ADOLF
EICHMANN
David
Cesarani
DAVID CESARANI
ADOLEF FICHMANN
Traduit de l’anglais par Olivier Ruchet
Ouvrage traduit avec le concours du Centre national du livre
TALLANDIER
Tallandier
Éditions Tallandier — 2, rue Rotrou 75006 Paris
www.tallandier.com
© Éditions Tallandier, 2013 pour la présente édition numérique
Avec Le soutien du
Centre national Ÿdu livre
www.centrenationaldulivre.fr
Réalisation numérique: www.igs-cp.fr
EAN: 979-1-02100-221-0
Table des matières
Couverture
Titre
Copyright
Introduction
Chapitre V Administrateur du génocide, 1942-1944
Chapitre VI « Au beau milieu du tourbillon de la mort », 1944-1945
Chapitre VII Fuite et capture, 1945-1960
Chapitre IX Après Eichmann
Conclusion
Glossaire et abréviations
Notes
Sources et bibliographie
Remerciements
INTRODUCTION
Adolf Eichmann est tout à la fois une icône du xx° siècle, du régime nazi
et du génocide perpétré contre les Juifs. La photographie bien connue du
jeune officier SS souriant, aux allures de vedette de cinéma, qui fut
responsable de la déportation de millions de Juifs vers les camps de la mort,
personnifie en quelque sorte tous les auteurs du génocide nazi. La notoriété
de cette image n’est égalée que par celle d’Eichmann lors de son procès à
Jérusalem en 1961, assis ou debout dans son box de verre blindé. Le
pouvoir de cette photo tient au fait qu’elle résume l’histoire réconfortante
d’un criminel rattrapé par une justice qui sera rendue par ses anciennes
victimes. Le tueur est alors incarcéré de manière hautement sécurisée, et sa
proie d’hier lui accorde néanmoins la dignité d’un procès, faisant par là
preuve des valeurs humanistes que lui-même a jadis tant bafouées. Ainsi,
Eichmann incarne, par métonymie, toute l’histoire de la persécution nazie,
du meurtre en masse de Juifs et de la trace laissée par ce régime dans
l’histoire. Aux côtés de Hitler, de Himmler et peut-être de Reinhard
Heydrich, il est le visage du crime nazi à grande échelle.
Eichmann n’a cependant pas toujours figuré au panthéon des tueurs
nazis, et peu d’hommes ont à ce point été mythologisés et incompris. Au
moment de la défaite du III Reich, lorsque les Alliés entreprirent de punir
les criminels nazis, Adolf Eichmann et sa carrière étaient pratiquement
inconnus. En novembre 1945, son nom apparut lors de l’interrogatoire d’un
de ses subordonnés, Dieter Wisliceny, qui avait été capturé par les
Britanniques. C’est la toute première fois que les enquêteurs alliés eurent
vent de son importancel. Eichmann fut également cité plusieurs fois par
Rudolf Hôss, l’ancien commandant d’Auschwitz, à la suite de son
arrestation par les troupes britanniques en mars 1946. Wisliceny livra un
témoignage public sur le rôle d’Eichmann dans la «solution finale de la
question juive » lorsqu'il comparut devant le Tribunal militaire international
(TMD) de Nuremberg. Et pourtant, lorsque Francis Biddle, le juge américain
titulaire du TMI, découvrit le nom d’Eichmann dans une version
préliminaire des attendus du jugement rendu par le tribunal, il nota dans la
marge: «Qui est-ce?» Eichmann n’était pas mentionné suffisamment
souvent ou de manière assez importante pour pénétrer dans les consciences
de ceux qui avaient entendu chaque mot des plaidoiries de Nuremberg, sans
parler de ceux qui n’eurent accès qu’aux comptes rendus irréguliers et
drastiquement abrégés dans la presses.
Aucun des «chasseurs de nazis » actifs en Europe au sortir de la guerre, y
compris Simon Wiesenthal, n’entreprit au départ de se lancer à la recherche
d’Eichmann — pour la simple et bonne raison qu’ils n’avaient jamais
entendu parler de lui. Wiesenthal fut informé de l’existence d’Eichmann par
un officier de renseignements américain, mais il ne réalisa toute son
importance qu'après avoir lu les documents présentés lors du procès de
Nuremberg. Il décida alors de coopérer avec les services de renseignements
alliés et avec la police autrichienne pour appréhender Eichmann pendant
l’année 1946-1947. Ce fut un échec et l’intérêt porté à son égard déclina
ensuite rapidement. Malgré l’accumulation de preuves telles que le rapport
de Rudolf Kastner sur la destruction des Juifs hongrois, au cours de laquelle
Eichmann joua un rôle de premier plan, sa localisation et sa capture ne
furent pas considérées comme des priorités. Il parvint ainsi à s’enfuir
d’Europe vers l’ Amérique du Sud en 1950, et sa femme put le suivre avec
le reste de sa famille deux ans plus tard sans difficultés.
La première vague de livres consacrés à la persécution nazie et aux
crimes de masse perpétrés contre les Juifs reflète bien l’insignifiance
relative d’Eichmann. Si son nom apparaît à de nombreuses reprises dans
l’histoire séminale de la «solution finale» de Gerald Reitlinger publiée en
1953, ce n’est qu’en tant qu’administrateur sans relief du crime de masse.
Selon Reitlinger: «La carrière d’Eichmann était celle d’un fonctionnaire
allemand, absorbé par son travail et qui n’en tirait aucune gloire.» Dans
l’ouvrage célèbre de lord Russell, The Scourge of the Swastika (1954), il
n’est mentionné qu’une seule fois, comme «un fonctionnaire de quelque
importance au sein du Amt 4 du RSHA“». À la fin des années 1950,
Eichmann était déjà à demi oublié. Lorsque Fritz Bauer, l’avocat général du
land ouest-allemand de Hesse, alerta Isser Harel, le chef des services secrets
israéliens, de ce qu’Eichmann avait été localisé à Buenos-Aires, Harel eut
besoin de se renseigner plus précisément sur le fugitif. Il rapporta plus tard:
«Je n’avais jamais étudié de près sa place dans la hiérarchie nazie ou le rôle
décisif qu’il avait joué dans ce que les nazis ont appelé la solution finale®. »
Le passage d’Eichmann dans l’oubli explique la sensation causée par sa
capture en mai 1960. Son procès à Jérusalem, l’année suivante, fut l’un des
premiers «événements médiatiques mondiaux». En très peu de temps, un
grand nombre d’ouvrages sur lui furent publiés dans de nombreuses
langues. S’appuyant sur les éléments parcellaires et peu fiables disponibles
avant son procès, tous ces livres le décrivent comme un raté, comme
quelqu’un qui n’avait jamais réussi à s’intégrer. Plusieurs reprennent le
«canard» propagé par Wisliceny selon lequel, dans son enfance, Eichmann
«avait l’air d’un Juif» et aurait été victime d’actes d’antisémitisme à
l’école. Dans ces livres souvent écrits au kilomètre, dans la plus grande
hâte, Fichmann passe d’une haine des Juifs de cour d’école à
l’appartenance au parti nazi, poussé par le ressentiment et par le besoin de
trouver un bouc émissaire à ses propres insuffisances. Les ouvrages
décrivent une carrière à la progression régulière, avec, à chaque nouvelle
marche franchie, une activité antijuive de plus en plus féroce. Eichmann est
dépeint comme gravissant les échelons quasiment jusqu’au sommet de la
hiérarchie SS dans le but de satisfaire une unique ambition: persécuter les
Juifs. Au-delà d’un ardent fanatisme, ces biographies enflammées décèlent
toutes sortes de vices et de perversions dans la personnalité d’Eichmann.
Elles dressent la liste de ses maîtresses avec une jubilation presque lascive
et affirment qu’il participait à des orgies sexuelles ou qu’il faisait preuve
d’une brutalité sadique envers les Juifs qui avaient le malheur de croiser son
chemin£.
Précipitation et sensationnalisme n’étaient pas les seuls défauts de ces
premières biographies grand public d’Eichmann. Ces ouvrages rendirent
compte de la représentation alors à la mode des criminels nazis comme des
ratés, des décalés, en puisant dans des théories psychologiques du fascisme
et du nazisme développées au cours des années 1949 et 1950. De plus,
beaucoup croyaient à l’époque que Hitler avait réussi parce qu’il avait su
harnacher les défauts de la personnalité individuelle à la machinerie d’un
État moderne. À cause des idées dominantes sur le totalitarisme, on pouvait
considérer comme tout à fait crédible qu’un fou, Adolf Hitler, ait pu
orchestrer les actions brutales de ses laquais, lesquels étaient tout aussi
pervers et remplis de haine que lui’.
Ce portrait mythologisé d’Eichmann et du régime qu’il servit aurait dû
être rectifié à l’aide de la minutieuse recherche entreprise en vue du procès
organisé à Jérusalem. Au lieu de cela, c’est une sorte de mélange qui se
produisit. Les détails relevés par les experts qui ne s’accordaient pas avec
les portraits à grand tirage ne perturbèrent jamais l’image populaire, en
revanche les éléments plus crus et plus flamboyants du réquisitoire y
trouvèrent naturellement leur place, parce qu’ils semblaient confirmer ce
qui était déjà «connu de tous». Ainsi, c’est plus involontairement qu’à
dessein que le procès d’Eichmann renforça le mythe autour de l’homme et
du mouvement nazi.
Lors de ce procès, Eichmann fut accusé d’avoir joué un rôle central dans
la persécution et l’assassinat à grande échelle des Juifs d'Europe entre 1935
et 1945. Dans son vigoureux premier réquisitoire, l’avocat général Gideon
Hausner le décrivit comme «le bras armé [du régime nazi] dans
l’extermination des Juifs d'Europe». Hausner expliqua que «ce sont ses
ordres qui ont fait fonctionner les chambres à gaz; il décrochait son
téléphone et les wagons partaient en direction des centres d’extermination ;
c’est sa signature qui a scellé le destin tragique de centaines de milliers de
gens». Même si Hausner souligna qu’Eichmann était essentiellement un
bureaucrate, «un meurtrier d’une nouvelle espèce, qui exerce son métier
sanglant derrière un bureau», il ne le décrivit pas moins comme un
fanatique tombé dans l’abîme de la barbarie. Il chercha à montrer, sans
succès, qu’'Eichmann avait tué au moins un Juif de ses propres mains, et il
associa l’accusé, de manière rhétorique, à toute la cruauté, la corruption, le
sadisme et l’horreur qui caractérisent les vrais assassins. «II est de ce fait
responsable, comme s’il avait noué de ses mains le nœud du bourreau,
comme s’il avait précipité à coups de fouet les victimes dans les chambres à
gaz, comme s’il avait tiré dans le dos et poussé dans les fosses à ciel ouvert
chacune des millions de victimes massacrées.» Au sommet de sa carrière,
selon Hausner, Eichmann s’était comporté «comme s’il avait été immergé
jusqu’au cou dans un amoncellement d’abominations». Il avait «une
personnalité satanique® ».
Aux yeux de nombreux observateurs, tout cela était ridicule. Après avoir
suivi une partie du procès pour le magazine TheNew Yorker, la femme de
lettres juive américaine, née en Allemagne, Hannah Arendt soutint la thèse
désormais célèbre qu’Eichmann disait la vérité lorsqu'il se présentait
comme un fonctionnaire dénué de passion, comme un infime rouage dans la
vaste machine exterminatrice, et lorsqu'il affirma qu’il aurait très
facilement pu être remplacé par quelqu’un d’autre. Selon elle, Eichmann
n’était pas motivé idéologiquement, il n’était pas particulièrement
antisémite et ne fit preuve de zèle que dans la mesure où il obéissait à un
régime totalitaire qui avait renversé le code de la moralité et inscrit
l’inhumanité dans la loi. «L’ennui avec Eichmann, écrit-elle, c’est
précisément qu’il y en avait beaucoup qui lui ressemblaient et qui n’étaient
ni pervers ni sadiques, qui étaient, et qui sont encore, terriblement et
effroyablement normaux. »
De nombreux universitaires et intellectuels ont été profondément
influencés par le portrait d’Eichmann dressé par Arendt. Ils ont été captivés
par sa thèse sur le caractère ordinaire du personnage, résumée par la célèbre
formule «la banalité du mal». Toutefois, cette description, tout autant que
celles des journalistes qui avaient auparavant rapidement troussé les
ouvrages destinés au grand public, était dans une large mesure
prédéterminée et mythologique. Arendt se contenta d’insérer le personnage
d’Eichmann dans sa propre théorie du totalitarisme, qui était le sujet de son
premier grand livre. Elle voulait trouver à Jérusalem le type d’individu
qu’elle s’imaginait nécessaire à la mise en œuvre des politiques inhumaines
dans un système totalitaire. En relatant le procès, elle façonna un récit à
l’image de sa théorie, et Eichmann devint ainsi l’incarnation de l’homme
totalitaire. Son analyse s’inspirait d’autre part très largement de l’ouvrage
fondateur de Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, publié juste
avant le procès. Hilberg, qui était politologue, minimisa le rôle de
l’idéologie et de la haine dans l’évolution des politiques suivies par les
nazis, et insista au contraire sur le processus autonome de la bureaucratie
dans l’État, au sein du parti nazi et dans les autres entités responsables de la
persécution des Juifs et du génocidel®. En associant Eichmann au
totalitarisme et en popularisant implicitement l’approche de Hilberg, Arendt
contribua à définir la manière dont plusieurs générations d’historiens et
d’intellectuels ont conceptualisé le IIT° Reich.
Du milieu des années 1960 au milieu des années 1980, le massacre des
Juifs fut perçu comme l’incarnation du zénith de la bureaucratie moderne
plutôt que comme un retour à la barbarie. L’Allemagne nazie était décrite
comme un État moderne hautement centralisé et hiérarchique, au sein
duquel le pouvoir et l’autorité circulaient de haut en bas et dans lequel les
hauts fonctionnaires décidaient du sort de millions d’individus. Le crime de
masse constituait un processus «médicalisé», ou encore une forme de
rationalisation économique exécutée par des professionnels, avocats ou
médecins, vêtus d’uniformes noirs impeccables, qui expédaient des êtres
humains dans des usines de mort au fonctionnement presque «fordiste », sur
la base de décisions quasi rationnelles dérivées de théories eugénistes ou
empruntées à la planification économique. Fichmann, le «bourreau de
bureau» par excellence, devint ainsi un personnage clé dans l’une des
approches les plus influentes de la période nazie et de la «solution
finale »11.
Ce n’est qu’à partir du début des années 1990, avec la publication de
l’ouvrage Des hommes ordinaires, de Christopher Browning, que l’attention
se reporta sur les hommes et les femmes qui mirent en œuvre ce qui était
alors appelé la «politique juive». L’enquête de Browning sur des
exécutions massives en Pologne, en 1941-1942, fournit également des
preuves convaincantes, qui montrent que le génocide était tout sauf
bureaucratique, impersonnel et comme aseptisél£. De plus, une série
d’études locales et institutionnelles a mis en lumière la conduite des
hommes et des femmes, aussi bien les Allemands que leurs collaborateurs
étrangers, à tous les niveaux de la prise de décision et de la conduite des
politiques au sein du III Reich et dans les territoires placés sous le contrôle
de celui-ci. Ces études, étayées par des documents inédits, ont transformé la
manière dont nous comprenons comment étaient prises les décisions qui
menèrent au génocide, Il est désormais largement reconnu que la
«solution finale de la question juive », appliquée à travers l’Europe, n’avait
pas encore été décidée par Hitler au début de la Seconde Guerre mondiale.
Les atrocités, réunies par certains historiens dans une même catégorie et
décrites comme les phases d’un plan en plusieurs étapes, sont maintenant
perçues dans leurs contextes géographiques et chronologiques respectifs.
Ainsi, la campagne nazie de «nettoyage ethnique» en Pologne en 1939-
1940, les massacres perpétrés par les Einsatzgruppen, ces unités mobiles
chargées d’exécutions opérant sur le territoire de l’Union soviétique en
1941, et le génocide déclenché contre les Juifs polonais dans des camps
d’extermination fixes à partir du début de 1942 ont des origines distinctes.
Il se peut que la «solution finale » ait été évoquée vers le milieu ou la fin de
1941, mais elle a initialement été un processus hésitant et heurté, qui n’est
devenu homogène qu’à partir du début, voire du milieu, de 194214,
Toutefois, si la conception de l'Allemagne nazie comme État
monolithique à la rationalité perverse, mettant en œuvre un génocide au
déroulement régulier, centralisé et conduit de manière bureaucratique, et
perpétré par des «tueurs en fauteuil», a pu être remise en question, que
reste-t-il de la figure d’Adolf Eichmann? S'il n’était pas responsable de
chaque aspect de la persécution et du massacre des Juifs, que fit-il
exactement ? S’il n’était pas cet individu dément, qui se lança dans une
carrière infâme après une enfance abîmée, comment fonctionnait-il ?
La présente étude sur l’homme, ses crimes et son héritage est la première
à être publiée depuis les années 1960. Elle puise dans des recherches
nouvelles et des documents inédits pour revenir tant sur les mythes
construits autour du début de la vie d’Eichmann que sur la caricature de
l’homme dressée lors de son procès et sur les interprétations ultérieures de
son caractère et de ses motivations, qui l’ont couché dans le lit de Procuste
de telle ou telle idéologie. Dans la mesure où une histoire complète et
définitive de la vie d’Eichmann devrait également être une histoire
définitive de la «solution finale», tâche quasiment impossible et qui
occulterait le personnage, ce livre se concentre sur les tournants de sa vie et
cherche à comprendre les dynamiques personnelles, sociales, politiques et
idéologiques qui permettent au mieux de rendre compte de la direction prise
par sa vie. Ce livre explique la trajectoire d’Eichmann au sein du parti nazi
et dans la SS, en faisant référence à son éducation et aux dynamiques à
l’œuvre dans son milieu social et politique immédiat. Il situe ses premières
activités en tant que nazi à l’intérieur du contexte de ce que l’on sait
désormais de l’évolution quelque peu erratique et imprévisible de la
«politique juive» du II Reich, et, en particulier, au sein
du Sicherheitsdienst (SD), le service de renseignements de la SS, dont
Eichmann devint membre en 1935. Au lieu de partir de l’hypothèse
qu’'Eichmann était fait pour devenir un bourreau de bureau, il étudie de
manière critique son odyssée, qui le mena du poste d’organisateur de
l’émigration juive hors du Reich à celui d'administrateur d’un génocide
paneuropéen. En effet, il n’est possible de comprendre comment des
Allemands ordinaires (et d’autres comme eux) purent devenir les auteurs de
tels massacres qu’en partant de l’hypothèse que leurs actions n’étaient pas
inévitables, qu’ils procédèrent à des choix au cours des événements et qu’ils
durent s’adapter aux conséquences de leurs actes. Cette approche nous
permet également de bien nous rendre compte à quel point l’ Allemagne
nazie était un État qui combinait des agences gouvernementales d’une
redoutable efficacité et un système de gouvernance largement
dysfonctionnel. L’étude de la carrière d’un fonctionnaire de rang
intermédiaire, tel qu’Eichmann, illustre à la fois les changements
extravagants qui se produisirent dans les politiques poursuivies, les luttes de
pouvoir et les conflits de juridiction qui rendirent l’administration
cauchemardesque, et les incertitudes que ce chaos procura à l’exécutant
individuel.
Eichmann eut des aventures, des maîtresses, il buvait beaucoup et se
montrait à l’occasion injurieux envers les Juifs et envers certains de ses
concitoyens allemands non juifs. J’ai toutefois choisi d’éviter ici le
sensationnalisme qui caractérisa les premiers récits de sa vie. Son histoire
est suffisamment sensationnelle pour ne pas avoir à recycler les
témoignages de ses camarades, qui cherchaient à se disculper avant de
monter sur l’échafaud, ou tous les cancans des mémorialistes nazis, tous
voués à montrer que, si eux étaient mauvais, Eichmann était de toute façon
bien pire. J’ai constamment essayé d’éviter de porter des jugements : après
tout, mon récit se termine avec le procès et les juges firent du très bon
travail. J’ai toutefois, en certains endroits stratégiques, raconté les
souffrances infligées par Eichmann à des hommes, des femmes et des
enfants innocents et, quand c'était possible, j’ai laissé les victimes
s’exprimer par elles-mêmes. Il se peut qu’Eichmann ait été mythologisé et
incompris, mais cela ne fait en aucun cas de lui un homme convenable. Il
fut un complice conscient et volontaire du génocide, un criminel dont les
actes meurtrirent l’humanité entière. Cependant il n’est pas de grand
secours, si l’on veut comprendre comment il a pu commettre de tels actes,
de commencer avec l’idée qu’il était «maléfique» ou «fou» ou bien un
«robot» dépourvu de toute intelligence, ou même qu’il était naturellement
antisémite. La formation d’un génocidaire est bien plus complexe et bien
plus inquiétante que cela.
Ce livre débute par la remise en question du mythe de l’enfance
«malheureuse » d’Eichmann et de sa jeunesse perturbée, colporté par les
ouvrages publiés en toute hâte après sa capture. Il n’y a en fait rien dans son
enfance ou bien dans son adolescence qui suggère des dommages
psychologiques. Adolf Eichmann eut une enfance normale, d’abord en
Allemagne puis en Autriche, et il n’a jamais écrit ou raconté qu’on le
prenait pour un Juif à l’école ou qu’il était brimé, et ce même lorsqu'il
chercha à s’attirer les faveurs de ses ravisseurs israéliens. Son père était un
expert comptable ambitieux qui gravit les échelons de son entreprise avant
de se mettre à son compte. Quelques-unes de ses affaires échouèrent, mais
d’autres réussirent et sa famille n’eut jamais à souffrir de la pauvreté ou
d’une quelconque indignité sociale. Au contraire, les Eichmann comptaient
parmi les piliers de la petite communauté protestante de la ville de Linz en
Autriche, et ils étaient très bien intégrés dans la ville et ses réseaux. Le
jeune Adolf était un élève plutôt paresseux et aux résultats scolaires plus
que moyens, mais il avait des amis et une vie sociale active. Après des
débuts incertains en 1927, il trouva une profession qui lui plaisait et débuta
une carrière modestement fructueuse de représentant de commerce pour une
compagnie pétrolière. C’était un beau jeune homme qui avait des
perspectives de carrière et disposait d’un revenu confortable, et il eut une
série de petites amies. Il fréquenta et fut initié à la politique au sein d’un
milieu protestant, allemand, conservateur et nationaliste, mais il n’y avait là
rien d’inhabituel. Il était assez typique de ce milieu, et comme nombre de
membres de la bourgeoisie de Linz, il considéra d’abord les nazis locaux
comme des étrangers indésirables. Contrairement à la perception habituelle,
qui voudrait qu’il eût rejoint les nazis pour guérir une blessure, ses propres
mots et les études menées sur Linz montrent de manière convaincante qu’il
n’y adhéra que lorsque le parti connut une percée électorale et gagna une
certaine respectabilité. Avant cette époque, les nazis étaient des inadaptés
sociaux, mais Eichmann, quant à lui, n’en était pas un.
Certes, le jeune Adolf Eichmann fut peut-être de droite et sans doute
imprégné par l’antisémitisme quotidien associé à cette constellation
d'opinions. À partir de la fin des années 1920, il lisait certainement la
presse nazie. Néanmoins, au sein de son entreprise, Fichmann travaillait
pour des Juifs, et il comptait des Juifs parmi ses connaissances jusqu’en
1933. De plus, il avait des liens familiaux avec des Juifs de Vienne par sa
belle-mère. Il est donc improbable qu’il ait rejoint la SS par haïne des Juifs.
Même s’il fut exposé à une propagande antisémite plus prégnante une fois
qu’il devint membre de la SS, d’abord en Autriche et puis en Allemagne,
l’antisémitisme ne peut pas expliquer sa carrière dans la SS ou son entrée au
SD. Au contraire, lorsqu'il rejoignit le SD, c’était alors une organisation
faible au sein du parti, avec peu de moyens financiers et marginale, qui
n’avait pas de mission particulière en rapport avec les affaires juives et peu
d'influence sur quoi que ce fût. Lorsque Eichmann fut recruté au sein du
département des affaires juives nouvellement créé au SD, il passa sous
l'influence d’Elder von Mildenstein, qui dénigrait l’antisémitisme de bas
étage de Joseph Goebbels et de Julius Streicher, le rédacteur en chef de la
revue antisémite fanatique, Der Stürmer. Mildenstein incita Eichmann à
s’informer sur le sionisme et soutenait que le SD devrait proposer de
résoudre la «question juive » en Allemagne en encourageant une émigration
en ordre des Juifs vers la Palestine. En 1936 et 1937, Eichmann fut en
contact étroit avec des Juifs d’organisations sionistes présents en
Allemagne. Il rencontra Feivel Polkes, un Juif palestinien, qui lui suggéra
que les nazis et les sionistes devraient travailler ensemble pour accélérer
l’émigration juive. En novembre 1937, Eichmann voyagea au Proche-
Orient pour étudier ces possibilités et il visita brièvement la patrie
historique des Juifs. À cette époque, il combinait une vue relativement
bienveillante à l’égard du sionisme avec un antisémitisme assez classique.
Des rapports et des comptes rendus de conférences récemment découverts,
qu’il écrivit en 1937, le montrent en prise à un délire selon lequel il y aurait
eu un complot juif mondial contre l’Allemagne. À l'instar de ses camarades
du SD, Eichmann estimait que les Juifs étaient une force «ennemie».
C’était une forme de haine des Juifs particulièrement froide, comme
distillée, qui lui permettait d’avoir des relations civiles avec des Juifs pris
individuellement, en particulier des sionistes, tout en travaillant sans relâche
à débarrasser le Reich de ses habitants juifs et à combattre la «puissance »
d’une «juiverie mondiale » mythifiée.
En mars 1938, au lendemain de l’annexion de l’Autriche par
l’Allemagne, Eichmann fut assigné au bureau de Vienne du SD, où il fut
responsable d’une accélération drastique de l’émigration juive. Ses exploits
furent applaudis par ses chefs à Berlin et ses méthodes furent plus tard
prises comme modèle pour la gestion des affaires juives à Prague et à
Berlin. Il reçut la charge d’une série de bureaux qui organisèrent
l’émigration forcée des Juifs avec un mélange de terreur et de chicanerie.
La plupart des biographies d’Eichmann présentent ce moment comme une
avancée décisive. Le juriste Robert Kempner, procureur pour les crimes de
guerre, décrivit ainsi cette mutation comme le «tremplin» de sa carrière. De
nombreux commentateurs acquiescèrent avec Eichmann lorsqu'il se vanta
que sa grande «réussite» à Vienne avait été d’imaginer un système de
«convoyeur mécanique» pour accélérer l’émigration juive. Il est courant
d'envisager ce moment comme celui où il passa d’un rôle de bureaucrate
mineur à celui de génocidairet®,
Les origines du «modèle viennois » sont toutefois plus complexes et plus
controversées qu’il n’y paraît. L’idée d’un bureau centralisé pour
l’émigration fut en fait pensée par des responsables juifs viennois, et le
système fonctionna parce que ces mêmes responsables l’administrèrent
pour les nazis. Puisque le rôle joué par Eichmann à Vienne fut exagéré,
certains purent dès lors le considérer — à tort —- comme annonciateur de ses
excès futurs. Il est en effet tout aussi trompeur de faire découler ses activités
ultérieures de ce moment que de lire les origines de la «solution finale »
dans les événements de 1938. La politique juive des nazis connut plusieurs
mutations avant d’arriver au meurtre à grande échelle, et, plus tard encore, à
l’extermination systématique. Un moment crucial dans cette transition eut
peu de chose à voir avec les Juifs. Il s’agit du nettoyage ethnique massif de
l’ouest de la Pologne en 1939-1940, ordonné par Hitler afin de permettre
l'installation des Allemands de souche évacués des zones tombées, ou sur le
point de tomber, sous contrôle soviétique. Au cours des années 1980
et 1990, les historiens Christopher Browning, Gôtz Aly et Suzanne Heiïm
ont montré que la politique de population nazie était liée de façon
symbiotique à leur «politique juive», dans la mesure où les Polonais et les
Juifs étaient déplacés en prévision de l’installation d’Allemands de souche.
Heydrich, qui représentait la dimension sécuritaire de la SS, et Eichmann
furent les principaux exécutants de cette politique. Entre décembre 1939 et
mars 1941, ce dernier joua un rôle central dans l’expulsion brutale de plus
de cinq cent mille Polonais et Juifs. C’est cette expérience qui le fit passer
d'expert en matière d’émigration volontaire et forcée à expert des
déportations de massel7.
Pendant des décennies, ce tournant dans la carrière d’Eichmann passa
quasiment inaperçu. Les accusateurs israéliens, moins intéressés par le sort
des Polonais, laissèrent de côté ses activités en Pologne et omirent de
souligner les processus qui comprenaient émigration forcée, expulsions et
déportation. Dans cette perspective, ils antidatèrent le génocide à
septembre 1939, parce que cela allait dans le sens de leur perspective judéo-
centrique, et ils tentèrent de tordre les faits pour les faire rentrer dans ce
calendrier. Une très large attention fut consacrée à la mise en œuvre par
Eichmann de la première déportation de masse de Juifs vers une «réserve »
proche de Lublin, dans le sud de la Pologne, le fameux «plan Nisko»,
imaginé en octobre 1939. Nisko fut mis en avant au cours du procès
d’Eichmann, parce qu’il sembla que le projet avait été principalement son
idée et parce que l’accusation voulait établir que son intention de déporter
les Juifs en Pologne et de les exécuter là-bas s’était manifestée dès
septembre 1939. Au contraire, Eichmann soutenait, quant à lui, qu’il avait
conçu le projet comme une entreprise quasi sioniste, dans le but de créer un
territoire autonome pour les Juifs, une «solution territoriale ». L’accusation
ridiculisa cette idée, mais, quand bien même elle aurait été mensongère, il
n’est pas démontré que les vrais objectifs des premières déportations et
expulsions eussent été génocidaires.
Au cours de l’année 1940, Eïichmann fut impliqué dans d’autres
expulsions de masse et conçut des plans pour déporter quatre millions de
Juifs européens vers l’île de Madagascar. Ce plan était d’une insensibilité
extrême et aurait, à n’en pas douter, provoqué la mort d’un très grand
nombre de déportés. Toutefois, au-delà du ridicule de sa déclaration, selon
laquelle il souhaitait alors devenir le nouveau Herzl (le fondateur du
sionisme moderne), il y a de bonnes raisons d’estimer que le plan de
Madagascar était le prolongement de ses aspirations à l’émigration forcée
plutôt qu’un pont vers l’annihilation physique des Juifs. À cette époque,
Eichmann ne se considérait certainement pas comme un tueur de Juifs. Il
continua à défendre l’émigration juive et travailla tout au long de
l’année 1940 avec des organisations sionistes et des passeurs juifs qui
faisaient passer clandestinement des Juifs en Palestinel8.
Au bout du compte, tous ces différents projets finirent par échouer.
Hannah Arendt a suggéré qu’Eichmann ne parvint finalement à se racheter
du désastre de Nisko, qui dut être annulé peu de temps après son lancement,
que lorsqu'il décida de saisir la chance qui s’offrait à lui d’organiser le
génocide contre les Juifs. Dans cette version des faits, Eichmann pénètre sur
la scène de l’histoire à Vienne, il y connaît un grand succès et une ascension
vertigineuse, saborde tout à Nisko et travaille ensuite à revenir en grâce en
organisant le crime de massel?, Toutefois, l’«échec» du plan Nisko ne fut
pas perçu par Himmiler, ou bien par Heydrich, comme un revers important
dans leur politique antijuive. Peu de temps après, Eichmann se vit confier
un poste encore plus prestigieux à la tête de l’Office central pour
l’émigration des Juifs du Reich tout entier, et il devint rapidement la
cheville ouvrière des opérations de nettoyage ethnique en Pologne. Ce
n’était pas de sa faute si les plans ambitieux de Himmler consistant à
déplacer des centaines de milliers de Polonais et de Juifs pour faire de la
place aux Allemands de souche s’étaient avérés irréalistes. Si les autorités
allemandes dans les territoires annexés et dans les régions occupées de
Pologne étaient bien disposées à se débarrasser de bouches «indésirables »,
personne ne souhaitait les accueillir ailleurs. C’est bien l’échec systémique
des plans de relocalisation de Himmler qui incitèrent l’élite de la SS à
chercher une nouvelle «solution» pour les Juifs. Lorsque Hitler décida
d’envahir le territoire de l’Union soviétique, tous les yeux se tournèrent
vers les vastes espaces inoccupés de Sibérie. Mais l’invasion nazie de la
Russie fut stoppée à la fin de l’automne 1941, et la solution espérée
s’évapora. La situation plaça les dirigeants de la SS devant un dilemme, et
entraîna une transformation fondamentale dans le travail d’Eichmann.
Toutefois ce n’est pas ainsi que les choses étaient comprises au cours des
années 1960. Lors du procès d’Eichmann, l’accusation maintint que Hitler
avait ordonné l’annihilation biologique des Juifs d'Europe au cours de l’été
1941, à peu près au moment de l’attaque de l’Union soviétique. À partir des
connaissances historiques et des documents alors disponibles, Gideon
Hausner soutint, quant à lui, que, en juillet 1941, Heydrich, le supérieur
hiérarchique d’Eichmann, avait été chargé de préparer la «solution finale ».
Heydrich, qui dirigeait le Reichssicherheitshauptamt (l'Office central de la
sécurité du Reich, RSHA), délégua la recherche et la planification à
Eichmann, dont la section au sein de la Gestapo, Referat IV-B4, était
responsable des «affaires juives ». À cette époque, les escadrons de la mort
de la SS, unités mobiles connues sous le nom d’Einsatzgruppen, avaient
déjà entamé l’assassinat massif par balles de Juifs sur le territoire
soviétique. Fichmann fut personnellement le témoin d’un de ces massacres
et, tout comme Himmler, il considéra qu’il serait impossible d’éliminer un
plus grand nombre de Juifs en recourant uniquement à cette méthode. Il fut
également envoyé par son supérieur hiérarchique, Heinrich Müller, le chef
de la Gestapo, assister à des opérations de gazage par camion et, lors de son
procès, l’accusation affirma qu’il avait joué un rôle clé dans le
développement du crime de masse au moyen de gaz empoisonné.
Néanmoins, des recherches récentes ont montré qu’entre juillet 1941 et
janvier 1942, le sort qui serait réservé aux Juifs était encore incertain. Ces
atermoiements au sommet remettent en question les explications
précédentes, assez simplistes, qui font d’Eichmann l’un des pionniers du
génocide. Contrairement aux affirmations de l’accusation, il ne prit aucune
part à la décision de massacrer des Juifs en territoire soviétique. Il fut certes
étroitement impliqué dans les mesures prises pour déporter les Juifs du III
Reich à la suite d’une décision de Hitler en septembre 1941, mais ce dernier
stipula alors expressément que ces Juifs ne devaient pas être tués. Au lieu
de cela, ils devaient être envoyés dans des ghettos à l’Est. Les autorités
d’occupation, qui répugnaient à accueillir le moindre flux de Juifs, cédèrent
et elles trouvèrent les moyens de gérer les nouveaux arrivants indésirables.
C’est alors qu’il fut décidé de faire de la place pour les futurs convois en
massacrant une partie de la population juive déjà sur place. Après tout, les
conditions de vie dans les ghettos étaient misérables et mettre fin aux vies
des personnes âgées, des faibles et des malades qui ne pouvaient pas
travailler, toutes ces «bouches inutiles», ressemblait au programme
d’«euthanasie» qui avait précédemment été mis en œuvre en Allemagne.
Au cours de l’automne 1941, des préparatifs furent faits pour organiser des
génocides locaux en Pologne, mais cela n’est lié à Eichmann que de façon
très ténue. Ce dernier parcourut les territoires de l’Est afin de superviser la
réception des Juifs déportés du Reich, et non pas pour étudier, planifier ou
orchestrer un projet d’extermination paneuropéen.
Il est possible de suggérer que la décision de déclencher un génocide à
l’échelle européenne fut prise lors du sommet qui réunit les hauts dirigeants
du régime nazi à l’automne 1941, mais il n’en demeure pas moins que
l’assassinat en masse des Juifs du Reich n’était pas encore permis, qu’il n’y
avait encore aucun projet et aucun moyen dédié à la déportation des Juifs de
l’Ouest, et qu'aucune installation destinée au meurtre à grande échelle ne
fut disponible avant le printemps 194222, Eichmann lui-même déclara qu’il
avait entendu parler d’une décision du Führer à la fin août ou à la fin
septembre, mais il était bien sûr dans son intérêt d’antidater l’affaire afin de
se protéger. D’autres éléments suggèrent qu’il se trouvait alors dans un état
de grande incertitude. La «solution à venir de la question juive», qu’il
mentionne dans sa correspondance à partir du milieu de 1941, faisait
référence à la déportation massive attendue de Juifs vers les vastes étendues
de Russie, perspective certes terrible mais bien différente du génocide. Ces
plans pourraient ainsi être vus comme le prolongement de ses activités
antérieures plutôt que comme une rupture avec celles-ci. Eichmann savait
néanmoins que des massacres avaient lieu à l’Est et que différents cadres de
la SS étaient chargés des opérations. Les exécutions par balles et les
gazages de masse, auxquels il avait assisté, l’avaient profondément troublé,
parce que de telles méthodes menaçaient de mettre un terme à une politique
d’émigration qu’il avait lui-même dirigée et perfectionnéel. Il avait
également été révolté par ce qu’il avait vu sur les lieux des massacres. Ce
tournant dans sa vie et dans sa carrière implique qu’Eichmann, à l’instar de
nombreux autres auteurs du génocide, n’était pas un «tueur né». Il indique
qu’il n’y avait pas de progression logique et nécessaire dans sa carrière,
entre l’expert aux affaires juives et l’homme qui organisa la déportation de
millions d’êtres humains vers la mort. Il fallut d’abord qu’il apprenne ce
que signifiait être un génocidaire, pour ensuite faire le choix d’en devenir
un.
L’idée qu’Eichmann aurait simplement suivi les ordres sans y penser,
comme Hannah Arendt l’a soutenu, relève bel et bien du mythe. Sans même
évoquer la possibilité qu’il aurait eu de demander à se faire muter à un autre
poste, on sait maintenant que la chaîne de commandement nazie ne
fonctionnait pas de cette manière. En 1960, le II Reich était compris
comme un État totalitaire pris sous le joug d’un dictateur au pouvoir absolu.
À la lumière de cette conception alors dominante, le catalogue dressé par
Eichmann des antagonismes politiques auxquels il lui avait fallu faire face,
de ses expériences qui tournèrent court, des conflits internes et de la
confusion qui régnaient sembla n’être qu’un vulgaire alibi. Toutefois, au
cours des années 1970, des historiens allemands, tels Martin Broszat et
Hans Mommsen, commencèrent à réinterpréter le III° Reich d’une manière
qui conféra une certaine crédibilité aux déclarations d’Eichmann. Ces
recherches firent apparaître une Allemagne nazie ressemblant moins à un
monolithe totalitaire qu’à un enchevêtrement d’agences d’État et du parti en
concurrence les unes avec les autres, présidées par Hitler de manière
souvent erratique et au sein desquelles les politiques étaient le plus souvent
le résultat de compromis entre des individus et des groupes d’intérêts
puissants=2, Malgré ces études, qui démontrèrent de manière convaincante
ces équivoques et cette grande confusion, l’appréciation d’Arendt se vit
accorder un statut presque scientifique grâce aux «recherches» de Stanley
Milgram sur la propension des individus à l’obéissance aux ordres. Milgram
conclut que les personnes ordinaires sont capables de tout si elles en
reçoivent l’instruction de figures d’autorité: «La disparition d’un sentiment
de moralité est la conséquence la plus profonde de la soumission à un
système d’autorité.» La science sembla ainsi étayer la thèse d’Arendt, selon
laquelle l’obéissance quasi robotique d’Eichmann aux ordres venus d’en
haut explique en partie comment il put en arriver à commettre des actes
criminels. L'État nazi était cependant rarement capable de produire des
ordres aussi catégoriques et dénués d’équivoque. Eichmann perdit peut-être
tout sens moral, mais cela ne peut être expliqué simplement en faisant
référence au «système d’autorité» au sein duquel il évoluait£s,
À la mi-décembre 1941 au plus tard, une décision fut prise d’entamer un
génocide contre les Juifs à l’échelle européenne. Lors de la conférence de
Wannsee de janvier 1942, tous les génocides locaux furent coordonnés au
sein d’une unique entreprise monstrueuse, et il fut annoncé que l’Europe
allait être «passée au peigne fin» pour la débarrasser des Juifs, de l’Ouest
jusqu’à l’Est. Eichmann aida à l’organisation de la conférence et il en
rédigea le compte rendu. C’est là qu’il franchit véritablement le Rubicon,
et, comme il le dit plus tard, il en ressentit une certaine «satisfaction ».
L’une des raisons qu’il évoqua pour expliquer cette émotion surprenante
tenait au fait que la décision du génocide avait été prise par les «pontes » du
parti et qu’en tant que simple subordonné, il pouvait se laver les mains de
toute responsabilité : une satisfaction à la Pilate, en quelque sorte. Il y avait
cependant une autre raison, que l’intéressé passa sous silence : une fois qu’il
allait accepter sa fonction d’administrateur de génocide, il pourrait être sûr
de sa position et de son rôle.
À la suite d’une difficile période de transition dans les politiques menées
et de réorganisation, Eichmann présida, entre 1942 et 1944, la machinerie
de la déportation. Lors de son procès, l’accusation créa l’image d’un
commandant tout-puissant et rempli de haine à la tête d’un appareil lisse et
efficace, très loin de ses propres déclarations, parfois incohérentes,
décrivant ses frustrations et ses échecs, qui furent écartées par la cour qui
les jugea grotesques. En fait, le pouvoir d’Eichmann était très étroitement
circonscrit. Il ne décida jamais lui-même des politiques suivies et son rôle
fut toujours limité à leur mise en œuvre. Dans cette entreprise, il était
tiraillé entre des juridictions concurrentes et, à partir de 1943, comme le
souligna fort justement Hannah Arendt, son bureau avait perdu son
monopole sur la «question juive»2, Malgré ces limites, Eichmann parvint
à organiser la déportation de millions d’êtres humains vers la mort. Il
administra le génocide de la même manière que n’importe quel directeur
général gérerait une entreprise multinationale. Ceci ne doit pas nous amener
à croire qu’il s’agissait simplement d’une entreprise, rationnelle et bien
propre : c’est là encore un autre mythe. En fait, la réalité de la souffrance, de
la destruction et de la mort s’immisça constamment dans le calme feutré des
bureaux occupés par les services d’Eichmann au 116 Kurfürstenstrasse,
dans un quartier prisé à l’ouest du centre de Berlin.
Pour ceux qui seraient à la recherche de preuves associant Fichmann à
une figure démoniaque, les événements de Hongrie en 1944 semblent avoir
beaucoup à offrir. Aucun moment de sa carrière ne fut plus macabre et
effroyable. On comptait alors 750000 Juifs sur le territoire hongrois,
lorsque l’Allemagne occupa le pays en mars 1944. Entre avril et
juillet 1944, 437000 d’entre eux furent envoyés dans des ghettos et
déportés à Auschwitz-Birkenau, où les trois quarts furent massacrés dès leur
arrivée. Eichmann se rendit en Hongrie avec son équipe presque au complet
et il dirigea personnellement les déportations. Pour la première fois, il
commanda sur le terrain son propre Sonderkommando, constitué de ses
hommes les plus loyaux et les plus expérimentés. Ensemble, ils contrôlaient
la situation avec une telle aisance qu’ils se jouèrent des Juifs hongrois, leur
extorquant des pots-de-vin et les utilisant comme des pions dans les
manœuvres de guerre contre les Alliés. Eichmann fit notamment la
proposition infâme d’épargner un million de Juifs en échange de la livraison
de dix mille camions à la Waffen-SS. Lorsque les autorités hongroises
commencèrent à se montrer réticentes vis-à-vis du programme de
déportations, il persista avec le plus grand mépris. À l’automne 1944, après
un changement de régime à Budapest, il reprit les déportations et se lança
dans un duel acrimonieux avec Raoul Wallenberg et d’autres diplomates qui
voulaient protéger les derniers Juifs encore vivants. Eichmann fit preuve
d’un fanatisme indubitable dans ses efforts pour déporter ceux qui restaient :
il alla même jusqu’à se quereller avec Himmler, lequel commençait à avoir
quelques hésitations. Lors du procès d’Eichmann, on considéra que la
destruction des Juifs hongrois méritait un chef d’accusation séparé, et la
plupart des récits sur sa vie décrivent l’épisode hongrois comme l’apogée
de ses horribles méfaits, le point culminant de sa cruauté. Comme l’écrit
Yaacov Lozowick: «Quiconque voudra voir en Eichmann une figure
diabolique qui a actionné les leviers de la “solution finale” cherchera
confirmation de cela dans les événements de Hongrie. »
Toutefois, aussi atroce qu’elle ait pu être, l’activité d’Eichmann en
Hongrie relève également en partie du mythe. Un examen approfondi
indique qu’il ne représentait qu’une des nombreuses agences nazies
œuvrant à la destruction des Juifs hongrois. Lui et ses hommes n’étaient pas
uniquement animés par une haine irrationnelle. Ils considéraient la
spoliation de la population juive et l’envoi de Juifs vers les camps de travail
forcé du Reich comme participant de l’effort de guerre. Eichmann fut
certainement à l’initiative et responsable de l’organisation des déportations,
mais ses actions furent rapidement entravées par les sempiternels conflits de
juridiction. Son «succès» reposa aussi sur le dévouement fanatique des
Hongrois, qui privèrent les Juifs de leurs droits et de leurs biens,
organisèrent et exécutèrent les rafles, montèrent la garde dans les ghettos et
forcèrent les Juifs à monter dans les trains de déportation. En effet, si l’on
considère de façon plus nuancée le rôle d’Eichmann en Hongrie, on
s’aperçoit que son pouvoir et son influence sur la «question juive» étaient
alors en déclin. Sa mission n’était pas seulement d’étendre les opérations de
crime de masse qu’il avait précédemment orchestrées. Dès le départ, une
certaine confusion régnait à propos de l’objet de cette mission, assortie
d’une tension entre les objectifs du ministère des Affaires étrangères et ceux
du RSHA, auquel il était subordonné. IL y avait aussi un conflit d’intérêts
entre les agences économiques du Reich, qui réclamaient désespérément
des Juifs comme main-d’œuvre, et le bureau IV-B4 que dirigeait Eichmann,
dont le but principal était de les assassiner. Dans cette perpétuelle lutte
d'intérêts, Fichmann fut dépassé et débordé en plus d’une occasion.
Finalement, son unité fut dissoute et renvoyée en Allemagne, et lui fut
humilié et laissé à Budapest pour calmer ses esprits. En Hongrie, la carrière
d’Eichmann ferma ainsi en quelque sorte une boucle. En revenant sur ses
décisions, Himmler ressuscita la politique d’émigration des Juifs, et
Eichmann se retrouva une nouvelle fois à discuter de la Palestine et à
négocier avec des sionistes. Il fut même dépêché pour évacuer quelque
10000 Volksdeutsche d’une région proche de la frontière hungaro-roumaine.
Alors que le III Reich s’effondrait autour de lui, il fut défait de ses
pouvoirs et traité comme un paria par ses anciens camarades.
Eichmann réussit pourtant à échapper au naufrage et il passa dans la
clandestinité. En 1950, il parvint à atteindre l’Argentine, où il entama une
nouvelle vie. Jusqu’au début des années 1990, les détails précis de sa fuite
et de sa capture étaient inconnus. Il est cependant désormais possible de
révéler l’ampleur de la complicité du gouvernement argentin de Juan Perôn,
et de celle du Vatican, qui mirent en place ensemble les réseaux
d’exfiltration (les fameuses rat lines) qui firent passer les criminels nazis
hors d’Europe vers des abris sûrs en Amérique du Sud. Pendant presque une
décennie, Eichmann vécut paisiblement en Argentine, et il aurait pu
échapper encore plus longtemps à la justice sans la vigilance de certains de
ses compatriotes allemands. En effet, pas plus les Juifs que les Israéliens ne
peuvent se targuer d’avoir localisé Eichmann. Dès la fin des années 1940,
les Alliés ne manifestaient plus aucun empressement à punir les criminels
nazis et, même en Israël et dans le monde juif, l’attention s’en était
détournée. En 1957, Fritz Bauer fut informé qu’Eichmann se trouvait à
Buenos Aires. Toutefois, les Israéliens se montrèrent alors très peu enclins à
poursuivre les pistes que leur fournissait leur collègue ouest-allemand: ils
ont pratiquement dû être conduits jusqu’au domicile du fugitif nazi. C’est
ainsi que les Allemands furent finalement responsables de la découverte
d’Eichmann, qui fut «cueilli» par ses propres concitoyens. Eichmann ne fut
pas capturé par le Mossad, dont les agents n’eurent plus qu’à le récupérer£.
Nombre des idées erronées à propos d’Eichmann proviennent de son
procès, des origines de celui-ci et de son déroulement. Ainsi la thèse selon
laquelle Ben Gourion aurait commandité la capture d’Eichmann dans
l’intention d’utiliser son procès pour donner au monde une leçon sur les
souffrances endurées par les Juifs et sur les justifications de l’existence de
l’État juif, dont on peut imputer la longévité à Hannah Arendt, relève du
mythe. L’historienne israélienne Hannah Yablonka a découvert que Ben
Gourion ne se rendit compte du potentiel du procès qu’une fois
qu’Eichmann fut arrivé en Israël et qu’une controverse internationale eut
éclaté au sujet de son enlèvement. La police israélienne et la partie civile,
loin de s’être préparées à juger Eichmann, durent étudier ses exploits en
partant de rien. Leur travail fut rendu plus difficile par la discorde entre la
police et l’accusation, dirigée par Gideon Hausner, alors procureur général
de l’État hébreu. Des recherches récentes ont révélé que les préparatifs du
procès avaient été soumis à des pressions politiques. Les Israéliens
éludèrent certaines questions sensibles, telles que les contacts entre des
sionistes et Eichmann au cours des années 1930, et les négociations autour
du sort des Juifs hongrois en 1944, auxquelles Ben Gourion avait lui-même
participé. Hausner interféra dans la sélection des témoins, afin de pouvoir
«dessiner un tableau» de l’action des nazis contre les Juifs dans son
ensemble, quand bien même une grande partie de cette action n’avait qu’un
lien direct bien mince avec Eichmann. Dans cette perspective, le procès fut
ouvertement un exercice de «justice spectacle». Son dénouement, toutefois,
même s’il ne laissa que peu de place au doute, ne fut pas truqué. Eichmann
bénéficia des services d’un avocat allemand compétent, et il se défendit lui-
même avec habileté et avec verveZ!.
Hannah Arendt ne fut pas personnellement témoin de cette performance :
elle quitta les lieux après qu’Eichmann n’eut déposé que pendant quelques
jours. Elle n’assista principalement qu’à la présentation de l’acte
d’accusation et aux témoignages des survivants. Ainsi, son portrait
d’Eichmann, celui d’un bureaucrate terne, est fondé sur la phase du procès
au cours de laquelle il était délibérément passif, afin de priver de munitions
l’accusation qui voulait donner de lui l’image d’un fanatique. Malgré sa
magnifique perspicacité quant à la structure et au fonctionnement du
IT Reich et au rôle d’Eichmann en son sein, la description qu’elle fit de ce
dernier était en grande partie faite pour servir sa propre cause, pétrie de
préjugés, et somme toute assez fausse. Arendt était venue en Israël avec
beaucoup d’appréhension. Elle n’aimait pas Ben Gourion et se montrait
circonspecte vis-à-vis de ses motivations; elle avait de lui l’image d’un
dirigeant quasi totalitaire. Elle méprisait Hausner, qu’elle voyait à travers le
prisme du dédain traditionnel des Juifs allemands envers les Juifs polonais,
les Ostjuden. Elle avait en cela des points communs avec Eichmann. Dans
la salle d'audience, en effet, deux personnes considéraient les juges nés en
Allemagne comme les meilleurs d'Allemagne et méprisaient le procureur,
qui n’était à leurs yeux qu’un misérable Ostjude: la première était
Eichmann, et la seconde Hannah Arendt.
Ironiquement, son livre, Eichmann à Jérusalem, a plus contribué à
façonner la mémoire d’Eichmann que le procès lui-même. De nos jours,
quiconque écrit sur le sujet travaille dans l’ombre de Hannah Arendt. Sa
notion de «banalité du mal», combinée à la thèse de Milgram sur la
soumission à l’obéissance à l’autorité, limitèrent étroitement les recherches
sur l’Allemagne nazie et sur la persécution des Juifs pendant deux
décennies. La raison de cela ne tient pas seulement au fait que ces travaux
présentèrent des explications convaincantes sur la conduite d’Eichmann et
sur les événements de l’époque. C’est en fait davantage parce qu’ils
semblèrent fournir une clé pour comprendre le monde moderne: systèmes
totalitaires, menace d’annihilation nucléaire d’une simple pression sur un
bouton, exactions commises pendant la guerre du Vietnam. Pendant la
guerre froide, la thèse selon laquelle il n’y aurait aucune différence entre le
IT Reich et le système soviétique était d’un grand réconfort et fournissait
en même temps une puissante source de propagande pour les conservateurs
occidentaux : des Eichmann, disaient-ils, pouvaient surgir des deux types de
régime. À l’autre extrémité de l’échiquier politique, la gauche s’appropria
Eichmann, afin d’expliquer comment des hommes en étaient venus à
utiliser des armes de destruction massive contre des populations civiles.
L’officier en uniforme SS qui n’avait fait qu’obéir aux ordres semblait être
le précurseur d’hommes, tels que le lieutenant Calley, qui commirent des
atrocités au Vietnam.
Cette entreprise visant à mythifier Fichmann fut accentuée par le cinéma
et par la télévision. Bien plus de films et de documentaires furent consacrés
à l’« homme dans le box de verre » qu’à tout autre nazi, en tout cas bien plus
qu’à quiconque d’un rang comparable au sein de la hiérarchie du III Reich.
Dans toutes ces représentations d’Eichmann, historiographiques, littéraires
et cinématographiques, on retrouve une tension entre le monstrueux et le
très banal#5, Mais peu importe de montrer à quel point Eichmann eût été un
individu psychotique bien différent de nous, le fait est qu’il ne l’était pas.
C'était un adolescent plutôt mou et il montra toujours un certain
attachement aux figures paternelles. De manière répétée, de telles figures
d’autorité masculines intervinrent dans sa vie pour lui faire emprunter à
chaque fois une direction particulière: son père, Mildenstein, Heydrich,
Müller. Cette disposition mise à part, Eichmann était une personne normale
et il eut pour son époque une enfance et une éducation ordinaires. Il avait
une vie sociale active, des petites amies, et, plus tard, une femme et une
famille. Selon plusieurs personnes qui le connurent dans sa vie privée,
c'était un bourgeois conventionnel. Une fois qu’il eut trouvé le métier qui
lui convenait, il poursuivit une carrière relativement réussie. Même sa
politisation suivit un processus ordinaire : dans l’Autriche des années 1920,
de nombreuses personnes devinrent des nationalistes d’extrême droite et
épousèrent des points de vue antisémites. Il n’y a aucune preuve tangible
qu’Eichmann se soit montré violent ou haineux envers des Juifs, et il est
fort peu probable qu’il rejoignit le SD en 1935 dans l’intention de mener
une guerre contre les Juifs. Lorsqu'il commença à s’occuper activement de
la «question juive», ce fut d’abord pour faire des recherches sur le sionisme
et pour surveiller des Juifs. Il promouvait l’émigration en Palestine et avait
des rapports de travail cordiaux avec les représentants des organisations
sionistes. Il changea ensuite progressivement: au sein de la SS et en
particulier du SD), il s’imprégna d’un antisémitisme classique, selon lequel
les Juifs représentaient un ennemi puissant qu’il fallait combattre sans
relâche. Dès 1938, il se montrait capable de recourir à la terreur pour forcer
des Juifs à émigrer, et il fut complice du fait qu’ils furent réduits à n’être
que des itinérants démunis. Il s’acquitta de ces tâches avec enthousiasme et
avec une joie réelle, fier de ce qu’il avait «accompli ».
La volonté d’Eichmann de faire endurer des souffrances physiques à un
nombre considérable d’êtres humains, contrevenant à toute notion de droit
naturel ou de statut de la personne, apparut d’abord en Pologne en 1939.
Paradoxalement, les Juifs n’étaient pas alors la seule ni même la principale
cible de sa haïne raciale. C’est en Pologne que le sentiment commun de
solidarité humaine, qui permet à une personne d’éprouver de la compassion
pour autrui, disparut et que ses inhibitions à commettre des atrocités
s’effacèrent. Pourtant, nier aux gens leurs droits légaux et humains, voler
leurs biens, séparer les familles et causer encore des souffrances
innommables n’atteint pas le degré de complicité de meurtre de masse et de
génocide. Pendant un moment, Eichmann regimba à commettre de tels
actes. Il lui fallut surmonter son aversion et faire le choix de devenir un
génocidaire. Il y parvint parce que les Juifs étaient «l’ennemi» et que le
Reich était désormais en guerre sur tous les fronts. Le langage et la manière
de penser propres à la guerre rejoignirent les théories raciales eugéniques
pour faire taire toute réserve. Plus encore, Eichmann s’employa à cette
nouvelle tâche avec tout le savoir-faire managérial dont il disposait. La
déportation d’êtres humains vers la mort était traitée avec le même esprit
d'entreprise, pragmatique et attaché à la résolution des problèmes, dont il
avait fait preuve pour organiser l’approvisionnement en essence des
stations-service. Eichmann n’était pas fou et il n’était pas un simple robot
recevant des ordres. Il fut formé au génocide et il fit le choix de mettre à
exécution ce qu’il avait appris. C’est ici que repose la pertinence universelle
de son cas, pour un siècle nouveau dans lequel le génocide est encore
évoqué et encore pratiqué. Les pages qui suivent vont s’attacher à le
montrer: il n’est pas nécessaire d’être anormal pour devenir l’auteur d’un
génocide.
CHAPITRE PREMIER
ENFANCE, JEUNESSE, CARRIÈRE, 1906-1933
Je veux juste dire que, à la maison, je n’étais en
présence d’aucune haine contre les Juifs, l’éducation
donnée par ma mère et mon père était profondément
chrétienne.
J'avais un ami [juif] à la Volksschule, avec qui je
passais mon temps libre et qui venait à la maison...
Eichmann à son interrogateur, Camp Yyar, 20 juin
196022.
Entre l’annonce de son arrestation et son procès en Israël, énormément de
choses furent écrites à propos d’Adolf Eichmann. Dans leur hâte de
rassasier l’appétit d’un public avide d’informations et de sensationnel, les
journalistes puisèrent dans les maigres réserves des faits déjà connus. La
plupart de ces éléments provenaient de témoignages recueillis lors des
procès de Nuremberg et puisés dans les mémoires d’anciens nazis, dont les
motivations et les souvenirs étaient loin d’être purs. Une histoire aussi
erronée que sensationnelle suivait l’autre. Une vague de petits livres à grand
tirage, ornés de couvertures criardes, donna l’image d’un Eichmann
«inadapté» dont l’enfance et l’adolescence avaient été troublées par une
tragédie familiale et des tourments politiques. Pour tous ces ouvrages écrits
au kilomètre, il est devenu un nazi parce qu’il était un raté sur le plan tant
familial que professionnel, et parce que la débâcle financière de sa famille
l’avait rendu amer. Il était ainsi tout à fait courant de le décrire comme un
monstre dont la nature criminelle puisait sa source dans les premières
années de sa vie?0,
Ce sensationnalisme n’avait pas pour seul but de vendre des livres. Les
descriptions de l’enfance d’Eichmann étaient en grande partie inspirées des
théories psychologiques, alors à la mode, de Theodor Adorno, Wilhelm
Reich et Erich Fromm. Selon ces auteurs, le fascisme attira un certain type
de personnes souffrant d’une sexualité réprimée ou de sentiments
d'insuffisance socio-affective. Dans les années 1960, on considérait comme
acquis qu’il existait une «personnalité nazie» et que le nazi moyen était a
priori un déclassé ou un criminel dépravé. Ainsi, un nazi de l’importance
d’Eichmann devait avoir une personnalité anormale, qui se serait
développée conformément à ces stéréotypesÿl.
En mai 1960, un journaliste britannique, Comer Clarke, déclara
qu’Eichmann avait perdu sa mère à l’âge de quatre ans et qu’il avait été
élevé par des tantes, après que son père eut déménagé d’Allemagne en
Autriche afin de fuir les «tristes souvenirs» qui hantaient la maison
familiale. Clarke raconta qu’Eichmann avait quitté l’école durant les
«années de crise» en Autriche, après la défaite du pays lors de la Grande
Guerre, et que son père, qui aurait fait fortune au cours de la guerre, avait
été ruiné par la grande inflation qui avait suivi. Toujours selon Clarke,
Eichmann était souvent pris par erreur pour un Juif à l’école et battu par ses
camarades, ce qui avait laissé chez lui une profonde antipathie à l’égard du
peuple juif. Ayant grandi dans un tel milieu, il n’était alors pas étonnant
qu’il rejoigne les rangs du parti nazi «après avoir entendu un discours de
Hitler». Quentin Reynolds, autre journaliste britannique, affirma quant à
lui qu’Eichmann avait grandi «privé de mère et introverti». Sa famille était
si pauvre qu’il n’y avait jamais assez de nourriture à la maison. Le jeune
Adolf était devenu «un enfant à problèmes» et il avait davantage souffert
encore après que son père se fut remarié avec «une femme dure et
dominatrice ». Jeune homme, il n’avait pas d’ami et ne connaissait aucune
réussite, en partie parce qu’il avait l’air juif. Il essuya échec sur échec dans
tous ses emplois successifs, et «parcourait les rues » de Linz en compagnie
des chômeurs,
Le correspondant américain de la NBC conclut, sur la base d’interviews
avec d’anciens camarades de classe d’Eichmann, qu’il était «un type
solitaire et distant». C’était «un jeune fragile, chétif, manifestement
malheureux, un inadapté». Selon Donovan, Eichmann représentait «le
modèle classique de la personnalité introvertie, dérangée, qui produit si
souvent les larves du fanatisme. Son père, cadre sous-payé et qui tirait le
diable par la queue dans une entreprise d’électricité au bord de la faillite,
n’avait tout simplement pas les moyens de subvenir aux besoins de sa
grande famille et il était fréquent qu’il n’y ait pas suffisamment à manger à
la maison». Le garçon parvint à l’âge adulte, empreint d’une grande
rancœur, et il «se laissa dériver dans un monde sans espoir» jusqu’au jour
où «il échangea son vieux costume élimé contre le splendide uniforme de la
SAS»,
Tout cela n’a absolument aucun sens. Grâce à l’enquête judiciaire, les
éléments centraux des premières années de la vie d'Otto Adolf Eichmann
sont maintenant bien connus. Il vit le jour le 19 mars 1906 à Solingen, une
ville industrielle de Rhénanie. Rien, dans tous les documents existants lui
appartenant ou dans la somme importante de ses écrits autobiographiques,
de ses interviews ou de ses interrogatoires, n’indique que son enfance eût
été d’une quelconque manière anormale. Son père, Adolf Karl Eichmann,
né à Elberfeld-Barmen le 3 septembre 1878, était comptable dans une
compagnie de distribution d’électricité. Eichmann évoqua toujours son père
avec affection, même s’il admit que celui-ci était un patriarche strict qui
exigeait une grande obéissance. Dans ses derniers mémoires, Eichmann
écrivit: «Je considérais mon pêre comme l’autorité absolue.» Sa mère,
Maria Eichmann (née Schefferling), était femme au foyer et s’occupait
d’une famille qui s’agrandit rapidement. Le jeune Adolf fut en effet très vite
rejoint par ses frères et sœurs Emil, Helmuth, Irmgard et Otto. Il ne se
rappelait pas précisément son enfance, même si un maître de l’école
maternelle restait gravé dans sa mémoire en raison des histoires bibliques
qu’il leur lisait, notamment une image de Moïse. Eichmann raconta que
Moïse y était représenté avec des cornes, ce qui est un élément courant des
représentations antijuives. Il est impossible de savoir si Eichmann
reconstitua ses souvenirs d’enfance en fonction du comportement qu’il
adopta plus tard envers les Juifs, ou bien s’il fit l’objet dans son enfance
d’une certaine forme d’endoctrinement antisémite??.
En 1913, Adolf Karl déménagea à Linz pour travailler comme
responsable commercial de la compagnie des tramways et de l’électricité de
la ville. C’était une forme d’ascension sociale: il incarnait la classe
moyenne montante des pays germanophones, qui se déplaçait aisément
entre les Empires allemand et autrichien afin d’obtenir de l’avancement.
Environ un an après l’arrivée de son mari à Linz, Maria l’y retrouva avec
les enfants. Ils s’installèrent donc dans un pays et dans une ville très
différents de Solingen, même si les habitants parlaient aussi l’allemand. Les
Eichmann étaient des protestants pratiquants, mais Linz était une ville
catholique d’environ 100000 habitants, dans laquelle l’Église détenait une
position dominante. Bouleversement supplémentaire, en août 1914,
l’Autriche et l’Allemagne s’engagèrent dans ce qui deviendrait la Grande
Guerre et qui aurait des conséquences catastrophiques pour les deux pays.
En 1916, alors que leur vie de famille s’assombrissait, Maria Eichmann
mourut. Elle n’était âgée que de 32 ans; une naissance tous les deux ans, ou
presque, pendant dix ans avait contribué à affaiblir sa santé. Avec une
famille si nombreuse à nourrir, le père d’Eichmann (qui vécut jusqu’en
février 1960) eut tôt fait de se remarier. Il était membre du conseil de
l'Église presbytérienne, et c’est lors d’une de ses réunions qu’il rencontra sa
seconde femme, Maria Zawrzel. Elle était issue d’une riche famille, très
bien introduite dans la société viennoise. Certains membres de sa famille
avaient par ailleurs épousé des membres de familles juives appartenant au
même milieu aisé,
La belle-mère d’Eichmann était une protestante très pieuse. Il se
souviendra plus tard d’elle comme d’une femme «zélée et très
consciencieuse», qui tenait sa maison de manière stricte. Lors de sa
captivité, il raconta au révérend Hull, un pasteur protestant : «Il y avait sept
garçons et une fille dans notre famille. Il n’y avait aucun désordre. Nous
avons été élevés d’une manière stricte et, enfants, avons eu une vie normale,
calme.» Chaque matin, sa belle-mère présidait une lecture de la Bible
correspondant au calendrier liturgique. Adolf participait à ces actions de
piété domestique, mais il s’intéressait plus aux passages sur la guerre et les
batailles qu’à ceux qui avaient un contenu éthique ou théologique®7.
L’absence momentanée de son père, le déménagement à Linz, la mort de
sa mère et le remariage de son père, le tout dans un contexte de guerre
mondiale et de crise politique, ont bien pu déstabiliser le jeune Eichmann.
Cependant, il ne fit aucune allusion à ce type de bouleversement dans aucun
de ses récits autobiographiques. Il n’exprima jamais de ressentiment à
l’égard de son père à propos du déménagement à Linz ou de son remariage.
Il accepta le fait qu’après le deuil, avec cinq enfants à charge, son père avait
besoin d’une nouvelle femme. Celle qu’il choisit réussit «remarquablement
bien à s’intégrer». Adolf assura qu’il se montrait «très gentil» envers sa
belle-mère, même si, de manière éloquente, jamais il ne prononçait son nom
ni celui de ses demi-frères®.
À Linz, la famille Eichmann vivait dans un appartement situé au
3 Bischofstrasse, dans le centre-ville. Adolf alla à l’école élémentaire, puis
à la Kaiser-Franz-Josef Staatsoberrealschule. Par le fait du hasard, c’est
dans cette même école secondaire qu’Adolf Hitler fut élève, entre 1900
et 1904. Toutefois, à la différence de Hitler, Eichmann ne mentionna pas ses
professeurs et leur enseignement et n’attribua aucune de ses croyances à
leur influence. Il y avait des garçons juifs dans cette école, et, loin d’être
une victime de la violence antijuive ou bien de l’encourager, Eichmann
avait un ami juif, Mischa Sebba. Le père de celui-ci possédait une
pharmacie en ville et sa mère tenait un salon de beauté. Les deux garçons se
rendaient fréquemment visite l’un à l’autre, et Eichmann resta en contact
avec Mischa jusqu’en 1931. Ils se rencontraient et allaient se promener
ensemble même après qu’il eut rejoint les rangs du parti nazi??.
Cette amitié montre bien que le jeune Eichmann n’était pas
particulièrement solitaire ni impopulaire. Et l’idée selon laquelle il n’aurait
eu que des amis «marginaux » comme lui ne tient pas non plus: un autre de
ses amis venait d’un milieu social bien différent de ce préjugé. Il s’agit de
Friedrich von Schmidt, dont le père avait été maréchal dans l’armée austro-
hongroise et dont la mère était comtesse. Bien que la famille von Schmidt
eût connu des temps difficiles avec la dissolution de l’Empire autrichien,
l’amitié entre les deux garçons prouve qu’Eichmann était loin d’être un
déclassé. Le garçon de la Bischofstrasse était considéré comme un
camarade de jeux tout à fait convenable pour un fils de l’aristocratie{®,
La vie sociale d’Eichmann était typique de celle des enfants et de la
jeunesse de son milieu. Comme tout enfant bourgeois, il apprit à jouer d’un
instrument de musique et devint un violoniste tout à fait honorable. Son
père l’encouragea aussi à apprendre l’escrime et il prit également des cours
de jiu-jitsu. Il était membre de la YMCA (Young Mens Christian
Association) et passait tous ses dimanches après-midi au club après être allé
à l’église avec sa famille. Plus tard, il devint membre du Wandervogel, une
sorte d’association scoute ou de découverte de la nature, qui organisait des
randonnées et des camps pour adolescents. Son groupe au Wandervogel
faisait partie de la fédération des organisations de jeunesse, mouvement
ostensiblement apolitique, bien que traversé de courants idéologiques
divers. La section d’Eichmann, nommée en référence au vautour griffon, lui
fit connaître des garçons plus âgés que lui, qui appartenaient déjà à des
milices d'extrême droite autrichiennes{1.
Les médiocres résultats scolaires d’Eichmann — point commun avec son
futur Führer — expliquent son parcours de manière plus pertinente que son
ethos politique. En 1921, après qu’il eut achevé sa quatrième année, «[son]
père qui avait l’esprit très pratique, [l’Ja retiré de l’école». Adolf Karl
inscrivit son fils dans un collège technique: la Hôhere Bundeslehranstalt
für Elektrotechnik, Maschinenbau und Hochbau. En vain. Comme
Eichmann l’avoua à son interrogateur: «Je n’étais pas un élève très
appliqué.» Il quitta le collège après tout juste quatre trimestres et n’obtint
jamais de diplôme. C’est pourquoi son père s’arrangea pour lui faire
acquérir une expérience professionnelle au sein de l’entreprise qu’il
dirigeait alors“2.
Adolf Karl avait en effet quitté la compagnie électrique et s’était mis à
son compte, sans grand succès cependant. Tout d’abord, il acquit 51% des
parts de la compagnie minière Untersberg, située à Salzbourg, et spécialisée
dans l’extraction d’huile de schistes bitumeux dans la région frontalière
avec l’Allemagne. C’est dans cette entreprise qu’Eichmann commença à
travailler, sans que cela ne fît la fortune de son père. Adolf Karl investit
plus tard ses économies et celles de sa femme dans la construction d’une
usine métallurgique dans l’Innviertel, en Haute-Autriche. Cet
investissement s’avéra malencontreux et ils y perdirent beaucoup. Loin de
se laisser décourager, il acheta des parts d’une petite entreprise d’ingénierie
de Salzbourg, qui produisait des «locomobiles». Malheureusement, son
associé dans cette affaire se révéla être un escroc, qui fut pendu quelque
temps après. Puis, Adolf Karl se tourna vers la production et la vente de
biens électriques à travers une entreprise nommée Electrotech Autriche,
filiale de la compagnie électrique de Linz. À la fin des années 1920, cette
entreprise était également en difficulté. Bien qu’il fût déjà âgé d’une
quarantaine d’années, Eichmann père s’en retourna vendre des pièces
détachées de radio et des piles. Le fait qu’il parvint alors en peu de temps à
établir «une affaire prospère » témoigne de sa ténacité,
Ces vicissitudes ne furent jamais très sérieuses et elles n’avaient rien
d’atypique. Il est certain qu’Adolf Karl Eichmann avait l’esprit d’entreprise
et qu’il savait rebondir. Ses expériences ne semblent pas l’avoir rendu amer,
ni avoir donné à son fils des raisons de concevoir un ressentiment général
contre la société. S’il a pu perdre son capital une fois ou deux, il parvint à
chaque fois à se ressaisir et put à nouveau gagner beaucoup d’argent. Un
homme d’affaires doit s’attendre à de tels revers, en particulier dans un
climat économique aussi instable que celui de l’ Autriche du lendemain de la
Grande Guerre. En fait, Linz résista mieux aux troubles de l’immédiate
après-guerre que beaucoup d’autres villes et demeura assez prospère. La
famille Eichmann ne connut jamais la pauvreté et ne fit jamais partie des
déclassés. La seconde femme d’Adolf Karl avait des attaches familiales au
sein de la haute société viennoise, et lui-même était un membre respecté de
la communauté protestante, et entretenait des rapports étroits avec un
certain nombre de représentants de l’élite locale, avocats et hommes
d’affaires qui, plus tard, devaient jouer un rôle dans la carrière de son fils.
Pour le moment, toutefois, c’est Adolf Karl qui prit en main le jeune
homme plutôt oisif. Pendant plusieurs mois, le jeune Eichmann travailla
dans différents départements de la compagnie minière Untersberg, à la fois
sur terre et sous terre. Une partie de son travail consistait à ramper dans des
tunnels longs et étroits. Comme l’équipe souterraine était réduite, composée
de seulement dix hommes, il était impossible de tirer au flanc. Il semble en
fait qu’Eichmann apprécia l’effort physique. Puis, son père le plaça dans la
compagnie Electrotech Autriche, pour qu’il y fasse son année
d’«engagement volontaire» — une forme de service national, en réalité
plutôt un apprentissage. Il passa deux ans et demi au sein de cette
entreprise. À la demande de son père, il reçut une formation de représentant
spécialisé dans les radios, qui étaient alors à la pointe de la technologie. Or,
Eichmann ne progressa pas dans cette section, et son père décida de
nouveau de le changer d’affectation®.
Celui-ci avait remarqué une annonce dans le journal local pour un poste
de représentant de commerce auprès de la compagnie pétrolière Vacuum Oil
Company, et la belle-mère d’Eichmann fit appel à un de ses parents pour
faciliter les choses. Elle avait un cousin haut placé à Vienne, le Dr Friedrich
von Haymerke (aussi connu sous le sobriquet affectueux d’Onkel Fritz), qui
était un ami du directeur de l’entreprise, Herr Weiss, et qui appuya la
candidature du jeune Adolf. Qu’Onkel Fritz eût des parents juifs par
alliance, que Herr Weiss fût Juif, ou qu’ils eussent cherché à recevoir une
faveur d’un Juif n’eut aucune importance. Au contraire, c’est sans aucune
hésitation que les Fichmann mobilisèrent leurs relations avec des Juifs pour
le profit de leur famille, et ils n’en ressentirent, selon toute vraisemblance,
ni embarras ni scrupule. Ainsi, à l’âge de 19 ans, Eichmann se rendit à
Vienne pour passer un entretien avec un cadre dirigeant de l’entreprise,
Herr Popper, qui était lui-même Juif. Popper annonça à Eichmann qu’il était
normalement trop jeune pour l’emploi, mais que cela importait peu dans la
mesure où le directeur de l’entreprise avait donné des instructions spécifiant
qu’il devait être embauché. Eichmann s’en retourna à Linz, où il commença
à se documenter sur les différents types de pétrole, de kérosène et
d’essence. Après une formation relativement superficielle aux techniques de
vente, il fut envoyé sur les routes, équipé d’une moto pour l’aider à couvrir
le vaste, quoique peu densément peuplé, territoire de la Haute-Autriche“£.
La carrière commerciale d’Eichmann fut peu étudiée. Pourtant, elle est
riche d’enseignements sur l’homme et éclaire d’un jour nouveau ses
activités futures. Eichmann travaillait dur et il faisait bien son travail. Il
était le genre de personnes qui deviennent vite ternes lorsqu'elles sont
confinées exclusivement derrière un bureau, à l’école ou dans une
entreprise, mais qui s’épanouissent dans les activités pratiques ou toute
autre occupation leur permettant d’exploiter leur énergie. Il parcourut la
Haute-Autriche en long, en large et en travers, et fut ravi de ce périple dans
les régions encore peu développées du Mübhlviertel, «un petit district tout à
fait séduisant, où les gens vivaient encore comme cinquante ou cent ans
auparavant ».
En plus de la vente de produits pétroliers, Eichmann effectuait des
repérages pour de futures stations-essence et organisait la livraison de fioul
pour les clients de la compagnie. Il y gagna une expérience précieuse dans
la localisation et l’estimation des réseaux de transport. Il devint expert dans
l’art de planifier les livraisons: transférer les produits du fournisseur au
consommateur au moment voulu et dans les bonnes quantités. En 1933, il
fut affecté au district de Salzbourg, plus densément peuplé et plus urbain, ce
qui équivalait à une importante promotion. Eichmann était un employé
diligent (et un bon fils). Il voyageait pendant la semaine et regagnait le
domicile familial à Linz, le vendredi soir, où il passait ses samedis matin à
s’occuper de tâches administratives. FEichmann était en effet
particulièrement attentif à la partie administrative de son travail: même si
c'était le week-end et que les sources d’amusement ne manquaient pas, il
«écrivait des rapports et réglait certaines questions£8 ».
Comme il jouissait désormais d’un revenu, de la liberté d’aller et venir à
son gré les soirs de semaine, et d’une moto avec laquelle il pouvait
impressionner ses petites amies potentielles, sa vie sociale s’épanouit. Il
n’avait rien du décalé gauche et solitaire, recrue typique des nazis que
décrivent bon nombre d’analyses psychologiques et psychosociologiques de
l’essor du mouvement. Ses mémoires rédigés en prison sont remplis de
gratitude envers son père pour son déménagement en Haute-Autriche, sa
«seconde Heimat [patrie] », et pour lui avoir donné «une jeunesse radieuse,
sereine ». Excellent cavalier, il passa de nombreuses heures à chevaucher à
travers la campagne. Il se souvint que, comme tous les autres jeunes
hommes, ces périodes le remplissaient «d’amour, d’énergie et de vie».
«Les sports mécaniques, les sports de montagne, le travail, les cafés, les
amis et les petites amies — et pourquoi pas ? — remplissaient les jours et les
années“?. »
En 1930, âgé de 24 ans, Eichmann se fiança à la fille d’un inspecteur de
police. Cette relation est riche en signification, notamment pour la manière
dont elle prit fin — comme nous le verrons plus loin. Elle montre qu’il
n’avait rien d’un éternel perdant dans les affaires de la vie et de l’amour. La
jeune fille était issue de la classe moyenne, son père était un officier
prestigieux de la république d’Autriche. Leur liaison aurait été inconcevable
si Eichmann avait été un miséreux au chômage ou si son père avait été un
paria frappé par la pauvreté. Au contraire, tout dans cette relation indique
qu’Eichmann était un citoyen tout à fait respectable et représentait un parti
tout à fait digne d’une fille de la bourgeoisie®t,
De fait, il est impossible de concevoir sa carrière autrement que sur une
trajectoire ascendante. Même s’il vécut difficilement la manière dont il fut
muté assez abruptement loin du Mühlviertel cher à son cœur vers la
trépidante Salzbourg, cette nouvelle affectation relevait très clairement
d’une promotion. Dès lors, lorsqu'il rejoignit les rangs du parti nazi en
1932, ce n’était aucunement parce qu’il «battait le pavé». Le chômage
s’élevait à plus de 12% en Autriche, et la crise sociale était grande, mais lui
avait un bon emploi, des revenus réguliers et ses propres moyens de
locomotion. Eichmann se vanta plus tard du fait qu’il avait même pu faire
tailler sur mesure son uniforme de la SS. Lorsqu'il était à la Maison brune,
le quartier général des nazis à Linz, il offrait à ses camarades pauvres de la
bière et des petits pains. Comme il le raconta plus tard: «J’étais un des
rares à avoir un emploi et à être bien payé®1. »
Il n’y a pas non plus de lien entre son renvoi soudain de la société
pétrolière Vacuum Oil Company et ses débuts dans l’activisme politique
d’extrême droite. En mai 1933, le directeur de la région de Salzbourg, Herr
Blum, qui, à l’instar de Weiss et de Popper, était Juif, convoqua Eichmann
dans son bureau et l’informa qu’à cause des conditions économiques
difficiles, l’entreprise se voyait dans l’obligation de diminuer le nombre de
ses employés. La coutume était de se séparer d’abord de ceux qui n’étaient
pas mariés, ce qui était le cas d’Eichmann; il eut donc la malchance d’être
licencié. L’arrangement se fit à l’amiable. Eichmann s’était lassé de la vente
et il n’appréciait guère les villes touristiques encombrées autour de
Salzbourg. La compagnie lui versa un mois de salaire pour chacune des
cinq années qu’il y avait passées, ce qui lui aurait permis de tenir jusqu’à ce
qu’il retrouve un emploi ou jusqu’à ce qu’il crée sa propre entreprise. Il
espérait pouvoir se lancer, en exploitant sa vaste clientèle en Haute-
Autriche, même s’il eût connu des difficultés au départ. De plus, du point de
vue politique, Eichmann était déjà un activiste nazi. Il raconta plus tard
qu’il avait été renvoyé pour des raisons politiques, mais il s’agit très
probablement d’une invention. Si Weiss, Popper et Blum avaient à ce point
désapprouvé ses opinions politiques, ils n’auraient pas eu besoin d’attendre
jusqu’en 1933 pour se débarrasser de lui°2.
La carrière d’Eichmann ne peut pas expliquer sa décision d’adhérer au
parti nazi, que ce soit pour des raisons liées à une disgrâce sociale et aux
difficultés économiques, ou à cause d’une forme de ressentiment envers ses
employeurs juifs. Après des débuts incertains, il avait trouvé ses marques et
avait fait ses preuves. Il avait impressionné ses supérieurs et même obtenu
une promotion. Si une relation existe entre ces deux aspects, c’est
l’activisme politique qui l’éloigna de son emploi plutôt que le contraire.
Mais cela soulève alors une autre question: pourquoi devint-il national-
socialiste ? Afin d’y répondre, il nous faut revenir à sa formation politique
et analyser les facettes de sa vie qui contribuèrent directement ou
indirectement à façonner sa vision du monde et son orientation politique.
Lors de son procès, l’accusation tenta de montrer qu’Eichmann avait
rejoint le national-socialisme par le biais d’autres mouvements d’extrême
droite et de groupes antisémites autrichiens. Selon cette thèse, il aurait
adhéré au national-socialisme en pleine connaissance de son idéologie, de
son programme et de ses actions contre les Juifs. Ce qui implique
qu’Eichmann savait où il mettait les pieds et que le parti pouvait satisfaire
un désir ancien qu’il concevait pour une certaine forme d’activisme
politique. Au contraire, lors de ses interrogatoires et de ses dépositions
devant la Cour, Eichmann minimisa toute conscience politique et toute
implication. Ces deux interprétations ne sont pas mutuellement
exclusives, étant donné les conditions spécifiques dans lesquelles Eichmann
évolua et comment ses orientations politiques furent façonnées.
Politiquement, Linz fut dominée par des nationalistes allemands
entre 1900 et 1918. Une alliance d’avocats, de fonctionnaires,
d’enseignants, de petits commerçants et de marchands, dirigée par Carl
Beurle, contrôlait la mairie. Beurle, qui occupa le poste de maire pendant
toute cette période, orchestra avec succès leur antipathie commune envers
les libéraux, le clergé et les Juifs. Malgré une période de troubles,
entre 1918 et 1920, au moment de l’effondrement de l’Empire austro-
hongrois, et alors que la révolution menaçait, les élites locales
traditionnelles parvinrent à réaffirmer leur pouvoir, et Linz connut encore
presque une décennie de relative stabilité politique, avec à sa tête un conseil
municipal conservateur d’orientation chrétienne et sociale?#,
Eichmann a décrit plus tard son père et sa famille comme apolitiques :
«On ne parlait jamais de politique à la maison, mon père se moquait bien de
la politique®. » Il est peut-être exact que la politique, au sens étroit de
politique de partis, n’était pas débattue, mais l’idéologie politique pénétrait
tous les aspects de la vie en Europe centrale, et des associations ou des
activités apparemment innocentes étaient néanmoins chargées
politiquement. Tout d’abord, les Eichmann étaient des protestants
calvinistes et ils faisaient partie d’une toute petite minorité religieuse en
Autriche. Dans l’école d’Eichmann, quelques années avant son arrivée, on
dénombrait 323 catholiques, 19 protestants, et 17 juifs. Comme il le confia
au révérend Hull des années plus tard: «On remarque les protestants très
facilement en Autriche, puisque la majorité de la population est
catholique.» L’appartenance à cette minorité confessionnelle était
associée à un certain nombre de traditions et de prises de position
politiques. Les protestants autrichiens s’identifiaient à l’ Allemagne. Dans
les années 1880, ils formaient l’ossature du mouvement pangermanique de
Georg Ritter von Schôünerer, qui œuvrait à l’unification des populations
germanophones d'Europe centrale. Schônerer était anti-Habsbourg,
antislave et anticatholique. Il prônait une doctrine raciale vantant la
supériorité nationale allemande, et il compta parmi les pionniers de
l’antisémitisme moderne, politique: son programme, proclamé à Linz en
1882, appelait à l’«exclusion des Juifs de tous les secteurs de la vie
publique ». Schôünerer eut une influence majeure sur les décisions politiques
locales mises en œuvre par le maire Carl Beurle?7.
Si Adolf Karl ne fut jamais membre d’un parti, Eichmann déclara : «Mon
père a toujours prêté une oreille attentive aux doctrines nationalistes. Sur ce
sujet, il s’est toujours exprimé sans détour. » Un des collègues d’Adolf Karl,
qui était aussi un de ses compagnons de café, Hugo Kaltenbrunner, était un
avocat local important ainsi qu’un nationaliste allemand flamboyant. Son
fils Ernst était étroitement lié aux groupes étudiants d’extrême droite et aux
milices dans les années 1920, et lorsqu'il trouva que ces groupes n’étaient
pas suffisamment radicaux, il rejoignit les rangs du parti nazi. Ernst
Kaltenbrunner joua un rôle clé dans l’adhésion d’Eichmann à ce même
parti, mais il faut bien voir que la route qui l’Y mena était pavée d’un même
arrière-plan socioculturel. Le père d’Eichmann était également l’ami d’un
combattant national-socialiste de la première heure, Andreas Bolek, qui fut
nommé Gauleiter de Linz en 1929. Bolek était arrivé à Linz après la
Première Guerre mondiale, à la recherche d’un emploi. Eichmann père lui
en avait obtenu un au sein de la compagnie électrique et des tramways de
Linz — en fait, Bolek épousa peu après la fille d’un boucher de la ville et
quitta son premier emploi. Adolf Eichmann se souviendra plus tard que,
lorsque les temps étaient difficiles, on l’envoyait à la boucherie de Bolek
acheter de la viande à un prix préférentiel, ce qui suggère que Bolek avait
conservé une certaine gratitude envers son père et, peut-être aussi, qu’il
était prêt à aider au besoin le jeune Adolf. Tout comme Kaltenbrunner,
Bolek joua un rôle prépondérant dans le parcours politique d’Eichmannë,
Ces amitiés paternelles indiquent que, même si Adolf Karl Eichmann ne
parlait pas de politique à la maison, il était tout à fait disposé à frayer avec
des hommes qui, eux, n’hésitaient aucunement à exprimer leurs conceptions
politiques — lesquelles se situaient toujours à l’extrême droite et étaient
pénétrées de nationalisme austro-allemand. Au cours des années 1930, il
emboîta le chemin de son fils et adhéra lui aussi au parti nazi. Ce fait,
souvent négligé, qui échappa à l’enquête sur Eichmann, confirme la
dynamique à l’œuvre entre le père et le fils. Eichmann grandit dans un
milieu protestant, nationaliste austro-allemand, où les relations sociales, les
rapports professionnels et les prises de position politiques à l’extrême droite
étaient étroitement mêlés??,
Sa scolarité renforça ces penchants, même si ce ne fut pas nécessairement
dans la direction de la politique partisane traditionnelle. Eichmann apprit
l’histoire auprès du Dr Leopold Poetsch, qui avait été le professeur de Hitler
et qui avait eu une grande influence sur ce dernier. Poetsch était connu à
Linz pour ses convictions nationalistes allemandes véhémentes. Au début
du xx° siècle, à la différence de certains autres nationalistes allemands
hostiles à l’empire Habsbourg multinational, qui souhaitaient que les
régions germanophones de l’Empire fussent rattachées à l’Allemagne,
Poetsch se montra quant à lui pro-Habsbourg. Après la chute de l’Empire
austro-hongrois, il reporta sa loyauté vers la république d’Autriche.
Toutefois, dans les deux cas, il chantait les louanges du peuple allemand,
supérieur à tous les autres, et en particulier à ses voisins slaves tels les
Tchèques, qui, craignait-il, empiétaient sur la patrie historique allemande.
En ce début de siècle, l’école d’Eichmann était connue pour le fort
nationalisme de ses élèves et il n’y a aucune raison pour que cela ait changé
entre 1917 et 1921. De fait, Eichmann se souvenait que les jeunes garçons
étaient divisés en différents groupes politiques, qui incluaient les socialistes,
les monarchistes et les nationalistes. Il assura être passé de l’un à l’autre de
ces groupes sans personnellement faire beaucoup de différence entre eux,
mais, en pratique, il gravitait toujours autour du groupe nationaliste
allemand d’extrême droite. Il raconta de manière frappante comment ses
cours furent perturbés pendant l’année 1919-1920, lorsque les travailleurs et
les soldats organisèrent des émeutes à Linz sous la bannière du
bolchevisme®?.
