établis au Caire et
BASSE ÉGYPTE.
550
à Alexandrie. On ne dit plus maintenant, en
voyant les fellahs : Ils sont couverts de haillons;
on dit : Ils sont en habit bourgeois. »
Revenons à Abdouramman-bey, qui ne put
s’empêcher de rire en écoutant le récit du doc¬
teur.
te Vous auriez une fausse idée du véritable
état des paysans d’Égypte, me dit le bey, si vous
les jugiez d’après leur costume et d’après leur
mauvaise nourriture, qu’ils montrent à plaisir
devant les voyageurs qui passent. Je vous ai déjà
fait observer que ce peuple est d’une avarice
extrême; en outre, il a de l’argent caché sous
terre, et la preuve, c’est que les fellahs vous en
apportent quand on les y force à coups de bâ¬
ton» La province de Mansourah ou de Schar-
kieh compte huit cents villages; elle devait
eettt cinquante mille bourses au trésor de mon
maître, le vice-roi. Avant moi, aucun moudir
n’avait pu retirer un para de cette dette sacrée :
il tfÿ & quê huit mois que je suis ici, et les fel-
lahsne doivent plus que dix-huit bourses. Voilà!
BâCha-el-Kébir a touché cette somme; il m'a
fait l'honneur de me donner, en récompense de
ce féible service , lè titre de général. Que Dieu
'conserve les Jours de son Altesse! »
BASSE ÉGYPTE.
551
Oh ! mais le bey ne me dit pas toutes les atro¬
cités quMl a commises pour arracher aux fellahs
ces cent cinquante mille bourses ! Il a fait mourir
sous le bâton trente-six fellahs ! Le cruel renégat
me faisait horreur lorsque j’appris un peu plus
tard tant de crimes; aussi je n’ai pas eu le cou¬
rage d’aller lui faire mes adieux avant de partir
de Blansourah. Il est bon de faire observer que
les cent cinquante mille bourses n’étaient pas
dues par ceux qui les ont payées: c’étaitune dette
de plusieurs villages qui n’existent plus. La soli¬
darité ! toujours la solidarité 1 !
1 II nous répugnait, il y a trois ans, de raconter tant d’atrocités,
et cependant il faut nous résoudre encore à parler d’un acte de bar¬
barie d’Abdouramman-bey. Le voici ; nous le tenons d’un voyageqr
<pij a visité la basse Égypte un an après nous. Les récoltes de riz,
de blé, furent plus abondantes que de coutume vers la fin de l’année
1838. La province de Scharkieh, surtout, fut très-favorisée. Abdou-
ramman-bey voulut en profiter. Il demanda, par anticipation, à
quatre villages l’impôt de l’année qui allait venir. Les cheiks el-beled
protestèrent énergiquement contre cet ordre du bey. Celui-ci leur
fat administrer a chacun trois cents coups de bâton. Les cheiks-el-
beled altèrent se plaindre à Àbas-pacha, gouverneur du Caire et
petit-fils de Méhé’met-Ali. Éeu de jours après, Àbas-pacha vint faire
une tournée dans,la province de blansourah; il fit venir à lui Atn
dourammân-bey, et lui adressa de vifs reproches sur son indigne
conduite envers les cheiks-et-beled. Abas-pacha retourna au Caire.
La rage bouillonnait dans Tâme d’Abdouramman-bey; ïes plaintes
des chef§ des villages lui avaient valu les repioches d’AbiS-pachà :
comment ne pas s'en venger? Le renégat fait prendre les quatre
chefs et leur fait trancher la tête par quatre bouchers : il n’y avait
552 BASSE ÉGYPTE.
Une remarque à faire ici, c’est que le gouver¬
nement, c’est-à-dire Méhémet-Ali, appelle tou¬
jours aux fonctions de moudir des hommes bien
connus par leur avidité, leur esprit de rapine et
leur caractère féroce; c’est encore un moyen
d’arracher le plus d’argent possible aux pauvres
paysans. Le moudir n’est, à vrai dire, qu’un
horrible instrument dont se sert le vice-roi pour
s’enrichir plus promptement. Quand le moudir
a bien pressuré le peuple, quand il l’a bien
exploité et qu’il s’est bien gorgé d’or, le gou¬
vernement destitue le moudir et le dépouille à
son tour de cette manière. Méhémet-Ali prend
d’un seul coup ce qu’il n’aurait pu avoir que
peu à peu et avec beaucoup de difficulté 1 . En
voici un exemple : Mahmoud-bey, le célèbre in-
pas de bourreaux eu ce moment à Mansourah. La nouvelle de ce
crime parvient aux oreilles d’Abas-pacha, qui écrit tout de suite à
son grand-père, alors à Alexandrie, qu’il faut punir Abdouram-
man. Celui-ci écrit de son côté au vice-roi; il lui dit que les quatre
bouchers n’ont pas compris lé véritable sens de ses paroles, et qu’ils
sont les seuls coupables de la mort des cheiks-el-beled. Méhémet-
Ali trouve excellente la justification du renégat* et ordonne, par un
firman daté d’Alexandrie, que les quatre bouchers soient exécutés
sur-le-champ ! Abdouramman-bey assista lui-méme à la mort dés
quatre bouchers, comme il avait assisté au meurtre des quatre cbeiks-
el-beledü!
1 On conçoit d’après cela que Méhémet-Ali n’ait pas voulu perdre
encore l’horrible Abdouramman-bey.
BASSE ÉGYPTE. 553
venteur du système de solidarité en Égypte,
avait amassé une immense fortune dans les
provîntes dont il avait été gouverneur du¬
rant quelques années. Il mourut du côté de
Thibes, au mois de février 1835. Le gouverne-
ment égyptien recueillit sa succession au préju¬
dice de son fils ; Méhémet-Ali disait qu’il avait
des comptes à régler avec le défunt , Le Caire ,
Alexandrie, furent inondées, quelques mois
après, de quadruples d’Espagne; tout le monde
savait que ces grosses pièces d’or venaient du
kesné de Mahmoud-bey.
Maintenant, si vous comparez ce que je viens
de dire sur l’état présent de la basse Égypte aux
récits de quelques, voyageurs venus dernière¬
ment dans ce pays, vous trouverez, certes, peu
de ressemblance entre leurs peintures et les mien¬
nes; mais je déclare d’avance que personne ne
peut contester la vérité des faits indiqués dans
cette lettre. J’ai partagé pendant quarante-cinq
jours le pain de maïs des fellahs; j’ai couché
dans leurs- pauvres cabanes; quand je voyais
leurs jmisires profondes, quand j’entendais.les
gémissements des familles ruinées par Méhémet-
Ali, jétais tristement, surpris en ouvrant les
livres qù le vice-roi AÜ apparaît toujours comme
554 BASSE ÉGYPTE.
le missionnaire de la civilisation, comme un
excellent prince qui n'a jamais séparé ses in¬
térêts de ceux de l’Égypte, comme le sou¬
verain occupé sans relâche du bien.être dé ses
sujets, de l’amélioration de leurs destinées. Des
assertions semblables prennent leur source dans
des illusions que nous n’entreprendrons pas de
dissiper. Le temps fera justice, du reBte, de cette
politique européenne qui voudrait fonder un
empire arabe sur les bords du Nil. Quel étrange
rêve ! Mais il faut un peuple pour fonder un em¬
pire ; y en a-t-il en Égypte? Non ; il n’y a qu’un
homme, qui emportera dans son suaire cet écha¬
faudage de civilisation, établie en ce moment en
Égypte comme une tente dressée poqr un jour,
jl y avait un peuple à la suite 4 e Mahomed II,
quand il vint avec sa massue donner le coup de
mort à l’empire des Constantins. Mais qu'y a-t-il
en Égypte en ce moment? Il y a une bande d’ilotes
qu’un despote fait travailler pour entasser, entas¬
ser deVo*, etpoursatisfaire une ambition sauvage,
dont nul ne recueillera les fruits. Vous aviez exa¬
miné à fond la question de propriété foncière en
Égypte et dans tout l'Orient en général. Depuis
que le mahométisme est venu régner en Orient „
les terres dut toujours app&itcau à celui qui était
BASSE ÉGYPTE. Qgg
revêtu de la puissance suprême; or, comme Mé~
hémet-Ali s’est posé en roi de fait, sinon de droit,
en Égypte, il a pris à la lettre ces paroles du
Koran, déjà citées dans le premier volume de
cet ouvrage : La terre appartient à Dieu et à i’iman
suprême ( le sultan), qui est son ombre sur la terre.
Qu’est-ce donc que ces quelques arpents de terre
appartenant encore aux fellahs ? Méhémet-Ali est
maître de les prendre du jour au lendemain.
Le fellah invoquera-t-il la justice ? Mais la jus¬
tice, c’est Méhémet-Ali; le droit, c’est Méhémet-
Ali. Quand le vice-roi eut massacré les mame¬
luks , il dit : L’Egypte, c’est moi ! Sans propriété
individuelle, point de noble émulation, point de
confiance dans l’avenir, point de nation^ point
de liberté, point de société, et partant, point de
civilisation. Sans propriété individuelle, il n’y a
que l’esclavage abrutissant.-
Ce serait d’ailleurs rapetisser les grandes cho¬
ses et ne pas vouloir porter ses regards vers l’a¬
venir, que de considérer seulement dans le spec¬
tacle oriental donné aujourd’hui au inonde ,
les rapports• entre le pacte et le sultan, et les
intrigues des tebinets d’Europe. Nous n’exami¬
nerons pas si, en Égypte, l’Homme extraordinaire
qui S su réunir sous sa puissance l’Arabie, les
556
basse Égypte:
deux Nubies, le Kordofan, le Sennar et la Syrie,
sera remplacé par un homme aussi fort, aussi
habile que lui. Nous n’examinerons pas si la loi
de famille qui doit régler la succession politique
du vice-roi est assez nettement posée, pour ne
pas craindre une guerre à outrance entre Ibra¬
him-pacha et ses neveux, qui voudront peut-être
régner tous à la fois sur les bords du Nil; le
destin futur de l’Orient ne dépendra pas de ces
événements. Nous n’avons pas plus de foi dans
l’avenir des Osmanlis que dans l’avenir des
Égyptiens. Les musulmans de Stamboul ne ren¬
draient pas à la Syrie et à l’Égypte de plus grands
services que les musulmans des bords du Nil.
Nous ne croyons pas, en un mot, à la recon¬
struction de la civilisation de l’Orient par l’isla¬
misme : l’islamisme ne peut plus rien fonder.