Si la maison, l’église et l’école contribuèrent à façonner les idées
d’Eichmann, ce fut également le cas de ses loisirs. Bien qu’organisés en
dehors de la politique partisane, les Wandervogel cultivaient un attachement
mystique et vôülkisch à la campagne, et exprimaient la rébellion de la
jeunesse contre les valeurs bourgeoises de la génération précédente. Chaque
branche des Wandervogel était unique et les jeunes chefs charismatiques
exerçaient une influence particulière sur l’orientation de leur groupe.
Certains combinaient l’amour de la nature avec un ethos ascétique,
égalitaire et anticapitaliste, alors que d’autres étaient clairement antisémites
et porteurs d’un discours d’extrême droite. Lorsque Eichmann exprima son
amour de la nature et idéalisa la vie rurale, il ne fut pas simplement pris
d’un accès lyrique pour décrire les superbes paysages arcadiens du
Mühlviertel. Les nationalistes allemands situaient l’esprit réel et le réservoir
biologique du Volk — le peuple défini de manière raciale — allemand au sein
de la classe paysanne et ils imprégnaient le «paysage allemand» d’un sens
mystique. Le sang et le sol étaient étroitement mêlés: les paysages
qu’aimait Eichmann symbolisaient à ses yeux l’unité du Voik allemand pur,
avec sa patrie, sa Heimat, préservée de toute tache. Certains membres du
groupe Wandervogel auquel Eichmann adhéra, baptisé «Griffon»,
appartenaient également aux milices d’extrême droite qui dominaient la vie
politique autrichiennef£l.
Par l’entremise de son camarade aristocrate Friedrich von Schmidt,
Eichmann fut attiré au sein de la Deutsche-Osterreichischen Frontkämpfer-
Vereinigung, une association d’anciens combattants qui réunissait des
nationalistes allemands violemment antisocialistes. La Frontkämpfer
Vereinigung fut créée en 1920 sous la forme d’une société d’«assistance
mutuelle», mais elle servit en réalité de couverture à une campagne
virulente et souvent violente à l’encontre du «marxisme juif ». Selon Bruce
Pauley, un historien du nazisme et de l’antisémitisme en Autriche, le
mouvement était «clairement antisémite». Son chef, le colonel Hermann
von Hiltl, était lui-même un antisémite invétéré. En mars 1921, il prit la
parole à l’occasion d’un congrès de l’«internationale » Antisemitenbund et
exigea alors que les Juifs, qu’il désigna comme responsables de la chute de
l'empire Habsbourg, fussent privés de leurs droits de citoyens autrichiens. Il
voulait qu’il leur fût interdit de servir dans l’armée ou de posséder des
terres. Toute parcelle du saint sol allemand en leur possession devait, selon
lui, être expropriée par la loi. Meeting après meeting au cours des
années 1920, Hiltl appela à la fin de l’immigration juive en Autriche et à
l’encouragement de l’émigration juive hors du pays. La Frontkämpfer
Vereinigung participait très souvent à ces rassemblements tumultueux££.
Encouragé par von Schmidt, Eichmann rejoignit les rangs du groupe de
jeunesse de l’association, la Deutsche-Osterreichischen Jungfrontkämpfer-
Vereinigung (Association de jeunes des anciens combattants austro-
allemands). Les jeunes vétérans organisaient des défilés et participaient à
des rassemblements au cours desquels le «marxisme juif» et les
«bolcheviques juifs» étaient abondamment fustigés. Le groupe fournissait
aussi une instruction militaire à ses membres: c’est dans les rangs de la
Jungfrontkämpfer-Vereinigung qu’Eichmann apprit à marcher au pas et à
tirer®,
Devenu membre de la Jungfrontkämpfer-Vereinigung, il fut comme
harnaché à un tapis roulant le conduisant toujours plus à droite. Il n’était
toutefois pas inévitable qu’il fût conduit jusqu’au parti nazi. L’association
des anciens combattants de Haute-Autriche, à laquelle il appartenait, n’était
qu’un groupe parmi quantité de mouvements régionaux formant ce qui était
habituellement désigné comme la Heimwehr — la garde nationale. Dans sa
région, celle-ci était particulièrement modérée. Eichmann se souvint que sa
branche de la Frontkämpfer-Vereinigung ïincluait des monarchistes
nostalgiques pro-Habsbourg, des chrétiens sociaux (conservateurs), ainsi
que des nationalistes. En comparaison, la branche autrichienne du NSDAP
(Parti national-socialiste des travailleurs allemands) en Haute-Autriche était
bien faible. Eichmann raconta que «seule une minorité était nationaliste. Et
personne n’avait encore entendu parler du national-socialismef ».
En rappelant cela, il ne tentait pas seulement de se protéger contre
l’accusation selon laquelle il aurait toujours été nazi. Il serait erroné de
croire que, pour devenir un nazi fanatique, il aurait suffi qu’il fût né et
même élevé comme tel. À l'instar de millions d’Allemands et
d’Autrichiens, Eichmann fut socialisé et politisé dans un milieu qui ne
contribua que par inadvertance à la création de futurs nationaux-socialistes
et il est important de souligner ce point afin de comprendre les choix et les
tournants qui conduisirent des hommes comme lui au sein des rangs du
NSDAP.
La présence des nazis était faible en Haute-Autriche. C’était en partie lié
au fait que la puissance de la Heimwehr, branche politique des milices,
rendait la présence du national-socialisme pratiquement redondante. Les
nazis autrichiens éprouvaient de grandes difficultés à faire valoir les
différences entre leur programme et ceux des autres partis nationalistes.
Personne en Autriche n’était satisfait de l’état du pays au lendemain de la
Grande Guerre. Avec l’humiliant traité de Saint-Germain, l’ Autriche perdit
de vastes territoires et un tiers de sa population germanophone constitua des
minorités dans d’autres pays découpés dans l’ancien empire déchu. Chaque
parti politique autrichien, à gauche comme à droite, fut à un moment ou un
autre opposé à ce traité de paix, ressenti comme une punition, et la plupart
d’entre eux étaient favorables à une union entre ce qui restait de l’Autriche
et l’Allemagne. Le pays fut miné par une grande instabilité politique et
économique jusqu’au milieu des années 1920, mais bien que les nazis en
vinssent à dominer les mouvements politiques étudiants, ils ne parvinrent
pas à progresser de façon déterminante sur la scène politique nationale tant
que les socialistes purent compter sur l’allégeance de la classe ouvrière dans
les grandes villes. En outre, le bureau politique du parti, au cours des
années 1920, était constitué d’une équipe de médiocres. Nombre de ces
dirigeants venaient des Sudèêtes (en Tchécoslovaquie) et n’étaient même pas
Autrichiens. Tout comme la plupart des membres du parti, ils étaient issus
de la petite classe moyenne et n’avaient guère de prestige social. Le parti
était encore affaibli par des luttes intestines constantes et des scissions à
propos des mérites d’une politique pro-allemande. Evan Burr Bukey, un
historien spécialiste de Linz, affirme que, «en termes d’origine
géographique et de composition sociale, le parti nazi de Linz était avant
1931 un parti situé hors du système». Ce qu’Eichmann confirma, rappelant
que, «hors de [leurs] cercles», les nazis étaient méprisés, et déclara au
tribunal israélien: «J’ai rejoint le parti à un moment d’intenses luttes
internes®. »
Toutefois, les choses commencèrent à changer pour les nazis autrichiens
et on peut établir un lien entre le début de leur essor et le changement
d’allégeance d’Eichmann. En 1929, le chômage dépassait 12% en Autriche.
À l’occasion des élections parlementaires de 1930, le parti nazi recueilli
quelque 111 000 voix, la Heimwehr 228 000, les socialistes et les chrétiens-
sociaux étant tous deux loin devant. À ce moment-là, les nationaux-
socialistes autrichiens portèrent à leur tête un nouveau leader, Theo
Habicht, qui renforça encore leur succès. Lors des élections régionales
organisées en Haute-Autriche en avril 1931, le vote nazi crût de 36%, pour
atteindre 15770 voix. Le soutien à la Heimwehr décrut dans le même temps
de 40000 à 19000 voix. Alors que le vote nazi progressa jusqu’à 150%
dans certaines régions d’Autriche, la Heimwehr commença à se désintégrer
et les militants nazis fondirent sur ses membres. Lors des élections
régionales d’avril 1932, les nazis connurent un succès fulgurant à Vienne,
en Basse-Autriche et à Salzbourg, le nombre de leurs suffrages passant de
66000 à 336 000€.
C’est précisément à cette époque-là qu’Eichmann adhéra au parti. C’était
une recrue classique, issue de la mouvance des milices et de la Heimwehr.
Toutefois, il s’était rapproché progressivement de la droite et il lui avait
d’abord fallu dépasser les préjugés contre les nazis présents dans sa région
et dans son milieu social. Dans les mémoires qu’il rédigea en Argentine, il
rappelle un incident qui se déroula à Linz et qui illustre ce processus. Il était
alors fiancé à la fille de l’officier de police. L'appartement de la famille de
celle-ci donnait sur un café où les membres du parti nazi et de la SA avaient
leurs habitudes. «Dans notre milieu, on avait coutume de dire que le
NSDAP était un parti d’imbéciles et de ratés.» Ainsi, lorsque sa fiancée
aperçut à travers la vitre une colonne d’une trentaine ou d’une cinquantaine
de chemises brunes qui s’approchait, elle les désigna comme des «idiots ».
Ce à quoi Fichmann répondit: «Ces idiots connaissent l’ordre et la
discipline — et ils savent marcher au pas.» Peu de temps après, leurs
fiançailles furent rompues£7.
Cette anecdote est très révélatrice. En tant que fonctionnaire, le père de la
jeune femme, possible futur beau-père d’Eichmann, devait se montrer loyal
envers la république d’Autriche. L'État autrichien, qui, en 1918-1919,
semblait être faible et moribond, vulnérable tant face à une révolution
socialiste qu’à une prise du pouvoir par ses voisins dominés par les
bolcheviques, représentait pourtant une alternative préférable au chaos
régnant en Allemagne, où l’extrême gauche et l’extrême droite étaient
toutes deux puissamment ancrées. À cette époque, une grande partie des
Autrichiens soutenaient leur petite république. Pour ces loyalistes, les nazis
autrichiens, qui voulaient une union avec l’Allemagne, étaient de fait des
«idiots». Les républicains autrichiens se rallièrent aux politiciens
conservateurs chrétiens-démocrates, rassemblés derrière Engelbert Dollfuss,
qui construisaient une identité distincte pour l’Autriche sous la forme d’un
État catholique qu’il fallait défendre des visées de voisins prédateurs. En
ces circonstances, les nationalistes austro-allemands, pour qui le parti nazi
et l’union avec l’Allemagne étaient l’avenir du pays, se sentirent lésés
lorsque la Heimwehr offrit au régime un soutien ambivalent.
Eichmann était de plus en plus impressionné par les nazis. Dès la fin des
années 1920, il commença à lire les journaux du parti. Les samedis et
dimanches matin, il se rendait à son café favori, commandait un café noir et
lisait le Linzer Tagespost, le Linzer Volksstimme, et, lorsqu'il parvenait à se
le procurer, le Vôülkische Beobachter. Ce dernier, publié à Munich et dirigé
par Alfred Rosenberg, était l’un des principaux journaux des nationaux-
socialistes allemands. Goebbels en était un contributeur régulier. Le Linzer
Volksstimme était peut-être une lecture matinale plus appropriée. Il était
publié à Linz et dirigé par Alfred Proksch, un national-socialiste de la
première heure qui devint le Gauleiter de Haute-Autriche. Proksch avait
fondé le premier groupe nazi en Autriche, en 1919, et lors des luttes
intestines au parti des années 1920, il était à la tête de l’aile pro-Hitler,
favorable à une union avec l’Allemagne. Alors que le Vülkische Beobachter
enthousiasmait Eichmann par ses récits exaltant l’héroïsme des SA et des
SS faisant le coup de poing avec les bolcheviques dans les rues allemandes,
le Linzer Volksstimme avait pour but de plaire à des lecteurs locaux et de
persuader les membres hésitants de la Heimwehr de faire défection au profit
de la cause nazie£ë,
Dans les années d’après-guerre, comme Eichmann s’en souvint plus tard
avec amertume, la milice socialiste, le Schutzbund, envahissait les rues. La
Frontkämpfer-Vereinigung n’était tolérée que parce qu’elle défendait la
république d’Autriche. Néanmoins, comme en témoigne la scène entre
Eichmann et sa fiancée, les nazis, et à leur tête la SA, avaient aussi à ce
moment-là imposé leur présence dans la rue.
Il fallut encore l'intervention de certaines personnes cruciales et
l'influence de sa famille et de son milieu pour finalement décider Eichmann
à adhérer au parti. Dans ses mémoires argentins, il raconte: «Un jour, je
reçus du Gauleiter Bolek une invitation à un meeting du NSDAP au
Märzenkeller [c'était le 1% avril 19321.» Il est probable que ce meeting, qui
se déroula dans une brasserie de quartier, ait été organisé en lien avec les
élections régionales, au cours desquelles les nazis devaient obtenir des
résultats éclatants. Le parti avait le vent en poupe et il était en passe de
devenir plus respectable. Bolek, un camarade d’Alfred Proksch, était un ami
de la famille, ce qui motiva probablement la décision d’Eichmann de se
rendre à l’événement. Après que Bolek eut fini son discours, Eichmann fut
approché par une autre personne connue à la fois de lui et de sa famille:
Ernst Kaltenbrunner, resplendissant dans son uniforme de la Ss.
Kaltenbrunner s’adressa à lui en des termes familiers, en le tutoyant. Il alla
au-delà de la simple invitation à adhérer au parti et à la SS, comme le
laissent penser certaines recensions de cet échange. Il lui dit: Du... du
gehôrst zu uns !, ce qui signifie: «Toi. tu es l’un des nôtres£2. »
Kaltenbrunner s’adressa à Eichmann en ami, suggérant qu’il était déjà
tellement en phase avec la pensée nazie qu’il devrait vraiment devenir un
des leurs. Eichmann fut tout de suite convaincu: «On se voyait de temps en
temps. Son père et le mien avaient entretenu des rapports professionnels
pendant vingt ans.» Le statut social de Kaltenbrunner, avocat local, fils de
notable, bien connu de la famille d’Eichmann, doit avoir aidé à chasser les
derniers doutes sur la dimension sociale, sinon politique, du passage à
l’acte. Les formalités d’adhésion suivirent avec une simplicité et une
rapidité déconcertantes. Au milieu du tohu-bohu du meeting, Kaltenbrunner
tira de sa poche un formulaire d’adhésion qu’Eichmann signa, et l’affaire
fut réglée. Le 1% avril 1932, Eichmann devint le membre 899895 du parti
nazi. Son adhésion à la SS fut formalisée sept mois plus tard lorsqu’il prêta
serment et devint le membre 45 326 de la SS20,
Eichmann rejoignit-il aussi les nationaux-socialistes et la SS par haine
des Juifs et parce qu’il leur voulait du mal ? Sa criminalité était-elle latente
lors de cette conversation dans le bruit, la fumée et les relents d’une
brasserie de Linz ? Naturellement, lors de son procès, l’accusation tenta de
prouver que c’était en effet le cas. Pendant son interrogatoire, et aussi son
contre-interrogatoire, il lui fut suggéré qu’il était au fait du programme du
NSDAP et qu’il avait lu l’autobiographie et manifeste écrit par Hitler, Mein
Kampf1.
Néanmoins, Fichmann nia avec la plus grande fermeté avoir jamais été
un «antisémite ». Il nia avoir lu plus que quelques extraits de Mein Kampf
(et «jamais avec attention»), mais il reconnut avoir eu connaissance du
programme du parti nazi. Il maintint avoir adhéré en premier lieu parce
qu’il était opposé au traité de Versailles et parce qu’il voulait restaurer
l'honneur et le rang de l’Allemagne. «À cette époque, je faisais partie de
cette catégorie de gens qui n’ont pas d’opinion propre, déclara-t-il à son
interrogateur. Mon esprit n’était pas alourdi par le moindre savoir.» Sur un
registre légèrement différent, il suggéra lors de son procès que les Juifs
n’étaient tout simplement pas si importants aux yeux des nazis au moment
où il rejoignit le parti. Il indiqua que «le programme consistant à combattre
les Juifs fut à cette époque relégué à une importance secondaire, parce que
le parti n’aurait jamais pu accéder au pouvoir simplement en combattant les
Juifs 2».
Dans ses mémoires rédigés en prison, il écrivit que, dans sa jeunesse, tout
dans son environnement proche le poussa politiquement vers le
nationalisme. «Et quel nationaliste n’était pas mis hors de lui par le mot
“Versailles” ? Naturellement, au départ, je ne comprenais pas. Mais je fus
vite mis au courant: journaux, conversations et livres se chargèrent de
m'instruire.» Il eut rapidement une conscience aiguë de «la disgrâce
nationale, de la traîtrise, du coup-de-poignard-dans-le-dos reçu par l’armée
allemande ». Plus tard, il entendit la propagande et apprit qu’un parti avait
«inscrit sur sa bannière l’effacement de la honte [nationale|». Ainsi,
d’après lui, ce furent le traité de Versailles et le chômage qui firent de lui un
nazi. Il avait lu des articles sur ces sujets et sur les faits d’armes des SA et
des SS dans la presse nazie. «Il n’y avait aucun mot là-dedans sur les Juifs
ou sur les affaires juives », et quand bien même il y eût des «articles un peu
spéciaux, qui les prenait au sérieux ? ».
Ces déclarations contiennent à la fois une part de vérité et une part
d’omission, même si les détracteurs d’Eichmann ont en général préféré se
concentrer sur la dissimulation manifeste. L’Autriche avait une longue
tradition de mouvements politiques antijuifs ainsi qu’une culture populaire
saturée de stéréotypes négatifs à l’égard des Juifs. Eichmann fréquentait un
milieu au sein duquel les Juifs étaient couramment dénigrés. Ils étaient
perçus comme des étrangers du fait de leurs origines, douteux quant à leur
allégeance, et comme étrangers aussi en termes de religion et de culture.
Les Juifs et les non-Juifs avaient peu de rapports sociaux les uns avec les
autres, même s'ils maintenaient des relations professionnelles et
commerciales cordiales. Ainsi, Hugo Kaltenbrunner se faisait un point
d'honneur de ne jamais frayer avec des Juifs. À l’inverse, les sentiments
nationalistes allemands étaient cultivés à l’extrême. Dans ce discours
nationaliste allemand, les Juifs étaient implicitement cet «autre» inférieur,
inassimilable et menaçant, exclu parce qu’il ne partageaïit pas le sang ou le
sol du peuple germanique.
Il n’était guère nécessaire d’avoir lu Mein Kampf ou de connaître le
programme du NSDAP pour lire ou entendre des appels à l’opposition
contre «le marxisme juif», ou en faveur de l’élimination des Juifs de la vie
publique. Avec Hiltl et la Jungfrontkämpfer-Vereinigung, Fichmann avait
déjà été familiarisé à la rhétorique politique antijuive et aux programmes
d’action contre «l’influence juive». La position nazie sur la question
n’avait rien de nouveau ou d’exceptionnel et c’est pourquoi Eichmann
pouvait rejeter de façon tout à fait sincère la thèse selon laquelle il aurait
fait un pas décisif et terrible en rejoignant les rangs du parti. En outre,
pourquoi aller lire le difficile et peu accessible Mein Kampf lorsque l’on
peut facilement se procurer le Linzer Volksstimme, produit local et plus
facile d’accès ?
Il est certainement simpliste de suggérer qu’Eichmann, du fait de sa
nationalité autrichienne, était d’une certaine manière prédisposé à devenir
un antisémite de la pire espèce. En premier lieu, en tant que membre d’une
minorité religieuse réduite et de plus en plus en difficulté, il n’était pas un
«Autrichien typique». Il se peut qu’il ait adopté des vues encore plus
radicales que les Autrichiens de souche afin de prouver qu’il était l’un des
leurs, mais cette idée présuppose que les Autrichiens étaient
particulièrement antisémites. En fait, les nazis allemands furent toujours
quelque peu suspicieux envers les Autrichiens sur cette question. Ils
gardèrent en mémoire la maxime de Karl Leuger, le maire antisémite de
Vienne, qui défendit sa position de conserver des relations sociales avec
certains Juifs, tout en dénonçant les autres, avec le fameux : «C’est moi qui
décide qui est JuifZ. »
Un incident tout juste antérieur à son adhésion au parti nazi illustre bien
l'attitude d’Eichmann. Comme il le raconta en Argentine, il fut présenté par
une connaissance à une chapelle locale de francs-maçons de Linz, la
Schlaraffia. Il y fut conduit et, une fois à l’intérieur, remarqua un homme
portant un badge en forme de swastika. «Naturellement», lui déclara son
hôte, «nous n’acceptons pas les Juifs». «J’en fus grandement
impressionné», se souvint Eichmann. Mais lorsque Kaltenbrunner lui
expliqua que les francs-maçons étaient eux aussi les ennemis du national-
socialisme, il en fut plus impressionné encore et il quitta le groupe.
Pour Eichmann, tout comme pour des millions d’Autrichiens et
d’Allemands, le fait de ne pas aimer les Juifs n’avait absolument rien de
remarquable. C’était tellement courant que bien d’autres choses étaient plus
marquantes. De plus, cette animosité n’était pas nécessairement dirigée
contre des Juifs en particulier, de manière individuelle. Comme l’écrit Peter
Black à propos du père d’Ernst Kaltenbrunner: «Sans faire preuve
d’animosité à l’égard des Juifs en tant que personnes, il considérait “la
communauté juive” comme un “corps étranger” au sein de l’organisme
national allemand.» Les programmes antijuifs d’exclusion sociale, de
discrimination économique, de dénaturalisation et d’émigration organisés
par l’État étaient fréquents. Il n’était ainsi nul besoin d’être un antisémite
radical et fanatique pour adhérer au parti nazi; et de la même manière, il y a
peu de chances pour que les positions des nazis à l’égard des Juifs eussent
choqué grand monde. Il y avait des raisons tout autant sinon plus évidentes
de rejoindre les nazis: laver l’humiliation du traité de Versailles, faire face à
la menace communiste et combattre le socialisme, rendre le pays stable
politiquement et lui insuffler un nouvel essor sur le plan économique, jouir
de la camaraderie d’hommes partageant les mêmes idéaux, marcher en
cadence, porter un uniforme magnifique. FEichmann était donc
probablement honnête lorsqu'il déclara qu’au moment où il adhéra au parti
nazi, il ne haïssait pas les Juifs.
Au cours des quatre mois suivants, il combina son travail pour la société
pétrolière Vacuum Oil Company avec une activité politique intense. En
1930, il n’y avait que 50 SS à Linz, sur un total de 2172 pour toute
l’Autriche. Eichmann fut enrôlé dans la SS Standarte 37, l’unité de Haute-
Autriche. Ernst Kaltenbrunner en était le commandant pour Linz. Ce n’était
pas un groupe particulièrement dur ou dédié à la cause: en juin 1932, la
moitié des membres furent exclus de la SS. De manière significative,
Eichmann survécut à cette première purge, comme, plus tard, il sera
épargné par des opérations similaires,
Les principales missions de la Standarte 37 consistaient à protéger la
Maison brune, à recruter de nouveaux membres et à protéger les
intervenants lors des rassemblements organisés par le parti nazi. Fichmann
travaillait en Haute-Autriche et, plus tard, à Salzbourg, du lundi au
vendredi, et il se rendait à Linz le vendredi soir. Il passait ensuite le week-
end à la Maison brune, en faction avec ses camarades. La plupart d’entre
eux étaient au chômage et sans le sou. La Maison avait un restaurant au rez-
de-chaussée, où il leur offrait souvent à boire et leur achetait des cigarettes.
Grâce à sa moto, il fut nommé Motorsturmführer =.
Eichmann découvrit rapidement que les histoires contant les prouesses
des SS n'étaient pas des légendes. Chaque annonce d’un rassemblement
public équivalait à une provocation en duel avec le Schutzbund, la milice
des socialistes, et avec les militants communistes, eux aussi très bien
organisés. Les nazis, le Schutzbund et les communistes convergeaient vers
le lieu du rassemblement et cherchaient toujours à occuper la place en
premier. Si les nazis étaient là avant les autres, il leur fallait bien vite
protéger l’orateur contre une volée de bouteilles, de tables et de chaises. Les
SS de Linz étaient bien moins nombreux que leurs adversaires. Un incident
se produisit un jour, alors que Bolek devait prendre la parole dans le hall du
Volksgarten de Linz. Les SS se déployèrent autour du podium et le
Gauleiter entama son allocution. Tout à coup, un fracas assourdissant
retentit, provenant d’un groupe de spectateurs, et Kaltenbrunner, qui était
aux commandes, hurla: «Attrapez-les!» Pendant qu’un groupe de SS
protégeait Bolek contre une nuée de projectiles, les autres se précipitèrent
sur la foule en mouvement. Eichmann raconta que, à la fin de l’altercation,
la salle était «en mille morceaux, tout fut brisé jusqu’au moindre verre de
bière et au moindre miroir?0 ».
Dans le même temps, les nationaux-socialistes allaient de succès en
succès en Autriche. En avril 1933, quelques mois après l’accession de
Hitler au poste de chancelier en Allemagne, le NSDAP autrichien obtint
41,2% des voix lors des élections municipales à Innsbruck. Des résultats
similaires avaient permis aux nazis allemands de s’emparer du pouvoir, ce
qui inquiétait Dollfuss, devenu chancelier en mai 1932. Il suspendit les
élections et, quelques mois plus tard, son gouvernement interdit le port des
uniformes et des insignes par les membres des milices. Le 19 juin 1933, il
ordonna l'interdiction de publication des journaux nazis et décréta la
fermeture des Maisons brunes. Les nazis autrichiens, enhardis par le succès
du parti en Allemagne, répondirent par la violence: des bombes explosèrent
dans des lieux publics et les membres de la SS et de la SA s’engagèrent
dans des combats de rue avec le Schutzbund et avec les communistesil.
C’est précisément à ce moment-là qu’Eichmann perdit son emploi à la
Vacuum Oil Company. Nous l’avons vu, il s’érigea en martyr de la cause,
accusant Blum, le directeur juif, de le punir de son engagement national-
socialiste. Or, dans la mesure où ses employeurs juifs n’ignoraient
probablement pas qu’il était membre du parti nazi, pourquoi ne l’avaient-ils
pas licencié plus tôt, si telle était leur raison? Au contraire, ils lui
accordèrent une promotion! D’un autre côté, il se peut que la montée en
puissance des nazis ait inquiété les directeurs, tandis que les mesures de
répression mises en œuvre par le gouvernement constituèrent un motif
opportun pour se débarrasser d’un employé embarrassant. Toutefois, cette
interprétation ne cadre pas avec les indemnités généreuses versées à
Eichmann ou avec sa détermination proclamée de rechercher du travail dans
une succursale de la même firme en Allemagne.
La répression engagée contre le parti nazi autrichien et l’arrestation
d’activistes du parti furent sans doute les principales raisons qui poussèrent
Eichmann à aller en Allemagne. Il essaya bien dans un premier temps de
monter sa propre entreprise en Autriche, mais rencontra rapidement des
difficultés. Au-delà des considérations politiques, s’il souhaitait continuer à
travailler ou bien investir ses indemnités, l’ Allemagne offrait des conditions
économiques plus stables. En fils dévoué, Eichmann consulta ses parents et
obtint leur accord pour partir. Sa décision dut leur paraître pleine de bon
sens: ils savaient qu’il était membre du parti national-socialiste et ils
devaient penser que sa situation en Autriche était pour le moins précaire.
Eichmann obtint ensuite une lettre du consul d'Allemagne installé à Linz,
attestant de ses bonnes mœurs, et indiquant qu’il avait été licencié à cause
de son affiliation au parti. Dans le même temps, Kaltenbrunner le mit en
relation avec quelques-uns de ses contacts en Allemagne, en particulier
avec Bolek, qui s’était précédemment établi de l’autre côté de la frontière, à
Passau, en Bavière, pour assurer sa propre sécurité. Après avoir procédé à
ces prudents préparatifs, raconta-t-il: «Je mis mon uniforme brun, ma tenue
de monte, et mes bottes dans ma valise», et il quitta l’Autricheëz.
CHAPITRE Il
DE LA S$S AU SD, 1933-1938
Aspect racial général : nordique-dinarique.
Traits de caractère généraux: très actif, bon
camarade, ambitieux.
Fraïîcheur de l’esprit : prononcée.
Capacité de compréhension: très bonne.
Connaissances et formation : très bonnes dans sa
spécialité.
Conception de la vie et capacité de jugement :
saines.
Fidélité à l’égard de la conception nationale-
socialiste : inconditionnelle.
Attitude et comportement en service et hors du
service: correct et sans reproche.
Entraînement : a obtenu la médaille sportive de la
SA. Il ne pourra recevoir la médaille sportive de la
SS qu’en 1938, car il s’est cassé le bras en service.
Mérite-t-il une promotion ? Oui.
SS-Untersturmführer Dieter Wisliceny
recommandant FEichmann pour une promotion,
17 septembre 193755,
J'ai trouvé qu’il était un SS plutôt simple,
intellectuellement inintéressant, pas particulièrement
doué, mais très cassant.
Dr Franz Six, ancien directeurdu département
central IT: I, bureau de commandement du SD,
témoignant au procès d’Eichmann##.
Il me fit l’impression d’un homme tranquille, se
comportant tout à fait normalement. Évidemment,
nous n’avions pas de rapports personnels, cependant,
j'avais l’impression qu’il était froid, mais correct.
Franz Meyer, responsable sioniste, ancien
directeur du bureau Palestine, Berlin, 1933-1939,
lors du procès d’Eichmann, 26 avril 1961®.
Lorsque Eichmann franchit la frontière vers l’ Allemagne en août 1933, il
faisait partie d’une nuée de nazis, de SA et de SS autrichiens convaincus
qu'avec l’aide de Hitler, qui était récemment arrivé au pouvoir, ils
rentreraient rapidement chez eux. Il se rendit à Passau, en Bavière, et alla
trouver le Gauleiter Bolek, qui lui conseilla d’effectuer un entraînement
militaire et de «jouer au soldat pendant quelque temps». Le conseil était
tout à fait pertinent étant donné le dessein des nazis autrichiens d’organiser
un coup d’État avec le soutien du III* Reich et de renverser le
gouvernement Dollfuss. Les exilés armés pourraient alors retraverser la
frontière et installer un régime nazi en Autriche. Ainsi, au début du mois
d’août, Eichmann se présenta, comme convenu, au centre d’entraînement de
la SS de Klosterlechfeld, qui était alors dirigé par la police bavaroise
(commandée à cette époque par Heinrich Himmler, chef de la SS). Là,
Eichmann passa plusieurs semaines d’entraînement intensif, dont une
formation au combat de rue*£.
À la fin de septembre 1933, il reçut ordre de se présenter au
Sturmbannführer Karl von Pichl, qui commandait un «bureau de liaison»
de la SS qui portait assistance aux nazis autrichiens en fuite. Fichmann
reçut le commandement d’une unité motorisée de huit hommes qui
patrouillaient dans les pistes forestières et sur les petites routes courant le
long de la frontière austro-allemande et ramassaient les SA et les SS
autrichiens pour les diriger vers des centres d’accueil. Il aida aussi à faire
passer des activistes nazis et des outils de propagande dans l’autre sens.
C'était un travail excitant, qui lui procurait beaucoup de plaisir. Grâce à un
boucher du coin, qui les fournissait à profusion en würste (saucisses) et en
soupe de pommes de terre, l’équipe était bien nourrie. Eichmann aimait
particulièrement la région frontalière vallonnée et densément boisée qui
faisait face au Mühlviertel. Il fit preuve d’une grande aptitude et de
beaucoup d’énergie dans ce travail et fut bientôt chargé de la gestion des
affaires administratives et financières de son unité, ainsi que de la rédaction
de rapports pour le QG de la section dont elle dépendait, Abschnitt Donau, à
Munich. En décembre, il fut promu au grade de SS-Unterscharführer (entre
caporal-chef et sergent)?7.
Eichmann passa les fêtes de Noël à Passau et, en janvier 1934, il fut
transféré dans la légion autrichienne, au sein d’un bataillon du 1% régiment
SS «Deutschland», stationné à Dachau. Aucun élément n’indique qu’il se
fût entraîné au sein même du camp de concentration, malgré les hypothèses
en ce sens faites lors de son procès. Il fut en tout cas soumis à un
entraînement physique et militaire intense en vue de l’épreuve de force
prévue en Autriche. Il prit son entraînement très au sérieux. Il était satisfait
de parvenir au bout d’exercices éreintants alors que d’autres, plus forts que
lui, abandonnaïient. Il affichait crânement les cicatrices et les contusions
qu’il se faisait en rampant sous des barbelés ou bien en sautant du haut des
murs qu’il escaladait. «Je sortais du lot, expliqua-t-il fièrement à son
interrogateur israélien. C’est ainsi que j’ai attiré l’attention et que j’ai été
promu. » L'unité fit également l’objet d’un certain endoctrinement. Dans ses
mémoires rédigés en Argentine, et contrairement à ce qu’il déclara pendant
sa détention en Israël, il rapporte qu’il se documentait alors sur le national-
socialisme. Il fut fortement impressionné par le sens du sacrifice que le
mouvement suscitait chez ses adeptes, en particulier au sein de la SS. «Ce
que j'avais déjà connu à Linz, et plus tard à Passau et à Dachau, c’était
l’importance de la camaraderie, de la solidarité contre la persécution, ne
jamais se rendre, aussi colossal que fût le combat£8. »
Ainsi, l’endoctrinement modifia son attitude vis-à-vis des Juifs, ce dont
rend compte un incident survenu dans un café. Le soir du 22 avril 1934,
alors qu’il était en permission hors du camp d’entraînement et se trouvait à
la Kaffeehaus Schlossrondell de Nymphenburg, deux autres SS, eux aussi
en permission et en habits civils, entrèrent à leur tour. Le café disposait d’un
tourne-disque et ils demandèrent au propriétaire de jouer un morceau de
Richard Tauber. Un membre du parti nazi, qui habitait les environs, s’en prit
à eux, les accusant d’écouter de la «musique juive» et les esprits
s’échauffèrent. Eichmann apporta son soutien au membre du parti et
expliqua la doctrine du parti à ses camarades fautifs. Il n’est pas certain que
l’explication ait tourné à la bagarre, toujours est-il qu’Eichmann perdit sa
carte de la SS et qu’il aurait pu faire l’objet d’une action disciplinaire.
Heureusement pour lui, un officier de la SS, qui avait été témoin de la
scène, rapporta que rien de grave ne s’était produit, et Eichmann ne subit
aucune conséquence fâcheuse de l’incident. De fait, en mai, il fut promu au
grade de SS-Scharführer, l’équivalent du grade de sergent. Ce rare aperçu
des activités d’Eichmann en dehors du service montre que, au-delà d’un
certain raffermissement de son antisémitisme, il était désormais plus prompt
à l’emportement et plus ombrageux — caractéristiques qui iront en se
renforçant avec le temps®?.
En juillet 1934, les nazis autrichiens firent une tentative de putsch assez
molle contre le gouvernement du chancelier Dollfuss. La légion
autrichienne fut mise en alerte, mais le coup d’État échoua piteusement, et
les légionnaires ne furent jamais envoyés en renfort. Il s’avéra que Hitler
n’avait jamais eu l’intention de soutenir les comploteurs ou de permettre
une invasion à partir du territoire allemand. Mussolini, le dictateur italien,
s’était assuré de ce point. Il était en effet alarmé de voir les nazis s’ingérer
dans les affaires de l’Autriche, qu’il considérait comme un pré carré italien,
et était contrarié du fait que Hitler ne l’eût pas averti de la tentative de coup
d’État. Afin de dissuader Hitler d’intervenir, il fit placer plusieurs unités
italiennes à la frontière autrichienne. Hitler ne bougea pas, et la légion
autrichienne dut se retirer, pour être redéployée ailleurs2,
Au printemps 1934, Eichmann fut transféré au SS-Hilfwerk (organisme
caritatif) de Dachau, un bureau qui venait en aide aux SS autrichiens et aux
nazis réfugiés. C’était un travail ennuyeux, sans la moindre perspective et
NS
Eichmann commença rapidement à s’agiter. Lorsqu'il entendit que le
Sicherheitsdienst recrutait, il se dit: «Je serai là où se trouve l’action...» Il
se rendit au bureau du SD de Munich et déposa une candidature. Pendant un
certain temps, il n’obtint aucune réponse. Finalement, le 29 septembre
1934, son adjudant vint le trouver et lui dit de se présenter dans le plus bref
délai au bureau central du SD, situé 102 Wilhelmstrasse à Berlin. Eichmann
fit ses valises et partit par le train de nuit, plein d’impatience. Toutefois, à
son grand désespoir, lorsqu'il se présenta au palais Hohenzollern, le quartier
général du SD, il fut renvoyé pour un entraînement militaire
complémentaire et dut retourner vivre en caserne. Le service, au titre
grandiloquent de Sicherheitsdienst du Reichsführer-Ss, s’avéra en fait n’être
qu’une toute petite agence, manquant de moyens et sous-développée, qui
collectait des informations sur les ennemis du parti nazi et du Reich. À la
fin de son entraînement, il fut assigné au département V, section I «franc-
maçonnerie », où il fut employé à compiler un fichier recensant les francs-
maçons et leurs organisations en Allemagne®l.
Des années plus tard, il aimera à plaisanter qu’il avait par erreur pris le
Sicherheitsdienst (qui signifie littéralement service de sécurité) pour la
garde rapprochée de Himmler et non pour le petit réseau de renseignements
dirigé par Reinhard Heydrich qu’il était en réalité. Toutefois, il est peu
probable qu’il ait pu commettre une erreur aussi élémentaire, étant donné
qu’il s’était rendu en personne au quartier général de Munich afin de
soumettre sa candidature. Sa prétendue ignorance était probablement
destinée à lui servir d’alibi justifiant son rôle ultérieur dans le SD. En
suggérant qu’il y était arrivé comme par erreur, il se peut qu’il ait espéré
atténuer l’impression qu’il donnait d’avoir cherché de l’avancement au sein
d’une agence qui devait plus tard se spécialiser dans les affaires juives.
Cette tentative de falsification était pourtant complètement inutile. Le SD
qu’il rejoignit alors n’avait rien à voir avec la sinistre machine qu’il devint
plus tard. Selon George C. Browder, qui s’est intéressé au développement
du SD, celui-ci était, en octobre 1934, «relativement faible et peu
développé». Il disposait d’un budget minuscule, fourni comme à
contrecœur et très irrégulièrement par le parti nazi. Il n’avait aucune
fonction exécutive et peu d’influence sur quoi que ce soit, en particulier sur
la mise au point des décisions prises à l’égard des Juifs2.
Ainsi Eichmann rejoignit-il un peu par hasard ce qui deviendrait plus tard
l’une des organisations les plus dynamiques et les plus innovantes du parti
et de l’appareil d’État lui-même. En quelques années seulement, le SD allait
s’imposer comme le moteur de la «politique juive » de l’ Allemagne nazie et
acquérir progressivement des pouvoirs exécutifs à la hauteur de son
influence sur la prise de décision®. Néanmoins, tout cela n’avait à l’époque
rien d’évident aux yeux d’Eichmann, ni même de Heydrich. Bien que
l’accusation lors du procès d’Eichmann ait suggéré qu’en passant de la SS
au SD via le camp de concentration de Dachau, il affûtait peu à peu sa haine
des Juifs et recherchait une activité à la mesure de ses ambitions, rien ne
saurait être plus éloigné de la vérité, La carrière d’Adolf Eichmann au SD
et la progression imprévisible et incertaine de ce service au sein de la jungle
institutionnelle du III Reich illustrent au contraire la contingence et la
nature quasiment accidentelle par lesquelles les personnes, les politiques et
la gouvernance finirent par converger.
Le fait qu'Eichmann ait débuté sa carrière au SD, où il travaillait
laborieusement à l’élaboration d’un fichier de francs-maçons, aide à
comprendre quelle était la portée du travail du SD et de ses méthodes en
1934. Les origines du SD remontent à 1931, lorsque Reinhard Heydrich,
officier de marine à la retraite, fut invité par Heinrich Himmler, chef de la
SS, à créer une unité de renseignements au service de la SS et du parti nazi.
Il existait alors plusieurs agences d’espionnage et de contre-espionnage
placées sous l’égide de divers dirigeats nazis et, en particulier, de la SA.
Hitler désirait toutefois un service sur lequel il pouvait compter
personnellement et qu’il pourrait utiliser pour espionner la SA et le parti. Il
confia cette mission à Himmler, lequel avait déjà nommé des officiers de
renseignements dans ses unités SS. Heydrich fut chargé de former un
service de renseignements unifié interne au parti, ayant vocation à fournir
des informations au premier cercle des dirigeants et, de manière tout aussi
importante, à opérer selon l’idéologie nazie.
Himmiler et Heydrich concevaient tous deux le travail de renseignement
comme partie prenante du contexte idéologique: sa raison d’être était de
défendre le mouvement nazi contre ses ennemis, qu’étaient les marxistes,
socialistes, libéraux, Juifs et francs-maçons. Ces forces hostiles, croyaient-
ils, conspiraient contre la SS, le NSDAP et le peuple allemand, le Volk. En
dépit de ces objectifs d’une importance cruciale, le SD fut, à ses débuts, une
agence minuscule dotée d’un infime budget. En 1932, son quartier général
de Munich ne disposait que de sept personnes à temps plein. Celles-ci
étaient hébergées dans l’appartement d’une sympathisante, connue sous le
nom de «la mère Edrich»®%,
Les Juifs étaient définis comme des ennemis du parti qu’il fallait
surveiller, mais le SD n’avait pas de politique plus large sur la «question
juive » et n’avait aucun mandat pour en proposer une. Lors de la première
année de pouvoir de Hitler, la répression nazie visa principalement ceux qui
étaient considérés comme des opposants politiques, au premier rang
desquels les communistes, les socialistes et les syndicalistes?7. Bien que ce
que l’on nomme «question juive » fût un élément central de sa rhétorique et
de son idéologie, lorsque le parti nazi arriva au pouvoir, il n’avait aucune
idée précise des mesures concrètes à prendre®, Entre 1933 et 1936, la
«politique juive» a émergé de manière désordonnée à partir d’un ensemble
hétéroclite de forces, souvent en conflit les unes avec les autres: le cercle
dirigeant du parti nazi, le parti et l’État, tous investis dans les affaires
nationales et internationales??.
Des «radicaux» au sein de la SA et du parti, tels que Julius Streicher,
rédacteur en chef du journal violemment antisémite Der Stürmer, ou encore
Goebbels, incitaient à la violence envers les Juifs et appelaient à leur
exclusion immédiate et totale de la vie publique. Dans le même temps, les
agences gouvernementales, l’armée et les associations professionnelles,
sociales et culturelles commencèrent à exclure leurs membres juifs100, Ces
activités antijuives non coordonnées suscitèrent une certaine inquiétude au
sein du gouvernement. Hitler était chancelier, mais la majorité de son
cabinet était constituée de conservateurs non nazis qu’il fallait ménager. Ils
s’inquiétaient des effets que la violence pouvait avoir sur l’image de
l’Allemagne à l’étranger et sur le commerce extérieur, en particulier. Au
début du mois d’avril 1933, Hitler autorisa un boycott des commerces et des
entreprises juif pour calmer les ardeurs du mouvement nazi et canaliser
l’énergie de la SA. Toutefois, afin de rassurer les conservateurs, la mesure
fut déguisée en réaction «défensive» à la propagande anti-allemande à
l’étranger!01, Le boycott fut bientôt interrompu, mais il donna l’impression
éclatante que les Juifs étaient un ennemi de l’intérieur, aidé et soutenu par
des forces puissantes basées à l’étrangerl02, Afin de satisfaire encore
davantage les radicaux, Hitler approuva les premières lois antijuives.
Celles-ci furent décidées afin de mettre de l’ordre dans l’exclusion
spontanée des Juifs de la vie publique et de trancher la question litigieuse de
savoir si les personnes converties au christianisme, ou celles ayant un ou
deux parents juifs, devaient être considérées comme juives. Les lois
élaborées par le ministère de l’Intérieur tentèrent de résoudre ces dilemmes
mais proposèrent de nombreuses exemptions, par exemple pour les Juifs
ayant combattu dans les tranchées en 1914-1918 ou ceux dont un fils s’était
sacrifié pour la patrie, ce qui devrait poser de nombreux problèmes par la
suite105,
À l'été 1935, la pression s’accentua à nouveau lorsque de nouvelles
mesures contre les Juifs furent prises. Il y avait eu un exode juif substantiel
hors d’Allemagne en 1933 et 1934, mais l’émigration s’était peu à peu tarie
et la situation sembla se stabiliser. En 1935, il était encore possible pour des
Juifs de Berlin de se promener le long du Kurfürstendamm, d’acheter un
journal juif dans un kiosque, et de s’asseoir pour le lire dans un café. Des
juges juifs étaient toujours en activité, et ils jugeaient même parfois des
affaires impliquant des hommes de la SA. Streicher et Goebbels étaient
excédés par cette visibilité de la communauté juive et ils dénoncèrent des
cas de «souillure raciale», lorsque des Allemands avaient des relations
sexuelles avec des Juifs, et exigèrent la séparation physique entre les deux
communautés, ce qui contribua à instaurer un climat d’hystérie. La
bureaucratie étatique réclamait également à grands cris une clarification des
lois antijuives. À cause des mariages mixtes qui avaient eu lieu en
Allemagne pendant des décennies, on comptait des centaines de milliers de
Mischlinge, c’est-à-dire des personnes au sang mêlé. Nombre de
Mischlinge, qui furent considérés comme juifs et victimes de
discrimination, en appelèrent aux autorités. Le temps et l’énergie qui furent
consacrés à des querelles sans fin à propos de ces cas menèrent à de
nouveaux règlements encore plus stricts104,
Le 20 août 1935, Hjalmar Schacht, le président de la Reichsbank et
ministre sans portefeuille, réunit une conférence interministérielle en
réaction aux derniers événements de violence antijuive et aux appels à des
éclaircissements quant à la législation antijuive. Le ministre de l’Intérieur,
un nazi, Wilhelm Frick, proposa de nouvelles lois raciales qui, pensait-il,
régleraient le problème. Le mois suivant, Hitler décida de faire de la
législation contre les Juifs l’initiative spectaculaire qui serait dévoilée lors
du congrès annuel du parti à Nuremberg. Dans l’urgence, les fonctionnaires
au service de Frick, parmi lesquels son secrétaire d’État, Wilhelm Stuckart,
et ses experts pour les questions juives, Bernhard Lôsener et Hans Globke,
rédigèrent un projet de loi pour la protection du sang et de l’honneur
allemands ainsi qu’un projet de loi sur la citoyenneté nationale. Ces lois
définissaient les Juifs à partir de leur ascendance, interdisaient le mariage et
les relations sexuelles entre Juifs et «Aryens», et changèrent le statut des
Juifs qui, de citoyens disposant de droits civiques, devinrent de simples
«sujets» de l’État, disposant de quelques privilèges et soumis à de
nombreuses contraintesl®,
Il est nécessaire de résumer ici cette histoire bien connue, afin de
souligner le fait que ni Himmler ni Heydrich ni aucun de leurs subordonnés,
et notamment Adolf Eichmann, ne jouèrent alors de rôle d’envergure dans
la formulation des politiques antijuives. Heydrich était présent lors de la
réunion du 20 août 1935 et il se saisit de l’occasion pour faire une
intervention importante dans le débat sur la politique antijuive, proposant
une légilation systématique pour cantonner les Juifs aux marges de la
société et restreindre leur liberté. Son intervention fut ignorée. Heydrich
avait présenté ce qui était en train de devenir la position caractéristique du
SD, mais, pour le moment, lui et ses hommes ne pouvaient encore prétendre
parler avec la moindre autorité en matière d’affaires juives1®,
En effet, jusqu’à seulement quelques semaines avant la réunion du mois
d’août, le bureau central du SD n’avait même pas de service consacré à la
question. Pendant l’année 1933, Himmler et Heydrich avaient été trop
absorbés par le combat pour le contrôle des forces de police allemandes
pour se préoccuper des besoins de leur service de renseignements naissant.
Hitler avait confirmé, en juin 1933, que le SD devait devenir l’unique
service de renseignements du parti, mais cette décision, prise en dépit de
l’opposition d’oligarques nazis rivaux, ne résolut pas les nombreux
problèmes auxquels était confrontée l’organisation. Elle ne disposait que de
cent employés à plein temps (et environ cent autres membres associés), mal
payés et dont la mission était mal définiel®7, Grâce à un regain d’attention
de la part de Heydrich, au début de 1934, l’équipe permanente atteignait
250 personnes, auxquelles s’ajoutaient quelque 400 employés à temps
partiel. Le statut de l’agence fut renforcé par son déménagement de Munich
à Berlin et, surtout, du fait des luttes intestines au sein du mouvement nazi.
La SS de Himmler et le SD de Heydrich jouèrent un rôle clé dans
l’élimination des dirigeants de la SA lors de la Nuit des longs couteaux, à la
fin du mois de juin 1934. Leur rôle dans la purge fut récompensé par une
influence accrue. Le SD acquit la réputation de regrouper de brillants
collaborateurs : Heydrich avait recruté parmi les professions intellectuelles,
en particulier des juristes, des universitaires, des journalistes et des
membres de divers instituts de recherchel®8.
Tout au long de cette période, le SD se languit à la lisière du pouvoir.
Contrairement aux déclarations prêtant à Eichmann la volonté de poursuivre
une carrière antijuive, le fait est qu’il commença sa carrière dans un bureau
traitant d’affaires de faible importance au sein d’une agence de second rang,
encore quelque peu marginale au sein du parti nazi. Son ascension
progressive et imprévisible, jusqu’à se trouver tout près du cœur de la
politique nazie et des actions du gouvernement, donne un aperçu instructif
du développement des politiques nazies à l’égard des Juifs et du type
d'hommes qui les élaborèrent, et, plus tard, les exécutèrent10®,
À la fin de 1934, le SD s’était encore élargi et comptait désormais 850
employés. Eichmann gravit rapidement les échelons, en partie grâce à cette
croissance rapide et en partie par la voie des sélections régulières, qui
visaient à maintenir la qualité de l’équipe et à ne laisser en place qu’un petit
noyau dur d’hommes expérimentés. Toutefois, au départ, il eut peur d’avoir
pris une décision désastreuse en entrant dans le service. Lui et huit autres
SS avaient laborieusement travaillé sur le fichier des francs-maçons pendant
deux semaines, classant entre 100000 et 200000 noms d’organisations
maçonniques et de membres par ordre alphabétique. Il ne fut pas payé
pendant plusieurs mois, si bien que le chef de son département dut
personnellement prêter dix marks à chacun de ses hommes. Eichmann
observait jalousement la croissance des agences de renseignements
financées par l’État, tandis que le «mal-aimé» SD, dont se méfiaient tous
les autres services secrets, luttait pour sa survie sous le patronage du
partiLt0,
Son premier chef était un personnage improbable nommé Gregor
Schwartz-Bostunich, émigré russe blanc arborant un bouc et se targuant de
vagues états de service, qui lui conféraient une prétendue expertise au sujet
des francs-maçons, des Juifs, des sectes subversives et du bolchevisme. II
présidait l’un des plus grands bureaux de recherche du SD, doté d’une
bibliothèque, d’archives et même d’un musée — signe du sérieux avec lequel
était prise la «menace» maçonniquelll, Mais ce sont ses convictions plus
profondes qui déteignirent sur Eichmann. Un grand nombre de Russes qui
avaient fui la révolution bolchevique étaient profondément antisémites et
croyaient de manière fervente au Protocole des sages de Sion, ce sinistre
opuscule fabriqué de toutes pièces par la police secrète du tsar au début du
xx® siècle dans le but d’impliquer les Juifs dans un complot international
visant prétendument à renverser les gouvernements, à subvertir le
christianisme, et à imposer le pouvoir juif à la fois sur le capitalisme et le
communisme. Schwartz-Bostunich n’était pas une exception. Eichmann le
considérait comme «[s]on supérieur et mentor» et, sous sa direction, il
commença à sérieusement se documenter au sujet des Juifs et du
judaïsmelt2.
Après quelques semaines fastidieuses à travailler sur le fichier, Eichmann
fut brusquement affecté au musée. Là, il passa cinq mois à classer des
sceaux et des médailles maçonniques, afin de préparer une exposition qui
devait servir à éduquer les SS sur les périls de la franc-maçonnerie. Le
musée attira de nombreux visiteurs, dont Kaltenbrunner, Goering, Himmler
et sa femme — dont Eichmann se souvint plus tard avec émotion comme
d’«une paysanne sympathique et modeste de la Bohême méridionale». En
règle générale, Eichmann et ses collègues «détestaient» les visites des
huiles, parce que cela les contraignait à rester jusque tard au musée!
Un autre de ces visiteurs fut un jour frappé par le zèle d’Eichmann. Il
s’agissait du SS-Untersturmführer Elder von Mildenstein, un nazi né en
Bohême qui avait été recruté par Heydrich pour mettre sur pied un bureau
spécialisé dans les affaires juives. Mildenstein retourna plus tard au musée,
alla trouver Eichmann dans son bureau, la «salle Saint-Jean» du musée, et
lui demanda s’il serait intéressé par un nouvel emploi. L’officier
impressionna Eichmann au moins autant que la perspective d’une nouvelle
affectation. Il fut séduit par les manières informelles et le discours non
condescendant de Mildenstein: c'était un «homme ouvert, jeune, amical»,
qui n’aboyait pas comme les autres officiers. Eichmann saisit sa chance:
«J'étais heureux d’échanger le travail monotone au musée pour [ce nouvel
emploi], et c’est ce que j’ai ditilé »
Si son premier emploi lui conférait un grade de subordonné et un maigre
salaire (lorsqu'il était payé), il s’agissait ici d’un pas conséquent sur
l’échelle de carrière de la hiérarchie SS-SD: Eichmann était de nouveau un
homme disposant de perspectives d’avenir. Grâce à son nouvel emploi, il lui
fut possible d’épouser Veronica Liebl, avec laquelle il était fiancé depuis
août 1931. Vera était une fille simple, aux cheveux sombres, légèrement
corpulente, issue d’une famille de grands fermiers de Mladé en Bohême, en
Tchécoslovaquie. Trente ans plus tard, avec préciosité, elle se remémora la
manière dont ils s’étaient rencontrés: «C'était à Linz. J’étais allée à un
concert. J’ai regardé dans la salle et j’ai vu Adolf. Ce fut le coup de
foudre.» Bien que catholique pratiquante, elle accepta de l’épouser et ils
projetèrent de se marier à l’été 1933. La crise politique en Autriche et le
départ précipité d’Eichmann ruina tous leurs plans. Au lieu de se marier, il
passa l’été dans un camp d’entraînement militaire et elle demeura en
Autriche. Pendant des mois, ils crurent qu’ils pourraient être réunis dès que
les nazis autrichiens rentreraient chez eux, et ce n’est qu’à l’automne 1934
qu’'Eichmann prit conscience qu’il lui faudrait plutôt faire venir sa future
femme en Allemagne et l’épouser là-basil.
Le 30 octobre 1934, Eichmann informa le SS-Rasse-und
Siedlungshauptamt (RuSHA, bureau central de la SS pour la race et le
peuplement) de son intention de se marier. En effet, le mariage dans l’«État
racial » nazi n’était pas une mince affaire, en particulier pour un membre de
la SS. Il lui fallut prouver que lui et son épouse étaient de «sang aryen», en
remontant sur plusieurs générations. Pour cela, il leur fallait fournir au
RuSHA les certificats de naissance, de baptême et de mariage, mais les
documents de Vera se trouvaient en Tchécoslovaquie, et lorsqu’on y apprit
qu’elle était fiancée à un membre allemand de la SS, elle fut confrontée à
toutes sortes de tracas. En raison de ces difficultés, Eichmann chercha à
obtenir une exemption à la fourniture de tous les documents exigés. Il
remplit le formulaire approprié, y compris les parties que Vera aurait dû
elle-même compléter, joignit tous les papiers qu’il fut en mesure de
rassembler, et ajouta une déclaration sur l’honneur de ses parents attestant
de la véracité des renseignements concernant la future épousel£,
Mais les ennuis d’Eichmann n’étaient pas terminés. Il était en effet
courant pour les SS de quitter l’Église et de s’abstenir de participer aux
cérémonies religieuses. Comme il l’indiqua lors de son interrogatoire en
Israël: «Ce n’était pas interdit, mais c’était mal vu.» Il avait fait des
lectures sur la religion dans le cadre de son travail au SD et s’était imprégné
de cet ethos anticlérical et athéiste, mais Vera, en bonne catholique
pratiquante, insista pour se marier à l’église. Eichmann savait aussi que son
père et sa mère seraient offusqués s’il renonçait à une cérémonie
traditionnelle. Après avoir pris sa décision, il informa le bureau central du
SD et continua les préparatifs. Sa belle-mère fit le voyage depuis Linz pour
rencontrer le pasteur, et le mariage eut lieu à Passau le 21 mars 1935. Le fait
qu’Eichmann ait décidé de s’exposer aux moqueries de ses camarades en se
mariant à l’église doit probablement être vu comme un signe de sa
déférence envers Adolf Karl et de son respect pour Veralt7.
Grâce à son ascension au sein du bureau central du SD, le couple fut en
mesure de louer un appartement au numéro 34 de la Onkel Herse Strasse,
dans l’arrondissement de Berlin-Britz. Un an plus tard naquit un premier
fils, Klaus, et, comme l’imposait le règlement, FEichmann en informa le SS-
Rasse-und Siedlungshauptamt. Selon toutes les apparences, ils formaient
l’image idéale de la famille SS. Néanmoins, des tensions apparaissaient
déjà au sein du couple. Malgré les cajoleries et les encouragements du chef
de district du parti nazi, Vera refusa d’adhérer au parti et elle garda ses
distances avec la politique. Dans ses carnets de prison, Eichmann raconta
avoir déclaré de manière assez méprisante que «la place de [sa] femme était
aux fourneaux et dans la chambre des enfants, et cela était suffisantil8».
Mais était-ce suffisant pour lui? À mesure que sa carrière s’accélérerait et
qu’il serait entraîné plus avant dans la politique nazie, il devrait laisser Vera
derrière lui, politiquement, spirituellement, et, finalement,
géographiquement. Pour le moment, toutefois, les choses allaient très bien
pour lui. Il avait un emploi décent, un statut social, une femme et une
famille. Tout comme pour nombre d’autres hommes de sa génération aux
origines semblables, le nazisme, contrairement à d’autres systèmes sociaux
et politiques concurrents, lui offrit une certaine prospérité, de la sécurité et
de l’avancement.
Nous l’avons vu plus haut, Eichmann tenta plus tard de minimiser
l’importance de sa décision de rejoindre un département consacré aux
«affaires juives ». De même qu’à propos de son adhésion au NSDAP et son
entrée dans le SD), il prit soin de donner l’impression que tout s’était fait de
manière spontanée, décrivant sa décision comme assez irréfléchie et
principalement motivée par l’ennui. Ne fit-il alors que reprendre de manière
passive une suggestion venue de quelqu’un d’autre? Il est à noter que, pour
chacune des décisions importantes de sa carrière, un homme plus âgé que
lui tenait les rênes au moment clé. D’abord son père insistant, ensuite
Bolek, qui le convia à une réunion du NSDAP, puis Kaltenbrunner, qui
l’incita à devenir membre du parti et de la SS. Cette fois-ci, c’est
Mildenstein qui intervint avec une offre d’emploi décisive, quoique en
apparence anodine. Il y avait toutefois une logique dans cette progression.
Eichmann poursuivait un chemin dont tous les éléments convergeaient dans
la même direction.
Son entraînement dans la SS et l’endoctrinement reçu à Klosterlechfeld
et à Dachau l’avaient imprégné des conceptions nazies de la «question
juive». Cette sensibilisation fut renforcée et consolidée en termes de
connaissances théoriques par Schwartz-Bostunich. Eichmann ne contestait
jamais ce qu’on lui disait. Au contraire, son dossier personnel au sein de la
SS indique qu’il était avide d’apprendre et qu’il était un excellent national-
socialiste. Il se peut qu’il ait rejoint l’équipe de Mildenstein uniquement
pour échapper à la monotonie du classement du bric-à-brac maçonnique qui
se trouvait au musée, mais il ne fut pas non plus repoussé par la perspective
de travailler dans un département des services de renseignements consacré à
la lutte contre l’«ennemi» juif. Lorsque l’on replace sa décision dans le
contexte des positions nazies et de la législation antijuive en vigueur à
l’époque, il est évident qu’il ne put se faire aucune illusion sur ce en quoi
son travail allait consister. Il rejoignait la guerre idéologique menée contre
les Juifs.
Néanmoins, le Judenreferat ne comptait à ses débuts que deux employés
à plein temps, comparés aux quinze dont la seule tâche consistait à
combattre la franc-maçonnerie, ce qui en dit long sur la place qu’occupaient
les Juifs dans la perception qu’avait le SD de ses ennemis et des axes
prioritaires de son travail. Mildenstein récupéra un département
embryonnaire, qu’il transforma en un centre florissant à l’influence
importante. Né à Prague en 1902, Mildenstein fit des études d’ingénieur,
mais il avait aussi une grande sensibilité littéraire et un goût prononcé pour
les voyages. Jeune homme, il voyagea beaucoup, et écrivit plusieurs articles
dans la Berliner Bôrsenzeitung, dans lesquels il relatait ses expériences. En
1929, il s’enrôla dans la branche tchèque du parti nazi, puis déménagea en
Allemagne trois ans plus tard et entra dans la SS. Au printemps 1933, il
visita les nouvelles colonies juives en Palestine grâce au bureau berlinois de
l'Organisation sioniste mondiale. Il publia, dans le journal nazi Der Angriff,
ses impressions de voyage, qui furent remarquées par Heydrich.
Impressionné par l’étendue du savoir de Mildenstein sur les affaires juives
et sur le sionisme, celui-ci l’incita à créer un Judenreferat, un bureau juif,
au sein du bureau central du SD.
En premier lieu, Mildenstein mit en place une politique particulière. Il
comprit que le SD ne pourrait jamais faire jeu égal avec Streicher et
Goebbels pour ce qui était de la pure hostilité à l’égard des Juifs. Il
persuada alors le SD de prendre ses distances vis-à-vis de la haine des Juifs
exprimée sous la forme d’incitation à la violence. Il comprit que,
fondamentalement, les «radicaux» tapageurs ne proposaient aucune
véritable réponse à la «question juive» sur laquelle ils se répandaient sans
fin. Mildenstein observa par ailleurs que la législation antijuive, émanant du
ministère de l’Intérieur, causait autant de problèmes qu’elle en réglait.
Selon lui, la manière de «résoudre» le problème juif en Allemagne était
d’évacuer tous les Juifs hors d’Allemagne. Il ne suggéra toutefois pas de
pratiquer cette politique d’émigration de manière cruelle et vaine: il
connaissait le mouvement sioniste et estimait que l’émigration devrait être
dirigée vers la Palestine et prise en charge par des organisations juives qui
s’occupaient d’aider les Juifs à s’installer dans leur patrie désignéel20,
Mildenstein n’avait, néanmoins, rien d’un philosémite. Il opérait dans le
cadre des paramètres fixés par Heydrich, qui croyait en la nécessité d’une
«émigration juive ininterrompue », aboutissant au déplacement de la totalité
de la population juive hors d’Allemagnelt, La formation qu’il fit suivre à
ses hommes, au sein du nouveau département 11/112, reposait sur le postulat
que les Juifs étaient étrangers à l’Allemagne et qu’ils n’avaient aucun
avenir dans le Reich. Il avait cependant une personnalité typique de la
génération qu’'Ulrich Herbert identifia comme constitutive de l’appareil de
sûreté: des hommes éduqués, rationnels et impartiaux, qui aspiraient à
atteindre le sommet de la hiérarchie de la SS et du SD, car façonnés par
l’ethos cultivé par Himmiler et Heydrich. Il s’agissait d'hommes jeunes:
60% d’entre eux avaient moins de trente-six ans. Une proportion
équivalente étaient diplômés de l’université. Plutôt que des «marginaux »
ou des robots sans cervelle, ils étaient «des membres intelligents, pleins de
confiance en eux-mêmes, jeunes et énergiques appartenant à la frange
moyenne et supérieure de la classe moyenne de la société allemande, et ils
avaient leurs propres idées politiques». La plupart d’entre eux avaient
grandi dans l’ombre de la Grande Guerre et avaient connu ses conséquences
désastreuses. Cette expérience les avait rendus hostiles aux vieilles élites,
méfiants vis-à-vis du romantisme qui avait animé la «génération du front»,
et méprisants vis-à-vis de la république de Weimar imposée à l’Allemagne
après la défaitel22, Ces jeunes bourgeois «développèrent un style de vie
générationnel dur, froid, et “objectif” — et enraciné dans un système
idéologique global fondé sur un nationalisme vôlkisch radicall2 ».
Au début des années 1920, les hommes de la génération de Mildenstein,
tels que Ernst Kaltenbrunner, avaient été aux avant-postes de la prise de
pouvoir par l’extrême droite sur la vie politique étudiante dans les
universités. Ils avaient intégré la pensée biologique eugéniste et raciale
dominante, et l’appliquaient à toutes les questions sociales et politiques
auxquelles ils étaient confrontés. Pour eux, les Allemands formaient
objectivement une race supérieure, et celle-ci était menacée par de
nombreux ennemis. Ces derniers devaient être combattus et totalement
vaincus: annihilés. Les droits de l’homme ou les sentiments individuels
n’avaient aucune importance dans l’affrontement objectif mettant aux prises
des intérêts raciaux et nationaux. Ces jeunes hommes souscrivaient à un
«réalisme historique» selon lequel les émotions personnelles n’avaient
aucun poids et où l’action dominait tout. Au lieu de se perdre en questions
éthiques et en atermoiements, ils aspiraient à une action décisive et
entendaient diriger les masses en tant qu’élite autodésignée, mais à
l’autorité évidente pour tous. Dans leur vision du monde, les Juifs étaient
les ennemis du peuple et de l’État, mais ils ne ressentaient toutefois pas
d’animosité particulière envers le Juif en tant qu’individu. «Le combat
contre les Juifs était l’expression des intérêts du peuple allemand — ses
instigateurs n'étaient souvent pas conscients qu’ils étaient
“antisémites”L24, »
En choisissant Eichmann, Mildenstein reconnut un homme à la vision et
au caractère similaires aux siens. Fichmann n’avait certes pas de diplôme
d’études secondaires, et il n’avait pas l’éclat que confèrent les études
universitaires, mais il était animé de bonnes dispositions, objectives,
attachées à la résolution des problèmes, organisationnelles, combinées à un
farouche nationalisme allemand enraciné dans une profonde fierté raciale.
De son côté, avec Mildenstein, Eichmann avait trouvé, une fois de plus, un
mentor en la personne d’un homme plus âgé que lui.
Peu après l’arrivée d’Eichmann au sein du département 11/112,
Mildenstein lui donna plusieurs livres sur le sionisme et lui ordonna de
préparer un résumé de l’histoire, des structures et des activités du
mouvement sioniste. Eichmann lut et synthétisa le manifeste du mouvement
sioniste moderne écrit par Theodor Herzl, Judenstaat (1898), ainsi que Die
Zionistische Bewegung (1921) d’Adolph Bühm, une histoire exhaustive du
mouvement sioniste depuis le début du mandat britannique en Palestine. Il
était tout à fait ravi d’avoir échappé aux tâches «mécaniques», telles que
classer des fiches ou trier les sceaux maçonniques, et trouva son travail
captivant. Peut-être en rajouta-t-il quelque peu lorsqu'il déclara à ses
ravisseurs israéliens que le manifeste de Herzl «satisfaisait à [son] côté
romantique, à [son] amour de la nature et des forêts », dans la mesure où il
s’agit d’un pamphlet au style dépouillé qui s’achève par une série de
prescriptions et de propositions techniques. En tout état de cause, Eichmann
fit un si bon travail qu’après quelques corrections sur la forme, son rapport
fut imprimé et distribué sous forme de livret aux autres départements du SD
et de l’Allgemeine-SS (la SS générale). Comme il en avait fait la preuve
lorsqu'il travaillait pour la Vacuum Oil Company en Autriche, il était doué
pour l’apprentissage sur le tas et donnait le meilleur de lui-même lorsqu'il
gagnait une expérience pratique sous la tutelle d’une figure masculine plus
âgée que lui. Grâce à Mildenstein, il devint un «expert» du sionisme et des
Juifs. De cette expertise concernant le sionisme et les organisations
sionistes lui vint une certaine compréhension des enjeux de l’émigration. Et
ces problématiques constituèrent le socle de sa carrière au sein du SDLX.
En janvier 1936, le SD fit l’objet d’une importante réorganisation et,
quelques mois plus tard, Mildenstein fut affecté au bureau de la presse
étrangère du ministère de la Propagande. Lors de la réorganisation, le
personnel considéré comme inefficace ou peu fiable fut licencié ou muté.
Eichmann, quant à lui, qui avait été promu au grade de SS-Oberscharführer
(sergent-chef) en septembre 1935, échappa à la purge. Il ne fut toutefois pas
considéré comme le successeur désigné de Mildenstein. C’est un officier
SS, dénommé Kuno Schrôder, qui fut nommé directeur du département
11/112. Au plus grand désarroi d’Eichmann, sa tentative de prendre la tête
du département et sa candidature pour être affecté à la section de
surveillance des Juifs orthodoxes (11/112-2) furent toutes deux écartées par
le SS-Sturmbannführer Dr Alfred Franz Six, le chef du département central
II du bureau central du SDS,
Sous la direction de Schrôder, le département I1/112 poursuivit son
travail de surveillance des organisations juives et des courants idéologiques
internes aux communautés juives d'Allemagne. Il demeura une section du
SD, modeste et sous-développée, mais, avec des employés si peu
nombreux, les tâches étaient variées. Lors de l’année 1936, Eichmann
écrivit des rapports sur les Agudas Israel, l’association de Juifs orthodoxes,
et sur plusieurs organisations sionistes laïques. Il enquêta sur les
associations communautaires juives autorisées, ainsi il quittait parfois son
bureau en habits civils pour aller espionner leurs activités. Lorsque cela
était nécessaire, il s’appuyait sur des instituts de recherche spécialisés, tels
que l’Institut zum Studien der Judenfrage de Berlin. Il profita également des
lumières d’un homme d’affaires appelé Otto von Bolschwingh, un ami de
Mildenstein, qui avait des intérêts commerciaux au Proche-Orient.
Bolschwingh se rendait régulièrement en Palestine, où, outre son travail de
vendeur de voitures, il espionnait pour le compte du SD. Mildenstein et
Bolschwingh exposèrent tous deux à Eichmann des idées sur le sionisme et
la Palestine, qui devaient orienter ses propres analysesl27,
On saisit la mesure de l’énergie et de l’esprit d’entreprise d’Eichmann
lorsque l’on sait qu’afin de mieux exécuter ses tâches, il tenta d'apprendre
les langues juives. Il considéra qu’il n’était pas trop difficile à un
germanophone de maîtriser le yiddish, qui est une forme d’allemand
agrémentée d’éléments slaves et hébreux, le tout écrit en alphabet
hébraïque. Il se procura en outre un ouvrage d’hébreu élémentaire, apprit
l’aleph-bet et fut alors lancé — pour le plus grand amusement de ses
camarades. De manière plus ambitieuse, il tenta d’apprendre l’hébreu en
autodidacte, mais il se rendit compte au bout d’un an qu’il lui fallait un vrai
cours. Il chercha à recruter un rabbin pour lui donner des leçons et écrivit en
conséquence à ses supérieurs pour leur demander une subvention lui
permettant de couvrir le salaire du rabbin, qui était de 3 reichmarks de
l’heure. La requête fut refusée et son auteur tourné en ridicule. Eichmann
suggéra par la suite que ses supérieurs ne lui faisaient pas assez confiance
pour le voir passer du temps avec un Juif éminemment instruit et s’en
voulut de n’avoir pas tout simplement fait arrêter le rabbin. Cette
autorécrimination perverse manifeste crûment ce qui était peu à peu en train
de devenir chez lui une attitude froidement instrumentale à l’égard des
Juifst28,
Schrôder quitta le bureau en mars 1937, et c’est Dieter Wisliceny, un bon
vivant, corpulent, originaire de Prusse-Orientale, qui avait étudié la
théologie à Breslau avant d’être embauché par une entreprise de
construction, qui lui succéda. Il avait rejoint la SA en 1931, à l’âge de vingt
ans, et la SS trois ans plus tard. Wisliceny entra au SD à peu près en même
temps qu’Eichmann, et travailla à ses côtés au département de franc-
maçonnerie. Toutefois, ses diplômes de l’enseignement supérieur le
rendaient éligible à un poste de direction de département, et Six pensa que,
puisque Eichmann était déjà un spécialiste des affaires sionistes, il resterait
à son poste. Néanmoins, après seulement quelques mois, Wiscliceny fut
transféré au bureau du SD de Dantzig et il fut remplacé par Herbert Hagen,
un protégé de Six, décrit par Eichmann comme «un intellectuel doué d’une
grande ouverture d’esprit». Au moment de l’arrivée de Hagen, Eichmann
était déjà un vétéran au sein du département des affaires juives, et c’est à lui
qu’il revint d’informer son nouveau chef. EFichmann s’était encore fait
doubler, mais, sur recommandation du Dr Six, il fut promu au grade de
Hauptscharführer, adjudant-chef, un rang correspondant habituellement à
celui d’un spécialiste disposant de son propre bureau122.
L'organisation pour laquelle Eichmann travaillait était sur le point
d’atteindre sa maturité. Heydrich augmenta son financement et s’assura que
ses hommes obtinssent des salaires décents. Sous l’égide de deux brillantes
recrues, Werner Best et Franz Six, le bureau développa une nouvelle
mentalité, mettant en avant l’esprit d’équipe et l’initiative individuelle. De
grands efforts furent consentis pour mettre en place des journées de
formation, dans le but d’uniformiser les méthodes et la mentalité des
membres : les hommes du SD apprenaient à être durs et objectifs, à donner
la priorité à la résolution des problèmes, devant la possible angoisse que
pouvait susciter le caractère délicat des méthodes qu’ils employaient. Cette
approche insistant sur le bon sens, rationnelle et empreinte d’une culture du
résultat du SD, attira encore davantage de diplômés et de membres des
professions intellectuelles, ce qui ajouta à son aura et à son efficacité, de
plus en plus admiréeL0,
Le travail du SD bénéficia également d’autres transformations au sein de
l'État policier nazi. En juin 1936, à la suite d’incessantes intrigues,
Himmler fut nommé à la tête d’une force de police allemande unifiée et
libéré de toute allégeance, si ce n’est formelle, au ministère de l’Intérieur, et
de tous les règlements du ministère de la Justice. Dans cette nouvelle
organisation, la Gestapo (la police politique d’État) fut réunie avec la police
criminelle (Kripo) au sein d’une force unique appelée police de sûreté ou
Sicherheitspolizei(Sipo). Heydrich fut promu chef de la Sipo. Comme il
dirigeait déjà le SD, son titre officiel devint chef de la Sipo et du SD. Et
puisque le système nazi revêtait un certain nombre de traits quasi féodaux,
il créa une alliance dynastique entre les deux agences, qui étaient
auparavant séparées Lil,
Certains membres de la Kripo et nombre d’agents de la Gestapo
travaillaient déjà avec le SD, mais la relation était désormais formalisée. Le
SD, qui cherchait depuis longtemps à jouer un rôle, eut soudain directement
accès au bras exécutif de l’État. En retour, la Sipo fut en mesure de
s'appuyer sur un organe puissant d'espionnage et d’expertise politique.
Élément crucial, les deux institutions suivaient une conviction
profondément ancrée que le crime et la politique avaient tous deux une forte
dimension biologico-raciale. Leurs interactions mutuelles et formalisées
devaient radicaliser ces croyances et renforcer la possibilité de s’en inspirer
pour agir. En termes de politique juive, ces changements signifièrent que les
Juifs étaient perçus non seulement comme une menace raciale et comme
des adversaires du mouvement nazi, mais également comme des criminels
en puissance et comme des ennemis de l’État. Le SD était en position de
recommander certaines actions à la Sipo et pouvait s’attendre à ce que ses
recommandations fussent suivies d’effetL22.
Malgré ces évolutions importantes, le département I1/112 demeura
relativement modeste, avec seulement trois sections ou bureaux: [1/112-1,
chargé des groupes laïques ou assimilationnistes, 11/112-2, qui s’occupait
des groupes religieux et des Juifs orthodoxes, et 11/112-3 des sionistes.
L’unité tout entière occupait un appartement de trois pièces. Sous Wisliceny
et Hagen, Eichmann avait continué à travailler sur le sionisme, et il fut
rejoint par Theo Dannecker, qui étudiait les Juifs assimilés en Allemagne.
Dannecker était un Bavarois, de six ans le cadet d’Eichmann, avocat
diplômé, qui avait auparavant travaillé «sur le terrain» au bureau des
affaires juives de l’aile régionale du SD pour l’Allemagne du Sud-Ouest.
Ensemble, ils passèrent en revue les rapports sur l’activité des
communautés juives envoyés par des agents du SD ou tirés de publications
juives. FEichmann surveillait le travail des organisations sionistes, calculant
les statistiques d’émigration et recensant les problèmes rencontrés par les
candidats au départ. Tout ce qu’il pouvait faire se résumait toutefois à ces
rapports : le SD ne détenait aucun pouvoir exécutifl35,
Tout au long de la fin de l’année 1936 et du début de 1937, Wisliceny,
Hagen et leurs supérieurs furent préoccupés par les relations entre le SD et
la Gestapo. D’un côté, l’alliance entre les deux agences permettait au SD de
bénéficier d’un bras exécutif. D’un autre côté, puisque la Gestapo disposait
de son propre bureau aux affaires juives, avec un fichier très bien renseigné
et une masse d’informations sur les Juifs, en quoi pouvait-elle avoir besoin
du SD1%? À la demande du Dr Six, les agents du SD furent encouragés à
entreprendre des tâches plus «pratiques» et à passer plus de temps sur le
terrain. Ils étaient néanmoins trop peu nombreux pour être réellement
efficaces, et leur travail se limita principalement à envoyer des requêtes
d'informations spécifiques, comme par exemple sur les taux d’émigration,
et à rassembler des données dans le bureau de Berlinl®,
Si la relation du SD avec la Gestapo ne fut jamais vraiment clarifiée, le
SD n’en continua pas moins à proposer des services que lui seul était
capable de rendre. Lors de l’année 1936, il organisa des conférences sur le
«problème juif» afin d’instruire et de former des agents présents sur le
terrain, à savoir les hommes du SD des antennes régionales et ceux qui
étaient rattachés à la Gestapo et à des postes de police à travers tout le pays.
Dans un rapport sur l’une de ces conférences, Eichmann exprima une
certaine satisfaction du fait que ces agents, dont certains devaient s’occuper
des affaires juives, alors qu’ils n’avaient qu’une idée assez vague de ces
questions avant la conférence, s’en retournaient à leurs postes au SD avec
une bien meilleure compréhension des enjeux du problème et partageant
une ligne idéologique communel£,
Dans une série de directives transmises en avril 1937, Wisliceny et
Hagen spécifièrent ce qu’ils attendaient des agents de terrain: «Le combat
contre les Juifs est depuis le début l’un des principes de base du national-
socialisme. La question juive constitue pour le national-socialisme non
seulement une question politique ou religieuse, mais aussi une question
raciale. Tout compromis est de ce fait impossible. La posture de
confrontation du NSDAP vis-à-vis des Juifs est partout présente dans le
programme du parti. Aux yeux du national-socialisme, le Juif ne représente
qu’une chose: l’adversaire.» Après avoir passé en revue les mesures
antijuives prises depuis 1933, afin de briser le «pouvoir» des Juifs, et les
efforts systématiques entrepris pour maîtriser toute la complexité de la
question depuis la création du département, ils résumèrent les buts des
politiques poursuivies: «La solution à la question juive ne peut résider
qu’en une totale dé-judéification de l’Allemagne.» Ce qui n’était
«concevable que par la voie de l’émigration sioniste». À cette fin toutes les
politiques et les mesures devaient faire l’objet d’une coordination centrale.
La praxis serait menée à bien grâce aux efforts individuels de chaque agent
du SD. Un tel homme ne devait pas être «du type intellectuel et théorique »,
mais plutôt «agile et actif dans ses tâches techniques et dans le même temps
clairvoyant et sobre dans son approche de celles-ci. Ceux qui ne font que se
confronter au problème juif dans des termes intellectuels ne sont pas aptes à
travailler au sein des sections et des départements du SDL7».
Eichmann s’efforça d’incarner les objectifs et les méthodes du SD. Dans
un article sur «Le Problème juif » qu’il écrivit à l’intention de ses collègues
du SD, au printemps de 1937, il expliqua que les Juifs formaient une nation
qui n’était unie que par l’argent. Ils étaient «les ennemis éternels du
national-socialisme » et même «le plus dangereux ennemi» auquel était
confronté le mouvement. Afin de débarrasser l’ Allemagne des Juifs, il était
essentiel de promouvoir l’émigration, mais les Juifs n’émigreraient que si
les conditions économiques leur permettant de vivre dans le pays étaient
d’abord abolies. Et même alors, les Juifs devaient être encouragés à aller
s’établir dans des pays qui ne menaçaient pas les intérêts allemands, à
savoir les pays relativement peu développés ou «arriérés» d'Amérique du
Sud, d’Afrique et d’Asie, y compris la PalestineL5ë,
Eichmann passait dorénavant plus de temps «sur le terrain», assistant à
des congrès sionistes et se renseignant sur l’émigration d'Allemagne vers la
Palestine. Il rassembla tout ce qu’il trouva, par le biais de contacts, de
journaux juifs publiés en Allemagne et à l’étranger et de livres. En outre, il
assista à des interrogatoires conduits au quartier général de la Gestapo,
établi au 8 Prinz-Albert Strasse, à proximité du bureau central du SD. En
dépit de ses déclarations aux enquêteurs en Israël, selon lesquelles «le SD
était exclusivement un organe de renseignements », il admit qu’il travaillait
en liaison étroite avec le bureau des affaires juives de la Gestapol®2.
Cet aveu illustre les limites des maigres compétences dévolues à
Eichmann, et le dilemme présent au cœur des activités du SD. S’il pouvait
étendre son influence jusqu’à recouvrir le champ des «politiques juives »
dans son ensemble, il ne disposait toujours pas d’une couverture nationale
ni de pouvoir exécutif. À la fin du mois de juin 1937, des dirigeants du SD
et de la Gestapo se réunirent afin de résoudre le problème. Le Dr Six
proposa à l’inspecteur Reinhard Flesch, qui commandait le département II-
B4 de la Gestapo, préposé à la question juive, d’être secondé par le SD dans
plusieurs domaines. Six mentionna en particulier la surveillance des Juifs
étrangers et des Ostjuden, les Juifs habitant en Allemagne et originaires de
Pologne et d’autres régions de l’Europe de l’Est. En retour, Flesch permit
au SD d’avoir accès aux dossiers volumineux de la Gestapo. Enfin, en
juillet 1937, Himmler édicta un Funktionsbefehl (un ordre de mission)
délimitant leurs sphères de compétence respectives. Dans le domaine des
affaires juives, le SD devait soumettre les Juifs à une intense surveillance et
signaler à la Gestapo les individus et les institutions considérés comme
subversifs. La Gestapo devait, quant à elle, appuyer cette mission de
surveillance en ouvrant ses archives au SD et en lui permettant de contacter
ses informateurs140,
La nature variée et changeante des activités d’Eichmann, au cours de
cette période, reflète l’évolution du SD et sa recherche d’une politique
distinctive. En mai 1937, Eichmann se rendit en Haute-Silésie, une région
du sud-est de l’ Allemagne, frontalière avec la Pologne. Grâce à la Société
des Nations, les Juifs de Silésie bénéficiaient depuis 1919 de certains
privilèges en tant que minorité. Néanmoins, l’accord négocié par la Société
des Nations arrivait à échéance. La mission d’Eichmann consistait à
élaborer des projets de mesures et de lois antijuives qui pourraient être mis
en place une fois que les nazis seraient entièrement aux commandes. Après
avoir mené son enquête et soumis un plan d’action aux bureaux du SD et de
la Gestapo, à la suite de la restauration de la pleine souveraineté allemande,
il retourna dans la région pour surveiller sa mise en œuvre. En un sens,
comme le fait remarquer Michael Wildt, cet épisode préfigura son rôle en
Autriche quelques mois plus tard. Eichmann n’était désormais plus confiné
à un travail purement théorique derrière un bureau: il élaborait des
politiques et participait à leur exécution, comme par exemple l’arrestation
de dirigeants juifs locaux et la répression d’organisations
communautairesl#l.
Un mois plus tard, il écrivit un mémorandum appelant à la création d’un
fichier qui recenserait tous les Juifs. Cette idée rend bien compte de la
frustration du SD du fait que, alors qu’il était censé être un service de
renseignements, c'était la Gestapo qui avait accès aux données les plus
récentes et les plus complètes. En septembre, Eichmann fut dépêché au
congrès du parti nazi de l’année 1937 à Nuremberg, avec l’ordre de
contacter un Américain pro-nazi dénommé Elmhurst. Ce dernier nourrissait
l'ambition de publier un pamphlet antijuif intitulé The World Hoax (le
canular planétaire). L'objectif était d’offrir à Elmhurst mille dollars pour lui
venir en aide dans son entreprise de publication, en échange de quoi celui-ci
enverrait des rapports sur les activités juives en Amérique du Nord. La
collecte de renseignements et les opérations de terrain se confondaient de
plus en plus, mais Eichmann continuait à assurer le type de missions
associées à l’ancien SD. Lors du congrès, il s’entretint avec les responsables
du Weltdienst, le service nazi s’occupant de la presse étrangère. Il devait les
convaincre d’abandonner leur propagande antijuive sommaire et d’adopter
la ligne du SD, voulant que des esprits apaisés et une planification à long
terme étaient nécessaires à la résolution du «problème juif »142,
Vers la fin de sa vie, Eichmann aimait à présenter l’opposition du SD à
l’«antisémitisme de bas étage» comme presque philosémite. En fait, il
s’agissait d’une manière habile d’aller plus loin que les radicaux, qui ne
faisaient que crier fort, en énonçant une politique à la fois originale et
ambitieuse : l’éviction organisée des Juifs hors d’Allemagne. Le fait que le
SD ait commencé à s’intéresser de plus près à l’émigration juive, et au
mouvement sioniste en particulier, illustre bien son approche plus
volontariste et sa préférence pour l’adoption d’une ligne unique.
En 1937, Eichmann fit une contribution importante pour recentrer
l’approche du SD sur l’émigration juive, le sionisme et la Palestine. Depuis
plus d’un an, il avait surveillé les activités sionistes et glané des
informations dans la presse juive, y compris dans le quotidien yiddish à
grand tirage Haynt, qui était publié à Varsovie. C’est là qu’il trouva un
article sur la Haganah, l’armée juive clandestine de Palestine, dirigée
secrètement par l’Agence juive (principale agence gouvernementale du
mouvement sioniste et de la communauté juive en Palestine). Eichmann
comprit suffisamment de l’article pour saisir qu’il s’agissait d’une
organisation militaire, et il convoqua le Dr Paul Eppstein, l’un des
dirigeants de la Reichsvertretung des Deutschen Juden (Délégation des
Juifs allemands auprès du Reich), un organe créé par les nazis, afin de
parfaire leurs connaissances sur le sujetl#3,
Au même moment, le SD enquêtait sur l’assassinat du leader nazi suisse,
Wilhelm Gustloff, abattu en 1936. Ils suspectaient que des agents juifs de
Palestine étaient impliqués et espéraient obtenir des informations d’un Juif
palestinien, Fievel Polkes, qui travaillait pour la Haganah. Polkes était en
effet un agent de la Haganah basé en Europe, mais il n’avait rien à voir avec
l’assassinat de Gustloff et n’était pas la figure importante que le SD avait
imaginée. Néanmoins, Eichmann obtint la permission de rencontrer Polkes
et un rendez-vous fut fixé à Berlin. Eichmann assura plus tard que
l’entretien avait été organisé par Bolschwingh, par l’entremise de ses
contacts juifs palestiniens, mais d’autres éléments indiquent qu’il eut lieu à
l'initiative du Dr Franz Reichert, un correspondant du Deutsches
Nachrichtenbüro, une agence de presse allemande, établie à Jérusalem. Tout
comme Bolschwingh, Reichert donnait également à ses heures dans
l’espionnage, et Polkes était l’un de ses meilleurs informateurs. Il semble
qu'ils poursuivaient tous deux des objectifs complémentaires. Polkes
voulait en effet promouvoir une immigration de grande ampleur en
Palestine et il était prêt à offrir son aide à l’Allemagne pour accroître
l'influence de celle-ci dans la région si cela pouvait faciliter l’exode des
Juifs vers une patrie juive. Reichert y vit l’occasion d’obtenir des avantages
pour le Reich, et il arrangea donc l’entretien à Berlin.