Nous l’avons dit, et nous le répétons encore, le
vaste édifice du gouvernement musulman en Orient
s’écroule sous les coups du temps, et par l’in¬
suffisance des principes qui l’ont fait vivre jus¬
qu’ici. Les efforts de rénovation qui ont été ten¬
tés de nos jours ne conduisent à rien de durable.
Un peuple peut marcher vers une civilisation
lorsqu’il est jeune et neuf dans la vie politique,
mais cela ne peut s’accomplir pour une nation
BASSE ÉGYPTB. 587
qui a déjà une religion, des lois, des prin¬
cipes; il faudrait refaire la vie de cette na¬
tion, et une telle révolution n’a pas d’exemple
dans les annales du monde. Lorsque Rome
païenne se mourait, jamais elle n’aurait pu se
reconstruire dans sa foi et dans ses lois anciennes;
il fallut une religion nouvelle, un peüple nou¬
veau. Le christianisme prit la place du paga¬
nisme, et le christianisme portait dans ses flancs
le germe d’une civilisation bien plus belle, bien
plus durable que celle des Césars païens. L’é¬
vangile, parti d’un coin de la Judée pour
aller détruire Rome et ses iniquités, a étendu
ses bienfaits dans toute l’Europe, et c’est par lui
que l’Europe a refait son existence sociale et s’est
vue à la tête de l’univers. Le christianisme doit
revenir à son berceau, et y établir pour toujours
ses impérissables lois de justice, d’amour ef de
concorde.
« Les lois éternelles de la vérité, a dit un
écrivain de nos jours, et notre pente naturelle,
nous entraînent vers ces lointains pays du soleil;
les croisades recommencent, non point avec la
croix placée à la tête de nos armées et sur les
mâts de nos vaisseaux, mais avec la civilisation
née du christianisme. Au moyen âge, c’étaient les
5 88 BASSE ÉGYPTE.
armes, aujourd’hui ce sont les idées ; nos pères
s’en allaient de combats en combats jusqu’à la
sainte cité ; nos neveux et nous-mêmes nous
irons, colons pacifiques, dans cette Asie où la
moisson sera belle; les peuples de l’Europe s’a¬
vanceront, comme des fleuves tranquilles, pour
refouler lentement le désert, et fertiliser le sol
que l’islamisme avait rendu stérile. » Ces paro¬
les prophétiques recevront leur accomplissement;
elles sont fondées sur laconnaissance de l’histoire,
et sur les événements qui se multiplient, se pres¬
sent autour de nous depuis quelques années.
Toutes les nations de l’Europe regardent déjà
l’Orient comme un vaste et riche domaine où
elles jetteront des millions d’hommes qui man¬
quent de pain, d’air et d’horizon dans leurs pro¬
pres pays. Les dix bateaux à vapeur français qui
sillonnent depuis plus d’un an les flots de la Mé¬
diterranée sont comme un pont jeté entre Tou¬
lon, Marseille, Constantinople et Alexandrie. Le
nombre d’Européens augmente de jour en jour
dans les villes maritimes de l’Orient. Cette cité
d’Alexandrie, que je quitterai demain pour retour¬
ner dans ma patrie, compte aujourd’hui cinq mille
Européens. Nous ne parlerons point ici de la part
plus ou moins importante que chaque puissance
559
BASSE ÉGYPTE.
chrétienne pourra se faire dans la grande débâcle
de l’islamisme; la solution de ce problème est en¬
core cachée dans les futures éventualités de la
politique; mais, dès aujourd’hui, il est visible que
les destinées de l’Orient sont plus que jamais as¬
sociées aux destinées de l’Europe civilisée.
561
TABLEAU
DES PRINCIPAUX ÉVÉNEMENTS
QUI SE SONT ACCOMPLIS EN SYRIE
Depuis le mois de Janvier 1838 jusqu’au mois de février 1841/3
La population du Haouran, la Trachonite des
anciens, s’élève, dit-on, à cinq cent mille
âmes. Parmi ces cinq cent mille habitants, on
compte plusieurs tribus de bédouins de la vail¬
lante race des Anèzés, que nous avons vus dans
le désert de Palmyre. Il s’y trouve aussi desdruses
et des Arabes chrétiens : ceux-ci sont cultivateurs,
et vivent dans des villages. On a remarqué que,
dans cette contrée, les disciples de l’Évangile
n’ont point l’allure timide et l’air soumis comme
en d’autres contrées de l’Orient. Le chrétien du
Haouran traite le musulman d’égal à égal, et
montre dans ses manières quelque chose de l’in¬
dépendance du désert. Les paysans du Haouran,
36
U.
562
et principalement ceux qui habitent le canton
de Sedja, avaient fait entendre des plaintes contre
l’énormité des impôts, et avaient même refusé
de les payer. Au mois de janvier 1838 , un régi¬
ment égyptien s’était porté dans le Haouran ,
pour tenir çp yejsQp l es bédouins de ce pays, et
les forcer à jiayei 1 les Contributions établies par
Méhémet-Ali. Le régiment dressa ses tentes dans
une plaine. Une nuit, les druses, les Anêzés et
les chrétiens surprirent, sous leurs tentes,
Yacoub-bey, colonel, Méhémet-bey, général de
division, et les égorgèrent. Tout le régiment
égyptien fut mis en déroute. La nouvelle de cette
défaite arriva bientôt b Ibrahim-pacha, qui se
trouvait alors; malade à Antioche, fl §e hâta d’en
informer son père, et de lpi demander des se¬
cours. Iphémet-Ali lui envoya trois mille hom¬
mes et son ministre delà guerre, Abmet-pacha.
L’armée égyptienne, se trouvant forte de neuf
mille hommes, §e dirigea dans le Haouran ; elle
fut attaquée, à l’orient du Jour dam > par seize
mille bédouins et un grand nombre de druses.
La bataille se livr^daps une des vallée 8 - de Ledja;
Les révoltés mirent hors de combat trois mill©
Égyptiens; ils enlevèrent deux pièces de canon,
quarante mille cartouches et tout le bagage de
863
1 armée. Deux généraux, un colonel et plusieurs
chefs de bataillon furent tués» Cette affaire eut
lieu le 11 février 1888.
Les insurgés firent alors un mouvement vers
Damas; ils avaient à leur tête un cheik druse,
appelé Chebil-el-Arian i montagnard intrépide;
et bien digne de commander à des hommes tels
que les Anèzés et les druses.- Chebil n’appartenait
pas à une de ces familles de cheiks qui sont ré¬
putées nobles dans le Haeuran depuis un temps
immémorial; c’était un simple cultivateur qui,
jusqu’à l’époque de l’invasion égyptienne, avait
vécu tranquille dans son désert ; mais, quand
les drapeaux de Méhémet-Ali flottèrent sur les
montagnes de Ledja, Chebil organisa une petite
troupe pour la défense de son pays natal, dont
la ! vieille liberté était menacée. Chebil avait qua¬
rante ans lors de l’insurrection du Haouran; il
était petit de taille, mais bien proportionné, et
paraissait avoir une de ces santés de fer, qui se
jotaènt des plus rudes fatigues. Sa figure longue,
brune, sa barbe grisonnante e t ses grands yeui
noirsy rappelaient les portraitsde Vândick. Quand
Chebil eut appris que l’armée d’Ibrâhim se dis¬
posait à marcher contre le Haouran, il donna le
signal d’une nouvelle insurrection, signal que
564
tous les échos de ces montagnes répétèrent.
A quelques lieues au sud de Damas, les insur¬
gés taillèrent en pièces un régiment égyptien.
Ibrahim, malgré des souffrances assez graves,
partit d’Antioche, et vint se mettre àla tétedeses
troupes; le 15 juillet, il fit éprouver aux révol¬
tés des pertes considérables. Mais le général
égyptien comprit qu’il n’en finirait pas avec
les habitants désespérés du Haouran, s’il ne
les combattait qu’avec ses soldats disciplinés.
Ibrahim envoya donc seize mille fusils à l’é¬
mir Béchir, pour armer les braves maroni¬
tes, ennemis des druses du Haouran. En don¬
nant ces armes aux chrétiens, l’émir Béchir
leur promit, au nom du fils de Méhémet-Ali,
de diminuer les impôts, et de les affranchir à
jamais des corvées. Seize mille maronites et quel¬
ques druses de la montagne, joyeux des pro¬
messes d’ibrahim, partent, et vont renforcer
l’armée égyptienne. Ibrahim, à la tête des ma¬
ronites, des druses du Liban et de dix mille
Arnoutes, se dirigea sur la ville de Balbek, que
les insurgés avaient déjà évacuée. Les troupes,
commandées par le général égyptien, poursui-
vaientleur marche à travers l’Anti-Liban, au nord
de Damas. Ibrahim porta ses guerriers sur les
565
hauteurs ; les rebelles osèrent les attaquer : les
maronites , les égyptiens, malgré leur résistance,
furent repoussés d’abord dans la plaine de Da¬
mas ; mais bientôt la fortune des armes se déclara
en leur faveur. Les insurgés commençaient à
plier; après deux heures de combat le plus
acharné, les révoltés succombèrent. Plusieurs
milliers de fellahs et de bédouins du Haouran
restèrent sur le champ de bataille : les Arnoutes
étranglaient impitoyablement les blessés, et ne
faisaient pas de prisonniers. On célébra dans le
camp égyptien, par des cris de victoire, les suc¬
cès de la journée. Mais quelle boucherie! On
évalue à huit mille le nombre des rebelles qui
périrent pendant lé combat ou par les tortures.
Nous n’avons pu savoir les pertesde l’armée égyp¬
tienne dans ce combat; elles furentconsidérables.
On demanda à Ibrahim combien de soldats égyp¬
tiens étaient morts dans le combat; il répondit par
une phrase qu’on croirait sortie de la bouche de
Tamerlan ou de Djen-Giskhan : « La raison et la
vérité, répondit le fils de Méhémet-Ali, brillent
mieux sur le sabreque sur le papier ! J’ai vaincu !
Le champ de bataille de ce jour est plus beau et
plus glorieux que celui de Koniah ! »
A la suite de cette victoire, remportée par
566
Ibrahim, plus de six cents druses du Haouran
embrassèrent le christianisme ; on leur avait dit
que le gouvernement égyptien accordait de
grands privilèges aux chrétiens du Liban, et ce
fut dans l’espérance de participer aux belles fa¬
veurs accordées par Ibrahim aux maronites, que
les druses se firent baptiser. Cet événement toute¬
fois pourrait avoir une certaine influence sur
la destinée de la Syrie.
Un des prihcipaux chefs des insurgés vint dé¬
poser aux pieds de chérif-pacha, gouverneur de
Damas, les armes de sa tribu, et se soumit.