Après avoir obtenu les autorisations de Hagen et de Six, Eichmann
rencontra Polkes à l’hôtel Zur Traube, près du zoo de Berlin, dans un
quartier chic de l’ouest de la ville. Il écouta avec intérêt, tandis que Polkes
lui parlait du développement de la communauté juive en Palestine. « Nous
avons tous les deux dit ce que nous avions à dire, et aucun de nous — telle
fut mon impression — n’avait quoi que ce soit à cacher, puisque nos
objectifs convergeaient.» Polkes offrit au SD son influence et des
informations, en échange de la promotion de l’émigration juive de
l’Allemagne vers la Palestine. Selon Francis Nicosia, qui a retrouvé des
documents sur cet épisode trouble, il se peut également qu’il ait tenté
d’obtenir des armes de la part du SD, à l’usage de la Haganah. Quelles que
fussent les paroles réellement échangées, elles furent en tout cas suffisantes
pour justifier un second rendez-vous quelques jours plus tard. Pendant ce
temps, Polkes, l’agent sioniste, fut logé dans un hôtel aux frais des services
de renseignements nazis. Lors du second rendez-vous, il semble que Polkes
ait proposé à Eichmann de se rendre en Palestine, afin de renforcer les
contacts entre les deux organisations. Eichmann se souvint qu’il fut alors
«tout à fait enchanté par l’idée». Il rapporta la discussion à Hagen et un
mémorandum sur Polkes fut envoyé à tous les échelons supérieurs de la
chaîne de commandement, jusqu’à Heydrich. Le but du voyage proposé fut
alors élargi et devait inclure des rencontres avec le grand mufti de
Jérusalem, Haj Amin al-Husseini, et l’émir Abdallah de Transjordanie, afin
d’évaluer les éléments favorables et défavorables à l’émigration juive.
Selon Eichmann, Heydrich inscrivit la mention «bien» sur le rapport, ce
qui était un signe de son consentement. Pourtant, il ne donna son accord
qu’à condition que le voyage fût coordonné avec la section du SD,
responsable du renseignement étranger, dirigée par Walter Schellenberg. Si
les choses se gâtaient, c’était Schellenberg et Franz Six qui seraient tenus
responsables. Une dispute éclata à ce moment-là pour savoir qui devait
prendre part au voyage. Les choses s’arrangèrent lorsque Hagen, qui avait
une légère supériorité dans la hiérarchie sur Eichmann, fit valoir son droit à
diriger la mission, en prenant Eichmann comme acolytel#5,
Pour des membres des services secrets, leurs préparatifs furent dignes
d’amateurs et plutôt ridicules. Eichmann réclama une nouvelle garde-robe,
parce que «on prévoyait de négocier, avec des princes arabes notamment,
pendant le séjour, j’aurai donc besoin d’un costume clair et d’un autre
foncé, ainsi que d’un pardessus léger ». En guise de couverture, il reçut une
accréditation de journaliste au Berliner Tagblatt, et Hagen, qui avait vingt-
quatre ans, se fit passer pour un «étudiant». Ils reçurent l’instruction de ne
jamais prononcer les mots SD, SS ou Gestapo lors du voyage ou lors de
leurs entretiens, et de ne pas transporter de cartes de membres du SDI#£,
Les deux hommes partirent en train le matin du 26 septembre et
voyagèrent à travers la Pologne et la Roumanie jusqu’au port de Constanza,
où ils embarquèrent sur le paquebot Romania. Le bateau quitta le port à
minuit, le 29 septembre, et fit escale à Istanbul, au Pirée et à Beyrouth,
avant d’atteindre Haïfa à six heures du matin, le 2 octobre. Eichmann et
Hagen furent autorisés à débarquer par les officiers d’immigration
britanniques, mais seulement pour vingt-quatre heures. Eichmann attribua
ce contretemps à une alerte de sécurité locale due à des attaques perpétrées
par des Arabes contre les colonies juives et les forces britanniques. Ils
s’efforcèrent néanmoins d’utiliser au maximum le peu de temps qu’ils
avaient. Ils louèrent un droschke, sorte de voiture à cheval et firent le tour
de la ville portuaire juive moderne, visitèrent la colonie dans laquelle
vivaient des protestants allemands, membres de l’ordre des Templiers, et ils
firent l’ascension du mont Carmel, d’où ils purent observer les colonies
agricoles juives de la vallée du Jezreel. Ils rencontrèrent également
Reichert, du DNB, mais pas Polkes. Le Romania quitta Haïfa le 3 octobre
au matin et arriva à Alexandrie, en Égypte, à neuf heures le lendemain
matinl?7,
Les deux agents du SD débarquèrent et passèrent deux jours à Alexandrie
avant de continuer en train en direction du Caire, où ils tentèrent d’obtenir
des visas pour la Palestine. Dans son rapport sur la mission, Hagen expliqua
que les autorités britanniques du Caire leur refusèrent des visas trois jours
consécutifs, les 12, 13 et 14 octobre, probablement à cause d’une
recrudescence de la violence intercommunautaire en Palestine, qui avait
mené à une fermeture des postes frontière. Néanmoins, les attaques à la
bombe qu’Eichmann et lui évoquèrent n’eurent lieu que le 15 octobre, donc
il se peut bien que le refus ait été lié au fait que les officiers aux frontières
britanniques aient nourri certains doutes vis-à-vis des deux Allemands.
Eichmann raconta plus tard que la couverture n’avait pas fonctionné:
l’agent anglais qui contrôlait les passeports n’avait pas cru en ses pseudo-
références de journalistel#8,
Eichmann et Hagen passèrent douze jours au Caire. Ils rencontrèrent
Reichert et Polkes, qui firent le voyage depuis la Palestine les 10 et
11 octobre. Selon le rapport de Hagen, «le Juif Polkes» leur conseilla
différentes manières d’accroître l’émigration juive allemande en Palestine
jusqu’à 50000 personnes par an. Polkes recommanda d’autoriser chaque
nouvel émigrant à transférer mille livres sterling en capital vers la Palestine
via l’accord de Ha’avara, un arrangement négocié entre l’Organisation
sioniste allemande et le ministère de l'Économie allemand en 1933, en
vertu duquel les Juifs émigrant du III Reich vers la Palestine étaient
autorisés à emporter une partie de leur fortune avec eux. L’avantage de cette
mesure était que, si les autorités britanniques avaient imposé des restrictions
encore plus drastiques sur l’immigration, elles ne limitaient pas le nombre
de Juifs considérés comme «capitalistes», qui pourraient renforcer le
développement économique du pays. Le plan de Polkes pour contourner les
contrôles migratoires, peu original et potentiellement coûteux, déplut aux
nazis. Dans son rapport, Hagen conclut :
Nous devons rejeter ce projet pour deux raisons : Premièrement, ce n’est pas notre objectif de
voir transférer le capital juif, mais plutôt de pousser les Juifs sans ressources à émigrer.
Deuxièmement, l’émigration mentionnée ci-dessus de 50000 Juifs par an aurait surtout pour
résultat de renforcer le judaïsme en Palestine, et puisque la politique du Reich est que
l'établissement d’un État indépendant pour les Juifs en Palestine devrait être évité, ce plan ne
peut être soumis à la discussion.
Ils s’entretinrent également avec différents contacts arabes, afin de se
faire une idée des relations judéo-arabes. Ces rencontres furent largement
inutiles, et Eichmann eut l’impression qu’ils n’avaient pas beaucoup
progressé lorsqu'ils partirent pour Alexandrie le 19 octobre au matin. Leur
bateau, un paquebot italien baptisé Palestina, fit route pour Brindisi le
lendemain, faisant escale en route à Rhodes et au Pirée. Eichmann fut
malade pendant la majeure partie du voyage retour, et il passa le plus clair
de son temps à l’infirmerie. De Brindisi, ils voyagèrent en train jusqu’à
Berlin, où ils arrivèrent à vingt-trois heures le 26 octobre. Pendant quelque
temps, lors du trajet de retour, leur train circula en territoire autrichien,
inspirant à Eichmann la réflexion assez mièvre qu’il n’avait pas respiré l’air
de sa patrie depuis quatre ans!
Le rapport de Hagen sur le voyage, auquel Eichmann contribua et qu’il
cosigna, comportait de nombreuses remarques antisémites et stéréotypées.
Selon les deux auteurs, l’économie de la Palestine était en crise: «Ce chaos
financier doit être attribué au fait que les Juifs s’escroquent mutuellement. »
Le rapport déclarait qu’il y avait «quarante banques juives [à Jérusalem]
qui vivent en dupant leurs pairs juifs». En Palestine (comme ailleurs,
d’après les stéréotypes nazis), les Juifs faisaient preuve d’une «incapacité
totale à maintenir une économie en état de marche ». Le ton et le contenu du
rapport contredisent ainsi les déclarations ultérieures d’Eichmann, selon
lesquelles il était alors un avocat enthousiaste du sionisme, dénué de la
moindre animosité envers les Juifs!20,
De nombreux autres mythes entourent l’équipée proche-orientale
d’Eichmann, dont seulement quelques-uns sont de son fait. Pendant la
guerre, et notamment lorsqu'il s’adressait à des Juifs, il prétendit être né
dans la colonie allemande protestante de l’ordre du Temple de Sarona. Il
étoffait son récit en puisant dans ses souvenirs de Palestine et dans les
quelques mots d’hébreu qu’il pouvait prononcer. Lors de son procès,
l’accusation tenta de soutenir que sa mission avait en partie consisté à
établir des contacts avec le grand mufti de Jérusalem et avec les
nationalistes arabes qui luttaient pour empêcher l’immigration juive et qui
voulaient détruire les colonies juives de Palestine. Néanmoins, mis à part sa
tentative d’élargir sa garde-robe, on ne dispose d’aucune preuve attestant
qu’il aurait eu l’intention de rencontrer des notables arabes afin de fomenter
des sentiments antijuifs, ce qui aurait été à l’encontre de la politique du
SDEL
À court terme, le voyage fut un échec. Néanmoins, il contribua à asseoir
Eichmann comme expert des Juifs et de l’émigration juive. Quelques jours
seulement après son retour, un Eichmann bronzé et désormais reconnu
comme grand voyageur eut l’occasion de faire étalage de son expertise
nouvelle lors d’une importante conférence du SD sur les affaires juives
organisée à Berlin.
À la fin de l’été 1937, la section juive du SD commença à planifier une
Judentagung, rencontre d’une journée consacrée à la «question juive».
L'événement fut reporté à de nombreuses reprises en raison de l’absence
d’Eichmann et de Hagen qui étaient à l’étranger, et le programme de la
rencontre évolua pour se conformer aux intérêts du moment. Lorsque la
conférence eut finalement lieu le 1% novembre 1937, le premier point à
l’ordre du jour était l’éternel problème de la coopération, c’est-à-dire en fait
de la compétition, avec la Gestapo. Les experts purent assister à une
présentation supplémentaire sur l’importance de tenir un fichier juif et sur
les possibilités et les obstacles sur le chemin de sa réalisation. L’un des
intervenants évalua l’utilité de la presse juive pour le SD, signe que son
système de collecte d’informations était plutôt rudimentaire. L’essentiel de
la journée fut consacré à plusieurs conférences: Hagen parla du travail
passé et futur du département I1/112, Dannecker de l’impact des lois
antijuives depuis 1933, Eichmann de l’activité et du caractère de la juiverie
mondiale, et Hagen, de nouveau, des plans britanniques pour la
Palestinel22.
Dans sa première présentation, Dannecker fit référence au
Funktionsbefehl et au travail potentiel du SD. C’en était fini de dénoncer tel
ou tel Juif pour l’envoyer en camp de concentration. Les Juifs étaient
subversifs. Les lois raciales devaient être appliquées et les mesures contre
les Juifs intensifiées. Il continua ensuite avec une présentation exhaustive
de la vie juive en Allemagne, qui, insista-t-il, était le principal domaine
d’activité du SD. Tous devaient clairement faire comprendre aux Juifs
qu’ils vivaient sous la surveillance constante de la police, et que leur vie en
Allemagne allait devenir «impossible ». Il ne leur serait pas accordé un seul
instant de répitl55,
Hagen fit un rapport sur la situation en Palestine et sur les perspectives de
l’émigration juive à la lumière des conclusions de la commission Peel sur le
soulèvement arabe de 1936-1937. La commission avait recommandé au
gouvernement britannique de diviser la Palestine en un petit État juif et un
plus grand État arabe. Cela obligea le SD à considérer les implications
possibles de la souveraineté juive. Hagen conclut que l’émergence d’un État
juif indépendant pourrait constituer un danger pour la politique nazie,
puisqu’un État juif jouirait de pouvoirs diplomatiques et pourrait tenter
d’obtenir le statut de minorité nationale pour les Juifs allemands. Il pourrait
également utiliser ses diplomates pour intensifier le boycott de
l’Allemagne, c’est pourquoi le ministère des Affaires étrangères était
absolument opposé à apporter la moindre aide au mouvement sioniste.
Toutefois, Hagen déclara que le SD devait continuer à promouvoir le
sionisme et à réduire les éléments assimilationnistes parmi les Juifs
allemands. Les assimilationnistes souhaitaient rester, donc le SD devait
soutenir les sionistes radicaux, tel Georg Kareski, et les aider à organiser le
transport clandestin de Juifs vers la Palestinel%#,
L'intervention d’Eichmann, qu’il semble avoir préparée en trois jours
seulement, à son retour en Allemagne, était intitulée: «Juiverie mondiale:
activité politique et implications de cette activité pour les Juifs résidant en
Allemagne ». Il commença par la division habituelle, chez les nazis, des
Juifs en trois groupes: les orthodoxes, les assimilationnistes, et les
nationalistes. Les assimilationnistes constituaient la principale force
d’opposition au national-socialisme, parce qu’ils aspiraient à une
intégration complète, percevaient l’antisémitisme comme leur plus grand
ennemi et avaient créé des associations pour le combattre. Eichmann dressa
la liste de toute une série d’associations juives caritatives ou éducatives tout
à fait insignifiantes, telles que l’Alliance israélite universelle, qu’il présenta
comme étant au centre d’un vaste complot contre le III Reich.
Étrangement, il était persuadé que le complot opérait en Allemagne à
travers l’entreprise Unilever, avec comme façade une usine de margarine.
La Haganah jouait un rôle central dans son analyse du mouvement sioniste.
Il la décrivit assez fidèlement comme une agence de renseignements et une
force de défense, pour ensuite lui attribuer d’immenses pouvoirs. Il déclara
que la Haganah disposait d’armes lourdes et même d’avions. Tous les
sionistes importants et la plupart des dirigeants juifs étaient d’une manière
ou d’une autre associés à ses opérations, qui tournaient autour d’un comité
central tout-puissant. Eichmann avertit son auditoire qu’il ne devait pas être
dupe du chaos apparent de la vie associative juive: «Nous avons ici le
comité central des atrocités et de la campagne de boycott, qui décide des
mesures à suivre.» Selon Eichmann, les informations sur les Juifs en
Allemagne étaient clandestinement transmises à l’étranger par l’entremise
des employés de plusieurs associations internationales juives, qui profitaient
de la protection accordée statutairement aux Juifs de nationalité étrangère. Il
en appela à la Gestapo pour qu’elle convoque dès lors les dirigeants de ces
organisations en Allemagne et qu’elle élimine les Juifs nés hors
d'Allemagne qui se trouvaient dans leurs rangs. Les agents du SD devaient
les surveiller comme des oiseaux de proiel®,
Eichmann avait produit une fantasmagorie d’antisémitisme, exemple
classique de la manière dont les nazis voyaient le monde à travers le prisme
du Protocole des sages de Sion. Lorsqu'il fut interrogé en Israël, il nia que
le Protocole ait jamais eu la moindre influence sur lui: «Lorsque j’ai
interrogé Mildenstein, il me l’a décrit comme dénué de la moindre valeur, et
j'ai accepté cette opinion.» Néanmoins, ce document, récemment retrouvé,
montre que, même si Eichmann rejetait cette théorie du complot, vulgaire et
contrefaite, il était entièrement convaincu par les mythes du pouvoir juif et
de l’existence d’une «juiverie mondiale» coordonnée. Ce fantasme n’était
pas entièrement gouverné par l’idéologie: le SD se servait des complots
pour justifier ses opérations et son budget!%, En effet, après un an d’efforts,
il était encore loin de son but en termes de pouvoir et d’influence. Hagen,
Eichmann et Dannecker rencontraient encore leurs homologues de la
Gestapo pour décider des domaines de responsabilité et de coopérationt?7.
Selon George Browder: «Jusqu’en 1938, veille d’une rapide intensification
du problème juif, le SD n’avait pas réussi à obtenir un statut dans les
affaires juives, qui aurait véritablement justifié son existence
indépendantel£8, »
À cause du rôle limité et mal défini du SD dans la formulation et la mise
en œuvre des politiques sur la «question juive», Eichmann était encore,
jusqu’à l’hiver 1937-1938, une figure presque inconnue des Juifs
allemands. Quelques-uns le rencontrèrent néanmoins à ce moment de sa
carrière. Leurs témoignages et les souvenirs des anciens collègues
d’Eichmann nous donnent une idée de son comportement et de sa conduite
à l’égard des Juifs à cette époque.
Le Dr Franz Meyer, un agent sioniste né à Breslau, se souvient de
l’Eichmann des années 1935-1936. IL fut parfois convoqué pour le
rencontrer au quartier général de la Gestapo sur la Prinz Albrecht Strasse,
mais tout aussi souvent ce fut lui qui alla trouver Eichmann au sujet des
affaires sionistes. Lors de ces rencontres, Eichmann se montrait attentif et
répondait favorablement aux requêtes. Comme Meyer le raconta à
Jérusalem: «J’eus peu à peu l’impression qu’il écoutait les problèmes et
cherchait — pensai-je alors — à comprendre la situation avec nous. Je lui
communiquai aussi, au cours de telles conversations, des requêtes et des
plaintes qui avaient été formulées.» Eichmann offrit toujours un siège à
Meyer et s’adressa à lui avec la formule appropriée Herr Doktor. Meyer
avait l’impression qu’Eichmann recevait avec bienveillance les visites de
responsables communautaires juifs, et qu’il voulait en apprendre davantage
sur les halutzim, les jeunes Juifs qui se formaient dans des fermes en
Allemagne avant leur émigration vers la Palestine. Il manifestait un grand
intérêt pour les progrès de l’émigration en général. Lorsque le travail des
organismes sionistes fut perturbé par le harcèlement des autorités ou bloqué
par des paperasseries et que Meyer vint trouver Eichmann pour lui
demander de l’aide, celui-ci répondit avec une certaine mansuétude. Il était
toutefois toujours prudent: il déclarait toujours qu’il devait d’abord parler
avec ses supérieurs. Il téléphonait ensuite à Meyer pour lui offrir des
conseils relatifs à ses intercessions, ou bien Meyer lui téléphonait pour
savoir ce qui avait été décidé. Les responsables sionistes comme Meyer
considéraient Eichmann comme accessible et abordable. Meyer déclara
devant le tribunal de Jérusalem qu’avec Eichmann, «en général, il était
plutôt possible d’échanger des points de vue». Il conclut ainsi: «Il me fit
l'impression d’un homme tranquille, se comportant tout à fait normalement.
Évidemment, nous n’avions pas de rapports personnels, cependant j’avais
l'impression qu’il était froid, mais correctl22. »
Au contraire, Benno Cohn, qui travaillait au bureau «Palestine» de
Berlin, rapporta, dans son témoignage devant le tribunal, un échange
relativement plus déplaisant. En 1937, Cohn présida une rencontre en
l’honneur du rabbin Dr Joachim Prinz, l’un des chefs du mouvement
sioniste, qui était sur le point d’émigrer. Eichmann fit irruption avec
plusieurs hommes du SD et de la Gestapo en habits civils, mais la salle était
déjà très pleine. Dans la foule, quelqu’un donna par inadvertance un coup
de coude à Eichmann dans l’estomac, ce qui le mit dans une telle rage qu’il
annonça très fort qui il était et exigea de rencontrer les organisateurs.
Lorsque Cohn se présenta, «M. Eichmann», dont la couverture était
désormais éventée, lui cria: «Et vous prétendez être responsable de l’ordre
ici? C’est un désordre du plus haut degré.» Après s’être calmé, Eichmann
s’assit avec les autres participants importuns, et prit des notes sur les
discours!0.
La rencontre lui fit forte impression. Lors de son discours devant la
Judentagung du 1° novembre 1937, Eichmann déclara : «Je me souviens du
discours d’adieu d’un ancien dignitaire du ZVID, le rabbin Dr Joachim
Prinz, qui quelques mois plus tard devait accéder à un poste parmi les Juifs
en Amérique, et qui expliqua que l’une de ses tâches les plus importantes
serait de collaborer au rassemblement et à la concentration des “foyers
juifs” aux États-Unis, et de faire du combat juif le premier objectif des Juifs
partout dans le mondel®t. » Pour Eichmann, la réunion apportait une preuve
tangible de l’existence du complot juif mondial. La réponse appropriée
n’était toutefois pas de se montrer hystérique. C’étaient plutôt des éléments
à noter, à classer, et sur lesquels il faudrait agir une fois qu’une politique à
suivre serait déterminée, qui assurerait des représailles décisives et ultimes.
Des années plus tard, en réponse à une requête du tribunal de Jérusalem,
le Dr Six témoigna au sujet de l’attitude d’Eichmann vis-à-vis des Juifs.
Bien évidemment, Six ne voulut pas donner l’impression qu’il aurait
employé un antisémite vulgaire ou violent, et ses propos sont de ce fait à
prendre avec précaution. Ils s’accordent toutefois assez bien avec ce que les
Juifs remarquèrent. Six déclara: «Aussi longtemps qu’Eichmann fut mon
subordonné, je n’ai pas souvenir de l’avoir entendu faire de déclarations ou
de propositions antijuives.» Dans la mesure où Six était un nazi convaincu,
sa définition de ce qui constituait une proposition antijuive doit être
considérée avec une certaine précaution, d’autant plus qu’il admit
qu’Eichmann «croyait absolument au national-socialisme.
Fondamentalement, le monde prenait son sens pour lui à travers la
conception nazie de la vie». Selon Six, ce caractère, tout autant que
l’obséquiosité qu’il lui prétait, étaient les éléments principaux qui
motivaient le sergent-chef du département I1/112-3162.
Il est possible de concilier ces points de vue apparemment contradictoires
en faisant référence à la vision du monde des hommes de la SS et du SD et
à leur environnement. Les Juifs étaient un ennemi contre lequel des mesures
devaient absolument être prises afin de défendre la race aryenne et le III
Reich. Il n’y avait rien de personnel à cela: c’était purement professionnel.
L’homme du SD se devait d’être dur, objectif et dénué de sentimentalisme.
La législation discriminatoire était la norme dans l’«État racial» et sa
valeur devait être mesurée à l’aune du degré auquel elle contribuait à
atteindre l’objectif final de cette politique. Il allait déjà sans dire, au sein du
SD, qu’une solution à la «question juive» ne pourrait provenir que du
retrait des Juifs d'Allemagne, et non de la simple limitation de leur
influence présumée au moyen de textes de lois. La violence aveugle et les
mauvais traitements infligés au hasard n’aidaient en rien à la réalisation de
ces objectifs. Il était plus rationnel de se comporter correctement envers les
dirigeants juifs qui travaillaient à l’émigration du plus grand nombre de
Juifs possible. L’émigration était la clé et tout, y compris les sentiments
personnels, devait être subordonné à cette fin165,
En signe de reconnaissance de ses efforts et de son travail dans le
domaine de la politique juive, Eichmann fut promu en janvier au grade
d’Untersturmführer, ou sous-lieutenant. Il jouissait désormais d’un réel
statut et était respecté. En mars 1938, le bureau de Heydrich lui demanda de
rassembler des documents pour préparer un mémorandum sur les efforts
internationaux entrepris pour promouvoir l’émigration juive hors d'Europe.
Cette requête fut inspirée par les informations faisant état de négociations
entre des représentants gouvernementaux français et polonais, qui
enquêtaient sur la possibilité d’organiser une émigration massive des Juifs
polonais vers Madagascar, une île alors détenue par la France au large de
l’Afrique de l’Est. Une nouvelle ère pour le SD était sur le point de
commencer et, avec elle, de nouvelles perspectives pour Adolf
Eichmann1£.
CHAPITRE III
L’EXPERT EN MATIÈRE D’ÉMIGRATION, 1938-
1941
En allant trouver Eichmann, le Dr Lôwenherz
s’engagea sur la route de Canossa — une longue route
de dégradation. Chaque fois qu’il approchait
Eichmann, il retournait sur le chemin de la
dégradation.
Moritz Fleischmann, témoignage lors du procès
Eichmann, 26 avril 1961165,
J’avais pensé tout d’abord qu’il était un petit
fonctionnaire, ce qu’on appelle un «rond de cuir»,
un bureaucrate. Et puis, tout à coup, j’avais devant
moi un homme qui se comportait comme le maître
de la vie et de la mort; il nous a reçus avec arrogance
et grossièreté. Nous avons dû rester debout tout le
temps. Il ne nous permit même pas de nous
approcher de son bureau.
Franz Meyer, témoignage lors du procès
Eichmann, 26 avril 1961168,
Et Eichmann arriva, tel un jeune dieu: il avait de
l’allure à cette époque, grand, tout de noir vêtu,
absolument resplendissant.
Adolph Brunner, interviewé en 1977, Archive Yad
Vashem 03/3912.
Au début de l’année 1938, Eichmann et ses collègues du SD reçurent
l’ordre de se préparer à «une action imminente en Autriche »: Hitler était
sur le point de mener à bien son projet d’installer un régime nazi à Vienne.
En janvier et en février, ils mirent de côté leur travail habituel pour se
concentrer sur l’occupation à venir, qui deviendrait l’Anschluss. Eichmann
dut à nouveau travailler sur un fichier, mais, cette fois-ci, il s’agissait d’un
système automatisé, encore assez sommaire. Il se souvint plus tard que:
«Pendant des semaines, chaque homme valide qu’ils pouvaient trouver était
mis au travail pour réaliser trois types de tâches: rédiger des fiches
compilées dans un immense fichier, de plusieurs mètres de diamètre, qu’un
homme assis sur un siège de piano pouvait manœuvrer et dans lequel il
pouvait retrouver la fiche qu’il voulait grâce à un système de perforation. »
Le SD prouva sa valeur en tant qu’agence de renseignements en extrayant
les noms d’«opposants» à partir des rapports annuels, des livrets, des
dossiers de presse, des registres de membres de partis politiques et
d'informations diverses glanées par ses agents (les «V-Leute») en
Autrichel®7,
Le 12 mars, l’armée allemande franchit la frontière et les nazis
autrichiens envahirent les rues de Vienne pour les accueillir. L’hostilité
envers les défenseurs de la République, les communistes, les socialistes, les
syndicalistes et, avant tout, les Juifs, refoulée pendant des années, fut
libérée au cours d’un pogrom qui dura toute une semaine. Les Juifs étaient
rassemblés et forcés de nettoyer les slogans antinazis sur les murs, et, en
plusieurs occasions, de récurer la rue avec des brosses et des seaux d’eau.
Des membres éminents de la communauté juive et des militants politiques
juifs furent arrêtés par la Gestapo et envoyés à Dachau ou dans des prisons
locales. Les hommes de la SA ou de la SS autrichiennes pillèrent les
magasins juifs en toute impunité. Les membres du parti nazi saisirent des
appartements appartenant à des Juifs sans se soucier du moindre semblant
de légalité. Un boycott des entreprises juives fut décrété et les Juifs furent
exclus d’une profession après l’autre. Toute la législation antijuive existante
dans le III Reich fut transférée de manière expéditive dans le droit
autrichien, y compris les lois de Nuremberg, qui furent formellement
introduites en mai 1938. Des centaines de Juifs autrichiens se suicidèrent,
alors que la terreur et le désespoir s’emparèrent de la communauté dans son
ensemblel£ë.
Alors qu’il rongeait son frein, impatient de «rentrer à la maison»,
Eichmann ne fit pas partie de la première vague d’agents du SD envoyés à
Vienne. Il lui fallut attendre une semaine pour recevoir une affectation
temporaire à la section du SD établie dans la ville, et recevoir l’ordre de
prendre le commandement des affaires juives. Enfin, après un exil de cinq
ans, Eichmann s’en retourna dans sa patrie d’adoptionl®,
La plupart des textes consacrés à la carrière d’Eichmann présentent sa
période viennoise comme un moment décisif, celui de sa véritable percée.
L’historien Gerald Reitlinger déclara que «la réelle carrière d’Eichmann
débuta le 1% août 1938, quelques mois après l’Anschluss, lorsqu'il reçut la
charge du bureau à l’émigration juive de Vienne». Le procureur pour les
crimes de guerre, Robert Kempner, décrivit ce poste comme le «tremplin »
de sa carrièrel2, D’autres commentateurs crurent Eichmann sur parole
lorsque celui-ci se vanta que sa « grande réussite » à Vienne avait été d’avoir
imaginé un système de «convoyeur mécanique » pour accélérer l’exode juif.
Bien évidemment, l’accusation lors de son procès fut heureuse de mettre
l’accent sur la prétendue réussite d’Eichmann à Vienne afin de le
compromettre davantage. Beaucoup virent là le moment où «Adolf
Eichmann commença sa carrière de criminel de massel/1».
Toutefois, ce sont les dirigeants de la communauté juive de Vienne qui
eurent l’idée d’un bureau central à l’émigration, et ce sont eux qui
fournirent la main-d'œuvre pour le faire tourner. Ce fut là le premier
exemple d’un «conseil juif» opérant sous le contrôle total des nazis, un
chapitre de coopération qui, dans ses limites extrêmes, ressembla peut-être
même à une forme de collaborationlZ, Le tribunal de Jérusalem préféra
suivre la version auto-élogieuse d’Eichmann, afin de minimiser l’élément
d’implication juive. De manière perverse, et erronée, Eichmann fut lui-
même content d’en partager le mérite, car il souhaitait dépeindre son
activité à Vienne comme celle d’un sioniste convaincu qui souhaitait avant
toute chose aider les Juifs à se sauver d’une situation dangereusel”,
En Israël, Eichmann décrivit son parcours à Vienne dans des termes
passant du sublime au ridicule. Il se rappela qu’à son arrivée, il établit son
bureau dans une pièce de l’ancien palais Rothschild, au 22 Prinz Eugen
Strasse, qui avait été réquisitionné par les nazis pour servir de base aux
opérations du SD. Avec guère plus qu’un bureau pour tout équipement, il
devait, selon ses dires, surveiller près de 200 000 Juifs. Il raconta qu’il alla
trouver les agents de la Gestapo pour «leur demander qui [lui] fournirait
des informations sur les affaires juives». Il fut envoyé vers le Dr Karl
Ebner, un nazi autrichien qui dirigeait le bureau juif de la Gestapo de
Vienne. Ebner lui déclara que tous les dirigeants communautaires juifs
étaient en détention. Eichmann lui expliqua que la ligne du SD était
«favorable à l’émigration, et qu’à cette fin il était nécessaire de faire
exactement le contraire de l’interdiction et de la détention — il fallait créer
des organismes qui serviraient cet objectif ». Il demanda à Ebner de lui faire
rencontrer les dirigeants juifs qui, pensait-il, seraient les mieux à même
d'organiser une émigration bien ordonnée. Parmi eux se trouvait le Dr Josef
Lôwenherz. Eichmann lui tint (comme il le fit pour les autres) un discours
où il étala ses propres références sionistes et qu’il agrémenta d’une histoire
selon laquelle il serait né en Palestine. Il ordonna ensuite à Lôwenherz de
s’en aller et de mettre au point un système d’«émigration forcée ». Lors de
cet échange, Lüwenherz dit quelque chose de déplaisant à Eichmann, qui le
gifla au visage, mais au-delà de cet incident il trouva l’entretien utile. Le
lendemain, Lôwenherz présenta à Eichmann une proposition «excellente » :
«Nous nous mîmes immédiatement au travail sur la base de ses
suggestions.» Les associations de jeunesse, éducatives et religieuses
devaient être autorisées à reprendre leurs activités. «En un mot, les
conditions furent normalisées, mais bien évidemment tout était subordonné
à la promotion de l’émigrationtÆ. »
Cette version est une fable complète. L’idée qu’après des semaines de
préparation, FEichmann, le membre d’un service de renseignements puissant,
se serait trouvé à errer dans Vienne et à demander aux nazis locaux ce qui
se passait aurait dû apparaître tout à fait fallacieuse. Elle ne fut néanmoins
jamais remise en cause par la police israélienne ou par l’accusation. La
vérité est plus compliquée et plus troublante. Eichmann arriva en fait le
16 mars, juste après Herbert Hagen, qui mit en place une unité spéciale, ou
Sonderkommando, du département 11/112. Loin de libérer qui que ce fût,
Eichmann arriva armé de listes de Juifs éminents qui devaient être arrêtés,
en particulier les dirigeants des associations «assimilationnistes », telles que
le B’nai Brith. En deux jours, il participa à une importante rafle au bureau
central de la communauté juive de Vienne, l’Israelitische Kultursgemeinde
(IKG). Julius Rosenfeld, un employé de cet organisme, se souvint avoir vu
Eichmann, lors de la rafle, tenant à la main un livret comportant la liste des
dirigeants communautaires juifs d'Autriche. Avec stupeur, Rosenfeld se
rendit compte qu’il s’agissait d’un opuscule qu’il avait lui-même écrit
quelques années auparavant et que le bureau juif du SD avait ajouté à sa
bibliothèque. Eichmann ordonna aussi la saisie de documents, de listes de
membres et des «preuves» d’activités «subversives », telles que le soutien
juif au gouvernement autrichien légalement institué. Deux énormes
fourgons transportèrent ces documents jusqu’au quartier général du SD à
Berlin, où des membres du département 11/112 les examinèrent. D’autres
arrestations et emprisonnements suivirent cette inspection. Des Juifs furent
par la suite tués dans des camps de concentration sur la base des «preuves »
rassemblées par le Sonderkommando d’Eichmann!Z,
Nonobstant la terreur qu’il mettait lui-même systématiquement en œuvre,
les «actions sauvages » de la population viennoise embarrassèrent le régime
nazi à Berlin. Quelques jours après la prise du pouvoir à Vienne, Heydrich
se plaignit à Josef Bürckel, alors commissaire du Reich pour l’unification
de l’Autriche et de l’Allemagne, d’une certaine «indiscipline ». À la fin
avril, l’appareil de sûreté parvint à contenir les pires «excès » des citoyens
agressifs, tandis que le parti continua ses expropriations rapaces et s’occupa
surtout de canaliser la frénésie antisémite en faisant, par exemple, saisir
40 000 appartements où vivaient des Juifs176,
Les Juifs qui le pouvaient fuirent le pays, et le plus grand nombre
s’efforça de rassembler les documents nécessaires à son exode. Très
souvent, les candidats au départ trouvèrent leur chemin barré par des
retardements bureaucratiques et par le manque d’argent, et il n’y avait
personne à la tête de la communauté juive pour les guider ou intercéder en
leur faveur. En effet, il n’y avait tout simplement pas de communauté juive
organisée dans le pays. Il n’y avait que chaos et peur. Si l’émigration devait
se dérouler dans le calme et à grande échelle, Eichmann prit conscience que
certaines organisations juives devaient être autorisées à fonctionner. Ce
n’était en rien une pensée originale: le SD soutenait depuis longtemps que
les procédures d’émigration devaient être centralisées et rationalisées afin
de faire sortir du Reich le plus de Juifs possible, le plus rapidement
possible. Les recherches les plus récentes, menées par la Commission des
historiens autrichiens, à partir des archives récemment découvertes, ont
montré que le concept et l’appareil de l’«émigration forcée » dans la pensée
du SD et dans les pratiques de l’État nazi étaient apparus bien avant
l’Anschluss!77,
Après avoir contribué au déclenchement du chaos et de la misère,
Eichmann se tourna vers Franz Six à Berlin et vers le SS-Standartenführer
Franz Stahlecker, le chef du SD à Vienne, au sujet de la libération de
certains Juifs et en vue d’accorder à un nombre limité d’institutions juives
la permission de continuer à fonctionner. Dans certains cas, avec
l’assentiment de Stahlecker, il libéra des hommes qu’il avait auparavant lui-
même fait arrêter. Eichmann donna l’ordre de faire venir les responsables
juifs, terrifiés et débraillés, les uns après les autres, des cellules de la
Gestapo jusqu’à son bureau de l’hôtel Metropol, où il les interrogea.
Lorsqu'il trouvait des hommes qu’il estimait aptes à cette tâche, il donnait
l’ordre de les faire libérer. L’un de ces hommes interrogés était Adolf
Bôühm, l’auteur de l’histoire du sionisme grâce à laquelle Eichmann avait
tant appris. Celui-ci pensa d’abord nommer Bühm à la tête d’une
organisation communautaire reconstituée, Ce qui aurait eu un certain
piquant pour lui, qui voyait de manière perverse en Bühm une sorte de
mentor, mais il réalisa qu’il était déjà trop vieux et trop frêle pour remplir ce
rôle. À la place, son choix se porta sur le Dr Josef Lüwenherz, un avocat,
qui était le vice-président de l’IKG. Il donna l’ordre de reconduire
Lôwenherz dans sa cellule et de l’y maintenir jusqu’à ce qu’il ait terminé la
rédaction d’un plan d’émigration massive des Juifs autrichiens. Comme on
peut le voir, il ne s’agit pas du tout ici d’une situation où les dirigeants juifs
apporteraient d'eux-mêmes leur soutien et leur coopération.
Eichmann identifia également, comme étant les mieux adaptés aux
besoins du SD, l’organisation sioniste pour l’Autriche, les mouvements de
jeunes sionistes, la principale association caritative et les associations de
Juifs orthodoxes, tous politiquement inoffensifs, et donna l’ordre qu’ils
fussent à nouveau autorisés à fonctionner, sous la surveillance du SD.
Enfin, il autorisa la parution d’un journal communautaire juif, mais insista
pour qu’il porte le tire de Zionistische Rundschau («Circulaire sioniste ») et
non le nom de son équivalent allemand, appelé Jüdische Rundschau. Le
message était clair: le futur des Juifs d’Autriche n’existait que dans
l’émigration vers la Palestine ou ailleurs. La seule forme acceptable de
leadership dans la communauté se composait d'hommes et de femmes qui
maintiendraient «l’ordre et la discipline» parmi la population juive et
mettraient toute leur énergie à promouvoir l’émigrationl2.
Eichmann fut exalté par son travail. Il se délecta d’une manchette du
Vôlkische Beobachter annonçant: «Les Rothschild sont expropriés». Au
début du mois de mai, il écrivit avec jubilation à Hagen, qui était de retour à
Berlin :
Toutes les organisations juives d’Autriche ont reçu l’ordre de soumettre un rapport chaque
semaine. Ces rapports seront remis aux bureaux appropriés des sous-sections du I1/112. Ils
doivent être divisés en rapports de situation et d’activité. À Vienne, ils doivent être remis chaque
lundi, et ailleurs dans le pays le jeudi. J’espère être en mesure de vous faire parvenir les premiers
rapports avec le reste demain. Le premier numéro du Zionistische Rundschau paraîtra vendredi de
la semaine prochaine. Je leur ai fait m'envoyer les manuscrits et je m’occupe en ce moment
même du fastidieux travail de censure. Le journal vous sera bien évidemment envoyé. D’une
certaine manière, ce sera «mon» journal. En tout état de cause, je fais cravacher ces messieurs,
croyez-moi. Ils travaillent désormais avec beaucoup de zèle. J’ai imposé à la communauté juive
et aux organisations sionistes d’Autriche le chiffre de 20 000 Juifs indigents à faire émigrer pour
la période du 1% avril 1938 au 1% mai 1939, et ils ont promis qu’ils s’y tiendraient.
Pour la première fois de sa carrière, Eichmann avait de réels pouvoirs. Il
disposait d’un pouvoir exécutif au sein de l’appareil de sûreté et exerçait un
contrôle dictatorial sur les infortunés Juifs. «Demain, annonça-t-il à Hagen,
je m’en vais inspecter la boutique [le bureau] de la communauté juive et des
sionistes: je le fais au moins une fois par semaine. Je les tiens
complètement en mon pouvoir, et ils n’osent pas faire un pas sans me
consulter. C’est ainsi que cela doit être, parce que ainsi un meilleur contrôle
est établi180 »
Toutefois, Eichmann se sentait frustré car, malgré l’extension de son
pouvoir et de ses responsabilités, il n’était encore que SS-Untersturmführer,
sous-lieutenant. Son ambition de progresser dans la carrière eut un effet
secondaire curieux et décisif. Il déposa sa candidature pour un transfert au
poste de direction d’un bureau de campagne du SD à Linz, ce qui lui aurait
permis de rentrer de manière triomphale dans la ville dans laquelle il avait
grandi. Franz Six rejeta pourtant cette requête, au motif que «la grande
concentration des Juifs à Vienne nécessite la présence d’un homme
expérimenté sur le terrain tel qu’Eichmann. Cela est d’autant plus
nécessaire du fait de l’extension du département juif de la Gestapo à
Vienne». Ce n’est qu’à contrecœur que Six avait laissé «un homme bien
informé et spécialisé comme Eichmann» quitter le bureau central du SD
pour aller à Vienne. Il déclara qu’Eichmann lui manquait et qu’il avait eu
du mal à lui trouver un remplaçant. Néanmoins, Six suspecta de manière
rusée ce dont il retournait en réalité et suggéra une alternative au transfert:
«Si la demande de mutation d’Eichmann est à nouveau liée à son désir de
devenir chef de département, je ne peux qu’affirmer que, dans ces
circonstances, il est nécessaire de développer le bureau juif à Vienne et d’en
faire un département et de nommer le SS-Untersturmführer Eichmann
comme il se doitlô1. »
La Zentralstelle für jüdische Auswanderung, le service central à
l’émigration juive, qui fut présentée comme la grande invention
d’Eichmann et acclamée à l’époque comme un modèle en matière de
traitement des populations juives, fut ainsi créée en partie pour justifier sa
promotion. La Zentralstelle n’était pas seulement le fruit d’un caprice de
son subordonné arriviste auquel Six avait cédé. Elle émergea de la
conviction du SD que l’émigration devait être la priorité et que toutes les
autres mesures antijuives devaient être subordonnées à ce but. Bien
évidemment, selon cette conception, la SS et le SD devaient avoir un
pouvoir total sur les Juifs, afin de mettre en œuvre cette politique. Il y avait
aussi des impératifs locaux. Hans Safrian a déduit que Josef Bürckel et son
équipe prônaient un système d’émigration centralisé, afin de s’assurer que
les Juifs indigents pourraient quitter Vienne malgré l’«aryanisation
sauvage» et les expropriations officielles, qui avaient privé une grande
partie de la population juive des ressources nécessaires à l’émigration.
Lorsque cette situation menaça de conduire à la constitution d’un
«reliquat» de Juifs pauvres et impossibles à faire partir, ils s’emparèrent
des propositions de l’IKG à FEichmann concernant l’organisation d’un
système d’émigration rationalisé. Les aspirations institutionnelles et le
désespoir juif coïncidèrent avec les efforts d’Eichmann d’accélérer
l’émigration sur la base de la doctrine du SD, et, le moment voulu, lui
valurent sa promotiontë2,
Alors qu’il s’en était, par le passé, réclamé l’auteur, Eichmann attribua la
conception centrale du système à Lüwenherz et à ses collègues. Tout ce
qu’il avait fait, déclara-t-il, consista à concevoir la manière dont le bureau
devait être organisé afin d’accélérer le processus d’émigration. Les Juifs
devaient payer différentes notes, impôts locaux et nationaux, et autres frais
avant d’être autorisés à partir. Il était courant que des préposés pleins de
morgue les fassent attendre des heures, tandis que les certificats mettaient
parfois des semaines à arriver. Dans la mesure où les permis d’émigration
avaient une validité limitée dans le temps, ils étaient souvent déjà arrivés à
expiration au moment où les autres formalités nécessaires au départ étaient
réglées. Le pauvre émigré devait alors recommencer toute la procédure.
Eichmann envisagea d’organiser les bureaux et les services en série, au sein
d’un seul bâtiment, afin que les candidats pussent passer de l’un à l’autre
dans une progression continue, logique et rapide. «Cet après-midi-là, une
idée germa dans mon esprit: un convoyeur mécanique. La candidature
initiale et le reste des papiers nécessaires sont placés à un bout, et le
passeport tombe par l’autre bout. » Il discuta de son idée avec son collègue
et ami Stahlecker, qui parvint à persuader Bürckel de faire passer le décret
nécessairelë3,
La seconde innovation majeure consista à élaborer un nouveau système
de financement. L’émigration était une affaire coûteuse pour les Juifs, qui
devaient payer tous leurs impôts et régler toutes leurs dettes avant de
pouvoir légalement quitter le pays. Cependant, dans leur grande majorité,
ils étaient dans un très grand dénuement. Eichmann fit en sorte que les
fonds de la communauté juive, ainsi que d’individus juifs, qui avaient été
gelés, fussent mis à la disposition de la Zentralstelle. De la sorte, les «Juifs
riches » pourraient payer pour l’émigration des plus pauvres, dont les nazis
avaient tant hâte de se débarrasserl#4, Eichmann ordonna aussi que les
sommes d’argent substantielles qui arrivaient dans le pays en provenance
des Juifs du Royaume-Uni, des États-Unis ou d’autres pays pour porter
assistance à leurs coreligionnaires fussent placées sous le contrôle de la
Zentralstelle, et par là du SD. Ces fonds seraient changés en monnaie locale
afin de payer les frais de la Zentralstelle et les coûts liés à l’émigration, à un
taux de change qui relevait de la pure et simple escroquerie. De manière
similaire, les Juifs étaient autorisés à acheter des devises étrangères via un
système d’échange centralisé, mais à des taux différents, de sorte que les
«Juifs riches» étaient escroqués sans vergogne. Les émigrants seraient
autorisés à quitter l’Autriche avec suffisamment d’argent pour prouver
qu’ils ne deviendraient pas un fardeau pour l’État dans lequel ils avaient
l'intention de s’installer, mais à un coût terrible pour eux-mêmes et pour la
communauté. C’était une escroquerie flagrante, mais Eichmann avertit
clairement que l’alternative à l’émigration était le camp de concentration.
Le système n’avait de «sens» que dans le contexte d’une discrimination et
d’une terreur ininterrompuesl®,
Le service central à l’émigration juive fut établi dans le palais Rothschild
en août 1938. Avec son inauguration, Eichmann fit passer une étape à la
gestion des affaires juives par le SD. Il avait trouvé un moyen de faire en
sorte qu’une organisation, relativement modeste en personnel et peu
représentée sur le terrain, atteignît des résultats sur une échelle plusieurs
fois supérieure à son propre poids. Il y parvint tout simplement en nommant
des Juifs à des postes dans les agences responsables de la mise en œuvre de
la politique du SD. La terreur était une composante essentielle du processus.
La Zentralstelle était le «prototype » des conseils juifs, modèle que les nazis
devaient plus tard appliquer de nombreuses fois, à différentes fins,
Malgré la prétention d’Eichmann à avoir été un sioniste visionnaire et un
ami des Juifs, la réalisation de la vision du SD consistant en l’expulsion des
Juifs du Reich avait peu à voir avec ce que l’on entend conventionnellement
par émigration, et rien de commun avec le sionisme. Eichmann affirma pour
sa défense que «les conditions furent normalisées », mais en réalité il n’en
était rien. L’émigration était forcée et non volontaire, et elle avait pour but
de réaliser l’objectif de l’idéologie nazie, non pas de bénéficier aux Juifs.
Des histoires effroyables sur le traitement des prisonniers juifs à Dachau
parvenaient chaque jour à Vienne, accompagnées des urnes contenant les
cendres de ceux qui y avaient péri. Des milliers de Juifs étaient privés de
tout moyen de subsistance et se déplaçaient dans la crainte d’être arrêtés ou
battus de manière arbitraire. Le Service central était un lieu de terreur, où
des Juifs suppliants étaient quotidiennement maltraités par des SS et des
responsables nazis pour les contraindre à plus d’efficacité. Les efforts des
responsables sionistes visant à faire émigrer des jeunes, qui pourraient
travailler comme pionniers en Palestine, étaient ignorés en faveur de l’envoi
de quiconque pourrait passer pour «capitaliste» du fait de la possession
d’une somme d’argent suffisante. Eichmann et ses assistants ne
s’intéressaient absolument pas à la destination des Juifs ou même aux
moyens par lesquels ils s’y rendaient, tant qu’ils quittaient l’Autrichel®7.
En d’autres termes, la Zentralstelle avait pour but de faire progresser la
cause du SD et non de véritablement aider les Juifs à émigrer. En
reconstituant et en centralisant les organisations communautaires juives et
en ramenant toutes les affaires juives sous son contrôle, l’appareil de sûreté
acquit un contrôle total sur les Juifs, eut accès à leur fortune et put
massivement étendre ses domaines de compétence. C’est la raison pour
laquelle le succès de la Zentralstelle contribua tant à établir la réputation
d’Eichmann. Et les résultats furent impressionnants. Eichmann rapporta à
Berlin qu’à la fin septembre 1938, autour de 50000 Juifs avaient émigré,
parmi lesquels 38 000 étaient passés par la Zentralstelle188,
Bien qu’une partie non négligeable de cette émigration se fût déroulée
hors de l’égide du Service central, les supérieurs d’Eichmann se dirent très
satisfaits du «modèle viennois ». Eichmann montrait fièrement aux visiteurs
les arcanes du Service central, et sa notoriété augmentait dans la même
proportion que le nombre de Juifs humiliés, battus et destitués, qui étaient
forcés de s’exiler à l’étranger pour travailler comme serviteurs et comme
bonnes à tout faire ou bien de chercher refuge en Bolivie ou à Shanghai et
tout autre endroit du monde encore relativement ouvert82.
Un de ces visiteurs, Bernhard Lôsener, rédigea une description
mémorable du service. Lôsener était membre du parti nazi et dirigeait le
«bureau juif» au ministère de l’Intérieur, et, en cela, il joua un rôle central
dans l’élaboration des lois de Nuremberg et de la législation antijuive
entre 1933 et 1943. Dans un mémoire écrit après la guerre et par lequel il
cherchait clairement à se disculper, il évoquait comment Eichmann lui avait
personnellement servi de guide: «Le bureau principal était situé au palais
Rothschild, qui fut autrefois le Belvédère du prince Eugène. Les splendides
pièces anciennes et les corridors des différents services, par lesquels les
émigrants devaient passer, étaient remplis de Juifs qui allaient partir, ou qui
voulaient le faire. Je n’eus pas le courage de m’approcher d’eux, parce que
je me sentis moi aussi sous la surveillance d’Eichmann.» Il remarqua
néanmoins comment les gens réagissaient à la vue d’Eichmann: «Dans les
couloirs surencombrés, les femmes prises d’horreur tiraient leurs enfants
sur le côté dès qu’elles apercevaient Eichmann, qui traversait comme s’il se
trouvait dans une rue déserte, poussant de côté les infortunés qui attendaient
leur tour.» Eichmann emmena aussi Lüsener au bureau de l’IKG pour qu’il
puisse écouter des rapports sur ses opérations. «À mon arrivée, je vis
plusieurs Juifs assis sur des chaises, sur lesquelles ils attendaient déjà
visiblement depuis des heures. Au moment où nous entrâmes, ils
bondirent. Ils étaient chargés de différentes affaires concernant la
communauté de la synagogue de Vienne. Eichmann les désigna rapidement
chacun par leur nom, me dit avec la même rapidité ce sur quoi ils allaient
faire leurs rapports, puis ils débitèrent immédiatement leurs informations de
manière monotone, comme des animaux savants. Une expression de peur
mortelle, certainement justifiée, pouvait se lire sur chacun de leurs
visages190 ,
Les pouvoirs d’Eichmann allaient bien au-delà des limites de la ville de
Vienne. Lorsqu'il fut informé par une branche du SD que des Juifs
d’Innsbruck faisaient preuve d’«arrogance», il se rendit sur place. Les
membres de la communauté juive furent convoqués en sa présence et
reçurent l’ordre d’obtenir des passeports et des papiers de sortie et de
quitter l’Autriche. Il donna à ceux qui possédaient des biens deux semaines
pour régler leurs affaires; les pauvres reçurent huit semaines pour faire les
préparatifs nécessaires. Pendant ce temps-là, Lôwenherz fut plusieurs fois
convoqué et reçut des instructions pour atteindre des quotas démesurés de
Juifs émigrants. En cas d’échec, lui et eux risquaient d’être envoyés en
camp de concentration. Grâce au caractère prioritaire accordé à l’action du
SD, et à travers son contrôle sur l’émigration, Fichmann était le maître
absolu et arbitraire de 200 000 Juifs!?1.
Le succès, sous le régime nazi, était toujours récompensé. Eichmann fut
promu au grade d’Obersturmführer (lieutenant) en juillet et fut attaché au
SD-Oberabschnitt Donau. Une fois sa promotion assurée, il ne mentionna
plus aucun désir de mutation et fit venir sa famille à Vienne. Il l’installa
dans un grand appartement au 14 Favoritenstrasse, dans le IV® district (et
plus tard 63 Bôcklingstrasse, Vienne IT). Son second fils, Horst, naquit à
Vienne en janvier 1940. Dans le même temps, Eichmann s’appliqua à
surveiller la rapide diminution de la présence juive en Autriche. Stahlecker
était officiellement à la tête du bureau, mais c’était Eichmann, faisant office
de «gérant», qui menait le jeu. En octobre 1938, son équipe fut élargie par
le transfert de deux agents venus du bureau central du SD. Hans et Rolf
Günther étaient deux frères originaires d’Erfurt, militants de longue date au
sein du parti nazi. Rolf devait par la suite devenir l’adjoint d’Eichmann à
Berlin, tandis que Hans dirigerait son bureau de Prague. Eichmann mit
rapidement en place une sorte de routine : censurer la presse juive, inspecter
le bureau à l’émigration, résoudre les problèmes, lire des rapports et rédiger
les siens!22,
Toutefois, la dynamique, qui propulsait la politique anti-juive des nazis,
apporta vite de nouveaux bouleversements. Au cours du printemps et de
l’été 1938, le rythme de la propagande antijuive fut haussé d’un cran, et les
actes de violence gratuite envers les Juifs recommencèrent à Berlin. De
nouvelles mesures législatives antijuives furent prises, afin d’anéantir toute
possibilité pour les Juifs de gagner leur vie en Allemagne. Hermann
Goering, qui était chargé de déterminer la direction générale de l’économie
en tant qu’intendant au Plan quadriennal établi en 1936, augmenta la
pression sur les entreprises détenues par des Juifs qui restaient, afin
d’éliminer complètement les Juifs de l’économie. Cette politique, baptisée
«aryanisation», avait également pour but de canaliser les ressources vers
l’État, alors qu’il se préparait à la guerrel%, En septembre 1938,
l’Allemagne, avec la connivence passive de la Grande-Bretagne, de la
France et de l’Italie, obligea le gouvernement tchécoslovaque à abandonner
au III Reich la zone frontalière connue sous le nom de pays des Sudètes.
Plus de 25000 Juifs tchèques furent alors expulsés de la région annexée. En
octobre, les Juifs détenteurs de passeports polonais furent arrêtés par
anticipation d’une menace polonaise d’annuler leur citoyenneté (dans la
mesure où, s’ils étaient devenus apatrides, il leur aurait été pratiquement
impossible d’émigrer hors d’Allemagne). Les 27 et 28 octobre 1938,
environ 16000 Juifs polonais furent déportés de l’autre côté de la frontière
germano-polonaise et contraints d’entrer en Pologne. Toutefois, ils ne furent
pas admis par les autorités polonaises, qui les confinèrent dans un camp de
réfugiés glacial et sordide à la frontièrel%4.
Les parents d’un jeune Juif domicilié à Paris, Herschel Grynszpan,
faisaient partie des victimes de cette expulsion. Par vengeance, Grynszpan
assassina Ernst vom Rath, un employé de l’ambassade d’ Allemagne à Paris.
L’assassinat servit de prétexte à un pogrom monstrueux perpétré contre les
Juifs allemands et autrichiens. Les émeutes furent orchestrées par Joseph
Goebbels, avec l’assentiment de Hitler, dans une tentative de reprendre
l'initiative, en termes de politique antijuive, à Himmler, Heydrich et à la SS.
En effet, Goebbels et Streicher ne s’adaptèrent jamais à la manière calme et
mesurée avec laquelle le SD proposait de s’occuper des affaires juives.
Eichmann fut lui-même impliqué dans une dispute publique avec Streicher
en septembre 1938, alors que Heydrich l’avait envoyé tenter de persuader
ce dernier de mesurer sa rhétorique antijuivel®.
La mort de vom Grath offrit une chance à Goebbels et à Streicher de
montrer ce que les combattants de rue «à l’ancienne» savaient faire.
Pendant la nuit du 9 au 10 novembre, des unités SA et SS en tenues civiles
mirent le feu à plus de 190 synagogues, vandalisèrent 7 500 magasins,
arrêtèrent 90 000 Juifs et en tuèrent plus de 90. Heydrich n’avait pas été mis
au courant des dispositifs du pogrom, mais lorsqu'il fut averti du désordre,
il donna l’ordre à la police et aux pompiers de ne pas intervenir, sauf pour
protéger des biens «aryens »L%,
À Vienne, 42 synagogues furent incendiées, des magasins et des
entreprises furent détruits, et près de 2000 familles juives furent jetées hors
de leur domicile. On dénombra 27 morts et plus de 6540 arrestations;
quelque 3700 Juifs furent envoyés à Dachau. Le 10 novembre, les bureaux
de la communauté juive et des organisations sionistes furent saccagés par
des hommes de la SS. C’est en toute honnêteté qu’Eichmann affirma que le
SD n’avait rien eu à voir avec le pogrom et qu’il protesta contre le
dérangement occasionné dans son travail. Il avait été tiré de son sommeil à
deux heures du matin pour faire face à l’urgence (c’est à peu près à ce
moment-là que Heydrich joignit la Gestapo et les stations Sipo-SD au
téléphone), et il s’était rendu aux bureaux de la communauté juive, où il
avait trouvé des machines à écrire fracassées et des papiers éparpillés sur le
sol. À l’IKG, il mit fin à la destruction des biens et, lorsqu'il découvrit à la
Zentralstelle des dirigeants juifs qui essayaient de se cacher, il les autorisa à
rester jusqu’au matin. Cette affaire «eut des conséquences très néfastes sur
l’émigration», se plaignit-il auprès de son interrogateur israélien1?7.
Ce n’étaient là cependant que des larmes de crocodile. La politique
d’émigration du SD reposa toujours sur l’existence d’une pression
intolérable sur les Juifs, et Heydrich ne renonça jamais à la possibilité de
recourir à une violence tactiquement appliquée. Le désaccord avec les
radicaux du parti, comme Goebbels et Streicher, portait sur la question de
savoir où et comment exercer cette pression afin de maximiser le taux
d’émigration juive. De plus, chaque spasme de violence permit au SD de
promouvoir et de mettre en œuvre des politiques de plus en plus extrêmes,
et même l’y incita. Lorsque Eichmann arriva au quartier général de la
communauté juive, il ne fit preuve d’aucune commisération. Selon Moritz
Fleischmann, qui était alors une figure importante de la communauté juive
de Vienne et qui était sioniste, il déplora le «rythme insatisfaisant de la
disparition des Juifs hors de Viennel8 »,
La terreur intensifia les efforts entrepris par les Juifs pour s’enfuir. En
mai 1939, lorsqu'il quitta Vienne, Eichmann pouvait s’enorgueillir de
l’émigration de près de 100000 Juifs autrichiens. Plusieurs milliers d’autres
étaient partis clandestinement pour la Palestine. Au moment où l’émigration
hors d’Autriche fut interrompue, en novembre 1941, environ 128000 Juifs
étaient parvenus à se réfugier à l’étrangerl®. Eichmann se plaisait à réciter
ces chiffres (qu’il avait tendance à gonfler à 150000) comme autant de
preuves qu’il avait aidé des Juifs à se sauver d’un destin plus dur encore. Il
déclara que les Juifs viennois qui avaient eu affaire à lui «savaient [qu’il]
n’étai[t] pas antisémite», et il insista sur le fait que ses relations avec eux
avaient toujours été «convenables et professionnelles». Toutefois, les
documents et les témoins de cette période suggèrent que l’attitude
d’Eichmann et sa conduite envers les Juifs connurent une métamorphose
importante200,
Il était animé d’une nouvelle arrogance. Il se comportait désormais
comme un homme qui a le pouvoir: un «jeune dieu» dans son uniforme
noir clinquant. Sa soif de promotion et de pouvoir se confondaient avec les
dynamiques du SD et du régime nazi. Pour la première fois, et sans le
moindre remords, il devint responsable de la détention et de la mort de
Juifs. Lors de son premier entretien avec les dirigeants de la communauté
juive, dont certains venaient d’être libérés de prison, il exigea une
obéissance totale et menaça de mesures de représailles «fortes» tout signe
de non-coopération. Il insultait régulièrement ses interlocuteurs juifs et,
dans le cas de Josef Lüwenherz, il ajoutait parfois des coups aux insultes.
Eichmann prétendit plus tard avoir eu une bonne relation de travail avec
Lôwenherz, mais Moritz Fleischmann rappela que ce dernier revenait de ses
entretiens avec Eichmann «cassé et écrasé201 ».
Heinrich Grüber, pasteur protestant de Berlin, qui était en contact régulier
avec Eichmann à l’époque, rapporta que son nom «était devenu un
symbole, un bien triste symbole». Grüber était ami avec le rabbin Leo
Baeck, le chef spirituel du courant dominant parmi les Juifs allemands, et il
avait des liens étroits avec la Reichsvereinigung der Juden in Deutschland,
l’autorité juive communautaire centralisée établie par un décret nazi en
1939, ainsi qu’avec son prédécesseur moins centralisé, la Reichsvertretung
der deutschen Juden, que Baeck avait présidée. En 1938-1939, Grüber
dirigea une petite agence au sein de l’Église confessionnelle destinée à aider
les Juifs convertis rattrapés par les lois raciales. Ses interventions auprès de
la Gestapo et du SD le menèrent jusqu’à Eichmann. Il déclara devant le
tribunal de Jérusalem: «L’impression que j’eus de lui était celle d’un
homme assis là comme un bloc de glace, ou un bloc de marbre, et sur lequel
rebondissait tout ce que vous vouliez lui dire ou lui faire passer. » Toutefois,
Eichmann n’était pas aussi implacable que cette façade le suggérait. Il ne
disait jamais oui ou non à une requête, mais renvoyait Grüber avec la
promesse qu’il ferait une enquête et lui communiquerait le résultat plus
tard. Souvent, il prenait une décision qui aidait quelqu’un à émigrer ou à
sortir d’un camp de concentration. Malgré tout, Grüber décelait en lui une
«haine totalement inébranlable » des Juifs. Lorsque celui-ci fut finalement
arrêté par la Gestapo en décembre 1940, Eichmann lui demanda:
«Pourquoi vous préoccupez-vous tant des Juifs ? Personne ne viendra vous
remercier pour vos efforts202, »
Bien qu’Eichmann ne fût plus capable de comprendre les élans
humanitaires en faveur des Juifs et qu’il les considérât comme allant au-
delà de la sympathie normale, pour autant avait-il déjà une disposition
d’esprit génocidaire ? Wilhelm Hôttl, qui fut un temps un agent de la section
viennoise du SD, évoqua également Eichmann à ce moment de sa carrière:
«En 1938-1939, Eichmann ne ressentait absolument aucun désir de détruire
les Juifs, et je n’ai jamais entendu de conversations rapportées faisant état
de commentaires qu’il aurait faits dans ce sens; donc l’impression que
j'avais de lui était simplement qu’il était quelqu’un d’obsédé par le
problème juif, mais non pas un exterminateur de Juifs potentiel2®, »
En faisant monter d’un cran le degré d’urgence du «problème juif», le
pogrom de novembre fit également progresser les perspectives s’offrant à
Eichmann. Goering s’irrita de ce que le pogrom avait terni l’image de
l’Allemagne à l’étranger, troublé l’opinion publique à l’intérieur du pays et
perturbé l’économie. Quelqu’un aurait aussi à payer pour la destruction, et
il ne voulait en aucun cas que cela fût les compagnies d’assurances
allemandes. Le 12 novembre, il organisa une réunion gouvernementale, à
laquelle assistèrent Goebbels et Heydrich, et il annonça qu’afin d’éviter de
futurs conflits autour des politiques antijuives, Hitler lui avait conféré le
contrôle suprême sur toutes les questions juives. Dans le même temps, une
amende colossale serait infligée aux Juifs allemands comme
«compensation» pour la mort de vom Rath et pour faire face au coût des
dommages liés au pogrom. Il indiqua également qu’une nouvelle série de
lois antijuives allait être prise afin de planter le dernier clou sur le cercueil
de l’activité économique juive et d’étendre la ségrégation entre les Juifs et
les Aryens204,
Heydrich en profita pour promouvoir la ligne circonspecte et réfléchie
prônée par le SD, selon laquelle toutes les mesures devaient mener à
l’émigration. Il fit remarquer que, dans le laps de temps qu’il avait fallu
pour l’émigration de 19000 Juifs allemands, la Zentralstelle de Vienne avait
organisé le départ de 50000 Juifs. Il semblait ainsi qu’en l’espace de
quelques mois Eichmann avait réussi à faire émigrer d’Autriche plus de
Juifs qu’il n’avait été possible d’en faire partir d'Allemagne, malgré la
pléthore de lois antijuives et la constante propagande antijuive. L’argument
fut bien reçu. Le 30 janvier 1939, Goering fit passer un décret établissant le
Service central à l’émigration du Reich. Heydrich fut nommé à sa tête, et il
en confia la direction au SS-Brigadeführer Heinrich Müller, alors directeur
de la Gestapo. Peu après, Müller fit venir Eichmann à Berlin pour qu’il
dirige le Service central du Reich2®,
Parallèlement, les dirigeants juifs de Berlin reçurent l’ordre de se rendre
à Vienne pour voir comment les choses s’y passaient. La délégation,
présidée par Heinrich Stahl, fut choquée par ce qu’elle vit au palais
Rothschild: le hall principal rempli de Juifs tremblants et désespérés, les
bureaux où titres de propriété, biens et droits individuels étaient échangés
contre des morceaux de papier dont la seule valeur était de permettre à leurs
porteurs de quitter l’ Autriche. Ce n’était pas une chaîne de montage, mais
plutôt de démontage: les hommes exerçant des professions intellectuelles,
les propriétaires, les familles émergeaient nus et brisés, leurs vies en mille
morceaux. Selon l’un des membres de la délégation: «Nous réalisâmes que
cette institution ne menait pas à une émigration en ordre, mais à la
déportation. Nous réalisâmes que le temps de l’expulsion approchait pour
de vrai, ce qui n’avait jusque-là pas été à l’ordre du jour dans l’Altreich
[Allemagne d’avant l’Anschluss].» Leurs pires craintes furent confirmées
lorsqu'ils furent conduits dans le bureau d’Eichmann2%®,
L’homme qui s’intéressait à la vie juive et au sionisme n’était plus. Les
membres de la délégation ne furent pas invités à s’asseoir. Au lieu de cela,
Eichmann leur ordonna en aboyant de se tenir plus loin de son bureau. Il
leur déclara qu’ils allaient s’en retourner à Berlin et y mettre en place une
machine similaire qui permettrait l’émigration de mille Juifs par jour.
Lorsque Stahl demanda comment un tel projet serait financé, Eichmann
répondit que ce serait à la communauté juive de trouver un moyen. Stahl,
vétéran des tranchées qui brillait par son courage et sa dignité, suggéra alors
que l’argent pourrait provenir de la «taxe d’évasion» acquittée par les
émigrants juifs. Eichmann explosa: la «taxe d’évasion» était l’argent du
Reich. Les Allemands ne devaient en aucun cas payer pour «garder en vie
de vieilles teignes comme vous». Un autre membre de la délégation, Franz
Meyer, fit remarquer que, pour organiser une émigration bien ordonnée, ils
auraient besoin de mettre en place des formations pour préparer les
migrants potentiels à leurs destinations futures. Eichmann s’impatienta et
son irritation se porta sur l’infortuné Stahl: «Il nous attaqua. Il y eut un
autre incident horrible, où il insulta et fit des reproches à M. Stahl, qui avait
par hasard mis sa main dans sa poche. Eichmann cria soudainement :
“Retire ta main de ta poche, vieille teigne.”» La délégation retourna à
Berlin pour faire ce qu’Eichmann avait ordonné2®7.
La rencontre eut d’autres conséquences fâcheuses. Grâce à des contacts
non autorisés entre les visiteurs allemands et des Juifs de Vienne, la
délégation rapporta des informations sur les méthodes terroristes employées
en Autriche. Ces histoires ressortirent dans la presse juive en France,
probablement par l’entremise de travailleurs sociaux non juifs basés à
Berlin. Quelques jours plus tard, un article parut dans le Pariser Tagesblatt,
un quotidien en yiddish, qui faisait référence à «der Bluthund [chien
sanguinaire| Eichmann», décrit aussi comme un Judenfiend — un ennemi
des Juifs. Eichmann fit rappeler la délégation et exigea de savoir qui avait
divulgué l’information sur ses activités à Vienne. Alors que les Juifs
restèrent cois, il «s’exprima dans un langage grossier de caserne» et s’en
prit une nouvelle fois en particulier à Stahl, qu’il compara à un alter
Scheiksack — un vieux tas de merde2%.
Quelques semaines plus tard, l’armée allemande envahit la
Tchécoslovaquie, Franz Stahlecker fut transféré à Prague pour diriger la
Sipo-SD dans le «protectorat de Bohême-Moravie » que l’ Allemagne venait
d'instaurer. En avril 1939, il manda Eichmann pour qu’il mette en place un
nouveau Service central à l’émigration. Eichmann avait alors recruté une
équipe de nazis autrichiens prêts à recevoir leur part du butin dans l’ordre
nouveau. Il y avait parmi eux Franz Nowak, Anton Burger, Karl Rahm et
Alois Brunner. Avec les frères Günther, ces hommes devaient former le
noyau dur de ses opérations dans les années à venir. Hans Günther et
Brunner l’accompagnèrent dans le protectorat, où ils mirent en œuvre les
mesures qui avaient été imaginées en Autriche. Tout d’abord, une
délégation de Juifs tchèques fut envoyée à Vienne pour y être formées. Puis,
se souvint Eichmann, «Prague n’eut plus qu’à suivre l’exemple de
Vienne20? ».
Les choses ne furent toutefois pas aussi simples. Malgré une conférence
internationale sur le problème des réfugiés organisée en France, à Évian, en
juillet 1938, de moins en moins de pays se montraient prêts à accueillir des
Juifs sans le sou. En conséquence, le bureau pragois eut les plus grandes
difficultés à atteindre les quotas fixés par Eichmann. Lorsqu'il faisait des
visites d’inspection de routine, en provenance de Vienne ou de Berlin, les
employés du SD étaient littéralement pris de panique. Walli Zimit, l’un des
témoins lors du procès Eichmann, qui, en 1939, était un employé
administratif juif à la Zentralstelle de Prague, raconta les efforts désespérés
et tristement comiques de Hans Günther pour complaire à son patron:
«Günther demanda d’urgence aux autorités communautaires juives de lui
envoyer un grand nombre de Juifs, même avec des dossiers vides. Et ainsi
des centaines de Juifs attendaient debout devant le Service central à
l’émigration, tenant à la main leurs dossiers vides, comme s’ils attendaient
leur tour. Lorsque Eichmann arriva, il fut satisfait d’en voir un si grand
nombre210. »
Eichmann recourut lui-même à des mesures de moins en moins
conventionnelles, afin de continuer à faire émigrer des Juifs du territoire du
IT Reich. L’une des premières destinations des émigrants juifs était la
Palestine, mais, en mai 1939, le gouvernement britannique annonça que le
nombre d’immigrants juifs serait limité à 15000 par an au cours des cinq
années suivantes. En réponse, l’Agence juive pour la Palestine commença à
organiser des filières d’«immigration clandestine» et créa le Mossad pour
diriger ces opérations. Les sionistes révisionnistes d’extrême droite avaient
leur propre réseau et un certain nombre d’individus travaillèrent aussi
comme passeurs de manière indépendanteZH.
Pour Eichmann, l’émigration était toujours la priorité du moment et il
était heureux de coopérer avec les sionistes de toutes obédiences qui
organisaient des transports clandestins de Juifs de Vienne et de Prague vers
la Palestine, via les Balkans. Grâce à la coopération entre le SD et les
réseaux sionistes clandestins, environ 17000 Juifs parvinrent à déjouer le
blocus britannique entre janvier et septembre 1939. Certes, la promotion
inébranlable de l’émigration juive par Eichmann et son alliance avec les
agents d'immigration sionistes cadrent mal avec l’image de l’antisémite
implacable. Ehud Avriel, l’une des grandes figures du Mossad, rappela
qu’en mars 1939 «lorsque nous fîmes une demande de mille passeports au
Service central d’Eichmann, nous fûmes traités comme des clients de
première classe. Notre agent qui apportait la liste fut même invité par le
caporal SS à s’asseoir! Et afin d'économiser le temps et le travail de tout le
monde, le service d’Eichmann proposa d’émettre un passeport collectif212».
Eichmann établit une relation de travail particulièrement étroite avec
Berthold Storfer, un banquier juif autrichien qui s’occupait en parallèle
d’émigration illégale. Selon Ehud Avriel, Storfer «appartenait à la classe
des hommes d’affaires internationaux persuadés que ce sont eux qui
dirigent le monde — quel que soit le régime en place». Il était le prototype
du phénomène moderne de migrations de masse et de contrôles aux
frontières: un passeur. «Comme l’émigration de masse était à l’ordre du
jour, lui, et seulement lui, était capable de gérer cet ordre nouveau d’une
manière satisfaisante aux yeux des nouveaux maîtres, et il offrit à Eichmann
ses services pour la “purification” de l’Autriche.» Storfer se montrait
impitoyable, il était capable d’écarter tout le monde pour passer. À partir
des observations (pas forcément toujours objectives) d’Avriel, on comprend
pourquoi Eichmann et Storfer s’entendirent si bien. Avec le soutien
d’Eichmann, et l’assistance de la Gestapo, Storfer organisa avec succès le
départ de 2228 Juifs de Prague en décembre 1939. Ils atteignirent la
Palestine en février 1940, date à laquelle la guerre avait rendu toute
émigration hors d'Europe quasiment impossible2£.
Le 1% septembre 1939, l’Allemagne envahit la Pologne. En quatre
semaines, la campagne militaire était terminée, et la Pologne devint un
nouveau terrain d’affrontement entre les différentes factions de l’État et du
parti nazi. Lors des préparatifs à l’invasion, les différents corps d’armée au
sein de la SS avaient été engagés dans une compétition intense les uns avec
les autres, sans parler de l’armée, des services de renseignements de
l’armée, des ministères et des différentes agences du parti. Lors de la
campagne terrestre et des premiers temps de l’occupation, il y eut des
affrontements entre la SS et des officiers haut gradés de l’armée. Ces
conflits, la confusion de l’autorité et le défi représenté par les tâches
nouvelles incitèrent Himmler et Heydrich à créer le
Reichssicherheitshauptamt (RSHA), l’Office central de sécurité du Reich,
le 27 septembre 1939. Le RSHA rassembla sous un commandement unique
un département juridique doté de fonctions étatiques, un département
d’«enquête idéologique» qui incorpora la plus grande partie de l’ancien
SD, un organe de parti, un département similaire pour des affaires
intérieures, un département de lutte contre l’opposition organisé autour de
la police politique d’État, la Gestapo, un département de lutte contre le
crime comprenant la police judiciaire, et enfin un département étranger. De
manière typique, le RSHA créa autant de problèmes qu’il était censé en
résoudre. Il renforça toutefois le potentiel du SD en brouillant plus avant la
frontière entre le service de renseignements et la police politique, dont la
Gestapo=li.
Pour l’instant, la section d’Eichmann, I1/112, demeura intégrée au sein du
département II du RSHA dirigé par Franz Six. Les services d’émigration de
Vienne et de Prague continuèrent à fonctionner en tant que branches
extérieures du 11/112. Néanmoins, grâce à la conquête de la Pologne, le
travail d’Eichmann allait bientôt changer fondamentalement de nature.
L’une des tâches les plus immédiates du RSHA consista à exécuter le projet
de Hitler concernant le territoire occupé. Lors d’une réunion du personnel
de la SS et du SD, à laquelle Eichmann assista, le 21 septembre 1939,
Heydrich annonça que l’appareil de sûreté placé sous la direction de
Himmler allait obtenir la responsabilité exécutive de réaliser ce projet et il
présenta les plans élaborés pour l’avenir de la Pologne. L’Allemagne
annexerait les zones de Pologne occidentales confisquées à l’ Allemagne en
1918. Ces nouveaux districts, le Warthegau autour de Poznan, Dantzig-
Prusse-Occidentale, et la Haute-Silésie orientale, seraient immédiatement
«germanisés» par l’expulsion des Polonais et des Juifs dans le reste de la
Pologne occupée par l’Allemagne. Cette zone-ci, désignée comme le
«Gouvernement général», deviendrait en quelque sorte «la poubelle» du
ITS Reich. Les groupes de population considérés comme non souhaïités,
inutiles ou indésirables devaient y être envoyés par le biais de déportations
de masse2L.
Dans un «courrier express», Schnellbrief, édité le même jour, Heydrich
donna l’ordre aux cercles dirigeants de la SS, de la Sipo-SD et des
Einzatsgruppen, les sections spéciales de l’appareil de sûreté déployées en
Pologne, d’expulser les Juifs des zones annexées. Dans le reste de la
Pologne, les communautés juives de moins de cinq cents personnes étaient
déplacées et leurs membres envoyés vers des communautés plus
importantes, «afin de faciliter les mesures à venir». Un conseil «des
anciens Juifs», un Juderat, fut constitué dans chaque communauté juive de
quelque importance afin d’appliquer les décrets allemands. Les Juifs
devaient être comptés et enregistrés, et toutes les entreprises économiques
juives, quelle qu’en fût la taille, sitôt qu’elles avaient la moindre valeur
pour le Plan quadriennal, devaient être «aryanisées». Ces ordres furent
transmis à toutes les unités de la SS, de la Sipo-SD, de l’armée et aux
ministères compétents à Berlin21£,
Au début du mois d’octobre 1939, Heinrich Müller, désormais à la tête de
la Gestapo au sein du RSHA, fit venir Eichmann et son assistant Rolf
Günther à Berlin. Il donna l’ordre à Eichmann de diriger le Service central à
l’émigration hors du Reich, qui était situé depuis mars 1939 au 115-116
Kurfürstenstrasse, un bâtiment qui abritait précédemment une organisation
caritative juive. C’était une bâtisse imposante, avec un grand hall, des cages
d’escalier en marbre et de grandes pièces. Eichmann se plut énormément
dans ce nouveau cadre. Bernhard Lôüsener raconta que «le bureau
d’Eichmann était l’ancienne loge juive sur Kurfürstenstrasse. Il adorait la
dimension spectrale que prenaient les pièces à la lumière de leur utilisation
précédente:l7 ».
Eichmann déclara plus tard qu’il s’était opposé à son transfert parce qu’il
désirait rester à Prague avec sa famille et n’était pas favorable à cette
nouvelle affectation. Vera, qui avait déménagé trois fois en quatre ans, ne
souhaitait pas retourner vivre à Berlin, une ville qu’elle n’aimait pas, et
préférait sa Bohême natale. Elle resta donc au 22 Molischstrasse à Prague,
une grande maison avec suffisamment de place pour héberger sa sœur et
son beau-frère dans un appartement au rez-de-chaussée, tandis
qu’Eichmann prit un pied-à-terre dans la capitale du Reich. À partir de ce
moment-là, il prit l’habitude de ne voir sa famille que le week-end. Il
soutint également qu’il n’était pas satisfait de son transfert, car il était « déjà
trop tard» pour l’émigration. La guerre avait fermé la porte de la plupart
des pays et, bien qu’installée dans de splendides quartiers, son unité n’avait
pas grand-chose à faire: «L’ambiance du service... était languissante et
sans entrain218.» Toutefois, l’idée qu’il était retourné à Berlin contre son
gré et que ses hommes n’avaient rien à y faire est une pure falsification. Il
cherchait à apparaître réticent à l’idée d’aller à Berlin et à rabaisser sa
nouvelle affectation, parce que celle-ci marqua en réalité un changement
très important dans sa carrière. Müller n’avait pas fait venir FEichmann dans
le seul but de s’occuper de l’émigration juive hors du Reich. Il voulait
mettre en place une politique entièrement nouvelle: la déportation en masse
des Juifs de nationalité allemande.
Pendant le mois d’octobre 1939, Eichmann et son équipe furent
responsables de la déportation de milliers de Juifs d’Allemagne, d’Autriche,
des contrées tchèques et polonaises, vers un tout petit territoire appelé
Nisko. Eichmann se plaisait à décrire cela comme sa première tentative de
trouver une «solution territoriale » ou «politique » à la «question juive». II
déclara que, lorsque la guerre éclata et que la fermeture des frontières
internationales signifia que le retrait des Juifs d'Allemagne ne pourrait pas
être réalisé par le biais d’une émigration de grande ampleur, il adopta l’idée
sioniste d’une «solution territoriale » à «la question juive». En lieu et place
d’un État juif en Palestine, cependant, il maintint que son idée consistait à
installer les Juifs sur un territoire vacant dans la Pologne conquise. Ils
obtiendraient le droit de se gouverner eux-mêmes au sein de leur propre
«colonie » et pourraient progressivement absorber tous les Juifs indésirables
d'Europe. À son plus grand regret, son idéal visionnaire échoua, sans que
cela fût nullement sa faute.
Si cette version larmoyante et égocentrique qu’il donne du prétendu
«projet Nisko» n’était qu’un tissu d’âneries intéressées, les nombreuses
autres interprétations de ce qui se passa réellement s’avérèrent tout aussi
trompeuses. En général, l’opération a été traitée comme un numéro de libre
entreprise, comme une tentative de la part d’Eichmann pour impressionner
ses supérieurs et répondre à des pressions locales exercées depuis Vienne.
Toutefois, les déportations d’octobre 1939 n’étaient en rien une action
«sauvage», elles faisaient plutôt partie intégrale d’une politique nouvelle,
qui fut néanmoins rapidement interrompue220.
Dans un discours au Reichstag prononcé le 6 octobre 1939, Hitler déclara
que la destruction de la Pologne ouvrait la voie à une «relocalisation des
nationalités». Ce projet participait d’une ambition plus large visant à la
réorganisation ethnique de l’Europe entière, au cours de laquelle la
«question juive » serait également réglée. Le même jour, Hitler annonça en
personne à Heinrich Müller qu’il exigeait que les Juifs fussent déportés de
la ville de Katowice, qui devait être incorporée à la Haute-Silésie orientale.
Müller confia l’exécution de cet ordre à Eichmann, ce qui constitua la réelle
raison de leur rencontre à Berlin. Le projet fut considéré comme la première
étape de l’expulsion complète des Juifs hors du Reich221.
Mais où pouvaient-ils aller? Les possibilités d’émigration, qui avaient
rapidement diminué depuis septembre 1939, étaient aussi grandement
circonscrites par les conditions de guerre. D’un autre côté, la conquête de la
Pologne ouvrit de nouvelles possibilités. Heydrich avait déjà songé à
déplacer les Juifs dans les zones entourant Lublin, proches de la ligne de
démarcation entre les parties de Pologne occupées respectivement par
l’Allemagne et par l’Union soviétique (à la suite d’un accord passé avec
l’Allemagne nazie, l'URSS avait envahi l’est de la Pologne le 17 septembre
1939) 2. En décembre, il parla d’établir une «réserve juive». Bien que
Heydrich et d’autres nazis firent écho à la rhétorique sioniste en parlant de
l’établissement de Juifs dans le territoire, ils avaient en tête quelque chose
qui était loin d’aller jusqu’à un État juif ou une région autonome. Il
s’agissait plutôt de concentrer les populations juives sous la surveillance
des SS223,
Une fois qu’il eut reçu ses instructions de Müller, Eichmann quitta Berlin
pour Vienne et déclara au Reichskommissar Bürckel qu’il était chargé de la
relocalisation de 300000 Juifs d'Allemagne et d'Autriche. Quelques jours
plus tard, il répéta la même chose à Josef Wagner, le Gauleiter de Silésie224,
Il se rendit ensuite à Ostrava en Haute-Moravie, où il présenta la marche à
suivre à son équipe le 9 octobre. La visite revêtit une importance double.
Indépendamment de Heydrich, Franz Stahlecker avait eu l’idée de déporter
les Juifs des régions frontalières vers la Pologne. Fichmann ajouta alors
Ostrava (connue en allemand sous le nom Mährisch-Ostrau), une ville
située non loin de Katowice, au programme de la déportation. Il expliqua à
ses agents que les communautés juives recevraient l’ordre de sélectionner
des équipes d’hommes jeunes et en bonne santé. Ceux-ci voyageraient en
train avec l’équipement nécessaire à la construction de camps de
baraquements sommaires. Lorsque les camps seraient prêts, les femmes et
les enfants les rejoindraient. Les communautés juives paieraient les coûts du
transport et de tous les matériaux. Rolf Günther et Theo Dannecker furent
choisis pour négocier les arrangements au niveau du transport auprès du
bureau de la Reichsbahn à Oppeln. Chaque train serait gardé par vingt-cinq
agents de la Schutzpolitzei, qui auraient l’ordre de tirer sur quiconque
tenterait de s’évader. Rien ne fut prévu pour le cas où les provisions
emportées par les déportés seraient épuisées22?,
Günther donna à Lôwenherz sa feuille de route le lendemain à Vienne. Il
lui accorda soixante-douze heures pour rassembler entre 1000 et 1200
hommes juifs valides. Des ordres similaires furent adressés aux dirigeants
juifs d’Ostrava. Eichmann mentit, lors de son procès, en racontant que le
plan avait été «imaginé par des employés juifs» et qu’il avait été accueilli
avec «enthousiasme ». Pas même lui n’avait la moindre idée du lieu où les
déportés allaient être envoyés22£,
Le 12 octobre, Eichmann et Stahlecker prirent un avion pour Varsovie via
Cracovie et prirent ensuite la route du sud-est pour inspecter de possibles
territoires susceptibles de réceptionner les convois. Après avoir observé les
environs de Lublin, dont une partie se trouvait encore sous le contrôle de
l’ Armée rouge, ils tombèrent sur un petit village appelé Nisko, sur la rivière
San, hameau sans importance au milieu de zones marécageuses peu
peuplées, situé, de manière pratique, non loin d’une voie ferrée. Ils
décidèrent que cela convenait et informèrent leurs hommes à Vienne et à
Ostrava de la destination des trains de déportation. Après trois jours passés
en Pologne, ils reprirent l’avion pour Vienne afin de surveiller les
préparatifs. Le train d’Ostrava fut chargé de 916 Juifs le 17 octobre et partit
le lendemain, arrivant à Nisko deux jours plus tard. Ceux de Vienne, avec
875 Juifs, et de Katowice, qui en transportait 1 029, partirent le 20 octobre.
Chaque train comportait entre 22 et 25 wagons de voyageurs et entre 5 et 29
wagons de marchandises transportant les baraquements préfabriqués, des
matériaux de construction, des outils et de la nourriture227.
Eichmann retourna à Nisko pour accueillir les déportés. Max Burger,
originaire d’Ostrava, se rappela nettement son discours de bienvenue.
S’inspirant du vocabulaire et de l’imagerie des plans sionistes de
colonisation volontaire, Eichmann leur déclara: «Le Führer a promis aux
Juifs une nouvelle patrie.» Toute ressemblance s’arrêta toutefois ici. Il n’y
avait rien là-bas, ni personne pour les aider: «Si vous menez à bien les
travaux, vous aurez un toit sur votre tête. Il n’y a pas d’eau. Les puits sont
infestés dans toute la région; choléra, dysenterie et typhus sont endémiques.
Si vous commencez à creuser et que vous trouvez de l’eau, alors vous aurez
de l’eau228,» Eichmann resta deux jours, mais dans des quartiers plus
confortables, dans le village proche de Zarzecze, et non à Nisko même.
Il ne le savait pas mais, alors qu’il était là-bas, le projet dans son
ensemble fut annulé du fait de priorités contradictoires dans la hiérarchie
nazie et de l’ambition démesurée de Hitler. Le jour même où il avait
annoncé la «relocalisation des nationalités», Hitler nomma Himmler au
poste de Reichskommissar für die Festigung Deutschen Volkstums
(commissaire du Reich au renforcement du peuple allemand), avec pour
mission de ramener «vers le Reich» tous les Volksdeutsche, les Allemands
de souche éparpillés dans les pays de l’Est. Ces Volksdeutsche devaient être
établis sur des terrains et logés dans des maisons situés sur les territoires qui
venaient d’être débarrassés des Polonais et des Juifs222.
C’était un projet aux proportions démesurées. Himmler et Heydrich, que
le premier avait immédiatement nommé pour le mettre en pratique, ne
savaient pas comment faire sortir 300 000 Juifs de l’ancien Reich tout en y
faisant arriver 500000 Allemands de souche et en expulsant plusieurs fois
cette proportion de Juifs et de Polonais des territoires annexés afin de leur
faire de la place. De manière plus urgente, l’armée mobilisa tous les trains
disponibles afin de transporter les troupes vers l’ouest pour se préparer à
riposter à une éventuelle attaque française et pour organiser les prochaines
étapes des opérations offensives. Une semaine après avoir ordonné le
«nettoyage» immédiat du III Reich, Hitler abandonna l’idée. Il faudrait
attendre la fin de la guerre250,
Müller informa les bureaux du SD à Vienne et à Ostrava de la nouvelle
ligne à suivre le 19 octobre, alors qu’Eichmann se trouvait en Pologne.
Cependant, à son retour, il ne voulut pas annuler les convois qui avaient
déjà été planifiés. Ainsi, une seconde vague quitta Vienne, Ostrava et
Katowice le 26 octobre. À Vienne, Hans Günther et Alois Brunner
procédèrent comme s’il s’agissait vraiment du prélude à la déportation
totale des Juifs de la ville. L’indisponibilité de trains à cause des nécessités
militaires mit finalement un terme aux convois. Un mois après avoir
commencé, Eichmann et Lôüwenherz durent reprendre la politique
d’émigration<t,
Les milliers de Juifs arrivés à Nisko furent en quelque sorte abandonnés à
leur sort. Parmi eux, les travailleurs qualifiés luttèrent pour ériger des abris
sur les terrains de mauvaise qualité. Des centaines d’entre eux furent
escortés par les SS et les gardes de la police en direction du territoire
occupé par l’URSS, où ils furent introduits de force. Lorsque les conditions
atmosphériques se gâtèrent, plusieurs dirigeants juifs obtinrent la
permission d'envoyer une délégation auprès de la communauté juive de
Lublin pour demander de l’aide. En janvier 1940, alors que les décès dus au
froid, aux maladies et aux mauvais traitements s’accumulaient, quelques-
uns furent transférés à leur demande vers le camp de travail de Sosnowiece.