Le chérif-pacha eut la lâcheté de faire bâtonner
le cheik jusqu’à le mettre dans l’impossibilité de
se servir ni de ses bras ni de ses jambes j le corps
tout meurtri, la tête et les pieds ensanglantés,
le cheik, par l’ordre de chérif-pacha, fut mis sur
une mule qui devait le conduire en prison. Le
malheureux mourut au bout de deux jours. La
population de Damas fut si indignée de cet acte
d’atroce barbarie, que chérif-pacha se vit obligé
de mettre la ville en état de siége> pour contenir
la colère des Damasquins.
Il ne restait plus à Ibrahim que le chef su¬
prême des révoltés à vaincre et à dompter.
Ghebil-el-Arian combattait encore à la tête
56t
d’une petite trouve de druëes ; mais, voyant que
les bandes de fellahs du Haouran diminuaient
fchacpie jOUt, ètque farinée égyptienne ^ârâissait
décidée à péhétrer dans les moiiiagnês, où la
Supériorité de la discipline pdüvait finir par
vaincre la difficulté des lieux, il Offrit à Ibràhim
fine capitulation. Il envoya un messager au gé¬
néral égyptieil, avec ordre de liii Offrir sa reddi¬
tion, pourvu qu’il eût avec sa troupe la vie sauvé,
pourvu que leurs biens fussent respectés; qu’on
he payât pas plus d’itnpôts que sous la domina¬
tion du stlltâti, et surtout qu’on ne prît jamais
chez les drusés des hommes pour l’armée du
vice-roi. Au nibment même où le dépùté partait
pdùr le Câinp égyptien, Ibrahim faisait publier
qu’il donnerait mille bourses (125,000 francs)
à celüi qui lui livrerait Chebil-el-Arian ; mais
qu’il ferait coupefr la tête à fcelui qtii porterait
belle dü vaillafat Chebil.
L’ënvoyé ârtiva auptès dtl vicé-roi; il lé char¬
gea dé difë à son chef qii’il fallait qué dans neuf
hëüres il fût sous sa tente, S’il voulait obtenir sa
grâce. Le député se prosterna et partit; mais il
ne trouva plus Chebil au lieu où il l’avait laissé;
Chebil, dans la train te qü’lbrahim ne vînt le
surprendre, avait conduit plus loin sa troupe. Le
568
messager n’atteignit son chef que quatorzeheures
après avoir quitté Ibrahim; il avait parcouru sur
sa jument, sans s’arrêter, quarante lieues dans les
montagnes. Il transmit à Ghebil la réponse du
pacha, en lui faisant observer que le temps prescrit
(neuf heures) était malheureusement passé.
« Tant pis, dit Ghebil, mon pays souffre! les
vengeances d’ibrahim sont terribles ! le général
égyptien sera généreux ; je vais à lui. »
Et il se mit en route. Arrivé au camp de ses
ennemis, il fut reçu avec respect et bienveillance.
On le conduisit à la porte de la tente d’ibrahim;
avant d’y entrer, il mit pied à terre, déposa ses
armes et se fît transporter par deux hommes de
sa suite, car il ne pouvait marcher à cause de ses
blessures.
Ibrahim le voyant entrer, lui reprocha de
s’être présenté devant lui sans armes, puis¬
qu’il n’était pas vaincu. Le prince l’invita à les
reprendre; c’est ce qu’il fit. Étant rentré dans la
tente, il déposa son sabre aux pieds du général,
qui le ramassa à l’instant et le suspendit au bau¬
drier de Chebil.
Ibrahim lui donna de grands éloges sur sa
bravoure. « Si j’avais sous mes ordres deux
hommes comme toi, lui dit-il, aucune armée ne
569
me paraîtrait redoutable. Combien de soldats
égyptiens, continua Ibrahim en souriant, as-tu
tués de ta propre main ? »
Chebil se contenta de répondre qu’il avait fait
ce que Dieu lui avait permis de faire. Mais, sur
les instances du général à répéter la même de¬
mande , le chef druse répondit :
n Le sabre que votre Altesse vient de suspendre
à mon baudrier a bu le sang de vingt-sept Égyp¬
tiens ; le nombre de ceux que les balles de mes
pistolets ont atteints et renversés, m’est in¬
connu. »
Le lendemain de cette entrevue, Chebil partit
du camp égyptien, après avoir promis à Ibrahim
d’employer tout son crédit dans le Haouran pour
achever la pacification des druses, ses frères,
qui étaient encore en état de révolte. Les pro¬
messes du brave et généreux Chebil ne furent
point vaines; mais Ibrahim remit en activité son
système d’oppression dans le Haouran, du jour
où les peuplades de ce pays furent réduites à ne
plus pouvoir se battre contre leur tyran.
Arrivons maintenant à cette grande insurrec¬
tion du mont Liban, en 1840, qui a amené la
signature du fameux traité de Londres du 15
juillet de la même année. En récompense de l’im-
870
menSe service que lès chrétiens de Syrie avaient
rendu à Ibrahim-paGha pendant la guerre du
Haouran, Méhémet-Ali donna un firman par le¬
quel il leür accordait 24*000 fusils ; il leur fit
la prometese que les impositions qu’il prélèverait
désormais sur eux ne seraient pas plus fortes
que celles que prenait le sultan. « Ces armes seront
pour vous* disait le vice-roi dans son firman,
et poür vos enfants et les enfants de vos enfants. »
Les maronites reçurent avec des transpbrts de
joieetde reconnaissance cette preuve de confiahce
du pacha d’Égypte; ils oublièrent pendant quel¬
que temps lés exactions dont ils étaient écrasés
depuis huit ans. Mais Méhémet et son fils, qui
se sont joués si souvent de la bonne foi des Sy¬
riens, ne s’inquiétèrent nullement des nouvelles
promesses qu’ils leur avaient faites au mois de
novembre 1838. La misère he deviht que plus
grande dans le Liban, par suite de l’énormité des
impôts. Mais cette fois, au moins; les montagnards
gardèrent les 16,000 fusils qu’Ibrahim leur avait
distribués au mois de mars 1838. Depuis long¬
temps leâ maronites s’attendaient à être pous¬
sés à bout; ils fraternisaient avec les Dfuses,
leurs ennemis en religion; les réserves étaient
placées dans toutes lei églises* et chacun y dé-
571
posait ses offrandes pour être employées quand le
moment viendrait. Le jour où le gouvernement
égyptien leva le masque, les prêtres qui prépa-
paraient sourdement la révolte, parlèrent haut
et le front levé : du haut de la chaire évangélique,
ils exhortèrent le peuple à se soulever; Les
mêmes hommes qui, tant de fois, avaient appelé
sur les druses et les Mutualis la malédiction de
Dieu, les nommèrent leurs enfants, et prescri¬
virent aux chrétiens, au nom de Jésus-Christ, de
les considérer comme leurs frères.
Voici la proclamation adressée à tous les in¬
surgés de la Syrie :
« A tous nos frères, sans distinction de
croyance, armés pour la même cause !
» Nous avons pris les armes pour nous sous¬
traire à l’abrutissement et au despotisme. Dieu
qui est juste, nous enverra des succès; soyons
dignes de sa divine protection. Point de pillage,
point d’assassinat!
» Et comme nous combattrons pour rentrer
sous la domination légitime de notre souverain
Abdoul Medjid, le sultan qui régne à Stamboul,
pour qu’on sache bien que nous ne voulons que
la justice* qu’il soit proclamé lâche, qu’il meure
par le feu, celui qui sera ébranlé par la crainte !
572
» Dieu peut permettre que nous mourions,
mais non pas que nous soyons esclaves comme
nos hétes!
» Dieu est juste ! »
L’explosion éclata le 29 mai.
Les documents nous manquent pour suivre la
révolte dans tous ses mouvements; les nouvel¬
les qui nous sont parvenues de la Syrie, depuis
le commencement de l’insurrection ne sont pas
assez détaillées pour présenter un tableau com¬
plet de cette guerre de l’opprimé contre l’op¬
presseur. Nous nous bornerons à citer les faits
les plus importants.
Dans les premiers jours de juin, deux mille
montagnards étaient campés devant Beyrout. Ils
attaquèrent vainement cette ville garnie de trou¬
pes égyptiennes. Tous les villages de l’Anti-Li-
ban se soulevèrent en même temps ; on arrêta
les postes du gouvernement et les dépêches fu¬
rent décachetées. Les révoltés montraient le plus
grand respect pour tout ce qui appartenait aux
Européens; les postes anglaises de Damas et d’A-
lep, qui avaient avec elles beaucoup de grains,
furent escortées par les insurgés, pour qu’il ne
leur arrivât rien. Ce qu’il y eut d'admirable
ici, c’est que ces pauvres gens, qui man-
573
quaient de pain, s’empressèrent de rendre aux
Anglais les sacs de farine qu’ils avaient trouvés
dans le convoi égyptien. Ils avaient fait dire au
consul de France, à Beyrout, de leur assigner
un rendez-vous; car ils avaient, disaient-ils,
quelque chose de très-important à lui commu¬
niquer. Le consul refusa d’accéder à leur de¬
mande. L’émir Béchir expédia aux insurgés son
fils, l’émir Emin, pour les engager à se retirer
dans leurs foyers, et leur promettre une dimi¬
nution dans les impôts. « Trêve, trêve à toutes
ces belles promesses, répondirent en masse les
maronites et les druses ; nous avons appris à ne
plus nous fier aux paroles dTbrahim-pacha. N’a-
t-il pas fait massacrer, en 1824, les Naplousins,
après que ceux-ci lui eurent sauvé la vie à Jéru¬
salem, et qu’il eût conclu avec eux un traité de
paix?Nous avons tous prêté serment dans l’église
de Saint-Elie, le patron de notre pays, de se¬
couer le joug de la tyrannie égyptienne ou de
mourir. Nous ne déposerons les armes que lors¬
que les puissances européennes auront forcé Ibra¬
him de nous accorder ce que nous demandons.
Allez dire cela à votre père, l’ami dévoué de
Méhémet-Ali ü! Dites aussi à Ibrahim-pacha que
nous lui rendrons les armes qu’il demande, le
574
jour où il nous rendra lui-même celles qu’il
nous a volées il y a huit ans, et qui étaient les
armes de nos pères. »
Après le départ d’émir Émin, on apprit
qu’une bande de mutualis avaient attaqué un
petit fort situé dans les environs de Bal-Bek ; ils
mirent en fuite la garnison, et s’emparèrent d’un
convoi de munitions qui allaient de Beyrout à
Damas. Les maronites surprirent dans les envi¬
rons de Saïde les troupes égyptiennes comman¬
dées par Soliman-pacha, et les désarmèrent en
partie. M. Sèves et ses soldats se retirèrent dans
Sidon, où ils furent bloqués par les insurgés.