En avril 1940, il était évident que le projet n’était pas viable, et les
survivants reçurent l’ordre de se disperser et furent autorisés à rentrer chez
eux — à leurs propres frais. Seuls 300 rentrèrent effectivement£22.
Toutefois, le projet Nisko ne fut pas perçu comme un échec par les nazis.
Eichmann et Stahlecker avaient prouvé qu’avec un minimum d’expérience,
d'efforts et de moyens, il était possible en un laps de temps très court de
déporter des milliers de Juifs, qui étaient pourtant citoyens des pays dont on
les expulsait. Eichmann présenta tout ce qui pouvait être accompli en
termes de «relocalisation» et en empruntant la rhétorique sioniste des
«solutions territoriales », du retour au pays et de la formation de «colonies »
se gouvernant elles-mêmes. Là, au moins, il utilisa habilement son
«expertise». Il en serait récompensé par une promotion et la charge de
tâches autrement plus importantes255,
Au cours du mois d’octobre 1939, une première vague de
50000 Allemands de souche arriva en Allemagne depuis les États baltes, à
la suite de la promesse de Hitler de faire revenir les Allemands de souche
«chez eux dans le Reich». Himmler et ses «experts » raciaux croyaient que
les Allemands, avec leur niveau de vie plus élevé, avaient besoin de plus
d’«espace vital» que les Polonais, et il calcula ainsi qu’au moins 500 000
Polonais devraient être expulsés pour leur faire de la place. Au début du
mois de novembre, Himmler conçut le projet de faire venir quelque 150 000
nouveaux Volksdeutsche du sud-est de la Pologne et, le 16 novembre,
l’Allemagne et l’URSS conclurent un traité stipulant que les Volksdeutsche
des régions de Pologne annexées par l’Union soviétique seraient aussi
installés dans le Grand Reich£34,
Afin de planifier et de réaliser les «relocalisations» concomitantes de
Juifs et de Polonais hors des territoires annexés, les SS créèrent
l’'Umwandererzentralstelle (UWZ), le Service central à la relocalisation,
situé à Lodz et, à la fin du mois de novembre, Heydrich établit un
calendrier. Celui-ci était divisé en objectifs à court et à long terme. En
décembre, il donna l’ordre d’«évacuer», c’est-à-dire de déraciner et de
transporter sans ménagement, 80000 Juifs et Polonais vers le
Gouvernement général. À la mi-décembre, les SS étaient prêts à entamer la
seconde phase du plan à court terme. Celle-ci impliquait le déplacement de
200 000 personnes. C’était une perspective presque décourageante, rendue
plus alarmante encore par le chaos qui avait accompagné les premières
expulsions en masse. Afin d’apporter un petit peu d’ordre, Heydrich
convoqua une réunion des chefs de département du RSHA le 19 décembre,
et il nomma Eichmann «agent spécial» pour l’«évacuation des provinces
de l’est»222,
Le nouveau bureau d’Eichmann, situé au 115-116 Kurfürstenstrasse, fut
appelé IV-D4 (quatrième section du département IV du RSHA), et reçut la
compétence en matière d’«émigration et évacuation». En quelques
semaines, il avait élaboré un plan pour déporter 600000 Juifs vers le
Gouvernement général. Fichmann s’inspira de ses récentes expériences à
Vienne, à Ostrava et à Katowice, et certains aspects de son plan
transposaient directement des procédures développées là-bas. Heydrich
ajouta quelques éléments qui devaient devenir sa marque de fabrique en la
matière. Il affirma que les zones annexées seraient «passées au peigne fin »
depuis l’est et le nord en direction du Gouvernement général. Les Juifs âgés
de 18 à 60 ans seraient enrôlés dans des «colonnes de travail». Il ne
s’agissait là toutefois que du premier d’une série de plans. Himmler et
Heydrich imaginèrent des exigences toujours plus extravagantes,
qu’'Eichmann et les experts dans les services de la relocalisation étaient
contraints de réduire face à certains obstacles insurmontables2®.
Après avoir passé les fêtes de Noël en famille, Eichmann regagna la
Kurfürstenstrasse et entama la phase suivante de son entreprise
pharaonique. L’une des fonctions clés de son département consistait à
coordonner toutes les agences dont la participation était nécessaire à
l’exécution de la stratégie de «relocalisation ». Le 4 janvier 1940, il présida
une réunion à Berlin consacrée à l’«évacuation des Juifs et des Polonais
dans un proche avenir». Des représentants de la Sipo-SD dans les territoires
annexés, ceux de l’organisme mis en place pour gérer les biens des expulsés
et ceux des ministères de l'Économie, des Finances et des Transports
reçurent l’ordre de participer. Cette initiative fut la première tentative
d’Eichmann de centraliser et de coordonner les déportations à la manière
dont il avait avec succès centralisé et coordonné les mesures d’émigration
forcée. La réunion interdépartementale au niveau des experts et des
praticiens était caractéristique de son style de management. Néanmoins, lors
de sa présentation des objectifs, il n’évoqua que 350000 déportés,
composés de Juifs et de Polonais, signe que le plan magistral connaissait
quelques difficultés227.
La première de celles-ci fut le fait du Gouvernement général. À la fin du
mois d’octobre 1939, Hans Frank avait accédé à la fonction de gouverneur
civil du Gouvernement général. Frank était un vétéran du parti nazi,
ministre sans portefeuille dans le cabinet de Hitler, bien inséré dans les
réseaux berlinois. Il aspirait à faire du Gouvernement général une région
productive, et, avec le temps, une région germanisée. Toutefois, l’afflux de
réfugiés juifs et polonais menaçait tout espoir de «productivisation ». Frank
refusait que son domaine continue à servir de «dépotoir humain» ; il donna
l’ordre à ses agents de refuser tout nouvel afflux de déportés, et fit connaître
ses objections à Berlin. Il était tellement en colère à propos du fiasco de
Nisko qu’il donna l’ordre au chef de la Sipo-SD de Cracovie d’arrêter
Eichmann si jamais celui-ci remettait le pied dans son fief. Privés d’accès
au Gouvernement général, le IV-D4 et le service de relocalisation trouvèrent
un compromis temporaire et se mirent d’accord pour envoyer les Juifs à
Lodz, dans le Warthegau, et d’y établir un ghetto2<8,
Au cours du mois de janvier, il fut impossible à Eichmann d’obtenir
suffisamment de trains pour effectuer ne serait-ce que la première,
relativement modeste, déportation. Dans le même temps, les Volksdeutsche
continuaient à affluer et il fut annoncé que 250000 de plus attendaient de
quitter la Bucovine et la Bessarabie. Des dizaines de milliers d’Allemands
de souche étaient coincés dans des camps de transit misérables. À la suite
d’une réunion présidée par Heydrich à la fin janvier, un second plan à court
terme, moins ambitieux, fut mis en œuvre, sur la base d’un accord limité
avec Frank prévoyant que le Gouvernement général absorberait quelque
120 000 déportés. Eichmann se rendit en personne à Lodz afin de sortir de
l’impasse, et bientôt environ 40000 Juifs furent expulsés de la ville pour
fournir des logements et des emplois à des Allemands de la Baltique22?.
Toutefois, malgré son accord initial, Frank perdit une fois de plus
patience et fit pression sur Berlin. Goering intervint cette fois
personnellement. Lors d’une réunion de haut niveau qui se tint à Berlin le
12 février, il «attaqua les relocalisations incontrôlées avec des mots très
durs». À la fin du mois, Himmler reçut la tâche ingrate d’expliquer à une
assemblée de Gauleiter pourquoi le rassemblement et la relocalisation
d’Allemands de souche et l’«émigration» de Juifs prenaient autant de
temps. Il ne pouvait l’avouer ouvertement, mais ses hommes étaient
constamment entravés. Où qu’ils aillent, ils rencontraient des obstacles. Le
second plan à court terme devait débuter en mars, mais Eichmann avertit
Herman Krumey, le directeur du service de relocalisation de Lodz, qu’il ne
pouvait même pas lui permettre d’envoyer cinq convois chargés de Polonais
vers le territoire de Frank2%°.
En avril 1940, l’administration civile, les dignitaires du parti et les
responsables de la sûreté commencèrent à s’agiter à propos des conditions
de vie des Juifs qui demeuraient dans les territoires annexés. Privés de leurs
droits, dépouillés et privés de tout moyen de subsistance, ces derniers
commençaient à souffrir d’inanition et de maladies liées à la malnutrition.
Eichmann entreprit de réorganiser et de centraliser le programme
d’expulsion à Poznan, ville désignée comme devant servir de second siège à
PUWZ, le Service central à la relocalisation, mais tant que Frank
s’obstinait, il ne pouvait pas faire grand-chose. Le 30 avril 1940, une partie
de la ville de Lodz, désignée comme «quartier juif», fut ceinte d’un mur,
prétendument pour empêcher la propagation du typhus, dont les cas se
multipliaient dans des quartiers juifs surpeuplés, appauvris et affamés. Le
temps des ghettos commençait/fl.
Bien qu’Eichmann eût échoué, sans avoir commis de faute, il avait acquis
de l’expérience et tiré des leçons dans un domaine nouveau. La tâche
barbare que lui avaient confiée Himmler et Heydrich était impossible à
mener à bien dans de telles conditions. L’UWZ devait se battre pour chaque
train, et il n’avait aucune priorité dans la hiérarchie des requêtes présentées
à la Reichsbahn. L'armée objectait à l’utilisation de trains pour le transport
de Juifs et de Polonais, et à l’envoi des réfugiés dans les régions frontalières
sensibles. L’appareil de sûreté ne travaillait pas en harmonie avec
l’administration civile. Une certaine confusion régnait pour décider qui
devait assumer le contrôle des biens que les expulsés laissaient derrière eux
et de quelle manière les expulsions devaient être financées. Par-dessus tout,
les gouverneurs des régions vers lesquelles les expulsés étaient dirigés
n’avaient aucune intention de les laisser rentrer.
Même si Eichmann raconta plus tard qu’il était mal à l’aise face aux
épreuves que les délais et les déviations faisaient subir aux infortunés
entassés alors dans des wagons à plate-forme, aucun document de l’époque
ne vient le corroborer. Les archives montrent qu’il était surtout inquiet de
rendre plus lisse la coopération entre les acteurs, afin de réaliser les
objectifs idéologiques des nazis tout en évitant de déranger les priorités
militaires ou économiques. Il ne remit jamais en cause la légitimité
d’exproprier et de déporter des centaines de milliers de citoyens polonais et
fit preuve de la plus grande insensibilité face aux souffrances infligées sur
une si grande échelleZ<2,
Lors de son procès, Eichmann déclara qu’il avait surtout été chargé
d'organiser des «grilles horaires» pour des trains d’«évacuation». En
vérité, il avait appliqué à l’expulsion des Polonais les leçons apprises depuis
son époque viennoise. Les directives concernant l’évacuation forcée des
Polonais étaient quasiment identiques à celles conçues pour l’expulsion des
Juifs. Tout comme les Juifs, ils recevaient un préavis de quelques heures
seulement pour quitter leurs maisons ou leurs fermes et n’étaient autorisés à
n’emporter que «les vêtements et le matériel essentiels» et une petite
somme en argent liquide. Ils devaient abandonner tous leurs objets de
valeur, leurs comptes en banque, et leurs titres boursiers et obligations. Des
comptes spéciaux furent créés pour recevoir cette manne. L’expérience de la
déportation était tristement répétitive. La police débarquait chez les gens et
leur indiquait quand ils devaient avoir quitté les lieux. Les déportés étaient
conduits à la gare la plus proche dans des camions militaires, sous
surveillance de la police, et ensuite entassés dans des wagons de
marchandises ou dans des bétaillères. Les voyages en train duraient deux à
trois jours et les conditions d’hygiène étaient toujours déplorables, de même
que les vivres et l’eau étaient insuffisants. Toute tentative d’évasion était
rendue très difficile par la présence de la police et de larges détachements
de miliciens recrutés parmi les Allemands de souche. Pendant les mois
d’hiver, des centaines de personnes mouraient en route,
Bien que les horreurs commises alors en Pologne dussent par la suite être
éclipsées par le crime de masse et l’extermination systématique des Juifs,
l’illégalité et le caractère barbare de ce qui se produisit en 1939-1940 ne
doivent pas être négligés. Si Eichmann appliqua aux Polonais et aux Juifs
polonais ce que lui et ses collègues avaient appris en Allemagne et en
Autriche entre octobre 1938 et octobre 1940, ce qu’ils apprirent en Pologne
fut par la suite employé pour concevoir et organiser la déportation des Juifs
de toute l’Europe. Comme l’a judicieusement fait observer Hannah Arendt,
l’activité d’Eichmann au sein du bureau IV-D4 était «une sorte
d’apprentissage: la transition entre son ancien travail consistant à faire
émigrer les gens et ses futures tâches de les déporter 4».
Le 10 mai 1940, Hitler lança sa première offensive à l’ouest, et le 22 juin,
après une campagne classique de Blitzkrieg, la France fut contrainte de
signer un armistice. Tout comme la conquête de la Pologne avait permis aux
dirigeants nazis d’étendre leurs ambitions, la chute de la France ouvrit des
perspectives jusque-là insoupçonnées. Au début du mois de juin, Franz
Rademacher, responsable des affaires juives au ministère des Affaires
étrangères allemand (MAE), écrivit une note sur la «question juive» dans
laquelle il proposa qu’une Allemagne victorieuse pourrait concevoir
d’évacuer la population juive d’Europe occidentale vers l’île de
Madagascar, une colonie française au large de la côte d’Afrique de l’Est, ou
vers une autre destination du même type. Il suggéra aussi que les Juifs
d’Europe de l’Est pourraient être détenus comme otages pour s’assurer que
les Juifs américains ne militent pas pour que les États-Unis déclarent la
guerre au III° Reich.
L’idée de Rademacher attira l’attention du sommet de la hiérarchie nazie.
Pour Joachim von Ribbentrop, le ministre allemand des Affaires étrangères,
c'était un moyen de court-circuiter Himmiler et Heydrich et de reprendre la
main dans les affaires juives, dont il avait été exclu, mais qui représentaient
à l’évidence une route vers le pouvoir (et l’enrichissement). Alors que leur
politique avait amené le chaos en Pologne occupée et causé la détresse des
Allemands de souche, il pouvait offrir à Hitler une solution simple et
élégante à la présence des Juifs dans l’ancien Reich et dans les territoires
annexés. Rademacher proposa même d’aller encore plus loin, peut-être pour
impressionner Hitler par le radicalisme idéologique de son ministère, et
élargit son dessein à tous les Juifs d'Europe occidentale. En proposant
d'utiliser les Juifs comme «éléments de marchandage sous contrôle
allemand pour s’assurer du bon comportement futur de leurs associés
radicaux en Amérique», le plan de Rademacher fit aussi astucieusement
écho à la croyance de Hitler en un vaste complot juif mondial et à ses
menaces de rendre les Juifs en son pouvoir responsables des évolutions
défavorables sur la scène internationaleZ#£.
Himmiler et Heydrich furent pris par surprise. Le 24 juin 1940, Heydrich
envoya une lettre à Ribbentrop, écrite par Eichmann, pour lui rappeler
qu’en janvier 1939 Goering l’avait nommé à la tête du Service central à
l’émigration juive hors du Reich, et lui avait confié la responsabilité de
«résoudre» le «problème juif». L’émigration n’était clairement plus une
possibilité et il explorait dès lors une «solution territoriale ». Il insista pour
que le personnel compétent au sein du RSHA participât aux discussions2#7.
Eichmann n’attendit pas qu’on le consultât. Avec son énergie habituelle,
il se mit au travail et réunit une équipe spéciale chargée d’élaborer un plan
qui serait uniquement le fait du RSHA. Il alla personnellement recueillir des
informations au ministère de l’Intérieur sur les perspectives d’émigration à
Madagascar, étudia la géologie de l’île et se rendit à l’Institut tropical de
Hambourg pour obtenir des données sur l’infrastructure, la population et le
climat de Madagascar. Il prit comme base ce qui avait déjà été proposé par
le MAE et en étendit la portée pour inclure les Juifs d'Europe de l’Est — ce
qui montre comment la compétition entre différentes agences nazies pouvait
mener à la radicalisation des politiques. Au début du mois de juillet, il dit à
des employés juifs à Berlin qu’«après la guerre, il faudrait probablement
rechercher une solution globale à la question des Juifs européens. Il
s’agirait d'environ quatre millions de Juifs2#8».
Dans le même temps, la déportation des Polonais continua, les équipes
d’Eichmann basées en Pologne déplaçant des dizaines de milliers de
personnes. Cependant, le 8 juillet, Hitler assura Frank que, grâce au miracle
de Madagascar, il ne lui faudrait plus accueillir de nouveaux déportés juifs.
Frank déclara avec enthousiasme à son escorte qu’«il y [avait] des plans
pour transporter toute la tribu juive du Reich allemand, du Gouvernement
général et du protectorat, vers une colonie africaine ou américaine le plus
rapidement possible après que la paix sera rétablie. Madagascar est en ce
moment considérée comme une destination possible». Le lendemain,
9 juillet, Himmler ordonna l’arrêt de la déportation des Juifs vers le
Gouvernement général. Tous les espoirs se reportèrent sur le nouveau
projet242,
À la mi-août, Eichmann disposait déjà d’une proposition détaillée et
crédible. À l'instar de l’avant-projet du MAE de juillet, le document de dix-
sept pages comportait tout un ensemble de données géologiques,
économiques et climatiques, mais il s’en éloignait en reflétant les priorités
et les méthodes brutales de la SS. Le document, en réalité rédigé par
Dannecker, concernait les Juifs originaires du Grand Reich, de la Pologne
occupée, du protectorat de Bohême-Moravie, de Belgique, de France, des
Pays-Bas, du Luxembourg, du Danemark, de Norvège, et de Slovaquie —
pour un total de quatre millions d’individus. Les étapes préparatoires
décrites ressemblaient aux procédures déjà employées lors des exercices de
déportation: les autorités locales et les agences concernées seraient
responsables de l’enregistrement des Juifs, de l’établissement des papiers
couvrant leur départ, des dispositions pour le transfert des biens juifs, et des
détails de la préparation du rassemblement et de l’embarquement des
déportés. Deux bateaux quitteraient chaque jour l’Europe, transportant
chacun 1500 Juifs, même si ce chiffre dépendait de l’élimination préalable
des interférences française et britannique sur les voies maritimes. Pour cette
raison, le RSHA devait prendre part aux négociations de tout traité de paix
avec les parties vaincues. Eichmann s’appropria encore une fois le langage
du mouvement sioniste dans sa description du plan du RSHA. II décrivit
comment les premières vagues de migrants juifs seraient composées de
«pionniers»: artisans, ouvriers et travailleurs du bâtiment possédant le
savoir-faire nécessaire pour mettre en place l’infrastructure qui permettrait
par la suite d’accueillir le flot de nouveaux arrivants. Mis à part les outils
nécessaires à leurs métiers, les Juifs ne seraient autorisés à emporter chacun
que deux cents kilos de «bagages non encombrants». Cette interdiction
impliquait une expropriation massive des biens juifs et une caisse
administrative serait créée dans chaque pays afin de liquider ces avoirs. Les
fonds qui en résulteraient seraient employés à couvrir les frais de
l’émigration juive. L'opération dans son ensemble serait chapeautée par
l'appareil de sûreté et la colonie juive serait gouvernée comme un État
policier de la SS250,
Le projet de Madagascar suscita un grand enthousiasme au sein des
agences de relocalisation et dans les territoires occupés de l’Est, même s’il
était évident pour tout le monde qu’il serait difficilement applicable tant que
la Grande-Bretagne était en guerre avec l’Allemagne. En effet, Londres ne
demanda pas l’armistice à Berlin lors de l’été 1940 et ne put être acculée à
la soumission. La décision de Hitler du 14 septembre 1940 de «reporter »
l’invasion de l’Angleterre, finalement annulée en octobre, condamna la
«solution» malgache2=?1.
Eichmann en fut déçu, même si ce n’était pas pour les raisons qu’il
avança après la guerre. Dans ses différents mémoires, lors des
interrogatoires et devant le tribunal, il suggéra que le plan avait échoué,
comme le projet Nisko, à cause de l’«ingérence malvenue» d’autres
agences. Lui-même avait abordé la question avec les plus pures des
motivations. Mais «la situation devenait de plus en plus difficile à mesure
que les Juifs étaient renvoyés d’une région du pays après l’autre». Le parti
nazi exerçait une pression accrue sur les Juifs en Allemagne et exigeait de
l’action. «Il fallait faire quelque chose», et il fallait trouver ailleurs un
endroit pour les Juifs: «Moi, depuis mon poste modeste, je voulus
contribuer à trouver cet endroit.» Passant une fois encore du sublime au
ridicule, il gémit: «C’était fini, le projet venait d’être fracassé. Je capitulai.
C'était la fin du rêve222. »
Il est à noter que, lors de son interrogatoire, Eichmann brouilla l’ordre
des différentes expériences de la SS pour s’occuper des Juifs: émigration
forcée, Nisko et ghetto de Theresienstadt furent tous ramenés dans la même
unité de temps que le projet de Madagascar. Selon lui, après avoir échoué à
cause des intrigues, Madagascar était sa dernière carte. L’objet de cette
version était de donner l’impression qu’il avait fait tous les efforts possibles
pour les Juifs, que ce qui suivit n’était aucunement de son fait, et, eût-il été
en mesure de réussir, son plan n’aurait de toute façon pas été exécuté, Ce
n’était là qu’absurdités mensongères. L’idée du ghetto de Theresienstadt
n’avait même pas encore été émise et l’émigration allait encore continuer
pendant plusieurs mois; Eichmann participa à de nombreux autres plans
brutaux avant que le crime de masse et l’annihilation systématique des Juifs
ne fussent lancés.
De manière encore plus accablante, l’impasse qui avait créé le besoin
d’un projet à Madagascar était en partie de son fait. Il se trouvait au cœur de
la machine du RSHA et était un employé zélé des plans de relocalisation.
Son attitude réelle à l’égard des Juifs est suggérée de manière plus fidèle
par l’absence de toute réflexion critique vis-à-vis de l’idée criminelle et en
soi génocidaire de déplacer de force quatre millions d’Européens en
l’espace de deux ans et de les transporter dans une île primitive dénuée des
infrastructures ou des ressources qui leur auraient permis d’y vivre2°4.
Mis à part le frisson ressenti face à l’affaire de Madagascar, le IV-D4
continua son travail. En février-mars 1940, le RSHA avait été réorganisé, et
la section d’Eichmann renommée IV-D4 « Émigration et évacuation», et
placée sous la tutelle de la Gestapo. Au cours du processus, le département
11/112 du SD absorba le personnel de l’ancien département IV-D4 de la
Gestapo. Après des années passées à chercher des manières de coopérer
avec celle-ci et à tenter de prouver sa valeur dans les domaines des
politiques antijuives, le SD venait de triompher de son ancienne rivale.
Eichmann était désormais agent de la Gestapo, directement sous les ordres
de Heinrich Müller. Il prétendit plus tard que Müller avait organisé ce
transfert parce qu’il y avait tellement peu de travail en matière d’émigration
que ses hommes semblaient redondants. Néanmoins, Eichmann n’avait
jamais été aussi occupé. En plus de la direction des bureaux de l’émigration
juive de Vienne, Prague et Berlin, il s’occupait de l’«évacuation» de
milliers d’infortunés en Pologne. En raison de la pression constante créée
par l’arrivée d’Allemands de souche en provenance de la Baltique, le
RSHA déporta des milliers de Juifs de Stettin, de Poznan et de
Schneidemühl, dans le Gau de Dantzig-Prusse-Occidentale, en janvier et
février 1940. Les services d’Eichmann prirent toutes les dispositions pour
ces expulsions2®.
Toutefois, il ne fut pas averti à l’avance de l’expulsion de plus de 6000
Juifs de Baden et de la région de la Sarre-Palatinat en octobre 1940. Ces
actions se produisirent parce que deux Gauleiter locaux, excités par les
rumeurs à propos de Madagascar, voulurent évacuer les Juifs de leurs
districts vers la France occupée, où ces derniers pourraient attendre les
navires qui les conduiraient en Afrique de l’Est. Himmler accéda à leurs
demandes et donna l’ordre au IV-D4 de trouver des trains pour les conduire
en France. En si peu de temps, il était impossible d’obtenir l’autorisation
nécessaire à ces convois une fois qu’ils seraient en France et auraient
traversé la frontière entre la zone occupée et la zone libre, placée sous le
contrôle de Vichy. Eichmann dut prendre le premier train jusqu’à Châlons-
sur-Marne et négocier personnellement le franchissement au-delà de la
ligne de démarcation, en prétendant qu’il s’agissait d’un convoi militaire. Il
se plaignit plus tard qu’«il s’agissait là d’un exemple typique des réactions
impulsives de Himmiler et de la manière dont, tout d’un coup, il donnait des
ordres entraînant des missions impossibles2® ».
Malgré la guerre, quelques rares Juifs continuaient à émigrer hors du
Reich, et des efforts furent consentis pour augmenter les chances des Juifs
allemands et autrichiens de trouver refuge en interdisant toute émigration de
Juifs provenant des autres régions contrôlées par l’Allemagne. Eichmann
était encore impliqué dans ce qui touchait à l’émigration. Au début du mois
de mars, il avertit le ministère des Affaires étrangères que le RSHA
s’opposait au fait de destituer de leur citoyenneté les Juifs allemands qui
s’étaient enfuis en Russie mais souhaitaient retourner en Allemagne, dans la
mesure où une telle déchéance rendrait impossible de trouver un pays les
acceptant227,
En mars 1940, il fit de Berthold Storfer l’«unique agent chargé de
l’émigration juive». Les employés juifs de Vienne, Berlin et Prague furent
obligés de coopérer avec lui dans l’organisation de convois clandestins
transportant des Juifs le long du Danube, en route vers la Palestine. Les
agents d’Eichmann surveillèrent étroitement le travail de Storfer, mais
c'était un arrangement qui bénéficiait à tout le monde. Sur les indications
d’Eichmann, Storfer devait utiliser des compagnies fluviales de fret sur le
Danube pour transporter ses émigrants clandestins jusque dans les ports des
Balkans, d’où ils embarqueraient pour la Palestine. En septembre 1940,
Eichmann dégagea la voie pour trois groupes d’émigrants, totalisant 2 902
Juifs. Ceux-ci atteignirent la Palestine à bord de trois navires, le Milos, le
Pacifique, et l'Atlantique, mais leurs mésaventures ne s’arrêtèrent pas là. À
cause des Britanniques, et non de la Gestapo, seul un petit nombre d’entre
eux arrivèrent effectivement en PalestineZ8.
Durant l’automne 1940, les unités de terrain d’Eichmann ne firent que
des tentatives sporadiques pour envoyer des Juifs, des Polonais et des
Volksdeustche dans un circuit comportant différents degrés de malheur.
Madagascar avait depuis longtemps été relégué aux archives, mais le projet
était en passe d’être supplanté par quelque chose d’encore plus excitant. Au
début du mois de décembre 1940, Eichmann prépara un mémorandum pour
Himmler qui devait servir de base à un discours sur «la colonisation» que
le Reichsführer devait prononcer devant les élites dirigeantes du Reich.
Eichmann inclut dans le texte de présentation certaines références
elliptiques à «la solution finale de la question juive. À travers le
déplacement des Juifs de la sphère économique européenne du Voik
allemand vers un territoire qu’il reste à déterminer. Environ 5,8 millions de
Juifs sont concernés par ce projet2® ».
Deux éléments importants sont à retenir de ce rapport. Tout d’abord, le
nombre de Juifs concernés par le projet nazi avait augmenté de façon
substantielle comparé aux propositions de Madagascar. Le chiffre total
incluait probablement des Juifs des pays des Balkans que l’Allemagne
considérait comme faisant partie de sa sphère d’influence. Ensuite, il faut se
demander où ils seraient allés, si ce n’est à Madagascar. Les éléments dont
on dispose indiquent qu’Eichmann et son équipe pensaient dorénavant à la
conquête de la Russie et à l’ouverture de vastes territoires où ils pourraient
envoyer les populations indésirables.
Le 21 janvier 1941, Theo Dannecker écrivit à Eichmann depuis Paris, où
il était désormais en fonction, pour lui annoncer que, suivant le vœu
formulé par Hitler, Himmler avait demandé à Heydrich de lui soumettre un
plan pour la «solution» de la question juive en Europe après la guerre.
Himmler s’était tourné vers le chef du SD en raison de sa «grande
expérience». À ce moment précis, le RSHA se voyait aussi confier la
responsabilité de tâches spéciales dans les projets d’invasion de la Russie,
et certains éléments de ce que l’on connaît du plan présenté par Heydrich à
Goering suggèrent que la Russie devait jouer un rôle déterminant dans la
dernière mouture de la «solution» du «problème juif». Le document
mentionne la nécessité d’entamer des négociations avec Alfred Rosenberg,
qui était le ministre désigné pour le territoire de la Russie à conquérir. Cette
information suggère que Heydrich avait l’intention d’écarter le ministère de
Rosenberg et d’affirmer l’autorité exclusive de la SS sur les affaires juives à
l’est. Des copies du mémorandum furent envoyées à Müller et à Fichmann,
ce qui indique qu’il y aurait également un rôle à jouer pour le département
IV-D4. Dans la mesure où son domaine de compétences était maintenant
l’«évacuation» et les Juifs, on peut en déduire que la déportation en masse
des Juifs vers la Russie était bien ancrée dans l’ordre du jour2£2,
En mars 1941, Eichmann annonça, lors d’une réunion du ministère de la
Propagande, que Heydrich avait conçu un plan pour l’«évacuation finale
des Juifs», mais que le Gouvernement général n’était pas disponible. Où
donc alors serait située la «solution» ? Quelques jours plus tard, Heydrich
contacta Alfred Rosenberg afin de lui redire que les SS devaient avoir un
contrôle total sur les Juifs dans les territoires conquis£1.
L’urgence de la «solution» était soulignée par les conditions
catastrophiques qui régnaient dans les ghettos de Pologne et par l’incapacité
chronique du RSHA à mener à bien le troisième plan à court terme,
initialement conçu en décembre 1940 et mis en œuvre en dents de scie en
février 1941. Il dut rapidement être interrompu à cause du manque de
convois: l’armée avait besoin de toutes les locomotives et de tous les
wagons de marchandises disponibles pour préparer son assaut contre la
Russie 2, Partout au sein de l’appareil nazi chargé des questions de race et
de relocalisation, il y eut une pause lourde de sens. Eichmann répondait aux
questions sur la possibilité de l’émigration de Juifs allemands hors
d'Allemagne par une formule selon laquelle aucune mesure ne devait être
prise «au regard de la solution prochaine apportée à la question juive». La
même explication fut donnée à la suspension des expulsions de Juifs du
Warthegau et de Vienne vers le Gouvernement général£65,
Ironiquement, en janvier 1941, une exposition sur «le grand retour à la
patrie» était prévue à Berlin pour célébrer l’arrivée des Volksdeutsche.
Eichmann désirait que son travail et celui de ses hommes fussent mis en
exergue, mais en vérité le projet dans son ensemble était empreint d’une
grande confusion. Les plans visant à «nettoyer» les territoires annexés
avaient échoué. Les Juifs s’étaient accumulés dans le Gouvernement
général malgré tous les efforts de Frank pour les en exclure. Depuis le
printemps 1940, les autorités civiles et policières au sein du nouveau Gau et
du Gouvernement général avaient recours à des ghettos pour enfermer les
populations juives affamées, appauvries et touchées par la maladie, et les
séparer des populations allemande et polonaise. À la fin du printemps 1941,
dans certaines villes, l’administration civile, les responsables de l’économie
et même les hommes de la sécurité décidèrent de s’accommoder d’une
situation difficile et permirent aux Juifs de travailler afin qu’ils puissent
s’acheter de la nourriture, du carburant et des médicaments, tout en
produisant des matériaux utiles à l’effort de guerre allemand. Le consensus
était toutefois qu’il s’agissait là seulement d’expédients. Comme le déclara
Eichmann: «Il fallait faire quelque chose. »
CHAPITRE IV
«EXTERMINATION PHYSIQUE », 1941-1942
L’été 1941 était déjà bien avancé quand Heydrich
me demanda de venir le voir... «Le Führer a donné
l’ordre de supprimer les Juifs!» Ce sont exactement
les mots qu’il prononça en me recevant; et, pour
vérifier l’effet produit, contrairement à son habitude,
il s’arrêta un long moment. Je m’en souviens très
bien. D’abord je n’ai pas très bien saisi la portée de
cette phrase. Heydrich choisissait toujours très bien
ses mots, et je savais que je n’avais rien à dire...
mais je n’avais jamais pensé à une telle solution de
force. J’en eus le souffle coupé... le Führer avait
décidé «l’extermination physique des Juifs»... Avec
ces mots le sol se dérobait sous mes pieds. Tout mon
travail, tous mes efforts, tout mon intérêt: c’est
comme si tout s’était éteint265.
J’ai suivi le camion, certainement accompagné de
quelqu'un qui connaissait la route... et là [une forêt
près de Chelmno, en Pologne] j’ai vu la chose la plus
horrible de ma vie. Le camion longea une fosse, on
ouvrit les portes et on jeta les cadavres dans la
fosse... les membres des cadavres étaient aussi
souples que s’il s’était agi de vivants... j’ai encore
devant moi l’image d’un civil arrachant des dents à
l’aide d’une pince, et... j’ai pris la fuite. Je me suis
précipité dans la voiture et je n’ai plus ouvert la
bouche.
Eichmann lors de son interrogatoire, Camp [yar,
31 mai 19602%$,
À la conférence de Wannsee [20 janvier 1942]
avaient participé les personnalités les plus éminentes
du Reich d’alors, les papes des divers domaines, eux
ils donnaient des ordres et moi je n’avais qu’à obéir.
C’est à cela que j’ai pensé au cours des années qui
ont suivi et c’est en cela que j’ai trouvé la
justification de mes actes.
Eichmann questionné par M° Robert Servatius,
lors de son procès, 26 juin 196127.
À la fin de l’été et à l’automne 1941, la carrière d’Eichmann prit un tour
imprévu. À cause de l’impasse dans laquelle se trouvait la politique
antijuive des nazis, le spécialiste de l’émigration se transforma en expert en
crimes de masse et en génocide. Cependant, contrairement aux apparences
et aux suggestions faites lors du procès qui lui fut fait plus tard, il n’y avait
pas nécessairement de progression logique entre les deux. Ce tournant dans
l’existence d’Eichmann n’intervint que parce que la «politique juive» du
IT Reich se trouvait dans une impasse inattendue. L’émigration juive,
volontaire ou forcée, était devenue virtuellement impossible. Les radicaux
nazis exigeaient néanmoins toujours l’expulsion des Juifs hors du Reich.
Les espoirs fondés sur la possibilité que les Juifs des territoires annexés et
du Gouvernement général pussent être envoyés à Madagascar s’étaient
estompés. Comme mesure temporaire, ils étaient enfermés dans des ghettos
surpeuplés en proie à la famine et aux maladies. Confrontés aux prémices
d’un désastre sanitaire, des fonctionnaires de l’appareil de sûreté et de
l’administration civile des territoires occupés demandaient avec insistance
l’expulsion des Juifs. Mais où les envoyer ? Que pouvait-on en faire ? La
décision de Hitler de déclarer la guerre à l’Union soviétique sembla offrir
une solution à ce dilemme créé par le régime lui-même. Hitler se représenta
l’«Opération Barbarossa» comme une croisade contre le judéo-
bolchévisme, et ses lieutenants virent en Russie de vastes espaces où les
nazis pourraient expulser tous les Juifs d’Europe2£8,
Pour Eichmann, la perspective d’une guerre contre la Russie signifia le
passage d’une politique à une autre, et une période d’incertitude et
d’ambiguïté qui laisse encore les historiens perplexes. Dès janvier 1941,
Himmiler se tourna vers Heydrich pour trouver une issue à l’impasse dans
laquelle s’était précipitée la SS en promettant de relocaliser des centaines de
milliers d’Allemands de souche sur des territoires qui devaient au préalable
être débarrassés de Juifs et de Polonais que la SS ne savait pas où expédier.
Dans les notes qu’il prit à la suite d’une discussion avec Goering le 26 mars
1941, Heydrich proposa que les Juifs fussent déportés vers les territoires
conquis sur la Russie, Eichmann reçut une copie de ce mémorandum et
commença à agir comme si une nouvelle politique avait été décidée. Au
cours du mois de mars, le département IV-D4 fut renommé IV-B4 et son
domaine de compétence passa d’«Évacuation et émigration» en général
aux «Affaires juives et évacuation», de manière plus précise/0. Eichmann
et son équipe cessèrent de travailler sur les horaires des trains en Pologne et
se concentrèrent sur la «politique juive». Il recommanda dès lors une ligne
plus sévère concernant les Juifs déportés au sein du Gouvernement général,
comme si leur sort n’importait plus vraiment. En mai, il opposa son veto à
l’envoi de paquets postaux aux Juifs déplacés du Reich au sein du
Gouvernement général et interdit la tentative d’un couple de Juifs
d'Allemagne d’envoyer de l’argent à leur mère qui avait été déportée.
Néanmoins, l’émigration hors du Reich fut encore autorisée à continuer. Si
le RSHA avait interdit l’émigration juive hors de France et de Belgique «en
attendant la solution finale de la question juive», ce n’était que pour
maximiser les chances des Juifs allemands de parvenir à émigrer2/1.
Le 22 juin 1941, les forces armées allemandes pénétrèrent en Union
soviétique et le moment tant attendu par l’élite nazie arriva. Ce n’était pas
une guerre comme les autres. Il s’agissait plutôt, comme Hitler l’avait
expliqué à ses généraux en mars 1941, d’«une guerre d’extermination
idéologique». L'Union soviétique représentait à ses yeux le berceau du
bolchevisme et de la juiverie internationale : tous deux seraient poursuivis et
anéantis. En préparation à l’assaut, la SS avait reçu des missions spéciales.
Quatre unités spéciales mobiles, les FEinsatzgruppen, composées de
personnel de la Sipo, d’unités de la Waffen-SS, et de la police, furent
chargées de tâches d’espionnage, d’assurer la sûreté et d’éliminer les
«ennemis» du Reich. Ceux-ci incluaient les partisans et les saboteurs, les
commissaires du peuple, les dignitaires de l’État et du parti communiste, et
les Juifs «proches de l’appareil d’État et du parti». Afin d’éviter tout conflit
de compétences et toute discorde lors de l’exécution de ce programme,
comme cela s’était produit en Pologne en 1939, Himmler s’assura que
l’armée et la SS passassent un accord délimitant clairement leurs sphères de
compétences respectives22,
Quelques semaines auparavant, Eichmann avait assisté à une réunion
d’agents haut placés du RSHA, lors de laquelle Heydrich choisit les
hommes qui dirigeraient les Einsatzgruppen et leurs sous-divisions, les
Einsatzkommandos. Ils se réunirent dans le cadre improbable d’un cinéma
berlinois. Eichmann expliqua qu’il était assis au fond de la salle, tandis que
Heydrich décrivait l’organisation et la structure des unités et qu’il évoqua
vaguement la «lourde tâche» qui les attendait. Rares furent les chefs de
groupe, de section ou de département qui exprimèrent un grand intérêt pour
la mission. Eichmann, quant à lui, était impatient de partir. «J’ai pensé qu’il
s’agissait de quelque chose de militaire, déclara-t-il plus tard, quelque chose
ayant trait à l’offensive, à la Waffen-Ss, et j’étais contrarié à l’époque, parce
que j’avais l’impression que d’autres m’étaient passé devant.» Toutefois,
lors de son procès en Israël, il déclara que, lorsqu'il découvrit plus tard ce
qu’étaient vraiment les Einsatzkommandos, il se sentit «soulagéZ»,.
C'était une maladresse caractéristique de sa part que d’exprimer un
soulagement d’avoir évité de participer aux pratiques criminelles des
Einsatzgruppen, tout en prétendant ne pas avoir su auparavant en quoi
consistait leur mission. En fait, Fichmann savait depuis le début qu’ils
participaient à des massacres à une échelle sans précédent, notamment car il
faisait partie de ceux qui recevaient les comptes rendus réguliers et
méticuleux que les Einsatzgruppen transmettaient depuis le théâtre des
opérations au quartier général de la Sipo-SD à Berlin2/4.
Pour Eichmann, l’«Opération Barbarossa» représenta à la fois une
menace et une opportunité. Les intentions meurtrières de Hitler envers les
Juifs de Russie signifièrent que des cadres de la SS d’un genre nouveau
allaient occuper les devants de la scène. Les connaissances sur les lois en
matière d'immigration dans des pays obscurs d'Amérique latine seraient
d’une importance limitée lors de la campagne de Russie. Mais si les plans
de déportation imaginés avant son déclenchement étaient mis à exécution,
Eichmann et ses hommes seraient tout aussi demandés qu’ils l’avaient été
en Pologne en 1940. Eichmann fut probablement maintenu à son poste par
Heydrich et Müller pour exécuter des tâches qui n’étaient que moins
immédiatement meurtrières que celles des Einsatzgruppen. En effet, si les
déportations vers les territoires conquis en Russie devaient avoir lieu, il
faudrait trouver quelqu’un de compétent et d’expérimenté pour les diriger.
Il semblait bien que, sous peu, Eichmann ne manquerait pas de travail. Les
avancées fulgurantes de la Wehrmacht en juin-juillet 1941, tout autant que
les exploits des Einsatzgruppen, inspirèrent une très grande excitation aux
hommes qui avaient eu à se débattre avec la «question juive». Le 18 juillet,
Hans Frank annonça aux membres de son premier cercle que, «dans les
jours à venir, [il] donnerailt] l’ordre de nettoyer le ghetto de Varsovie». Il
affirma que Hitler l’avait personnellement assuré que le Gouvernement
général ne serait rien de plus qu’un «camp de transit» pour les Juifs2Z.
À côté des «relocalisations» forcées, des informations sur les tueries en
Russie commencèrent à filtrer à travers l’appareil de la SS et au-delà,
démontrant qu’une alternative encore plus radicale était apparue. Le
16 juillet 1941, le SS-Sturmbannführer Rolf-Heinz Hôppner, qui dirigeait
l’Office central à la relocalisation de Poznan, dans le Warthegau, écrivit à
Eichmann, auprès duquel il avait travaillé lors des actions de
«relocalisation» de 1940, pour lui proposer d’expulser tous les Juifs du
Warthegau. Hôppner avait prévu qu’il y aurait de grandes pénuries
alimentaires l’hiver suivant: il serait presque impossible de nourrir tous les
Juifs des ghettos. «II nous faut sérieusement nous demander, écrivit-il, si la
solution la plus compassionnelle ne serait pas de mettre fin aux jours des
Juifs incapables de travailler par quelque moyen rapide. Cette solution
serait vraiment préférable à les laisser mourir de faim.» Les femmes juives
valides seraient mises au travail, aux côtés des hommes, mais stérilisées
«afin que la question juive soit résolue au cours de la prochaine
génération». Il se peut que Hôppner ait pensé aux méthodes employées
par les Einsatzgruppen, ou bien aux techniques de gazage employées pour
l’assassinat de milliers de handicapés mentaux et physiques des sanatoriums
et des asiles psychiatriques en Allemagne et dans les territoires occupés en
1939-1940277, Quoi qu’il en soit, sa lettre à Eichmann indique que, dans ces
cercles de la SS, la destruction biologique des Juifs était désormais
considérée comme une alternative viable en elle-même ou bien
complémentaire à la déportation.
Ces options n’étaient plus non plus de simples abstractions pour
Eichmann. À la fin du mois de juillet, Heydrich fut chargé par Goering de
«prendre toutes les dispositions nécessaires relatives aux aspects
organisationnels, pratiques et financiers en vue d’une solution globale à la
question juive au sein de la sphère d’influence allemande en Europe». La
lettre d’autorisation de Goering fut en fait écrite par Eichmann pour le
compte de Heydrich, et elle se fondait explicitement sur le pouvoir que
Heydrich avait acquis en matière d’affaires juives, avec la création en 1939
de l’Office central à l’émigration hors du Reich. Ce qui avait été une
récompense pour avoir ouvert la voie à l’émigration forcée systématique fut
cette fois le fondement d’un accroissement de ses pouvoirs. La lettre de
juillet étendit les attributions de Heydrich plus loin que jamais auparavant,
pour y inclure des pays tels que la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie et la
Finlande au sein de la sphère d’influence allemande. L'autorisation marqua
également une chance potentielle d’avancement pour les subordonnés de
Heydrich, dont Eichmann. Lorsque Heydrich prit le pouvoir sur le sort des
Juifs dans le Reich en janvier 1939, son autorité fut déléguée à Müller, et
par là à Eichmann. Cette fois-ci, en vertu de la lettre de Goering, le domaine
de compétence d’Eichmann fut étendu à toute l’Europe de l’Ouest et du
Nord, ainsi qu’aux Balkans. Heydrich devait soumettre en retour un rapport
à Goering avec un plan le plus rapidement possible, et, tout comme avec le
projet de Madagascar, il se tourna vers Eichmann pour la formulation du
nouveau programme.
Le 28 août, Eichmann notifia au ministère des Affaires étrangères que,
«en vue de la solution finale à venir de la question juive qui en est à sa
phase préparatoire », des visas de transit ne devaient plus être accordés aux
Juifs cherchant à émigrer/. Or quelle était donc la nature de cette
«solution finale à venir»? À cette époque, Eichmann demanda à Hôppner,
qui avait déjà fait preuve d’un esprit particulièrement fertile sur ces
questions, de lui soumettre des idées afin de mener à bien le vaste transfert
de population désiré par Heydrich. Hôüppner répondit le 3 septembre par un
mémorandum de quinze pages. Ce document était basé sur sa grande
expérience de la déportation de Juifs et de Polonais du Warthegau et
s’inspirait de conversations avec d’autres membres des équipes de
relocalisation de la SS qui avaient travaillé aux côtés d’Eichmann en 1940.
Il écrivit: «Après la fin de la guerre, une déportation à grande échelle des
groupes de population considérés comme indésirables pour le Grand Reich
allemand sera nécessaire dans les différents territoires annexés par
l’Allemagne. Cela concerne non seulement la solution finale de la question
juive, laquelle devra être traitée, au-delà du Grand Reich allemand, dans
tous les États placés sous le contrôle de l’Allemagne. Le projet concerne
aussi avant tout la déportation des membres racialement non germanisables
des peuples de l’est et du sud-est de la sphère de population allemande2®0. »
En substance, le mémorandum proposait d’étendre l’appareil du Bureau
central à la relocalisation partout dans le Reich et dans le protectorat et de
mettre en place des antennes dans les territoires occupés de Russie afin de
gérer les nouvelles arrivées. L’expérience acquise par Eichmann et ses
collègues en Pologne constituait ainsi un pont essentiel entre des procédés
d’émigration forcée et des projets de déportation régionalisée suivis de
plans de déportation à l’échelle européenne.
La nécessité de trouver une «solution» était rendue encore plus pressante
par une radicalisation de plus en plus prégnante. Selon les souvenirs de
Bernhard Lôsener, Eichmann informa un groupe de travail, réuni au
ministère de la Propagande le 15 août 1941, que Heydrich avait demandé au
Führer de commencer l’évacuation des Juifs du Reich, mais qu’il avait reçu
l’ordre de patienter. En attendant, des mesures plus pénibles furent exposées
à l’encontre des Juifs qui se trouvaient encore en Allemagne, comme par
exemple le port obligatoire de l’étoile jaune. L’ambiance lors de la réunion,
constituée principalement d'hommes du SD, était haineuse. À l’occasion
d’un autre rassemblement sulfureux à la même époque, Lôsener suggéra de
modifier la portée des mesures antijuives pour les Mischlinge des territoires
occupés, ses mots furent alors accueillis par des «regards hostiles ». «Ce ne
fut pas une réunion très agréable, et c’était bien là l’effet recherché. On a
décidé de me “ramollir” ou de me mettre au pas, parce que j’avais avancé
une thèse idéologiquement si incorrecte.» Il conclut: «Je fus bienheureux
de quitter le bâtiment en homme libre2ët. »
Heydrich et Eichmann furent eux-mêmes mis sous pression pour
reprendre les déportations hors du Reich et du Warthegau. Au début du
mois de septembre 1941, les agences s’occupant de la relocalisation des
Volksdeutsche s’enquirent auprès d’Eichmann de la date de la reprise des
déportations de Polonais et de Juifs, afin que les Allemands de souche
pussent être relogés. Ce n’était pas un moment opportun pour une telle
requête, dans la mesure où l’enthousiasme initial concernant l’effondrement
supposé de l’Armée rouge avait cédé la place à une évaluation plus
pondérée des défis qui attendaient l’armée allemande. Le 29 septembre
1941, Eichmann déclara à l’Office central à la relocalisation de Poznan
qu’il était impossible de reprendre l’évacuation de Polonais et de Juifs,
puisque le Gouvernement général était inaccessible pour le moment et qu’il
ne parvenait pas à trouver «un autre territoire qui pourrait servir
d’alternative provisoire». Les nécessités du transport militaire et l’état du
front excluaient toute déportation vers les territoires nouvellement conquis :
«Dans les circonstances actuelles, on ne peut savoir quand une reprise des
relocalisations vers les territoires intégrés de l’est pourra à nouveau être
considérée£8, »
La situation devait rapidement évoluer. À la mi-septembre 1941, Hitler
donna soudain à Himmler l’ordre d’exécuter l’évacuation des Juifs hors
d'Allemagne, d'Autriche et du protectorat. Cela constituait un changement
de politique important, dans la mesure où le Führer avait par le passé hésité
sur le sort des Juifs allemands. Comme une grande partie des hommes juifs
qui restaient étaient des anciens combattants des tranchées de la Première
Guerre mondiale, souvent médaillés, les déporter pourrait susciter l’hostilité
de l’opinion publique. Ils étaient également considérés comme des otages
utiles afin de s’assurer du comportement des Juifs américains. Toutefois,
Hitler céda alors aux suppliques des Gauleiter, qui voulaient faire main
basse sur les biens et propriétés des Juifs pour loger les familles dont les
maisons avaient été détruites par les bombardements. Il se peut aussi qu’il
vit l’éviction des Juifs allemands comme une riposte appropriée à la
déportation des Allemands de souche de la région de la Volga en Russie, qui
venait tout juste d’être décrétée par Staline. En tout état de cause, le
changement d’orientation de Hitler débloqua les possibilités de déporter les
Juifs «vers l’est »255,
S’appuyant sur un ordre du Führer, Eichmann fut en mesure d’organiser
la déportation de 20000 Juifs du Reich et de 5000 Roms vers le ghetto de
Lodz, dans le Warthegau. Les convois furent affrétés depuis toute
l'Allemagne entre le 15 octobre et le 4 novembre et Eichmann se rendit
personnellement à Lodz pour observer les premières arrivées. Les nouveaux
venus ne furent pas bien accueillis. En effet, le chef du district de
Litzmannstadt (le nom allemand de Lodz) s’indigna qu’on exigeât de lui
aussi abruptement qu’il trouvât de la place pour loger ces infortunés. Il fut
si outré du comportement autoritaire d’Eichmann qu’il écrivit à Himmler,
accusant Eichmann d’employer «des méthodes de vendeur de chevaux ». La
tirade n’eut pas le moindre effet sur Eichmann, étant donné que celui-ci
agissait sur ordre de ses supérieurs. Tout au contraire, il fut ce mois-là
promu au grade de SS-Obersturmbannführer (lieutenant-colonel). Ce fut le
rang le plus élevé qu’il atteignit dans sa carrière284,
La recommandation pour cette promotion, signée par le SsS-
Gruppenführer Bruno Streckenbach, chef du personnel du RSHA, donne
une indication du rôle et de l’importance d’Eichmann à l’époque:
Je propose cet avancement à la suite des réalisations particulièrement remarquables
d’Eichmann, qui s’est déjà acquis des titres spéciaux en ce qui concerne la déjudaïsation de
l’Autriche. Le travail d’Eichmann a permis de mettre en lieu sûr des fortunes immenses, au
bénéfice du Reich. Dans le Protectorat également, le travail d’Eichmann, accompli dans un esprit
d'initiative exemplaire et avec la dureté requise, fut excellent. [...] À l’heure actuelle, Eichmann
s’occupe de toutes les questions d’évacuation et de transfert de populations. En raison de
l’importance de sa tâche dans ce domaine, j’estime qu’un avancement d’Eichmann est utile,
285
même pour des motifs de service<
Les compétences et l’expérience d’Eichmann dans la gestion du
«transfert des populations » étaient ses principales qualités, et à mesure que
s’étendait la vague des déportations déclenchées par Hitler, il devenait
toujours plus important pour Heydrich. Le 10 octobre 1941, Heydrich
donna à la machinerie de la déportation une nouvelle impulsion. Il venait
d’être désigné comme gouverneur effectif de Bohême-Moravie et organisa
presque immédiatement une réunion à Prague, lors de laquelle il déclara
avec agitation qu’il débarrasserait son nouveau fief de ses Juifs dans les
deux mois. Certains seraient envoyés dans un ghetto à installer dans la ville
close de garnison de Terezin ou Theresienstadt, située à environ 90
kilomètres au nord-ouest de Prague. Les Juifs «remuants » seraient déportés
dans les «camps » de l’Est gérés par les Einsatzgruppen, ce qui ne pouvait
signifier autre chose qu’une exécution par balle2£6,
Les quelques semaines suivantes furent une période d’activité intense.
Eichmann donna des instructions selon lesquelles l’émigration des Juifs de
tous les territoires sous contrôle allemand et, en fin de compte, de
l’Allemagne elle-même, devait être interdite. Le 23 octobre, il organisa une
réunion de tous les employés juifs rattachés aux quartiers généraux de la
police et aux commissariats en Allemagne pour leur fournir des
informations sur la déportation des Juifs allemands. Ils reçurent des
procédures détaillées à appliquer et l’instruction de fournir des rapports au
département IV-B4 sur les progrès accomplis. Le département avait déjà
préparé les horaires des trains, qui furent distribués. Le même jour,
Eichmann rencontra Lôsener, qui travaillait au ministère de l’Intérieur, ainsi
que des représentants des départements à l’armement de l’armée, pour
discuter du sort des Juifs employés à la production d’armes et de munitions.
Il fut décidé que ces derniers seraient pour l’instant écartés des rafles2£7,
Lorsque tout fut finalement prêt, les trains de déportation partirent
d'Allemagne et d'Autriche pour les ghettos de Pologne, de Biélorussie et
des Pays baltes. Du fait du onzième règlement de la loi de citoyenneté du
Reich, dès que les sujets juifs du Reich traversaient la frontière, ils étaient
déchus de leur nationalité et de la propriété des biens qu’ils laissaient
derrière eux. L’unité d’Eichmann avait mis en place un système permettant
de s’assurer que tout ce que les Juifs possédaient était auparavant enregistré
et attribué à l’une ou l’autre des agences, afin d’éviter la confusion et des
luttes pour s’emparer des biens confisqués. Les postes de police tout autour
du Reich avaient reçu des formulaires et une formation aux procédures qui
imitaient celles du Service central à l’émigration juive de Vienne. Toutefois,
en 1938, les Juifs s’étaient rendus à un bureau et s’étaient vus dépouillés de
leurs biens avant d’être autorisés à émigrer. En 1941, en Allemagne, le
travail avait déjà été presque entièrement achevé, et ce qui restait à faire
était accompli dans les courtes distances entre leurs maisons et leur point
d’embarquement£#®,
Eichmann devait néanmoins s’assurer que, cette fois-ci, il n’y aurait pas
de «soucis» à l’arrivée. Après tout, c’est sur ce point que les précédentes
manœuvres avaient achoppé: à Nisko en 1939, au sein du Gouvernement
général au cours de l’année 1940, et plus récemment en octobre 1941 à
Lodz. Ainsi, au cours de l’automne, il effectua une série de visites afin de
confirmer l’organisation mise au point pour recevoir les déportés. Il se
rendit à Lublin, à Lodz (Litzmannstadt), à Minsk et à Lwow (Lemberg). Au
début de l’année 1942, il visita également Auschwitz et, plus tard,
Treblinka. Il se peut que ses excursions aient joué un rôle central dans
l’organisation de la «solution finale», car autour de la mi-septembre,
Heydrich l’informa que Hitler avait ordonné l’«extermination physique »
des Juifs222,
Les lieux qu’il visita, les raisons pour lesquelles il entreprit ces
déplacements, ce qu’il fit sur place, et la manière dont il réagit sont des
questions qui demeurent controversées et non résolues. L'activité
d’Eichmann, au cours de la période de juillet 1941 à janvier 1942, revêt un
caractère crucial aux yeux des historiens cherchant à comprendre pourquoi
et comment le III Reich s’est engagé dans la voie du génocide. Cette
période est tout aussi importante pour comprendre Eichmann lui-même et,
plus généralement, pour comprendre comment un homme peut en arriver à
participer à un génocide, à devenir génocidaire. Malheureusement, les
éléments dont nous disposons, en particulier ceux fournis par Eichmann,
sont fragmentaires et souvent contradictoires. Eichmann parla et écrivit à
plusieurs reprises à propos des événements survenus de la fin 1941 au début
1942. Il les décrivit en Argentine à un journaliste néerlandais, ancien nazi,
appelé Willem Sassen, et nota ses souvenirs alors qu’il était encore en
liberté. Par la suite, il fut interrogé en Israël et écrivit deux nouvelles
versions des événements, la première sans accès à des livres et documents,
et la seconde avec. Les dates et l’ordre des événements varient grandement
entre ces différentes versions, même si ses propres réactions sont décrites de
manière relativement constante. Si son témoignage n’offre pas une aide
décisive pour dater le processus de décision le plus important, il fournit
néanmoins un éclairage sur l’esprit d’un homme en train d’être aspiré dans
le crime de masse221.
Dans ses notes personnelles et dans les transcriptions de ses entretiens
avec Willem Sassen, il rappela qu’après l’une des grandes batailles de
Russie (qu’il appela la «double bataille» de «Minsk-Bialystok», qui
atteignit son paroxysme à la fin juin 1941), Heydrich le convoqua et
l’informa que le Führer avait donné l’ordre de l’«extermination physique »
des Juifs. Heydrich l’envoya ensuite rencontrer le chef des SS et de la
police de Lublin, Odilo Globocnik, qui avait déjà reçu l’autorisation de
Himmler d’entamer cette tâche, afin qu’il fasse un rapport sur les méthodes
employées. Fichmann se rendit à Lublin et fut conduit hors de la ville, dans
une forêt, où il observa des sortes de huttes que l’on rendait hermétiques
pour les utiliser comme chambres à gaz. Un officier de police lui expliqua
que l’on se servait du moteur d’un sous-marin russe pour en pomper le
monoxyde de carbone. Eichmann se rappela également que le chef de la
Gestapo, le SS-Gruppenführer Heinrich Müller, lui commanda un rapport
sur l’utilisation des camions à gaz dans le Warthegau à Chelmno, près de
Lodz. Müller l’envoya également à Minsk, où il assista à l’exécution par
balles de Juifs dans une fosse. De Minsk, il conduisit, dans ce qu’il déclara
plus tard avoir été un état de choc, vers Lwow, pour découvrir que des
massacres de Juifs avaient également lieu là-bas. À différents moments lors
de ses entretiens avec Sassen, Eichmann mentionna d’autres rencontres
avec Globocnik, pour lui remettre des ordres en vue de l’assassinat des Juifs
du Gouvernement général, et des visites à Auschwitz pour y rencontrer
Hôss. Nous reviendrons plus loin sur ses réactions face à ce qu’il vit en ces
occasions222,
Lors de son interrogatoire en Israël, Eichmann se souvint vaguement que
la «solution finale» «se confondait [dans sa mémoire] avec un événement
qui se produisit après le début de la guerre russo-allemande ». Il s’agit ici de
l’autorisation donnée par Goering à Heydrich. «Et je crois que c’est deux
mois plus tard, ou peut-être trois, que Heydrich est venu me chercher. J’ai
fait mon rapport. Il m’a dit: “Le Führer, enfin, l’émigration est...” Il
entama un petit discours. Et ensuite: “Le Führer a donné l’ordre de
l’extermination physique.” » Heydrich ordonna ensuite à Eichmann de
consulter le SS-Brigadeführer Odilo Globocnik, qui était chef des SS et de
la police de la région de Lublin, qui connaissait bien ces affaires parce qu’il
avait reçu peu de temps auparavant un ordre personnel de Himmler lui
intimant d’éliminer les «Juifs inutiles » qui se trouvaient sur le territoire du
Gouvernement général. Eichmann se rendit à Lublin, où Globocnik chargea
le SS-Sturmbannführer Hans Hôfle de lui faire visiter les lieux. Hôfle, qui
commandait l’Einsatzkommando chargé de cette opération meurtrière,
emmena Eichmann dans un camp, possiblement Belzec, qui était encore en
construction, dans les bois, non loin de Lublin. Cette «installation» était
sous le commandement d’un commissaire de police, qui lui décrivit
comment des gaz d’échappement seraient transportés du moteur d’un sous-
marin russe vers deux ou trois cabanes hermétiquement fermées dans
lesquelles seraient placés des Juifs. Eichmann déclara à Avner Less qu’il
avait été «horrifié» à cette idée. Il fit ensuite un rapport pour Berlin et
raconta à Müller ce qu’il avait vu2%5,
Puis, selon les dires d’Eichmann, il fut envoyé par Müller à Chelmno,
non loin de Lodz/Litzmannstadt, dans le Warthegau. Müller lui dit: «Une
action contre les Juifs y est en cours, Eichmann. Allez voir ce qui se passe.
Et venez ensuite me faire un rapport.» Eichmann arriva à Lodz et trouva
l’«équipe spéciale, mise en place par le Reichsführer [Himmler]». Il fut
conduit à Chelmno Kulmhof, où il vit des camions à gaz en opération. Il
observa comment les Juifs recevaient l’ordre de se déshabiller dans des
bâtiments, puis étaient chargés dans une grande camionnette, qui démarrait
une fois que les portes étaient fermées et commençait à rouler. Les gaz
d'échappement étaient rejetés à l’aide d’un tuyau dans le compartiment
arrière du véhicule, et lorsque celui-ci arrivait en un lieu à l’abri des regards
dans des bois voisins, les Juifs avaient été asphyxiés et empoisonnés.
«Voici ce que jy ai vu, autant que je puisse m’en souvenir : un local, peut-
être cinq fois celui-ci, rempli de Juifs que l’on obligeait à se déshabiller, un
camion fermé venait se ranger, les portes ouvertes, et les Juifs nus devaient
s’y engouffrer. Les portes claquaient... et le camion s’éloignait.» Encore
une fois, Eichmann déclara avoir été choqué par ce qu’il vit. «Je n’ai pas
regardé tout le temps de la manœuvre... je ne supportais pas les cris, et
j'étais bien trop ébranlé. [...] J’ai refusé de regarder... Rentré à Berlin, j’ai
fait mon compte rendu au Gruppenführer Müller. Je lui ai dit ce que je
viens de vous dire.» Il suivit la camionnette dans sa voiture, vit les corps
déchargés et resta suffisamment longtemps pour voir les dents en or
arrachées aux cadavres. Après cela, dit-il, il s’en alla en pensant: «C’était
épouvantable ! C’était l’enfer2%! »
À la suite de cela, Müller envoya Eichmann à Minsk. Ses instructions
furent brèves : «À Minsk, on fusille les Juifs, j'aimerais avoir un rapport là-
dessus.» Fichmann décrivit de manière caractéristique son arrivée dans une
certaine confusion, et ses recherches hésitantes jusqu’à ce qu’il trouve
quelqu’un en position d’autorité capable de le guider. Il passa la nuit sur
place, mais le lendemain matin, il arriva trop tard pour assister à l’exécution
de masse programmée. Il vit seulement des SS-Totenkopf (tête de mort,
littéralement) rattachés à l’Einsatzkommando donner le coup de grâce aux
Juifs dans une fosse. Une fois de plus, Eichamnn décrivit à son
interrogateur ses sentiments de détresse : «Mais, le lendemain, je suis arrivé
trop tard... l’affaire avait été pratiquement réglée dans la matinée. Vous
pensez si j’étais content. J’avais encore eu tout juste le temps de voir de
jeunes tireurs avec la tête de mort au revers du col de leur vareuse tirer dans
une fosse qui pouvait avoir quatre ou cinq fois, peut-être même six ou sept
fois le volume de cette pièce... mais il était difficile d’apprécier... je
n’avais fait que regarder, sans me poser de questions. j’ai vu, sans plus...
ils tiraient dans la fosse... j’ai pu voir une femme rejeter les jambes en
arrière. les jambes allaient me manquer... je suis parti.» Il alla de Minsk à
Lwow dans un état second et fut submergé par le soulagement en
apercevant au loin les contours familiers de la ville qui lui rappelèrent des
souvenirs émus de l’empire Habsbourg et des jours plus heureux: «J'avais
enfin pu revoir un tableau sympathique... après toutes ces horreurs...»
Eichmann se rendit à la direction de la Gestapo, raconta ce qu’il avait vu et
protesta auprès de ses collègues que «ces jeunes tireurs deviendraient des
sadiques.…. ils finiront fous ou sadiques ». Il se fit toutefois répondre que les
mêmes fusillades avaient également lieu à Lwow et on lui proposa d’aller
inspecter des terrains d’exécution locaux. Il rechigna à y aller, mais
lorsqu'ils sortirent de la ville, ils passèrent tout de même par le lieu
d'exécution et il vit quelque chose d’inoubliable. «II y avait là une fosse
déjà recouverte, une fontaine de sang... je n’avais jamais vu ça de ma vie.»
Lorsqu'il rentra à Berlin, il fit part de ses impressions à Müller : «J’ai même
ajouté à mon rapport verbal que ce que j’avais vu ne me paraissait pas être
la solution du problème juif... et que nous faisions de nos jeunes gens des
sadiques...» Mais selon Eichmann (et cette version est intégralement sa
version), Müller ne prit pas la peine de lui répondre ®.
Lors de son interrogatoire, Eichmann admit également que Müller l’avait
envoyé à Auschwitz pour faire un rapport sur l’extension du camp. Selon
lui, le commandant du camp, Rudolf Hôss, était amusé de sa gêne face à ce
qu’il voyait. Il assista à une «sélection» d’un convoi arrivé récemment, à la
séparation des Juifs jugés aptes au travail de ceux qui étaient jugés inaptes
et, de ce fait, envoyés à une mort immédiate. Il dit avoir vu des
«installations ressemblant à une usine», mais il se peut qu’il ait confondu
avec une visite ultérieure. Le fait qu’il ait été conduit autour du camp dans
un véhicule tout terrain suggère qu’il visita en fait les chambres à gaz
improvisées, appelées «bunkers». Celles-ci furent construites à partir de
cabanes de paysans situées dans des prés en dehors de l’enceinte principale
de Birkenau. Il se souvint de la fosse employée pour brûler les corps, qui
était située non loin de ces «bunkers»2%, Enfin, il raconta avoir rendu une
seconde visite à Globocnik et avoir pu étudier Treblinka en action. Ce camp
de la mort commença ses opérations le 23 juillet 1942227.
Dans toutes ces histoires, Eichmann dit avoir été informé des intentions
génocidaires du régime à la fin de l’été ou au début de l’automne 1941.
L’ordre des événements qui ont suivi est toutefois moins clair. Dans les
versions qui n’ont pas été éditées et remises en ordre par quelqu’un d’autre,
il situa toujours son voyage à Lublin en premier. Pourtant, les travaux ne
commencèrent pas à Treblinka avant le mois de novembre 1941, et il n’y
eut pas de gazage là-bas avant le mois de mars de l’année suivante. Le
«commissaire de police» qu’il rencontra, et qu’il décrivit comme vulgaire
et passablement ivre, était très certainement le commissaire de police
Christian Wirth, qui avait été transféré auprès de Globocnik du programme
T4 «euthanasie », afin de concevoir et de construire un appareil de meurtre
de masse. Wirth ne fut toutefois nommé à ce poste qu’en décembre 19412%,
Eichmann situa toujours son voyage à Chelmno avant son expérience
épouvantable à Minsk, mais les premiers gazages à Chelmno ne débutèrent
que le 8 décembre 1941, ce qui voudrait dire qu’il assista aux exécutions de
Minsk l’année suivante. On présuma que son voyage à Minsk ait pu être
associé aux opérations de l’Einsatzgruppe B, qui massacra 6200 Juifs du
ghetto entre le 7 et le 11 novembre 1941. Cependant, Christian Gerlach a
suggéré la possibilité qu’il ait en fait assisté à un massacre ultérieur, les 2 et
3 mars 19422%.
La recension d’Eichmann de sa visite à Auschwitz est très problématique,
à commencer par le fait qu’elle est en général associée au témoignage et
aux souvenirs de prison de Rudolf Hôss, qui fut le commandant du camp de
concentration d’Auschwitz de son ouverture en janvier 1940 jusqu’à
novembre 1943. Hôss était responsable du développement du camp
d’extermination de Birkenau, appelé Auschwitz-II. II dit à ses interrogateurs
après la guerre que, durant l’été 1941, il fut appelé à Berlin, où il reçut des
ordres directs de Himmler pour construire les installations de meurtre de
masse. Himmler lui dit: «Le Führer a donné l’ordre de procéder à la
“solution finale” du problème juif. Nous, les SS, sommes chargés
d'exécuter cet ordre.» Puisque les centres d’extermination «existants» à
l’est étaient inadaptés à cette mission, celle-ci échut à Auschwitz. «Les
détails vous seront communiqués par le Sturmbannführer Eichmann du
RSHA, qui se rendra prochainement auprès de vous200. »
Hôss écrivit: «Ayant reçu cet ordre lourd de signification, je rentrai
immédiatement à Auschwitz et m'initiai aux projets élaborés pour les
“actions” dans les divers pays.» Il affirma qu’Eichmann, qui l’avait rejoint,
lui avait expliqué comment les déportations commenceraient en Haute-
Silésie, s’étendraient à tous les Juifs allemands puis au protectorat avant
d'atteindre finalement les pays d'Europe de l’Ouest. Eichmann l’informa du
nombre approximatif de convois attendus. «Nous discutâmes ensuite du
processus de l’extermination», et Eichmann expliqua «qu’il ne pouvait être
question d’employer autre chose que les gaz». Eichmann, continua Hôss,
«m’expliqua la façon de tuer les gens pendant le transport en camion en
employant des résidus de gaz de moteur comme cela se faisait jusqu’alors
en zone orientale». Pour Hôss, aucune des options disponibles ne semblait
adaptée. «Nous ne pûmes parvenir à une décision à ce propos. Eichmann
voulait se renseigner au sujet d’un gaz qu’on pourrait facilement se procurer
et appliquer sans installation spéciale ; il me ferait savoir ce qu’il en était.
[...] Eichmann ne pouvait pas encore indiquer la date du début de
l’“action”: tout se trouvait encore au stade de préparation et Himmler
n’avait pas encore donné le signal de la mise en route.» Après avoir
inspecté avec Hôss un site approprié pour ces futures opérations de meurtre,
Eichmann s’en retourna à Berlin où, selon les souvenirs du premier, il fit un
rapport à Himmler01.
Évidemment, Eichmann réfuta cette version incriminante de Hôss, avec
lequel il s’était toujours montré tout à fait amical. En Israël, il écrivit une
note à son avocat, qui disait: «Je dois prouver que Hôss est un immense
menteur, et que je n’avais rien à voir avec lui, ses chambres à gaz et son
camp de la mort.» Quelle que pût être l’indignation d’Eichmann, la version
de Hüss est remplie de contradictions. À moins qu’Eichmann ne fît
référence au meurtre des handicapés à l’aide de camions à gaz dans le Reich
et les territoires annexés, il est impossible qu’il ait mentionné leur
utilisation à l’Est, parce que celle-ci n’a débuté que fin 194102, Sauf dans
le sens le plus vague, il n’existait aucun plan de déportation à grande
échelle des Juifs du Reich et du protectorat avant septembre 1941. Les
préparations des convois de Juifs de France, de Belgique et des Pays-Bas ne
furent faites qu’au printemps 1942, donc Eichmann n’a pas pu les évoquer
avec Hôss. Comme l’a montré l’historienne Karin Orth, le témoignage de
Hôss est extrêmement peu fiable. Qui plus est, Hôss mélange le crime de
masse perpétré contre les prisonniers de guerre russes en août et
septembre 1941, à l’aide du gaz Zyklon-B, et le commencement de la
«solution finale ». Le meurtre des Russes n’en était même pas la «répétition
générale » : il faisait partie d’un programme criminel distinct classé secret
défense, 14-f13, qui se situait dans le prolongement du projet dit
«euthanasie » dans les camps de concentration05,
Cependant, si les propos de Hôss manquent d’exactitude, on peut en dire
de même de ceux d’Eichmann. Les ordres de Himmler pour l’expansion
d’Auschwitz furent donnés en mars 1941. Ils conduisirent à la construction
de Birkenau en octobre-novembre 1941, mais cela n’avait rien à voir avec
la «solution finale» non plus. Le meurtre de masse des Juifs à Auschwitz-
Birkenau ne commença pas avant l’automne 1942. Fichmann se souvient
avoir vu de «grands bâtiments ». Presque comme des usines. Des cheminées
gigantesques — toutefois la construction de ces bâtiments ne commença qu’à
l’automne 1942, et ils n’entrèrent en service qu’au cours du mois de mars
de l’année suivante. Donc s’il se peut tout à fait qu’il ait rendu visite à Hôss
en 1941, à la fin de l’été ou durant l’automne, et peu importe ce dont ils
parlèrent à ce moment-là, il est presque certain qu’il ne fut pas le témoin du
meurtre de masse de Juifs en ce lieu avant l’année suivante?0£,
Mais alors qu’y a-t-il derrière ces déambulations macabres ? Et pourquoi
est-il important de comprendre avec exactitude où se trouvait Fichmann en
ces moments précis? Fichmann est-il digne de foi en tant que témoin
historique ? Est-il seulement une source d’information crédible à propos de
ses propres pensées ? Certaines incohérences peuvent être attribuées à de la
simple confusion. La mémoire d’Eichmann n’était pas un instrument
parfait. Ainsi, il déclara devant la Cour avec certitude que, en octobre 1941,
il avait emprunté un avion de transport militaire avec son supérieur,
Heinrich Müller, pour se rendre à Kiev et y rencontrer Himmler. Grâce à la
découverte du calendrier de bureau de Himmiler, nous savons que cette
réunion eut en fait lieu en août 1942: son objet était de donner au
Reichsführer-SS un rapport complet sur les progrès de la «solution finale »
jusqu’à cette date?®,
Eichmann avait sans aucun doute tendance à arranger ses souvenirs afin
de les faire mieux correspondre à ce qu’il voyait comme sa place dans
l’histoire, tout en gardant un œil sur les possibles ramifications juridiques. Il
imposa sur les événements et sur ses propres expériences un patron Conçu
pour défendre sa posture de pauvre naïf qui se retrouva par erreur dans des
situations compromettantes. C’est ainsi qu’il définit son entrée dans la SS,
son transfert au SD en 1934, et son arrivée à Vienne en mars 1938,
occultant son propre rôle dans la catastrophe. Là, il nia avoir joué tout rôle
dans l’instigation du génocide, en maintenant qu’il n’avait fait que suivre
des ordres, et qu’il n’avait fait rien de plus que de transporter les Juifs vers
les lieux des massacres. Pendant sa captivité en Israël, il était d’une si
grande importance pour sa défense d’établir la meilleure chronologie
possible qu’il en revint encore et encore à cet itinéraire abominable, tentant
de débrouiller où il avait été et quand?%,
S’il s’agissait d’une posture, que cherchait-il à dissimuler ? Hans Safrian
suggère que le circuit d’Eichmann à travers l’Est ne fut ni ingénieux ni
inconséquent. Dans la mesure où il est douteux qu’Eichmann aurait été
envoyé à Chelmno pour chronométrer le gazage de Juifs ou bien à Minsk
simplement pour assister à des exécutions, il est plus plausible qu’il faisait
en fait des préparatifs pour la déportation de Juifs du Reich en octobre-
novembre 1941. «Tout indique qu’à travers ses discussions avec la Gestapo
et les responsables de l’administration du ghetto de Lodz, avec des officiers
SS à Minsk et avec le bureau juif du ministère des Territoires de l’Est, il
assista et aida à réaliser ce qui allait advenir en coopération avec les
institutions centrales de la SS à Berlin202. »
À l'automne 1941, Eichmann joua un rôle clé dans l’organisation de la
déportation des Juifs d'Allemagne, d’Autriche et des territoires tchèques. Il
donna ainsi son assentiment et offrit l’assistance des agences centrales aux
chefs régionaux de la SS, aux administrateurs civils et aux commandants
des ghettos qui estimaient, à l’instar de Hôppner, que la seule manière de
sortir de l’impasse de la relocalisation et de la déportation consistait à
adapter les techniques d’euthanasie, perverties pour les appliquer au
meurtre de masse des Juifs «inutiles». En plus de son échange avec
Hôppner, d’autres communications le lient aux lieux d’exécutions en
préparation. Le 25 octobre 1941, Erhard Wetzel, qui travaillait au bureau
juif du ministère des Territoires occupés de l’Est, écrivit à Heinrich Lohse,
le Reichskommissar de l’Ostland, pour le compte de son ministre, Alfred
Rosenberg, pour lui signifier que des arrangements avaient été faits avec
Victor Brack, le membre de la chancellerie du Reich responsable de la
surveillance de la prétendue opération d’euthanasie, en vue de fournir au
haut chef de la police et des SS de Riga des équipements en gaz. Selon
Wetzel, «Eichmann a donné son accord à cette procédure». Celui-ci l’avait
par ailleurs informé que des Juifs seraient bientôt déportés dans des camps à
Riga et à Minsk. «Selon le Sturmbannführer Eichmann, des camps doivent
être installés à Riga et à Minsk. Dans ces camps, des Juifs de l’ancien Reich
pourront peut-être aussi être transportés.» Ceux qui n’étaient pas aptes à
travailler pourraient alors être liquidés sans causer autant de remous que les
exécutions précédentes208,
La construction en dur du camp de la mort à Belzec en octobre, les
exécutions en masse à Minsk en novembre, et les opérations des camions à
gaz à Chelmno en décembre constituaient les clés du plan de déportation,
parce qu’elles fournissaient les moyens de «libérer» de l’espace pour les
Juifs qui étaient déportés du Reich. Selon cette interprétation, Eichmann
coordonna les déportations et arrangea la manière dont les convois seraient
reçus. Il ne fut pas impliqué dans la préparation d’un génocide
paneuropéen. Il perfectionna plutôt les déportations limitées dont il avait eu
auparavant à se charger. Il était conscient du meurtre de masse des Juifs afin
de «faire de la place» pour les Juifs en provenance du Reich, mais ces
massacres relevaient d’initiatives locales. Il se peut qu’ils fussent autorisés
ou bien incités par Berlin, mais ils n’avaient rien à voir avec un plan général
de génocide, et ne devaient rien au bureau d’Eichmann. Ce ne serait qu’à
l’occasion de la conférence de Wannsee qu’Eichmann serait aspiré dans un
génocide de grande ampleur, qui devait s’étirer de la Manche à la
Vistule302,
Au contraire, lors de son procès, l’accusation maintint que, durant cette
période, tous les efforts d’Eichmann se concentrèrent sur l’organisation du
génocide paneuropéen, qui avait, selon cette version, déjà été décidé. Ses
visites étaient liées aux préparatifs supposés de la campagne
d’extermination. Même Hannah Arendt, qui se montra critique envers
l’approche hiérarchisée rigide de l’accusation, fut d’accord avec cette
séquence des événements. Elle ne fut en désaccord qu’avec la réponse
d’Eichmann lorsqu'il fut chargé de l’organisation du génocide, maintenant
qu’il avait participé au plan par peur de perdre son statut et son rôle dans la
conduite des politiques?10,
En fin de compte, il est peut-être impossible de déterminer clairement les
politiques décidées par les élites du régime de Hitler et la contribution réelle
de ses laquais, tel Eichmann à ce moment précis. Il est concevable
qu'Eichmann eût été informé d’un ordre génocidaire au milieu de
l’année 1941 et qu’il fît par la suite tout son possible pour organiser sa mise
en œuvre en se rendant sur les lieux d’exécution d'Europe de l’Est, à la
recherche de méthodes efficaces de meurtre de masse. Cela permettrait
d’éclaircir son allégation selon laquelle il y aurait eu un ordre de Hitler
quelques mois après le commencement de l’«Opération Barbarossa»,
puisque l’existence d’un tel ordre lui aurait conféré une sorte de
«couverture». Autre possibilité, Fichmann fut peut-être initié à une
utilisation plus limitée du meurtre de masse, calibré pour les déportations en
provenance du Reich. Selon ce scénario, la conférence de Wannsee prend
une certaine importance comme «couverture», puisque c’est là que la
décision du génocide paneuropéen fut finalisée?ll.
Cette incertitude invalide-t-elle ce qu’Eichmann dit de ses réactions, de
ses réflexions potentiellement précieuses pour comprendre le processus par
lequel un individu devient un génocidaire ? Peut-on se fier à la description
qu’Eichmann donna de sa sinistre épopée ? Il ne fait aucun doute qu’il se
situait délibérément sur le registre de l’autojustification et qu’il cherchait à
se disculper, même si, en Argentine, sa vanité et sa rigidité idéologique
l’empêchèrent de trop obscurcir ou minimiser son rôle dans la tâche jadis
tenue en haute estime d’assassiner des hommes, des femmes et des enfants
juifs. En Israël, il mit naturellement l’accent sur la consternation qu’il avait
ressentie lorsqu'il eut à accomplir les tâches liées au génocide. Il existe
toutefois une constance remarquable entre ses différentes versions des
événements fournies en liberté et en captivité, lorsqu'il aurait pu faire
preuve de vantardise ou au contraire lorsqu'il essayait de sauver sa tête.
Dans tous les cas, il exprima son malaise par rapport à l’évolution de la
politique vers l’«extermination physique», et mentionna son sentiment
initial de détresse personnelle.
Si l’on peut aisément écarter les expressions d’horreur exprimées par
Eichmann dans sa cellule lors de son interrogatoire et devant ses juges à
Jérusalem, les versions les plus choquantes et les plus crues ne proviennent
pas de ces témoignages-là mais de ses mémoires enregistrés en Argentine.
Ce sont ces derniers qui rendirent les versions publiées dans les magazines
Stern et Life en 1960, peu de temps après sa capture, si épouvantables et si
sensationnelles. En Argentine en 1957, alors qu’il était libre, il décrivit sa
tournée des lieux d’exécution en 1941-1942 sans la moindre expression de
plaisir ou de satisfaction face à ce qu’il vit. La teneur du discours est
véritablement de l’ordre de la répulsion.
À Chelmno, après qu’il eut vu des Juifs conduits nus dans un camion à
gaz, un médecin suggéra qu’il regarde à travers un judas pour observer ce
qui se passait à l’intérieur lorsque les gaz d'échappement étaient rejetés
dans le compartiment hermétiquement fermé. «/J’ai refusé», dit-il. «Je ne
pouvais pas regarder. C’était la première fois que je voyais ou que
j'entendais parler d’une telle chose, et mes genoux se dérobaient —
évidemment, je recherchais moi aussi une solution à la question juive, mais
pas de cette manière-là.» Sa voiture personnelle suivit la camionnette
jusque dans une forêt et il assista à l’ouverture des portes et au
déchargement des corps par un groupe de Polonais. «Je fus très fortement
ébranlé par ce que je vis ce jour-là. Un autre Polonais, avec une tenaille à la
main, sauta dans la fosse. Il regarda les corps un à un, ouvrant les bouches.
Dès qu’il voyait une dent en or, il l’arrachait et la mettait dans un petit sac
qu’il avait avec lui.» Eichmann fut si bouleversé qu’il oublia de
chronométrer l’opération, comme il en avait reçu l’instruction. Lorsqu'il
soumit son rapport à Müller, il lui déclara: «Cela ne peut pas continuer, on
ne peut pas faire ça.» Certes, Eichmann semble dans la suite de son
discours vouloir justifier rétrospectivement une horreur en faisant référence
à une autre — le bombardement de l’Allemagne —, mais il ne pouvait tirer
aucune gloire, dans le cadre d’une conversation avec un néo-nazi, de sa
critique d’une politique décidée par le régime®12.
La version racontée par Eichmann des exécutions de Minsk est encore
plus effroyable, et sa réponse encore moins celle d’un nazi. Il fut informé
que 5000 Juifs devaient «recevoir leur compte» le lendemain, mais au
moment où il arriva sur le lieu des exécutions, au matin, la fusillade de
masse était déjà presque terminée. Il resta debout dans le froid, glacé bien
qu’il portât son manteau de cuir, alors que les Juifs étaient contraints d’ôter
leurs vêtements et de sauter dans la fosse commune. Il fut «impressionné »
du fait qu’ils marchent à un pas régulier et sautent dans la fosse «sans offrir
la moindre résistance ». Ensuite, il vit les tireurs «faire feu à tout va» dans
la fosse. «Pourquoi cette scène resta-t-elle si longtemps gravée dans ma
mémoire ? Peut-être parce que j’avais moi-même des enfants, et qu’il y
avait des enfants dans cette fosse. Je vis une femme tenir à bout de bras un
enfant d’un an ou deux en l’air, implorant. À ce moment-là, j’ai eu envie de
dire : “Ne tirez pas, donnez l’enfant...” Et puis l’enfant a été abattu. J’étais
si proche que j’ai retrouvé plus tard des morceaux de cervelle qui s’étaient
répandus sur mon manteau de cuir.» À son retour à Berlin, il dit qu’il
protesta de nouveau auprès de Müller: «Gruppenführer, la solution était
censée être de nature politique. Maintenant que le Führer a ordonné une
solution physique, il semble évident que c’est une telle solution qu’il faut
appliquer. Néanmoins, nous ne pouvons pas continuer à mener les
exécutions comme elles l’ont été à Minsk, et, je crois, en d’autres endroits.
Nos hommes vont être formés à devenir des sadiques. Nous ne pouvons pas
résoudre la question juive en logeant une balle dans la tête d’une femme
sans défense qui tient son enfant devant nous°l, »
Ce n’était donc pas seulement pour tenter de s’attirer les bonnes grâces
de ses ravisseurs en Israël qu’il dit avec insistance avoir eu de grandes
réserves vis-à-vis de la politique d’extermination physique, que ce fût par la
voie d’exécutions collectives par balles ou de gaz empoisonné. Dans un
passage supprimé de la version anglaise [et française] abrégée de son
interrogatoire, comme si l’on avait cherché à minimiser ses doutes et ses
hésitations, il dit, après avoir entendu l’ordre d’«extermination physique » :
«Tout m'était repris. Tout le travail, tous les efforts, tout l’intérêt que
j'avais consenti; c’est comme si tout s’était d’un seul coup éteint21£ »
Après avoir vu les conséquences de la nouvelle politique, il déclara que
cette précieuse loyauté avait été momentanément ébranlée: «Mon
allégeance inconditionnelle et absolue subit un changement lorsque je.
lorsque la soi-disant solution de la question juive devint plus violente —
enfin, je veux dire — lorsque les gazages et les exécutions commencèrent. Je
ne fis aucun secret de cet état de fait et je dis, oui, je crois que je l’ai dit, à
mon supérieur, le Gruppenführer Müller... j’ai dit, en fait, j’ai dit que ce
n’était pas ce que j’avais imaginé, ce n’était probablement ce qu’aucun
d’entre nous n’avait imaginé, parce que ce n’était pas une solution
politique?t. »
On pourrait objecter que ce n’était là que pure duperie et qu’Eichmann
s’était à dessein rendu d’un endroit à un autre pour coordonner la
machinerie centrale de la déportation avec la machinerie locale de la
destruction. Toutefois, le résultat de son périple suggère le contraire. De
plus, de nouvelles recherches sur les déportations d’octobre à
décembre 1941 indiquent qu’il n’existait pas de politique organisée
centralement de génocide contre les Juifs d’Europe et que, quoi
qu’Eichmann eût fait, il était crédible à ses propres yeux de déclarer plus
tard qu’il nourrissait des doutes, même si ce n’était pas pour les raisons que
la plupart des gens trouveraient appropriées.