Mais les nouvelles de la révolte du Liban par¬
vinrent bientôt à Méhémet-Ali; il envoya tout
de suite des navires chargés de munitions et
d’approvisionnements de toute espèce; ces na¬
vires débarquèrent aussi à Beyrout quinze mille
hommes de troupes régulières. Alors les insur¬
gés se retirent dans leurs montagnes afin de s’y
mieux défendre. Avant qu’ils s’éloignassent de
Beyrout, une escarmouche eut lieu en dehors de
la ville ; les Égyptiens furent mis en déroute; un
convoi de deux cents chameaux, avec une
grande quantité de marchandises, de canons
et de munitions allant de Damas à Balbek,
578
fut de nouveau arrêté par les insurgés. Deuxîfré-
gates égyptiennes arrivèrent sur ces entrefaites;
elles bombardèrent pendant toute une journée
les villages de Glouni et de Gloubel. Les paysans
faisaient feu, derrière les rochers, sur les embar-r
cations égyptiennes; ils tuèrent plusieurs hom¬
mes, mais les bombes des frégates détruisirent
bientôt leurs villages.
Le 6 juin 1840, Ibrahim - pacha adressa un
firman aux habitants du Liban. Nous ne crai¬
gnons pas d’admettre dans ce tableau les pièces
officielles, pour lui donner plus d’autorité. Voici
donc le firman d’ibrahim.
» Depuis quelques jours, etaujourd’hui même,
me sont parvenus divers rapports, au sujet de
votre refus de consigner les armes qui avaient
été laissées provisoirement entre vos mains,
et dont la détention vous a porté à des actes de
résistance aux volontés supérieures. Ainsi, tous
vos sentiments se sont mis en évidence, et sachez,
vous tous à qui je m’adresse en général, que
je comprends vos intentions et la manière dont
vous vous êtes conduits dans cette révolte extra¬
ordinaire, et que je ne puis attribuer votre con¬
duite qu’à deux motifs : ou des malveillants
vous ont fait croire qu’il sera ordonné une con-.
576
scription parmi vous, et ont séduit par cette
perfide insinuation votre fierté et votre courage,
en abusant de votre simplicité, ou bien c’est une
trahison de votre part à laquelle vous vous por¬
tez sans aucun motif.
» Dans le premier cas, si l’on a suscité parmi
vous la crainte d’une conscription dans la mon¬
tagne , il ne faut nullement y ajouter foi, et je
jure par la chère tête de mon père le vice-roi et
la mienne, que ce n’est pas notre désir de faire
aucune levée forcée dans la montagne, et nous
n’aurions pas même cette idée pour aucune au¬
tre partie de la Syrie en général. Nous vous ré¬
pétons positivement que nous n’en ferons rien.
Je vous ai déjà notifié d’être tranquilles dans vos
maisons, et de n’avoir point de pareilles idées.
Revenez donc de vos frayeurs et de vos inquié¬
tudes , et ne cherchez pas à ruiner la montagne
et à verser votre sang. Mais, dans le cas où
votre révolte proviendrait d’une trahison spon¬
tanée et vaine, nous avons déjà envoyé quinze
régiments d’infanterie, outre la cavalerie et
l’artillerie, pour détruire vos personnes et rui¬
ner vos habitations complètement. Après que
vous aurez connaissance de notre présent firman,
vous obéirez en rentrant dans la soumission, en
577
rejetant de vos têtes vos intentions corrompues ;
vous vous trouverez en sûreté, sauvés, et joyeux
d’avoir racheté vos âmes et vos propriétés ; mais,
si vous persistez dans vos coupables intentions ,
l’armée victorieuse expédiée, avec l’aide de Dieu,
détruira votre parti comme vous l’avez mérité.
Pensez-y bien, et réfléchissez sur vos intérêts;
en choisissant la soumission, soyez obéissants à
votre prince, afin que ce dernier prévienne
les chefs de l’armée de ne pas s’avancer, et
par là, vous ne serez pas exposés aux dangers.
Nous désirons, par le présent, vous faire com¬
prendre la vérité, pour que vous puissiez choisir
ce qui vous convient le mieux, et que vous pre¬
niez une bonne résolution; mais gardez-vous
bien de ne pas obéir et de ne pas rentrer dans la
soumission , car le tardif repentir ne vous sau¬
verait pas. »
Voici la traduction d’une lettre écrite par les
habitants de la montagne à l’émir Émin, en date
du 11 rabi-el-char 1256 (11 juin 1840).
« Vous n’ignorez pas, ainsi que le prince émir
Béchir, les tyrannies souffertes par les habitants
du mont Liban , les vexations et les impôts qui
les oppriment. Lorsque le gouvernement de
S. A. Méhémet s’établit dans ce pays, les habi-
37
H.
578
tants du Liban furent les premiers à se soumettre;
ils sont allés avec son armée à la guerre de Da¬
mas et à la rencontre des troupes à Hama et à
Tripoli, et lorsque l’insurrection a éclaté à Saffet,
Naplouse, Nassirie et chez les mutualis, les habi¬
tants de la montagne sont allés avec S. E. émir
Béchir; ils les ont battus et soumis au gouverne¬
ment du pacha, ce qui a fait augmenter leur es¬
poir d’être délivrés des vexations; mais, pour les
récompenser d’avoir contribué à soumettre ces
divers pays, on leur a demandé leurs armes et
ensuite des soldats, ce qui leur a causé des dom¬
mages que l’oreille se boucherait pour ne pas
entendre; on prenait leurs femmes, on les châ¬
tiait de différentes manières, et on les sus¬
pendait aux arbres; ensuite l'émir Béchir leur a
imposé le firdé, qui devait être payé même
pour ceux qui mouraient ou qui étaient tués
dans la guerre pour ce gouvernement. Et, lors¬
qu’on a découvert la mine de charbon de terre
dans la montagne, on a prescrit aux monta-
ghards de l’exploiter et de fournir les ustensiles
ïiècessaires sans être payés, et on a envoyé des
gens pour inspecter ces travaux; on payait les
ouvriers et les mucres pour le transport du
charbon à Beyrout; mais c’était peu de chose,
579
et nous fûmes obligés de supporter le restant
dii paiement à nos frais et de fournir des poutres
et des sacs pour cette mine ; on ne nous paya
que le quart du prix; les frais de transport de¬
puis les villages jusqu’à la mine ne nous furent
pas payés.
» Si nous voulions entrer dans les détails de
toutes ces vexations., ce serait trop long, et nous
ne comptons pas les coups de bâton et les dés¬
honneurs qu’on nous a faits comme à des fellahs
égyptiens; nous ne faisons pas même mention
de nos dépenses pour les émirs et pour les
bouloukbachis, et depuis qu’on a commencé
l’établissement de la Quarantaine, jusqu’à pré¬
sent, on a obligé les montagnards de fournir
de la chaux, en y fixant un minime prix, et
de la transporter gratis sur leurs bêtes de som¬
me ; de nouvelles contributions on]t frappé
les moulins. Les maçons ont été envoyés par
force à Caulekboz , à Saint-Jean-d’Acre et à
la Quarantaine, et n’ont eu que le quart du
paiement usité ; l’obligation des travaux a aug¬
menté dans les villes, dans les campagnes et
dans tous les endroits où nous allons , ce qui a
réduit à une misère extrême plusieurs familles
de la montagne, et nous a ruinés aussi, car
580
nous n’avons plus ni argent, ni enfants, ni bes¬
tiaux , vu que nos enfants sont pris pour le ni-
zam. Nos récoltes ne suffisent pas à tant de de¬
mandes , nos bestiaux de toute sorte sont dans
une situation misérable (de manière que plu¬
sieurs ont précipité d’une grande hauteur leurs
mulets et leurs chameaux, d’autres les ont ven¬
dus à un vil prix), et nous, nous sommes em¬
ployés pour servir la mine et les soldats. Il y a
quelque temps aussi, lorsque la guerre et la ty¬
rannie sont tombées sur nos frères, les habitants
du Haouran,lesquels sont de notre propre nation,
le gouvernement nous a donné des armes, et
nous a envoyés pour les battre, ce que nous
avons fait deux années consécutives, et plusieurs
d’entre nous sont morts, soit de la fatigue du
voyage , soit en guerre , et cela nous a coûté,
outre les souffrances ou les pertes d’hommes,
environ 2,000 bourses.
» Enfin , puisque nos biens sont perdus, nos
enfants ne sont plus, et puisque nous avons
perdu notre liberté, ne possédant plus rien du
nôtre, et n’ayant plus que la frayeur et le déses¬
poir, nous avons dû nous révolter pour nous dé¬
barrasser de la tyrannie et reprendre du repos et
de la liberté. Or, si les autorités se tournent vers
581
Dieu (lajustice) et lèvent la tyrannie de nom, nous
sommes prêts à nous soumettre et à obéir à leurs
ordres, puisque notre insurrection n’a pas le but de
fonder une autorité, mais uniquement de nous dé¬
livrer de celte insupportable tyrannie, vu que nous
ne pouvons plus payer qu’un min sur nos biens et
un gutali. Si donc notre prière vient à être écoutée,
et si l’oppression s’éloigne de nous, comme nous
le désirons, voici ce que nous prions S. A. le vice-
roi d< faire : de prendre seulement un miri et un
guiali , de percevoir ce double droit par le moyen
des agents d’Angleterre et de France et par le
moyen de leurs consuls dans ces pays, afin que
si ces traités ne sont pas exécutés fidèlement nous
puissions réclamer auprès d’eux. Nous restons
dans les endroits où nous sommes en attendant
la réponse; et, si elle est favorable, chacun re¬
tournera chez soi, autrement nous sommes prêts
à mourir plutôt que de rester dans l’état présent.
» Nous avons dit notre état, et que les autori¬
tés ordonnent.
Signé : Les habitants de la montagne en général.