Pendant des décennies, la conférence de Wannsee, et le rôle d’Eichmann
lors de cette conférence, furent perçus comme des éléments centraux pour
comprendre le génocide perpétré contre les Juifs. L’idée était alors
largement répandue que le génocide avait été décidé lors de cette
conférence et dès lors qu’Eichmann, en tant que factotum de Heydrich,
s’était trouvé au cœur du processus de prise de décision. Gideon Hausner
alla même jusqu’à déclarer qu’Eichmann avait été l’instigateur de la
conférence. Lors de son discours d’ouverture au début du procès, il affirma
qu’Eichmann «proposa qu’une réunion fût organisée avec les membres du
haut commandement considérés aptes à mener à bien le projet de massacre,
et Heydrich donna son accord», Néanmoins, depuis les années 1980, les
historiens ont réduit l’importance accordée à la conférence de Wannsee. Ils
ont souligné le développement des politiques régionales de crime de masse,
qui existaient bien avant le déroulement de la conférence, et le hiatus qui lui
succéda. De plus, si les origines et les conséquences de la conférence ne
sont pas ce qu’elles ont semblé avoir été par le passé, c’est également le cas
pour le rôle alors tant décrié d’Eichmann®?17,
Le régime nazi s’était déjà embarqué dans une politique de crime de
masse et de génocide à travers l’action de politiques et d’agences travaillant
de manière tout à fait indépendante d’Eichmann. Entre septembre 1939 et
août 1941, plus de 70000 Allemands, principalement des non-Juifs, atteints
de handicaps physiques ou mentaux avaient été assassinés avec du gaz
empoisonné, parce qu’ils avaient été sommairement évalués comme
«indignes de vivre». Bien que cette campagne de prétendue «euthanasie »
eût été interrompue dans le Reich, le processus meurtrier mis en œuvre par
les membres des services de sécurité et du corps médical se poursuivit dans
les territoires annexés et dans les camps de concentration?l8, L’invasion de
la Russie fut accompagnée d’exécutions en masse perpétrées par les
Einsatzgruppen. Heydrich somma également les Einsatzkommandos
d’encourager les pogroms par les habitants locaux, qui emportèrent des
milliers de vies juives, en particulier dans les États baltes et en Pologne. En
juillet-août 1941, Himmler visita les quartiers généraux des Einsatzgruppen
et donna l’ordre que les massacres n’excluent dorénavant plus les femmes,
les enfants, les personnes âgées, et les infirmes. Il chargea plusieurs unités
de la Waffen-SS et plusieurs bataillons de police de porter assistance aux
Einsatzgruppen dans cette tâche sanglante. À la fin de l’année 1941, plus
d’un demi-million de Juifs avaient été massacrés dans les États baltes, en
Biélorussie, dans l’est de la Pologne et en Ukraine? Eichmann ne joua
pourtant aucun rôle dans l’organisation, la formation ou le contrôle des
Einsatzgruppen, et il ne prit pas part aux décisions prises par l’armée de
contribuer matériellement à la destruction de la population juive. L’armée
mit en place une politique de représailles massives contre les partisans et les
saboteurs présumés, et commença à prendre des Juifs en otages et à les
exécuter bien avant qu'Eichmann n’en vienne à contempler de telles
mesures?20,
La présentation de ce contexte est utile à une bonne compréhension d’un
incident fameux qui se produisit en septembre 1941 et qui fut utilisé plus
tard comme une preuve importante de la criminalité d’Eichmann. Le
13 septembre 1941, Franz Rademacher, qui dirigeait la section des affaires
juives au sein du ministère des Affaires étrangères, prit note d’une
conversation téléphonique avec Eichmann à propos de 8000 Juifs internés
en Serbie. Les Juifs avaient été raflés par l’armée sous de prétendues
raisons de sécurité, sur la suggestion de l’expert juif de l’ambassade
d'Allemagne à Belgrade, Edmund Veesenmayer. Depuis un certain temps,
le ministère des Affaires étrangères, poussé par son plénipotentiaire à
Belgrade, Felix Benzler, demandait à ce qu’ils fussent déportés en
Roumanie ou bien «vers l’est». Rademacher consulta Eichmann, qui lui
répondit que ce n’était pas possible. Toutefois, il lui fit une contre-
proposition, notée par Rademacher: «Eichmann propose exécutions?2l. »
Néanmoins, les discussions se poursuivirent pendant plusieurs semaines
avant qu’une action fût décidée. Le secrétaire d’État auprès du ministère
des Affaires étrangères, Martin Luther, rencontra Heydrich le 4 octobre, et
ils se mirent d’accord pour envoyer une délégation conjointe du ministère et
du IV-B4 à Belgrade pour obtenir des renseignements. Dans le même
temps, l'initiative fut prise par le général Franz Bühme, nommé par Hitler
au poste de gouverneur militaire en Serbie le 18 septembre 1941. Bôühme fit
valoir que les conditions de sécurité étaient des plus alarmantes. Afin de
restaurer «l’ordre», il ordonna immédiatement que les Juifs et les Roms
internés fussent utilisés comme otages et exécutés en représailles des
attaques des partisans. Les premières exécutions de masse furent conduites
par l’armée les 9 et 10 octobre, avant même que la délégation n’arrive pour
évaluer les options. Les rafles et exécutions d’otages furent ainsi décidées
par l’armée, et non selon un programme génocidaire préconisé par
Eichmann?22.
Il y eut d’autres cas d'initiatives locales menant au meurtre de masse,
même si pendant longtemps elles furent traitées comme parties prenantes
d’une politique génocidaire sans failles orchestrée depuis Berlin. Ce fut le
cas à la fois dans le Warthegau et au sein du Gouvernement général. Là,
l’administration civile et l’appareil de sécurité s’entendirent pour dire que,
s’ils devaient recevoir les Juifs expulsés du Reich, il leur faudrait se
débarrasser d’une bonne partie de la population juive locale. Cependant,
puisque la situation militaire rendait impossibles les déportations plus à
l’est, une autre «solution» devait être trouvée. Hôppner avait suggéré une
option dans sa lettre à Fichmann en septembre. lan Kershaw a affirmé
qu’Arthur Greiser, en lien avec la SS du Warthegau, se tourna vers les
agents «inoccupés » chargés de l’euthanasie et leurs camions, pour sortir de
leur «dilemme ». Greiser obtint la permission de Himmiler avant d’organiser
l’assassinat des Juifs du ghetto de Lodz inaptes au travail dans le camp de
Chelmno. À ses yeux, cet expédient était rendu nécessaire par la pression de
Berlin pour faire accepter les déportés, mais elle ne provint pas du centre, ni
d’Eichmann?2.
Une dynamique similaire était manifeste dans le Gouvernement général.
En juillet 1941, Hans Frank chercha à expulser tous les Juifs de sa région
vers les grandes étendues sauvages de Russie. Ce projet ne put avoir lieu.
Au contraire, Hitler rattacha la Galicie orientale, une région du sud-est de la
Pologne, au Gouvernement général, ajoutant par là un demi-million de Juifs
supplémentaires à son «fardeau». Frank hésita sur la marche à suivre et
autorisa toute une série d'initiatives dans le district. L’Einsatzgruppe C
fomenta des pogroms et massacra des milliers de Juifs. Globocnik s’empara
d’une idée consistant à employer les Juifs qui étaient «aptes au travail»
pour leur faire construire une autoroute militaire d’importance stratégique
vers l’Ukraine. Il commença à les faire venir de camps situés au long de la
route, mais les conditions de travail et de vie relevaient de l’«extermination
par le travail». Lorsqu'il devint évident aux yeux de Frank qu’il ne
parviendrait pas à se débarrasser des Juifs de l’ancien Gouvernement
général en les poussant simplement au-dehors de ses frontières, il adopta
une version modifiée des méthodes à l’œuvre en Galicie orientale2,
À la mi-octobre, Globocnik discuta avec Himmler de l’aménagement à
Belzec d’un centre d’exécutions utilisant des chambres à gaz fixes.
Globocnik nourrissait des ambitions personnelles. Il persuada Himmler que
la région de Lublin pourrait être germanisée et transformée en modèle de
territoire de colonisation allemande dirigé par la SS, mais seulement après
une «expulsion forcée des éléments ethniques étrangers radicale et
complète ici dans le district de Lublin». Cela pouvait être accompli par le
meurtre ou bien par la déportation. En octobre et en novembre, des experts
en matière d’exécutions de l’unité T4 furent dépêchés auprès de lui, et
commencèrent à travailler à Belzec?2. Hans Frank et l’administration civile
prirent part à ces mesures: Frank rencontra Globocnik à Lublin le
17 octobre, peu après que celui-ci eut reçu l’assentiment de Himmler. Deux
mois plus tard, Frank rencontra Hitler à Berlin et, à son retour, il dit à ses
adjoints qu’il fallait se débarrasser des Juifs, même en temps de guerre.
«Mais que va-t-il arriver aux Juifs? Croyez-vous qu’ils seront vraiment
transférés dans des villages de l’Ostland ? On nous a dit à Berlin: pourquoi
toutes ces difficultés ? Nous n’avons que faire d’eux en Ostland ou dans le
Reichskommissariat. Liquidez-les vous-mêmes?. »
Même s’il est vrai qu'Eichmann savait ce qui se passait dans le
Gouvernement général, il n’avait qu’une fonction limitée là-bas. Il jouait
principalement le rôle d’une courroie de transmission, portant les ordres de
Himmiler et de Heydrich pour mettre en œuvre les déportations des ghettos
vers les centres d’exécution, une fois que ceux-ci seraient prêts, et planifiant
les transports®27, En novembre 1941, son principal souci demeurait la
déportation des Juifs d'Allemagne, d’Autriche et du protectorat. Ces
déportations rencontraient les politiques meurtrières perpétrées dans les
contrées orientales du III Reich, mais le sort des Juifs du Reich devait être
différencié de celui des Juifs de l’Est. De plus, le grand projet de
déportation pour l’ensemble de l’Europe était plus une continuation de
plans de relocalisation grandioses que l’amorce d’un génocide
systématique.
Malgré les plus grands efforts d’Eichmann pour s’assurer que les
déportations se fassent sans à-coups, il y eut un certain nombre de ratés
embarrassants. Bien que le Reichstatthalter Arthur Greiser, gouverneur du
Warthegau, eût agréé aux requêtes de Heydrich d’accepter 20000 Juifs et
5000 Tziganes à Lodz, le chef du district de Lodz, Uebelhôr, fut furieux
d’une telle disposition. Des lettres furent échangées entre Lodz, Poznan et
Berlin. Heydrich et Himmler durent alors réfréner Uebelhôür et amadouer
Greiser®28, Des disputes similaires éclatèrent dans l’Ostland et en
Biélorussie. Le 11 octobre 1941, le SS-Brigadeführer Stahlecker, désormais
commandant de l’Einsatzgruppe À, informa l’administration civile de
l’Ostland, qui incluait la Lettonie, qu’un camp devait être érigé à Riga pour
accueillir 25000 Juifs expulsés du Reich. Les gouverneurs civils
regimbèrent à cette imposition et se plaignirent auprès de Berlin. Dans le
Generalkommissariat de Biélorussie, dans l’Ostland, l’armée joignit sa voix
à celle de Wilhelm Kube, chef de l’administration civile, pour protester
contre l’arrivée imminente de 25000 Juifs d'Allemagne, d’Autriche et du
protectorat. L’armée s’inquiétait des conséquences sur la sécurité et sur les
transports. Kube contestait quant à lui que des Juifs allemands «issus de
notre propre milieu culturel» dussent être amenés dans un ghetto misérable
où la faim, les maladies et le froid causeraient des ravages dans leurs
rangs?2?,
De manière plus embarrassante, l’Einsatzkommando A massacra six
convois de Juifs du Reich dès leur arrivée à Riga, en Lettonie, et à Kovno,
en Lituanie, contrairement à ce qui avait été prévu. Himmler se montra
particulièrement inquiet du massacre de Riga, craignant peut-être que le
meurtre de Juifs allemands, dont la plupart étaient des anciens combattants
de la Première Guerre mondiale, pût causer en Allemagne un mouvement
de protestation similaire à celui qui avait été déclenché par l’opération
d’«euthanasie ». Il fit rappeler à Berlin Friedrich Jeckeln, chef des SS et de
la police (HSSPF) pour la région balte, et son représentant personnel sur le
terrain, pour l’admonester pour avoir «outrepassé» ses ordres330,
C’est en partie afin d’aplanir ces difficultés que Heydrich eut recours à sa
technique habituelle qui consistait à organiser une conférence
interministérielle. La réunion n’avait toutefois pas seulement pour but de
coordonner les mesures à prendre entre les différentes agences de l’État et
du parti ou d’améliorer les communications entre elles. La manière la plus
simple et la plus décisive pour Heydrich de s’assurer que le flot des
déportations se déroulerait sans encombre était d’imposer son contrôle total
sur le sort des Juifs dans le Reich et à l’Est, et de contraindre les autres
agences à suivre la ligne du RSHA. Telles furent les principales motivations
sousjacentes de la conférence programmée pour le 8 décembre à Wannsee,
une banlieue chic du sud-ouest de Berlin. Heydrich ordonna à Eichmann de
préparer la rencontre et d’envoyer les invitations. Ces dernières furent
transmises le 29 novembre 194131.
La conférence de Wannsee fut reportée au 20 janvier 1942 en raison de
l’entrée en guerre des États-Unis et de la déclaration de guerre de
l’Allemagne à ce pays. Elle combina des objectifs à court terme concernant
les déportations en cours hors du Reich, et une présentation des aspirations
à long terme de Heydrich à propos de la «solution de la question juive » à
l’échelle européenne. Heydrich souhaitait imposer sa primauté et la
domination du RSHA sur les affaires juives partout sur le continent, et en
particulier au sein du Gouvernement général et dans les territoires occupés
de l’Est. Il entendait mettre un terme aux disputes consistant à déterminer
quels individus relevaient de la sphère d’attribution du RSHA selon la
définition des personnes de sang mêlé, en particulier du fait que le ministère
de l’Intérieur s’était également déclaré compétent en la matière. Il était
important, en vue de la reprise des déportations hors d’Allemagne, de
s’assurer que les opérations de massacre déjà entamées correspondent aux
objectifs de Berlin, et non les perturbent. Il souhaitait également obtenir
l’accord de principe pour la déportation des Juifs de toute l’Europe vers
l’est lorsque le temps serait venu. Enfin, il voulait s’assurer que les
représentants des ministères, en particulier du ministère des Affaires
étrangères, et ceux du commissariat au Plan de quatre ans, comprissent que
les subtilités diplomatiques et les considérations économiques, si elles
pouvaient être prises en considération, seraient subordonnées à l’objectif
plus important qui consistait à éliminer les Juifs d'Europe. Il devait être
clairement indiqué et compris par tous que le peuple juif ne survivrait pas à
la «solution finale »222.
Le déroulement réel de la journée du 20 janvier 1942 a été plusieurs fois
porté à l’écran et les images associées à ce jour sont devenues
emblématiques: l’élégante villa au bord d’un lac devant un paysage
enneigé, la réunion de dignitaires nazis et de SS portant des uniformes
impeccables et affichant un air de bonhomie, la table de la conférence
couverte de papiers comme une réunion de conseil d'administration, et par-
dessus tout le fameux protocole®%,. Parce qu’il rédigea le document,
Eichmann se trouva à jamais lié à ce jour et, de ce fait, à tout ce qui
s’ensuivit%, Il est dès lors quelque peu ironique qu’en réalité, il ne se
trouvât pas à Berlin dans les jours qui précédèrent le conclave. II était allé
faire une tournée d’inspection à Theresienstadt et avait été reconduit dans
des conditions difficiles, sous la neige, le soir précédant la conférence.
Toutefois, puisque Heydrich avait décidé d’organiser la rencontre plusieurs
semaines plus tôt, Eichmann avait certainement terminé son travail
préparatoire quelque temps auparavant. Il avait en effet préparé un
important texte de briefing pour Heydrich avec des faits et des chiffres
concernant la mise en application de la législation antijuive depuis 1933, les
statistiques de l’émigration hors du Reich, et le nombre de Juifs se trouvant
dans tous les pays concernés par la «solution finale ». Il s’inspira également
de sa grande expérience pour éclairer son supérieur sur la mécanique des
déportations?2,
La conférence commença autour de midi, les invités discutant de manière
informelle au fur et à mesure qu’ils arrivaient. Parmi eux se trouvaient le
Dr Martin Luther du ministère des Affaires étrangères, le secrétaire d’État
au ministère de l’Intérieur, le docteur Stuckart, les docteurs Alfred Meyer et
Georg Leibbrandt, représentant le ministère aux Territoires occupés de
l'Est, le secrétaire d’État docteur Joseph Bühler, et l’Oberführer-SS Karl
Schôüngarth, qui s’étaient déplacés depuis le Gouvernement général pour
représenter Frank, le Sturmbannführer-SS docteur Rudolf Lange,
commandant en chef de la Sipo-SD en Lettonie, qui représentait le
Reichkommissioner à l’Ostland, l’Oberführer-SS Gerhard Klopfer de la
chancellerie du Parti, le directeur ministériel docteur Wilhelm Kritzinger de
la chancellerie du Reich, le Gruppenführer-SS Otto Hoffmann du Bureau
central des races et de l’implantation, le secrétaire d’État Erich Neumann du
bureau du Plan quadriennal, le secrétaire d’État docteur Roland Freisler,
représentant son ministre de tutelle au ministère de la Justice, et le
Gruppenführer Heinrich Müller, chef de la Gestapo et supérieur
hiérarchique d’Eichmann au RSHA. Eichmann était présent pour assister
Heydrich et pour s’assurer de la bonne prise de notes par une sténographe.
Certains, à l’instar d’Eichmann, étaient venus de loin pour assister à la
conférence. Lorsque tout le monde fut présent et réuni dans la salle de
conférence, Heydrich ouvrit la séance en rappelant à l’auditoire qu’il avait
été nommé plénipotentiaire pour les préparatifs de la «solution finale ».
Cette tâche nécessitait qu’il consulte les différentes agences compétentes
afin de s’assurer qu’elles travaillent toutes dans le même sens. Le rôle de
locomotive serait joué par le Reichsführer-SS [Himmler] et par lui-même:
ils contrôleraient tout ce qui avait à voir avec les affaires juives
indépendamment du lieu en question. Heydrich s’inspira ensuite du résumé
statistique préparé par Eichmann pour brosser un panorama des politiques
antijuives et de l’émigration jusqu’à cette date. Toutefois, dit-il aux invités,
dans la mesure où l’émigration n’était plus possible en temps de guerre, elle
avait été interdite. Une alternative possible consistait à remplacer
l’émigration par l’«évacuation» vers l’est, une fois que le Führer aurait
donné son aval. Le protocole est assez trompeur sur ce point, mais il
suggère que les déportations alors en cours n’étaient qu’un expédient
temporaire fournissant pourtant une expérience pratique précieuse en vue de
la «solution à venir».
Cette solution consistait en un projet concernant plus de onze millions de
Juifs en Europe. Heydrich proposa que ceux qui étaient aptes au travail
fussent déportés vers l’est et employés à la construction de routes. La
plupart d’entre eux périraient, et les survivants, les éléments les plus
résistants, seraient éliminés afin d'empêcher tout renouveau juif. Les
déportations devaient commencer à l’ouest et se déplacer progressivement
vers l’est, en commençant par le Reich et le protectorat, où la demande était
grande pour des logements occupés par des Juifs. Les Juifs «évacués »
seraient initialement installés dans des «ghettos de transit» pour ensuite
être envoyés plus loin vers l’est. Afin d’éviter les «interventions »
fatigantes pour le compte de tel ou tel Juif, Heydrich considéra qu’il était
essentiel de définir qui serait exempt des déportations. Les Juifs âgés de
plus de soixante-cinq ans, les médaillés militaires et les grands invalides de
la guerre des tranchées seraient envoyés dans un «ghetto des vieux»
récemment installé à Theresienstadt.
Les déportations commenceraient aussitôt que la situation militaire le
permettrait. Hors du Reich, les opérations seraient préparées via des
discussions entre le personnel compétent du ministère des Affaires
étrangères et les experts de la police de sûreté et du SD employés aux
missions extérieures. Heydrich passa brièvement en revue les situations de
la Slovaquie, de la Croatie, de la Hongrie, de l’Italie et de la France. Luther
fit remarquer que la Scandinavie pourrait poser des problèmes. Dans chaque
cas, Heydrich déclara que les Juifs seraient définis comme tels et
sélectionnés en vue de la déportation sur la base des lois de Nuremberg.
C’était une question particulièrement sensible. Les Juifs ayant contracté des
mariages mixtes avaient noué des relations avec des Allemands «purs» et
leurs enfants, les Mischlinge, qui occupaient une zone d’ombre,
s’identifiaient souvent entièrement aux Allemands et étaient perçus comme
tels. Toute attaque à leur encontre risquait de susciter un retour de bâton de
la part de la population. Aïnsi, Heydrich énuméra-t-il les catégories de
demi-Juif et de quart-Juif, quatre catégories de mariages mixtes,
comprenant les Juifs, les demi-Juifs, et les quart-Juifs mariés à des
Allemands ou bien à d’autres Mischlinge, et il détailla ce que serait leur sort
selon qu’ils remplissaient ou non certaines conditions. Le tout était d’une
complexité déconcertante, et Otto Hoffmann recommanda tout simplement
de stériliser tous les Mischlinge. Stuckart souligna «la charge
administrative considérable» que représenterait l’application de ces
catégories, et proposa de couper le nœud gordien en optant pour la
stérilisation et pour des dispositions légales prévoyant des divorces
obligatoires dans le cas de mariages mixtes.
À un moment donné, des rafraîchissements furent servis, et notamment
du cognac. Lorsque la séance reprit, Eichmann se souvint que la discussion
était bien plus libre et l’atmosphère plus «détendue». Erich Neumann
exprima l’espoir que les Juifs employés dans les industries d’armement
seraient exemptés de la «solution finale». Il s’agissait d’un autre sujet
sensible et Heydrich le rassura en conséquence. Joseph Bühler prit alors la
parole au nom du Gouvernement général et déclara que le travail ne serait
pas un problème, dans la mesure où la plupart des Juifs étaient considérés
comme inaptes. Il demanda à ce que les déportations commencent sur son
territoire le plus tôt possible, et, en retour, offrit son plus complet soutien à
Heydrich. Celui-ci en fut très satisfait, car cela indiquait que l’un de ses
rivaux les plus obtus était tout à fait à l’aise avec l’idée de la «solution
finale ». Et personne ne se faisait la moindre illusion à propos du contenu de
celle-ci. Meyer et Bühler recommandèrent ensuite que certaines mesures
fussent prises quant aux méthodes employées, afin de ne pas alarmer la
population locale. Les commentaires de Meyer faisaient écho à des plaintes
récentes adressées à Himmler par le supérieur de Meyer, le
Reichskommissar pour l’Ostland, à propos du spectacle que donnaient les
exécutions de masse «sauvages » à Libau (Liepaja) en Lettonie.
La session fut levée au bout d’environ quatre-vingt-dix minutes.
Heydrich et Müller furent les derniers à partir, et ils invitèrent Eichmann à
venir se détendre avec eux autour d’un verre de cognac et d’une cigarette.
Celui-ci, qui était resté dans la salle pour s’occuper du procès-verbal, se
sentit flatté et, des années plus tard, ses réminiscences de cet événement
traduisent encore son excitation: «Après la conférence, dans mon souvenir,
Heydrich, Müller et ma petite personne nous assîmes confortablement tous
les trois autour d’une cheminée. Je voyais pour la première fois Heydrich
fumer un cigare ou une cigarette; et il but du cognac, ce que je le voyais
faire pour la première fois depuis fort longtemps. D’habitude, il ne buvaïit
jamais d’alcool.» Néanmoins, Heydrich n’était pas homme à se laisser aller
complètement, et il utilisa ce moment de calme pour mettre au clair un
certain nombre de choses concernant le compte rendu de la conférence. Il
ne fallait pas que celui-ci rapportât mot pour mot ce qui avait été dit: il
voulait qu’Eichmann le corrige quelque peu. Il ajouterait ensuite lui-même
les touches finales?2€,
Dans les différentes versions qu’il donna de la conférence, Eichmann eut
naturellement à cœur de diminuer sa propre contribution. Il déclara à Avner
Less: «Je m'’assis dans un coin avec la sténographe, et personne ne
s’intéressa à nous. Personne. Nous étions bien trop insignifiants. Ils ne nous
consacrèrent pas la moindre attention. Pas même Heydrich.» Mais, dans le
même temps, Eichmann voulait aussi établir que des décisions furent prises
qui l’absolvaient de toute responsabilité ou culpabilité dans tout ce qui
suivit. La conférence, déclara-t-il, avait été organisée par Heydrich afin que
celui-ci impose son autorité sur toutes les affaires juives. Heydrich était
bien décidé à mettre en place une «organisation resserrée du programme ».
«Jusqu’à ce moment-là, les obstacles avaient été trop grands. Trop de
départements avaient été impliqués. »
Devant la Cour, Eichmann décrivit la rencontre comme «une lutte de
pouvoir entre le Gouvernement général et Heydrich». Lui-même s’était
contenté de préparer les éléments d’arrière-plan: un grand nombre des
propositions furent improvisées par Heydrich ce jour-là, en particulier
l’emploi de Juifs dans des colonnes de travail. Lorsqu'il lui fut demandé si
les méthodes d’exécution avaient été débattues, il admit que ce fut le cas.
Le compte rendu dissimula ce point: «Comment dire — certaines formules
trop familières et certaines expressions de jargon durent être traduites par
mes soins en langue de bureau.» Heydrich amenda aussi le protocole
plusieurs fois. Il était toutefois suffisamment clair que tous ceux qui avaient
été présents à la conférence étaient désormais dans le même bateau.
Heydrich avait «créé une forme de réassurance en faisant s’engager les
secrétaires d’État séparément». Le chef du RSHA fut profondément
satisfait du résultat, Ce fut également le cas d’Eichmann — bien que cela
n’indique pas forcément qu’il s’était rallié au génocide. «Je ressentis
quelque chose comme une satisfaction de Pilate, parce que je me sentais
parfaitement innocent de la moindre culpabilité. Les hauts dignitaires du
Reich à ce moment-là avaient parlé à la conférence de Wannsee, les “papes”
avaient donné leurs ordres, mon rôle consistait à obéir, et c’est cela que je
gardai en tête au cours des années suivantes322. »
S’agissait-il d’un artifice, Fichmann ne faisant que renforcer sa défense
selon laquelle il ne fit qu’obéir aux ordres ? Ou bien est-il crédible qu’il
participa réellement à la mise en œuvre du programme avec le cœur gros,
tout du moins à l’époque de la rencontre de Wannsee ? Il existe des signes
prouvant que, entre juillet 1941 et janvier 1942, Eichmann n’apprit que
lentement ce que signifiait être un génocidaire dénué de conscience. Il se
peut qu’il devint plus tard un tueur endurci, rendu tellement brutal qu’il alla
jusqu’à éprouver du plaisir à son entreprise barbare, mais les éléments dont
on dispose indiquent que ce n’était pas encore le cas. Parlant en liberté en
Argentine en 1957, il décrivit sa tournée des lieux de massacre en 1941 sans
la moindre expression de plaisir ou de satisfaction. Il y a donc ainsi raison
de croire ses déclarations lors de sa captivité, faisant état de son malaise
face à la politique d’«extermination physique», et pas seulement face au
caractère chaotique des exécutions par balles. Eichmann fut aussi d’abord
réticent à la perspective du crime de masse à l’échelle industrielle au moyen
de gaz empoisonné. Il raconta dans des termes auto-dépréciatifs comment à
Auschwitz, «ils rirent, naturellement, lorsque mes nerfs flanchèrent et que
je ne parvins pas à maintenir ma dignité militaire». Il n’avait pas besoin
alors de s’exprimer en des termes si forts. Hôss confirma que «même les
plus “durs”, comme par exemple Mildner et Eichmann, ne manifestaient
pas le moindre désir d'échanger leur place contre la mienne°40 ».
Eichmann ne mentit pas vraiment lorsqu’il se remémora sa protestation
hésitante auprès de Müller: «Ce n’est pas ce que j’avais imaginé, ce n’est
probablement pas ce qu’aucun d’entre nous avait imaginé, car ce n’est pas
une solution politique. Nous évoquions encore une solution politique.
jusqu'alors, c’était la ligne officielle. Mais cela n’était pas une solution
politiquet. » Il y avait, en effet, un certain degré d’ambiguïté jusqu’à la
conférence de Wannsee. Le fait qu’Eichmann déclara s’être cramponné à
une «solution territoriale » jusqu’à la fin de l’automne 1941 ne relève pas
du mensonge ou de l’aveuglement. Après tout, une telle politique présentait
alors pour lui plus de chances de prestige et de promotion que le meurtre de
masse.
Dans son commentaire manuscrit aux enregistrements qu’il fit en
Argentine en 1957, Eichmann écrivit, sous le titre «À propos de la solution
finale de la question juive »: «Moi et mes subordonnés dans ma section du
bureau de la Gestapo qui était alors l’Office central de la sécurité du Reich,
fûmes dès lors relégués à une position de second rang dans tout ce qui
concernait la “solution finale de la question juive”, puisque tous les
préparatifs étaient dorénavant confiés à d’autres unités et arrêtés par un
autre office central placé sous la juridiction du Reichsführer-SS et du Chef
de la police.» La décision d’entreprendre l’«extermination physique »
des populations juives représentait potentiellement un désastre pour lui et
son service. Elle marquait l’arrêt d’une politique à laquelle il avait été
étroitement associé, à propos de laquelle il possédait une expertise sans
équivalent, et pour laquelle la qualité de son travail avait été saluée.
Toutefois, l’émigration, la migration forcée et les solutions territoriales
n'étaient plus à l’ordre du jour#2.
Au lieu de cela, Fichmann s’adapta à une politique qu’il n’avait pas
conçue, qui faisait faire machine arrière aux dispositions qu’il avait mises
en place, et qui répudiait implicitement les prémices sur lesquelles celles-ci
reposaient. De plus, jusqu’à la conférence de Wannsee, il n’y avait aucune
assurance que ce nouveau départ serait couronné de succès ou que les
choses rebondiraient en sa faveur. Si l’on conçoit Eichmann comme un
participant de rang moyen, comme un subordonné, opérant dans un cadre
où les élites au pouvoir et les preneurs de décisions politiques étaient en
conflit les uns avec les autres, plutôt que comme l’exécutant d’une politique
centralement déterminée et inexorable, ses réactions deviennent moins
incroyables, quoique non moins répréhensibles — en tout cas, elles
apparaissent plus humaines.
Il fut soulagé que la conférence de Wannsee lui assurât un rôle dans cette
nouvelle phase de la «politique juive». Son emploi d’«expert en matière
d’émigration» disparut, mais il se vit octroyer un rôle clé dans la mise en
œuvre de la nouvelle politique. Toute réticence qu’il pût avoir, et il en eut
pendant un court laps de temps, fut évacuée par la satisfaction que lui et son
équipe étaient encore au centre des affaires#. Que cela lui plût ou non, et
on retrouve en effet certaines indications d’ambivalence, afin de préserver
sa position et son service, Eichmann s’embarqua dans une carrière dans le
génocide. L’énergie avec laquelle il s’attaqua à son nouvel emploi et qu’il
maintint en 1942, 1943 et 1944 donne l’indication la plus certaine de la
manière et de la vitesse avec lesquelles il domina le malaise ou les
scrupules qui lui seraient éventuellement restés.
CHAPITRE V
ADMINISTRATEUR DU GÉNOCIDE, 1942-1944
Eichmann: J’en ai gros sur la conscience. Je sais
cela, mon capitaine. Mais je n’avais rien à voir avec
le meurtre des Juifs. Je n’ai jamais tué un Juif, et je
n’ai jamais non plus tué un non-Juif — je n’ai jamais
tué personne. Et je n’ai jamais donné l’ordre à
quiconque de tuer un Juif, ou de tuer un non-Juif.
Non, jamais.
Tout notre travail consistait en des tâches
administratives.
Eichmann à son interrogateur, Camp Iyar, 31 mai,
6 juin 1960,
Capitaine Less: Vous continuez à vouloir
présenter les choses comme si vous n’aviez été rien
de plus qu’un officier de transport.
Eichmann: (Cela était vrai, d’une manière
générale, mon capitaine.
Eichmann à son interrogateur, Camp Iyar, 10 juin
196047,
Ils étaient réveillés de bonne heure, à cinq heures
du matin; on leur servait du café. Ils s’étaient
réveillés difficilement, de mauvaise humeur. À cinq
heures du matin, même au mois d’août à Paris, il fait
encore très sombre, c’est presque encore la nuit, et
lorsqu'ils voulaient les faire descendre dans la cour,
c'était en général très compliqué. Alors les femmes
bénévoles tentèrent par la persuasion de faire
descendre les plus vieux en premier, mais il arriva
plusieurs fois que les enfants commencent à pleurer
et à se débattre. Comme était impossible de les faire
descendre dans les cours intérieures du camp, des
policiers durent monter dans les chambres et prendre
dans leurs bras les enfants qui hurlaient et se
débattaient. Ils les descendirent dans la cour
intérieure.
Témoignage de George Wellers lors du procès
Eichmann, 9 mai 1961, décrivant comment 1 000
enfants juifs furent envoyés à Auschwitz sur ordre
d’Eichmann®<#,
À la suite de la conférence de Wannsee, Adolf Eichmann devint
l’administrateur en chef du plus grand génocide de l’histoire. Après qu’il
eut préparé le protocole de la conférence et que Heydrich y eut apporté les
dernières corrections, des copies furent envoyées aux ministères et aux
agences représentés lors de la réunion avec une lettre explicative dans
laquelle Heydrich informait ses collègues que, pour toutes les questions à
venir concernant la «solution finale», leurs experts juifs devraient
collaborer avec Eichmann, son «agent compétent »%%, Eichmann joua dès
lors un rôle de pivot sur lequel reposait la mise en application des décisions
prises, et il vit en conséquence son activité s’étendre à la totalité de la
«solution finale» de janvier 1942 à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Mais comment fut-il capable d’administrer un génocide ? Quelles étaient ses
activités au jour le jour en tant que directeur de l’entreprise transeuropéenne
vouée au déracinement d’individus et à leur expulsion vers un travail
d’esclave meurtrier ou bien vers une mort immédiate ?
Il est important de commencer par mettre en perspective le rôle
d’Eichmann et de son bureau. Durant son procès à Jérusalem, l’accusation
tenta de lui faire endosser la responsabilité de chaque détail de l’acte
d’accusation concernant le crime de masse et le génocide perpétrés contre
les Juifs. Gideon Hausner le décrivit comme «le plénipotentiaire spécial de
Heydrich pour la “solution finale” ». «En conséquence de la combinaison
de ses fonctions, déclara Hausner, Eichmann était l’exécuteur officiel du
programme d’extermination.» Selon le procureur: «Il traitait de haut les
ghettos et les centres d’extermination, sa position au sein du RSHA était
unique. Il pouvait passer par-dessus la tête de ses supérieurs et traiter
directement avec Himmler. Son statut normalement modeste de chef de
département subordonné ne reflétait pas sa réelle position de pouvoir20. »
Bien sûr, Eichmann s’efforça de minimiser son rôle et l’étendue de ses
responsabilités, à un point tel que la description qu’il fit de ses fonctions
sembla ridicule à ses accusateurs. Les raisons de leur frustration peuvent
être perçues à travers cet exemple typique du style d’Eichmann lors de son
interrogatoire :
Himmler ordonna l’évacuation des Juifs de France vers les ghettos de Varsovie ou de
Litzmannstadt. Dans un cas comme cela, l’ordre allait d’abord aux officiers haut gradés de la
police et de la SS, et ensuite au chef des services de sûreté à Paris. Si Himmler avait déjà réglé la
question lors d’un rendez-vous avec le ministre des Affaires étrangères du Reich, nous n’avions
pas à nous inquiéter de l’assentiment de ce ministère. La machinerie de l’administration se
mettait en marche. Il fallait des semaines pour obtenir les autorisations nécessaires. Ensuite, le
gouvernement français à Vichy devait être avisé et le Commandant militaire de Paris devait être
entraîné dans le projet. Il faut mentionner tout cela, parce que cela montre que les évacuations
n'étaient pas si aisées que cela à mettre en œuvre... Quelle que pût avoir été l’importance des
forces allemandes présentes sur place, elles ne pouvaient simplement pas rafler les gens, les faire
monter dans les wagons de marchandises, et les faire partir. Le processus d’évacuation dans les
pays européens nécessita des négociations longues et opiniâtres... Nous devions réquisitionner
les trains du ministère des Transports du Reich et contacter le SS Wirtschafts- und
Verwaltungshauptamt [WVHA, l’Office central de la SS pour l’économie et l’administration].
C’est là que les destinations étaient arrêtées, parce que nous... nous ne savions pas où ils
allaient. Il ne relevait pas de ma compétence de décider où les convois devaient aller.
À un moment, Avner Less, son interrogateur, dit avec un mélange
d’impatience, d’incrédulité et de dégoût: «Vous n’avez de cesse de
présenter les choses comme si vous n’aviez été rien de plus qu’un officier
de transport.» Ce à quoi Eichmann répondit: «Cela était vrai, d’une
manière générale, mon capitaine. »
Comme on pourrait s’y attendre, cette réponse ne fut pas d’un grand
secours à Fichmann lors de son procès. Toutefois, les historiens qui ont
analysé les mécanismes de la «solution finale», en particulier à partir de
nouveaux documents et d’études détaillées d’épisodes spécifiques, ont
tendu à confirmer le fond de sa version. Eichmann et son service étaient
certes situés à un point nodal du génocide, mais l’étendue du rôle
d’Eichmann a été largement exagérée. Le département IV-B4 était, pour
reprendre les mots de Hans Safrian, «un service de liaison et de
coordination». En tant que chef du IV-B4, Eichmann avait un rang et des
pouvoirs équivalents à ceux d’un Referent, comme le souligne fort
justement Vaacov Lozowick. Le manuel du système administratif allemand
des années 1930 spécifie cependant qu’un Referent «contrôle de fait toutes
les affaires courantes, une fois que les politiques ont été approuvées par ses
supérieurs ». Le titulaire de la fonction est le «principal conseiller et
assistant technique de son supérieur, en général un ministre du
gouvernement??? ».
Eichmann n’était certes pas un Referent comme les autres. Contrairement
aux autres chefs de section, il présentait ses rapports directement au chef de
son groupe de départements, le SS-Gruppenführer Müller. La couleur de
l’encre qu’il utilisait pour les documents officiels était elle aussi
particulière. Au sein de l’administration allemande, la couleur de l’encre
indiquait ainsi le niveau hiérarchique et la priorité. Müller utilisait de
l’encre orange, et Fichmann faisait de même. Toutefois, il ne pouvait de lui-
même donner d’ordres ou d’instructions à qui que ce fût. Il ne pouvait le
faire qu’en agissant sur ordre de tiers, ce qui était indiqué par le format des
feuillets qu’il utilisait et par la manière dont il signait. L’en-tête des feuilles
qu’il utilisait pour ses communications indiquait le service dont sa propre
autorité émanait, et les initiales «i.A» signifiaient le droit qu’il avait dans
un domaine donné d’invoquer l’autorité de ses supérieurs. Il ne pouvait le
faire qu’avec leur consentement et seulement s’ils en étaient informés.
Eichmann n’était pas un décideur politique: sa fonction était
opérationnelle. Son rôle dans l’immédiat après-conférence de Wannsee
montre qu’il pouvait influencer les politiques suivies, mais seulement dans
des limites restreintes. Il pouvait discuter de qui serait inclus dans les
déportations, mais il ne pouvait contester l’ordre donnant lieu à ces
déportations. Un certain nombre de questions restaient à régler, en
particulier en ce qui concernait les Mischlinge, le problème particulier des
mariages mixtes, et les questions ayant trait à qui avait autorité sur les
affaires juives au sein de différentes zones géographiques. Le 6 mars 1942
eut lieu la première de deux conférences sur les Mischlinge au 116
Kurfürstenstrasse. Apparemment, personne du bureau IV-B4 ne fut en
mesure d’y assister, mais le résultat fut présenté à Fichmann in extenso. Le
compte rendu montre comment des «experts» provenant de différentes
agences débattirent, sans parvenir à un résultat concret, de la proposition de
stériliser les Mischlinge «du premier degré» au sein du Reich — de telles
mesures étaient considérées comme moins problématiques dans les
territoires occupés. La suggestion du secrétaire d’État Stuckart d'imposer
un divorce obligatoire aux couples pris dans des mariages mixtes rencontra
de vives objections. Des représentants du ministère de la Propagande firent
remarquer qu’une telle mesure ne serait pas bien perçue par le Vatican et
par les catholiques allemands. Dans le même temps, la police de sûreté se
vit demander de fournir des données sur le degré de «judéité» des
Mischlinge dans des mariages mixtes, afin de servir de fondement à
d’éventuelles actions futures?2£,
La question des Mischlinge et des mariages mixtes continua à hanter
Eichmann et provoqua des turbulences sans fin tant à l’intérieur du Reich
qu’à l’extérieur. Une seconde conférence sur la stérilisation eut lieu le
27 octobre 1942 et, cette fois, Eichmann et tout un aréopage d’hommes du
Referat IV-B4 y assistèrent. Cependant, cette seconde conférence fut aussi
peu décisive que la première, Cette question marqua à la fois les limites
de la «science raciale» et celles du pouvoir d’Eichmann. À chaque fois
qu’il y avait quelque hésitation à propos de qui était «juif», d’autres
agences étaient en mesure de faire pression, en général au nom de leurs
propres intérêts plutôt que de celui des victimes potentielles. Toutefois,
l’importance de ces groupes marginaux était plus une affaire de principe
qu’une question pratique tant que le nombre de cas, dont la définition ne
souffrait contestation, était suffisamment important pour continuer
d’alimenter à plein régime la machinerie de la déportation.
Ce même 6 mars 1942, Eichmann rencontra Franz Rademacher, du
ministère des Affaires étrangères, afin de régler un certain nombre de
problèmes concernant les mesures à l’encontre des Juifs étrangers présents
en Allemagne et des Juifs de différentes nationalités dans les pays où les
déportations étaient prévues. Il était nécessaire de prendre des mesures pour
protéger les biens des Juifs allemands domiciliés dans des pays (dont ils
étaient sur le point d’être arrachés) situés hors de l’Allemagne, ce qui
constituait un problème compliqué de droit international. La situation des
Juifs de nationalité étrangère résidant au sein du Reich, dont certains
avaient épousé des Juifs allemands, posait des problèmes encore plus
épineux. Eichmann devait considérer les relations alors existantes avec les
pays auxquels ces Juifs appartenaient, les risques de provoquer une
intervention extérieure, et le devenir des biens de ces individus en vertu du
«principe de territorialité» en droit international. Une fois que le génocide
paneuropéen fut mis en mouvement, de tels dilemmes apparaïîtraient à
l’échelle de tout le continent, et ils devaient poser d’innombrables
difficultés au Referat IV-B4 et à son homologue, le département III du
ministère des Affaires étrangères,
Une fois qu’une mesure avait été arrêtée par le premier cercle des
dirigeants nazis et, au besoin, affinée lors de conférences interministérielles,
il incombaïit à Eichmann et au Referat IV-B4 de lui donner une forme
pratique. La première étape consistait à traduire une mesure ou un ordre
général en Richtlinien, ou directives spécifiques. Ces directives seraient
ensuite transmises aux agences exécutives du RSHA dans le Reich ou à ses
agents à l’étranger. Une directive d’Eichmann envoyée aux agents sur le
terrain commençait en général par identifier les cibles de l’action: une
définition des Juifs à rafler et de ceux à laisser en liberté. Elle fournissait
des instructions sur la manière dont les Juifs devaient être localisés et
appréhendés. Un élément vital de cette procédure concernait la gestion des
biens, dans la mesure où elle pouvait causer des conflits
interdépartementaux sans fin et où elle présentait une source potentielle de
corruption. Sur la base d’expériences et de consultations poussées auprès
des «experts juifs » dans d’autres ministères, les experts légaux et financiers
d’Eichmann mirent en place un système qui fonctionna remarquablement
bien???
Avant chaque déportation, les Juifs sélectionnés pour le départ devaient
remplir des formulaires qui dressaient la liste de toutes leurs possessions,
jusqu’au moindre objet et au moindre titre. Des juristes assermentés
devaient ensuite assister à l’installation dans les trains de déportation, et ils
remettaient aux déportés des formulaires par lesquels ces derniers
transféraient tous leurs biens à l’État allemand. Les Juifs n’avaient pas
d’autre choix que de signer et de consentir à se défaire du reste de leurs
biens de cette manière «légale». Tout le processus n’était pas destiné à
impressionner les victimes par la légalité du processus, mais plutôt à éviter
les disputes autour des biens saisis?%, Les «autorités chargées de
l’évacuation» au sein du Reich, habituellement le quartier général de la
police de la ville ou de la région, recevaient à l’avance une indication du
nombre de Juifs qui devaient être appréhendés. Les officiers de police
devaient arrêter les Juifs et les escorter de leurs domiciles ou leurs lieux de
travail vers des centres de rassemblement, et de là vers le point
d'embarquement. La police recevait des instructions claires sur ce que les
déportés pouvaient emporter avec eux. Ainsi, des valises pouvaient être
utilisées, mais il était interdit de les verrouiller. Le département IV-B4
stipula aussi combien d’agents de sécurité étaient nécessaires pour escorter
le train jusqu’à destination. L’officier ou sous-officier chargé de l’escorte
recevait la liste de tous les déportés, et il devait cocher les noms de toutes
les personnes embarquées et débarquées. Le bureau IV-B4 devait être
informé du départ et de l’arrivée de chaque train et du nombre de déportés
juifs arrivés à destination, vivants ou morts???,
Eichmann ne mentait pas lorsqu'il déclara que ce n’était pas lui qui
décidait de la destination des trains de déportation. Une fois que les ordres
étaient parvenus pour une «action» et que le quota d’arrestations était
atteint, le spécialiste des transports d’Eichmann, Franz Novak, consultait le
SS_ Wirtschafts- und Verwaltungshauptamt (WVHA, le département
économique et administratif de la SS), qui était responsable de ces
décisions. Depuis sa création en 1942, le WVHA, placé sous la direction
d’Oswald Pohl, avait mis en place une immense entreprise économique
génératrice de revenus pour la SS en fournissant de la main-d'œuvre à
l’industrie allemande et en assurant la gestion de ses propres entreprises.
Ses principales opérations consistaient en la gestion de camps de
concentration, dont ceux de Majdanek et d’Auschwitz-Birkenau. Les Juifs
étaient envoyés dans des camps où leur travail était nécessaire au WVHA,
ou bien où l’appareil de mort pouvait les assassiner: Eichmann n’était pas
en position de savoir quel serait leur sort290,
Ensuite, Novak se rendait à la Reichsbahn, la société de transport
ferroviaire allemande, afin de négocier et de tenter d’obtenir les trains
nécessaires au transport d’un nombre donné de déportés du point A au point
B. Enfin, il préparait un calendrier de concert avec les fonctionnaires du
ministère des Transports. Étant donné le grand nombre de demandes en
concurrence les unes avec les autres, portant sur les ressources limitées et
progressivement réduites du ITI° Reich en matière de transport, c’était là la
partie la plus compliquée du processus, et elle nécessitait toute la maîtrise
de Novak concernant les détails, et tous ses pouvoirs de persuasion. Cela
étant, Eichmann déplorait pourtant: «Nous étions déjà contents si nous
pouvions obtenir un peu plus de la moitié des moyens de transport dont
nous avions besoin!» Contrairement au mythe selon lequel les nazis
auraient consacré leurs rares ressources en priorité au génocide, les 2000
trains qui furent utilisés par le RSHA pour transporter les Juifs vers les
ghettos et les camps, de 1941 à 1944, n’étaient qu’une goutte d’eau dans
l’océan des transports. Lors d’une journée moyenne en 1941-1942, la
Reichsbahn mettait en service 30000 trains. En moyenne au cours de cette
période, seuls deux trains par jour étaient ces «trains spéciaux» emmenant
les Juifs vers l’est. Le fait que, malgré cela, Novak devait toujours se battre
pour obtenir des trains montre qu’ils ne se voyaient pas accorder un niveau
de priorité très grand3£2,
Puisqu’il était si difficile d’obtenir des locomotives et des wagons,
Eichmann fit en sorte que ses représentants s’assurent que leurs agents sur
le terrain soient capables de les remplir. Ceci ne put avoir lieu qu’une fois
que le groupe ciblé eut été défini et tant qu’une proportion importante des
membres de ce groupe, pour une raison ou pour une autre, ne fut pas
protégée de la déportation. Néanmoins, les hommes chargés de la
déportation et de l’appareil criminel ne parvinrent jamais à atteindre une
définition satisfaisante de qui était Juif, et ils ne furent jamais en mesure de
réduire entièrement la pratique consistant à protéger certaines catégories.
Même si cela peut sembler aller à l’encontre du sens commun, Eichmann
consacra un temps et une énergie considérables à affiner la définition de qui
devait ou non être concerné par la «solution finale». Le problème n’était
pas simplement une question pseudo-«scientifique» ou quasi légale. Au
sein du III Reich et des territoires qu’il contrôlait, l’identité nationale,
ethnique, religieuse et avant tout «raciale» d’une personne déterminait
quelles agences pouvaient avoir autorité sur elle, et dans quelle mesure. En
conséquence, l’étendue des attributions (et les revenus) d’une agence
augmentaient ou diminuaient selon la largesse de la définition de ceux sur
qui elle exerçait un pouvoir de contrôle. Le département IV-B4 n’avait
autorité que sur les Juifs, et un grand nombre d’entre eux étaient exempts de
ses offices sur ordre d’autres organismes365,
Lorsque les ordres furent donnés de déporter les Juifs d'Allemagne et
d’Autriche, il ne fut pas possible à Eichmann d’exiger de la police qu’elle
se saisisse de tous les Juifs dans un district donné. Les Juifs détenteurs de la
citoyenneté de pays particuliers — pays de l’Axe, pays amis, neutres, voire
ennemis — étaient exemptés des mesures antijuives (telles que le port de
l’étoile jaune) et de la déportation, sauf si la permission de les arrêter était
donnée par le ministère des Affaires étrangères allemand. Celui-ci n’agissait
aucunement sur la base de motifs bienveillants lorsqu'il insistait sur le
besoin de consultation et d’accord préalable. Tout comme les agents des
autres départements et agences, les diplomates de la Wilhelmstrasse
défendaient leur pré carré. Ils étaient aussi attentifs à éviter les incidents
diplomatiques qui pourraient se produire si les pays de l’ Axe ou des pays
non belligérants objectaient au fait que leurs citoyens juifs étaient
persécutés sans consultation préalable. Étant donné qu’Eichmann ne
souhaitait pas passer son temps à répondre aux interventions des
ambassades étrangères, il préféra résoudre les questions de nationalité en
amont, avec le MAE2£.
Ainsi, avant toute «action», Fichmann négociait avec le ministère en vue
de déterminer quels Juifs de quelles nationalités pouvaient être appréhendés
et déportés, et lesquels devaient être exemptés. Ces catégories n’étaient
jamais statiques. Lorsque l’Allemagne commença à perdre la guerre, les
pays neutres et même les États alliés du III° Reich commencèrent quant à
eux à se manifester au profit de leurs ressortissants. Des interventions
avaient aussi lieu au profit de personnes particulières. Ces pourvois
entraînèrent de vifs échanges entre Eichmann et Eberhard von Thadden, son
homologue au ministère des Affaires étrangères. Ainsi, en avril 1943, von
Thadden se plaignit qu’une liste de nationalités à ne pas soumettre à la
déportation, convenue entre le MAE et le Referat IV-B4, n’avait pas été
convenablement communiquée à la police. Von Thadden exigea de savoir
quelles mesures devaient être prises par les gens d’Eichmann dans la mise
en œuvre des conclusions de l’accord?®.
Bien évidemment, la définition de qui devait ou non être concerné par les
mesures antijuives ne relevait pas simplement d’une guerre d’influence aux
multiples ramifications entre les différentes agences: chaque décision avait
des conséquences directes sur des êtres humains. Un exemple est très
représentatif. En décembre 1941, un Juif détenteur de la nationalité
argentine, Gershon Willner, fut appréhendé par la police allemande dans le
Gouvernement général et fut placé en détention. L’ambassade d’Argentine à
Berlin eut vent de l’affaire, d’une manière ou d’une autre, et intervint
auprès de la Wilhelmstrasse. Le MAE allemand commandita une enquête
dans le Gouvernement général, et l’un de ses représentants locaux répondit
que Willner était détenu par la Sipo-SD (police de sûreté et services de
sécurité). Il avait apparemment été décidé qu’il devait être déporté à
Auschwitz. Le 16 juin 1942, le ministère des Affaires étrangères fit savoir
au RSHA et au bureau de Himmler que ce n’était pas une bonne idée. Une
telle action risquerait d’offenser les Argentins et de provoquer un incident
diplomatique avec un pays neutre et ami. Le département d’Eichmann au
RSHA dut alors gérer la situation et contacta la Sipo-SD dans le
Gouvernement général. On l’informa que Willner était déjà décédé. Le
9 juillet 1942, Eichmann transmit l’information au MAE allemand?f®,
La définition raciale de l’identité d’une personne était une affaire plus
compliquée et potentiellement encore plus explosive. Les disputes non
réglées de la conférence de Wannsee, concernant les Mischlinge et les Juifs
ayant contracté des mariages mixtes, rendaient bien compte du caractère
extrêmement sensible de ces questions. Elles échappaient à toute résolution
au sein du Reich et présentaient des difficultés encore plus grandes à
l’extérieur. En Slovaquie, en Hongrie, aux Pays-Bas et en Italie, le
traitement des Juifs convertis au christianisme s’avéra insoluble et sema la
discorde. Pour Eichmann et le RSHA, qui opéraient à partir d’une définition
raciale des Juifs, les convertis devaient être inclus dans le groupe ciblé. À
l’opposé, à la fois pour des raisons théologiques et pour défendre leurs
propres prérogatives, l’Église catholique et certaines organisations
protestantes rejetèrent l’identification par la «race». Pays après pays,
Eichmann et ses agents furent aux prises avec les édiles du clergé qui
tentaient de protéger les «catholiques non aryens ». Des dizaines de milliers
de vies furent ainsi sauvées parce que l’Église résista à la déportation des
convertis. Toutefois, elle ne fit pratiquement pas un geste pour sauver les
Juifs en tant que Juifs, ce qui épargna à Eichmann un défi potentiellement
dévastateur à son projet7.
Eichmann travailla aussi sur les questions des autres «groupes
sursitaires » : les Juifs exempts de déportation en raison de leur âge, de leur
statut d’anciens combattants, ou bien parce qu’ils possédaient un savoir-
faire utile à la production d’armes dans le Reich. Il utilisa le camp-ghetto de
Theresienstadt (anciennement Terezin) afin de court-circuiter les objections
à la déportation des Juifs trop âgés pour travailler ou qui avaient combattu
pour l’Allemagne lors de la Grande Guerre. Initialement, les Juifs
allemands appartenant à ces catégories sensibles pouvaient être envoyés à
Theresienstadt sous le prétexte qu’il s’agissait là d’un «ghetto pour
personnes âgées» et d’un lieu de résidence approprié pour ceux qui se
voyaient «privilégiés» en vertu de leur statut d’anciens combattants. De là,
ils pouvaient ensuite être envoyés à l’est sans que personne ne le remarque
ou ne protesteS6ë,
La lutte autour des Juifs dans les industries d’armement en Allemagne et
au sein des territoires occupés continua entre 1942 et 1944. Il y avait une
dispute parallèle autour des Juifs nécessaires au travail qualifié et non
qualifié dans d’autres secteurs, en particulier après la mi-1942 alors que la
pénurie de main-d'œuvre dans le Reich devint extrême. Le commandant
d’Auschwitz, Hôss, rappela que le RSHA entendait se saisir des Juifs et les
livrer à l’extermination sans aucune exception. D’un autre côté, le WVHA
souhaitait les garder en vie et les faire travailler, au moins un temps. Un
compromis bancal fut trouvé par la voie du concept d’«extermination par le
travail ». Inutile de dire que le compromis ne se fit aucunement au bénéfice
des Juifs, dont l’espérance de vie ne fut pratiquement pas allongée dans les
«camps de travail» du WVHAS£©,
Tous ces problèmes furent dupliqués hors d’Allemagne, avec la
complication additionnelle de la cession des biens. En vertu du «principe
territorial», les biens des Juifs morts sans héritiers revenaient de droit au
ministère des Finances du pays où ils résidaient. Le Reich n’avait
néanmoins aucune envie de perdre les richesses sorties du pays par les Juifs
réfugiés ou déportés. Ils préférèrent employer le «principe de
personnalité», en vertu duquel la nationalité d’un individu déterminait le
pays auquel revenaient ses biens. Ce principe plut au gouvernement
slovaque, puisque de nombreux Juifs slovaques résidaient désormais sur le
sol allemand, mais les autorités de Berlin savaient que ces derniers étaient
condamnés à périr sur un territoire sous contrôle allemand et qu’elles
risquaient de ce fait de perdre leurs biens si elles adhéraient au «principe de
personnalité». La recherche d’une solution à cette question épineuse
préoccupa pendant longtemps les experts du Referat IV-B4 et du MAE°7.
Ces litiges autour de l’éligibilité à la déportation et de la disposition des
biens donnaient lieu à des négociations sans fin: par voie écrite, lors de
réunions en face à face, et lors de conférences. Afin d’essayer de résoudre
ou d’apaiser les conflits de juridiction sur ces nombreuses questions,
Eichmann organisa ou participa à pas moins de sept conférences
interministérielles et interdépartementales entre le 20 janvier 1942 et le
21 mars 1943, au cours desquelles furent abordées, entre autres, la
stérilisation forcée, les questions de propriété, la privation des droits des
Juifs et l’orchestration des déportations?71.
Contrairement à l’image répandue d’une machine meurtrière
monolithique appliquant inexorablement sa politique de génocide, les
règlements étaient tout le temps modifiés, requalifiés ou supprimés. Et pour
rendre la tâche encore plus complexe, le kaléidoscope d'institutions,
d’agences, de personnalités et de priorités changeait constamment, pour des
raisons politiques et militaires. Eichmann désespérait souvent du manque de
constance dans les politiques menées (qu’il attribuait à Himmler). Ainsi, il
avait connu le succès dans sa carrière d’expert en émigration volontaire et
contrainte. Il avait ensuite reçu l’ordre d’interrompre l’émigration des Juifs.
À partir de 1943, l’ancien expert en migration passa le plus clair de son
temps à bloquer le départ de tout Juif hors de la sphère d’influence
allemande. Même s’il est probable qu’il ait eu moins de liens avec les
Arabes antisionistes que l’accusation ne l’a soutenu en Israël, une fois que
Himmler eut interdit l’émigration, Fichmann invoqua à plusieurs reprises la
ligne du MAE selon laquelle tout mouvement de Juifs vers la Palestine
risquerait d’irriter l’opinion publique arabe et de nuire aux intérêts
allemands. Dans un complet renversement de rôle, il combattit dès lors avec
acharnement les efforts entrepris par les sionistes afin d’exfiltrer des Juifs
hors de l’Europe dominée par les nazis. Après avoir adhéré à l’idée
qu'aucun Juif ne devait s’échapper de l’emprise nazie, ce n’est qu’à regret
qu’il accéda à la suggestion du MAE offrant aux Juifs des États neutres la
possibilité de demander à être rapatriés. Lorsque Himmler décida de se
saisir de trente mille Juifs détenteurs de passeports étrangers ou de
certificats d’émigration en Palestine et de s’en servir d’otages pour de
possibles échanges, il incomba à Eichmann et au IV-B4 de mener à bien les
souhaits du Reichsführer. Et dans un nouveau revirement de politique, à la
mi-1944, Fichmann reçut l’ordre de Himmler de rendre possible une
émigration juive limitée?72,
Même lorsque les choses se passaient sans accroc, l’éventail des tâches
précises dont s’acquittait le bureau d’Eichmann était énorme. L’étendue de
ces attributions est illustrée de manière frappante dans l’Aktenplan ou index
des fichiers du Referat IV-B4 en 1941. Cette liste, découverte dans les
archives Ossobyi (spéciales) de Moscou dans les années 1990, offre un tour
d'horizon des domaines de compétence d’Eichmann. Les catégories
incluent: les offices centraux à l’émigration juive, la défense du Voik
allemand, ce qui comprenait entre autres les politiques de germanisation et
les déplacements de populations, la planification et l’organisation
d’«évacuations» en Pologne, y compris dans leurs aspects techniques et
politiques, et des opérations similaires de nettoyage ethnique en Allemagne,
en Autriche, dans les Balkans, en Slovaquie et en France. Il y avait une
section séparée pour les «affaires juives», qui recouvrait les mesures
antijuives telles que l’expulsion, la prohibition de l’émigration, les affaires
touchant aux biens et même les pensions. Le département IV-B4 s’occupait
aussi des questions relatives aux passeports des Juifs, à leur recensement
dans un fichier et à leurs changements de nom, à celles touchant aux
Mischlinge, aux ghettos, y compris ceux de Lodz, Varsovie, Cracovie et
Theresienstadt. Les hommes d’Eichmann participaient à la «déjudéisation »
de la vie économique allemande et à l’administration de la main-d'œuvre
juive recrutée de force. Ils avaient des dossiers sur les agences à
l’émigration et les bureaux aux transports. Il est intéressant de noter que la
catégorie 4000 dans le classement, «solution finale à la question juive»,
comprenait le projet de Madagascar, le projet de Guyane, le «traitement
scientifique de la question juive», des conférences et des réunions, et le
traitement des Juifs dans les territoires occupés. Les éléments les plus
terrifiants sont peut-être ceux qui apparaissent dans la catégorie 3500 sous
le titre «Mesures antijuives ». Ces dernières vont des restrictions mesquines
dans la vie quotidienne des Juifs à la «richesse juive» et aux sinistrement
vagues «Mesures spéciales». Fichmann aurait certainement pu être jugé
coupable de complicité aux crimes les plus atroces sur la seule base du
système de classification de son bureau?Z.
Comme il le déclara à son interrogateur: «J’étais toujours au point
central, en plein milieu de tout ce qui était lié aux affaires juives?» Si
l’on met provisoirement de côté la nature singulièrement ignoble de son
travail, comment gérait-il un tel volume de travail ? Une réponse est qu’il
était un cadre extrêmement capable possédant une riche expérience et un
bon sens pratique. Il mit en place un bureau efficace, recruta savamment ses
subordonnés et entretint de bonnes relations de travail avec ses supérieurs.
Il garda le contact avec ses adjoints en leur rendant visite sur le terrain et en
mettant en place des «journées de travail» à Berlin, où ils étaient conviés.
Ces dispositifs lui permirent de gérer un programme hautement complexe
dans des conditions difficiles. En effet, contrairement aux mythes répandus
sur le caractère supposément monolithique de la «solution finale», la
politique qu’il était chargé de mettre en œuvre était remplie d’incohérences
et de contradictions internes et la machinerie qu’il avait à sa disposition,
décrite comme réellement imposante, manquait en fait de ressources et
connaissait des ratés très fréquents: il était bien souvent nécessaire
d’improviser.
En mars 1941, Eichmann divisa le département IV-B4 en deux sections.
La section IV-B4a, placée sous le commandement de Franz Novak,
s’occupait de l’évacuation et de l’organisation des transports. Quant à la
section IV-B4b, dirigée par Friedrich Suhr et plus tard par Otto Hunsche,
elle gérait les aspects techniques et juridiques des affaires juives?®. L’une
des clés de l’efficacité d’Eichmann était son don de bien choisir le
personnel et sa capacité à déléguer. Rolf Günther, son adjoint, était un nazi
de la première heure, vétéran du Kampfzeit, la lutte pour s’emparer du
pouvoir en Allemagne, entré à la SA en 1929 alors qu’il n’était âgé que de
seize ans. En 1939, il avait déjà passé un tiers de sa vie comme national-
socialiste, et l’essentiel de son expérience de travail se résumait à des
fonctions de nazi professionnel. Günther étaient entièrement dévoué à son
travail. Selon Eichmann: «C'’était quelqu’un qui n’avait pas vraiment de
disposition sociale — il ne fumait pas, ne buvait pas et ne fréquentait pas les
lieux de spectacle ou de divertissement.» Outre son caractère taciturne, il
était totalement loyal envers Eichmann, qui, en retour, lui faisait
entièrement confiance. Günther, «la rudesse personnifiée», selon les
propres mots d’Eichmann, le remplaçait lorsqu’il était en déplacement hors
de Berlin, et il assura de la sorte la direction du département pendant la plus
grande partie de l’année 1944, Il compila également le bilan statistique du
génocide. Les progrès étaient affichés sous la forme d’un grand graphique
qui dominait un mur de son bureau — exactement comme les cadres
d'entreprise utilisent des diagrammes représentant les ventes ou la
production. Günther et Eichmann déjeunaient régulièrement ensemble dans
un restaurant situé au coin du 116 Kurfürstenstrasse, et s’en retournaient au
bureau plongés dans d’intenses conversations. Dieter Wisliceny voyait en
Günther la seule personne de l’équipe capable d’influencer Eichmann, et il
demeura aux côtés de celui-ci jusqu’à la fin de la guerre$Æ.
Franz Novak avait le même âge que Günther et, tout comme Eichmann, il
n’avait pas fait d’études. Il avait rejoint les rangs des Jeunesses hitlériennes
en Autriche en 1929 et ceux de la SA en 1933. Lui aussi avait fui l’ Autriche
en 1934 et était entré dans la Légion autrichienne de la SS. Lorsque celle-ci
fut dissoute, il entra au SD comme Eichmann et, tout comme lui, retourna
en Autriche en 1938 comme agent du SD. Il fut attaché à la Zentralstelle de
Vienne, et c’est là qu’il attira l’attention d’Eichmann. Celui-ci l’emmena
avec lui à Prague et, à partir de ce moment-là, Novak constitua le cœur de
l’équipe chargée des déportations/évacuations. Le bureau de Novak était
situé à proximité de celui d’'Eichmann, et ils étaient constamment en rapport
l’un avec l’autre. Novak avait un grand calendrier punaisé derrière son
bureau, indiquant le programme des déportations, pour pouvoir à tout
moment dire en un coup d’œil quand une «cargaison» de Juifs devait partir,
et pour quelle destination?77.
Un autre des lieutenants d’Eichmann, en qui il avait toute confiance, était
Theodor Dannecker. Né à Tübingen en 1913, celui-ci était le fils d’un petit
entrepreneur mort lors de la dernière année de la Grande Guerre. Il fut élevé
par sa mère dans un grand dénuement. Après avoir fréquenté l’école et reçu
une formation dans une école de commerce, il eut une brève expérience
professionnelle avant de devenir militant nazi à plein temps en 1934. Il
rejoignit la SS et le NSDAP en juin 1932 et, de 1934 à 1935, il travailla
dans les camps de détention de Columbia et d’Oranienbourg, dirigés par la
SS. Il entra au SD en juin 1935 et s’orienta dans les affaires juives après
avoir participé à une journée de formation organisée par le département
11/112 de l’Office central du SD. En mars 1937, il rejoignit le département
et devint l’un des proches associés d’Eichmann?Æ.
Pendant une brève période en 1937, Dieter Wisliceny fut le supérieur
d’Eichmann au sein du département 11/112, et il le recommanda même pour
une promotion. Toutefois, il fut muté dans un bureau du SD sur le terrain à
Dantzig et manqua de ce fait le développement phénoménal du département
en 1938-1939. Lorsque Eichmann l’invita à rejoindre son bureau en 1940,
ce fut alors en qualité de subordonné. Wisliceny, qui était plus éduqué
qu’'Eichmann, en nourrit peut-être une certaine rancune à l’égard de son
ancien protégé, et il est peut-être parlant qu’il n’ait accepté de revenir qu’à
condition d’être posté en dehors de Berlin. Il se trouva que, à la mi-1940, on
demanda au bureau d’Eichmann de fournir un conseiller pour les affaires
juives au gouvernement slovaque, et Eichmann recommanda Wisliceny. Ce
fut une nomination décisive. Wisliceny commença par aider les Slovaques à
aligner leurs lois antijuives sur celles du III Reich, puis, au printemps
1942, il devint responsable de la coordination de la déportation de 65 000
Juifs de ce pays à Auschwitz. Il s’acquitta si bien de cette tâche qu’en
février 1943, Eichmann l’envoya à Salonique, où il dirigea la destruction de
la population juive de la ville. Wisliceny était tout aussi corpulent qu’il était
corrompu, et il remplissait ses poches partout où il passait. Eichmann le
décrivit plus tard comme un «faible ». Il pensait que Wisliceny, tout comme
Günther et Hermann Krumey, «appréciait de n’être pas trop dérangé, et tous
trois faisaient leur devoir, tant qu’il ne s’agissait pas de faire des heures
supplémentaires??? ».
Selon les propres mots de Dieter Wisliceny, «le meilleur outil
d’Eichmann » était Alois Brunner. C’était un Autrichien, né en 1913 dans le
Burgenland. Il avait ceci de commun avec Eichmann, Novak et Günther
qu’il avait quitté l’école assez jeune et était passé par différents
apprentissages et écoles techniques, dont l’école de formation de la police,
avant de rejoindre les rangs du NSDAP en mai 1931. Il devint membre de la
SA un an plus tard, et de la Légion autrichienne en Allemagne en 1933.
Brunner fut actif en Allemagne et en Autriche, et il se manifesta en
mars 1938 pour réclamer sa part du gâteau, au moment où il entra à la SS et
rejoignit le staff de la Zentralstelle. Son efficacité lui valut une promotion,
et il devint directeur lorsque Günther fut transféré à Berlin en
septembre 1939. Il se distingua par son ardeur à faire usage de menaces et
de gestes violents à l’encontre des dirigeants de la communauté juive. Il fut
étroitement associé à l’organisation des déportations vers Nisko en
septembre et octobre 1939380,
Günther, Novak, Dannecker, Wisliceny et Brunner étaient des hommes
solides, rusés et habiles, mais aucun n’avait reçu d’éducation supérieure. À
mesure que la charge de travail du Referat IV-B4 augmenta et se
complexifia, Eichmann recruta des juristes comme Friedrich Subhr et Otto
Hunsche, qui avaient fait des études de droit et excellaient dans la rédaction
d'instructions et de règlements, et dans les négociations avec les
ministères*êl, Avec ces différents profils, Eichmann parvint à créer une
équipe soudée fonctionnant avec un ethos particulier. Un grand nombre de
ses hommes avaient été recrutés à Vienne et étaient issus de milieux
similaires, mais il ne faudrait cependant pas exagérer la dimension
viennoise. Wisliceny, qui était Allemand, offrit une perspective différente
sur la question: «Le principe de gestion du personnel sur lequel se fondait
Eichmann consistait à ne jamais libérer qui que ce fût ayant travaillé dans
son bureau pour la conduite de toute autre activité.» Il se remémora
Eichmann déclarant en 1944: «Nous sommes tous dans le même bateau, et
personne ne débarque.» Eichmann sélectionna les hommes appropriés pour
la mission et, pour être doublement sûr de leur engagement, il mentionnaïit
souvent devant eux leur complicité. Ils comprenaient sans l’ombre d’un
doute qu’une fois qu’ils l’avaient rejoint, ils avaient brûlé tous les ponts
derrière eux222,
Eichmann continua d’organiser des «journées de travail» pour les agents
basés sur le terrain, pratique instaurée lors de son passage au département
11/112. Ces rencontres permettaient aux hommes travaillant au centre de
recueillir les impressions venues du terrain et de diffuser les dernières
directives. Après la guerre, Wisliceny se rappela qu’«il était courant
qu’Eichmann convoque les spécialistes à une réunion au moins une fois par
an, en général au mois de novembre. De telles réunions furent organisées en
1940, 1941, 1942 et 1943... Lors de ces séances, chaque représentant
présentait un rapport sur les conditions au sein du territoire dont il avait la
charge, et Fichmann discutait la situation globale. Il insistait
particulièrement sur les statistiques d’ensemble et sur l’utilisation de
graphiques indiquant le nombre de Juifs dans les différents pays, leurs
métiers, les tranches d’âge, et les proportions de Juifs par rapport aux
populations totales des différents pays». L’Arbeistagung du 20 août 1942
illustre bien ce qu’étaient ces réunions. Y assistèrent les spécialistes en
affaires juives des bureaux de la Sipo-SD de tout le Reich et au-delà. Même
le SS-Hauptsturmführer Gustav Richter obtint la permission de quitter son
poste de représentant du Referat IV-B4 à Bucarest afin d’y participer.
L’ordre du jour inclut une discussion des problèmes liés à l’organisation des
«évacuations » et des questions de transport. Selon un rapport établi ce jour-
là, on espérait que les déportations pourraient être achevées en juin 1943,
car des difficultés au niveau des transports étaient attendues pour l’automne
et l’hiver 1943-1944. Les «spécialistes » discutèrent ensuite des difficultés
liées à la nationalité des Juifs sélectionnés pour la déportation. Dans la
mesure où les gouvernements italien, portugais, espagnol et suisse se
montraient enclins à intervenir, il fut décidé de concentrer l’effort sur les
Juifs «apatrides ». Ils abordèrent enfin un certain nombre de questions liées
à l’expropriation’8,
Eichmann parvint aussi à se maintenir au-dessus de ses subordonnés et à
garder la mainmise sur les opérations de terrain grâce à ses incessants
déplacements. En 1942-1943, il se rendit en France, aux Pays-Bas et en
Belgique au moins onze fois, en Slovaquie au moins deux fois, en Italie et
dans la région française sous occupation italienne deux fois, et au
Danemark. Il visita fréquemment Theresienstadt, et se déplaça également à
Lublin, à Varsovie et à Lodz. Il fit un voyage de travail à Lodz en
décembre 1943 pour discuter de l’exploitation de la main-d'œuvre juive
avec le directeur d’Ostindustrie (Les industries de l’Est), une entreprise
appartenant à la SS. Comme il haïssait l’avion, il se déplaçait par la route et
s’arrêtait de temps en temps à Prague pour voir sa famille. Vera Eichmann
déclara à des journalistes au moment du procès: «Mon mari me rendait
visite à chaque fois qu’il le pouvait pendant ses voyages à travers
l’Europe.» Néanmoins, il ne parlait jamais de politique avec elle. «Nous ne
discutions jamais de son travail», assura-t-elle encore ët,
Il ne s’agissait toutefois pas uniquement de travail. Eichmann passait
également ses loisirs et ses moments de détente en compagnie de ses
collègues. Vera n’aimait pas Berlin, et lorsqu'il fut rappelé dans la capitale
du Reich, elle choisit de demeurer à Prague, où leur troisième fils, Helmut,
était né en mars 1942. (Il fut nommé ainsi en hommage au frère
d’Eichmann, mort lors de la bataille de Stalingrad). Eichmann faisait le
trajet pour Prague à la fin de la semaine pour passer le week-end en famille,
mais, avec le temps, ses visites s’espacèrent et il ne s’y rendait plus qu’une
fois par mois. Le reste du temps, il vivait seul à Berlin. Selon Wisliceny, le
mariage d’Eichmann commença alors à chanceler, et il se rapprocha
davantage d’une Autrichienne, Maria Môüsenbacher, avec laquelle il avait
une liaison de longue date. Wisliceny prétendit qu’Eichmann détourna des
fonds de la Zentralstelle de Vienne pour lui acheter une ferme à Doppel, en
Haute-Autriche, où il aurait mis en place un petit camp de travail afin de la
fournir en main-d’œuvre, mais aucune preuve solide ne vient corroborer
cette histoire. Il est plus probable qu’à Berlin Eichmann, qui était par nature
grégaire, sollicita la compagnie de son équipe, hommes et femmes compris.
Le personnel du 116 Kurfürstenstrasse se réunissait souvent les soirs de
semaine pour des soirées musicales, lors desquelles Eichmann jouait du
violon au sein d’un quartet formé de collègues. L’une des secrétaires,
Rosemarie von Godlewski, jouait de l’accordéon. Elle raconta par la suite
qu’Eichmann aimait beaucoup les chansons populaires allemandes, et en
particulier les Landsknechtlieder, chantées au Moyen Âge par les
mercenaires allemands. Une autre de ses assistantes raconta que, lors de la
visite à l’Office central à la relocalisation de Lodz, il jouait au tennis avec
les secrétaires. Il était apparemment un joueur de bon niveau. Les jeunes
femmes qui travaillaient avec lui l’adoraient. Elles le trouvaient toutes très
beau et «joyeux »585,
Les relations d’Eichmann avec son supérieur hiérarchique immédiat
étaient également étroites, pour ne pas dire cordiales. Il s’entretenait avec
Müller, qu’il surnomma «le Sphinx» tellement il était impénétrable,
quotidiennement au téléphone, et lui rendait visite au moins deux fois par
semaine dans son bureau au quartier général de la Gestapo sur la Prinz-
Albrecht Strasse. Il emportait une mallette contenant les dossiers sur les
affaires qui nécessitaient une décision de Müller ou devaient être envoyées
à une autorité supérieure — Heydrich (et plus tard Kaltenbrunner) ou bien
Himmler. Fichmann déclara que le chef de la Gestapo lui laissait peu
d'indépendance de jugement ou d’action. Müller «était très précis, très
pointilleux, très intolérant et il voulait toujours traiter les choses
personnellement... Müller prenait aussi les décisions concernant les
questions les plus triviales ». Cette description d’un supérieur omnipotent et
omniscient allait bien dans le sens de la défense d’Eichmann, mais d’autres
acteurs familiers du chef de la Gestapo affirmèrent également que c’était
quelqu'un de particulièrement méfiant et circonspect. L’officier de
renseignements de la SS, Walter Huppenkothen, qui aperçut souvent
Eichmann en train d’attendre dans l’antichambre de Müller, raconta que le
chef de la Gestapo tenait ses subordonnés en bride et interférait souvent
dans leur travail. Hôss déclara de son côté que c’était Müller qui «contrôlait
les aspects essentiels des actions contre les Juifs288 »,
Tout cela étant dit, une fois que Müller avait pris une décision, Eichmann
avait liberté de l’appliquer chaque fois qu’il l’estimait appropriée, et il
pouvait invoquer l’autorité du Gruppenführer. De plus, comme il faisait des
propositions de son propre chef, à l’instar de tout subordonné efficace, il lui
fut possible d’acquérir une grande influence. Leurs conversations privées
constituaient le canal le plus approprié à l’exercice de cette influence.
Eichmann se rendait chaque jeudi au domicile de Müller pour une partie
d’échecs et un cognac ou deux. Ils ne furent jamais «familiers » l’un envers
l’autre, et Eichmann conçut quelque ressentiment du fait que Müller ne
s’ouvrit jamais à lui de la sorte, mais leurs rencontres en dehors des heures
de travail constituaient une marque de son rang et de la confiance que
Müller lui témoignait. Ce qui, en retour, donna à Eichmann une liberté
d’action encore un peu plus grande. Mais plus important, ils étaient sur la
même longueur d’onde sur les questions des politiques à mener: Müller fit
front avec son acolyte, même lorsque Himmler connut un moment de doute
de la onzième heure à propos de la politique d’extermination’®7,
Le champ des activités d’Eichmann était le plus clair au sein du Grand
Reich, où il pouvait agir à travers le RSHA, la Sipo-SD, la Gestapo et les
antennes de police locales. Hors d’Allemagne, il lui fallait tracer son
chemin au sein d’un système alambiqué de juridictions qui variaient
considérablement d’un endroit à un autre et qui changeaient constamment.
Dans les pays de l’Axe, les États fantoches et les territoires occupés, les
conseillers aux affaires juives étaient rattachés aux bureaux de la Sipo-SD,
eux-mêmes rattachés aux missions du ministère des Affaires étrangères
allemand. De la sorte, les instructions et les rapports devaient circuler en
empruntant les canaux du ministère. Cependant, dans chaque pays, la Sipo-
SD était commandée par un chef de la sécurité local appelé Befehishaber
des Sipo-SD (BdS). Le BdS pouvait recevoir des ordres de Berlin et
envoyer des rapports séparément en passant par les voies hiérarchiques du
RSHA. Dans la mesure où le conseiller aux affaires juives était subordonné
au BdS plutôt qu’au ministère des Affaires étrangères, le RSHA contournait
souvent le MAE lorsqu'il transmettait ses ordres. Et pour rendre les choses
encore plus compliquées, à de nombreux endroits, Himmler nomma un
Hohere SS und Polizei Führer (HSSPF, haut commandant de la SS et de la
police), qui devait lui servir de représentant personnel. Les HSSPF avaient
des pouvoirs de supervision mal définis, mais comme ils avaient
directement accès à Himmler, ils pouvaient parler en son nom et jouissaient
ainsi d’une énorme influence88,
Les voies hiérarchiques entre le département IV-B4 et ses agents basés à
l’étranger étaient donc compliquées et laborieuses. Les opérations
paneuropéennes étaient rendues encore plus difficiles du fait des relations
différentes que l’ Allemagne entretenait avec ses alliés ou clients, et des
différentes modalités de l’autorité allemande dans les différents pays.
L’Allemagne, la France, l’Italie, les Pays-Bas, la Slovaquie et la Roumanie
présentent autant d’exemples de modalités hiérarchiques particulières avec
lesquelles Eichmann devait travailler pour mener à bien la politique décidée
lors de la conférence de Wannsee.
Lors des trois premiers mois de l’année 1942, le Referat IV-B4 prépara le
programme des déportations hors du Reich. Renforcé par le soutien de
Heydrich, Eichmann s’en prit directement à Alfred Rosenberg, le ministre
aux Territoires occupés de l’Est, qui avait exprimé certaines réserves quant
au moment choisi pour la «solution finale» et au projet d’envoyer des
transports juifs vers l’Ostland. Rosenberg espérait qu’en raison des
échanges éprouvants de l’automne, la «solution finale» resterait en attente
jusqu’à la fin de la guerre, comme Hitler l’avait annoncé. En ce cas, son
royaume ne serait plus pour l’heure dérangé par de nouvelles interventions
de la SS. Eichmann lui fit pourtant entendre raison’,
Le 31 janvier, Eichmann envoya les instructions nécessaires à tous les
quartiers généraux de la police et aux bureaux centraux de l’émigration de
Vienne, Prague et Berlin: «L’évacuation des Juifs vers l’est, qui a déjà
commencé dans certaines régions, représente le commencement de la
solution finale de la question juive dans l’ancien Reich, l’Ostmark, et le
protectorat de Bohême et de Moravie. Ces mesures d’évacuation étaient au
départ réservées aux plans les plus urgents. À présent des possibilités
nouvelles en matière de réception sont mises en place, dans le but de
déporter de nouveaux contingents de Juifs de l’ancien Reich, de l’Ostmark
et du protectorat de Bohême et de Moravie.» Comme mesure préparatoire,
Eichmann donna l’ordre à la police de lui envoyer le décompte des Juifs
dans les différentes régions afin qu’il puisse déterminer le nombre des
transports et organiser les horaires des trains avec la Reichsbahn°°.
Dans le courant du mois de février, les conditions difficiles du front de
l’est rendirent impossibles les déportations mais, dès que la Wehrmacht eut
de nouveau le dessus, la planification reprit son cours. Le 6 mars 1942, des
membres du personnel du Referat IV-B4 briefèrent les «spécialistes en
affaires juives» de la Sipo-SD venus de toute l’Allemagne et d’Autriche.
Eichmann les informa que quelque 50000 Juifs devaient être «évacués » :
20 000 de Vienne, 18000 de Prague et le reste d’Allemagne. Il insista sur le
fait qu’il était essentiel cette fois d’éviter les erreurs et les plaintes qui
avaient suivi les déportations d’octobre 1941, comme l’envoi de personnes
«sans justification» parce qu’elles étaient trop âgées. Cette sollicitude,
toutefois, n’allait pas très loin. «Les Juifs ne doivent en aucune
circonstance recevoir d’information sur la préparation des évacuations. Un
secret absolu est nécessaire.» Eichmann expliqua aussi le rôle du «Compte
spécial W», créé en 1941 pour recevoir les biens des Juifs. On leur dit que,
grâce à un amendement au code de la citoyenneté du Reich, les Juifs
cédaient leurs biens à l’État dès qu’ils quittaient le territoire allemand. De
plus, afin que le RSHA obtienne les fonds suffisants pour payer leur
déportation (la Reichsbahn faisait en effet payer les titres de transport de
toute personne déportée au RSHA), les Juifs devaient verser sur ce compte
spécial 25% de ce qu’il leur restait en argent liquide. Les officiers de
police, qui avaient déjà participé à des déportations, partagèrent ensuite
leurs expériences avec leurs collègues?°1.
À partir de mars 1942, il y eut régulièrement des déportations de villes
allemandes et autrichiennes, transportant les Juifs vers Lodz, Lublin, Riga,
Minsk et Theresienstadt. Lors de chaque transport, 1000 Juifs étaient
entassés dans des wagons de marchandises prévus pour transporter au plus
700 soldats. Toutefois, expliqua Eichmann plus tard, ce n’était pas si
terrible, dans la mesure où les soldats voyageaient avec leur barda et leur
équipement, alors que les Juifs, quant à eux, plaçaient leurs valises dans une
voiture séparée. Un flot de directives coulait du bureau d’Eichmann aux
unités de la police. Étant donné l’âge des déportés et Le fait que nombre
d’entre eux étaient infirmes, des médecins juifs furent autorisés à voyager
avec eux. De surcroît, les déportés ne furent pas autorisés à emporter
d’animaux familiers. Fichmann devait constamment rappeler aux agents
enthousiastes et efficaces de la déportation que les anciens combattants juifs
des tranchées blessés de guerre devaient se voir épargner le voyage «vers
l’est» et devaient être envoyés à Theresienstadt. La répétition de ces
instructions suggère qu’elles n’étaient pas suivies de manière scrupuleuse,
bien que personne à Lublin, à Riga ou à Minsk ne protestait plus devant
l’arrivée de ces anciens combattants désorientés — dont certains avaient
peut-être par le passé fièrement et victorieusement arpenté les mêmes lieux
vêtus de l’uniforme de l’armée du Kaiser°22.
Le 22 avril, Eichmann réprimanda la police de sûreté pour avoir accordé
à de trop nombreux Juifs un statut privilégié en raison de leur emploi à la
Reichsvereinigung®®%. Derrière lui, donnant le ton, se tenait Müller. Le
21 mai, il donna ordre à la Gestapo d’accélérer l’action. «Afin d’exploiter
au mieux les possibilités d’accueil encore disponibles à l’est pour une
évacuation supplémentaire», il demanda à recevoir les chiffres sur le
nombre de Juifs qui restaient dans le Reich?%. À la fin de l’année, plus de
33500 Juifs allemands avaient été déportés à Theresienstadt, et 10000
avaient été envoyés dans les ghettos de l’Est. Quelque 15500 Juifs
autrichiens furent envoyés en Pologne ou en Russie, et 14000 à
Theresienstadt. Néanmoins, pour 40000 d’entre eux, le ghetto n’était
qu’une étape en route vers les centres d’extermination. Un si grand nombre
de déportés étaient faibles et âgés que 16000 d’entre eux périrent de causes
«naturelles » dans les douze premiers mois suivant leur arrivée au «ghetto
de personnes âgées »2%,
Toutefois, les déportations hors de l’ancien Reich ne se passèrent pas
sans encombre. Une part considérable du temps d’Eichmann, lors de
l’année 1942, fut occupée à gérer des situations particulières, comme celles
des Juifs dans l’industrie d’armement et les mariages mixtes. Le caractère
sensible de ces cas est illustré par l’histoire tragique de Jochen Klepper, un
Allemand marié à une femme juive. Alors que sa femme était menacée
d’«évacuation», il refusa de divorcer. Au lieu de cela, il employa tous ses
réseaux pour la protéger et protéger leur fille, qui était aussi considérée
comme juive par les lois raciales. Klepper avait des amis influents, comme
Wilhelm Frick, le ministre de l’Intérieur. Frick recommanda qu’il s’adresse
directement à Eichmann pour savoir ce qui pourrait être fait, et l’on sait
grâce au journal de Klepper que, en novembre 1942, il se rendit au 116
Kurfürstenstrasse pour rencontrer Eichmann. Celui-ci refusa de lui accorder
quoi que ce soit. Le 10 décembre 1942, plutôt que de risquer la séparation
ou la déportation, Klepper, sa femme et sa fille se suicidèrent?®.
À partir de juin 1942, 43000 Juifs allemands et autrichiens
commencèrent à arriver à Theresienstadt. Les origines et l’histoire de ce
ghetto-camp de concentration sont étroitement associées à Eichmann. Lors
de son interrogatoire, celui-ci confondit la création du ghetto avec d’autres
«solutions politiques» au «problème juif» et antidata sa mise en place à
1939-1940. En fait, l’idée d’un ghetto en Bohême fut d’abord mentionnée
lors d’une rencontre à Prague du 10 octobre 1941, lorsque Heydrich
annonça sans préavis la purge rapide des 88 000 Juifs du protectorat. Cette
décision créa une situation très difficile pour Eichmann, qui était censé leur
trouver une destination à un moment où les transports vers l’est étaient
bloqués®?, Eichmann hésita toutefois entre s’attribuer à lui-même le mérite
de la décision ou en imputer la responsabilité aux dirigeants juifs locaux.
Les Juifs tchèques, qui avaient été nommés au Conseil israélite de Prague,
craignaient fortement une répétition de l’aventure tragique de Nisko ou des
déportations vers l’est de l’automne 1941, et lorsque Eichmann déclara que
les rabbins Dr Benjamin Murmelstein et Jacob Eppstein avaient «choisi de
prendre le contrôle de Theresienstadt», il déforma largement ce qui était
réellement arrivé. Les responsables communautaires juifs de Prague avaient
espéré obtenir un ou deux ghettos au cœur de Prague, à la place du site
finalement choisi par les hommes de la Sipo-SD dans l’intérêt du service.
En tout état de cause, les Juifs n’auraient en aucun cas opté pour des
mesures aussi abjectes s’ils n’avaient pas eu à craindre quelque chose
d’encore plus terrifiant2%8,
En novembre 1941, les premières équipes de construction juives furent
envoyées de Prague à Theresienstadt. Deux transports supplémentaires,
avec à leur bord des travailleurs, suivirent. Entre janvier et juin 1942, plus
de 50000 Juifs tchèques, principalement originaires de Prague, furent
déplacés de force vers la petite ville de garnison. Presque aussitôt après
l’arrivée des premiers transports, des trains partirent emportant des Juifs
vers ces mêmes destinations de l’est desquelles Theresienstadt devait,
espéraient-ils, les préserver. Un train transportant 1000 Juifs fut envoyé à
Riga le 9 janvier 1942. D’autres partirent au printemps suivant pour Lublin
et Minsk®®, Eichmann prétendit plus tard qu’il n’avait pas prévu cette
éventualité et regretta que Theresienstadt se fût avérée «trop petite».
«Comme je l’avais prévu, la ville aurait offert une solution relativement
satisfaisante pour environ 10000 personnes, mais ceux qui furent envoyés
étaient bien trop nombreux.» Il accusa les Gauleiter de cet afflux
prétendument imprévu, mais les limites de l’endroit apparurent de manière
évidente dès avant que les Juifs allemands «privilégiés » ne fussent envoyés
en juin 1942, et c’était en tout état de cause le département IV-B4 qui
enclenchaïit toujours le processus des déportations.