Depuis le commencement de la révolte, l’émir
Béchir avait travaillé sans relâche à jeter la désu¬
nion entre les chrétiens et les druses. Jusqu’au
m
9 du mois de juillet, toutes ses démarches furent
infructueuses, et les peuples, sans distinction de
croyances religieuses, animés par le désir de re¬
couvrer leur liberté, se prêtaient mutuellement
serment de fidélité, pour combattre jusqu’à la
dernièfe extrémité : mais le vieux rusé de la mon¬
tagne parvint à calmer les druses. Tandis que les
maronites croyaient à la sincérité des druses, ces
derniers traitaient avec l’émir Béchir des condi¬
tions de la paix ; il leur promettait, au nom de
Mébémet-Ali, la diminution de leurs impôts,
l’exemption du recrutement, des corvées et des
frais de la guerre; il s’efforçait de leur montrer la
faute qu’ils allaient commettre s’ils persistaient
à seconder la révolte des maronites, qui, étant
liés par leur religion aux puissances européennes,
trouveraient leur avantage à soumettre leur pays à une
nation professant la même foi ; alors non-seulement
ils seraient les sujets d’un, seul homme, comme Méhé-
met-Ali, mais encore ses esclaves eux, leurs enfants et
leurs femmes. « Déjà des maronites, continuait
l’émir Béchir, ont porté à la tête de vos batail¬
lons la Croix en forme d’étendard; le respect et
l’obéissance qu’ils montrent aux plus petits con¬
suls européens, vous font assez connaître leurs
intentions. »
583
Ces adroites insinuations furent appuyées de
sommes considérables que les chefs druses ac¬
ceptèrent ; les démarches de l’émir eurent un plein
succès. La plus grande partie des druses armés
quittèrent les rangs des insurgés, et ceux qui
n’avaient point quitté leurs villages restèrent
tranquilles, moyenant des piastres qu’on leur dis¬
tribuait.Une vive consternation se répandit parmi
les maronites , quand ils virent de leurs propres
yeux cet acte de lâche trahison; ils étaient placés
entre le feu dei’armée égyptienne et la mauvaise
foi de l’émir, qui cherchait à les perdre. Us s’em¬
pressèrent de faire parvenir cette affreuse nou¬
velle aux insurgés leurs frères, campés du côté
de Tripoli et deZaclè; ils leurs demandèrent de
venir à leur secours. Mais l’émir Béchir dépêcha
un agent aux généraux égyptiens, pour les pré¬
venir que le moment était venu d’entrer dans le
Liban. Soliman-pacha, Abbas-pacha, fils de Mé-
hémet-AJi, et les cinq petits-fils de l’émir, se mi¬
rent à la tête de 16,000 hommes, Albanais ou
Égyptiens, et marchèrent vers la montagne.
« Grand Dieu, disait un Européen témoin ocu¬
laire, quel horrible spectacle s’est alors offert à
mes yeux ! au loin s’élevaient les flammes des
maisons, des villages et des églises qu’on livrait
584
à l’incendie. A cette vue, les émigrés consternés,
et sans chefs capables de les conduire, coururent
en désordre au-devant de l’armée égyptienne, et
parvinrent, par leur intrépidité, à la repousser
avec une perte considérable; après celte attaque,
les maronites se retirèrent sur les hauteurs de
leurs montagnes. C’est alors qu’on vit ces barba¬
res Africains mettre tout à feu et à sang: de pe¬
tits enfants, des femmes, des vieillards, furent
massacrés, au moment où ils allaient se dérober
à leur fureur.
» Après avoir commis ces horribles excès, les
Égyptiens descendirent au couvent de Saint-
Roch ; les moines ne l’avaient pas quitté par l’or¬
dre du patriarche; celui-ci fut officiellement ras¬
suré par Soliman-pacha; qui lui fit dire que le
dergé séculier pas plus que les moines, n’ayant
pris aucune part à l’insurrection, étaient à l’abri
de tout danger. Mais deux cents Albanais péné¬
trèrent dans le couvent et cherchèrent à s’em¬
parer de tout ce qu’il contenait; ils entrèrent
d'ans la chapelle et volèrent les vases sacrés. Les
moines désespérés conjuraient inutilement les
chefs de ces bandes forcenées; ils s’armèrent
alors de bâton, et au nombre de quarante, se
précipitèrent sur ces barbares au moment où
585
ils emportaient les richesses sacrées de l’autel.
Un prêtre qui disait la messe fut massacré ainsi
que ses confrères. Ces horribles scènes se renou¬
velèrent dans plusieurs églises de la monta¬
gne. On ne comprend pas que le colonel Sève,
commandant en chef de ces troupes, ait pu
tolérer de pareils excès. L’exemple du man¬
que de foi d’ibrahim et de son père aurait-il
étouffé en lui ces sentiments de loyauté qui ca¬
ractérisent tous les Français? Les Albanais en¬
voyèrent les vases sacrés et les ornements sacer¬
dotaux à Beyrout, pour y être vendus à l’encan ;
notre honorable consul, M. Bourrée, s’empressa
lui-même de les acheter, afin d’empêcher de nou¬
velles profanations. Cette action pieuse lui a con¬
cilié l’estime de tous les gens de bien. »
C’est ainsi qu’Ibrahim-pacha étouffe les insur¬
rections en Syrie; il a pour cela deux moyens;
c’est tantôt la trahison, et tantôt la barbarie.
Nous citerons ici une autre lettre qui donne
plus de détails sur le massacre des peuples
chrétiens du Liban par les soldats d’ibrahim-pa¬
cha. Cette lettre, datle de Beyrout du 25 juillet
1840, est écrite par le vice-légat apostolique en
Syrie, au père don Mourad, procureur-général
du patriarche d’Antioche, à Rome. Elle fut pu-
586
bliée au mois de septembre 1840, dans le Jour¬
nal général de France.
a Très-cher don Nicolas Mourad, j’ai reçu votre
aimable lettre par laquelle vous me demandez
des nouvelles de cette chère montagne. Oh ! Dieu!
elles sont écrites en caractères de larmes et de
sang ! Vous avez dû voir par mes lettres répétées
à S. E. à quelle barbarie se sont livrées les troupes
égyptiennes dans ce pays. L’extrême misère et
les injustes oppressions du gouvernement de Mé-
hémet-Ali ont poussé ces peuples, d’ailleurs si
dociles et si résignés , à prendre les armes. Toutes
leurs premières rencontres furent couronnées
d’un heureux succès, jusqu’à ce que l’on mît l’or
en usage pour corrompre les chefs. On gagna ainsi
quelques cheiks druses et quelques émirs chré¬
tiens; le reste, tourmenté de promesses et de
menaces sans pareilles, abandonna la cause des
insurgés. De cette manière on parvint à détryire
l’union. Les émirs Haëder, Faaour, Ismaël,
Youssouf, etc., etc., abandonnèrent la cause; et
les villages de Suelfat, de Metten, se soumirent.
Et cependant, les Égyptiens et les Albanais, sor¬
tis deBeyrout, ont brûlé, tué, ruiné tout ce qu’ils
ont trouvé sur leur route; les églises surtout
furent profanées par les plus exécrables abomi-
587
natipns. Les prêtres immolés au pied des au¬
tels, les vases sacrés prostitués aux usages les
plus immondes, les vierges violées en face du
Saint-Sacrement, les enfants écartelés sur le sein
de leurs mères expirantes ; les ornemenjs sacer¬
dotaux et tout ce qui ne devait pas être livré aux
flammes, devinrent les trophées de ces troupes
victorieuses qui ne trouvaient plus d’ennemis.
» Le consul de France a fait de nombreuses
et fortes réclamations à l’égard de tout ce qui
regardait les églises et les couvents, et les excès
se sont en quelque sorte ralentis. Mais quant à ce
qui concerne les familles malheureuses et no¬
tamment celles des vertueux émirs Haëder,
Faaour,etc., leurs biens ont d’abord été confis¬
qués, eux-mêmes ont été condamnés aux galères,
et enfin expédiés à Saïde pour être conduite à
Saint-Jean-d’Acre. Les membres des première^
familles de Kescovauro ont été emprisonnés et
soumis à la bastonnade. On menace de mettre un
moadir pour gouverner la montagne, et de con¬
fisquer tous les biens ecclésiastiques pour les dis¬
tribuer à autant de familles turques, afin de
détruire entièrement le projet d’un gouverne¬
ment chrétien : les plus noires calomnies ont été
mises en œuvre contre monseigneur le patriarche
588
et le clergé, afin de faire réussir cette intrigue.
Tous ici tournent les yeux vers la France, comme
vers la protection naturelle de ce pays ; aussi, le
consul de cette nation a-t-il montré, pour la cause
du mont Liban, un zèle et une ardeur sans exem¬
ple ; mais ces démarches n’ont pas toujours été
couronnées de succès; il a été contrarié par l’An¬
gleterre , qui, par des motifs dont on ne peut se
rendre compte, tient ici des forces de mer impo¬
santes. C’est à vous, nouveau Moïse, de lever les
bras pour votre peuple des montagnes, et de con¬
jurer vous-même M. l’ambassadeur de France, à
Rome, d’user de son influence à Paris, pour ob¬
tenir de son souverain ou l'affranchissement, ou
la pacification de ce malheureux pays,
» Le vice-legal apostolique. »
Pour prix de son dévouement éclairé envers la
France et de sa compassion pour les maronites
du Liban, M. Bourrée fut rappelé, et ce rappel
a été comme l’abandon de la Syrie par le gou¬
vernement français. Nos journaux, qui, aveu¬
glément attachés à la cause de Méhémet-Ali, ont
parlé des brillants succès remportés par les sol¬
dats égyptiens sur les rebelles du Liban, ont profondé¬
ment affligé ce peuple catholique delà montagne,
qui nous est dévoué depuis des siècles. Voici à
589
ce sujet une lettre adressée par les habitants du
Liban à l’ambassadeur français à Constantinople.
Cette lettre est traduite littéralement de l’arabe :
« Les nouvelles fâcheuses qui nous sont par¬
venues par les papiers publics ont porté un coup
terrible à la Syrie; elles ont déchiré le cœur des
hommes, des femmes et des enfants, menacés en
ce moment d’être exterminés par Méhémet-Ali,
à qui la France a bien voulu accorder sa puis¬
sante protection. La France peut-elle ignorer les
maux que cet homme nous a fait souffrir depuis
que la fortune l’a rendu maître de la Syrie ? Ces
maux sont innombrables ; il suffit de dire que les
épouvantables vexations et l’oppression la plus
cruelle nous ont poussés au désespoir et ont fait
revivre en nous Tardent désir de retourner sous
le gouvernement paternel de notre auguste sou¬
verain Abdoul-Medjid. N’est-ce pas là un désir
légitime de la part d’un peuple loyal? La France,
cette nation si grande, si magnanime, qui a
étendu partout la liberté, qui a, depuis des siècles,
versé tant de sang pour l’établir dans son gouver¬
nement , nous refuse aujourd’hui sa puissante
influence pour obtenir la jouissance de ce même
bien ! La presse française dit que la France n’ad¬
mettra aucun arrangement qui aurait pour base de
590
réstitüer la Syrie à son légitime souverain. Cela se
peut-il ? Les Syriens ne peuvent le penser ! La
nation française,, si généreuse, si civilisée, la
nation française que nous aimons et que nous
respectons, ne peut désirer de nous voir cour¬
ber sous une oppression systématique qui seule
distingue le gouvernement égyptien des autres
gouvernements.