Avant tout, ce fut Eichmann, et personne d’autre, qui entrevit le potentiel
de Theresienstadt pour apaiser les soupçons des Juifs allemands et du reste
du monde à propos des «évacuations». Il comprit comment le ghetto
pourrait servir à dissimuler la «solution finale». Prétexter que les Juifs
étaient envoyés à l’est pour travailler ne pouvait pas être maintenu dès lors
que les personnes âgées et les infirmes étaient inclus dans les transports.
Néanmoins, si ces derniers étaient envoyés dans un «ghetto de personnes
âgées», alors la mascarade pouvait se poursuivre. De même, ce ghetto
pouvait être utilisé afin de détourner la «propagande des atrocités »
propagée par les Juifs dans les pays démocratiques. Eichmann déclara ainsi
à l’assemblée, lors de la réunion de la police du 6 mars 1942, que
Theresienstadt «sauverait notre réputation vis-à-vis du monde
extérieur41»,
Des milliers de Juifs allemands et autrichiens furent de fait délibérément
amassés dans la petite ville. Comme les nouveaux arrivants étaient
principalement des Juifs âgés qui ne pouvaient plus travailler ou qui étaient
exemptés de toute forme de travail manuel du fait de leur statut
«privilégié» ou de graves blessures de guerre, cet afflux eut de graves
conséquences sur l’économie du ghetto. Il y avait précédemment régné un
équilibre précaire: une grande proportion des jeunes Juifs tchèques en
bonne santé avait été employée dans toute une variété d’industries de guerre
implantées dans le ghetto, en échange de quoi le ghetto «gagna» de la
nourriture et des médicaments. Cependant il était désormais en proie à une
surpopulation infernale, à la malnutrition et aux maladies. Le taux de
mortalité commença à augmenter, s’ajoutant aux victimes dues aux
incessantes «sélections» et aux transports «vers l’est» qui, à partir de
mai 1942, commencèrent à conduire directement aux camps de la mort.
Les «évacuations» d’Allemagne vers Theresienstadt furent
accompagnées du même genre de ruses effroyablement cyniques, qui
étaient en passe de devenir la marque de fabrique du département
d’Eichmann. Avant leur départ, les Juifs étaient contraints de signer des
formulaires indiquant qu’ils opéraient un «changement de résidence». En
échange de l’abandon de leurs maisons ou appartements au sein du Reich,
ils étaient informés qu’ils recevraient des logements dans le «ghetto de
personnes âgées». Ce mécanisme permit au Reich d’échanger
«légalement» leurs biens. Néanmoins, à l’arrivée, les Juifs allemands
découvrirent que ce qui serait désormais leur domicile se résumait à un lit
superposé et environ dix-huit mèêtres carrés dans des baraquements
semblables à des casernes au départ construites pour loger des soldats
autrichiens{%.
Helga Weissova-Hoskova avait douze ans lorsqu’elle fut déportée avec sa
famille de Prague à Theresienstadt. Elle tint un journal lors de son séjour
dans le ghetto, dont elle publia des extraits après la guerre dans un livre
commémoratif. Depuis son perchoir dans le baraquement, elle observa les
déportations au cours de la fin de l’été 1943:
Sous la fenêtre, la Gestapo hurle et bat des gens, bloquant la rue. Un nouveau groupe s’en va.
Les voici, portant des brancards, des carrioles à deux roues avec des corps, des bagages, et la
«carriole des cadavres». La rue qui avait fleuri avec la chaleur d’août était enveloppée d’une
poussière lourde et sale. Les bagages, les brancards, les corps. C’est comme ça que ça s’est passé
toute la semaine... Et ça au milieu des bagages, est-ce des cadavres ? Non, il y en a un qui bouge,
et à travers le nuage de poussière tourbillonnant autour de la carriole, un brassard jaune perce.
Qui pourrait oublier cette image ! On les voyait tous les jours à la cuisine, avec leurs béquilles, ou
bien aveugles, avec un petit bol à la main quémandant un petit peu de café, de soupe, grattant les
pots et les casseroles pas encore lavés où il restait quelque rognure, ou ratissant les piles de
pommes de terre pourries, d’épluchures et de déchets. Oui, c’est bien d’eux qu’il s’agit, maigres,
affamés, misérables, ils sont vivants, vivants dans leurs corbillards. Combien d’entre eux
404;
arriveront à destination ? Combien en reviendront
Eichmann savait parfaitement ce qui se passait là-bas, parce qu’il visita
fréquemment Theresienstadt entre 1942 et 1944. À la différence de la
plupart des camps placés sous l’autorité du WVHA, Theresienstadt fut
placé sous la tutelle directe du RSHA. Les ordres d’ouvrir le camp furent
donnés par le chef de la Sipo-SD à Prague et ratifiés par un décret de
Heydrich de février 1942. En conséquence, Eichmann eut toute liberté d’y
intervenir inopinément et de s’immiscer dans les activités du camp presque
à volonté. Il utilisa le ghetto comme une étape pratique en route entre Berlin
et des missions futures. Une prisonnière du camp, Edith Kramer, raconta
que «toutes les deux ou trois semaines, nous les femmes médecins
recevions l’ordre de nettoyer les pièces et le bureau d’Eichmann. Lors de
ses visites occasionnelles au camp, il utilisait ces quartiers qui devaient être
maintenus méticuleusement propres. C’était un des traits piquants du
règlement du camp que cette tâche dût être accomplie uniquement par des
femmes médecins». De manière plus conventionnelle, Eichmann donna
l’ordre de mettre en place une «force de police» juive au sein du ghetto. Il
exerça une censure stricte sur le courrier au départ, et mit en place des
punitions draconiennes contre quiconque serait reconnu coupable d’avoir
violé les règles en vigueur déterminant ce qui avait ou non le droit d’être
dit. Le ghetto abritait aussi une bibliothèque sur le judaïsme évacuée de
Prague, qu’Eichmann se plaisait à visiter lorsqu'il passait par 1à*®.
Tout comme le théâtre du ghetto, la bibliothèque faisait partie d’une
stratégie de duperie que Theresienstadt était censé promouvoir, et Eichmann
fit tout pour s’assurer que le ghetto remplît cette fonction de disculpation.
Lorsque le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) demanda à
envoyer une délégation depuis Berlin pour inspecter le camp, Eichmann et
Müller se rendirent au préalable sur les lieux pour inspecter et ordonner des
améliorations afin d’impressionner favorablement les visiteurs. Le 18 juillet
1943, Walter Hartmann et Dieter Neumann, deux délégués de la Croix-
Rouge allemande, furent escortés à travers le camp par des officiers de la
Sipo-SD, dont Eichmann. On leur montra la minuscule pièce allouée à la
baronne Bleichrôder, membre d’une famille de banquiers autrefois éminente
et qui avait aidé Bismarck à fonder l’Empire allemand. En leur présence,
Eichmann jugea le logement spacieux, mais les délégués furent quant à eux
assez choqués. Néanmoins, selon Jean-Claude Favez, un historien
spécialiste du rôle du CICR lors de la persécution des Juifs, Hartmann se
contenta de rapporter certaines «impressions moroses» au CICR. Les
tactiques de tromperie d’Eichmann, combinées aux prédilections des
représentants de la Croix-Rouge allemande, firent en sorte que
Theresienstadt ne tira pas de sonnette d’alarme. La visite n’affecta en tout
cas pas la gestion du camp par le RSHA: quelques jours après seulement, il
entama l’une des plus importantes déportations vers Auschwitz-
Birkenau4%8,
Les transports qui eurent lieu régulièrement entre septembre 1943 et la
fin de cette année-là emmenèrent plus de 10000 personnes à Auschwitz-
Birkenau. Pour des raisons qui ne sont pas tout à fait claires, mais
pourraient être liées à la visite de la Croix-Rouge, plusieurs milliers d’entre
elles furent épargnées des chambres à gaz pendant une période qui alla
jusqu’à six mois. Singulièrement, il fut possible aux maris et aux femmes,
aux parents et aux enfants de rester ensemble, dans une partie spéciale de
Birkenau appelée le «camp familial». La femme de l’un des membres du
conseil du ghetto, Miriam Edelstein, et Freddie Hirsch, un jeune leader
charismatique qui s’était occupé de programmes novateurs pour la jeunesse
à Theresienstadt, luttèrent pour maintenir une vie supportable à plusieurs
centaines d’enfants. Eichmann visita le camp au moins une fois pour voir ce
qu’ils devenaient. Il aurait proposé à Hirsch d’écrire un rapport au CICR sur
son travail avec les enfants. Celui-ci n’eut jamais l’occasion de le faire: le
«camp familial» fut liquidé lors d’une «action d’envergure» en
mars 1944407.
Une seconde visite du CICR, plus ambitieuse, eut lieu en juin 1944. En
cette occasion, Eichmann déploya encore plus d’efforts pour
l’«embellissement» du camp et, une fois encore, il fit une inspection
préalable à la venue de la Croix-Rouge. À nouveau, le double effet de la
dissimulation et de la pusillanimité des agents de la Croix-Rouge (qui
comptaient dans leurs rangs le Dr Maurice Rossel du CICR suisse et deux
Danois, en plus des délégués allemands) fit en sorte que les nazis n’eurent à
déplorer aucune publicité négative. Au contraire, la déclaration officielle
des visiteurs renforça l’idée que Theresienstadt était une destination finale
pour les Juifs plutôt qu’un camp de transit vers Auschwitz-Birkenau. Et
cependant, depuis les tout débuts, Theresienstadt n’était qu’un exercice
monstrueux de cynisme et d’inhumanité. Plus de 33000 Juifs y moururent
ou furent exécutés dans la prison de la Gestapo qui se trouvait non loin du
camp, appelée la «petite forteresse». Plus de 88000 personnes furent
déportées du ghetto vers les camps de la mort en empruntant une voie
secondaire que les prisonniers furent eux-mêmes forcés de construire#08,
Tandis que les Juifs tchèques étaient envoyés en nombre à
Theresienstadt, Fichmann mit en place les fondations des déportations
vouées à «passer l’Europe au peigne fin d’ouest en est». Toutefois, l’élan
de l’éviction forcée des Juifs ne vint pas seulement de Berlin. Dans certains
cas, Fichmann et ses hommes réagissaient à des pressions locales et, dans
d’autres, ils ne faisaient qu’accélérer et intensifier des actions existantes.
Cette dynamique évolua avec le temps et au sein de cadres changeants. Les
membres du Referat IV-B4 furent affectés à des missions allemandes à
l’étranger dès 1940. Le premier fut Dieter Wisliceny, qui fut posté en
Slovaquie. En 1941, il fut suivi par Theodor Dannecker, qui alla en France,
Gustav Richter, assigné en Roumanie, Wilhelm Zopf, qui fut rattaché au
BdS aux Pays-Bas, et Kurt Asche, qui fut basé en Belgique. À leur tour, la
Bulgarie, la Grèce, la Croatie, l’Italie et la Hongrie reçurent des «experts
juifs», membres de l’équipe d’Eichmann. La première vague de
nominations était censée conseiller les autorités locales en termes de
mesures antijuives et promouvoir la plus grande dureté. À partir du début
1941, toutefois, ils devinrent plus actifs dans la promotion des déportations
et, à la suite de la conférence de Wannsee, servirent d’agents d’expédition
au Referat IV-B4*%®,
Le SS-Hauptsturmführer Theodor Dannecker fut nommé au bureau juif
du quartier général de la Sipo-SD à Paris le 5 septembre 1940. Dans une
certaine mesure, les Français avaient devancé les nazis. Ce quartier général
de la Sipo-SD à Paris, dirigé par le Sturmbannführer Helmut Knochen, fut
mis en place quelques semaines seulement après la capitulation, et
Dannecker arriva quelque temps plus tard. Dans le même temps, le
gouvernement français de Vichy, dirigé par le maréchal Pétain, promulgua
de son propre chef un statut des Juifs le 3 octobre 1940. Cette variante des
lois de Nuremberg allait encore plus loin que le prototype allemand, et elle
servit de base à un ensemble de mesures antijuives émanant à la fois du
gouvernement français et des autorités d’occupation allemandes. La Sipo-
SD joua des coudes pour se faire une place entre l’administration militaire,
qui entendait conserver ses prérogatives en matière de sûreté, et les
autorités de Vichy, qui n’avaient pas de conseil à recevoir en matière de
persécution des Juifs410,
Toutefois, Dannecker fut pugnace et, en mars 1941, il persuada le régime
de Vichy de mettre en place un Commissariat général aux questions juives
(CGQJ), dirigé par un ardent antisémite, Xavier Vallat. Les services de
Vallat imposèrent des mesures discriminatoires à l’encontre des Juifs dans
les deux zones et portèrent une attention toute particulière à la saisie des
commerces et des biens juifs avant que les Allemands ne puissent mettre la
main dessus. Dannecker incita aussi le gouvernement de Vichy à rafler les
Juifs étrangers et apatrides résidant en France, en prévision de l’expulsion
de la population juive française dans son ensemble. Sur cette action,
Knochen et Dannecker étaient de concert avec les puissantes autorités
militaires allemandes, qui redoutaient un regain des activités de la
résistance, notamment communiste, à la suite de l’invasion de l’URSS par
l’Allemagne. En mai et en août 1941, la police française rafla et interna des
milliers de Juifs «étrangers» sous le prétexte de réprimer les groupes
d’opposition prosoviétiques. Toutefois, Dannecker et Knochen allèrent
presque trop loin: ils tentèrent de déclencher un pogrom en incendiant
plusieurs synagogues à Paris, mais l’armée, craignant une réaction
populaire, exigea que la Sipo-SD soit ramenée au pas. Quoi qu’il en soit, à
la fin de l’année, les autorités françaises, agissant sur ordre de l’armée,
emprisonnèrent plus de 1000militants politiques et intellectuels juifs
français avec l’intention de les déporter en représailles aux actions
antiallemandes{il.
Dannecker agissait plus en réaction aux pressions locales et à la
compétition avec l’armée que sur des injonctions venues d’Allemagne. Le
4 mars 1942, il se rendit à Berlin pour participer à une réunion des
Judenreferenten de France, de Belgique et des Pays-Bas décidée par
Eichmann une semaine auparavant. Le but de Dannecker était d’organiser la
déportation à Auschwitz de 1000 Juifs emprisonnés au camp d’internement
de Compiègne, comme mesure de «rétorsion» ordonnée par l’armée.
Eichmann vit là une occasion de surpasser ses concurrents et, quelques
jours après la rencontre, il obtint l’accord du MAE pour que le chiffre des
déportés soit porté à 5000. Le 12 mars, Eichmann communiqua des
instructions détaillées au BdS de Paris sur la mise en œuvre de l’action: les
déportés devaient être âgés de moins de cinquante-cinq ans, être aptes au
travail et devaient soit ne pas être Français, soit avoir été déchus de leur
nationalité française. La dépossession de leurs biens devait aussi être
arrangée préalablement à la déportation. Le département IV-B4 coordonna
le départ, les destinations, les trains, les horaires, et informa toutes les
autorités compétentes, dont l’inspection des camps de concentration (ICC)
et, bien sûr, Auschwitz. Le premier train vers l’est partit le 27 mars 1942,
avec 1112 Juifs à son bord. Dannecker fit le voyage jusqu’à Auschwitz
pour s’assurer du bon fonctionnement des procédures. Ce fut bien le cas.
Quoique les déportés fussent envoyés à Auschwitz pour «travailler », aucun
d’entre eux ne survécut à la guerreE2.
Au cours du mois de mai 1942, les conditions furent réunies pour
organiser les premières déportations majeures et prolongées de Juifs de
France. Pierre Laval était désormais président du Conseil, et il cherchait à
s’attirer les faveurs de l’ Allemagne nazie afin d'améliorer la situation de la
France. Vallat, qui était en fait foncièrement anti-allemand, fut remplacé par
le plus docile Darquier de Pellepoix. René Bousquet fut nommé chef de la
police nationale au ministère de l’Intérieur et Jean Leguay devint son
représentant en zone occupée. Les deux hommes étaient plus disposés à
accéder aux demandes allemandes au sujet des Juifs. Lors d’un de ses
derniers voyages avant son assassinat, Heydrich se rendit en France et
revigora les administrations locales. Au début du mois de juin 1942, le SS-
Brigadeführer Carl Albrecht Oberg fut nommé comme nouveau HSSPF. Il
arrivait directement de Pologne et n’était pas enclin à adopter des méthodes
douces avec qui que ce fût, et certainement pas avec les Juifs. Enfin,
également en ce mois de mai, des possibilités nouvelles de transport
apparurent pour la déportation de Juifs d'Europe de l’Ouestfl,
Les agents du RSHA basés à Paris, agissant de concert avec leurs
collègues en Belgique et aux Pays-Bas, commencèrent à intensifier leurs
efforts. L’une des premières mesures qu’ils cherchèrent à imposer fut la
prescription du port par tous les Juifs d’une grande étoile de David bien
visible sur leurs vêtements. Cette mesure, d’abord mise en place en Pologne
le 23 novembre 1939 et ensuite en Allemagne le 15 septembre 1941, fut à la
fois un geste d’humiliation rituelle rappelant des pratiques médiévales, et un
moyen d’isoler encore davantage les Juifs du reste de la population. Elle
permettait aussi de repérer les Juifs lors des rafles. Le 29 mai, on annonça
qu’à compter du 7 juin 1942, le port de l’étoile jaune devenait obligatoire
pour tous les Juifs sauf ceux disposant d’exemptions spéciales (comme par
exemple les Juifs de certaines nationalités),
Le 11 juin 1942, Eichmann convoqua les «spécialistes juifs» de France,
de Belgique et des Pays-Bas à Berlin. Selon le rapport de Dannecker,
Eichmann annonça: «Pour des raisons militaires, la déportation des Juifs
d'Allemagne vers les zones d’opération de l’est ne peut plus avoir lieu
pendant l’été. Le Reichsführer-SS a donc ordonné le transfert d’un grand
nombre de Juifs du Sud-Est (Roumanie) ou bien des zones occupées de
l'Ouest vers le camp de concentration d’Auschwitz pour les y faire
travailler. La condition de base est que les Juifs (des deux sexes) doivent
avoir entre seize et quarante ans. 10% de Juifs qui ne sont pas capables de
travailler peuvent être envoyés avec eux.» Les participants à la rencontre se
mirent d’accord pour que 15000 Juifs soient pris des Pays-Bas, 10000 de
Belgique, et 100000 des deux zones françaises. Les catégories habituelles
furent exemptées, comme les Juifs partenaires de mariages mixtes et les
citoyens des pays neutres+E,
Cette étape majeure est symptomatique de la radicalisation qui se
produisit au début de l’été 1942, que l’historien Peter Longerich relie à une
série de rencontres entre Himmler et Hitler qui eurent lieu à ce moment-là.
Ces mesures prises en France se déroulèrent parallèlement à
l’intensification des déportations de Juifs allemands vers Theresienstadt et
vers les camps de la mort à l’est où, pour la première fois, ils étaient
systématiquement assassinés dès leur arrivée. Au sein du Gouvernement
général, la liquidation barbare des ghettos commença en juillet, avec des
trains qui faisaient la navette entre les ghettos et les centres
d’extermination. Seule une toute petite proportion des déportés était
sélectionnée pour le travail dans les ghettos et préservée des chambres à
gaz. En même temps, une seconde phase d’exécutions de masse par balles
fut inaugurée en Pologne orientale et en Russie. Malgré quelques
ambiguïtés, notamment concernant les Juifs requis pour travailler, il ne fait
aucun doute que, passé ce moment-là, un génocide paneuropéen destiné à
annihiler tous les Juifs était passé de la planification et des phases
préparatoires à sa pleine mise en œuvrefl£,
Eichmann et le Referat IV-B4 se trouvaient à l’épicentre de ce génocide.
Le 22 juin, il informa Rademacher : «Il est envisagé, pour commencer, qu’à
compter de la mi-juillet ou de début août de cette année, environ 40000
Juifs de la zone occupée en France, 40000 Juifs des Pays-Bas, et 10000
Juifs de Belgique seront déportés pour travailler au camp d’Auschwitz dans
des trains quotidiens spécialement affrétés et contenant 1000 personnes
chacun.» Il ajouta que les Juifs devaient être aptes au travail. Les Juifs
engagés dans des mariages mixtes seraient exclus, tout comme les Juifs
ressortissants de l’empire britannique, du Mexique, des «pays ennemis »
d'Amérique centrale et du Sud, des pays neutres et des alliés. «J’exige que
note soit prise de ce qui précède et je considère qu’il n’y aura pas non plus
d’objection à ces mesures de la part du ministère des Affaires
étrangères{17. » La conférence de Wannsee avait contribué à ce que le MAE
n’oppose pas d’objections, mais les Français n’avaient pas été présents à
Wannsee et les hommes de la SS à Paris se heurtèrent à de grandes réserves
à l’idée des rafles à grande échelle. Dannecker se dépêcha de rentrer de
Berlin afin de préparer des déportations, et il rencontra des difficultés avec
les autorités de Vichy et avec le commandant de la Sipo-SD. Knochen et
Oberg savaient que l’assistance de leurs homologues de Vichy serait
essentielle, étant donné le très petit nombre de troupes et de policiers SS en
France. Néanmoins, les tactiques agressives de Dannecker et ses efforts
constants pour augmenter le nombre de Juifs sélectionnés pour la
déportation gênaient les Français. Comme il ne parvint pas à obtenir le
soutien de Knochen et d’Oberg, il se tourna vers Eichmann<té,
Le 30 juin 1942, celui-ci se rendit à Paris pour une visite de deux jours,
afin de se rendre compte personnellement de la situation et de recevoir un
rapport de son homme sur le terrain. Un mémorandum enregistra leur
discussion: «En ce qui concerne le travail associé à la solution finale de la
question juive en France, les points suivants émergent: (a) Mise en œuvre
du programme dans la zone occupée: claire, sans friction. (b) Travail
politique préparatoire en vue de la mise en œuvre dans la zone non occupée
non encore complète étant donné que le gouvernement français cause des
difficultés de plus en plus grandes.» En ce qui concerne l’ordre du
Reichsführer-SS de réaliser la déportation de tous les Juifs de France
aussitôt que possible, «l’accélération continue du travail fait qu’il est
devenu absolument inévitable d’exercer une certaine pression sur le
gouvernement français». Toutefois, Eichmann savait que l’insuffisance du
«travail politique préparatoire» ne pouvait être surmontée instantanément,
donc des expédients seraient nécessaires. «Il est évident que des résultats
tangibles ne peuvent être obtenus du jour au lendemain, mais en attendant il
y a des transports partant de la zone occupée, ce qui fait que, malgré les
difficultés dans la zone non occupée, l’ordre du Reichsführer-SS peut
néanmoins être pleinement mis en œuvre dès maintenant. » Les questions de
propriété n'étaient pas encore résolues, et «les fondations légales qui
pourraient être nécessaires à ce propos doivent être fournies par le bureau
local avec toute l’énergie nécessaire, puisqu’en cas d’échec, la plus grande
déconvenue est à attendre au niveau de la politique extérieure, ce qui doit
être évité à tout prix». Une course contre la montre était entamée afin de
tout mettre en place pour les déportations. «En conclusion, il fut décidé que
le rythme envisagé jusqu’à maintenant (trois convois de 1000 Juifs par
semaine) devrait être considérablement accéléré sous peu afin de
complètement débarrasser la France des Juifs le plus tôt possible. Les
mesures techniques préliminaires nécessaires liées aux convois sont en ce
moment prises à Berlin. Le bureau de Paris doit s’assurer que le rythme
déterminé au départ est respecté dans l’intérêt d’une réalisation sans heurts
de la solution finale de la question juiveL2. »
Après quelques hésitations et d’âpres négociations, les autorités
françaises acceptèrent le prélèvement de 18000 Juifs étrangers des camps
d’internement et la rafle de 22000 Juifs de plus, y compris, et ce à la
surprise des nazis embarrassés, des femmes et des enfants. En conséquence,
cinq trains transportant quelque 6000 hommes faisant partie des personnes
internées en 1939, 1940 et 1941 partirent pour Auschwitz entre le 5 juin et
le 17 juillet#20,
Les rafles et les déportations en zone libre étaient conduites sous
l’autorité de Heinz Rôthke, qui était arrivé à Paris au début du mois de juin
pour servir d’adjoint à un Dannecker alors en proie aux difficultés. Rôthke,
qui manquait d’expérience, se retrouva rapidement dans une situation
difficile lorsque le nombre de Juifs étrangers et apatrides appréhendés par la
police française en zone libre n’atteignit pas le chiffre qui avait été prévu.
C’est pourquoi, il annula le départ d’un train qui devait partir de Bordeaux
le 15 juillet plutôt que de le voir partir seulement à moitié plein. Lorsque
Eichmann l’apprit, il fut furieux. Il téléphona à Rôthke et exigea de
connaître les raisons de l’annulation. Rôthke expliqua que, comme les
Français n’acceptaient d’arrêter que les Juifs apatrides, seules 150
personnes étaient alors internées à Bordeaux. Eichmann ne fut pas
convaincu. On sent sa colère pénétrant le langage bureaucratique employé
par Rôthke dans la note rédigée à propos de leur conversation
acrimonieuse : «Le SS-Obersturmbannführer [Eichmann] faisait remarquer
qu’il s’agissait d’une question de prestige: des négociations difficiles
avaient été menées à bonne fin avec le ministère des Transports du Reich, et
voilà que Paris supprimait un train. Jamais pareille chose ne lui était jamais
arrivée. L’affaire était très “blâmable”. Il ne voulait pas en informer le SS-
Gruppenführer Müller immédiatement, parce qu’il s’exposerait alors au
plus grand ridicule. Il devrait réfléchir et il se demandait s’il ne devrait pas
laisser tomber la France dans son ensemble comme territoire
d'évacuation.» Rôthke en fut fort contrit et il promit qu’une telle chose ne
se reproduirait pas21.
Dannecker avait prévu que, à la suite de la décision unilatérale de la
France, environ 4000 enfants seraient raflés avec leurs parents. Cette
situation créait un réel dilemme, car les enfants n'étaient clairement pas
aptes au travail et étaient exclus en vertu des directives d’Eichmann.
Dannecker s’enquit consciencieusement auprès de ce dernier d’instructions
le 6 et à nouveau le 10 juillet 1942, maïs il lui fallut attendre deux semaines
pour obtenir une réponse. Ce délai suggère qu’Eichmann eut probablement
à consulter lui-même ses supérieurs à Berlin avant de prendre une décision.
Lors d’une conférence téléphonique qui eut lieu le 20 juillet 1942 entre
Dannecker, Eichmann et Franz Novak, son officier de transport, Eichmann
informa Dannecker que, dès qu’ils pourraient obtenir un convoi, les enfants
seraient aussi déportés en Pologne. «Il décida qu’aussitôt que les
déportations vers le Gouvernement général seraient à nouveau possibles, les
convois d’enfants pourraient rouler /Kindertränsporte kônnen rollen].»
Eichmann employa ce terme, Kinderstränsporte, utilisé pour désigner les
trains spécialement affrétés pour envoyer des enfants juifs en Grande-
Bretagne en 1938-1939. Cependant, le contexte n’aurait guère pu être plus
différent{22.
À ce moment-là, il y avait plus de 3500 enfants dans différents camps,
qui avaient été séparés de leurs parents. George Wellers rappela, lors du
procès d’Eichmann, ce qui se passa ensuite: «Ces enfants arrivèrent à
Drancy après avoir déjà été complètement négligés pendant deux ou trois
semaines à Beaune-la-Rolande ou à Pithiviers — ils arrivèrent sales, avec
des vêtements déchirés, en très mauvais état, souvent dépourvus de boutons,
souvent avec une seule chaussure, avec des plaies sur le corps. Presque tous
avaient la diarrhée. On leur mettait des seaux hygiéniques sur le palier,
puisque nombre d’entre eux ne pouvaient descendre le long et incommode
escalier pour aller aux cabinets. Les petits, incapables d’aller tout seuls,
attendaient avec désespoir l’aide d’une femme volontaire ou d’un autre
enfant...» Un grand nombre d’enfants étaient trop jeunes pour seulement
savoir leur nom. Les plus vieux s’occupaient comme ils pouvaient des plus
jeunes, et des équipes de femmes bénévoles, qui attendaient leur propre
déportation, s’occupaient des plus vulnérables. Finalement, les enfants
furent inclus dans les convois qui partirent à la fin du mois d’août et au
début du mois de septembre. Après un voyage de plusieurs jours sans
nourriture, sans eau et sans sanitaires, ils furent massacrés à leur arrivée à
Auschwitz,
Les 16 et 17 juillet 1942, la police française effectua une grande rafle à
Paris et arrêta plus de 12800 Juifs, hommes, femmes et enfants. La
proportion d’hommes parmi les personnes arrêtées était en fait plus faible
qu’elle aurait dû l’être, parce qu’un grand nombre d’entre eux avaient été
avertis et s’étaient cachés au lieu d’aller travailler, alors que les femmes et
les enfants qui étaient restés à la maison étaient plus vulnérables. Les
détenus furent gardés dans des conditions misérables au Vélodrome d’hiver
avant d’être transférés dans des camps de transit autour de Paris, et en
particulier à Drancy. Il s’agissait d’un complexe d’appartements modernes à
moitié terminé, construit autour d’un vaste espace ouvert en son centre. Le
lieu était aisé à grillager et à garder. Il était aussi commodément situé à
proximité des voies ferrées en direction de l’est. Les déportations eurent
lieu entre le 19 juillet et le 31 août. Elles constituèrent les dernières
réalisations en France du couple formé par Dannecker et Eichmann. À la
mi-août, Dannecker fut démis de ses fonctions par Knochen, au prétexte
d’une infraction au code de la route. Le motif invoqué était qu’il avait garé
sa voiture sur les Champs-Élysées sans avoir éteint ses lumières, comme il
était de rigueur. La biographe de Dannecker, Claudia Steur, a depuis révélé
que Dannecker était en fait allé se soûler dans une boîte de nuit et qu’il
avait par là violé les injonctions de Himmler concernant la consommation
d’alcoo!l par les officiers SS. En arrière-fond se trouvait toute une série de
conflits avec Knochen, qui menaçaient de saper l’autorité du BdS, et
Eichmann n’avait aucunement les moyens ou le pouvoir de protéger son
subordonné trop zélé et trop turbulent#4.
Après le pic de l’été et l’arrestation des Juifs apatrides faciles à trouver et
à déporter, il devint de plus en plus difficile d’extraire des Juifs des deux
zones françaises. Lors d’une réunion de ses «spécialistes» organisée à
Berlin le 28 août, Eichmann réitéra la nécessité pour l’équipe de Rôthke
d’accélérer les déportations. Afin d’élargir la base de la population
potentiellement expulsable, et de contourner les scrupules des Français à
propos de la déportation de citoyens français, il donna l’ordre à Rôthke de
faire en sorte que le gouvernement français applique une loi permettant aux
autorités de dénaturaliser les immigrés arrivés depuis 19274%, Afin de
remplir ses quotas, Rôthke organisa l’arrestation de Juifs de différentes
nationalités désormais considérées par le département IV-B4, avec
l’assentiment des autorités françaises, comme populations cibles. Eichmann
ne fut toutefois pas satisfait et harcela Knochen. Loin de ralentir le
mouvement pour la saison des fêtes (ou de montrer le moindre doute à la
suite de la débâcle militaire à Stalingrad), le 19 décembre 1942 il exigea de
Knochen de connaître les chiffres qu’il pourrait espérer en vue d’«envois »
vers l’est et de savoir quand les transports seraient de nouveau disponibles
au printemps. Knochen répondit le 31 décembre qu’il ne savait pas
combien, mais qu’il prévoyait une reprise des transports en février ou en
mars2€.
En effet, en dépit de l’invasion alliée en Afrique du Nord française et de
l’occupation de la «zone libre» qui s’ensuivit en novembre 1942, ou des
revers militaires sur le front de l’est au tournant de l’année, la chasse aux
Juifs reprit au printemps 1943. Cependant, elle devint encore plus difficile.
Laval refusa de sanctionner une loi dénaturalisant de plus grandes
catégories de citoyens français, et la police cessa sa coopération sans
réserve. Rôthke élaborait des plans ambitieux alors même que ses
ressources pour les mettre en œuvre se firent plus rares*27. Au départ, la
zone sud, dans laquelle l’armée allemande venait de pénétrer, semblait être
un terrain propice, mais un grand nombre des Juifs vulnérables avaient déjà
fui vers la zone occupée par l’Italie28, Les Italiens, qui n’avaient aucune
sympathie pour la «solution finale», se montraient délibérément
obstructionnistes. Eichmann, dépité, souleva la question avec le ministère
des Affaires étrangères, et demanda à ce qu’une réunion soit organisée à
Paris avec l’inspecteur général Guido Lo Spinoso, qui était chef de la police
dans la zone française occupée par l’Italie. Lo Spinoso refusa de mettre en
œuvre les mesures antijuives, d’arrêter des Juifs et même de répondre aux
messages qui lui étaient envoyés. Le MAE ne parvint pas à le trouver pour
organiser la réunion avec Eichmann. Lo Spinoso demeura la némésis
d’Eichmann jusqu’à la chute de Mussolini et la reprise par l’ Allemagne de
la zone italienne£22.
Se remémorant ces années depuis sa cellule en Israël, Eichmann n’eut de
cesse d’insister sur les difficultés qu’il avait rencontrées: «Certains
éléments au sein du gouvernement français créèrent des complications pour
les autorités allemandes, soit pour des raisons chauvines, soit parce qu’ils
ne voulaient pas que les Juifs soient déportés.» Comme il rappelait les
détails tortueux des voies hiérarchiques, les différents ministères impliqués,
et les migraines causées par les horaires des trains, il déclara à son
interrogateur, sur un ton presque incroyable d’autocommisération:
«J’essaie de raconter les choses aussi durement qu’elles étaient en
réalité450,» Malgré ces obstacles pénibles, Eichmann et ses hommes
parvinrent à déporter quelque 78000 Juifs hors de France, parmi lesquels
seuls quelques milliers revinrent. Cela correspondit à environ un quart des
Juifs vivant en France en 1940, ce qui est tout à fait terrible, mais qui en
termes de pourcentage est dépassé par la destruction qui atteignit les
140000 Juifs résidant aux Pays-Bas. Environ 107000 d’entre eux furent
envoyés à l’est et massacrés, soit des pertes atteignant 73% de la population
juive totale du pays#t, Les raisons de l’écart entre les Pays-Bas et la France
fournissent un éclairage utile sur les dynamiques comparées du génocide, et
surtout sur la manière dont travaillait le bureau d’Eichmann et sur les
paramètres de son influence.
En effet, la France constituait un terrain compliqué pour les opérations
d’Eichmann. Elle était divisée en deux unités administratives: une zone
occupée, placée sous commandement militaire, et une «zone libre»
(jusqu’à novembre 1942), sous l’autorité du gouvernement du régime de
Vichy. En principe, les Français avaient compétence sur l’ensemble du
territoire et les Allemands avaient besoin de leur coopération pour rafler et
incarcérer les Juifs. Cette coopération déclina à partir de l’automne 1942.
Pour ajouter aux complications, l’armée italienne occupa une portion du
territoire et protégea obstinément les Juifs jusqu'à l’automne 1943. Enfin,
l’ensemble du territoire français fut libéré à la fin du mois d’août 1944. Par
comparaison, les Pays-Bas formaient une unité géopolitique unique
directement placée sous autorité allemande. Le pays était gouverné par cinq
gouverneurs nazis qui agissaient par le biais de l’administration
néerlandaise. L’un des gouverneurs était un haut commandant de la police
SS, c’est pourquoi l’appareil de sûreté était intégré à l’appareil de
gouvernement. Persécuter les Juifs signifiait s’en prendre à une cible
particulièrement vulnérable. De plus, la population juive était très largement
concentrée au sein de quelques villes et, une fois que les déportations
avaient commencé, il n’y avait nulle part où se cacher. Contrairement à la
France, il n’y avait pas de «zone libre», pas de pays neutre adjacent, et pas
de régions montagneuses ou boisées peuplées de combattants de la
résistance. Enfin, les Alliés ne libérèrent l’intégralité du territoire des Pays-
Bas qu’à la toute fin de la guerre, donnant aux nazis et à ceux qui
collaborèrent avec eux plus de temps pour traquer et déporter ou tuer tous
les Juifs qui survivaient en se cachant — comme ce fut le cas d’Anne Frank
et de sa famille{22,
Les circonstances étaient tellement propices à l’annihilation de la
population juive sur le sol néerlandais que le rôle d’Eichmann fut
pratiquement immatériel. Yaacov Lozowick souligna un jour que:
«Eichmann et son équipe furent réduits à la fonction marginale de
fournisseurs de trains et de conseillers techniques.» Plutôt qu’une
justification de l’efficacité pernicieuse d’Eichmann, le bilan atroce des
victimes pourrait être attribué à la faiblesse de ses hommes. La compétition
entre agences compliqua la persécution et la déportation des Juifs tout
autant en France, mais aux Pays-Bas ces rivalités combinées à la
géographie eurent des conséquences désastreuses{.
Après leur capitulation en mai 1940, les Pays-Bas furent placés sous
commandement allemand direct. Hitler nomma un antisémite autrichien
virulent, Arthur Seyss-[nquart, au poste de Reichskommissar, pour prendre
la tête de l’administration civile allemande. Celui-ci prit rapidement une
série de mesures destinées à identifier les Juifs et leurs commerces. Au
début de l’année 1941, l’administration civile mit en place un Conseil juif et
prépara l’établissement d’un ghetto à Amsterdam, où la plupart des Juifs du
pays résidaient. Afin de ne pas être en reste, le HSSPF Hans Albin Rauter
mit en place un Office central à l’émigration à Amsterdam, par le biais
duquel il entendait prendre le contrôle sur les affaires juives. Cette initiative
locale fut coordonnée avec Berlin et refléta un effort général de Heydrich
visant à établir un monopole sur la «question juive». Ainsi, Eichmann
donna l’ordre à Jacob Edelstein d’aller de Prague à Amsterdam pour
montrer aux Juifs néerlandais ce qu’ils devaient faire. La Zentralstelle
d'Amsterdam fut placée sous l’autorité d’un des associés d’Eichmann
depuis la période viennoise, le SS-Obersturmführer Dr Erich
Rajakowitsch#%£,
Seyss-Inquart répondit en nommant un commissaire aux affaires juives et
poursuivit son but d’isoler les Juifs et de les exproprier de leurs biens. En
juin 1941, le BdS de La Haye, le Dr Wilhelm Harster, rétorqua en mettant
en place un office spécial pour les questions juives, mais Seyss-Inquart
entendait garder l'initiative. Il consulta Hitler en septembre 1941 et
promulgua des mesures en vue de la conscription de tous les Juifs «sans
emploi» valides dans des camps de travail. Lors du printemps 1942, l’étoile
jaune fut introduite et les Juifs encore davantage concentrés dans les
grandes villes. Seyss-Inquart pensait déjà à la déportation, et le feu vert fut
donné par Berlin: Himmler donna les ordres et Eichmann dressa un
calendrier. Néanmoins, c’est Rauter qui imprimait le rythme au niveau
local, et une fois que les Juifs les plus faciles à déporter furent partis, il
remplit les convois en ordonnant à la police de traîner littéralement les Juifs
des hôpitaux et des sanatoriums jusqu’aux trains. Grâce à son zèle et au
contexte particulier des Pays-Bas, les déportations se déroulèrent si bien
qu’'Eichmann eut la satisfaction de pouvoir les poursuivre au printemps
1943, alors même qu’elles étaient virtuellement interrompues en France et
en Belgique. La pause eut lieu dans ces pays parce que Auschwitz-Birkenau
tournait déjà à pleine capacité en massacrant les Juifs de Salonique, et
qu’une épidémie de typhus entravait sa fonction de bureau central pour le
travail forcé. Toutefois, entre mars et juillet 1943, 19 trains transportèrent
plus de 32000 Juifs néerlandais à Sobibor, où ils furent immédiatement
exécutés. C’est cette décision arbitraire, et non une quelconque sorte de
machination au niveau local ou à Berlin, qui explique l’écart entre le taux
de survie des Juifs aux Pays-Bas et ceux de la France et de la Belgique“®.
Lors de son procès, Eichmann fut également décrit comme le maître
d’œuvre des rafles et de la déportation des Juifs en Italie. Hausner écrivit
plus tard: «Eichmann envoya d’urgence Dannecker à Rome, avec pour
mission de s’attaquer d’urgence aux 8000 Juifs de la ville...» Néanmoins,
Dannecker reçut en fait l’ordre de se rendre en Italie de Müller, et la
première attaque contre les Juifs de Rome fut décidée par Himmiler et
conduite par Karl Wolff, son HSSPF sur place. L’extorsion d’or aux Juifs
romains et la razzia traumatisante du 16 octobre furent organisées au niveau
local par Herbert Kappler, un agent du service de renseignements extérieur
du SD et plus haut gradé parmi les commissaires de police de la ville.
Devant le manque de coopération de certains individus au ministère des
Affaires étrangères en Allemagne, qui craignaient d’offenser le Vatican en
raflant des Juifs sous les fenêtres du pape, Kaltenbrunner soutint et
encouragea personnellement l’action. Il communiqua ses intentions à
Kappler de manière brutalement limpide dans un message radio intercepté
et décodé par les Britanniques, et seulement récemment déclassifié: «C’est
précisément la liquidation immédiate et complète des Juifs d’Italie qui se
trouve dans l’intérêt particulier de la situation politique interne actuelle et
dans celui de la sécurité générale de l’Italie#. »
Le Referat IV-B4 fut tenu informé des progrès et fit certains arrangements
pour le transport des Juifs italiens vers Auschwitz, mais son rôle fut plutôt
celui d’un facilitateur. Eberhard von Thadden, qui travaillait au ministère
allemand des Affaires étrangères et s’intéressait aux affaires juives,
rencontra Müller le 16 octobre afin de discuter de la stratégie à suivre, et il
rencontra ensuite Dannecker et Friedrich Robert Bosshammer, un autre des
hommes d’Eichmann, afin d'évoquer les questions tactiques. Eichmann ne
fut pas une seule fois consulté et on ne trouve pas trace dans les archives
d’ordres éventuels qu’il aurait donnés dans ce contexte. L’unité spéciale de
Dannecker traitait étroitement avec Kappler entre octobre et décembre 1943
tandis qu’elle mena une série d’actions qui envoyèrent à leur perte plus de
2300 Juifs vers le nord, en addition des 1 700 arrêtés à Rome. Dannecker
fut ensuite rejoint par Bosshammer. Celui-ci supervisa les mesures
antijuives après le départ du premier, mais les membres jusqu’au-boutistes
des «chemises noires», Italiens loyaux à la république fantoche de
Mussolini en Italie du Nord, fournirent l’essentiel de la main-d'œuvre et
mirent au point le modèle des actions qui aboutirent à l’arrestation de plus
de 4200 de leurs concitoyens juifs. Le rôle d’Eichmann fut minime“?7,
Les cas de l’Italie et des Pays-Bas montrent encore qu’Eichmann était
loin d’être un instigateur du génocide et qu’il n’était absolument pas
omnipotent en matière de mise en œuvre des mesures. Les ordres
concernant le génocide venaient de Hitler, Himmler et Heydrich, et ils
étaient souvent suivis de manière avide par des services, y compris les
collaborateurs non allemands, qui n’avaient rien à voir avec lui. Il devait
travailler au milieu d’un écheveau d’agences, en jouant un rôle de
coordinateur plutôt que de commandement. Il n’en exerça pas moins une
influence particulièrement pernicieuse. Il intervint de nombreuses fois pour
limiter les catégories et le nombre des Juifs exemptés de la déportation.
Dans le cas des Pays-Bas, il lutta pendant des mois contre les tentatives
visant à écarter les diamantaires juifs des déportations, en dépit du rôle jugé
essentiel que ces derniers jouaient dans l’économie,
L’implacabilité dont il fit preuve pesa lourdement contre lui lorsqu'il finit
par se retrouver devant la justice. Néanmoins, le trait fut généralisé à tort
afin d’expliquer des «succès » tels que le taux de victimes aux Pays-Bas et
cet autre cas tristement célèbre que fut Salonique. Cette impression
s’appuyait en partie sur les témoignages trompeurs de plusieurs de ses
subordonnés qui avaient survécu, en particulier Dieter Wisliceny. Celui-ci
témoigna après la guerre que, en février 1943, Eichmann l’avait envoyé aux
côté du SS-Hauptsturmführer Alois Brunner, directeur de la Zentralstelle de
Berlin, organiser la déportation des Juifs de Salonique. En fait, la décision
de prendre cette ville pour cible fut prise par Himmler en octobre 1941, et
autorisée spécialement par Hitler. Rolf Günther se rendit d’abord à Athènes
en janvier 1943 pour jeter les bases du projet et s’assurer de la coopération
des autorités civiles et militaires sur place. Il fut rejoint au début du mois de
février par une unité de six hommes du SD, dirigée par Wisliceny et
Brunner. C’est à eux que l’«efficacité» de l’opération doit être imputée.
Selon Mary Felstiner: «En fin de compte, les déportations s’appuyèrent
plus sur les capacités de Brunner que sur celles d’Eichmann ou de
Wisliceny.» Grâce à eux, Eichmann n’eut pas même à lever le petit
doigt#2,
Salonique abritait une ancienne communauté juive de quelque
53 000 Juifs sépharades, comprenant à la fois des marchands fortunés et des
dockers. Sa situation portuaire stratégique lui conférait une importance
toute particulière dans l’imaginaire nazi. Wisliceny et Brunner s’en prirent
aux Juifs de Salonique avec la plus grande brutalité, en utilisant
l’expérience acquise à Vienne et plus tard, qui consistait à imposer
l’obéissance par la terreur. Ils commencèrent par mettre en place un Conseil
juif, puis enregistrèrent et marquèrent les Juifs. La ghettoïsation suivit et, au
sein du ghetto, les Juifs étaient séparés en fonction de leur statut social et de
leur niveau de richesses. Tout comme à Vienne et à Amsterdam, les agents
du Referat IV-B4 fondèrent le Conseil juif à partir de l’élite de la
communauté et ciblèrent les pauvres pour les premières déportations. Entre
mars et août 1943, 46000 Juifs furent déportés à Auschwitz-Birkenau. Une
communauté, qui remontait à la dispersion hors d’Espagne en 1492, fut
complètement liquidée. Grâce à leurs origines espagnoles, plusieurs
centaines de Juifs invoquèrent une protection consulaire du fait de la
nationalité espagnole. De manière typique, Eichmann intervint pour
invalider ces causes d’exemption, même s’il n’y parvint pas totalement.
Alors que ses lieutenants s’occupaient du gros du travail, il réglait les
derniers problèmes et les détails. Il insista auprès du ministère des Affaires
étrangères pour que les Juifs étrangers ne soient pas autorisés à se soustraire
aux déportations en faisant valoir qu’ils avaient probablement des opinions
antinazies, et qu’après ce qu’ils avaient vu, ils fomenteraient de la
propagande antiallemande s’ils parvenaient à s’échapper<.
Le premier pays d'Europe de l’Est vers lequel Eichmann tourna son
attention fut la Slovaquie. Elle devait servir de modèle au processus de
destruction des Juifs, mais l’opération ne se passa pas entièrement comme
prévu, et les contretemps mettent en exergue les limites du pouvoir
d’Eichmann. La Slovaquie était un État fantoche, allié au Reich, situé dans
la moitié est de ce qui avait été la Tchécoslovaquie. Elle fut créée en
mars 1939 après que l’Allemagne envahit et occupa les territoires tchèques
et permit à la Slovaquie de devenir une république «indépendante». Le
pays était ainsi une dictature autoritaire catholique dirigée par un
ecclésiastique, Mgr Jozef Tiso. Son Premier ministre, Bela Tuka, était
pronazi, tandis que le ministre de l’Intérieur, Sano Mach, était aux
commandes de la Hlinka-Garde — une milice de style nazi. Ils soumirent les
Juifs à des mesures discriminatoires de leur propre initiative, mais, en
août 1940, Dieter Wisliceny arriva d’Allemagne pour «conseiller» le
gouvernement slovaque en termes de politique antijuive. Wisliceny
collabora directement avec les agents du ministère de l’Intérieur, en
particulier au sujet de l’«aryanisation» des biens juifs. En octobre 1941, le
gouvernement slovaque promulgua le Judenkodex, un code détaillé de
mesures antijuives et, quelque temps après, il créa un organe représentatif
juif centralisé calqué sur les exemples de Vienne, Prague et Berlin“#1.
Dès mai 1941, comme les autorités slovaques purent observer la
déportation des Juifs d'Allemagne vers la Pologne, elles contactèrent le
ministère des Affaires étrangères pour savoir si eux aussi pouvaient
expulser leurs Juifs vers la Pologne. Cependant, à ce moment-là, les
Allemands ne souhaitaient pas ajouter à leurs problèmes dans le
Gouvernement général. Les Slovaques ne se laissèrent pas décourager et
persistèrent avec leurs mesures antijuives : les commerces juifs furent saisis,
les Juifs furent enrôlés dans des bataillons de travaux forcés et furent
contraints de porter l’étoile jaune. Au début de l’année 1942, l’Allemagne
avait besoin de main-d'œuvre juive et avait les installations nécessaires
pour l’employer — et ainsi Himmler accepta l’offre slovaque. Dieter
Wisliceny raconta, lors de son interrogatoire par les forces britanniques en
novembre 1945, qu’en février 1942 il fut appelé à Berlin par Eichmann et
reçut l’ordre de négocier avec les Slovaques l’envoi de 20000 jeunes Juifs
en bonne santé à Auschwitz dans le but de les y faire travailler #2.
Eichmann fixa les conditions et informa Wisliceny avec grand soin. Il
communiqua aussi au ministère des Affaires étrangères les termes exacts du
plan qu’il avait conçu. Les Juifs devaient être aptes au travail et devaient
avoir été déchus de leur nationalité au moment où ils quittaient la
Slovaquie. Le gouvernement slovaque paierait 500 RM par personne afin de
couvrir les frais liés à la déportation. À la fin du mois de mars, le
gouvernement slovaque donna son accord. Eichmann s’intéressa de près
aux questions complexes des titres de propriété, et il dépêcha Friedrich
Suhr, son expert en matière juridique, afin qu’il finalise les détails##. Les
Slovaques prirent eux-mêmes toutes les dispositions pour les déportations,
prouvant à Eichmann qu’ils étaient des partenaires exemplaires. De manière
inattendue, ils proposèrent au mois de mai que les Allemands prennent
aussi tous les proches des 17000 travailleurs qu’ils avaient rassemblés et
envoyés vers le nord depuis mars. Cette suggestion nécessita l’implication
personnelle d’Eichmann et, toujours au mois de mai, il se rendit à
Bratislava pour une série de réunions avec Mach et la légation allemande,
lors de laquelle il fut conclu d’ajouter 33000 Juifs au programme des
déportations. Eichmann rencontra Tuka, qui demanda à obtenir des
garanties que les déportés seraient traités humainement, et Eichmann mentit
abondamment pour le mettre à l’aise. Il rencontra ensuite Mach, qui se
montra moins exigeant: «Nous eûmes une conversation amicale, et ensuite
il m’invita à un jeu de quilles», raconta Eichmann à Jérusalem. C’est
pendant leur déjeuner, après leur interlude sportif, que leur parvint la
nouvelle de la tentative d’assassinat, qui blessa mortellement Heydrich à
Prague*#,
Quelques mois plus tard, les mensonges proférés par Eichmann
commencèrent à le rattraper. En juillet 1942, le programme d’extermination
fut exposé et dénoncé lors de réunions publiques à Londres, qui furent
rapportées dans la presse britannique. Les informations sur les camps de
Pologne, peut-être entendues dans les émissions des services européens de
la BBC au milieu de l’année 1942, causèrent une vague d’inquiétude en
Europe centrale et orientale*#. Afin de contrer cette «propagande
mensongère », Himmler donna l’ordre de produire des articles bienveillants
à l’usage de la presse étrangère. Eichmann s’empara d’une vieille
suggestion de Wisliceny d'employer Fritz Fiala, un journaliste slovaque qui
éditait le journal germanophone Der Grenzbote. Eichmann fit en sorte que
Fiala soit conduit dans des camps de Haute-Silésie et qu’il rencontre des
déportés slovaques et français soigneusement sélectionnés. Hôss lui fit
même visiter une partie étroitement limitée d’Auschwitz. Eichmann vérifia
le contenu des articles et les fit ensuite passer à Himmler pour
approbation,
Pour autant, le malaise ressenti en Slovaquie ne disparut pas avec la fin
de la première vague de déportations en octobre 1942. Wisliceny essaya
plus tard de faire croire que cet arrêt avait eu lieu grâce à lui, tandis que les
leaders de la communauté juive crurent longtemps qu’il était lié à des pots-
de-vin versés à des responsables slovaques. Des recherches récentes ont
montré que les rafles avaient en fait cessé parce que les Slovaques avaient
rempli les termes de leur accord avec les Allemands. Des éléments
montrent aussi que les déportations allaient à l’encontre de certains intérêts
locaux. L'Église catholique slovaque objecta aux déportations de convertis
et, en mars 1943, protesta contre le sort de ces Juifs dans des termes qui ne
purent être ignorés. La légation allemande communiqua à Eichmann le texte
d’une lettre pastorale destinée à toutes les églises du pays. Le gouvernement
slovaque, persuadé par Eichmann et Wisliceny que les travailleurs et leurs
familles seraient logés dans des camps pourvus d’un niveau de soins au
moins minimal, demanda alors à la légation allemande la permission
d'envoyer une délégation pour observer sur place comment ils allaient. À
cette époque, environ 52000 des 88000 Juifs de Slovaquie avaient été
déportés et la majorité d’entre eux avaient déjà été massacrés dans les
chambres à gaz de Birkenau#7.
Dans sa réponse au ministère des Affaires étrangères, Eichmann adopta
un ton de fierté insultée et d’exaspération. «En référence à la proposition
avancée par le Premier ministre Dr Tuka au ministre allemand à Bratislava
d’envoyer une commission slovaque mixte dans l’un des camps juifs des
territoires occupés, je souhaite indiquer qu’une telle inspection a déjà été
récemment entreprise de la part de la Slovaquie, par Fiala, le rédacteur en
chef du périodique Der Grenzbote.» S'ils souhaitaient connaître les
conditions de vie dans les camps, ils n’avaient qu’à lire ses articles. «Pour
le reste, afin de démentir les folles rumeurs qui circulent en Slovaquie à
propos du sort des Juifs évacués, il faudrait attirer l’attention sur la
correspondance de ces Juifs avec la Slovaquie, qui passe directement par le
conseiller aux affaires juives auprès de la légation allemande à Bratislava et
qui compta incidemment plus de mille lettres ou cartes postales pour les
mois de février et mars de cette année, »
La réponse dédaigneuse d’Eichmann ne dissuada pas les Slovaques. Tuka
fit pression sur la légation allemande pour avoir accès aux camps afin de
«réfuter» les déclarations selon lesquelles ils servaient à l’«annihilation »
des Juifs. Eichmann tenta de gagner du temps et promit qu’il étudierait la
question. Le 7 février 1944, il dit au ministère des Affaires étrangères
allemand qu’une visite dans les camps de Pologne était impossible. Comme
alternative, il suggéra Theresienstadt. «On peut présumer que cela
soulagera les inquiétudes émises par différents membres du gouvernement
slovaque — en elles-mêmes parfaitement injustifiées — et mettra un terme
approprié aux négociations actuellement en cours.» Eichmann envisageait
alors une reprise des déportations et répliqua que, si elles pouvaient avoir
lieu, une commission serait peut-être autorisée à enquêter“. À l’automne
1944, les hommes d’Eichmann recommencèrent à rafler des Juifs en
Slovaquie. Alors que l’ Armée rouge avançait vers la frontière slovaque, les
victimes étaient rapidement précipitées dans la gueule d’Auschwitz-
Birkenau. Plusieurs milliers de personnes supplémentaires furent envoyées
à Theresienstadt ou emmenées en Allemagne après que les chambres à gaz
eurent cessé de fonctionner. Les Juifs slovaques déportés par Eichmann et
son équipe comptèrent ainsi parmi les premières et les dernières victimes de
la «solution finale ». Près de 70 000 Juifs furent massacrés<22.
Le cours de la «solution finale» en France, aux Pays-Bas, en Italie et en
Slovaquie illustre le champ de forces complexe que devaient traverser
Eichmann et le département IV-B4. La capacité d’Eichmann à faire passer
des mesures antijuives, à préparer les Juifs pour la déportation et à mener à
bien ces déportations était concomitante avec le pouvoir diplomatique
allemand. Le génocide tendait à s’affaiblir à mesure que IV-B4 devait
opérer loin de l’ Allemagne et que la présence allemande sur le terrain était
espacée. Les formes extrêmes d’antisémitisme au niveau local ne
garantissaient aucunement le succès du programme de déportations.
L'engagement idéologique personnel d’Eichmann le rendait aveugle au
paradoxe faisant que des populations qui haïssaient les Juifs tout autant que
lui, mais pour des raisons différentes, pourraient ne pas comprendre la
nécessité qu’il y avait à tous vouloir les exterminer. Le cas de la Roumanie
illustra très bien ces contradictions.
En 1939, le pays avait une réputation d’antisémitisme particulièrement
virulent. Lorsque la Roumanie perdit des territoires en raison d’ajustements
frontaliers imposés par l’Allemagne en juillet 1940, dont des portions de
terrain accaparées par l’URSS, des centaines de Juifs roumains furent
massacrés dans des pogroms en guise de vengeance. En 1940 et 1941, le
gouvernement du maréchal Ion Antonescu entreprit une politique de
«roumanisation» de l’économie, expropriant les entreprises détenues par
des Juifs et expulsant les Juifs des emplois publics. La Roumanie se joignit
à l’Allemagne dans l’attaque de l’URSS en juin 1941 et fut récompensée
par le retour des territoires qu’elle avait perdus, et davantage. La croisade
antibolchévique et antijuive suscitait l’adhésion viscérale de nombreux
Roumains. Un pogrom très violent accompagna à lasi le début des
hostilités, et l’armée roumaine, qui opérait, avec l’aval du régime, aux côtés
de l’Einsatzgruppe D, massacra 160000 Juifs dans le sud de l’Ukraine.
Environ 135 000 Juifs furent expulsés des provinces orientales de Roumanie
vers la Transnistrie, une morne petite bande de terre nouvellement acquise
entre les fleuves Dniepr et Bug. Quelque 90000 d’entre eux périrent dans
des camps rudimentaires dressés là-bas. Toutefois, les tentatives roumaines
de pousser les Juifs encore plus à l’est, dans des territoires contrôlés par les
Allemands, se heurtèrent à l’opposition farouche d’Eichmann“1.
Son représentant à Bucarest était Gustav Richter, un jeune SS-
Hauptsturmführer, qui avait été nommé à l’instigation de l’ambassadeur
allemand, Manfred von Küllinger, lequel avait demandé au département
d’Eichmann d’envoyer un «expert» pour aider à rédiger des lois antijuives
en Roumanie. Richter et Killinger parvinrent à convaincre les Roumains de
permettre aux Allemands de déporter les Juifs roumains en Allemagne et
obtinrent l’accord d’Antonescu sur les statuts généraux antijuifs. Ils furent
pourtant frustrés lorsque le gouvernement toléra l’immigration illégale vers
la Palestine. Eichmann, qui en ce printemps 1942 avait perdu tout intérêt à
poursuivre les subterfuges sionistes, bombarda le ministère des Affaires
étrangères et Richter d’injonctions à tout faire pour contenir les sionistes. Il
avait en effet en tête une tout autre destination pour les Juifs2.
En juin, Richter annonça néanmoins avec excitation qu’il avait obtenu
l’assentiment d’Antonescu pour que l’Allemagne organise la déportation
des Juifs roumains vers les camps de la mort en Pologne. Le 26 juillet 1942,
Müller informa Luther, du ministère allemand des Affaires étrangères, que
le RSHA avait terminé les préparatifs en vue de la «solution finale» en
Roumanie et qu’à compter du 10 septembre 1942 des trains emporteraient
les Juifs vers Lublin, où «ceux qui sont aptes seront mis au travail, et les
autres recevront un traitement spécial». Radu Lecca, qui dirigeait le
commissariat aux affaires juives, se rendit ensuite à Berlin pour une série de
consultations, mais le RSHA géra sa visite de façon désastreuse. Le
ministère allemand des Affaires étrangères, qui n’avait apparemment pas
été suffisamment impliqué, rapporta que Lecca s’était vu refuser les
honneurs habituels à la réception d’un membre de gouvernement étranger.
Les Roumains revinrent alors sur leur accord permettant à la SS de diriger
la déportation des Juifs roumains*%. Il se peut aussi que le département IV-
B4 ait commis des erreurs sur des questions sensibles de droits de propriété.
Peu de temps après, Rademacher écrivit à Luther pour se plaindre que Suhr
et Richter étaient allés trop loin dans leur discussion avec les Roumains au
sujet du «principe territorial ». Le ministère rappela à Eichmann de manière
assez tranchante que toutes les communications avec les bureaux de la
Gestapo à l’étranger devaient se faire par les voies des services
diplomatiques. Cet épisode suggère qu’un certain manque de finesse avait
attiré des ennuis à l’équipe d’Eichmann<°*.
À la suite de cela, la Roumanie fut une source constante d’irritation pour
Eichmann. Richter révéla que des responsables politiques roumains haut
placés acceptaient des pots-de-vin de la part de Juifs en échange de leur
intercession contre les mesures antijuives. Il y eut aussi des notes des
services de renseignements indiquant qu’au lieu de déporter les Juifs,
Antonescu allait permettre à 75000 ou 80000 d’entre eux d’émigrer en
Palestine, encore une fois en échange d’argent®. Eichmann décida qu’il
devait se rendre sur place afin de tirer personnellement les choses au clair et
demanda au ministère des Affaires étrangères d’organiser une visite pour le
mois de janvier 1943. Antonescu donna son accord, mais Eichmann fut
contraint d’annuler en raison de «la pression du travail». À la vérité, ce
n’était pas un moment propice pour se rendre à Bucarest. Deux armées
roumaines venaient d’être anéanties par les Russes dans leur contre-
offensive autour de Stalingrad et la 6° armée allemande, dès lors encerclée,
était condamnée. Les Roumains ressentirent le vent glacial de la défaite qui
soufflait sur les steppes, ce qui eut pour effet de refroidir leur ardeur pour la
«solution finale »42.
La communauté juive du royaume de Roumanie saisit sa chance pour
obtenir des concessions d’une administration roumaine particulièrement
vénale. Ses membres parvinrent à faire livrer des réserves de nourriture aux
Juifs bloqués en Transnistrie et même à faire pression pour les faire revenir
en Roumanie. Le ministère roumain des Affaires étrangères révisa sa
position sur la déportation des Juifs roumains présents dans les pays sous
contrôle allemand et intercéda en leur faveur. Richter considérait désormais
comme un succès digne d’être rapporté à Eichmann le fait de réussir à
atténuer le flot des émigrés illégaux vers la Palestine. Pour Eichmann et le
département IV-B4, la «solution finale» en Roumanie, qui avait tout
d’abord présenté tant de promesses, se transforma en exercice de limitation
des dégâts47, Au moins 250000 Juifs périrent des mains roumaines ou du
fait des politiques roumaines. Il fut néanmoins impossible à Eichmann de
les ajouter à son décompte macabre. Les 292 000 Juifs de Roumanie qu’il
avait tenté d’exterminer lui échappèrent.
Eichmann déclara au tribunal à Jérusalem que le Referat IV-B4 n’était
«rien qu’un agent de transmission des ordres venant d’en haut vers le bas,
et pour la transmission d’informations d’en bas aux autorités qui en avaient
fait la demande». Nonobstant la tentative d’autodisculpation présente dans
cette déclaration, on y trouve correctement présenté l’un des éléments du
travail monotone engendré par un génocide dirigé centralement et géré de
manière bureaucratique. «Ces décisions n’étaient pas des décisions
personnelles, déclara-t-il. Si je n’avais pas été assis à cette place, quelqu’un
d’autre aurait eu à prendre les mêmes décisions sur la base d’instructions,
de règlements et d’ordres provenant du sommet de la hiérarchie“28. »
L’image qu’Eichmann entendait cultiver ne résiste toutefois pas à l’analyse.
Pour commencer, il n’était pas toujours assis derrière son bureau. Hôss
observa qu’«Eichmann était constamment en déplacement pour des affaires
de service et ce n’est que très rarement que l’on pouvait le trouver dans son
bureau à Berlin*® »,. Il s’agissait là d’une exagération, mais qui comportait
néanmoins une part de vérité. Eichmann disposait d’une voiture, d’un
chauffeur et de quantités d’essence apparemment illimitées. Il conduisait
constamment entre Berlin, Vienne et Prague, rendait de fréquentes visites à
ses hommes sur le terrain, et visitait aussi régulièrement les camps de la
mort. Grâce à ces visites, il fut en mesure d’observer tout ce qui est
nécessaire à l’éducation du génocidaire. Il ne lui fut ensuite plus possible
d’avoir des illusions réconfortantes sur les implications de ses «tâches
administratives ». Il n’était pas non plus un robot s’occupant de questions
routinières. La grande pagaille du génocide faisait constamment irruption
dans les bureaux à l’atmosphère feutrée du 116 Kurfürstenstrasse.
Bien que ses contacts directs avec les Juifs eussent diminué à partir de
1941, et que la majeure partie de ces interactions n’avaient plus lieu que sur
le papier, Eichmann continua à rencontrer les responsables juifs des
«services à l’émigration» basés à Berlin, à Vienne et à Prague. Il les
convoquait régulièrement dans son bureau pour leur transmettre des ordres
de plus en plus intolérables, ou pour leur faire connaître des mesures telles
que l’exécution de Juifs à Berlin en mesure de rétorsion après une attaque
incendiaire contre une exposition qui glorifiait l’attaque contre l’Union
soviétique. Il avait des accrochages occasionnels avec l’équipe de
travailleurs juifs basés au 116 Kurfürstenstrasse. Tout comme dans les
ghettos et dans les camps, ces Juifs étaient soumis à des «sélections »
périodiques. Yaacov Lozowick a montré avec force que, si Eichmann a pu
être un «bourreau de bureau», il ne fut jamais isolé des conséquences en
chair et en os de ses activités{0,
Dans le courant du mois de novembre 1942, Eichmann reçut une requête
inhabituelle de la part du docteur Rudolph Brandt, le médecin de Hitler et
patron des nombreux projets «scientifiques raciaux » allant de l’euthanasie
aux expériences médicales. Brandt voulait qu’Eichmann fournisse à un
professeur de médecine allemand des squelettes humains, et tout
particulièrement «les crânes de commissaires du peuple judéo-
bolchéviques ». Eichmann transmit la requête au WVHA, mais c’est son
département qui organisa le transport des spécimens humains au camp de
concentration de Natzweiler, où les chercheurs travaillaient d’arrache-pied.
Les prisonniers juifs furent massacrés là-bas1.
En Israël, Eichmann tenta de se distancier personnellement du crime de
masse, et en particulier des opérations qui eurent lieu à Auschwitz.
L’enquête révéla toutefois qu’il était irrévocablement lié au génocide. Ainsi,
les commandes de gaz Zyklon-B passaient par le département IV-B42. Les
secrétaires savaient pertinemment ce que recouvraient ses opérations. Lors
de son témoignage au procès de Franz Novak en 1969, Erika Scholz raconta
comment elle avait commencé à travailler en toute innocence, jusqu’au
moment où «plus tard, je compris que la solution finale de la question juive
signifiait la destruction et l’extermination des Juifs. Tout le monde dans le
Referat IV-B4 doit avoir su ce que je savais. Je n’en ai jamais parlé avec les
autres membres du Referat IV-B4 »,.
Eichmann visita Auschwitz à de nombreuses reprises. Il vit des Juifs qui
se trouvaient de l’autre côté de la clôture, dont Miriam Edelstein et Freddie
Hirsch, des Juifs tchèques qui avaient occupé des postes importants à
Theresienstadt, et Bernhard Storfer, son partenaire pour l’immigration
illégale. Cette dernière rencontre est instructive. Storfer fut arrêté par la
Gestapo en 1944 et envoyé à Auschwitz. Il parvint à transmettre un
message à Hôss, qui informa Eichmann que Storfer était emprisonné et
demandait à pouvoir lui parler. Eichmann raconta qu’il s’était déplacé à
Auschwitz, où Hôss lui dit que l’ancien banquier avait été condamné aux
travaux forcés. Storfer fut emmené devant Eichmann, qui lui dit: «Ah, mon
très cher Storfer, je ne peux vraiment rien pour vous. Quelle malchance
vous avez eue ! » Il expliqua que, selon les ordres de Himmler, personne ne
pouvait être libéré d’un camp de concentration. Storfer implora Eichmann
d’au moins le faire transférer hors de cette affectation meurtrière. Hôss
interjeta toutefois: «Ici, tout le monde doit travailler.» Eichmann suggéra
alors que Storfer pourrait peut-être s’acquitter de tâches légères: «Je vais
faire une note pour dire que Storfer devrait se voir confier un balai et
nettoyer les petits sentiers de graviers dans les jardins à l’extérieur de la
Kommandantur, et qu’il doit être autorisé à s’asseoir sur un des bancs quand
il le souhaite.» Fichmann demanda à Storfer s’il était satisfait. Il raconta:
«Il était enchanté, nous nous serrâmes la main, ils lui donnèrent son balai,
et il s’assit sur son banc. J’en fus très heureux.» Quelque temps après son
départ, Storfer fut fusillé*54,
Cet incident monstrueux illustre l’étendue de l’implication d’Eichmann à
Auschwitz. Il savait qu’à cause du régime d’extermination du camp, un
balai pouvait faire une différence, même si elle pouvait sembler minime,
entre l’inéluctable mort par épuisement et une mince chance de survie.
Dans le cas de Storfer, cela ne lui fut pas d’un grand secours, mais
Eichmann traita le sort funeste de Storfer comme s’il n’avait rien à voir
avec lui. Lorsque cela servait ses besoins psychologiques ou ses besoins
juridiques de l’après-guerre, il transformait le fait que son mandat s’arrêtait
aux portes des camps et des ghettos en un fantasme voulant qu’il ne fût en
rien lié avec ce qui se passait au-delà de ces portes.
Un autre événement éloquent se produisit en 1943 au 116
Kurfürstenstrasse, lorsque le SS-Standartenführer Paul Blobel vint y
séjourner. Celui-ci avait commandé un Einsatzkommando en Russie et était
un personnage particulièrement rugueux. En 1943, il reçut l’ordre de
Himmler de former une unité locale chargée de localiser et d’exhumer les
corps des Juifs fusillés dans l’est de la Pologne et en Russie, en 1941-1942,
et de les brûler pour faire disparaître les traces des massacres. Blobel
recruta une équipe de Juifs des camps afin d’exécuter les travaux les plus
difficiles pour son Sonderkommando 1005. C’était une tâche épouvantable
qui, pour les Juifs impliqués, se termina invariablement dans la mort. Ce
n’est que grâce à un verre d’alcool que Blobel et les hommes de la SS
pouvaient poursuivre leur besogne. Dans la mesure où ils devaient retourner
à Berlin de temps en temps, Blobel voulait disposer d’une base dans la
capitale. Le RSHA, qui manquait d’espace, le cantonna avec ses hommes
dans l’élégant bâtiment d’Eichmann et, peu après son arrivée, Blobel faisait
déjà le tour des couloirs et insultait son équipe. Un jour, Eichmann perdit
patience et, de manière assez théâtrale, le provoqua en duel. Personne, en
tout cas, parmi ceux qui côtoyaient Blobel ne pouvait avoir le moindre
doute sur son caractère ou son travail abjectf®®.
Lors de son procès, l’accusation tenta de prouver que le département IV-
B4 était responsable de l’unité de Blobel. Le lien était ténu et, de toutes
manières, il était erroné de se concentrer uniquement sur les voies
hiérarchiques. Le séjour malheureux de Blobel montra, s’il était nécessaire,
qu’il était impossible au 116 Kurfürstenstrasse d’éviter l’odeur de la mort,
métaphoriquement ou réellement. Cette odeur s’échappait de l’armoire
contenant les papiers sur l’utilisation des cheveux pris sur la tête des Juifs à
l’entrée des chambres à gaz, et elle suivait Blobel partout où il allait.
Le traitement par Eichmann de la requête concernant les crânes juifs et sa
réponse au sort de Storfer font apparaître un homme devenu insensible à
l’horreur et incapable de faire preuve de toute compassion humaine
normale. Dans la manière dont il traitait à la fois les tâches administratives
et les hommes, Eichmann était confronté à ce que son travail impliquait
vraiment, au bout du compte: la souffrance et le meurtre. Il semble qu’au
cours de l’année 1942, tous les doutes ou les scrupules à propos du
génocide qu’Eichmann aurait pu avoir un jour avaient été complètement
éliminés. Il se consacrait désormais implacablement à la destruction de
l’«ennemi juif». Son langage à propos des Juifs et lorsqu'il s’adressait à
eux se durcit sensiblement. Toutes ses connaissances à propos des Juifs
étaient dorénavant consacrées à mener à bien leur extermination. En
décembre 1942, le ministère des Affaires étrangère souleva le cas des Juifs
iraniens présents en Allemagne et demanda s’ils devaient être exemptés de
la déportation. Eichmann répondit en citant l’histoire racontée par les Juifs
lors du festival de Purim. Ce festival célèbre les exploits d’Esther qui
contrecarra le plan fomenté par Haman, un ministre du roi de Perse, qui
voulait détruire les Juifs qu’il considérait comme une «cinquième
colonne». Il était assez remarquable qu’un nazi connaisse ce festival
relativement obscur, mais Eichmann ne le traita pas comme une simple
curiosité ethnologique. Il déclara, en s’appuyant sur l’histoire de Purim,
qu’il existait une «question juive» en Iran. «La conclusion qui s’impose est
que ces personnes sont aussi des Juifs et qu’il n’y a aucune raison de les
laisser s’échapper<£, »
Max Merten, un administrateur nazi travaillant pour le régime
d’occupation en Grèce, rapporta une conversation qu’il avait eue avec
Eichmann en 1943. Merten affirma qu’il avait proposé de procéder à
l’évacuation des Juifs de Salonique sous l’égide de la Croix-Rouge.
Eichmann répondit: «Si vous aimez tellement ces saletés de Juifs, alors
vous n’avez qu’à en prendre 20000 avec vous, mais ces petites Juives
seront alors bien pleines, et elles pourront alors aller pondre leurs mômes
sous le soleil de Palestine? » En une autre occasion, Eichmann écrivit à
Luther, au ministère des Affaires étrangères: « Lorsque l’on coupe du bois,
des éclats tombent... Depuis que nous avons commencé à intensifier nos
mesures contre l’ennemi juif, celui-ci a tenté, au moyen de lettres anonymes
envoyées à pratiquement toutes les institutions du Reich, d’échapper au
destin qu’il mérite, » Cette déclaration traduit l’esprit d’un antisémite
fanatique enfermé dans un monde fantasmé. En quel sens les Juifs étaient-
ils l’«ennemi» du Reich? Quel sort méritaient-ils, quand bien même ils
auraient été hostiles à l’ Allemagne? Comment une résistance prenant la
forme de «lettres anonymes» peut-elle être traitée autrement que par la
dérision ? C’est seulement si l’on présuppose que les Juifs étaient un ennemi
puissant prêt à mener des actions terribles contre le peuple allemand que
des mesures brutales peuvent avoir un sens, et l’on est encore très loin de la
destruction à grande échelle. Les faits font mentir toutes ces propositions:
Eichmann était aux prises avec une illusion mortifère.
Dans ses mémoires de prison, Rudolf Hôss dresse un portrait dérangeant
d’Eichmann autour de 1942-1943. Il se souvient avoir essayé de
comprendre «les convictions profondes et réelles d’Eichmann à propos de
cette “solution finale” ». «Néanmoins, lorsque nous n’étions que tous les
deux et que l’alcool avait coulé à flots, et qu’il se trouvait de ce fait dans
son humeur la plus expansive, il montra qu’il était complètement obsédé
par l’idée d’anéantir jusqu’au dernier tous les Juifs sur lesquels il pourrait
mettre la main. Sans aucune pitié et de sang-froid, nous devons terminer
cette extermination aussi vite que possible. Tout compromis, même le plus
minime, devra être payé très cher dans le futur.» Selon Hôss, Eichmann
était «obsédé par la question juive et par l’ordre qui avait été donné quant à
sa solution finale ». Ses recherches sur la culture juive avaient en fait fortifié
sa détermination. Hôss écrivit qu'Eichmann «avait la profonde conviction
que, s’il parvenait à exterminer complètement les Juifs d'Europe de l’Est, il
aurait porté à la juiverie dans son ensemble un coup dont jamais plus elle ne
se relèverait. L’assimilation des Juifs à l’ouest, y compris en Amérique, ne
pouvait pas et ne souhaiterait pas, selon lui, compenser cette énorme perte
de sang, et il n’y aurait dès lors plus de génération future méritant d’être
mentionnée». Aucun retour en arrière n’était possible parce que «cette
politique d’extermination était nécessaire afin de protéger le peuple
allemand dans le futur des intentions destructrices des Juifs ». Il se peut que
Hôss ait exagéré son portrait d’Eichmann afin de rendre plus crédibles ses
prétendus propres problèmes de conscience, mais sa version est corroborée
par d’autres sources#®, Wisliceny déclara à Nuremberg qu’en avril ou en
mai 1942, Eichmann lui montra un ordre écrit signé de la main de Himmler
demandant l’extermination physique des Juifs. Lorsque Wisliceny
s’exclama: «Que Dieu veuille que jamais nos ennemis ne fassent subir
quelque chose de semblable au peuple allemand», Eichmann lui enjoignit
de ne pas se montrer si «sentimental »20,
L’attitude d’Eichmann à l’égard des Juifs avait pris une tournure
d’inhumanité froide. Ce n’était pas l’attitude normale du guerrier face à un
ennemi, même si Eichmann se plaisait à dépeindre le rapport en ces termes.
Un soldat est capable de faire preuve de compassion envers un ennemi, en
particulier dans la défaite. Un soldat s’identifie à son adversaire et doit
respecter les règles du combat, ne serait-ce que parce qu’un jour il se
pourrait que la victoire change de camp. Eichmann, cependant, était à la
poursuite d’un ennemi cosmique, produit d’une création fantasmatique. Il
était dans la nature de l’antisémitisme radical nazi qu’en surface, ses
adeptes fissent comme s'ils exécutaient froidement leurs tâches et
obéissaient aux ordres. À partir de la mi-1941, Eichmann eut peu de
contacts avec les Juifs mais, chez un tel antisémite radical, cela n’avait
guère d'importance. À ses yeux, ils n’étaient pas un ennemi humain — ils
étaient plutôt comme un virus, comme une bactérie à forme humaine. Son
antisémitisme était si radical qu’il lui faisait par certains côtés adopter une
posture de professionnel, comme un médecin devant une maladie. Un
médecin ne ressent pas d'émotions devant une cellule cancéreuse. De la
même manière, il ne faisait pas de sentiment à l’égard des Juifs. Lors de son
procès, le juge Benjamin Halevi lui demanda s’il était exact que «à cette
époque la destruction des Juifs était considérée comme un acte glorieux ?
Les Juifs étaient perçus comme un virus devant être éradiqué, comme
n’importe quelle maladie ? Et l’absence de pitié était considérée comme une
vertu ? ». Eichmann répliqua : «Oui, cela est correct, je dois l’admettre41. »
Pour employer une autre analogie, on pourrait dire qu’Eichmann
administra le génocide à la manière d’un directeur d’entreprise
multinationale gérant la production et la distribution de produits: en
adaptant l’approvisionnement en matières premières aux capacités des
usines, en surveillant la production, en effectuant des contrôles qualité, et en
assurant une livraison rapide. C’est ici que son expérience commerciale a
pu s’avérer utile. Les dossiers, graphiques et figures comptaient aussi parce
qu’il devait faire régulièrement des rapports sur l’état d’avancement à
Müller et à Himmler. Il fallait aussi considérer les relations publiques. En
mai 1942, Eichmann écrivit un livre. Il faisait environ cent pages et fut
dédié à Reinhard Heydrich, récemment assassiné. Le livre s’intitulait La
Solution finale de la question juive, et il devait fournir toutes les données
statistiques sur les convois juifs jusqu’à ce moment-là. Eichmann
commença par prévoir une impression de 50000 copies chez l’éditeur
Nordland Verlag, mais ses grands espoirs de devenir un auteur à succès
furent rapidement déçus. «Le manuscrit ne se matérialisa jamais en le
moindre livre, parce qu’il fut interdit», commenta amêrement Eichmann à
Jérusalem<.
Le fait qu’Eichmann produisit un manuscrit sur les déportations est tout
aussi révélateur que son interdiction. Avant mai 1942, tandis qu’il écrivait,
on peut avancer que le génocide n’avait pas encore entièrement pris forme.
Il était encore possible de défendre la notion d’un déplacement des Juifs
vers l’est, ne fût-ce que comme propagande et hors des cercles de ceux qui
étaient véritablement au courant de choses. Néanmoins, quand le livre fut
prêt, les statistiques des déportations auraient suscité des questions
inconfortables. Eichmann ne se découragea pas et, l’année suivante, il
proposa une conférence sur les «résultats du combat idéologique contre les
ennemis » devant une assemblée de Gauleiter. Il soumit une ébauche de son
texte à Müller, et l’on peut deviner son contenu parce que celui-ci le lui
retourna en lui enjoignant d’effacer les «statistiques »43, Quelque temps
après cet incident, Himmiler fit un discours à Poznan dans lequel il décrivit
l’«extermination du peuple juif» comme «une page glorieuse de notre
histoire, et une page qui ne sera jamais écrite, et ne peut être écrite4/4 ».
Vers la fin de l’année 1942, Eichmann prépara un «Rapport 1942 sur les
opérations et la situation de la solution finale de la question juive
européenne », sorte de rapport annuel destiné à un conseil d'administration.
Müller le communiqua à Himmler le 15 décembre 1942, mais ce dernier ne
fut pas satisfait. Le 18 janvier 1943, il écrivit à Müller que «le
Reichssicherheitshauptamt est désormais privé de ses attributions en
matière de statistiques puisque les éléments statistiques fournis jusqu’à
présent n’ont pas satisfait aux standards professionnels en matière de
précision». Quelques semaines plus tard, Himmler dépêcha Richard
Korherr, un statisticien professionnel, au 116 Kurfürstenstrasse afin de
déterminer exactement combien de Juifs avaient été assassinés dans le cadre
de la «solution finale ». Korherr s’installa dans un bureau et resta plusieurs
semaines à compiler les données que Günther avait rassemblées. Les
branches extérieures de IV-B4 durent aussi envoyer des chiffres dans des
transmissions radio codées. Lorsque l’exercice fut terminé, une version
complétée du rapport fut tapée sur une machine à gros caractères
spécialement prévue pour Hitler, qui était myope. Eichmann rappela par la
suite que le chiffre s’élevait à environ 4,5 ou 5 millions, même s’il nota
avec dédain que Korherr avait aussi pris en compte dans son calcul la
«diminution naturelle »4%.
CHAPITRE VI
«AU BEAU MILIEU DU TOURBILLON DE LA
MORT », 1944-1945
Lors d’une réunion informelle autour d’un verre
de vin hongrois, je les ai informés que Himmler avait
donné ordre à la police allemande qu’il voulait que
les Juifs hongrois soient mis dans des ghettos, et
ensuite évacués à Auschwitz. Je leur ai dit, voici ce
que veut le Reichsführer-SS.…
Eichmann se remémorant sa rencontre avec des
responsables hongrois, Interrogatoire, Camp lyar,
1% juin 19604%.
Je me suis approché de la table... Eichmann était
debout devant, les jambes écartées, avec les mains
sur les hanches... et il criait. Ou plutôt, il me hurlait
dessus. Vous... est-ce que vous savez qui je suis ? Je
suis en charge de l’Aktion! En Europe, en Pologne,
en Tchécoslovaquie, en Autriche, elle a été menée à
bien, et maintenant c’est le tour de la Hongrie.
Témoignage de Joel Brand lors du procès
Eichmann, 1% juin 1961477.
Les femmes s’évanouissaient: dans un coin du
wagon, des gens criaient «de l’eau!», mais il n’y
avait pas d’eau — nous ne pouvions leur donner de
l’eau car il n’y en avait pas. Dans un autre coin du
wagon, une mère réconfortait son enfant. Je me
souviens bien de ses mots: Schluf, mein Kind [Dors,
mon enfant]. Mais l’enfant ne pouvait s’endormir,
car il avait faim, très faim. Il n’avait rien mangé
depuis déjà plusieurs jours, depuis notre départ de la
ville.
Cet endroit, c’était Auschwitz. Enfin, nous sûmes
ce qui nous attendait, quel était notre destin, où nous
étions.
Témoignage de Ze’ev Sapir lors du procès
Eichmann, 25 mai 196142,
Au début de l’année 1944, Eichmann effectua une mission qui n’avait
rien à voir avec la «solution finale». Les bombardements prolongés au-
dessus de Berlin avaient causé des dégâts importants au quartier général de
la Gestapo sur Prinz-Albert Strasse, ce qui contraignit Heinrich Müller à
décentraliser son organisation. Sachant qu’Eichmann avait reçu une
formation d’ingénieur, il lui donna l’ordre de superviser la construction
d'installations de secours près de Münchberg, à une soixantaine de
kilomètres de Berlin. Les travaux devaient être réalisés par une équipe
d'environ 235 jeunes Juifs (tous des hommes) recrutés par Eichmann à
Theresienstadt. Il se rendit au camp pour sélectionner lui-même les
travailleurs et pour s’assurer qu’ils bénéficiaient de bonnes conditions de
travail et de vie dans le nouveau petit camp. Ils furent même incités à écrire
des messages à leurs familles et à leurs amis restés à Theresienstadt. Ils ne
savaient pas que ces messages rassurants étaient en fait un autre des
subterfuges cyniques imaginés par Eichmann. Alors qu’eux furent
effectivement mis au travail, d’autres «missions de travail» apparemment
similaires étaient en fait de simples couvertures pour des déportations de
Theresienstadt vers Auschwitz£2.
Au début du mois de mars, Müller vint inspecter les lieux. D’un seul
coup, il annonça à Eichmann que Himmler réaffectait le commandement du
IV-B4 en Hongrie. Selon les souvenirs d’Eichmann, son rôle sur place serait
de servir de «conseiller pour les affaires juives auprès du chef de la police
de sécurité et s’occuper de l’envoi des Juifs que le gouvernement hongrois
devait évacuer, afin que les choses se passent de manière bien ordonnée ».
Cette description était loin d’être correcte, mais il semble bien que la
réaffectation constitua une grande surprise pour Eichmann et son équipe. Le
10 mars, lui et les membres principaux du Referat IV-B4 avaient accepté
une invitation à une conférence de Judenreferenten à Krummhübel, en
Silésie. La conférence, organisée sous les auspices du ministère des Affaires
étrangères, était programmée pour les 3 et 4 avril, mais Fichmann et ses
hommes furent finalement contraints d’annuler leur participation“80,
Cela ne veut toutefois pas dire que l’extension de la «solution finale » à
la Hongrie était totalement inattendue. Si le moment choisi fut bel et bien
une surprise, la nature de la mission n’en était pas une. Depuis 1942, le
ministère allemand des Affaires étrangères faisait pression sur le
gouvernement hongrois afin que celui-ci renforce ses lois antijuives.
Eichmann avait été consulté à propos de la possibilité d’aller arrêter les
réfugiés juifs qui avaient trouvé là-bas un refuge temporaire. Néanmoins,
lorsque les responsables hongrois d’extrême droite suggérèrent de déporter
ces «Juifs étrangers» en Allemagne, Eichmann rejeta leur offre, qu’il
trouva trop limitée. Tirant les leçons des événements de France et d’ailleurs,
il préféra «attendre que la Hongrie soit prête à inclure ses propres Juifs dans
cette opération“êl ».
La chance d’Eichmann se présenta alors, et elle offrait des perspectives
immenses. Au début de l’année 1944, 725000 Juifs se trouvaient sur le
territoire hongrois, dont environ 309000 dans les territoires annexés par la
Hongrie entre 1938 et 1941. De plus il y avait environ 100 000 convertis au
christianisme en Hongrie même. Même si les Juifs hongrois avaient déjà
souffert d’une série de dures lois antijuives adoptées depuis 1938, les
souffrances infligées aux Juifs en Pologne et en Slovaquie voisines leur
avaient jusque-là été épargnées. 50 000 Juifs en âge pour le service militaire
avaient été enrôlés dans des bataillons de travail et envoyés en Russie aux
côtés de l’armée hongroise, et ils ne subirent pas les traitements meurtriers
infligés aux Juifs locaux. Seulement un cinquième d’entre eux rentrèrent un
jour chez eux, mais ce taux de mortalité tristement élevé était
principalement une conséquence de l’offensive russe de janvier 1943, qui
balaya la seconde armée hongroise. Avant cela, les Hongrois s’étaient
abstenus de commettre des exécutions de masse. En août 1941, les forces de
sécurité hongroises déportèrent environ 18000 «Juifs étrangers»,
originaires de régions annexées à la Hongrie, vers l’Ukraine, où tous furent
massacrés par les Einsatzgruppen, à l’exception d’environ 2000 d’entre
eux. Toutefois, il y eut un tel mouvement de protestation contre cette
atrocité que le gouvernement commandita une enquête officielle. Tout au
long de 1942 et 1943, le gouvernement hongrois, sous la direction du chef
de l’État, le régent Horthy, ne répondit pas aux demandes des nazis de
traiter ses Juifs plus durement. La disparité entre le sort réservé à leurs
coreligionnaires dans les pays voisins et les conditions en Hongrie
amenèrent les Juifs hongrois à penser que leur gouvernement les protégerait
indéfiniment#£2,
De manière tristement ironique, ce fut la tentative du régime hongrois de
mettre fin à son alliance avec l’Allemagne nazie et de conclure la paix avec
les Alliés qui mit les Juifs en péril. Hitler fut furieux lorsqu’il apprit que le
régime tâtait le terrain pour engager des accords de paix. Dans son esprit, il
y avait un lien entre cette trahison et la taille importante de la communauté
juive présente en Hongrie. En mars 1944, il décida d’occuper le pays et
d'imposer un gouvernement pronazi qui continuerait la guerre. Cette
occupation devait aussi fournir l’occasion de s’occuper des Juifs
hongrois#55,
Tandis qu’il préparait l’invasion, Hitler invita le régent Horthy à une
rencontre au Schloss Klessheim en Autriche le 17 mars 1944. Il exigea la
nomination d’un gouvernement plus amical et demanda aussi que 100000
Juifs hongrois soient envoyés en Allemagne comme travailleurs forcés pour
la construction d’usines souterraines. Horthy accéda aux exigences de
Hitler, mais sa complaisance n’était en fait que de façade. Le 19 mars, alors
que le chef de l’État hongrois était encore dans le train du retour vers
Budapest, les forces allemandes traversèrent la frontière. Edmund
Veesenmayer, le plénipotentiaire du ministère allemand des Affaires
étrangères pour la Hongrie, et Ersnt Kaltenbrunner, le chef du RSHA,
rejoignirent Horthy dans son train pour lui annoncer les nouvelles
dispositions. À leur arrivée, Veesenmayer et Kaltenbrunner entreprirent de
former un gouvernement répondant aux désirs des Allemands. Ils
s’arrêtèrent sur le nom de Dôme Sztôjay pour le poste de Premier ministre.
Sztôjay avait occupé le poste d’ambassadeur de Hongrie à Berlin et il était
profondément pro-allemand. Le nouveau ministre de l’Intérieur, Andor
Jaross, était un ami en qui ils avaient toute confiance. Horthy fut contraint
de ratifier les nouvelles nominations et, significativement, choisit de
demeurer lui-même en poste. Par là, il donna une marque de légitimité au
régime imposé et, par extension, aux mesures antijuives que les Allemands
furent prompts à mettre en place.
Il serait pourtant erroné de concevoir l’occupation allemande de la
Hongrie en 1944 comme motivée par la «solution finale». Il ne serait pas
non plus exact de décrire l’assaut contre les Juifs hongrois comme un accès
irrationnel de haine, consumant des ressources rares alors que l’ Allemagne
était déjà en passe de perdre la guerre. Au début de l’année 1944,
l’Allemagne était stratégiquement sur la défensive, mais le cercle dirigeant
nazi croyait toujours que la guerre pouvait être gagnée. Hitler savait que les
Américains et les Britanniques voulaient donner l’assaut en Europe du
Nord, et il croyait que l’armée allemande pourrait faire échouer une
invasion sur les plages. Il pourrait alors concentrer ses forces sur le front de
l’est et couper court à l’avancée inlassable de l’ Armée rouge. Ainsi, si le
Reich pouvait mobiliser ses ressources, il pouvait encore être victorieux.
Gôtz Aly et Christian Gerlach ont montré récemment que les Allemands
avaient envahi la Hongrie animés d’un certain nombre d’objectifs rationnels
liés à leurs buts stratégiques. Leur première intention était de maintenir leur
allié vacillant au sein de la coalition de l’Axe et de s’assurer que les armées
hongroises restent sur les champs de bataille. De plus, la Hongrie disposait
de réserves de nourriture, d’essence et de matières premières fort
appréciables, et les Allemands entendaient soutirer tout ce qu’ils pourraient
de l’économie hongroise pour soutenir l’effort de guerre allemand. Les Juifs
eux-mêmes représentaient un potentiel encore inexploité. Il y avait d’abord
des possibilités de pillage à grande échelle. Ensuite, les Juifs étaient encore
largement représentés au sein du secteur industriel et manufacturier de
l’économie hongroise, ce qui convenait bien pour l’expropriation. Enfin, la
population juive pourrait fournir une immense réserve de travailleurs forcés
à un moment où les besoins de main-d'œuvre dans le Reich se faisaient
ressentir de manière critique. FEichmann ne fut pas simplement chargé d’un
projet dément d’extermination des Juifs. Il se vit confier la responsabilité de
rafler et de déporter vers le Reich tous ceux qui étaient aptes au travail:
l’extermination des «inaptes » était une conséquence nécessaire et propice,
plutôt qu’une fin en soi. L'entreprise était absolument inhumaïine, mais elle
n’était pas insensée<82.
Eichmann reçut l’ordre de se présenter au camp de concentration de
Mauthausen en Autriche, où les différentes sections spéciales de la SS se
réunirent pour préparer l’invasion. Toute une partie des baraquements des
SS fut réservée à ces préparatifs de grande ampleur. Eichmann nota avec un
grand étonnement l’arrivée continue de véhicules et de personnel. Alors que
la Wehrmacht rassemblait onze divisions à la frontière pour mener à bien
l’«Opération Margarethe », le RSHA réunit entre 500 et 600 hommes du
SD, de la Sipo et de la SS. En un court laps de temps, le parking fut rempli
de 180 véhicules et camions de toutes sortes. Eichmann eut fort à faire avec
les réunions d’information secrètes et l’organisation des transports pour son
équipe. Depuis que les grandes déportations d’Europe de l’Ouest s’étaient
pratiquement interrompues, ou qu’elles s’étaient transformées en des
«chasses au Juif» de moindre envergure mobilisant avant tout des forces de
sûreté locales, les hommes d’Eichmann étaient largement sous-employés et
se trouvaient disponibles pour être redéployés en Hongrie. Il fut ainsi
bientôt rejoint par Dieter Wisliceny, Franz Novak, Theo Dannecker, Otto
Hunsche, Hermann Krumey, Franz Abromeit, Siegfried Seidl, Richard
Hartenberger et d’autres anciens du département IV-B4£,
Dans les premières heures du 19 mars, les colonnes de l’armée allemande
pénétrèrent en Hongrie. Krumey prit la tête de trente véhicules dans la
partie avancée du Sonder-Einsatzkommando (groupe spécial
d'intervention), qui fut rapidement connu sous l’appellation
d’Eichmannkommando. Eichmann suivit quelque douze heures plus tard,
avec cent quarante camions et véhicules blindés, voyageant à la suite de la
1" division Panzer. Il n’y eut aucun combat. Au contraire, le voyage tourna
au carnaval. C’était l’anniversaire d’Eichmann, et la colonne s’arrêta en
route afin que ses collègues officiers puissent porter un toast à sa santé. Ce
fut cette petite fête impromptue, et non les raisons de sa macabre mission,
qui grava à jamais ce jour dans la mémoire d’Eichmann. Il affirma à son
interrogateur israélien: «Je me souviens bien de la date, car c’était mon
anniversaire27. »
Eichmann arriva à Budapest le 21 mars et fut assigné à des quartiers
temporaires dans l’hôtel Majestic, dans le quartier Schwabenberg. Krumey
s’était installé dans l’hôtel Astoria tout proche. Le quartier général de la
police hongroise était aussi situé dans les environs. En quelques jours, tout
Schwabenberg grouillait de membres de la SS, du SD et de la Gestapo, et le
lieu fut ceint de barbelés, entrecoupés çà et là de postes de garde. Une
semaine plus tard, Eichmann emménagea dans une grande villa de la rue
Apostol, sur la colline des roses, à une courte distance de là. Cette demeure
spacieuse, aux murs peints d’un jaune particulier et aux grands jardins qui
descendaient jusqu’au Danube, avait été expropriée à un industriel juif
nommé Aschner. FEichmann y vécut au cours des dix mois suivants dans un
très grand confort, avec son majordome, ses chauffeurs et les membres de
son entourage immédiat. Ils utilisaient l’hôtel Majestic en guise de bureaux.
Celui de Krumey était situé juste à côté du sien. Leurs opérations figuraient
sur une grande carte de la Hongrie affichée au mur<8,
Eichmann découvrit alors que plusieurs autres éléments de la SS étaient
présents à Budapest avec des ordres de mission différents, dont certains
recoupaient les siens. Sous peu, il se trouva empêtré dans les guerres de
territoires et les conflits de juridiction habituels. Le contingent du RSHA
était commandé par le SS-Standartenführer Hans Geschke, nommé au poste
de BdS en Hongrie. Techniquement, Eichmann était rattaché à son quartier
général. Toutefois, Himmler envoya également le SS-Obergruppenführer
Otto Winkelmann avec le grade de HSSPF et avec autorité sur toutes les
unités SS et SD, dont celle d’Eichmann. Son second, le SS-
Sturmbannführer Wilhelm Hôttl, était responsable des opérations de contre-
espionnage du SD. De plus, Himmler envoya le SS-Standartenführer Kurt
Becher pour s’occuper des intérêts économiques de la SS. Becher disposait
de grands pouvoirs et était sous l’autorité directe du Reichsführer-SS. Les
autorités civiles allemandes étaient dirigées par Edmund Veesenmayer, du
MAE allemand, qui fut choisi par Hitler comme son représentant et reçut
des «pouvoirs plénipotentiaires». Les services de Veesenmayer
comprenaient des experts en affaires juives, dont notamment Theodor Grell.
Veesenmayer dépendait du MAE et avait directement accès à Ribbentrop.
Tous ces hommes contribuèrent à sceller le sort des Juifs hongrois*82.
Quelle était précisément la position d’Eichmann dans tout cela ? Lors de
son procés, il déclara: «Au départ, ma mission n’était pas encore claire. »
Cette idée fut appuyée par Hermann Krumey, son second à Budapest, qui
témoigna qu’ils arrivèrent «sans aucun plan déterminé». Selon Eichmann,
les Hongrois voulaient se débarrasser de leurs Juifs, les Allemands avaient
besoin de main-d'œuvre, et Veesenmayer négocia un arrangement
intéressant. Selon cette version, son travail consista principalement à
planifier les horaires des trains d’«évacuation». Il déclara devant le tribunal
en Israël: «Je sais que cela peut sembler peu vraisemblable, mais les
documents sont là pour le montrer — je n’étais que marginalement impliqué
dans l’organisation des horaires, car ce sont les supérieurs haut gradés,
Winkelmann et Veesenmayer, qui s’occupaient d’organiser ces questions en
Hongrie.» Tout ce qu’il fit, à part cela, consista à rendre visite aux
ministères hongrois, à observer et à rédiger des rapports sur les progrès
réalisés#20,
Eichmann dit la vérité lorsqu'il affirma que la politique était déjà arrêtée
au moment de son arrivée. À Schloss Klessheim, Horthy avait agréé à la
demande faite par Hitler de livrer 100000 Juifs hongrois à l’ Allemagne.
Veesenmayer informa Horthy des détails de la relation nouvelle entre
l’Allemagne et la Hongrie pendant qu’il se trouvait encore dans le train qui
le ramenait d’Autriche. Kaltenbrunner, qui s’était trouvé à Mauthausen lors
de la phase préparatoire, arriva à Budapest bien avant Eichmann. Lors des
trois jours suivant son arrivée, Kaltenbrunner rencontra le nouveau Premier
ministre, Dôme Sztôjay, et des hauts fonctionnaires du ministère de
l'Intérieur, afin de s’entendre avec eux sur les principales orientations de la
politique à l’égard des Juifs. Cette politique comprenait, entre autres, des
modifications législatives visant à priver les Juifs des derniers droits qu’il
leur restait et à les exproprier, ainsi que des mesures prévoyant leur
ghettoïsation, leur concentration et leur déportation. Ces mesures devaient
être mises en œuvre par des fonctionnaires et des gendarmes hongrois. Le
nouveau ministre de l’Intérieur, Jaross, nomma comme secrétaires d’État
Läszlé Endre et Läszlé Baky, chargés des questions politiques et
administratives, y compris de la «question juive». Tous deux étaient bien
connus pour leurs positions antisémites. Administrateur dans la police de
longue date, Endre avait été un activiste pronazi depuis le début des
années 1930. Baky était, de son côté, un ancien officier qui avait créé un
parti national-socialiste en Hongrie et qui siégeait au parlement comme
député de l’extrême droite. Eichmann déclara plus tard que, lorsqu'il reçut
ses ordres «de passer la Hongrie au peigne fin d’est en ouest, il ne me fut
pas nécessaire de m’occuper des autres questions car la gendarmerie
hongroise recevait ses ordres d’Endre“?1 ».
Ce n’était là, bien évidemment, que la moitié de l’histoire. Le cercle
dirigeant nazi voulait casser le «pouvoir» des Juifs en Hongrie, exploiter la
main-d'œuvre juive et s’emparer des biens juifs. Une fois que les Juifs
avaient été pillés, ou bien s’ils étaient déclarés «inaptes» au travail, ils
étaient inutiles et devaient être exterminés, afin d'empêcher la régénération
biologique du peuple juif. Eichmann savait que, quelle que fût la valeur
économique que pouvaient avoir les Juifs, pour ceux qui étaient désignés
comme «inutiles » la déportation à Auschwitz ne signifiait pas autre chose
que la mort. Il ne se faisait aucune illusion sur sa tâche, et il est significatif,
si l’on veut comprendre son état d’esprit à cette période, de bien voir qu’il
craignait que les Juifs ne s’en fassent pas non plus. Lorsqu'il élabora ses
plans, Eichmann fut tourmenté par deux événements qui s’étaient produits
en 1943. En avril-mai 1943, quelques centaines de Juifs de Varsovie
organisèrent un soulèvement armé qui ne fut écrasé qu’après un effort
considérable de la part des forces de la Waffen-SS sous le commandement
du SS-Brigadenführer Jürgen Stroop. Eichmann fut envoyé par Müller à
Varsovie juste après la rébellion pour constater les dégâts, et il fut surpris
par l’étendue des destructions: «Dans le ghetto, je vis les poches de
résistance où les combats avaient été intenses. Je n’ai jamais vu de la guerre
une dévastation telle que dans le ghetto de Varsovie.» Stroop prépara un
album de photographies particulièrement morbide et un rapport pour
célébrer sa «victoire», utilisé, raconta Eichmann, par ses représentants
comme un avertissement et comme un exemple de la manière dont il ne
fallait pas traiter les affaires juives. Dans une adaptation macabre de son
expérience commerciale, il se remémora, en présence de Willem Sassen:
«Nous avons utilisé l’exemple de Varsovie comme le commis-voyageur qui
vend un article d’autant plus facilement lorsqu'il exhibe une offre
publicitaire spéciale.» Il se vanta plus tard: «Müller dit qu’ils avaient
envoyé le maître en personne là-bas [en Hongrie] afin de s’assurer que les
Juifs ne se rebelleraient pas comme dans le ghetto de Varsovie{22. »
L’autre événement qui plana au-dessus des préparatifs pour la Hongrie
fut la fuite des Juifs danois en octobre 1943. Eichmann affirma après la
guerre qu’il ne comprit jamais à quel moment l’opération qui avait
déclenché l’évasion avait débuté. Il n’y avait pas de «question juive» là-
bas, et les Juifs étaient si peu nombreux «qu’il vous aurait fallu une loupe
pour trouver les deux ou trois Juifs qui se trouvaient au Danemark». De
fait, la pression pour les déportations était venue non du Referat IV-B4 mais
du MAE allemand et du BdS local. Eichmann fut par la suite dépêché à
Copenhague afin de démêler l’imbroglio. L’une des leçons, qu’il rapporta
en Hongrie quelques mois plus tard, concerna la nécessité de s’assurer d’un
accord local pour toute «action » d’envergure contre les Juifs, en particulier
si les ressources en moyens humains étaient limitées. «Il était clair à mes
yeux qu’en tant qu’Allemand, je ne pouvais exiger la déportation d’aucun
Juif hors de Hongrie. Continuer comme cela avait été fait à Copenhague se
serait terminé en un fiasco majeur. J’ai donc laissé agir les autorités
hongroises elles-mêmes, »
Eichmann se prépara ainsi à travailler avec et par le biais des Hongrois,
qui seuls disposaient de la main-d'œuvre et des moyens organisationnels
nécessaires au déracinement et à la déportation de près d’un million de
personnes. Une opération d’une telle ampleur allait prendre du temps à
organiser, et il était donc vital de rassurer entre-temps les Juifs que rien de
trop grave n'allait leur arriver. Ensuite, le moment venu, le
Sonderkommando travaillerait à bon rythme, maintenant les Juifs sur la
brèche et ne leur accordant pas le temps d’organiser de résistance. Peu après
leur arrivée, Krumey et Wisliceny se rendirent aux bureaux de la
communauté juive situés dans la rue Sip, afin de mettre en application le
plan d’Eichmann. Ils demandèrent à la première personne qu’ils
rencontrèrent de faire passer le mot que les dirigeants de la communauté
juive devaient se rassembler en cet endroit le lendemain matin. Les
représentants juifs se réunirent ainsi dans un climat d’arrestations et de
terreur, puisque les agents de Winkelmann traquaient les politiciens
antinazis, les activistes de gauche et les Juifs occupant des places
importantes dans la vie politique, culturelle et économique. Des centaines
de personnes furent arrêtées et envoyées dans des camps d’internement,
dont le plus célèbre était Kistarcsa, situé dans les faubourgs de la ville.
Krumey informa les dirigeants communautaires juifs que les Juifs se
trouvaient désormais sous le contrôle de la police de sûreté. Ces dirigeants
devaient constituer un Conseil juif et préparer une réunion lors de laquelle
les responsables de toutes les institutions juives devaient être présents.
Aucun Juif n’avait le droit de quitter Budapest, et toutes les publications
juives seraient désormais soumises à la censure allemande. Par-dessus tout,
ils reçurent l’injonction de maintenir le calme et de préserver l’ordre public
au sein de la communauté. Le 21 mars, les Allemands ratifièrent la
composition du Conseil juif, placé sous la direction du très respecté Samuel
Stern. Ils convoquèrent également des Juifs de la ville et du reste du pays
pour les informer des nouvelles dispositions et s’assurer de leur soumission
au nouvel organe contrôlé par les Allemands,
Pendant ce temps, Eichmann entreprit une tournée de rencontres
cordiales avec ses homologues hongrois. Son interlocuteur le plus important
était Laszlé Endre. Les choses n’auraient pu aller mieux pour lui et ses
collègues du ministère de l’Intérieur lorsqu'ils se retrouvèrent à dîner dans
un restaurant. Eichmann raconta plus tard: «Lors d’une rencontre
informelle autour d’un verre de vin hongrois, je les ai informés que
Himmler avait donné un ordre à la police allemande et qu’il voulait que les
Juifs hongrois soient mis dans des ghettos, pour être ensuite évacués à
Auschwitz.» Il dit à Endre que les Allemands ne voulaient personne âgé de
plus de soixante ans ou incapable de travailler. Les déportés pourraient
emporter avec eux de la nourriture pour deux jours, et il demanda à ce que
«les actes de cruauté soient évités ». Aux dires d’Eichmann, Endre répondit
avec un tel enthousiasme qu’il ne fut pas nécessaire de poursuivre la
conversation, et ils purent passer à des choses plus sérieuses : se soûler. «Ce
soir-là, le sort des Juifs hongrois fut scellé. »
Il est vrai qu’Endre n’avait guère besoin d’incitation: il avait déjà dans
son bureau toute une liasse de projets de mesures antijuives. Les avoirs
détenus par les Juifs dans des banques ou institutions financières furent
immédiatement gelés. En mars et avril, une pluie de décrets s’abattit sur la
population juive : ils durent enregistrer tous leurs biens et objets de valeur, il
leur fut interdit de posséder ou de conduire un véhicule ou d'emprunter les
transports publics, leurs téléphones et leurs postes de radio furent
confisqués. Les Juifs furent aussi purgés des derniers domaines de la vie
économique, professionnelle ou publique où ils étaient encore présents.
Tous les biens saisis furent dûment enregistrés et soit mis en dépôt, soit
redistribués à des Hongrois, soit envoyés en Allemagne selon les termes
d’un accord. Pour les Hongrois, il s’agissait là d’une manne de biens pillés
et d’emploisi,
Le 31 mars, Eichmann entra enfin dans la lumière et convoqua Samuel
Stern ainsi que trois autres membres du Conseil juif pour une audience à
l’hôtel Majestic. Il s’adonna en cette occasion à un exercice bravache,
mêlant menaces et mots de réconfort. Il leur déclara qu’ils auraient à porter
l’étoile jaune, et qu’il incombait au Conseil de se procurer l’étoffe
nécessaire à la fabrication des emblèmes tant redoutés, de s’occuper de leur
production, et de les distribuer. (L’esprit toujours pratique et le sens des
affaires perpétuellement en éveil, Eichmann leur donna même des conseils
sur la manière dont ils pourraient couvrir leurs frais.) Les Juifs devraient
dorénavant travailler au bénéfice de l’économie de guerre mais, s’ils
travaillaient bien, rien de fâcheux ne leur arriverait. Eichmann exprima par
ailleurs un certain intérêt pour l’art et les livres juifs, et déclara qu’il
aimerait visiter le musée juif local. Pour l’instant, en tout état de cause, les
Juifs devraient se défaire d’un certain nombre d’objets jugés utiles à
l’armée. Eichmann prétendit que ces mesures ne seraient que temporaires. Il
assura à Stern vouloir éviter la violence, mais ajouta que cela ne serait
possible que si les Allemands pouvaient compter sur une coopération pleine
et entière. «Si les Juifs commençaient à mener des opérations partisanes, ils
les tueraient tous sans aucune pitié. Les Juifs devaient comprendre que rien
n’était exigé d’eux à part l’ordre et la discipline. Si ordre et discipline
étaient respectés, alors les Juifs n’auraient rien à craindre, et il les
défendrait au besoin et ils connaîtraient les mêmes bonnes conditions de
traitement et de rémunération que les autres travailleurs.» Eichmann
affirma qu’il «empêcherait tout pillage des possessions juives et qu’il
punirait ceux qui tenteraient de s’enrichir en s’appropriant des biens juifs ».
Les délégués devaient rassurer les membres de leur communauté et leur
assurer que tout irait bien. De manière surprenante, les représentants juifs
semblèrent accepter ces propos sans difficulté. Ils protestèrent bien au sujet
des conditions dans lesquelles les Juifs arrêtés étaient détenus dans des
camps tels que Kistarcsa, et le docteur Janos Gabor se plaignit du fait de
devoir porter l’étoile jaune, mais à part cela il semble qu’ils aient cru
Eichmann<?7.
Toutefois, quelques jours plus tard, le 4 avril, Eichmann participa à une
conférence au ministère de l’Intérieur sur la planification des déportations.
La rencontre fut présidée par Baky et y participèrent plusieurs membres
haut placés de l’Eichmannkommando, Endre, et le lieutenant-colonel Läszlé
Ferenczy, qui commandait la gendarmerie hongroise. Ils se mirent d’accord
pour diviser la Hongrie en six zones, chacune d’une taille équivalente à
deux districts de la gendarmerie. En progressant d’est en ouest, les Juifs
devraient être concentrés de la campagne vers les villes. Ils seraient défaits
de leurs propriétés et de leurs biens, puis transférés dans des «ghettos ». Ces
derniers seraient situés dans des usines de briques désaffectées situées à
proximité des lignes ferroviaires. De là, ils seraient déportés vers le IIT*
Reich «pour travailler». L’opération serait dirigée par les chefs de la
gendarmerie et de la police avec l’assistance des autorités locales. Les
20 000 hommes de la gendarmerie aux ordres de Ferenczy devaient jouer un
rôle crucial dans la mise en œuvre du programme. Celui-ci était un
antisémite convaincu et il nomma des officiers, qui partageaient ses vues,
au quartier général de Budapest et dans les différentes régions. Par la suite,
des instructions secrètes furent envoyées aux quartiers généraux locaux de
la gendarmerie et de la police, et aux officiers d’état civil dans les mairies
pour qu’ils commencent à enregistrer les Juifs%8,
Le 6 avril, l’équipe d’Eichmann s’entretint avec Baky et ses assistants et
leur prodigua des conseils sur les questions opérationnelles. Eichmann
conseilla vivement à Baky de commencer la mise en ghetto et le processus
de déportation dans les provinces orientales, aussi loin que possible de
Budapest, alors que les Hongrois avaient au départ choisi de commencer
par la capitale. C’était un stratagème plein de ruse. Les provinces orientales
étaient les plus proches de l’armée russe qui avançait, et il y avait une
rationalité militaire à procéder ainsi aux «évacuations». Les premières
victimes devaient être des «Juifs de l’Est», issus d’une zone récemment
annexée, et dont le style de vie était très différent de celui des Juifs
magyarisés et assimilés de Budapest. Ils étaient également distants
géographiquement et communiquaient peu avec les Juifs de la capitale.
Baky accepta le plan et, le 16 avril, les rafles commencèrent. À ce moment-
là, personne à Berlin ou à Budapest ne savait exactement combien de Juifs
seraient pris dans le filet, et où ils seraient envoyés“.
Avec une malveillance caractéristique, le processus de ghettoïsation
débuta le premier jour de la pâque juive. La zone I, qui recouvrait la
Ruthénie subcarpathique et le nord-est de la Hongrie, fut prise pour cible.
En douze jours, 194000 Juifs furent chassés de leurs maisons et jetés dans
des «ghettos » et des camps de détention. Pour justifier la première vague
de ghettoïsation, on argua que l’est de la Hongrie était désormais une «zone
militaire». Le 28 avril, un décret donna pouvoir aux autorités d’expulser et
de réimplanter les Juifs sans donner de prétexte. Près de 98000 Juifs vivant
dans la zone II, qui recouvrait entre autres Kolozsvar/Cluj et le nord de la
Transylvanie, furent raflés entre le 3 et le 10 mai. Les 53000 Juifs de la
zone III, dans le nord du pays, furent frappés entre le 5 et le 10 juin. La
zone IV, qui comprenait Debrecen et Szeged dans le sud de la Hongrie,
suivit du 16 au 26 juin. Environ 40 000 Juifs furent concernés. Du 30 juin au
3 juillet, 29000 Juifs de la zone V, dans le sud-ouest de la Hongrie, furent
enfermés dans des centres de détention de fortune, tels la porcherie d’une
usine de saucisses, des stades et des écoles juives. Enfin, au cours de la
même période, les gendarmes appréhendèrent 24000 Juifs dans les villes et
les villages situés à la périphérie de Budapest. Seuls les 160000 Juifs de
Budapest disposaient alors encore d’un tant soit peu de liberté200,
Alors que la ghettoïsation des Juifs avait commencé, une dispute
triangulaire, mettant aux prises les Hongrois, le MAE allemand et le RSHA,
eut lieu au sujet de leur sort. Horthy et Sztojay avaient consenti à l’envoi de
100000 Juifs aptes au travail en tant que main-d'œuvre pour le Reich.
Baky, Endre et Ferenczy voulaient se débarrasser de tous les Juifs présents
sur le sol hongrois, en particulier de ceux qui ne pouvaient pas travailler et
allaient vite devenir un «fardeau». Le MAE s’en tenait à son accord avec
Horthy et n’exprima aucun désir de s’embarquer dans un programme plus
ambitieux. Néanmoins, Kaltenbrunner et le RSHA aspiraient à exterminer
la population juive hongroise dans son ensemble®1.
Le 14 avril, Veesenmayer informa le MAE que Sztôjay avait donné son
accord en vue de la déportation de 50000 Juifs hongrois vers le Reich pour
servir de main-d'œuvre. Il prévoyait que le Premier ministre hongrois
agréerait aussi à l’envoi de 50000 Juifs supplémentaires le mois suivant202.
Toutefois, cinq jours plus tard, une réunion fut organisée au ministère de
l’Intérieur afin de discuter de la situation en Ruthénie subcarpathique. Baky
présida la session. Eichmann était présent avec Novak, Wisliceny et
Hunsche. Ferenczy fut secondé par plusieurs haut gradés de la gendarmerie,
dont des commandants locaux du nord-est du pays, qui les prévinrent que
les conditions dans les camps étaient déjà fort mauvaises. Il y avait des
plaintes de toutes parts concernant le sort réservé aux Juifs, et un certain
danger que les choses s’enveniment. On ne pouvait tout simplement pas
laisser les Juifs là où ils étaient. Eichmann leur offrit alors avantageusement
de les soulager de tous les Juifs qu’ils avaient sur les bras — faisant écho à
ce qui s’était passé en Slovaquie deux ans plus tôt. Les Hongrois, comme
les Slovaques avant eux, acceptèrent avec gratitude?05,
Il se peut que la décision finale d’éliminer tous les Juifs hongrois ait été
prise de manière relativement hâtive. Le 22 avril, von Thadden confirma au
bureau de Ribbentrop qu’un accord avait été conclu au sujet du premier
contingent de Juifs. Von Thadden informa aussi le ministre des Affaires
étrangères que «la déportation, et en particulier les horaires et
l’organisation des trains, sera traitée directement par l’Office central à la
sécurité du Reich. L’Obersturmbannführer Eichmann, qui se trouve lui-
même en Hongrie, reçoit toutes les instructions nécessaires du RSHA°0%»,.
Cependant, le lendemain, von Thadden, depuis Berlin, relaya à Eichmann
les rapports de Veesenmayer indiquant que 150000 Juifs avaient déjà été
«concentrés» et que ce chiffre atteindrait bientôt 300 000. Il confirma que
des plans de déportation avaient été faits. Les trains devaient commencer à
rouler le 15 mai, et des arrangements avaient été faits pour transporter vers
Auschwitz 3000]Juifs par jour. On s’était efforcés de ne pas perturber
l’effort de guerre et, pour cette raison, il fut décidé de ne pas déporter
50 000 Juifs de Budapest lors de la première vague, «puisque la rafle des
Juifs [devait] être complète». Von Thadden suggéra que les problèmes de
transport les empêchaient de commencer par Budapest, mais son message
fit écho à la préférence exprimée par Eichmann de commencer par l’est du
pays. Que Kaltenbrunner ait soutenu Eichmann à Berlin ou qu’il ait lui-
même défendu le projet de déportation totale, dans lequel Eichmann
n'aurait été qu’un simple instrument, en tout état de cause, les
«maximalistes » remportèrent la partie2®.
La position d’Eichmann peut être examinée à partir de ses mémoires
d’après-guerre. Il y exprima une certaine fierté du fait que «malgré toutes
les interventions... les déportations partirent avec régularité. Ainsi,
j'exécutai l’ordre du Reichsführer-SS, rien d’autre ne m’intéressait». Il
compara son bilan en Hongrie avec la débâcle du Danemark: l’insinuation
était évidente?06, En Israël, il affirma qu’il avait toujours eu l’intention de
ne transporter que des Juifs aptes au travail et feignit d’être surpris
lorsqu'on lui indiqua que les hommes, les femmes, les enfants, les malades
et les vieillards étaient attrapés et jetés dans les wagons à bestiaux à
destination d’Auschwitz. Il accusa les Hongrois: «Ces gens-là raflaient
manifestement tout le monde pêle-mêle. » En totale contradiction avec cela,
il déclara aussi à ses interrogateurs qu’il avait posté un de ses hommes dans
chaque unité de la gendarmerie «afin de m’assurer que les directives
seraient respectées». Eichmann espérait gagner sur les deux tableaux:
affirmer qu’il ignorait que les vieillards et les malades étaient déportés tout
en faisant l’objet de gratitude pour avoir tenté de les protéger des fanatiques
Hongrois®07, Il mentit de manière flagrante lorsqu'il déclara à ses
interrogateurs : «Mon activité en Hongrie, comme je l’ai déjà dit, a surtout
eu un caractère modérateur.» À la vérité, il s’aligna avec les maximalistes
du régime hongrois, en particulier Baky et Endre, et offrit une solution
«totale » au «problème» juif en Hongrie. En effet, des documents montrent
que la pression vint tout autant de Berlin que de Budapest. À la fin du mois
de mars, par exemple, le MAE allemand exprima son mécontentement du
fait que Kaltenbrunner et la police de sûreté «interf[éraient] avec la
question juive en Hongrie». Kaltenbrunner exerça une pression constante
pour accélérer les déportations une fois qu’elles avaient débuté, et
Eichmann suivit208.
Grâce à l’expérience acquise par Eichmann et à son organisation
attentive, les événements de Varsovie ou du Danemark ne se reproduisirent
pas. Le RSHA et Eichmann obtinrent l’aval des Hongrois et forcèrent le
MAE à accepter un plan qui garantirait l’engagement des effectifs de la
gendarmerie hongroise et une pleine coopération des autorités civiles. Le
plan avait également moins de chances de semer la panique au sein de la
population juive. En s’attaquant aux Juifs de la capitale en dernier, les
Allemands minimisèrent les chances de voir s’organiser une résistance juive
et ils minimisèrent les risques d’une mobilisation de non-Juifs pour leur
venir en aide. Les Juifs de Budapest étaient bien organisés et entretenaient
des réseaux de relations haut placées, mais tant qu’ils se sentiraient en
sécurité, ils seraient moins enclins à risquer leurs vies pour venir en aide à
d’autres Juifs dans les lointaines provinces de l’Est, directement ou en
cherchant à obtenir l’intercession de politiciens hongrois amis. De toutes
manières, ces amis hongrois potentiels n’avaient pas la moindre sympathie
pour les Juifs traditionnels, non magyarisés, de la périphérie orientale. En
tirant les leçons des événements de France, de Roumanie et du Danemark,
Eichmann réduisit le risque que les déportations ne déclenchent une série de
réactions en chaîne menant à la fuite et à la défiance. Toutefois, le socle du
génocide en Hongrie reposa bien sur la volonté des Hongrois de jeter
dehors leurs compatriotes juifs. Eichmann n’eut jamais à faire face au
moindre obstacle du type de ceux érigés par des collaborateurs tièdes dans
d’autres régions. Comme il se rappela d’un ton songeur et nostalgique en
Argentine : «Seule la Hongrie fut différente. La Hongrie nous a réellement
offert les Juifs comme on tente de se débarrasser de bière aigre, et la
Hongrie a été le seul pays où c’est nous qui ne parvenions pas à tenir la
cadence?®, »
Une fois les détails de la politique à mener fixés entre Berlin et Budapest,
il fut possible à Eichmann de se rendre sur le terrain pour constater
l’avancement des préparatifs. Entre le 24 avril et le 2 mai, en compagnie
d’une délégation mixte germano-hongroise, il parcourut le nord-est de la
Hongrie. Il était accompagné de Wisliceny, Endre, Ferenczy et du capitaine
Le6 Lulay, un conseiller du chef de la gendarmerie. Ils visitèrent Kassa et
Ungvar, écoutèrent des rapports sur les rafles de Juifs, la confiscation de
leurs biens et de leur argent, et ils inspectèrent les centres de détention. À
Kassa/Kosice, environ 2000 Juifs étaient amassés dans deux briqueteries,
sans pratiquement aucun abri et dans des conditions sanitaires absolument
affreuses. L’eau provenait de deux colonnes d’alimentation. À
Ungvar/Uzhorod, 25000 Juifs étaient parqués dans un dépôt de bois de
construction, exposés aussi bien aux intempéries qu’aux déprédations des
gardes hongrois qui les défirent de leurs ultimes possessions. Ceux qui
furent arrêtés lors de la première rafle durent attendre le plus longtemps
avant que les déportations ne débutent: ils vinrent rapidement à manquer de
nourriture et d’eau, ainsi que de médicaments. À mesure que les jours
passèrent, la nourriture, en général constituée d’une espèce de soupe de
goulache plutôt maigre, arriva aux camps de manière irrégulière. À son
retour dans la capitale, Endre rapporta avec jubilation à Jaross: «Les Juifs
peuvent enfin respirer de l’air pur et ils ont changé leurs anciennes
habitudes pour de nouvelles’10, »
Les derniers préparatifs étaient désormais en place. Günther, qui assurait
la permanence au 116 Kurfürstenstrasse, informa von Thadden que, bien
qu'ils attendissent toujours la confirmation concernant la destination finale
des déportés, une décision avait été prise de ne pas les éparpiller en
Allemagne. La politique de «déjudéification» du Reich semblerait ridicule
si le RSHA commençait à importer des centaines de milliers de Juifs et
permettait aux industriels de les faire venir de manière ad hoc par le biais
d’une «allocation ouverte». En d’autres termes, ils iraient tous à
Auschwitz, au moins dans un premier temps. Le jour où Eichmann entreprit
sa tournée d’inspection, Veesenmayer rapporta au MAE allemand que lui et
son Kommando allaient contrôler les Juifs protégés des déportations en
raison de leur nationalité étrangère. Veesenmayer annonça également
qu’une conférence serait organisée le 4 mai à Vienne, lors de laquelle
Novak et des responsables de la Reichsbahn planifieraient les horaires de
trains cruciaux®?Ll.
Tandis qu’Eichmann inspectait le nord-est de la Hongrie, les pontes de la
SS et de l’État chargés de l’économie et du travail se partageaient le butin
extorqué aux Juifs. Lors d’une réunion le 1% mai, des représentants de
l’organisation Todt, du ministère pour l’Emploi de la main-d'œuvre
chapeauté par Fritz Sauckel (responsable de l’enrôlement forcé de
travailleurs étrangers), de la police de sûreté et de la Wehrmacht se mirent
d’accord pour que l’organisation Todt servît de bureau central et répondit
aux demandes de travailleurs forcés juifs hongrois. Puisqu’il était désormais
évident que les déportés ne seraient pas seulement des hommes aptes au
travail, mais des communautés entières, le chef du WVHA, Oswald Pohl,
prédit qu'environ 50% des arrivants de Hongrie seraient des femmes. La
demande en travailleuses n’étant pas suffisamment élevée, il obtint l’accord
de Himmler pour les employer elles aussi à des travaux de force2l2,
Du 4 au 6 mai, Novak s’entretint avec des représentants de la
Reichsbahn, de la Sipo et avec Lulay afin de fixer les trajets et les horaires
des trains. Ils convinrent de faire partir quatre convois par jour, transportant
environ 12000 Juifs, via Kassa/Kosice et Presov en Slovaquie, Tarnow dans
le sud-est de la Pologne, et Cracovie, pour arriver à Auschwitz. En Hongrie,
à Munkacs, le lieutenant-colonel Läszlô Ferenczy organisa plusieurs
réunions avec la gendarmerie, la police et les administrations locales pour
leur transmettre les dernières directives opérationnelles et les calendriers.
Chaque ghetto se vit attribuer un point d'embarquement et une date de
déportation. Les gendarmes furent répartis sur les trajets et reçurent l’ordre
de garder les trains jusqu’à la frontière. Des instructions furent aussi
données quant au dernier pillage des biens des Juifs avant qu’ils ne quittent
le territoire hongrois. Les toutes premières déportations eurent en fait lieu
avant la date prévue. Dès qu’Eichmann eut obtenu un accord sur le plan
général, il ordonna la déportation des Juifs qui avaient été emprisonnés à
Budapest et aux alentours, lors des premiers jours de l’occupation. Le
29 avril, trois trains avaient déjà quitté Kistarsca et d’autres camps en
direction d’Auschwitz-Birkenau?£.
Le 15 mai, près d’un mois après leur première incarcération, les Juifs des
zones I et II furent brutalement escortés par la gendarmerie hongroise hors
des camps-ghettos de Kassa, Ungvar, Munkacs et d’une demi-douzaine
d’autres centres vers les têtes de ligne où des trains attendaient déjà. Par
groupes de cent ou plus, des hommes, femmes et enfants juifs furent
enfermés dans des wagons à bestiaux scellés pendant toute la durée du
voyage vers la Pologne. Lorsque tout se déroulait sans accroc — ce qui était
rarement le cas étant donné les bombardements sur les villes en chemin et la
préséance donnée aux transports militaires, qui n’avait pas été envisagée
dans les préparatifs — les Juifs passaient entre trois et quatre jours dans ces
wagons à bestiaux, sans nourriture, sans eau et sans sanitaires. Des
centaines de personnes moururent dans les trains, avant même d’arriver à
Birkenau, en particulier des personnes âgées ou malades, ou de jeunes
enfants. Grâce à des contacts fréquents entre Hôss et Eichmann, le camp fut
préparé tout spécialement pour ce flot important de nouveaux arrivants.
Hôss se rendit par trois fois à Budapest au cours du printemps, et Eichmann
alla également plusieurs fois à Auschwitz. Entre avril et la mi-mai, une voie
de desserte de six kilomètres fut spécialement construite pour conduire les
trains jusqu’à l’intérieur du camp. Les Juifs débarquaient dorénavant sur
une plate-forme, appelée la «rampe», à seulement quelques centaines de
mêtres des chambres à gaz souterraines numéro II et IIT, et non loin du
complexe de chambres à gaz et crématoriums numéroté IV et V. Le
personnel de la SS fut renforcé pour faire face aux convois importants, et
les effectifs du Sonderkommando juif qui faisait fonctionner les chambres à
gaz furent fortement augmentés, passant de 224 à 865 hommes?li.
Entre le 15 mai et le 7 juin, 92 trains amenèrent plus de 289000 Juifs des
zones I et IL. Les déportations de la zone IIT durèrent du 11 au 16 juin.
Vingt-trois trains transportèrent juste un peu moins de 59000 Juifs. La zone
V fut vidée de 41 500 Juifs dans quatorze trains en seulement trois jours, à
compter du 25 juin. Dix-huit trains furent remplis de plus de 55000 Juifs de
la zone V, et de la région autour de Budapest, entre le 4 et le 8 juillet. À
cette date, le décompte effectué par Veesenmayer atteignit 437403 Juifs
déportés à Auschwitz-Birkenau. Seuls 25 à 30% des déportés de chaque
transport étaient réquisitionnés pour le travail: tous les autres étaient
assassinés quelques heures à peine après leur arrivée?£.
Veesenmayer tint Berlin informé presque au jour le jour et s’assura
qu’Eichmann respectait la prérogative du MAE concernant la définition des
exceptions accordées en fonction de la nationalité. Eberhard von Thadden,
l'interlocuteur d’Eichmann au MAE, fut lui-même envoyé en mission
d’inspection entre le 22 et le 24 mai. On a là une illustration de l’écheveau
d’autorités avec lesquelles EFichmann devait travailler, ainsi que de la
grande étendue du savoir partagé sur le génocide, et par là de la
responsabilité à son égard. Dans son rapport, von Thadden rapporta des
discussions sur l’envoi d’un million de Juifs, dont seulement un tiers serait
considéré apte au travail. Ceux-ci étaient confiés à Fritz Sauckel et aux
industries de la SS, et von Thadden garda un silence discret concernant le
destin de ceux dont le sort ne serait pas de travailler jusqu’à l’épuisement et
la mort. Lors de son séjour à Budapest, il s’arrêta à l’institut Ballensiefen,
qui menait des recherches «scientifiques » sur les Juifs et le judaïsme et qui
publiait un bulletin d’information antisémite avec pour vocation
d’encourager les Hongrois. Von Thadden fit aussi des affaires troubles avec
Winkelmann, dont pas même Veesenmayer ne fut informé. Cette histoire
devait ressurgir plus tard. Von Thadden nota que «la coopération avec les
départements du SD n’était pas toujours parfaite» et exprima certaines
inquiétudes vis-à-vis des conflits récurrents entre le MAE et les hommes de
Himmler à propos des questions touchant à la jouissance de la propriété des
biens juifs216,
En effet, à ce moment-là, Eichmann s’était laissé entraîner dans une série
de complots qui se chevauchaient et se recoupaient, et qui le mettaient hors
de lui. Il lui apparut soudain qu’il y avait des priorités autres que la
déportation des Juifs vers les camps de la mort: son expertise durement
acquise dans sa sphère de compétence s’en trouva abruptement dévaluée.
Le 25 avril, Eichmann fut présenté à Joel Brand, un Juif né en Hongrie
qui appartenait à un groupe juif semi-clandestin appelé le Comité de
sauvetage et de secours (CSS). Brand avait fait ses études en Allemagne et
y avait vécu jusqu’en 1934, date à laquelle il eut des problèmes avec les
nazis et rentra à Budapest. Il devint un homme d’affaires d’envergure
modeste et troqua son communisme de jeunesse pour un sionisme de
gauche. En 1943, il rejoignit le CSS, qui était constitué de plusieurs jeunes
sionistes hongrois, comme Otto Komoly, Rudolf Kastner, et Hansi Brand (la
femme de Joel Brand). En 1943-1944, le CSS connut quelque succès dans
l’envoi d’assistance aux Juifs dans les pays voisins, le passage clandestin de
réfugiés en Hongrie et, plus tard, vers la Roumanie, qui offrait une sécurité
relative. Grâce à cette activité, ils savaient que les Juifs de Slovaquie
avaient versé des pots-de-vin à Dieter Wisliceny et, croyaient-ils, obtenu
ainsi l’arrêt des déportations. Après l’occupation allemande de la Hongrie,
Brand et d’autres membres du CSS tentèrent de joindre Wisliceny dans
l’espoir d’éviter les déportations en masse. Ils parvinrent à la première
étape grâce au réseau de contacts peu commun qu’ils avaient déjà
développé?17.
En 1943, l’Abwehr, l’unité de renseignements de l’armée allemande, mit
en place un réseau d’agents hongrois. Plusieurs d’entre eux s’avérèrent être
en partie Juifs ou des Juifs convertis au christianisme. Ils agissaient aussi
comme courriers pour le CSS, transportant des messages vers l’antenne
établie par les sionistes palestiniens à Istanbul, et vice versa. Ces Juifs
palestiniens avaient quant à eux des liens avec les services secrets
britanniques et américains. Les services secrets hongrois et l’Abwehr
utilisaient tous deux les courriers hongrois, qui se déplaçaient entre le CSS
de Budapest et les chargés de mission palestiniens basés à Istanbul, afin de
rentrer en contact avec les Alliés. Les Hongrois utilisaient ces réseaux pour
tâter le terrain en vue d’une possible paix séparée, et l’Abwehr, qui était un
centre de résistance antinazie, souhaitait de son côté obtenir des soutiens
pour ses activités contre Hitler. Ainsi, Brand se trouvait à la croisée
d’intenses manœuvres clandestines. Ses réseaux prouvèrent leur valeur à la
veille de l’occupation allemande, lorsqu’un agent de l’Abwehr l’avertit de
ne pas se trouver chez lui le 19 mars. Ironie du sort, Brand et sa femme
étaient installés à l’hôtel Majestic lorsque les SS, tout juste arrivés,
commencèrent à arrêter des responsables et des activistes juifs?18,
Pour un certain prix — car ils étaient en effet profondément corrompus -,
les agents de l’Abwehr arrangèrent une rencontre entre Brand et Kastner, et
Wisliceny, le 24 mars. Les deux sionistes lui offrirent deux millions de
dollars pour reporter les mesures antijuives prévues et faciliter l’émigration
juive vers la Palestine. Ils mentionnèrent en particulier le fait qu’ils avaient
déjà 600 certificats palestiniens à leur disposition, et un navire qui attendait
à Constanza, en Roumanie. Wisliceny se garda bien de leur révéler qu’il
n’avait joué aucun rôle dans l’interruption des déportations de Slovaquie et
qu’il n’avait aucun pouvoir sur le sort des Juifs en Hongrie. Au lieu de cela,
il négocia une «avance» de 200000 dollars, déclara qu’en raison des
décisions de Himmler, l’émigration des Juifs vers la Palestine n’était pas
possible, mais qu’il était d’accord pour continuer à négocier. Au début du
mois d’avril, Brand et Kastner eurent deux autres réunions avec Wisliceny,
lors desquelles Hermann Krumey et Otto Hunsche furent aussi présents, et
un total de 169000 dollars en pengôs hongrois et en devise américaine fut
versé. Pendant ce temps, Wisliceny rapporta ses conversations à Eichmann,
qui les rapporta à Kurt Becher, actif dans le champ économique, et à
Berlin?
On ne sait avec certitude qui décida de l’étape suivante, toujours est-il
qu’Eichmann reçut l’autorisation de prendre les Juifs au mot et même de
faire monter les enchères. S’ils souhaitaient tant sauver leur peuple, et s’ils
avaient tant d’argent à disposition, pourquoi les SS ne se serviraient-ils pas
d’eux pour obtenir ce dont ils avaient réellement besoin ? Le 25 avril, Brand
se vit accorder une audience avec Eichmann. Celle-ci commença de
manière rocambolesque, des agents de l’Abwehr venant chercher Brand en
voiture au Café Opéra au centre de Budapest. Brand fut ensuite conduit
jusqu’au bureau d’Eichmann à l’hôtel Majestic et introduit. Eichmann,
resplendissant dans son uniforme de la SS, était debout devant son bureau,
et il commença par aboyer: «Vous... Savez-vous qui je suis? Je suis en
charge de l’Aktion! En Europe, Pologne, Tchécoslovaquie, Autriche, nous
en avons terminé, et maintenant, c’est au tour de la Hongrie.» Il annonça
cependant à Brand qu’il l’avait fait venir pour lui proposer un marché. Il
autoriserait un million de Juifs à émigrer si Brand pouvait de son côté
organiser la livraison de biens et de matériel pour le Reich: «sang contre
approvisionnement ». Qui Brand voulait-il d’abord sauver: les hommes, les
femmes, les personnes âgées? Selon les souvenirs de Brand, Eichmann
reprit le langage sioniste de ses années passées au département 11/12. «Il se
présenta en Allemand idéaliste et me décrivit comme un Juif idéaliste avec
lequel il pouvait maintenant s’asseoir à une table pour négocier un marché.
Le lendemain, pourtant, nous nous retrouverions sur le champ de
bataille »°20,
En fait, aucun des deux hommes n’était en mesure de conclure
indépendamment un tel marché. Complètement déconcerté, Brand déclara
qu’il pouvait simplement faire un versement en argent: il ne pouvait avoir
accès à des quantités significatives de biens ou de matériel en Hongrie.
Néanmoins, Eichmann lui indiqua qu’il serait autorisé à se rendre en Suisse
ou en Turquie pour mettre au point la transaction. Laquelle des deux
destinations préférait-il ? Brand opta immédiatement pour la Turquie, parce
que le Comité de sauvetage et de secours travaillait en coopération étroite
avec la mission sioniste basée à Istanbul. Eichmann dit ensuite qu’il lui
faudrait consulter Berlin à propos des marchandises les plus souhaitables.
Lorsque la rencontre prit fin, Brand se dépêcha d’aller informer les
membres du CSS de ce qui s’était passé?21.
Au cours des deux semaines suivantes, des événements parallèles eurent
lieu, qui changèrent la nature du marché. Tout d’abord, le service de
renseignements de la SS engagea une action contre le réseau de l’Abwehr
en Hongrie et liquida la plupart de ses agents. Le SS-Obersturmbannführer
Gerhard Clages reprit les contacts avec les Juifs et les services de
renseignements alliés à Istanbul. Son objectif était de créer un canal de
communication entre Himmler et les Alliés occidentaux, grâce auquel
Himmler aurait pu explorer les possibilités d’une paix séparée, ou bien, en
cas d’échec, semer la discorde entre les Alliés occidentaux et la Russie en
déclarant que c’était les Alliés qui avaient proposé le marché. À cette fin,
Clages perçut le potentiel des contacts établis avec Brand, et en particulier
avec un Juif converti au catholicisme nommé Bandi Grosz, qui était
membre du groupe de l’Abwehr et travaillait aussi avec le CSS. Grosz était
un homme entièrement dénué de scrupules, agent triple ou plus, qui avait
transféré son allégeance initiale au profit de la SS et avait trahi ses anciens
collègues de l’Abwehr°22.
Clages était présent lorsque Eichmann et Brand se rencontrèrent pour la
seconde fois. Pour le plus grand étonnement du dernier, les deux nazis lui
remirent 50 000 dollars et 270000 francs suisses en liquide que le SD avait
interceptés dans une transmission des services de secours sionistes basés en
Suisse à destination du CSS. Clages voulait que le CSS ait accès à l’argent
pour ses missions d’aide en Hongrie, en gage de la volonté allemande
d’établir la relation sur de bonnes bases. Eichmann rapporta ensuite qu’il
avait discuté de la proposition de marché avec Berlin, et qu’il avait reçu
l’accord de laisser partir les Juifs en échange de camions équipés pour les
opérations hivernales sur le front de l’est. Afin de rendre le marché encore
plus attractif, Eichmann suggéra que Brand fasse en sorte que les camions
soient chargés de marchandises difficiles à se procurer, comme du savon, du
café et du chocolat. Brand affirma plus tard qu’Eichmann aurait dit qu’«il
était prêt à faire sauter les installations d’Auschwitz et à envoyer 10% du
million de Juifs, soit 100 000 personnes, à n’importe quelle frontière que je
lui indiquerais», s’il revenait de Turquie avec un accord concernant les
marchandises. Gardant les pieds sur terre, et sachant que les sionistes
avaient déjà mentionné la question des 600 certificats d’émigration, il
répondit que si Eichmann promettait de livrer 100 000 Juifs en avance, cela
montrerait qu’il était sérieux et contribuerait à sceller les négociations.
Eichmann répliqua sèchement qu’il avait déjà fait assez de concessions?2,
Lors de leur troisième rencontre, le 14 mai, Eichmann était accompagné
de Hunsche, Dannecker, Clages et Kurt Becher. Leur présence collective et
la nouvelle selon laquelle Bandi Grosz accompagnerait Brand étaient les
signes que la mission avait acquis des fonctions multiples. Clages y voyait
une opération de renseignement. Becher s’intéressait quant à lui aux
possibles retombées économiques. Cependant, FEichmann acceptait
difficilement ce qu’il considérait comme des interférences et il ne semblait
pas satisfait. «Que faites-vous encore ici ? », rugit-il en apercevant Brand. Il
lui indiqua ensuite de consulter Krumey pour organiser son voyage à
Istanbul. Il donna aussi l’ordre à Brand de faire venir sa femme à l’hôtel
Majestic afin qu’elle soit retenue en otage pendant son séjour à l’étranger.
Brand saisit la dernière occasion pour exprimer la consternation du CSSH
devant les arrestations et la mise en ghetto, mais Eichmann balaya ces
inquiétudes : «J’ai voyagé dans tout le pays, et tout ce que j’ai vu c’étaient
des wagons chargés de pain pour nourrir vos Juifs22. »
Eichmann et Brand se revirent une dernière fois avant leurs retrouvailles
de chaque côté de la salle d’audience du tribunal de Jérusalem. Eichmann le
pressa, il n’y avait plus de temps à perdre: les déportations étaient sur le
point de commencer. Il pouvait encore retarder l’arrivée des déportés à
Auschwitz de huit ou quinze jours, en les envoyant d’abord en Autriche ou
en Slovaquie, mais pas plus. D’un autre côté, si Brand revenait de sa
mission couronné de succès, alors il ferait sauter les installations
d’Auschwitz et libérerait les premiers 100000 Juifs. Selon Brand,
Eichmann se tourna ensuite vers Hansi Brand, qui l’accompagnait
conformément aux instructions reçues. Se faisant plus mielleux, Eichmann
assura à Brand que sa femme et ses enfants recevraient des documents les
protégeant et qu’ils seraient gardés en sécurité, même s’ils devaient rester à
Budapest. Le lendemain, Brand dit au revoir à sa femme au Café Opéra et
fut conduit à Vienne par Krumey. Le 18 mai, il s’envola pour Istanbul?2.
La suite fut une véritable tragédie. Eichmann n’avait ni l’intention ni la
possibilité de ralentir les déportations ou de dévier les Juifs de la route
d’Auschwitz. Alors que Brand était sur le chemin qui le menait en Turquie,
Eichmann rendit visite à Hôss pour s’assurer que la machine de mort était
prête à recevoir l’afflux massif de Juifs hongrois. Néanmoins, Brand était,
de son côté, convaincu que chaque heure avait une importance vitale pour
sa mission extraordinaire, et il sentait peser sur ses épaules le poids écrasant
des responsabilités. Seize ans après, il raconta: «Oui, c’était pour moi une
proposition atroce. Il a détruit ma vie. Eichmann a fait reposer le sort d’un
million d’êtres humains sur moi, dont, je suis navré de le dire, il a assassiné
la plupart?2$. »
Dès son arrivée à Istanbul, le 19 mai, Brand se rendit à la délégation
sioniste. Il expliqua le souffle court ce qui était en jeu et les représentants
sionistes décidèrent d’alerter immédiatement les dirigeants sionistes en
Palestine. Néanmoins, la seule manière dont ils pouvaient garantir le secret
était d'envoyer des messagers. Ce n’est que le 24 mai qu’un émissaire
atteignit la Palestine pour informer Moshe Shertok, le chef du département
politique de l’Agence juive, quasi-gouvernement de la communauté juive
en Palestine (le Vichouv). Shertok et l’émissaire se précipitèrent alors pour
aller voir David Ben Gourion, qui présidait l’Agence juive. Une réunion
rapidement organisée de son comité directeur décida de la nécessité
d’informer les Britanniques avant de donner une réponse. Le 26 mai, Ben
Gourion informa le haut commissaire britannique pour la Palestine de la
proposition faite par Eichmann. Celui-ci en rendit alors compte à
Londres?27, À la fin du mois, le comité ministériel britannique aux réfugiés,
qui comprenait le ministre des Affaires étrangères, Anthony Eden, se réunit
pour réfléchir à une réponse. À ce moment-là, le gouvernement britannique
avait aussi obtenu des informations de la part de ses agents de
renseignements. Londres avait en fait eu connaissance de la mission de
Brand pratiquement au moment où celui-ci atterrit en Turquie. Avant même
d’être alertés par la tentative séparée de Grosz, les Britanniques
suspectaient les Allemands de préparer un tour qui mettrait les Russes en
colère et visait à faire éclater l’alliance antiallemande. Au mieux, la
proposition relevait du chantage et au pire c’était un subterfuge aux
conséquences potentiellement explosives. En tout état de cause, la Grande-
Bretagne n’avait aucun désir de s’occuper de centaines de milliers de
réfugiés juifs, et encore moins si ceux-ci souhaitaient se rendre en Palestine.
Il fut décidé de ne pas répondre à la proposition, et de recommander aux
Américains d’en faire de même. Malgré tout, afin de ne pas apparaître trop
insensibles, et en raison de réelles inquiétudes humanitaires, les
Britanniques laissèrent la porte ouverte à la recherche de moyens d’envoyer
des réfugiés en Espagne ou au Portugal — tant que cela ne viendrait pas
entraver l’effort de guerre?28.
Le gouvernement américain fut également informé et suivit plus ou
moins la position des Britanniques, même si Washington montra quelque
intérêt à faire durer les négociations. Quelques jours plus tard, les
informations furent consciencieusement transmises aux Russes, lesquels,
comme on pouvait s’y attendre, opposèrent un veto à tout contact futur avec
le régime nazi. À la lumière de la sensibilité russe, et avec les résultats
accablants d’un interrogatoire de Grosz en leur possession, une réunion
supplémentaire du comité ministériel aux réfugiés du 13 juillet prit la
décision de mettre fin aux négociations. Six jours plus tard, l’histoire fut
ébruitée dans la presse en Grande-Bretagne et aux États-Unis et, du point de
vue de Himmler et de Clages, la raison d’être de la mission de Brand
disparut aussitôt222,
Bien évidemment, Brand ignorait tout de ce grand jeu de pouvoir
international. Il se débattait à Istanbul, exigeant une réponse de la part de
l’émissaire sioniste, qui apaiserait Eichmann. Or Shertok ne revenait pas de
Palestine avec une décision du haut commandement de l’Agence juive, et
Brand se demanda alors s’il devait rentrer à Budapest. Il ne pouvait pas
rester sur place, car les autorités turques menaçaient de le déporter comme
immigré clandestin. Finalement, le jour où le comité ministériel rejeta la
proposition pour la première fois, les Britanniques autorisèrent Brand et
Grosz à se rendre en Palestine. Il s’agissait d’une ruse. Brand se mit en
route le 5 juin, mais il fut arrêté par les autorités britanniques dès qu’il
pénétra en territoire syrien, contrôlé par les Britanniques, et il fut
emprisonné à Alep. Malgré des protestations désespérées, il ne fut pas
autorisé à rencontrer Shertok avant Le 11 juin?20,
De son côté, Eichmann n’était pas foncièrement inquiet de ces délais. Au
contraire, selon Hansi Brand et Rudolf Kastner, qui furent chargés des
négociations après le départ de Brand, il ne dévia jamais d’un iota du
calendrier fixé pour les déportations. Ainsi, le jour même où Brand quitta
Budapest, Hansi entendit parler des premières déportations de la zone I et
reçut des rapports sur les conditions effroyables dans les trains. Elle alla
trouver Kastner et, ensemble, ils allèrent voir Eichmann. Il écouta leurs
protestations et leur dit avec son cynisme inimitable qu’«ils n’avaient pas
besoin de s’inquiéter, car il ne s’agissait que de Juifs de Russie
subcarpathique [sic], que ces gens avaient beaucoup d’enfants, et qu’en tout
état de cause les enfants n’avaient pas besoin de beaucoup d’air, et d’encore
moins de place, et qu’ainsi il ne leur arriverait rien°5l. »
Hansi Brand rencontra fréquemment Eichmann au cours des semaines et
des mois qui suivirent. Elle lui transmit chacun des messages qu’elle
recevait de son mari, en les présentant sous le meilleur jour possible. En
attendant une avancée majeure, elle et Kastner tentèrent de faire en sorte
qu’Eichmann respecte l’accord initialement conclu avec Wisliceny visant à
la libération de 600 à 800 Juifs pour lesquels les sionistes avaient déjà des
certificats d’émigration pour la Palestine. Eichmann fit cependant
obstruction à chaque pas. Hansi Brand raconta plus tard: «En général, nous
avions des problèmes avec lui tout le temps. Il promettait la bonne volonté,
des conditions devaient être mises en place à l’étranger, il voulait nous
permettre de faire sortir ces 600 personnes... Et lorsque nous insistions là-
dessus, il y avait toujours une excuse.» Hansi Brand et Kastner n’étaient
clairement pas en position de force dans la négociation, mais ils parvinrent
intelligemment à faire de leur plus grande faiblesse une ressource, bien que
limitée. Ils employèrent l’absence de nouvelles positives en provenance
d’Istanbul pour suggérer que les Alliés attendaient un signe de la part
d’Eichmann montrant qu’il était sérieux. Ainsi, au début du mois de juin,
Eichmann permit à contrecœur à Kastner de faire venir à Budapest 388
Juifs des provinces orientales, sélectionnés pour recevoir des certificats à
l’émigration. Même là, Eichmann, Becher et Clages exigèrent que les Juifs
paient entre 500 et 1000 dollars pour ce privilège. Hansi Brand se rappela
avoir remis au SD trois valises remplies d’or, de diamants, d’argent liquide
et de titres?22.
À la suite de négociations semi-officielles entre le CSS et Eichmann, et
de pots-de-vin versés à des individus proches de Becher et Clages, quelque
1684 personnes obtinrent des places à bord du «train Kastner». Pendant
plusieurs semaines, elles furent détenues dans un camp de fortune de la rue
Kolumbusz au centre de Budapest. Le train partit finalement le 30 juin,
mais plutôt que de prendre la direction d’un pays neutre, comme cela avait
été convenu, il fut dirigé vers le camp de Juifs «privilégiés» et servant de
«monnaie d’échange» de Bergen-Belsen. Les détenteurs de certificats y
demeurèrent, dans des conditions qui se détériorèrent gravement, jusqu’à la
fin de la guerre. Mis à part un groupe symbolique libéré en août, la plupart
gagnèrent la Suisse le 6 décembre 1944. Il y eut encore une série de
négociations laborieuses et exorbitantes, cette fois-ci principalement
conduites par Becher, dont c’était le tour de poser en ami des Juifs. Le
«train Kastner» fut le seul succès rencontré lors de l’attente déchirante
d’une issue à l’expédition de Brand. Mis à part cela, Fichmann ne fit que
s’amuser avec ses interlocuteurs juifs. Hansi Brand raconta que, quelles que
soient les informations qu’ils lui rapportaient, «il n’était pas satisfait de la
vitesse à laquelle les choses allaient, ce qui veut dire qu’il y avait toujours
une bonne excuse, de sorte qu’en déclarant que nous n’avions rien de positif
à lui montrer pour le moment, il pouvait continuer à repousser ce qu’il nous
avait promis. Dans le même temps, il n’arrêtait pas de souligner qu’un
officier allemand honore toujours ses promesses. Mais il finit par ne rien
honorer du tout». Au lieu de cela, il l’accablait: « Vous êtes parfaitement
libre de télégraphier à votre mari que je laisse le moulin tourner, »
Pendant des semaines, Fichmann mena un duel inégal avec ses contacts
juifs. Hansi Brand était une femme courageuse et pleine de fougue, et
Kastner, qui avait auparavant mené une vie sans relief comme journaliste et
agent sioniste à Cluj/Kolosvar en Transylvanie, fit lui aussi preuve d’un
grand courage, d’habileté et de nerfs solides. Ils furent tous deux plusieurs
fois arrêtés et violemment interrogés par des agents de la police secrète
hongroise, qui suspectait quelque affaire lucrative en train de se conclure
dans leur arrière-cour, dont ils voulaient recevoir leur part. Eichmann insista
néanmoins sur le secret, et ils ne divulguèrent jamais les détails de la
mission Brand. Tout au long du début de l’été, Hansi continua sans relâche,
cherchant à obtenir des concessions. Elle implora Eichmann d’épargner aux
enfants les trains de déportation et de les laisser émigrer. Lorsque celui-ci
refusa, elle ne put s’empêcher de lâcher: «Vous n’avez probablement pas
d’enfant vous-même, et c’est la raison pour laquelle vous n’avez aucune
pitié pour eux.» Peu de Juifs osèrent jamais employer un tel ton face à
Eichmann. Peut-être toucha-t-elle un nerf sensible, ou bien l’impressionna-
t-elle, car il se contenta de répondre: «Vous prenez beaucoup de liberté,
Madame Brand. Si vous continuez à me parler ainsi, je vous conseille de ne
plus venir me voir? »
En une autre occasion, Eichmann se montra menaçant vis-à-vis de
Kastner, ce qui révèle l’évolution de son caractère vers une plus grande
brutalité. Kastner pressait Eichmann de distribuer aux Juifs sélectionnés
pour la Palestine des certificats leur permettant de se rendre dans un abri sûr
à Budapest. Eichmann refusa et lui cria: «Quand j’ai dit non, c’est non.»
Kastner se leva alors de son siège et fit mine de quitter la pièce, ce qui
n’était pas quelque chose que les Juifs avaient coutume de faire avant
qu'Eichmann ne les congédie lui-même. Ce dernier répondit par une
plaisanterie glaçante: «Kastner, vous êtes à bout de nerfs. Je vais vous
envoyer à Theresienstadt pour vous remettre. Ou bien préférez-vous
Auschwitz? Écoutez-moi bien, je dois vider la merde juive des provinces.
Les disputes et les larmes ne serviront à rien°%.» Selon Hansi Brand,
lorsque les efforts déployés par son mari n’aboutirent finalement à rien,
Eichmann exprima un certain soulagement, et même une certaine
satisfaction. «Je peux dire cela avec beaucoup d’assurance, déclara-t-elle
devant la Cour à Jérusalem, il était content. Il était très content que cette
transaction ait échoué. » Il avait désormais les mains libres pour s’occuper
des Juifs: il n’y aurait plus d’interruption dans les déportations, en tout cas
pas par ce biais256,
L’exultation d’Eichmann ne traduisait pas forcément la satisfaction d’un
homme devenu un sadique en proie à des obsessions meurtrières. Ses
motivations étaient probablement encore plus sombres. Il éprouvait un
grand ressentiment à l’encontre de Clages et de Becher, qui s’étaient
immiscés dans ce qui était son domaine de prédilection, l’émigration, et leur
échec le rendait heureux. Lors de son interrogatoire en Israël, Eichmann
affirma qu’il ne se souvenait pas très bien des négociations de Brand et il
écarta le marché, qu’il qualifia d’«affaire» qui «avait été imaginée par
Himmler». «Tout ce dont je me souviens, c’est qu’un million de Juifs
devaient être relâchés quelque part en échange de dix mille camions tout
terrain et de la promesse que ces camions ne seraient pas employés sur le
front de l’ouest.» Fichmann avait des souvenirs plus précis de Kastner,
avec lequel ses affaires durèrent plus longtemps. Ce qui resta gravé dans
son esprit fut la nécessité de cacher aux Hongrois tout marché avec
Kastner???,
Toutefois, au moment de son procès, Eichmann s’attribua la paternité de
la proposition «sang contre approvisionnement» et il affirma qu’il avait
espéré que Brand réussisse. Il feignit d’ignorer l’influence destructrice que
Grosz devait immanquablement avoir sur la mission, et déclara que cet
agent avait été imposé par une autre section du SD. «J’ai fait tout mon
possible pour faciliter les choses à Brand, parce que tout ce que je pouvais
faire en ce sens donnait de la crédibilité à mes intentions. » Il expédia Brand
hors de Hongrie précisément parce que les déportations étaient sur le point
de commencer. Par la suite, «la seule chose qui occupait mon esprit, c’était
que les choses aient une issue positive, et j’étais moi-même très heureux
d’être parvenu à remettre les choses ainsi sur les rails. En ce qui concerne
mon travail et l’organisation, chaque jour durant cette période, je
m’'occupais à considérer comment planifier les 100 000 départs.» Son désir
d’en revenir à l’émigration fut saboté par «des petits négociants et des
colporteurs», termes par lesquels il désignait Becher°#%, Il est pourtant
difficile de concilier la déclaration d’Eichmann selon laquelle il soutenait
entièrement Brand et désirait la reprise de l’émigration de masse avec les
commentaires rapportés par Hansi Brand et consignés dans le rapport
d’après-guerre de Kastner, sans même parler de ses actes. Eichmann eut de
nombreuses occasions d’épargner des Juifs et de leur permettre d’émigrer
pendant que les négociations étaient en cours, entre la mi-mai et la mi-
juillet. À cette époque, Himmler fit preuve d’une grande tolérance à l’égard
de l’émigration juive. Ce furent toutefois Clages et Becher qui firent sortir
des Juifs de Hongrie, et non Eichmann, et c’est cela qui le mettait en colère.
«J'étais furieux que Becher fût autorisé à s’occuper des questions liées à
l’émigration. Je devais aider et prendre part aux déportations, et ce dont je
me considérais comme le responsable, les questions d’émigration, fut confié
à un autre??? »
Becher fut envoyé en Hongrie afin d’acquérir la gigantesque entreprise
industrielle Manfred-Weiss au profit de la SS. Les usines, qui produisaient
des munitions et du matériel de guerre, avaient été fondées par des Juifs,
quoique la plupart des descendants des fondateurs se fussent convertis au
christianisme et que l’actionnariat eût été diversifié. Becher mélangea
terreur pure et tactiques commerciales afin de persuader les actionnaires
juifs de se défaire de leurs parts. Le 5 avril, il parvint à ses fins, mais à un
certain prix: un accord prévoyant de permettre à une cinquantaine de
membres des familles Weiss et Chorin de quitter la Hongrie en direction de
la Suisse et du Portugal. Le marché conclu par Becher froissa quelque peu
Berlin et rendit Eichmann furieux. Le MAE allemand, qui n’en avait pas été
informé, fut contrarié de voir la SS se mêler d’affaires touchant aux droits
de propriété dans un autre pays. Les Hongrois blémirent lorsqu'ils
découvrirent qu’un actif national avait été accaparé sous leur nez, et ils
multiplièrent les protestations. Eichmann fut outré de ce que Becher gagnait
du crédit auprès de Himmiler en utilisant l’émigration comme un jeton dans
la négociation pour extorquer de l’argent et des biens aux Juifs: après tout,
c’était auparavant sa spécialité à lui. À Vienne, Eichmann avait occupé un
hôtel particulier exproprié aux Rothschild, et maintenant, à Budapest,
Becher avait ses quartiers dans le luxe d’une résidence qui ressemblait à un
véritable palais, située au 114-116 rue Andrassy, qui avait appartenu à l’une
des familles propriétaires des usines Manfred-Weiss?40,
La rivalité avec Becher et un ressentiment exacerbé poussèrent Eichmann
à soutenir le marché Brand-Kastner. «J’étais absolument furieux. J'avais
tenté, pendant des années, dès l’automne 1939, de quitter le département IV.
Et voilà que je me retrouvais en Hongrie, à m’occuper de déportations, et
que d’autres venaient se mêler des questions sur lesquelles j’avais jusque-là
travaillé.» Pour contrecarrer leur interférence, il avait besoin de monter sa
propre escroquerie, afin de persuader Müller, Kaltenbrunner et Himmler de
permettre l’émigration. «Il me fallait surenchérir sur ces deux agences. »
Ainsi, lorsque Becher suggéra d’échanger des Juifs contre de l’argent,
Eichmann proposa de relâcher un million de Juifs contre du matériel
militaire. De cette manière, affirma-t-il plus tard, il espérait «récupérer pour
[lui] les domaines gérés par Becher et le contre-espionnage, c’est-à-dire tout
ce qui touchait à l’émigration». L’intérêt d’Eichmann pour le marché et son
prétendu regret au moment de son échec étaient donc purement
narcissiques. Lorsque son avocat, à Jérusalem, lui demanda s’il était revenu
à l’émigration parce qu’il éprouvait de la compassion pour les Juifs atteints
par la catastrophe, Eichmann répondit avec beaucoup de candeur. «Ce n’est
pas par compassion que je me suis lancé dans cette affaire: j’aurais été
congédié sur-le-champ si j’avais jamais agi de cette manière?fl. » Eichmann
prévoyait-il sérieusement de laisser partir les Juifs et de retourner à ses
anciennes occupations d’organisateur de l’émigration ? Ou bien se contenta-
t-il d’une lecture rétrospective de ses actions ? Une réponse à cette question
peut être apportée par son comportement brutal à la fin de l’été et pendant
l’automne 1944, lorsque la poursuite de sa rivalité avec Becher alla jusqu’à
l’entraîner dans un conflit avec Himmler.
À partir de la fin du mois de mai, Kastner devint l’interlocuteur juif
privilégié d’Eichmann. Il lutta pour sauver le petit groupe de Juifs pour
lesquels il y avait des certificats palestiniens, et tenta de persuader
Eichmann de dévier les trains de déportation d’Auschwitz. La principale
tactique de Kastner consistait à affirmer que, sans un signe de bonne
volonté, les Alliés n’auraient aucune raison de faire confiance aux
Allemands, et ne seraient pas incités à répondre favorablement à leur
proposition. Il rappela aussi à Eichmann que, si les assassinats se
poursuivaient au rythme actuel de 12000 par jour, les Allemands n’auraient
bientôt plus de Juifs à échanger contre quoi que ce fût. Finalement, en juin,
Kastner obtint un premier succès — limité mais réel. Eichmann lui indiqua
qu’il allait rediriger 30000 Juifs vers l’Autriche, où ils seraient «mis en
attente». Cela constituait «un geste de bonne volonté», même s’il
s’accompagnait d’un versement de cinq millions de francs suisses. De plus,
il insista pour exclure les Juifs qui étaient «des éléments ethniquement et
biologiquement d’une certaine valeur». De fait, ce «geste» n’était rien
d’autre qu’un autre stratagème cynique inventé par Eichmann. Il avait de
toute façon ordonné l’envoi de Juifs à Vienne, parce que le maire de la ville,
qui était un bon ami d’Ernst Kaltenbrunner, avait réussi à persuader le
commandant du RSHA de lui livrer de la main-d’œuvre pour les industries
d'armement locales. Entre le 25 et le 28 juin, six ou sept trains transportant
entre 18000 et 20000 Juifs furent envoyés à Vienne et au camp de
concentration de Strasshof, où la majorité d’entre eux survécut à la fin de la
guerre.
À ce moment-là, les déportations commençaient à affecter Budapest, et la
panique s’empara des Juifs de la ville. Alors qu’Eichmann et son
Sonderkommando discutaient avec les responsables hongrois d’un prétexte
approprié pour entamer la dernière rafle, le Conseil juif tenta
frénétiquement d’obtenir l’intercession de politiciens et d’ecclésiastiques
hongrois. Leurs efforts furent renforcés par un chorus tardif de protestations
internationales contre les déportations. Franklin Delano Roosevelt, le
président des États-Unis, fut prompt à condamner l’occupation allemande
de la Hongrie et la menace des déportations. Ses admonestations publiques
n’eurent cependant guère d’effet. Le 26 juin, il adressa un message
personnel à Horthy, exigeant la cessation des déportations et menaçant les
responsables de représailles. Le Vatican, qui eut connaissance de l’existence
d’Auschwitz-Birkenau en mai, par le biais du rapport d’évadés qui avaient
réussi à se rendre en Slovaquie, envoya un émissaire papal pour vérifier
l'information. Le 25 juin, le pape Pie XII s’adressa directement à Horthy
pour demander «une fois encore que le gouvernement hongrois cesse sa
guerre contre les Juifs». Le roi Gustav de Suède s’exprima aussi le 28 juin
sur la question?#.
Les interventions étrangères et nationales se mélangèrent dans l’esprit de
Horthy avec les nouvelles du front. Les Alliés avaient débarqué en
Normandie le 6 juin et, à la fin du mois, il semblait clair que la Wehrmacht
ne pourrait pas les repousser à la mer. Le 22 juin, l’ Armée rouge lança une
offensive massive en Biélorussie, qui écrasa une division entière de l’armée
allemande et ouvrit la route de Varsovie. Le sort militaire de l’ Allemagne
était scellé. Un intense bombardement américain sur Budapest, le 2 juillet,
souligna à la fois le caractère désespéré de la situation militaire de l’ Axe et
la menace de sanctions futures. À la suite de plusieurs réunions de son
Conseil des ministres qui eurent lieu à la mi-juin, Horthy convoqua Endre et
Baky pour qu’ils rendent compte des atrocités. Le 30 juin, les questions
juives furent retirées de leurs prérogatives. Baky refusa d’être rétrogradé et
conspira avec la gendarmerie pour fomenter un coup d’État, installer un
régime nazifié et poursuivre les mesures antijuives. Toutefois, Horthy
anticipa son action et rallia des unités loyales de l’armée vers la capitale. Il
fit arrêter Baky et Endre et donna l’ordre aux unités de la gendarmerie de se
retirer de la ville. Il déclara à Veesenmayer que les déportations devaient
être interrompues et exigea également le départ de la Gestapo. Le 6 juillet,
Horthy informa Veesenmayer qu’il avait l’intention de suspendre les
déportations. Les convois furent officiellement interrompus trois jours plus
tard, même si Horthy laissa planer la possibilité de faire, malgré tout, partir
les Juifs de Budapest?
Eichmann fut furieux de l’ordre d’interruption, et il n’était pas le seul. Le
HSSPF, Winkelmann, fut tout aussi mécontent, et il dit à Himmler que
Veesenmayer ne se montrait pas assez ferme avec les Hongrois. Il conseilla
vivement à Hitler d’intervenir personnellement. Le 17 juillet, Ribbentrop
autorisa Veesenmayer à dire à Horthy à quel point Hitler était déçu des
«changements » intervenus. Hitler attendait une reprise des déportations, à
défaut de quoi il devrait reconsidérer les privilèges et les exemptions
accordés à la Hongrie®®. Dans cette atmosphère tendue, il n’est guère
surprenant qu’Eichmann se soit senti en position de défier le diktat de
Horthy. Le 12 juillet, il envoya un groupe d’hommes du SD de son quartier
général au camp d’internement de Kistarcsa, où quelque 1 500 Juifs étaient
détenus. Écartant les gardes hongrois, les agents du SD firent monter de
force les prisonniers juifs dans un train détourné et les envoyèrent à
Auschwitz. Cependant, un responsable juif délégué au bien-être des détenus
parvint à alerter le Conseil juif, qui contacta des membres amis dans
l’entourage de Horthy. Le train fut rappelé, et les Juifs réadmis à
Kistarcsa?.
La rebuffade ne fit qu’agacer Eichmann davantage, et il manigança une
revanche. Tôt le matin du 19 juillet, il convoqua le Conseil juif à l’hôtel
Majestic. Les Juifs se rassemblèrent et attendirent que quelque chose se
passe. Au lieu de cela, ils restèrent à attendre toute la journée, tandis
qu’Otto Hunsche les surveillait. Finalement, à 18 heures, Hunsche reçut un
coup de téléphone, puis il leur annonça qu’ils pouvaient partir. Ce n’est
qu’alors qu’ils apprirent que Novak s’était rendu à Kistarcsa avec un
détachement de 30 agents de la police de sûreté. Lors du procès Eichmann,
le Dr Alexander Brody témoigna de ce qui arriva alors: «Un ordre fut
donné que tout le monde sorte dans la cour, et les hommes de la SS
commencèrent à les jeter avec une grande brutalité dans les camions. Parmi
eux, il y avait des gens qui marchaient avec des béquilles, et si je me
souviens bien il y avait un fauteuil d’handicapé, et des malades, mais on
leur cria qu’ils pouvaient laisser toutes ces choses sur place, parce que là où
ils allaient, ils n’en auraient plus besoin.» En ne tenant aucun compte de la
souveraineté hongroise, Eichmann vida également un autre camp, à Sarvar.
Le sort des 3000 Juifs qui furent déportés de Sarvar et de Kistarcsa ne peut
être imputé au seul Eichmann, dans la mesure où nombreux étaient ceux
qui, à Berlin, souhaitaient que les trains continuent à rouler, maïs son zèle et
ses initiatives personnelles laissèrent leur empreinte sur ces incidents. Les
signes du fanatisme apparaissent ici de manière indubitable®£7.
L’atmosphère trouble fut renforcée le lendemain lorsque le contingent de
la SS à Budapest apprit la tentative d’assassinat contre Hitler. Pendant
plusieurs heures, Eichmann eut à s’assurer de la protection de ses officiers
et de ses hommes, mais il apparut rapidement que les unités de l’armée
allemande stationnées dans le pays étaient loyales au Führer, tandis que les
Hongrois demeuraient bienveillants®#, Eichmann devait maintenant se
battre sur plusieurs fronts à la fois. Quelques jours auparavant, Horthy avait
annoncé qu’il était prêt à laisser émigrer 40000 Juifs hongrois vers des
destinations comprenant la Palestine. Eichmann fit part de ses plus fermes
objections. Il dit à Günther à Berlin: «Quant à nous, nous nous sommes
assurés également que du côté de l’ambassade ici, tout ce qui est possible
soit fait pour repousser les tentatives d’émigration, et finalement pour les
empêcher, après la reprise de l’évacuation des Juifs.» Dans la mesure où les
autorités militaires allemandes devaient délivrer les permis de sortie du
territoire, Eichmann présuma qu’il ne serait pas trop difficile de retarder
l’émigration jusqu’à la reprise des déportations. Bien évidemment, cette
posture contredit son affirmation ultérieure selon laquelle il en aurait voulu
à Becher d’avoir réussi à faire sortir des Juifs, parce que lui aussi voulait
raviver l’émigration®#.
Le comportement d’Eichmann indique qu’il était désormais consumé par
le désir de terminer ce qu’il avait commencé. Comme il se savait
étroitement soutenu par Kaltenbrunner et par Müller, il était libre de suivre
ses pulsions. Il ne fut pas découragé en apprenant que Hitler avait approuvé
l’émigration de près de 40000 Juifs via la Suisse. Veesenmayer rapporta au
MAE allemand que, pour Eichmann, «les Juifs en question constituent sans
aucun doute un matériel humain d’une grande valeur d’un point de vue
biologique. Un grand nombre d’entre eux sont des sionistes de longue date
dont l’émigration en Palestine est hautement indésirable. Il était dans son
[Eichmann] intention, en réponse à la décision du Führer dont il venait de
prendre connaissance, d’envoyer un rapport au Reichsführer-SS et, si
nécessaire, de demander à ce que le Führer revienne sur sa décision?®?0. »
Eichman se montrait alors extrêmement présomptueux pour un simple
lieutenant-colonel du SD. Il n’était toutefois pas en train de devenir un
franc-tireur: il agissait dans la droite ligne des radicaux, présents tant à
Berlin qu’à Budapest. Pendant plusieurs semaines, il ne fut pas du tout
certain que Horthy resterait ferme, et des signes importants semblaient
suggérer que les Juifs de Budapest seraient finalement livrés aux
Allemands. Aussi incroyable que cela puisse paraître, Horthy et son
nouveau Premier ministre, Géza Lakatos, étaient même prêts à permettre de
nouvelles déportations si les Allemands acceptaient un degré limité
d’émigration. Cette disposition donna à Eichmann toute la latitude dont il
avait besoin, et il complota pour extirper les 150000 à 200000 Juifs qui
restaient dans la capitale. À la mi-août, Veesenmayer rapporta que «pour la
mise en œuvre de l’opération de Budapest, à l’exception de ce point [la
possibilité d’une émigration limitée vers la Palestine], tout est en place d’un
point de vue technique. Eichmann estime que des incidents, principalement
du fait de Juifs armés, sont à prévoir ». Un mois après qu’Eichmann eut vidé
de manière illicite le camp de Kistarcsa, le ministère de l’Intérieur lui
communiqua une date pour l’«évacuation» finale des Juifs de Budapest. Il
fut prévu que, le 25 août, tous les Juifs, à l’exception de ceux qui jouissaient
de privilèges spéciaux, seraient conduits dans trois camps de concentration
et, deux jours plus tard, deux convois transportant 20000 déportés
partiraient pour l’Allemagne, suivis par trois trains par jour emportant
chacun 9000 Juifs. Les choses ne se passèrent cependant pas exactement
ainsi. Le 24 août, Horthy revint sur sa décision et décréta que les Juifs
devaient être détenus dans des grands camps à l’extérieur de Budapest, et
qu’en aucun cas ils ne devaient être envoyés vers le Reich. Le lendemain,
Himmler envoya personnellement un câble à Winkelmann confirmant la
suspension des déportations. Il ne devait pas y avoir d’autres Kistarcsa — en
tout cas pour le moment,
Eichmann en eut assez. Il déclara à Veesenmayer qu’en dépit de la
proposition faite par Horthy de concentrer les Juifs dans des camps autour
de la capitale, son travail en Hongrie était terminé et qu’il demandait une
nouvelle affectation. Le plénipotentiaire du Reich informa Berlin
qu’«FEichmann allait faire un rapport sur cette question au RSHA, dans
lequel il demanderait que lui et son équipe soient rapatriés, étant donné que
leur présence est devenue superflue». Le sentiment d’inutilité éprouvé par
Eichmann fut renforcé par des événements qui se déroulèrent à la frontière
suisse. Le 21 août, au milieu du pont de Sankt Margrethen traversant le
Rhin à la frontière austro-suisse, Becher rencontra Saly Meyer, le
représentant du Joint Distribution Committee (JDC, comité mixte juif-
américain de distribution), la principale association caritative juive
américaine. Becher poursuivait une version du marché Brand, mais cette
fois il fut en position de faire un réel geste concret de «bonne volonté» en
organisant le passage d’un train transportant 318]Juifs hongrois en
provenance de Bergen-Belsen. Krumey était sur place pour représenter le
Referat IV-B4, qui s’était occupé des questions pratiques concernant le
transport, mais Eichmann fut froissé de ce que Becher, qui était en
communication directe avec Himmler, fit des négociations un succès
personnel. Qui plus est, Becher organisait là l’émigration de Juifs vers la
Palestine, domaine dans lequel il ne disposait en principe d’aucune
compétence??2,
Il y a une contradiction grotesque entre un Eichmann se posant en
défenseur de l’émigration juive et ses critiques à propos de la «cargaison
illégale » organisée par Becher, qu’il tenta par tous les moyens d’empêcher.
Ces critiques témoignent de sa vanité tout autant que de son fanatisme, Il
est impossible de savoir ce qui se serait passé si Brand ou Kastner avaient
réussi et si Fichmann avait de nouveau été chargé de s’occuper de
l’émigration juive. Son hostilité envers l’émigration, en particulier vers la
Palestine, reposait-elle sur une haine des Juifs et sur un désir de les voir
annihilés, ou bien était-il plutôt maussade et plein de ressentiment devant le
spectacle de Juifs quittant le Reich parce que leur départ avait été organisé
par un rival qui se trouvait être le favori de Himmiler ? Pour les Juifs, cela ne
faisait aucune différence. Leur tragédie fut de se retrouver les victimes de
tels hommes.
Eichmann présentait désormais les signes d’une totale déchéance morale.
Il n’était visiblement plus le subalterne ascétique et assidu, animé par une
forte conscience professionnelle. Même s’il fut plus occupé en Hongrie
qu’il ne voulut l’admettre plus tard, il lui fut possible de déléguer un certain
nombre de tâches à son équipe, qui n’avait jamais été si nombreuse et si
concentrée en un même lieu, ainsi qu’aux Hongrois. En conséquence, il
disposait d’un temps libre assez substantiel. Hermann Krumey témoigna
qu’«il allait et venait comme bon lui semblait. À Budapest, il avait une vie
privée très remplie qui lui prenait beaucoup de temps». De manière
parlante, Krumey affirma aussi que «sa dactylo n’avait pas grand-chose à
faire ». Eichmann occupait son temps à la poursuite du plaisir. Après tout, la
Hongrie était un paradis comparé au caractère sinistre du III Reich à
l’époque. Sur le marché noir, on trouvait un grand nombre de produits de
premier choix qui n’étaient plus disponibles en Allemagne depuis des
années. Et il y avait peu ou pas de bombardements. Confortablement
installé dans sa villa de la colline aux roses, Eichmann profitait de la vie.
L’interruption du grand projet pour la Hongrie lui donna davantage
d’occasions de s’adonner à des poursuites sensuelles. Pendant un moment,
en septembre, il vécut même dans un château?°£,
Les mois passés à Budapest donnèrent naissance à l’image d’un
Eichmann pervers, débauché, correspondant bien à la pathologie de la
«personnalité nazie » et permettant de le représenter à travers les clichés du
«nazi kitsch». Ainsi, en 1960, le journaliste Comer Clarke décrivit les
«activités sexuelles orgiaques» de ce dernier et allégua un certain
encouragement à la pratique de l’échangisme par les officiers SS et leurs
femmes. Eichmann aurait été un habitué des cabarets et des maisons closes.