» Nous désirons qu’il nous soit permis de re¬
tourner sous la protection de notre souverain
légitime, auquel nous n’avons pas cessé d’obéir
depuis quatre cents ans. Nous ne demandons
qu’à participer aux privilèges et aux droits du
hatli-schériff que notre gracieux empereur a ac¬
cordé à tous ses fidèles sans exception, sans dis¬
tinction. Nous en appelons à la justice du gou¬
vernement français. Nous supplions la nation
française toute entière, de nous aider à obtenir
notre demande. La plus atroce tyrannie nous
empêche de prendre les armes pour défendre no¬
tre vie et l’honneur de nos familles contre la bru¬
talité de la soldatesque égyptienne, ou de nous
enterrer sous les ruines de notre pays. Notre
cause est juste, et en conséquence nous avons la
ferme confiance que le gouvernement français
ne nous adandonnera pas dans un moment si
591
dangereux. C’est dans cet espoir quë nous sou¬
mettons à votre Excellence notre humble prière,
vous conjurant de la porter aux pieds du trône
de votre auguste maître, l’allié de notre gracieux
souverain Abdoul-Medjid.
» Signé : Le prince Faris Schebah, le prince
Youssouf Schebab, l’émir Haëder, le scheik
Francis El-Hazon, le séraskier, le scheik Faris
Habeish, les maronites, les druses, les mu-
tualis. »
Lés populations du Liban ont vainement at¬
tendu la protection de la France, cette protection
qui ne leur avait pas manque durant six cents
ans. Le traite du 15 juillet a été signé sans la
France et malgré la France. Que n’a-t-on pas dit
sur ce traité ? 11 a été répété à satiété qu’il n’était
pas admissible que nous restassions étrangers à
la question d’Orier.t^ question qui touche à l’ave¬
nir du monde. Les maronites du Liban ont été
réduits à accepter la protection de l’Angleterre,
de l’Angleterre qu’ils détestent; mais, comme on
dit vulgairement, pour des gens qui se meurent,
toute planche de salut est bonne.
Quo.ique lord Palmerston ait dit du haut de
la tribune, que Y influence anglaise a toujours été
étrangère à l'insurrection de la Syrie , on sait au-
592
jourd’hui que ni l’or ni les promesses n’ont été
épargnés par l’Angleterre pour exciter les Liba¬
nais à la révolte. Un employé de l’ambassade
britannique à Constantinople avait été expédié
sur les côtes de Syrie immédiatement après
qu’un navire anglais venait de débarquer huit
mille fusils sur un point de la Phénicie. D’ail¬
leurs, par un article du traité du 15 juillet, les
puissances contractantes promettent de donner
toute l’assistance en leur pouvoir , à ceux des su¬
jets du sultan qui manifesteront leur fidélité et obéis¬
sance à leur souverain. En d’autres termes , les
puissances et principalement l’Angleterre, s’en¬
gagent à entretenir, à encourager, à soutenir l’in¬
surrection de la Syrie contre le pacha d’Égypte. Ce
n’est pas que nous blâmions le gouvernement an¬
glais d’être venu en aide à ces braves montagnards
du Liban, écrasés sous un joug de fer; nous pen¬
sons, au contraire, qu’on ne saurait rien faire de
plus noble, de plus généreux, que de les secourir;
mais nousauriohs voulu voir la France protectrice
de la montagne, et non pas l’Angleterre. Jusqu’à
présent les Anglais avaient tenu leurs regards fixés
sur l’Égypte, pour s’ouvrir un chemin vers les
Indes par Suez ; ils ont compris l’impossibilité
d’anéantir en ce moment Méhémet-Ali dans la
893
vallée du Nil, et ont tourné leurs yeux vers la
Syrie. L’Angleterre veut refouler Méhémet-Ali
dans le territoire égyptien, afin d’être plus libre
en Syrie pour se tracer un passage de la Médi¬
terranée au golfe Persique, par le canal qui
joindra l’Euphrate à l’Oronte.
Les maronites avaient été écrasés par Soliman-
pacha , aidé de l’émir Béchir; mais, quand les
montagnards se sont vus appuyés par les alliés
de la Porte quelques mois plus tard , ils ont
redoublé d’ardeur et de bravoure pour se¬
couer le joug égyptien : alors, les troupes de Mé¬
hémet-Ali ont été abîmées, et le généreux
maronite s’est vu libre un instant dans ses mon-
tagneç.
L’armée égyptienne ne pouvait pas tenir long¬
temps devant les montagnards du Liban, lar¬
gement pourvus d’armes, de munitions, diri¬
gés pâr des chefs européens, et combattant pour
leur délivrance avec le courage du désespoir.
Sans le concours des maronites et des druses,
les quatre puissances ne seraient parvenues à
chasser Méhémet-Ali de la Syrie qu’après de
longs efforts et des pertes considérables de toute
nature.
L’émir Béchir avait conclu, le 5 octobre, avec
38
n.
594
les envoyés du séraskier Izzet-pacha et de l’ami¬
ral Stopford, une convention par laquelle il s’en¬
gageait , moyennant une garantie pour sa per¬
sonne et ses biens, à faire sa soumission au sul¬
tan, et à envoyer dans le camp turc deux de ses
fils comme otages. Cette soumission n’ayant pa6
eu lieu au jour fixé, et l’émir Béchir n’ayant pas
fait connaître le motif de ce retard, l’amiral Stop¬
ford ne se crut plus lié par la convention con¬
clue avec l’émir ; il publia le firman par lequel
le sultan Abdoul-Medjid prononçait la déchéance
du prince de la montagne, et nommait au gou¬
vernement du Liban l’émir El-Kazin, qui fut
tout de suite revêtu, au nom de sa Hautesse,
des insignes de sa nouvelle dignité par un en¬
voyé d’izzet-pacha. A la nouvelle de sa desti¬
tution , qu'il apprit le 9 octobre, l’émir Béchir
fut saisi de consternation, s’enferma dans son
harem avec ses fils, et ne laissa paraître personne
devant lui. Le lendemain, accompagné de toute
sa famille et d’une suite nombreuse, il partit
pour Saïda, où il arriva le 11, et se mit à la dis¬
position du capitaine Barkley, commandant de
la station. Le jour suivant, par ordre de l’a¬
miral Stopford, le prince fut transporté avec tous
les siens à Beyrout, à bord du Cycïope, bateau
595
à vapeur de l’escadre anglaise. Le Cyclope partit,
et l’émir Béchiï alla s’asseoir au foyer du peuple
britannique.
L’émir Béchir, qui, dans les premiers jours de
l’insurrection syrienne du mois de juillet 1840,
répondait delà montagne à Méhémet-Ali, et
jutait de nouveau fidélité à la cause égyptienne ,
l’émir Bechir, disons-nous, abandonna le Li¬
ban quand il vit la Syrie perdue pour le vice-
roi. Les maronites et les druses, fatigués de la
tyrannie de l’émir, ne s’élevaient pas moins
contre lui que contre le pacha d'Égypte. C’est
un refuge que l’émir Béchir a cherché à bord
d’ün navire anglais; il n’était plus en sûreté
dans cette montagne qu’il a tant opprimée.
Voici, en résumé, le récit des opérations des
alliés en Syrie. Anglais, Turcs, Autrichiens,
arrivent avec sept mille hommes de débarque¬
ment. Ils bombardent Beyrout; ils s’emparent
successivement de tous les points de la côte de
Syrie voisins de Saint-Jean-d'Acre. Çette der¬
nière ville aussi tombe en leur pouvoir; trois ou
quatre mille soldats arabes y périssent. Ibrahim
est refoulé vers Damas avec son armée. Des négo¬
ciations s’entament entre la quadruple alliance,
la Porte et Méhémet-Ali. Ibrahim se retire en
696
Égypte avec son armée; il évacue complètement
la Syrie. La flotte, que la trahison avait li¬
vrée à Méhémet-Ali, sort du port d’Alexan¬
drie , pour être rendue à l’empereur de Stam¬
boul. Les Anglais rebâtissent les remparts de
Saint-Jean-d’Acre que leurs bombes, avaient dé¬
molis. Ils commandent en maître sur la côte sy¬
rienne, et il n’est pas plus question de la France
que si elle n’existait pas ! Autrefois les navires
marchands de toutes les nations du monde ne
pouvaient trafiquer sur les mers de Syrie qu’avec
la bannière de la France; il ne tiendrait pas à
la politique actuelle de notre gouvernement
que la Méditerranée ne devînt un lac anglais ,
sur lequel la France pourrait à peine faire la pèche
et le petit cabotage ; et peut-être nous faudrait-
il bientôt pour cela une patente aux armes de
l’Angleterre.
A l’heure où nous écrivons, les déstinées de
Méhémet-Ali sont définitivement réglées ; l’hé¬
rédité de l’Égypte lui est accordée par les qua¬
tre puissances, mais la diplomatie a arrangé les
affaires en termes tels, qu’un trait de plume pourra
faire disparaître les successeurs de Méhémet-Ali.
« Un fait curieux, et qui est puisé â une
source authentique, a dit récemment un jour-
597
nal, c’est que l’Angleterre a exigé du sul¬
tan , en garantie de ses dépenses et de l’ar¬
gent qu’elle lui a fourni pendant la guerre de
Syrie contre Méhémet-Ali, hypothèque sur Vile
de Chypre. Or, comme jamais le sultan, ainsi
qu’on l’a remarqué, ne pourra payer, l’île de
Chypre convient trop à la Grande-Bretagne pour
qu’elle lui échappe. Il lui fallait une station pour
ses bateaux à vapeur, au terme de leur naviga¬
tion dans la Méditerranée, sur la route de l’Inde,
par l’Euphrate : Chypre, île fertile, isolée, facile
à défendre, ayant un port, et située à quelques
lieues d’Alexandrette et d’Alep, sera une cita¬
delle anglaise et un entrepôt de charbon. C’est
ainsi que se resserre chaque jour ce réseau mé¬
canique qui menacerait d’envelopper le monde,
s’il ne devait se rompre, bientôt peut-être, quel¬
que maille trop usée, ou viol mment brisée par
l’épée. »
On a beaucoup parlé, depuis un an , du pro¬
jet des Anglais de fonder un nouveau royaume
d’Israël en Syrie. L’été dernier une commission
fut nommée, à la tête de laquelle était le docteur
Keith (auteur d’un ouvrage sur les prophéties),
dont la tâche était de recueillir tous les rensei¬
gnements sur l’état des juifs en Palestine, et sur
598
la possibilité d’établir dans ce pays tous les mem¬
bres épars de ce peuple maudit. Un article de
mon frère, publié dans la Quotidienne au mois
d’août 1840, a fait connaître la véritable situa¬
tion des israélites en Palestine, et l’absurdité du
projet d’un nouveau royaume juif dans ce pays;
cet article montre aussi ce qu’était le nom fran¬
çais en Syrie avant l’abominable politique de ces
dernières années; d fait pressentir l’avenir qui
attend peut-être les pays de Jérusalem et du
Liban dans un temps meilleur , et c’est par la
reproduction de ces importantes pages que nous
terminerons notre livre sur l’Orient :
« Depuis le temps des croisades, on n’a jamais
autant parlé de l’Orient qu’aujourd’bui, et le
public et les cabinets ne savent guère ce qui se
passe en réalité du côté des pyramides, dans le
Liban et la Palestine. La vérité, qui maintenant
nous arrive d’au delà des mers, n’est pas toute
la vérité; chaque envoyé, chaque correspondant,
chaque voyageur mal instruit ou superficiel nous
donne des récits, des appréciations, d’après je ne
sais quel thème à la mode, et d’après des erreurs
accréditées ; nous avons eu occasion de remar¬
quer que ce n’est pas pour les peuples d’Égypte
que le Nil roule ses trésors, mais pour un seul
599
homme, pour Méhémët-Ali; nous devons ajouter
que des hommes de notre pays en prennent leur
petite part, et que. ces hommes, à leur insu peut-
être, ont contribué à égarer l’opinion. Nous
connaissons la Syrie, parce que nous l’avons vue
et étudiée avec bonne foi et indépendance ; nous
mettrions beaucoup de prix à éclairer sur cette
belle contrée l’opinion publique et les gouver¬
nements.
» Nous avons appris récemment avec douleur
que les intérêts britanniques s’agitaient au pied
du Liban, et que le drapeau d’Albion se prépa¬
rait à prendre possession de cette grande voie
commerciale. En voyant la nation maronite du
Liban accepter les secours de l’Angleterre, nous
avons compris toute la profondeur de l’abîme de
misère dans lequel l’a précipitée le despotisme
de Méhémet-Ali ; car les maronites détestent
l’Angleterre, et cette haine, qui date de plu¬
sieurs années j a pris sa source dans le sentiment
religieux; Le protestantisme britannique a fait
d’incroyables efforts pour envahir le Liban ; l’ar¬
gent a été semé à pleines mains; les plus sédui¬
santes promesses ont appuyé le prosélytisme des
Anglais dans la montagne, et le patriarche, les
moines, tous les prêtres et tous les membres de
600
cette belle et nombreuse famille catholique ont
toujours énergiquement repoussé ces immorales
séductions. On connaît les habitudes, l’allure,
le génie, de la politique anglaise : il y a, dans
toutes ses œuvres, un calcul d’intérêt commer¬
cial. La Grande-Bretagne, convoitant la Syrie,
n’avait pas tardé à s’apercevoir que les croyances
catholiques de 250,000 montagnards du Liban
lui seraient un terrible obstacle; elle avait chargé
la religion de la réforme de lui frayer une route,
en livrant une sourde guerre à la vieille foi. A
la suite de ces tentatives, une haine contre le
nom anglais était donc restée dans le cœur des
maronites. Quand le voyageur s’en allait à tra¬
vers le Liban , et qu’il s’arrêtait dans un village
maronite : Etes-vous Français ou Anglais? lui de¬
mandait-on toujours. Si le voyageur appartenait
à la nation française, il était entouré d’égards,
de soins et d’amitié; s’il appartenait à la nation
britannique, on se détournait de lui, les visages
devenaient sombres et menaçants ; tout Anglais
était pris pour un missionnaire bibliste, pour
un agent corrupteur. Dans ces dernières années,
les voyageurs d’Angleterre qui voulaient parcou¬
rir le Liban avec sécurité étaient obligés de de¬
mander un passe-port au consul de France de
601
Beyrout. Le consentement des maronites à l’in¬
tervention anglaise a été l’inspiration du plus
violent désespoir : la nation qu’ils aiment, c’est
la France ; c’est de notre pays que dçpuis long¬
temps ils attendaient leur délivrance.
» Oui, c’est nous que la nation maronite aimait,
respectait et admirait, non pas depuis des années,
mais depuis des siècles; cet amour pour la France
date de nos antiques croisades; les traditions du
Liban racontent que jadis les fidèles montagnards
ont combattu sous les bannières de la guerre
sainte, et ces vieux souvenirs sont la gloire des
maronites. Ils ont dans leurs archives deux let¬
tres, l’une de Louis XIV, l’autre de Louis XV,
qui font foi de cette alliance entre la France et le
Liban catholique : ces deux lettres, que nous
avons publiées dans notre Correspondance d’O-
rient , et qui, à notre connaissance , n’avaient
jamais été imprimées, plaçaient la nation maro¬
nite sous la protection spéciale des successeurs
de saint Louis. La domination musulmane pèse à
ces honnêtes, laborieux et vaillants montagnards;
il y a bien longtemps qu’ils soupirent après
nous ! Combien de fois l’espoir de voir nos ban¬
nières flotter enfin sur le Liban a soutenu l’àme
défaillante de ces chrétiens opprimés ! La con-
602
quête d’Alger avait relevé tous les courages, ra¬
nimé tous les cœurs ; on croyait que le jour
de la délivrance était venu. Nous étions en Syrie
lorsque retentissait le bruit de cette conquête, et
nous avons vu les populations tout émues par la
pensée de notre prochaine descente au pays de
Phénicie et de Judée. « Arrivez avec votre dra-
» peau et un régiment; un seul nous suffit;
» soixante mille maronites se rangeront sons
» vos ordres. Nous serons affranchis du joug
» des Turcs, et la Syrie sera française. » Voilà ce
qu’on nous répétait, non-seulement dans le
Liban, mais dans toutes les parties de la Pales¬
tine et de la Syrie. A Latakieh, l’ancienne Lao-
dicée, un cheik de la nation des ansariens, dont
les croyances sont un horrible mélange d’idolâtrie,
nous'disait : «Avertissez-nouspar un petit billet,
a nous sommes las des Turcs, nous voulons être
» à vous ; tous les ansariens qui peuvent manier
» un fusil se réuniront sous la bannière de la
» France. »
» Pendant notre séjour à Bethléem, notre
chambre était pleine de catholiques qui nous
demandaient le jour de l’arrivée des Français.
Tantôt le bruit courait à Bethléem que des Fran¬
çais étaient descendus à Beyrout, tantôt on
603
anconçait qu’un de nos régiments, débarqué à
Ascalon, s’occupait à relever les murs de cette
place. Le gouvernement français, qui s’était,
dans tous les temps, déclaré le protecteur du
christianisme en Orient, et particulièrement des
chrétiens de Syrie, avait toujours été regardé
comme leur libérateur futur.. Cette renommée de
la France, cette confiance dans son amitié et le
pouvoir de ses armes, sont un souvenir de nos
anciens exploits, de notre ancienne domination
depuis Antoche jusqu’à Gaza, depuis le Jourdain
jusqu’à l’Euphrate j cette gloire du nom français
aux pays du Liban, de Sidon, de Saint-Jean-
d’Acre, de Jérusalem et d’Ascalon, a été le prix
d’un sang noblement versé sur des centaines de
champs de bataille. C’étaient des princes fran¬
çais qui, dans le douzième siècle, occupaient le
trône de David et de Salomon. Godefroy, Bau¬
douin , Raymond de Toulouse, Robert de Flan'
dre, Robert de Normandie, Hugues le Grand, et
des milliers de héros partis des rives de la Seine
et de la Marne, du Rhin et de la Loire, nous ont
valu, par d’innombrables victoires remportées
en Orient, un immense honneur, qui a toujours
accompagné notre nom dans ces lointaines con¬
trées. Nous ne dirons rien ici de la campagne de
604
Bonaparte en Syrie ; les victoires du Thabor et
de Loubi ont glorieusement continué notre his¬
toire dans ces régions de la Syrie ; le nom de
Napoléon, que les Arabes appellent sultan Kébir
(grand sultan), est venu rendre plus imposant et
plus terrible ce vieux nom de Frandji , resté en
Orient à la suite des guerres de la croix, et té¬
moignage immortel de la grande part qu’avaient
prise les Français aux gigantesques expéditions
contre le croissant. Telles sont les populations
chrétiennes de la Syrie, telle est la haute position
morale que les siècles nous ont faite dans ce pays.
Et maintenant comprenez si le rouge ne doit pas
nous monter au front en pensant que l’Angle¬
terre se dispose à nous remplacer dans cette
Syrie, qui nous appartient par le droit de la gloire
et des souvenirs.
» Ces jours-ci, il a couru dans la presse un
étrange projet, celui de faire de la Syrie une
principauté indépendante et de mettre les juifs à
la tête du nouveau royaume. 11 y a dans ce pro -
jet la plus profonde ignorance des mœurs, des
sentiments, des opinions des peuples syriens.
Nous comprenons qu’une pareille idée soit venue
à l’esprit de ces juifs opulents, de ces grands
personnages israélites qui, à Paris, à Londres ou
605
à Vienne, parlent du haut de leurs comptoirs
comme du haut d’un trône, et sont néanmoins
condamnés à subir le mystérieux destin de la race
déicide; il en coûte, nous en convenons, lors¬
qu’on peut tirer de son or une sorte de royauté
toute-puissante, de se voir en même temps jeté
dans le monde social comme des débris errants
qui ne peuvent ni s’arrêter ni se relever; il en
coûte d’être placé dans le monde, comme je ne
sais quel formidable miracle toujours vivant, et
qui redit de siècle en siècle un châtiment inouï
dans l’histoire humaine. Mais les Israélites ne
reconstruiront pas leur nationalité, semblables à
Julien, qui ne put rebâtir le temple condamné
par les divines Écritures à rester dans la poussière.
Et d’ailleurs, les juifs de notre temps ont bien
mal choisi la contrée où le puissance pourrait
reparaître au soleil; ils ne savent donc pas à quel
degré d’abaissement sont tombés les Hébreux
en Orient, et surtout en Syrie ? Le voisinage du
Calvaire a redoublé la violence de la haine, du
mépris des chrétiens pour les juifs, et le mu¬
sulman lui-même les poursuit incessamment
de ses outrages ! L’horreur du plus grand des
crimes pèse sur leurs têtes comme une éternelle
malédiction, et dans toutes les cités d’Orient,
606
c’est le quartier le plus impur qui leur est ac¬
cordé pour demeure.
» Dans cette ville de Jérusalem, qui devien¬
drait la métropole du nouveau royaume israé-
lite, les juifs sont relégués parmi les immon¬
dices et les décombres. Chaque année, il arrive
dans la ville sainte des vieillards hébreux qui
viennent acheter à prix d’or un petit coin de sé¬
pulture dans la vallée de Josaphat. La solitaire
enceinte où fut le temple de Salomon, offre un pe¬
tit espace qu’on appelle la Place des pleurs ; là
viennent gémir, un jour de la semaine, les juifs,
qui ne trouvent plus que de la poudre dans ce
lieu, vieux témoin de la gloire de leurs pères, et
aujourd’hui témoin de leur humiliation et de
leur néant. Les juifs de Jérusalem mangent leur
pain dans la frayeur, comme dit l’Écriture, et le
plus obscur petit enfant chrétien ou musulman
peut impunément jeter des pierres contre les an¬
ciens dominateurs de la terre de Chanaan. Ils
vivent ainsi tristement et silencieusement entre
l’énergique aversion des chrétiens, qui leur re¬
prochent l'immolation d’un Dieu, l’aversion des
musulmans, qui leur reprochent l’immolation
d’un saint prophète , et l’humble sépulture qui les
attend au pied du mont des Olives.
607
» Dans chaque ville de la Syrie, la haine des
chrétiens contre les juifs se traduit par des ha¬
bitudes et des usages dont quelques-uns nous
offrent un bizarre caractère. A Jaffa, durant tout
leur carême, les Grecs schismatiques* qui sur la
question des juifs s’entendent parfaitement avec
les catholiques, donnent au voyageur un curieux
spectacle. Chaque soir, les petits enfants des fa¬
milles grecques vont à la porte de toutes les
maisons chrétiennes, et demandent, avec des
cris monotones qu’on prendrait pour une com¬
plainte, du bois, ou des paras pour acheter du
bois. « Donnez, donnez, disent-ils, et l’an pro¬
chain vos enfans seront mariés, et leurs jours
seront heureux, et vous jouirez longtemps de
leur bonheur. » Le bois que sollicitent ces en-
fans est destiné à brûler le Juif. C’est le soir du
Jeudi-Saint des Grecs qu’on allume les feux, et
chaque petite troupe allume le sien. On fabrique
un homme de paille avec le costume juif, et la
victime en effigie est ainsi livrée aux flammes
au milieu des clameurs et des huées. Certaine¬
ment nous sommes bien loin de nous associer à
des manifestations et à des sentiments pareils ,
et nous regardons la tolérance comme un des
meilleurs fruits de notre civilisation moderne ;
608
mais, dans la question qui nous occupe, l'état
moral des juifs en Syrie, était utile à constater,
et nous ne pouvions nous dérober à la nécessité
d’indiquer les faits.
a Et, pour achever ces observations, qui ose¬
rait , dites-moi, entreprendre de soumettre le
Liban catholique à la nation juive? Quelle puis¬
sance humaine forcerait ces deux cent cinquante
mille montagnards à devenir les sujets de ceux
qu’ils regardent comme les bourreaux du Juste
au pied de qui ils s’agenouillent pieusement tous
les jours ? Chrétiens et musulmans ne courbe¬
raient jamais la tête devant un tel pouvoir, et
pour qu’un royaume israélite pût s’établir en
Syrie, il faudrait que ce pays commençât par
devenir un complet désert. Nous écartons ici la
question que nous appellerons religieuse, et nous
ne voulons pas nous arrêter à l’immense outrage
que recevrait la chrétienté en voyant les juifs se
relever victorieusement sur la Voie Douloureuse
et sur le Calvaire; nous n’avons voulu met¬
tre en avant, dans ces considérations, que les
impossibilités morales du pays de Syrie; tout
homme sincère et clairvoyant en conclura que les
juifs, ces voyageurs solitaires à travers les siè¬
cles, ne sont pas près d’abriter paisiblement
leur vie sur le mont Sion et le mont Moriah.
» Ce n’est ni aux juifs ni aux musulmans qu’est
réservé le pays de Syrie, berceau et tombeau de
celui qui a des autels partou t où il y a des hommes:
la Syrie appartient au christianisme, et lorsqu’il
s’agira sérieusement de faire de cette contrée une
principauté indépendante, les intérêts de la po¬
litique européenne et de la civilisation orientale
nous commanderont d’y établir un royaume
chrétien. Tôt ou tard, par la seule force des idées
vraies, par la seule puissance de la logique et de
la raison éternelle, Jérusalem et la Palestine sor¬
tiront de leurs ténèbres et de leur servitude ; les
lieux qui parlent si vivement au cœur de toutes
les nations de l’Europe seront remis en honneur;
un large foyer de civilisation se rallumera sur
cette terre d’où la croix a projeté ses rayons lu¬
mineux vers tous les points de l’univers; un
royaumeen Palestine, placé sous la gardedetoutes
les puissances de l’Occident, destiné à rester
neutre dans les questions politiques qui peuvent
agiter le monde, mais destiné à porter toujours
bien haut la croix, drapeau de gloire, de lumière
et de liberté, serait un facile et merveilleux
moyen de civilisation au milieu de cet Orient
dent on veut renouveler la face. Il faudrait, pour
610
l’accomplissement de ce vœu, moins d’efforts et
de sacrifices qu’il n'en a fallu pour la fondation
du nouveau royaume de la Grèce, et la généra¬
tion qui aurait eu l’honneur de participer à cette
œuvre serait réputée grande parmi les générations
des âges modernes. Pour développer cette idée
à laquelle nous avons souvent songé, nous au¬
rions besoin d’un espace qui n’est point accordé
à un article de journal; peut-être y reviendrons-
nous plus tard ; nous avons voulu seulement la
jeter à travers le public, pour mettre le projet
d’un royaume chrétien en Palestine en regard du
projet d’un royaume juif aux alentours du Gol-
gotha. »
ERRATA. A la page 524, une faute d'impression nous a fait
commettre une erreur de date ausujet du massacre des mameluk»
en Égypte; au lieu de 1802, lisez; 1811.
TABLE DES MATIÈRES.
LfeTTBE XXIV. — Route de Tel-Bacher à Aïntab. — Le Cbalus,
appelé aujourd’hui Koïk. — Monseigneur Auvergne, mort à
Diarbékir, le 21 septembre 1836.—D’Aïntab à Alep.— Histoire
d’Alep ; état présent de cette ville. — Le bouton d’Alep.—
M. et Mme Delsignore. — Portrait d’un nouvel interprète. 1
Lettre XXV. — Marrah ; siège de cette ville par les croisés. —
Ruines d’Albar. — Hamah. — Homs. — Recrutement de l’ar¬
mée égyptienne.— Préparatifs pour notre voyage à Palmyre. 22
Lettbe XXVI. — Départ pour Palmyre. — Physionomie du dé¬
sert — Sépultures des bédouins. — Deux pâtres arabes. — Ar¬
rivée à la tribu d’Abech-Dak. — Aspect du camp bédouin. —
Difficulté que nous avons pour obtenir du cheik une escorte. —
Souper sous la tente. — Histoire racontée par un bédouin. — Le
cheik nous donne une escorte. — Chevaux arabes. — Ruses des
bédouins pour avoir des piastres. — Opinion des bédouins sur
le gouvernement de Méhémet-Ali. — Sagacité des bédouins
pour reconnaître les traces des pas des hommes et des animaux,
par l’empreinte sur le sable. — Arrivée dans la tribu du cheik
Pharah. — Réunion des bédouins sous la tente. — Entretien
avec le cheik sur l’existence (le Dieu. 44
Lettbe XXVII. — Mœurs et usages des bédouins. ... 76
Lettbe XXVIII. — Histoire de Palmyre. — Description des ruines
de Palmyre. — Le philosophe Volney à Palmyre. . . . 110
Suite de la Lettre XXVIII. 133
612
TABLE DES MAT1EKES.
Lettre XXIX. —Nouvellesfourberies de nos bédouins. — Départ
de Homs.— Kosséir. —Sources de l’Oronte. — Projet anglais
de joindre l’Oronte à l’Euphrate. — Damas. — Encore le recru¬
tement de l’armée égyptienne. — Visite à l’émir Beschir. — Mi-
lady Estber Stanhope. — Saint-Jcan-d’Àcre.155
Lettre XXX.193
Suite de la LErTRE XXX.266
Lettre XXXI. — Tableau politique de la Syrie, depuis le com¬
mencement de la domination égyptienne jusqu’à nos jours. 330
Lettre XXXII. — Mademoiselle Malagamba. — La tribu de Za-
bulon. — Souvenirs de l’Évangile à Nazareth. — Louis IX à
Nazareth. — Histoire d’une jeune fille chrétienne de Nazareth
et d’un bédouin du désert.. 333
Suite de la Lettre XXXII.369
Lettre XXXIII. — La Galilée ancienne et la Galilée moderne.
— Combat d’El-Mahed. — Cana. — Victoire de Junot et de Klé¬
ber contre les mulsulmans. —Bataille de Tibériade entre Gui
de Lusignan et Saladin. — Le sermon sur la montagne; réflexions
à ce sujet. — Le lac de Génézareth. —Tibériade. — Le Thabor.
— La plaine d’Esdrelon ; batailles livrées dans cette plaine. —
Naplouse, l’antique Sichem. — Arrivée à Jérusalem. . . 390
Suite delà Lettre XXXIII. ... . ..416
Lettre XXXIV. — Simulacres de funérailles à Hébron, à l’occa¬
sion du recrutement de l’armée égyptienne. — Conversation
avec un muezzin d’Hébron, au sujet des tombeaux des patriar¬
ches enfermés dans ta mosquée d’Abraham. — Itinéraire d’Hé¬
bron à Gaza. — Le chameau. — Le désert de sables mouvants.
— Le mirage. — Souvenirs d’histoire. — El-Arisch. — Arrivée
en Égypte.’^'l.470
Lettrb XXXV. —État présent de la basse Égfpte. — Avenir de
l’Orient...509
Tableau des principaux événements qui se sont accomplis en
Syrie depuis le mois de janvier 1838 jusqu'au mois de février
1841. 1 .56t
FIN DD TOME DEUXIÈME ET DERNIER.