«Eichmann avait peu d’inhibitions sexuelles, et les orgies se poursuivaient
souvent jusqu’à 6 heures du matin, quelques heures seulement avant de
consigner un nouveau groupe de victimes à la mort.» La plupart des
éléments sur lesquels se basent ces inventions pleines de luxure provenaient
des témoignages d’après-guerre de Dieter Wisliceny, lequel fut
certainement un bon vivant. Il pouvait se permettre la belle vie grâce aux
fonds qu’il extorquait à ses victimes juives: l’étendue de sa vénalité était
bien rendue par le gonflement de son tour de taille. Joel Brand observa
qu’en avril 1944, Wisliceny était devenu tellement obèse qu’il pouvait à
peine s’asseoir. Néanmoins, tandis que les excès systématiques d’Eichmann
ne prirent probablement pas les dimensions évoquées par Wisliceny, des
témoignages de Krumey et de plusieurs Juifs qui le croisèrent indiquent
qu’il n’était pas uniquement concentré sur son travail?®.
Lors de son séjour en Hongrie, Eichmann eut une liaison avec une belle
et riche divorcée nommée Ingrid von Ihne. Au cours de son interrogatoire
en Israël, il admit avoir passé du temps à la fois avec elle et avec sa mère, et
il se peut même que la liaison ait débuté plus tôt. Il eut aussi une aventure
avec Margit Kutschera, qu’il rencontra pour la première fois à Budapest.
Kutschera était originaire de Vienne et vivait à Budapest auprès de son
époux, le comte Stefan Schlippenbach, qui travaillait pour une agence de
presse allemande. Eichmann raconta encore qu’au printemps, avant le début
des déportations, il prit des congés pour voyager avec Endre dans la région
du lac Balaton. Il monta à cheval dans la campagne avec un ami de la SS
qui commandait une division de cavalerie. Eichmann vit aussi des membres
de sa famille, plus précisément de celle de la seconde femme de son père,
qui vivaient à Budapest. Malheureusement pour lui (et d’autant plus pour
eux), ils avaient une fille qui avait épousé un fabricant de chaussures juif.
En plus de cette vie sociale très riche et de la pratique de sa passion pour
l’équitation, Eichmann développa un intérêt pour les sports mécaniques. Il
avait fait l’acquisition d’une Schwimmwagen de la Wehrmacht, véhicule
amphibie, qu’il conduisait dans la campagne, dévalant les collines et les
vallées. Contrairement à ce qui se passait en Allemagne, il n’avait aucun
souci à se faire concernant le rationnement de l’essence?®.
À cette époque, Eichmann fumait et buvait beaucoup. Hansi Brand
rapporta qu’«il avait souvent beaucoup bu, et l’on pouvait sentir le cognac à
distance. Il devenait alors bavard, et voulait nous montrer qu’il comprenait
très bien les affaires juives ». Il mélangeait souvent travail et plaisir, grâce à
la générosité de ses hôtes hongrois. Son premier rendez-vous de travail avec
Endre eut lieu autour d’un «petit dîner» lors duquel des serviteurs en livrée
servirent les invités (qui, du côté d’Eichmann, comprenaient bien sûr
Wisliceny). Une fois qu’Endre eut approuvé le programme proposé par
Eichmann afin de résoudre la «question juive», ils purent se détendre. «Je
n’avais plus besoin de dire quoi que ce soit, se remémora Eichmann en
Argentine, et je pus passer le reste de la soirée à savourer différents
Tokays.» Rudolf Hôss rapporta qu’Eichmann était extrêmement populaire
auprès des hauts responsables hongrois. «Ils l’aimaient tous beaucoup,
partout où il allait, comme en témoigne le nombre d’invitations privées
qu’il reçut des chefs de ces départements.» Endre et Eichmann passèrent
ensemble une autre soirée fortement alcoolisée en novembre 1944, après
que le second eut donné l’ordre à des milliers de Juifs d’entamer des
marches meurtrières de Budapest jusqu’à la frontière autrichienne. «Endre
me félicita de l’exécution brillante de ce plan. Avec Endre, je dois
l’admettre, je fêtai cela autour d’un verre, et il s’agissait d’une eau-de-vie
faite de lait de cheval, de lait de jument, c’était la première fois que j’y
goûtais — c’est la raison pour laquelle je m’en souviens encore très
bien2°7. »
La juxtaposition du génocide et de telles expériences épicuriennes
mémorables en dit long sur l’état de dégénérescence du caractère
d’Eichmann. L’interaction constante avec la machine à massacrer l’habitua
au meurtre de masse. Les bombardements de Berlin et d’autres villes
allemandes achevèrent le processus et fournirent aussi une rationalisation
réconfortante. Eichmann se sentit comme pris «au beau milieu du tourbillon
de la mort». Avec la destruction de Berlin, «la mort perdit réellement son
horreur à mes yeux?%». Eichmann n’était pas la bête sadique et lascive que
décrivit la presse plus tard, mais il n’était certainement pas un employé peu
enclin à se divertir ni un bureaucrate robotique. Le pouvoir, le pouvoir de
vie et de mort, corrompit Eichmann. En 1944, il était déjà pourri de
l’intérieur.
Vers la fin du mois d’août, Eichmann fut sauvé du ressentiment et du
désœuvrement, qui le consumaient, par Hans Geschke, le BdS de Budapest.
Geschke avait besoin d’urgence d’une unité pour mener à bien une mission
près d’un secteur clé du front de l’est, et le Kommando d’Eichmann était la
seule unité disponible. Eichmann reçut l’ordre de rassembler autant de ses
hommes que possible, et de se rendre à l’autre bout du pays, dans la région
de Gross-Nikolsburg/Arad, à la frontière roumano-hongroise, afin
d’évacuer 10000 Volksdeusche devant l’avancée de l’ Armée rouge. La
perspective de l’action suscita une grande excitation chez Eichmann. «Pour
la première fois, on me confiait une mission qui m’emmena près du front,
raconta-t-il à son interrogateur, et pour la première fois je n’essayai pas
d’inventer une excuse pour me défausser?®, »
Grâce à son ami le général Zehender, commandant de la 22° division de
cavalerie basée à Budapest, il eut la possibilité d’emprunter quelques pièces
d'artillerie légère, une cargaison de munitions, et une demi-compagnie de
soldats de la Waffen-SS prêts au combat. Lorsqu'il se mit en marche,
Eichmann conçut toute une série de fantasmes sur une fin glorieuse au
champ de bataille. Il raconta plus tard: «J’était aussi bien déterminé à me
faire encercler, si possible, afin de ne pas avoir à reculer.» Comme tout
gradé de la SS tombant aux mains de l’ Armée rouge ne pouvait s’attendre à
aucune clémence, cela semble apparemment indiquer qu’il voulait mourir.
En route, la colonne d’Eichmann trouva sur son chemin un hôpital de
campagne sur un terrain qui venait tout juste d’être repris après une attaque
russe. Les médecins et les infirmières attendaient désespérément d’être
évacués. Eichmann fit stopper son convoi et utilisa ses véhicules pour
conduire l’équipe médicale jusqu’à un train de marchandises qu’il fit
s’arrêter pour les faire monter. Des obus de l’artillerie russe tombèrent çà et
là parmi eux tandis qu’ils menaient l’opération de sauvetage. Après avoir
terminé cette opération imprévue, la colonne d’Eichmann se sépara en
groupes plus petits et se déploya dans la campagne pour aller tenter de
persuader les Allemands de souche de partir. Ceux-ci ne voulaient pas
bouger, et les hommes d’Eichmann ne pouvaient pas leur dire que le front
était sur le point de rompre. L’opération prit un tour de farce et, après
quelques jours, Eichmann ramena ses hommes à leur base. Müller le
réprimanda plus tard pour son escapade avec les infirmières, mais il se vit
néanmoins décerner la croix de fer, seconde classe, pour ce haut fait260
Après ses aventures sur le front, Eichmann se rendit quelques jours à
Berlin, où il vit Müller et fut peut-être informé d’actions à venir en Hongrie.
Il retourna ensuite à Budapest, où, le 28 septembre, le Kommando
Eichmann fut formellement dissous. Il y eut une petite parade pour marquer
la fin de sa mission, mais Eichmann et quelques-uns de ses agents reçurent
l’ordre de demeurer en Hongrie pour veiller aux intérêts de l’ Allemagne sur
place. À la légation allemande, Theodor Grell rapporta qu’«Eichmann et
d’autres dirigeants, qu’il avait emmenés de Berlin avec lui à l’époque,
furent en principe rappelés au RSHA. Toutefois, ils reçurent l’ordre de
demeurer à Budapest encore une semaine environ, dans l’hypothèse —
comme le veut la rumeur — d’un changement de direction attendu dans la
politique intérieure hongroise®£l»,.
Les services secrets de la SS avaient intercepté des informations quant à
une autre tentative de Horthy de soustraire la Hongrie à l’emprise de Hitler,
et, comme précédemment, ce dernier suggéra de la faire échouer en
imposant au pays un nouveau gouvernement. Cette fois-ci, les nazis
organiseraient un changement de régime en encourageant le fanatique
pronazi Ferenc Szélasi à s’emparer du pouvoir par un coup d’État en
s’appuyant sur sa milice des Croix fléchées. Horthy passa à l’action le
15 octobre, mais avec un tel manque de coordination que les forces
spéciales de la SS et les Croix fléchées n’eurent aucune difficulté à
s’emparer de la capitale et à arrêter les membres du camp favorable à la
paix. Le propre fils de Horthy fut pris en otage afin de s’assurer de
l’obéissance du régent2£2.
Eichmann refit surface le 18 octobre, et il entama immédiatement des
négociations avec Szälasi pour obtenir 50000 Juifs à envoyer travailler en
Allemagne sur le «projet Jäger», qui consistait en la construction d’usines
aéronautiques souterraines dans des tunnels creusés à flanc de colline. Étant
donné la situation catastrophique des transports et les bombardements
répétés des voies ferrées, Eichmann entreprit de faire marcher les Juifs à
pied de Budapest à Vienne, soit une distance de plus de 215 kilomètres.
D’autres Juifs seraient employés à la construction de fortifications sur le
«Mur du sud-est» en Hongrie. Les Juifs qui restaient à Budapest seraient
temporairement concentrés dans des ghettos dans les faubourgs de la ville.
Veesenmayer informa Berlin que, malgré l’intention proclamée de Szälasi
de ne pas permettre que des Juifs soient emmenés hors de Hongrie,
«Eichmann a l'intention, comme nous en avons été confidentiellement
informés, après le succès de la proposition mentionnée, d’exiger ensuite un
nouveau contingent de 50000 Juifs, afin d’atteindre l’objectif final de
débarrasser entièrement la zone hongroise?65 ».
Eichmann était ravi de reprendre le travail. Après avoir reçu
l’assentiment du gouvernement à son entreprise pharaonique, il convoqua
Kastner et l’accueillit avec ces mots: «Eh bien, comme vous pouvez le voir,
me revoilà.» Fichmann se délectait de la déception cruelle des Juifs, qui
avaient espéré que la Hongrie pourrait se sortir de la guerre, comme la
Bulgarie, avec ses principales communautés juives intactes. Lorsqu'il
annonça la nouvelle stupéfiante que les Juifs de Budapest devraient se
rendre jusqu’au Reich à pied, Kastner pensa: «À ce moment précis, il
sembla être l’homme le plus heureux de la terre. Il était de nouveau dans
son élément. D’autre part, comme c’était courant à cette période, il était
soûl?64, »
L’état d’ébriété d’Eichmann allait de pair avec l’atmosphère anarchique
et dépravée de Budapest sous Szälasi. Les fers de lance russes déferlaient à
travers les plaines du sud-est de la Hongrie, sans le moindre obstacle naturel
et avec seulement quelques unités coordonnées hongroises ou allemandes
pour leur barrer le chemin. Le 29 octobre, l’artillerie russe commença à
pilonner les faubourgs de la ville. Néanmoins, les chars et l’infanterie
mobile russes avaient momentanément devancé leurs voies de
ravitaillement, tandis que la résistance hongroise et allemande se fit plus
forte. Les premières attaques directes sur la capitale furent repoussées.
Deux mois passèrent avant que l’Armée rouge ne parvint à encercler
Budapest. Pendant ce temps, le gouvernement Szälasi promulgua des
décrets de plus en plus surréalistes. Des groupes de milices des Croix
fléchées attaquaient les Juifs comme bon leur semblait, violaient des
femmes et pillaient les «maisons aux étoiles jaunes» où les Juifs étaient
confinés. Ils attachaient des groupes de six Juifs ensemble avec une corde
ou du fil de fer barbelé, tiraient sur un ou deux d’entre eux avec leurs
armes, et poussaient ensuite les paquets humains dans le Danube,
Au milieu de ce chaos, Eichmann aborda sa dernière tâche avec sa
ténacité habituelle. Entre le 20 et le 26 octobre, environ 35000 hommes et
femmes juifs âgés de seize à soixante ans furent tirés des «maisons aux
étoiles jaunes», rue par rue, dans le ghetto central de Budapest. Ils furent
organisés en bataillons de travail et envoyés au front, au nord et au sud de
Budapest, afin de creuser des tranchées. Au début du mois de novembre, le
gouvernement ordonna la mobilisation de 25000 nouveaux Juifs pour les
envoyer travailler en Allemagne. Une fois de plus, la police et les
gendarmes fouillèrent les quartiers où vivaient les Juifs et expédièrent tous
ceux qui paraissaient «aptes au travail» vers des centres de rassemblement
dans les briqueteries d’Obuda, à l’extérieur de la ville. Des Juifs furent
aussi transférés des bataillons de travail afin d’atteindre les chiffres exigés
par Eichmann. Ensuite, les marches commencèrent: de longues colonnes
d'hommes et de femmes en haillons, souvent âgés, avançant péniblement
dans la pluie et le froid. Des centaines tombèrent de fatigue et moururent
sur le bord de la route, ou furent exécutés par leurs gardes hongrois?6,
À ce moment-là, les consulats suédois et suisse avaient commencé à
intervenir à plusieurs niveaux afin de sauver les Juifs et de porter secours à
ceux qui étaient concernés par ces marches. Arye Breszlauer obtint un
laissez-passer de la légation suisse et profita de l’immunité qu’il lui assurait
pour apporter de l’aide aux Juifs moins fortunés. Il se rendit à la ville de
Hegyeshalom, une ville frontalière de l’Autriche, qui était utilisée comme
lieu de halte pendant la marche. Là, il fut en mesure d’observer des milliers
de Juifs entassés dans des granges et dans les cabanes attenantes à une usine
de tabac. «Je vis les visages de gens qui avaient marché 200 ou 220
kilomètres sans nourriture. La mort et la peur se lisaient sur leurs visages.
Ils étaient dans un état effroyable, privés de toute condition d’hygiène. Ils
faisaient leurs besoins naturels à l’intérieur de la grange. Il y avait là des
femmes et des hommes. Je n’entendais que des cris qui disaient “À l’aide !”
Ils pensaient que des gens étaient venus de l’ambassade pour leur porter
secours, et ils commencèrent à crier. Je vis dans quel état effroyable ils
étaient. Ils avaient faim et soif. Il m’est impossible de décrire l’état dans
lequel j’ai vu ces gens?7. »
Eichmann se montra complètement insensible aux conditions dans
lesquelles la marche eut lieu. Il ne fit pas le moindre effort pour s’assurer
que les Hongrois fournissent aux Juifs de la nourriture ou des abris en
chemin. Même s’il accusa plus tard les Hongrois d’avoir ignoré ses
«directives », il admit aussi: «Je n’y suis pas allé en personne. En principe,
je ne me déplaçais jamais pour vérifier les choses à moins d’en avoir
expressément reçu l’ordre.» Il ne fut pourtant pas le seul officier allemand à
traiter les marches de la mort avec une brutale indifférence. Le
13 novembre, Veesenmayer informa d’un ton tout à fait neutre le MAE
allemand du fait que, malgré des «difficultés techniques », l’évacuation des
Juifs suivait son cours. Vingt-sept mille juifs se trouvaient sur la route
menant au Reich à pied, et Eichmann avait l’intention d’en faire suivre
40 000 autres. Le sort des 120 000 Juifs qui restaient dans la capitale n’avait
«pas encore été décidé ».
Le jour même où Veesenmayer envoya son télex, un groupe d’officiers de
la SS en route de Vienne vers Budapest croisa l’une des colonnes de la
marche et ses membres furent troublés par ce qu’ils virent. Ces officiers,
parmi lesquels se trouvaient Rudolf Hôss, désormais rattaché au WVHA, et
le SS-Obergruppenführer Hans Jüttner, chef d’état-major du bureau central
d’opérations de la SS (SS-Führungshauptamt), devaient rencontrer Becher
pour évoquer les usines Manfred-Weiss. À leur arrivée, ils protestèrent
énergiquement auprès de Winkelmann à propos des marches et exigèrent
leur interruption. Hôss lui-même fit remarquer que Himmler avait annoncé
une «orientation nouvelle », qui comprenait notamment l’arrêt du massacre
des Juifs. Lorsque Winkelmann imputa à Eichmann l’organisation des
marches, Jüttner exigea de le voir. Néanmoins ce dernier, qui ne se trouvait
pas à Budapest à ce moment-là, prit si peu au sérieux ces sommations qu’il
dépêcha un employé subalterne de son équipe qui, pour aggraver les choses,
se montra assez désinvolte avec Jüttner. Celui-ci fut tellement hors de lui
qu’il téléphona à Himmiler pour se plaindre en personne. Les marches furent
suspendues le lendemain et quelque 7 500 Juifs prirent en ordre dispersé le
chemin du retour vers la ville2£2.
La suspension ne dura cependant pas longtemps: dès son retour,
Eichmann donna l’ordre de reprendre la marche. Il ne se faisait pas trop
d'inquiétude vis-à-vis des réprimandes, dans la mesure où, malgré leurs
protestations ex post facto de souci humanitaire, Jüttner et ses collègues ne
s’intéressaient en réalité guère au bien-être des Juifs hongrois. Leur
objection portait plutôt sur la mauvaise gestion d’une main-d'œuvre de
valeur. Il n’y avait aucun intérêt pour le Reich à ce que les travailleurs du
«projet Jäger », hautement important, arrivent dans un tel état qu’ils seraient
incapables d’accomplir des travaux de force. Eichmann le savait bien. Sa
seule concession fut de retirer les femmes et ceux qui étaient trop vieux ou
trop malades. En fait, lorsque Müller eut vent de l’épisode, il se montra très
élogieux à l’égard de son subordonné audacieux et plein de ressources.
Eichmann se vanta de ce que Müller aurait remarqué: «Si nous avions eu
cinquante Eichmann, nous aurions à coup sûr gagné la guerre??0. »
Malgré tout, les marches engendrèrent un conflit direct entre Eichmann et
l’aide humanitaire internationale. Depuis le mois de juillet, le consul
général de Suisse, Charles Lutz, avait commencé à fournir des papiers
diplomatiques aux Juifs couverts par l’accord suisso-hongrois prévoyant de
permettre l’émigration de tous ceux qui avaient des certificats pour la
Palestine. Après le 15 octobre, Lutz mit en place un ensemble de bâtiments
protégés par l’immunité diplomatique suisse. Les Juifs disposant de «sauf-
conduits » suisses y furent transférés?71,
Depuis 1943, la Suède accordait sa protection à tout Juif hongrois
pouvant se prévaloir d’un lien avec ce pays. À la mi-juin, l’ambassadeur
suédois à Budapest, Carl Danielsson, offrit un refuge en Suède à plusieurs
centaines de Juifs disposant de famille ou de liens professionnels dans le
pays. À la suite de l’intervention du roi Gustav, le ministère des Affaires
étrangères suédois décida d’envoyer Raoul Wallenberg à Budapest pour
organiser l’aide humanitaire. Même si Wallenberg arriva trop tard (le
9 juillet) pour avoir un quelconque impact sur les déportations, il protégea
néanmoins des milliers de Juifs des exactions des Croix fléchées et arracha
littéralement des Juifs aux marches forcées. Avec ses collègues de la
légation suédoise, il distribua des «sauf-conduits », d’abord au petit nombre
de Juifs qui avaient des liens avérés avec la Suède, puis à un cercle de plus
en plus grand de personnes menacées. Tout comme les Suisses, les Suédois
mirent aussi en place des maisons comptant comme propriété diplomatique
et, de la sorte, exemptes de toute interférence policière. Des milliers de Juifs
trouvèrent refuge dans ces maisons et furent employés dans les missions
humanitaires de Wallenberg. À partir de novembre, le Vatican, le Portugal
et l’Espagne se joignirent au mouvement et un «ghetto international » fut
créé, offrant un refuge à près de 16000 Juifs. Le nombre de ceux qui
réussirent à s’y abriter grâce à la possession de sauf-conduits fut multiplié
grâce aux faux documents fabriqués et distribués par les réseaux clandestins
sionistes?2,
Eichmann s’en prit sauvagement à ses opposants, Juifs ou non. Il donna
l’ordre à Dannecker de diriger des descentes du SD et des Croix fléchées
dans les maisons servant de refuge, afin de repérer les Juifs munis de faux
papiers. Il déclara à Kastner qu’il voulait punir Wallenberg pour son
obstruction aux marches forcées. Ses tirades contre l’émissaire suédois
devinrent célèbres. Après qu’on l’entendit dire qu’«il avait l’intention de
faire fusiller celui qu’il appelait “le chien juif, Wallenberg”»,
l’ambassadeur suédois à Budapest déposa une plainte formelle auprès de
Veesenmayer. Des protestations furent aussi faites à Berlin, mais
Veesenmayer les écarta du revers de la main. Wallenberg, déclama-t-il,
«opérait de manière inacceptable pour le bénéfice de Juifs hongrois qui
avaient pourtant été mobilisés pour travailler aux frontières?Z »,.
La belligérance dont fit preuve Eichmann envers des acteurs neutres
influents et son insistance fanatique à poursuivre les marches forcées
envenimérent ses rapports avec Becher, et ce jusqu’à inquiéter Wisliceny.
Aux yeux de ces opportunistes corrompus, il était clair que la guerre était
perdue et que le moment était venu de s’organiser pour l’après-défaite.
Dans cette perspective, l’attitude d’Eichmann était pure folie. Au contraire,
Wisliceny, toujours aussi corpulent et de plus en plus inquiet, essayait dans
l’urgence de s’acheter une meilleure réputation et une future protection une
fois la guerre finie, en aidant des Juifs. En août, il aida à la fuite de Fülop
von Freudiger avec sa famille en Roumanie. En novembre, il se heurta à
plusieurs reprises à Fichmann à propos du caractère non sélectif des rafles
pour le travail?74,
Wisliceny n’était qu’une petite source d’irritation pour Eichmann par
rapport à Becher, qui était désormais un homme fort dans le RSHA. À la fin
du mois de novembre, leurs rapports atteignirent un point de non-retour.
Becher annonça à Eichmann qu’il devait interrompre l’exode misérable des
Juifs de la ville et le menaça de protester directement auprès de Himmler,
dont la politique à l’égard des Juifs avait alors changé radicalement.
Lorsque Eichmann l’ignora à nouveau, Becher mit sa menace à exécution.
En conséquence, au début du mois de décembre, Himmler convoqua les
deux hommes à son poste de commandement de Triberg dans la Forêt-Noire
(où il devait jouer un rôle militaire dans l’offensive des Ardennes). Becher
témoigna plus tard que «Himmler parla à Eichmann [d’une manière] que je
qualifierais à la fois de cordiale et d’emportée. Je me souviens d’une chose
que Himmler dit à Eichmann à ce moment-là: il lui cria quelque chose
comme “Vous avez jusqu’à présent exterminé les Juifs, mais à partir de
maintenant, je vous donne l’ordre, comme moi-même, de devenir un
protecteur des Juifs. Je vous rappelle qu’en 1933 c’est moi et non le
Gruppenführer Müller ou vous-même qui ai mis en place l’Office central de
la sécurité du Reich, et que c’est encore moi qui en assure le
commandement. Si vous n’êtes pas capable de faire cela, vous devez me le
dire !”’» La référence de Himmler à Müller indique qu’Eichmann n’agissait
pas tout seul lorsqu'il persistait à infliger aux Juifs les plus cruels
traitements. De fait, Müller et Kaltenbrunner s’opposaient à Himmler au
sujet de la question juive et refusaient de soutenir ses efforts visant à utiliser
les Juifs comme point de contact avec les Alliés. Leur attitude plaçait
Eichmann dans une position bien plus forte que ce que n’aurait dû le
permettre son simple grade d’Obersturmbannführer et explique pourquoi il
n’eut pas à subir d’autre punition qu’un vigoureux remontage des bretelles
par le chef de la SS. Becher était tellement inquiet de la possible réaction
d’Eichmann qu’il incita Himmler à le ménager. «J’ai recommandé à
Himmler de remettre à Eichmann une décoration, car j’avais l’impression
qu’Eichmann serait sensible à une telle reconnaissance de [sa] part?Z. »
Lors de son procès, FEichmann ne nia pas que cette confrontation eut lieu,
mais il lui donna une autre interprétation. Himmler, selon lui, ne haussa à
aucun moment la voix: il se montra «parfaitement normal, raisonnable et
correct». S’il avait désobéi à un ordre du Reichsführer-Ss, il aurait été
arrêté plutôt que réprimandé. Et on ne lui aurait certainement pas remis de
médaille. (Même s’il dit par ailleurs que la croix du mérite de guerre
première classe avec glaives était remise de manière courante aux membres
du RSHA.) Becher tentait simplement de se faire reluire aux dépends
d’Eichmann — ce qui était vrai, même si cela n’invalidait pas la substance
de l’accusation?Æ.
Lorsque Eichmann s’en retourna à Budapest, les Russes avançaient
rapidement vers la ville et il se prépara à prendre place sur le front au sein
de la 22° division de cavalerie de la Waffen-SS. Les routes quittant la
capitale étaient presque toutes bloquées ou bombardées, et il était donc hors
de question de continuer à faire partir des Juifs. Le chapitre était clos. Selon
ses dires, Eichmann était résigné, et même soulagé, de reprendre du service
en tant que soldat : «Plus les bombardements s’intensifiaient et plus le front
se rapprochaïit, plus j’étais heureux, serein et rempli d’exaltation.» Il
expédia tous ses hommes, à l’exception de son chauffeur, hors de la ville
condamnée, et se mit à étudier la situation militaire. Il conçut quelque
fantasme de prendre la direction du commandement militaire, mais «une
fois de plus, je n’eus pas de chance», déclara-t-il lors son interrogatoire. Il y
avait toutefois très peu de chances pour qu’une telle responsabilité fût
confiée à un officier de rang moyen dépourvu de toute expérience du front,
même dans les conditions chaotiques dans lesquelles se trouvait Budapest.
Avoir eu «de la chance » aurait signifié une mort certaine: sur les garnisons
hongroise et allemande de 46000 hommes qui furent encerclées en
décembre, seules quelques centaines de soldats parvinrent à se frayer un
passage en février pour sortir de la ville et survécurent. La plupart des
hommes de troupe et des officiers de la SS qui furent pris par les Russes
furent fusillés sur-le-champ?77.
D’autres éléments suggèrent qu’Eichmann avait bien l’intention de rester
en vie. À partir du mois d’août 1944, il se montra anxieux quant à l’issue de
la guerre. Afin d’obtenir un avis de quelqu'un de l’intérieur sur la
perspective militaire, il demanda conseil à Wilhelm Hôttl, un membre du
service de renseignements du SD basé à Budapest. Hôttl déclara qu’«à cette
époque, Eichmann buvait tout le temps beaucoup». Il se trouvait «dans un
mauvais état psychique ». Au cours de leur conversation, Eichmann fut pris
de tics et il but plusieurs verres de cognac, à tel point que, lorsqu'il le
quitta, Hôttl lui recommanda de ne pas prendre le volant. Eichmann lui
affirma qu’«avec la défaite allemande, qui était désormais à prévoir, il
n’avait plus rien à espérer». «Eichmann déclara qu’avec son rôle dans
l’extermination des Juifs, les Alliés le considéraient comme un prisonnier
de guerre de premier ordre.» Eichmann savait donc qu’il était un homme
recherché et il était prêt à éviter du mieux qu’il pourrait de se faire capturer
ou assassiner. Après le succès de l’attentat contre Heydrich en mai 1942,
cette peur n’était pas sans fondement. Wisliceny nota que, pour parer une
attaque similaire, Eichmann conservait un petit arsenal dans sa voiture, où
se trouvaient des mitraillettes et des grenades. Son logement était toujours
gardé par des policiers en armes. À Budapest, il ordonna à un détachement
de travailleurs juifs de creuser des tranchées et des fosses de mortier dans
les jardins de sa villa. L’un de ses sous-officiers, Joseph Weisl, rapporta
qu’«au cours des dernières années, tout le monde avait peur de lui, tout le
monde était vraiment terrifié. Il était très nerveux et criait sur ses officiers,
et même sur ses amis. Il avait cessé de sourire ou de rire. Je crois qu’il
savait trop de choses, et cela lui pesait?78 ».
Le principal danger pour Eichmann, en décembre 1944, n’était cependant
pas de se faire assassiner, c’était l’ Armée rouge. Kaltenbrunner lui donna
finalement l’ordre de quitter Budapest la veille de Noël 1944, quelques
heures seulement avant que les troupes russes ne ferment la dernière voie de
sortie. Le trajet fut cauchemardesque. Le véhicule tout terrain d’Eichmann
dut se faufiler à travers les décombres d’une armée en déroute et fut obligé
de quitter la route plusieurs fois à cause d’un pilonnage intense de
l’artillerie russe. Après avoir fait une pause pour la nuit, il atteignit
Odenburg (Sopron) sur la frontière austro-hongroise, où le BdS pour la
Hongrie avait établi une base temporaire. Les hommes qui se trouvaient là,
dont Hôttl, avaient quitté Budapest quelques jours plus tôt, et ils eurent du
mal à en croire leurs yeux lorsqu'ils virent Eichmann émerger du
cataclysme. «Ils pensaient que j’avais été tué», raconta-t-il plus tard avec
une bonne dose de fierté masculine.
D’Odenburg, Eichmann se rendit à Berlin, où il put constater que le
RSHA avait quasiment stoppé ses activités. Les principaux bureaux de la
Gestapo de la Prinz-Albrecht Strasse avaient été dévastés par des
bombardements aériens et il était impossible de faire quoi que ce soit, car
les communications étaient constamment interrompues. Un grand nombre
d'officiers de la Gestapo avaient déménagé au 116 Kurfürstenstrasse, qui
avait en grande partie échappé aux dégâts, probablement parce que le
bâtiment était situé à quelque distance du quartier gouvernemental.
Kaltenbrunner, Müller et les chefs de département traversaient le centre-
ville en ruines pour y déjeuner tous les jours. Eichmann nota plus tard: «Je
ne fus jamais invité22. »
Il était devenu un paria. Les hommes de l’élite de la SS étaient
maintenant fort occupés à préparer leurs plans d’évasion lors de leurs
déjeuners au 116 Kurfürstenstrasse, et ils désiraient prendre autant de
distance que possible avec les instruments du génocide. Eichmann se rendit
encore plus impopulaire par ses manières hautaines. «Je vis quelque chose
que je n’aurais jamais cru possible. Se trouvait là l’un des chefs de
département, et tout ce qu’il faisait, c’était établir de faux papiers, de faux
certificats, etc. Il travaillait pour les membres de la Sipo dans la section IV
qui souhaitaient changer de nom et prouver qu’ils avaient été agents
d’assurances ou quelque chose de ce goût-là pendant la guerre. Müller m’a
demandé si j’étais intéressé. Je lui ai répondu que je n’en avais pas besoin.
La seule chose qui m'intéressait, c’était ma position dans la ligne de
défense, et pour cela je n’avais pas besoin de faux papiers2®0. »
Au cours du mois de janvier 1945, Eichmann s’occupa à faire de son
bureau une forteresse et à jouer encore une fois les héros militaires. Il
déclara à son interrogateur: «Je fis transformer le champ de ruines à
l’extérieur de mon bureau de la Kurfürstenstrasse en position défensive,
avec des rails de tramway, des pièges antichar et des nids de tireurs d’élite. »
Selon Hôüttl, Eichmann avait auparavant creusé des pièces souterraines et il
y avait stocké de la nourriture pour résister à un siège — ou peut-être pour
servir de cache. Eichmann appelait l’endroit sa «tanière». Il ne l’utilisa
jamais, mais Hôttl suspecta que Müller avait emprunté ce dédale lors de son
évasion en avril 1945 après la chute de Berlin°ôl.
Tandis qu’Eichmann s’organisait pour l’ultime bataille, il fit aussi en
sorte que les dossiers compromettants du département IV-B4 (qui avait
entre-temps été renommé IV-A4, avec pour domaines de compétence
le judaïsme et les Églises chrétiennes) soient brûlés ou envoyés à
Theresienstadt. Il fallut plusieurs jours pour évacuer les archives vers le
ghetto, où elles furent détruites quelques semaines plus tard. La
dissimulation des preuves de la «solution finale» devint alors une tâche
prioritaire et urgente. Ce mois-là, Eichmann visita le camp en compagnie de
Günther et interrogea des femmes transférées du camp de concentration de
Ravensbrück, afin d’évaluer ce qu’elles et les autres survivants savaient du
programme d’extermination. Il visita Theresienstadt à plusieurs reprises en
mars et en avril, afin de décider du sort du camp et des 17500 Juifs qui y
étaient encore retenus prisonniers. Otto Hunsche prétendit plus tard
qu’Eichmann laissa des ordres pour que tous les Juifs soient fusillés au cas
où l’Armée rouge approcherait, tandis que les prisonniers du ghetto
suspectèrent que Karl Rahm, son dernier commandant, était en train de
préparer des chambres à gaz pour les tuer2£2.
Lors d’une de ses visites, Eichmann s’entretint avec le rabbin
Murmelstein, désormais à la tête du Conseil juif du ghetto, à propos du
grand nombre d’urnes contenant les cendres des Juifs dont les corps avaient
été incinérés sur place. Si la dernière opération de nettoyage avait rendu le
ghetto plus présentable, les urnes racontaient une tout autre histoire.
Eichmann indiqua à Murmelstein que, à l’avenir, les corps devraient être
ensevelis. Murmelstein répondit que c’était impossible à cause du haut
niveau hydrostatique du lieu, mais Eichmann passa outre. En conséquence,
les corps des Juifs qui moururent dans les dernières semaines de la guerre
furent enterrés, mais ils remontèrent rapidement à la surface des sols
marécageux alentour?&.
Ces corps étaient une métaphore. Les efforts déployés par Eichmann pour
tromper la Croix-Rouge n’eurent pas plus de succès: la vérité remontait
irrépressiblement à la surface. En mars, le CICR s’entretint avec Himmler
et Kaltenbrunner sur le futur des camps de concentration, dont celui de
Theresienstadt. Ces pourparlers faisaient partie des tentatives de Himmler
de rentrer en contact avec les Alliés et, sous la pression du CICR, il accepta
que la Croix-Rouge visite Theresienstadt. Tout comme lors de la visite de
1944, Eichmann ordonna un programme d’«embellissement» et il arriva la
veille afin de prendre les choses en main personnellement. L’inspection eut
lieu le 6 avril. Y participèrent Frédéric Siordet et Paul Dunant, qui étaient
Suisses, Otto Lehner, un délégué allemand du CICR, accompagnés
d’Eichmann et de Günther. Lors de la visite, les membres de la délégation
visionnèrent un film réalisé dans le ghetto en 1944, ignorant complètement
que ceux qui apparaissaient à l’écran étaient maintenant tous morts. Ils
posèrent toutefois un certain nombre de questions délicates sur les convois
vers l’est, et soumirent par la suite un rapport où ils en appelèrent à l’arrêt
des déportations?84,
Ensuite, la délégation eut droit à une réception donnée en son honneur
par Karl-Hermann Frank, le Reichsprotector, au palais Hradaczny de
Prague. Otto Lehner prit des notes de la rencontre, y compris d’une
conversation avec Eichmann qui le glaça d’épouvante: «Durant la soirée,
Eichmann développa ses théories sur la question juive. Selon lui, les Juifs
de Theresienstadt se trouvaient dans une bien meilleure situation du point
de vue de la nourriture et du suivi médical que de nombreux Allemands de
souche. Il maintint que Theresienstadt était la création du Reichsführer-SS
Himmiler, qui voulait donner aux Juifs du ghetto la chance de créer une
communauté sous direction juive, avec une autonomie quasi complète. Il
déclara que, de cette manière, les Juifs pouvaient avoir un sentiment de
communauté nationale. Les Juifs de Theresienstadt devaient plus tard être
conduits dans un endroit où ils vivraient séparés du peuple allemand. »
Ainsi, même à ce moment-là, Eichmann fut incapable de dévier des idées
fixes sur les Juifs qu’il avait acquises au début de sa carrière. Le pire était à
venir. «En ce qui concerne le problème général des Juifs, raconta Lehner,
Eichmann soutint que Himmler était favorable à des méthodes humaines.
Lui-même n’était pas complètement d’accord avec ces méthodes, mais, en
bon soldat, il exécutait bien évidemment les ordres du Reichsführer avec
une obéissance totale2ë5. »
Eichmann était soit très bête, soit très ivre, soit dépourvu du moindre
repentir lorsqu'il lança ces remarques. Un «discours d’adieux» qu’il fit à
peu près au même moment à ses hommes au 116 Kurfürstenstrasse fournit
la réponse. Fichmann annonça qu’il n’avait pas le moindre regret pour ce
qu’ils avaient fait. Selon Wisliceny, «il disait qu’il sauterait en riant dans sa
tombe, car l’impression d’avoir cinq millions de morts sur la conscience
serait pour lui la source d’une extraordinaire satisfaction». La version
d’Eichmann, enregistrée sur cassette quelque douze années plus tard, fut
légèrement différente. Il dit: «Je sauterai volontiers et joyeusement dans la
fosse en sachant que cinq millions d’ennemis du Reich s’y trouveront avec
moi.» Eichmann répéta volontairement cette version quasiment mot pour
mot lors de son incarcération en Israël. «J’ai dit à mes officiers
subordonnés, qui avaient des visages très moroses, très déprimés, que
puisque la guerre était à mon avis définitivement perdue et qu’il ne restait
plus rien à sauver, j’attendais de mon côté avec impatience la bataille de
Berlin — je connaissais mon système de défense, dont une partie avait été
conçue de manière très habile, et pour moi il n’y avait rien d’autre qui
comptait dans le monde que de lutter jusqu’au dernier moment, et je ne
m'attendais à trouver que la mort à l’issue de ce combat. Des millions de
femmes, d’enfants et de personnes âgées, des millions de soldats allemands
avaient été tués dans cette guerre et, pendant cinq ans, des millions
d’ennemis avaient assiégé l’ Allemagne, et des millions d’ennemis avaient
été tués. J’estime que la guerre a coûté la vie à cinq millions de Juifs.
Maintenant tout est fini, le Reich est perdu, et quand tout sera fini, alors moi
aussi je me jetterai dans la fosse.» Même s’il avança plus tard que ce
discours avait été prononcé dans la peine, l’explication la plus plausible est
que, dans son esprit, l’ennemi juif avait aussi payé un lourd tribut pour la
guerre. S’il ne s’en montrait pas particulièrement fier, il ne versait pas non
plus de larmes2£e,
Eichmann fut privé de la chance de mourir en héros à Berlin. Quelques
semaines plus tard, un ordre lui arriva de Himmler visant à l’évacuation
d’entre 1000 et 1200 Juifs de Theresienstadt vers les montagnes
tyroliennes, où ils seraient détenus en otages dans la «redoute alpine» que
la SS devait préparer en guise de dernier bastion. Eichmann affirma que
l’ordre lui arriva comme une distraction désagréable, car, dit-il: «J’avais
vraiment hâte de participer à la bataille de Berlin.» D’un autre côté, sa
femme avait été évacuée de Prague à Altaussee dans le Tyrol, et il se peut
qu’il ait ainsi apprécié l’occasion qui lui était donnée d’aller voir sa famille.
Il se rendit comme prévu à Prague, alla trouver le chef de la police de sûreté
sur place et lui communiqua les instructions de Himmiler. Il se dirigea
ensuite vers Innsbruck pour avertir le Gauleiter Hofer, le dirigeant local du
parti, de se préparer à recevoir les Juifs de Theresienstadt. Hofer avait bien
d’autres soucis que les Juifs à ce moment-là, mais Eichmann s’arrangea
pour que deux hôtels soient préparés pour les loger. Il tenta de
communiquer l’information par téléphone à Prague, mais les lignes étaient
coupées et il fut contraint de s’y rendre en voiture. Eichmann trouva Frank,
qui lui annonça que la ligne avec Berlin était coupée. Lorsqu'il entendit dire
que Kaltenbrunner se trouvait en Autriche, à Altaussee, Fichmann décida
de s’y rendre pour faire son rapport final®®7,
Au cours de cette course éperdue, la voiture d’Eichmann se fit mitrailler
et bombarder et il fut presque tué. En guise de dernier outrage, son véhicule
fut détruit et il fut obligé de se déplacer à bord d’une petite Fiat Topolino. II
parvint finalement à retrouver Kaltenbrunner à Altaussee. Le chef du RSHA
se montra découragé et inefficace: «Il n’a pas manifesté le moindre intérêt
pour toute cette histoire», et il passait tout son temps à boire du cognac en
faisant des réussites. Toutefois, il parvint à rassembler assez d’énergie pour
donner l’ordre à Eichmann de monter une ligne de résistance dans les bien
nommées Toten Gebirge et de se préparer à la guérilla. Eichmann pensa:
«Je me réjouis de pouvoir, enfin, me donner tout à mon ouvrage et... je
repartis, tout feu tout flamme, pour préparer ma nouvelle mission.» La zone
était remplie d’unités du SD, de la Sipo et de différents quartiers généraux,
et Eichmann reçut l’appui de 1000 à 1200 officiers et autres agents. Il
s’agissait d’un groupe très disparate: certains étaient blessés et d’autres
n’avaient reçu aucun entraînement au combat. Pour renforcer les difficultés,
le leader fasciste roumain Horia Sima fut rattaché à cette unité de fortune,
amenant avec lui un groupe déguenillé d’anciens miliciens de la Garde de
fer. Néanmoins, comme Eichmann connaissait bien les montagnes, il
pensait qu’il pourrait survivre avec sa bande. Il se trouva que le SS-
Standartenführer Otto Skorzeny, commandant des forces spéciales de la SS
qui avait joué un rôle clé lors du coup d’État en Hongrie au cours du mois
d’octobre précédent, était aussi présent à Altaussee, et il les aida à se
procurer des armes et des véhicules. Ensuite, Eichmann conduisit ses
hommes dans les montagnes, en leur prodiguant un entraînement sommaire
aux armes sur le chemin?##®.
Avec difficulté, la troupe s’aventura dans une neige profonde jusqu’à
Rettenbach Alm, où les hommes s’installèrent dans des refuges. C’est là
qu’un courrier de Kaltenbrunner leur parvint avec des ordres de Himmler
leur enjoignant de ne pas tirer sur les troupes britanniques ou américaines.
Eichmann raconta que «tout était terminé». Sa petite équipe de partisans à
l’existence éphémère se dispersa. Malgré toutes ses prétentions héroïques,
Eichmann fit alors ce que tous les autres membres de la SS faisaient. D’une
manière, comme à son habitude, torturée et autodisculpante qui touchait à
l’absurde, il raconta: «J’ai disparu, au sens où je n’ai pas crié sur tous les
toits qui j’étais2®®. »
CHAPITRE VII
FUITE ET CAPTURE, 1945-1960
À Altaussee, j’ai donné à ma femme une valise
remplie d’orge perlé et un demi-sac de farine en
guise de cadeau d’adieu. Et des capsules de poison,
une pour chaque enfant et une pour elle-même, et je
lui ai dit: «Si les Russes arrivent, vous devrez les
mordre; si par contre ce sont les Américains ou les
Britanniques, ce ne sera pas nécessaire. »
«Autobiographie » d’Eichmann, Ich, Adolf
Eichmann, p. 423°%,
«Qui était-il ? »
Commentaire écrit en marge du nom d’Eichmann
sur la première ébauche du jugement lors du
Tribunal militaire international de Nuremberg par le
juge Francis Biddle, doyen des membres américains
au tribunal, 1946221,
J’ai entendu parler des organisations qui aidaient à
quitter l’ Allemagne. Au début de l’année 1950, je
suis rentré en contact avec l’une de ces
organisations. Elle a organisé mon passage en Italie.
En Allemagne, un moine franciscain m’a obtenu un
passeport de réfugié au nom de Ricardo Klement, et
un visa pour l’ Argentine.
Eichmann à ses ravisseurs, Buenos Aires, mai
1960222.
Après avoir Ôté son chapeau et sa veste, Klement
s’approcha de l'enfant. Il le souleva et le fit
tournoyer en l’air, puis il se mit à quatre pattes à côté
de lui et commença à marcher; tous les deux riaient
aux éclats. En une autre occasion, une telle scène
m'aurait moi aussi fait sourire. Elle me rappela mon
père et moi au même âge. Qui plus est, il était le type
de père que j’espérais moi-même un jour devenir.
Peter Malkin, agent du Mossad qui enleva
Eichmann (Klement) à Buenos Aires le 11 mai 1960,
observant Eichmann jouant avec son fils Ricardo,
alors âgé de six ans?®.
Vous ne croiriez pas à quel point il était strict.
Notre père était extrêmement strict.
Klaus Eichmann à propos de son père, Quick, n° 1,
1966.
Le monde d’Eichmann se désintégra le 8 mai 1945. Ce jour-là, raconta-t-
il quinze ans plus tard, «j’ai compris qu’il allait dorénavant me falloir
mener une vie difficile, sans chef, une vie solitaire. Je ne recevrais plus
d'instructions de quiconque, plus aucun ordre ou consigne ne me seraient
transmis, plus aucune ordonnance utile à consulter — en bref, une vie
totalement inconnue m’attendait?22. » Regardant en arrière, Eichmann ne se
souvenait plus parfaitement de certains événements, voire de ses propres
mouvements au cours des dernières heures du III° Reich, même si quelques
incidents, parfois étranges, ressurgirent alors qu’il tentait, avec un sens aigu
du détail, en bon bureaucrate qu’il était resté, d’affronter les conséquences
de ses actions passées et de se préparer à ce qui devait suivre. La guerre
perdue, il s’était en premier lieu préoccupé de sa famille.
Vera avait établi domicile au 8, Fischerndorf Strasse à Altaussee, en
Autriche, dans une région située dans la «redoute alpine » où de nombreux
officiers SS avaient déplacé leurs femmes et leurs enfants lors des derniers
mois du conflit. Eichmann descendit alors de la montagne pour la voir, pour
ce qui fut certainement la dernière fois avant son entrée dans la
clandestinité et sa capture. Vera était en larmes. Eichmann se fit amèrement
la réflexion que, à la différence des autres officiers du RSHA, lui n’avait
pas rempli ses poches de devises étrangères, d’or ou de bijoux, et qu’il
n’avait quasiment rien à lui donner pour les aider, elle et les garçons, à faire
face aux temps difficiles à venir. «À Altaussee, j’ai donné à ma femme une
valise remplie d’orge perlé et un demi-sac de farine en guise de cadeau
d’adieu. Et des capsules de poison, une pour chaque enfant et une pour elle-
même. Je lui ai dit: “Si les Russes arrivent, vous devrez les mordre; si ce
sont les Américains ou les Britanniques, ce ne sera pas nécessaire.” » En
plus de ces conseils apocalyptiques, il est presque certain qu’il lui indiqua
comment se comporter si elle devait, dans les zones américaine ou anglaise,
répondre à des questions sur son mari en fuite: au cours des mois et des
années qui suivirent, Vera Eichmann aida en effet à couvrir les traces de son
mari et, le temps venu, elle réalisa à son tour une évasion sans faute. Étant
donné que chacun de ses mouvements était surveillé et son courrier
intercepté, elle devait agir selon un plan général conclu avec Eichmann
juste avant la fuite de celui-ci. Nous ne savons pas ce qu’il dit à Klaus,
Dieter et Horst, mais il raconta en Argentine avoir giflé Dieter au moment
du départ. Il justifia cette forme particulière de rapport avec son enfant en
affirmant : «J’ai pensé que c’était le meilleur moyen de lui dire adieu, en lui
donnant une bonne leçon de discipline.» Vera se remémora l’incident
différemment: «Nous pleurâmes lorsque vint l’heure de la séparation. Je
me souviens que Dieter, mon troisième fils /sic], tomba alors dans le lac.
Adolf l’attrapa par l’oreille et lui dit: “Ne t’approche plus de l’eau.” Il me
demanda d’être courageuse et de m’occuper des enfants?2. »
Quelque temps plus tard, Otto Hunsche, qui avait lui aussi installé sa
famille à Altaussee, descendit à son tour pour rendre visite à sa femme.
Alors qu’il se trouvait en ville, des chars américains arrivèrent, et il fut
obligé de s’enfuir à travers champs, en passant par la montagne, pour
rejoindre Blaa-Am, près de Rettenbach-Alm, où Eichmann et le reste de son
équipe se cachaient. Puisque la résistance aux forces anglaises et
américaines avait été écartée par Kaltenbrunner, l’arrivée des blindés
américains vint confirmer que leur situation était sans issue. Eichmann
rendit officiellement à la vie civile les hommes qui se trouvaient encore
sous son commandement. Il donna à chacun 5000 RM pris dans le coffre de
l’unité, afin de les aider en chemin. Ensuite, il se dirigea vers les montagnes
en compagnie d’Horia Sima et des autres officiers du défunt Referat IV-B4.
À un moment, raconta plus tard Eichmann, le SS-Obersturmführer Anton
Burger, qui avait été le second du commandant de Theresienstadt, vint le
trouver pour lui dire que même les membres de sa garde rapprochée
estimaient qu’il leur vaudrait mieux se séparer de leur ancien chef: «Mon
colonel, lui déclara Burger, nous en avons parlé entre nous. Nous ne devons
pas faire feu sur les Anglais ou les Américains, et les Russes ne viennent
pas par ici. Vous êtes recherché comme criminel de guerre. Pas nous. Si
vous nous quittez et nommez un autre commandant, vous nous rendrez un
grand service.» Eichmann comprit l’allusion, à moins qu’il eût été du même
avis : en tout état de cause, il se sépara des Eichmann-männer à Rettenbach-
Aln. Ils burent ensemble un dernier verre de schnapps et se dirent adieu.
Eichmann dit aussi au revoir à Horia Sima, qui lui offrit un stylo en or en
guise de souvenir. Il prit ensuite la route de l’ Allemagne, accompagné de
son adjoint de longue date, l’Obersturmführer Rudolf Jänisch?%6,
Sur le trajet, Eichmann était chancelant. «J’étais comme en état de choc.
À ce moment-là, où tout s’effondrait enfin, je perdis mon appétit pour la
vie. J’étais indifférent à pratiquement tout en ces jours, et je n’aurais pas
réagi si l’on m’avait amené à un poteau d’exécution.» Il affirma plus tard
que «l’envie de vivre avait disparu», mais sa conduite suggère tout autre
chose??7. Jänisch et lui se débarrassèrent de leurs uniformes de la SS, ainsi
que des badges indiquant leurs rangs et de leurs papiers d’identité.
Eichmann enfila un uniforme de la Luftwaffe et prit l’identité de
l’Obergefreiter (caporal) Barth (ou Bart). (Son nom d’emprunt était celui
d’un épicier proche de son appartement à Berlin-Britz.) Pendant plusieurs
jours, les deux hommes marchèrent en direction du nord-ouest, entrèrent en
Allemagne, et ils se trouvaient à proximité d’Ulm lorsqu'ils tombèrent entre
les mains d’une patrouille de l’armée américaine. Ils furent alors transportés
au camp de prisonniers de guerre de Weiden, dans le district du Haut-
Palatinat. Là, Eichmann put observer les méthodes de l’ American Counter
Intelligence Corps (CIC, service du contre-espionnage américain), qui était
responsable des interrogatoires et des enquêtes. Il décida qu’il serait vain de
nier qu’ils appartenaient à la SS. Chaque membre de la Waffen-SS avait en
effet son groupe sanguin tatoué à l’intérieur de l’avant-bras gauche. Sa
tentative d’effacer le tatouage à l’aide de brûlures de cigarettes s’avéra
extrêmement douloureuse, et seulement partiellement réussie. Les traces
seraient immédiatement découvertes lors d’un interrogatoire, ce qui
entraînerait des questions délicates pour découvrir ce qu’il essayait de
cacher, au-delà de son appartenance à la SS. Il décida alors d’oublier
l’identité de l’Obergefreiter Barth, et devint à la place le SS-
Oberscharführer (adjudant) Barth. Lorsqu'il s’aperçut que les officiers
étaient exemptés du travail obligatoire, il pensa qu’il serait mieux de
prétendre en être un, et devint le SS-Untersturmführer Otto Eckmann de la
22° division de cavalerie. Il avait choisi un nom à la sonorité similaire au
sien, au cas où un ancien camarade viendrait à le reconnaître et lui
adresserait la parole en s’écriant «Eichmann». Il pouvait se souvenir
aisément de sa date de naissance, le 9 mars 1905. Il donna comme lieu de
naissance Breslau, ce qui aurait posé des difficultés à quiconque aurait
souhaité vérifier, puisque Breslau avait été dévastée par les bombardements
et les combats — peu de registres ou d’archives avaient réchappé, et la ville
était passée sous le contrôle de l’ Armée rouge°%Ë,
Eichmann fut détenu à Weiden de mai à août 1945. Lui et Jänisch se
portèrent volontaires pour une équipe de travail et furent transférés à divers
endroits, jusqu’au moment où ils arrivèrent à Ober-Dachstetten en
Franconie, où Eichmann demeura jusqu’en janvier 1946. Son moral
s’assombrit alors, et il se sentit de plus en plus en danger d’être découvert.
Le camp était en effet régulièrement visité par des Judenkommissar, des
groupes de rescapés juifs des camps de concentration à la recherche des
criminels nazis et de leurs collaborateurs. Lors de ces visites, les prisonniers
devaient se tenir debout à la parade pendant que les Juifs, protégés par un
cordon de soldats américains, les scrutaient attentivement. Un jour, on
annonça aux détenus qu’ils devraient regarder un film d’actualité sur
l’extermination des Juifs, mais ils se «rebellèrent» et, selon Eichmann, la
projection fut annulée. Ce moment de défiance n’empêcha évidemment pas
le monde extérieur d’en apprendre de plus en plus sur la «solution finale »
et ses auteurs. Eichmann fut emmené à deux reprises à Ansbach pour y être
interrogé. L'histoire qu’il racontait, voulant qu’il ait servi dans le 22*
régiment de cavalerie de la Waffen-SS, tenait debout, mais il savait que ce
n’était qu’une question de temps avant qu’il fût découvert. Pendant ce
temps, Jänisch fut envoyé dans un camp différent. Désormais laissé à lui-
même, Eichmann sombra dans le désespoir, et songea au suicide. Le poison
qu’il avait conservé pour la fin de la guerre avait été donné ou perdu, mais
il trouva un pharmacien dans le camp qui lui parla des propriétés de la
morphine. Le pharmacien lui expliqua quelle quantité était nécessaire pour
provoquer la mort — mais où Eichmann pouvait-il se procurer la drogue ou
même une seringue et une aiguille pour se l’injecter? Tandis qu’il
considérait ces difficultés pratiques, son humeur changea, il songea à sa
famille et résolut d’aller de l’avant. Malgré son simulacre d’héroïsme,
Eichmann n’était pas le genre de personne à se sacrifier sur le champ de
bataille ou à mettre fin à ses jours s’il croyait avoir encore une chance de
survie,
Il savait qu’il ne pouvait en aucun cas demeurer passif. Lorsque le
Tribunal militaire international (TMI) de Nuremberg fut créé à l’automne,
Dieter Wisliceny comparut en tant que témoin de la défense pour
Kaltenbrunner et raconta à la Cour tout ce qu’il savait sur Eichmann et sur
le Referat IV-B4. Eichmann l’apprit par le bouche à oreille entre prisonniers
de guerre et fut convaincu qu’il lui fallait d’urgence s’évader. Il contacta les
officiers supérieurs de la SS présents dans le camp pour demander leur aide
et leur révéla son nom, son rang et son service. Plusieurs d’entre eux
avaient déjà découvert qui «Eckmann» était en réalité, et Eichmann leur
expliqua qu’il était impératif qu’il s’échappe. Conformément au code
d’honneur réglant tacitement les rapports entre officiers SS, ils acceptèrent
de lui venir en aide. Ses plans étaient d’abord vagues et il parla de rejoindre
le Proche-Orient pour s’enrôler auprès du Grand Mufti dans son combat
contre les Juifs de Palestine, mais cette première idée fut vite abandonnée à
cause de trop grands obstacles pratiques. Au lieu de cela, il fut affublé
d’une nouvelle fausse identité, de faux papiers et d’habits civils qui lui
permettraient de se cacher en Allemagne jusqu’au jour où il lui serait
possible de s’enfuir plus loin. Le 5 février 1946, Eichmann s’évada ainsi du
camp d’Ober-Dachstetten et prit la route du sud de l’Allemagne£00,
Ses faux papiers l’identifiaient comme Otto Henninger, homme marié né
le 19 mars 1906 à Breslau, propriétaire d’un commerce à Prien, au bord du
lac Chiemsee, en Bavière. Bien que son but eût été de joindre un
sympathisant de la SS dans la zone d’occupation britannique, dans le nord
de l’Allemagne, il se dirigea d’abord vers le sud, où il devait prendre
contact avec la sœur d’un sergent de la SS détenu dans le camp d’Ober-
Dachstetten, une veuve dénommée Nelly Krawietz. Cette dernière, une
blonde séduisante, était une amie fiable des fugitifs de la SS, et elle pourrait
l’aider. Eichmann parvint à la localiser et bénéficia de son hospitalité
pendant environ six semaines, jusqu’au moment où la présence de soldats
américains dans les environs le persuada de reprendre la route. Ils
voyagèrent ensemble vers le nord, se faisant peut-être passer pour mari et
femme, et se séparèrent à Hambourg. Krawietz resta en contact avec
Eichmann dans sa cachette suivante, lui rendant visite occasionnellement,
lui apportant de la nourriture et d’autres éléments de confort®0l.
De Hambourg, Eichmann prit la direction du sud-ouest, vers la petite
ville d’Eversen, dans la lande de Lunebourg, une grande région du nord de
l’Allemagne boisée et par endroits marécageuse, peu densément peuplée,
située entre les rivières Elbe et Aller. Son contact sur place était un garde
forestier dénommé Feiersleben, frère d’un des officiers SS d’Ober-
Dachstetten. Feiersleben engagea Eichmann pour le compte de l’entreprise
Burmann & Co., une exploitation forestière située dans le district de
Kohlenbach. Eichmann emménagea dans un baraquement en compagnie
d’une vingtaine d’anciens membres de la Wehrmacht, eux aussi employés
comme forestiers. Le 20 mars 1946, il s’enregistra à la mairie d’Eversen.
Au cours des deux années suivantes, il travailla comme forestier et fut,
semble-t-il, assez heureux. Il appréciait la camaraderie simple avec les
anciens combattants du front et le dur labeur dans le calme des bois. La
cuisine et le ménage étaient assurés par une infirmière de la Croix-Rouge
nommée sœur Ruth, et Eichmann parvint à mettre de l’argent de côté pour
financer la prochaine étape de son plan. Néanmoins, en 1948, Burmann &
Co. fit faillite. Une autre entreprise reprit l’affaire, mais elle non plus ne
dura pas très longtemps. Un an plus tard, les hommes furent finalement
licenciés. Eichmann ne quitta pas la région et loua un petit terrain dans un
pré près d’Altensalzkoth et, pendant plus d’un an, il éleva des poulets. Le
fils de sa propriétaire d’alors, Otto Lindhorst, se rappela plus tard Eichmann
comme un homme silencieux, à l’esprit pratique, qui travaillait dur à
s’occuper de ses poulets et à gagner de l’argent. Il n’allait pas à l’église,
mais il était inséré dans la petite communauté de l’endroit et fut
photographié lors du mariage d’Edward Tramer, un garçon de la région.
Lindhorst raconta qu’Eichmann était très doué pour les formalités. À
chaque fois que lui ou sa mère devaient remplir un document officiel, elle
allait le trouver pour lui demander de l’aide: «Il comprenait bien comment
tous ces papiers fonctionnaient£02. »
Pendant tout ce temps, Eichmann passa complètement inaperçu aux yeux
des autorités. Il avait intelligemment choisi de se cacher dans la zone
d’occupation anglaise de l’ Allemagne, où les agents de renseignements et
les officiers de police qui traquaient les criminels nazis recherchés étaient
moins nombreux qu'ailleurs. Les Britanniques n’étaient, d’une manière
générale, pas très intéressés par les crimes de guerre. Dès 1949, ils avaient
abandonné toute velléité de traduire en justice les criminels de guerre en
Allemagne de l’Ouest®®%5, Néanmoins, l'intérêt porté à leur égard n’avait pas
entièrement disparu. Témoignant pour Kaltenbrunner en avril 1946, Rudolf
Hôss, dans sa déclaration sous serment au Tribunal de Nuremberg,
impliquait Eichmann dans le fonctionnement d’Auschwitz-Birkenau. Vint
ensuite le témoignage d’Hôttl en novembre 1946. Le rapport de Rudolf
Kastner sur les événements de Hongrie en 1944 fut aussi achevé et mis en
circulation. L’accumulation des preuves contre Eichmann entre des mains
officielles était désormais tout à fait accablante, même si, aux yeux du
grand public, il était toujours relativement peu connu. À la mi-1946 ou en
1947, Eichmann tomba sur un article de journal relatant son évasion
d’Ober-Dachstetter. Un fonctionnaire du camp se souvint avoir enregistré
un «Eckmann» et, bien plus tard, fit le lien avec la traque d’un dénommé
Eichmann. Il informa l’American Counter Intelligence Corps, et la
poursuite fut relancée. Il semble qu’Eichmann ait aussi eu vent d’une
descente au domicile de sa femme, organisée à l'initiative de Simon
Wiesenthal, et qu’il attribua plus tard à un «commando juif». Alors, au
printemps 1950, il abandonna l’élevage de poulets et annonça à Frau
Lindhorst qu’il allait en Scandinavie pour travailler comme ingénieur. Puis
il disparut. Une nouvelle fois, il était parvenu à s’enfuir204,
À l'instar de milliers d’autres nazis en fuite, Eichmann emprunta une
filière d’exfiltration bien connue, qui menait d’Allemagne en Italie puis en
Argentine. Grâce à l’ouverture partielle des archives argentines, et aux
recherches minutieuses d’Uki Goni et d’autres, il est à présent possible de
reconstituer le détail de son itinéraire vers l’Amérique du Sud et la
conjonction extraordinaire de personnalités, de groupes et d’intérêts
politiques qui rendirent son évasion possible, ainsi que celle de milliers
d’autres anciens nazis et d’anciens collaborateurs des nazis. Eichmann
bénéficia pendant très longtemps du catholicisme marqué du nationalisme
argentin des années 1930. Afin de cimenter la cohésion d’un pays
d'immigration à la population hétérogène, une génération de politiciens et
de militaires catholiques réactionnaires construisit en effet l’image de
l’Argentine en pays catholique uni par des liens profonds à l’Espagne et au
Vatican. Cet état d’esprit entraîna l’élite militaire à adopter des positions
profascistes et pronazies. Le futur dictateur du pays, Juan Perôn, reçut un
entraînement militaire en Italie fasciste alors qu’il était encore un jeune
officier, et il fut rattaché à l’armée de Mussolini en 1939-1940. En 1939,
l'écrivain bien introduit Juan Carlos Goyeneche noua des liens avec
l’organisation nazie SD-Ausland, et partit en mission semi-officielle en
Espagne, au Vatican et en Allemagne, poursuivant l’objectif ostensiblement
affiché d'encourager une médiation dans la guerre entre l’ Allemagne, la
France et la Grande-Bretagne. En fait, Goyeneche contribua surtout à
raffermir les liens unissant le régime argentin et le cercle dirigeant nazi.
Malgré la neutralité formelle du pays, il promit en 1942 le soutien de
l'Argentine en faveur de Hitler en échange de la livraison d’armes et
d'expertise militaire. Goyeneche demanda également le soutien des régimes
fascistes européens pour une clique de colonels profascistes qui entouraient
Juan Perôn. En avril 1943, Perôn et son groupe s’emparèrent du pouvoir à
Buenos Aires£®.
Sous Perôn, les liens entre l’Argentine et le III Reich furent renforcés.
Bien qu’il fût contraint, sous pression britannique et américaine, de rompre
ses relations avec l’Allemagne nazie en janvier 1944 et de faire une
déclaration de guerre toute rhétorique en mars 1945, Perôn fut le dernier de
la cohorte sud-américaine à le faire, et il assura toujours aux Allemands, par
le biais de canaux secrets, qu’il ne s’agissait là que de gestes vides destinés
à apaiser les Américains. Parallèlement, il développa des liens personnels
avec plusieurs agents du SD présents à Buenos Aires et avec des membres
pronazis de la riche et influente communauté allemande de la capitale. En
1945, Perôn et les Allemands de son cercle décidèrent de sauver ce qu’ils
pouvaient du naufrage du II Reich. Les premières démarches furent
assurées par un officier de la SS appelé Carlos Fuldner, qui était basé en
Espagne. C’était un Argentin d’ascendance allemande qui était rentré en
Allemagne avec sa famille en 1922, à l’âge de douze ans, et qui fréquenta
très tôt le milieu politique d’extrême droite. Il rejoignit la SS en 1932 et
connut une ascension brillante grâce à ses talents de polyglotte. En 1936, il
fut expulsé de la SS pour avoir commis une fraude, maïs parvint à revenir
en grâce, en partie en servant d’interprète à l’unité de volontaires espagnols,
la Division Azul (Division bleue), qui se battait sur le front de l’est. Il
négocia ensuite d’importants contrats commerciaux entre l’Allemagne et
l’Espagne, et se retira à Madrid en 1945 lorsqu’il comprit que la guerre était
perdue. De là, il se rendit en Italie et en Suisse, et monta des agences par le
biais desquelles les fugitifs de la SS pouvaient passer en secret vers
l’Argentine. Perôn soutint ces opérations clandestines dans l’espoir de
recruter des techniciens nazis qui pourraient l’aider à développer son armée
de l’air£06,
Les activités de Fuldner n’auraient pas pu réussir sans la complicité du
gouvernement argentin, et en particulier du cabinet du président, des
services à l’immigration et du ministère des Affaires étrangères. D’autre
part, une série d’événements, en 1945-1946, créèrent une parfaite
constellation de forces qui assura le succès de ces opérations. En octobre
1945, Perôn survécut à un coup d’État, produit de pressions des États-Unis
pour mettre fin à son régime et de dissensions internes. Pendant les
troubles, il fut caché par Ludwig Freude, un homme d’affaires allemand
pronazi. En partie pour récompenser ce dernier, son fils Rudolf (Rudi) fut
nommé secrétaire personnel de Perôn, chargé de sa sécurité. Rudi Freude
mit en place un bureau d’information au sein même du palais présidentiel,
qui commença à organiser l’évacuation de nazis d'Europe. Freude n’eut
aucun mal à s’assurer du soutien de Santiago Perlata, le directeur à la fois
corrompu et antisémite des services d’immigration du pays. Ensemble, ils
créèrent la Commission pour le potentiel humain, organisme de façade
servant au recrutement de techniciens nazis et d'hommes de la SS. À cette
fin, une Délégation à l’immigration argentine en Europe (DIAE) fut créée
en Italie, avec un bureau principal à Gênes, pour s’occuper des documents
administratifs207.
Au même moment, l’Église catholique et le Vatican s’alignèrent sur cette
position. En janvier 1946, le cardinal Antonio Caggiano, évêque de Rosario
et leader du mouvement d’extrême droite anticommuniste Action
catholique en Argentine, alla trouver le pape Pie XII. Il lui proposa de
constituer une Commission pontificale d’assistance (CPA) qui pourrait
fournir des papiers d’identité aux réfugiés et aux personnes déplacées en
Europe. Plus précisément, Caggiano voulait aider les fascistes
anticommunistes, les nazis et leurs collaborateurs qui avaient notamment
été actifs dans les régimes catholiques et cléricaux, tels que la France de
Vichy, la Slovaquie et la Croatie. Le moment venu, le CPA pourrait aussi
offrir ses services aux Autrichiens et aux Allemands. Cet aspect de son
travail était directement inspiré et dirigé par l’évêque Alois Hudal, leader de
la communauté allemande expatriée en Italie, né en Autriche et nazi
convaincu. En août 1948, Hudal reçut 5000 visas à distribuer à sa section
des «combattants anticommunistes» du CPA parmi les «soldats»
allemands et autrichiens£08,
Uki Goni a bien montré comment le système fonctionnait. Les noms des
fugitifs étaient communiqués au bureau d’information de Rudi Freude, soit
par ses propres sources, soit par d’autres canaux. Le bureau fournissait alors
à la personne concernée une lettre de référence, sur la base de laquelle un
visa d’entrée était accordé par l’Office à l’immigration. Ce dernier
contactait le consulat argentin concerné en Europe, qui fournissait à
l'individu indiqué un permis de séjour — ces permis étaient en fait le plus
souvent récupérés par des intermédiaires en lien avec le CPA ou d’autres
agences. Le fugitif disposait alors d’un permis d’entrée sous son faux nom,
et il pouvait le présenter à la Croix-Rouge pour obtenir un document de
voyage délivré par cette dernière. Il pouvait ensuite se présenter à un
consulat d’Argentine et obtenir un visa d’entrée et un certificat d’identité.
Ces documents lui permettaient d’obtenir une carte d’identité argentine,
appelée cedula, après son arrivée dans le pays. De là, le détenteur de cette
carte pouvait continuer à vivre sous son faux nom et disparaître£02,
La manière précise dont Eichmann entra en contact avec le réseau
d’exfiltration argentin n’est pas tout à fait claire. Il déclara à ses ravisseurs
israéliens en Argentine: «J’étais coupé de ma famille pendant toutes ces
années. Je voulais revoir ma femme et mes enfants, et j’en avais assez de
jouer à cache-cache. Je savais qu’il me fallait attendre la fin de la tempête,
attendre que leur attention s’écarte de moi. Mais, dans les journaux, à la
radio, dans des livres, mon nom était constamment cité. J’ai entendu parler
d’organismes qui aidaient certaines personnes à quitter l’ Allemagne. Au
début des années 1950, je suis rentré en contact avec l’un de ces
organismes. Ils se sont arrangés pour que je puisse me rendre en Italie. En
Allemagne, un moine franciscain m’a donné un passeport au nom de
Ricardo Klement, et un visa pour l’Argentine£10. » L’un des Israéliens qui
détenaient Eichmann rapporta plus tard une version différente. Selon Zvi
Abharoni, qui était responsable des interrogatoires d’Eichmann pendant qu’il
était détenu dans la «planque » de Buenos Aires : «Il organisa son voyage
en Amérique du Sud avec l’aide d’anciens camarades de Celle, en Basse-
Saxe. À l’aide d’annonces soigneusement codées dans la presse locale, il
parvint à rentrer en contact avec une organisation d’anciens SS. Son contact
s’appelait Günther — le prénom ne fut jamais cité — et c’est lui qui le fit
passer aux gens très pieux du Vatican qui aidaient les fugitifs®Lt. »
Eichmann mentait lorsqu'il raconta cette histoire. Il est en effet établi
que, le 2 juin 1948, il reçut un certificat d’identité à Termeno, une ville du
nord de l’Italie. Sa carte portait le numéro 131, et elle était au nom de
Ricardo Klement. Des documents d’identité avaient été remis à Termeno à
plusieurs autres fuyards, dont Joseph Mengele, et il semble que Carlos
Fuldner joua un rôle clé dans cette affaire. Il n’est pas établi avec certitude
si Eichmann se rendit sur place en personne ou bien si les papiers furent
préparés là-bas, pour ensuite lui être envoyés. Il se peut aussi que Nelly
Krawietz, qui lui rendit plusieurs fois visite à Altensaltzkoth, lui ait servi de
courrier. Dans ce cas, la date de délivrance du document indique
qu’Eichmann planifiait sa sortie bien avant ce qu’il admit plus tard. Son
permis d’entrée fut aussi délivré en 1948. Son numéro d’immigration était
le 231489/48. IL avait une date de validité limitée à deux ans, et c’est
l'expiration imminente du permis, et non les révélations dans la presse, qui
semble avoir précipité son départ?22.
Apparemment, il partit en compagnie de trois autres hommes, dont deux
furent arrêtés alors qu’ils tentaient de traverser la frontière entre l’Autriche
et l’Italie et renvoyés d’où ils venaient. Sur le chemin, il fut discrètement
logé dans des monastères et des couvents. Le père Anton Weber, membre de
la communauté Saint-Raphaël en Bavière, était une base importante pour
les départs vers le sud. C’était un point de départ ironique, parce que les
membres de la communauté avaient eux-mêmes fait l’objet d’une étroite
surveillance de la part du SD au cours des années 1930. Fondée en 1871,
pour porter assistance aux émigrés catholiques allemands, elle s’occupa,
après 1933, des Juifs convertis au catholicisme. Au milieu des années 1930,
elle aida des centaines de ces «catholiques non aryens » à émigrer et porta
secours à un plus grand nombre encore d’entre eux au sein du Reich. En
conséquence, elle fut perçue par les nazis comme une organisation
d’opposition, et fut classée parmi des groupes tels que les quakers qui
venaient en aide aux Juifs. Le Referat IV-B4 avait un fichier sur cette
communauté, et ses membres étaient surveillés par la Gestapo. Cet élément
n’a jamais été étudié par le passé, pourtant ses implications sont
importantes. En effet, Eichmann tira profit des connaissances qu’il avait
acquises dans la Gestapo pour sa propre évasion, et c’est un organisme qui
avait aidé des personnes de «race» juive, parce qu’elles étaient de
confession catholique, qui se mit avec une certaine aisance à assister les
hommes qui les avaient persécutées. Fichmann fit un usage inversé des
informations qu’il avait collectées sur les Juifs qui avaient fui le nazisme:
l’expert en émigration devint l’émigré, l’homme qui apposait jadis son
sceau à l’émigration illégale devint à son tour un clandestin. Peu de
membres de la SS étaient mieux placés que lui pour savoir comment
manipuler les faux papiers et comment profiter des failles des systèmes
d'immigration d’États souverains et des agences internationales de secours
aux réfugiés®L3.
Le passeport de la Croix-Rouge remis à Eichmann, numéro 100940, fut
délivré à Gênes le 1% juin 1950. Grâce à son permis d’entrée sur le
territoire, il put obtenir un document de voyage, mais il lui fallait encore
justifier d’une référence prouvant sa bonne foi afin d’obtenir le passeport.
Cette référence fut fournie par le père Eduardo Dômôter. Moine franciscain,
Dômôter était en relation avec un ancien capitaine des services de
renseignements allemands appelé Reinhard Kops, qui avait quitté l’ Autriche
pour Rome à la fin de la guerre. L’évêque Hudal embaucha Kops pour
s’occuper des candidatures à l’immigration en Argentine et l’installa dans le
bureau de la DIAE de Gênes£li.
Muni de son permis d’entrée et de son passeport de réfugié, Eichmann se
rendit au consulat d'Argentine de Gênes, où un visa fut apposé à ses
documents de voyage. Il reçut en outre un certificat d’identité, qu’il lui
faudrait montrer pour obtenir sa carte d’identité en Argentine. L’examen
médical qu’il passa dans les locaux de la DIAE fut la dernière formalité
qu’il eut à remplir avant de quitter l’Europe. Il s’embarqua sur le paquebot
Giovanni C, qui quitta Gênes pour Buenos Aires le 17 juin 1950. Il voyagea
en compagnie de deux autres membres de la SS. L’un d’entre eux était le
SS-Sturmführer Herbert Kuhlmann, qui avait combattu au sein de la
12*Panzerdivision SS Hitlerjugend (Jeunesses hitlériennes). Kuhlmann
voyageait lui aussi sous un faux nom, Pedro Geller, et Eichmann assura plus
tard que c’était lui qui avait payé le voyage de «Geller ». Il se remémora cet
incident avec amertume, alors que Kuhlmann était devenu un entrepreneur
prospère en Argentine, tandis que lui-même se voyait dégradé dans
l’échelle sociale. Ils débarquèrent en tout cas à Buenos Aires le 14 juillet
1950. À l’agent d'immigration qui étudia son dossier, Eichmann/Klement
déclara comme profession «technicien »£®,
Dès l’arrivée d’Eichmann, le réseau SS de Carlos Fuldner se mit à
l’œuvre. Fuldner lui trouva d’abord un logement au 1429, rue Monasterio
dans le quartier de la Floride. Pendant plusieurs semaines, il partagea un
appartement avec un autre Allemand, Fernando Eüfler. Fuldner lui obtint
aussi un emploi temporaire dans un atelier de métallurgie. Pendant ce
temps, Eichmann utilisa ses papiers d’identité italiens pour obtenir une
cedula des autorités locales. Il s’inscrivit également au registre des
personnes étrangères. Dans les deux cas, il fournit des photographies
d'identité et ses empreintes digitales. Le 2 octobre 1950, il reçut ses papiers
d'identité argentins, numéro 1378538, délivrés par la police de Buenos
Aires. Ces papiers l’identifiaient comme Ricardo Klement, né le 13 mai
1913 à Bolzano, en Italie du Nord, fils d’une certaine Anna Klement.
Bolzano, dans ce que les Autrichiens appelaient le Tyrol oriental, était une
zone en grande partie peuplée d’Allemands de souche, bien connue
d’Eichmann depuis les années où il s’occupait des Volksdeutsche. Il
s’agissait d’un camouflage très habile. Sa profession fut indiquée comme
mécanicien. À aucun moment, il ne fut ennuyé par des questions sensibles
ou par la moindre vérification de ses origines. Ensuite, Fuldner l’aida à
trouver un emploi stable à bonne distance de la capitale. Il avait des parts de
nombreuses affaires, dont Capri, une entreprise de construction qui était
spécialisée dans les installations hydro-électriques. Le siège de Capri était
situé sur l’avenue Cordoba, dans le même bâtiment que la banque Fuldner,
et les deux entreprises fourmillaient d'hommes de la SS et d’anciens nazis.
Eichmann fut envoyé travailler sur un projet dans les provinces éloignées de
Tucumän et Santiago del Estero. Là, environ 300 travailleurs étaient
employés à la construction du plus important barrage hydro-électrique
d'Argentine. Eichmann voyagea vers le nord et il emménagea dans un
modeste logement, d’un petit village de montagne appelé La Cocha, non
loin des bureaux de la compagnie, à El Cadillal£1£.
Eichmann vécut et travailla à Tucumän d’août 1950 à avril 1953. Ses
collègues d’alors le décrirent plus tard comme quelqu’un de calme et qui
semblait assez peu sociable. Il se levait tôt, travaillait consciencieusement et
fréquentait peu ses collègues. Son espagnol était encore approximatif à cette
époque. Il avait néanmoins souvent l’occasion de bavarder avec d’autres
Autrichiens et d’évoquer le bon vieux temps. L’un des contremaîtres du site
de Tucumän était Siegfried Uiberreither, l’ancien Gauleiter de Styrie.
Eichmann rédigeait des rapports d’étude des rivières en vue des analyses
hydrologiques menées par le professeur Armin Schoklitsch, qui avait été
président de l’université technique de Graz en Autriche, entre 1941 et 1945,
et était demeuré un nazi convaincu. Lors de ses déplacements, Eichmann
connut également un autre chercheur, le professeur José Davmanin. Ils
échangèrent des commentaires sur «le temps qu’il faisait et les beautés
naturelles de Tucumän», ce qui semble montrer qu’Eichmann appréciait sa
nouvelle vie. Il faisait des promenades à cheval et aimait beaucoup les
paysages magnifiques de la région. Il se permit même de se faire
photographier un jour sur un cheval, vêtu d’un pantalon et d’une chemise
kakis de travailleur, avec un torrent de montagne en arrière-plan qui le
séparait d’un à-pic saisissant. Sur cette photo, il semble décontracté: il a
une cigarette au coin de la bouche. Le paysage montagneux de cette
photographie de 1952 ressemble à celui qui figure sur une photographie de
lui prise en Autriche en 1943. Il était toujours très heureux dans les
montagnes£1?,
En décembre 1950, il écrivit à Vera par l’intermédiaire de ses parents, lui
annonçant en langage codé qu’il était vivant et bien portant: « L’oncle de tes
enfants, que tout le monde croyait mort, est bien vivant et en bonne
santé018,» C’était le signal lui indiquant qu’elle devait se préparer à le
rejoindre. Le fait qu’il se fût senti prêt à faire ce pas indique sa confiance
d’alors, et la confiance qu’il plaçait en Vera et la famille: il pensait qu’ils
pourraient le rejoindre sans le mettre en danger. La décision suggère aussi
une perception assez juste de sa part que le moment était propice, et que
l'intérêt qu’on lui portait s’était estompé.
Au cours des cinq ans qui suivirent la fin de la guerre, le souvenir de
l’extermination des Juifs et les sentiments à l’égard des criminels de guerre
nazis étaient assez largement passés de l’indignation enflammée à une
certaine indifférence. Immédiatement après la cessation des hostilités, les
polices militaires des pays alliés et les unités de renseignements militaires
se mirent en chasse des dirigeants nazis qui avaient survécu, avec
l'intention de les traduire devant la justice. Les organisations et les
membres de la SS étaient traités a priori comme des criminels: les
membres de l’Allgemeine SS («SS universelle»), du Totenkopfverband (les
gardes des camps de concentration), de la Waffen-SS et du RSHA, y
compris la Gestapo, étaient arrêtés, séparés des autres prisonniers de guerre,
interrogés et envoyés à la machine judiciaire. D’autres nazis étaient
recherchés pour des raisons moins avouables: afin de profiter de leur
expertise technique ou des renseignements militaires en leur possession£2,
Dans le même temps, des groupes de Juifs intégrés dans les armées
alliées et de rescapés des camps formèrent également des équipes de traque.
La plus grande et la mieux organisée était composée de Juifs palestiniens de
la Brigade juive qui prit part à la fin de la guerre en Italie du Nord. L'ancien
chef partisan Abba Kovner était à la tête d’un autre groupe, qui se désignait
lui-même comme les «vengeurs». Ces groupes étaient en effet moins
intéressés par la justice que par la vengeance. Les Palestiniens prenaient
pour cible des hommes spécifiques de la SS, tandis que le groupe de
Kovner imagina des actions de revanche contre tous les Allemands sans
distinction®20,
Des individus offrirent encore leurs services aux enquêteurs alliés et aux
forces de police qui travaillaient sur les crimes de guerre. Il y avait
notamment parmi eux Tuviah Friedman et Simon Wiesenthal. Friedman
était né à Radom, en Pologne, en 1927. Après l’invasion allemande de la
Pologne, il fut soumis aux travaux forcés dans une série de camps
particulièrement durs, et survécut à la liquidation du ghetto de Radom en
s’échappant à travers la forêt, où il rejoignit un groupe de partisans.
Lorsque l’ Armée rouge arriva, il se fit passer pour un Polonais, rejoignit la
milice polonaise et devint un chasseur de nazis. En 1945, il alla en Autriche
sous le prétexte de rechercher un criminel de guerre et fit équipe avec un
Juif palestinien, Arthur Prier, qui combinait ses activités de vengeance avec
l’organisation de l’immigration illégale en Palestine£2l, Wiesenthal, quant à
lui, était né dans le sud de la Pologne en 1908 et exerçait la profession
d’architecte à Lwow lorsque les Russes occupèrent l’est de la Pologne. Il
surmonta sans trop d’encombre l’occupation soviétique, mais lorsque les
nazis envahirent le reste du pays, il passa près de cinq ans dans différents
camps et ghettos. En 1945, il sortit miraculeusement de Mauthausen, avec
en tête une liste de chaque membre de la SS qu’il avait rencontré, et une
détermination quasi fanatique de les traduire en justice. Il impressionna
tellement l’agent local de l’ American Office of Strategic Services (OSS,
agence de renseignements du gouvernement américain) que celui-ci décida
de l’embaucher. Pendant deux ans, Wiesenthal travailla ainsi pour le compte
de l’OSS et du CIC£22.
Ni Friedman ni Wiesenthal ne commencèrent par rechercher Eichmann.
Friedman n’avait entendu parler de lui que par Prier, qui tenait ses
renseignements de Juifs palestiniens qui avaient encore des souvenirs
brûlants des négociations Brand-Kastner-Eichmann. Le commandant de
Wiesenthal au sein de l’OSS l’alerta du caractère central d’Eichmann dans
la «solution finale», mais il n’en comprit vraiment l’importance que
lorsqu'il lut les documents qui émergèrent à l’occasion de la constitution du
Tribunal de Nuremberg£23,
Les hommes qui poursuivaient Eichmann étaient confrontés à plusieurs
obstacles. Le plus important était qu’ils ne disposaient d’aucune
photographie de leur cible. Friedman trouva une solution à ce problème : au
lieu de poursuivre Eichmann, pourquoi ne pas le forcer à se livrer en
kidnappant sa femme et ses enfants et en lui demandant publiquement de se
rendre ? Prier s’opposa vigoureusement à cette idée et enjoignit Friedman
de se concentrer plutôt sur l’obtention d’une identification visuelle de leur
homme. Par chance, ils rencontrèrent rapidement Wiesenthal, qui avait, de
manière purement fortuite, déjà progressé dans ses recherches. Il était à
Linz et passait en revue une liste de suspects lorsque la propriétaire du
logement qu’il occupait remarqua le nom d’Eichmann sur la liste. Elle lui
apprit qu’une famille nommée Eichmann possédait un magasin d’appareils
électriques au coin de la rue et habitait non loin, au 3 Bischofstrasse.
Wiesenthal informa l’OSS, qui fit une descente dans la maison de la
famille, mais ne put toutefois obtenir de photographies ou d’indices.
Ensuite, Wiesenthal localisa Vera Eichmann à Altaussee, mais par erreur le
CIC fit irruption au 38 Fischrndorf Strasse, au lieu du numéro 8 où elle
habitait. (La mission ne s’avéra pourtant pas entièrement vaine, car le CIC
mit la main sur Anton Burger qui se trouvait là.) Interrogée par la suite par
le CIC, Vera Eichmann affirma qu’elle n’avait pas revu son mari depuis mai
1945 à Prague et qu’ils étaient désormais divorcés. Elle ne possédait pas
non plus de photographies. Ses réponses très évasives furent très efficaces
et, étudiées à la lumière de ses efforts ultérieurs pour créer un écran de
fumée autour de son mari, suggèrent qu’elle se reposait déjà sur un script
préparé d’avance£24.
Friedman et Wiesenthal obtinrent leurs indices suivants de
l’interrogatoire et des dépositions de Wisliceny. Ce dernier fut interrogé
plusieurs fois à Nuremberg, entre le 15 et le 23 novembre 1945 — même si
cette source demeura secrète pendant plusieurs décennies. Il témoigna
devant la Cour le 3 janvier 1946. Puis, il fut livré aux autorités
tchécoslovaques, et interrogé à nouveau. Pendant sa détention dans la
cellule 133 de la prison centrale de Bratislava, il écrivit un mémoire de dix-
huit pages qui retraçait la carrière d’Eichmann, ses amitiés masculines et
ses conquêtes féminines, et les endroits qu’il fréquentait. Le rapport était
expressément destiné aux forces de police et de renseignements de l’ Armée
rouge, et à leurs vassaux est-européens. Dans le but de rester en vie,
Wisliceny aurait même proposé à ses gardes de les aider à localiser
Eichmanne2.
Le document fut transmis à la police autrichienne et, d’une manière ou
d’une autre, Friedman et Wiesenthal en obtinrent rapidement une copie. Ils
y apprirent la longue relation d’Eichmann avec Maria Môsenbacher et sa
liaison plus courte mais passionnée avec Margit Kutschera. Ils pensèrent
qu'ils pourraient avoir plus de chance de trouver une photographie
d’Eichmann par l’intermédiaire d’une de ces femmes et persuadèrent
Henyek «Manus» Diamant, un jeune rescapé des camps plutôt séduisant,
de tenir le rôle de l’agent «Roméo». Celui-ci fut d’abord envoyé à Bad
Aussee pour trouver Maria Môsenbacher et pour tenter de la séduire. Elle le
trouva charmant, et il fut rapidement invité à prendre le thé dans son
appartement, où elle lui montra son album de photographies. Il y avait là
une photographie d’Eichmann. Quelques heures plus tard, la police saisit
l'album, et la photographie fut copiée et distribuée. À peu près à la même
époque, la police hongroise visita l’ancien appartement de Kutschera à
Budapest, mais n’y trouva rien d’utile. Friedman réussit aussi à interroger
Joseph Weisl, le chauffeur d’Eichmann, qui lui fournit des renseignements
sur les derniers jours de son équipe.
À ce point, cependant, la piste s’estompa. L’avancée suivante fut causée
par une erreur dans la campagne de dissimulation de Vera. À la fin 1947,
Wiesenthal fut informé que Vera Liebl avait fait une demande au tribunal de
Bad Ischl pour que son mari soit enregistré comme décédé. C’était là
pratique courante pour les femmes allemandes et autrichiennes dont les
maris avaient disparu à la guerre et étaient présumés morts: ces femmes ne
pouvaient pas se remarier ou prendre d’autres décisions importantes tant
qu’elles n’avaient pas reçu de certificat officiel de décès. Wiesenthal fut
curieux de savoir quel était le témoin qui avait attesté du décès d’Eichmann
à Prague. Il s’agit en fait de Karl Lucas, le beau-frère de Liebl. Wiesenthal
conclut qu’il s’agissait d’un témoignage fabriqué de toutes pièces, et
informa le CIC, qui intervint auprès du tribunal pour empêcher la
délivrance du certificat. Wiesenthal fut particulièrement fier de sa
découverte : si Eichmann avait été déclaré mort, les dossiers le concernant
auraient été automatiquement refermés et tout l’intérêt qu’on lui portait
aurait disparu. Or, la tentative de supercherie de Vera indiquait qu’il était
bien vivant et qu’elle tentait de le protéger. Wiesenthal se vanta du fait que
«cette démarche peu spectaculaire fut sans doute ma principale contribution
dans l’affaire Eichmann£2?».
Wiesenthal ne remarqua pas qu’il était étrange pour une femme
«divorcée» de faire déclarer son ex-mari décédé même si son intention
n’était pas de se remarier. En tout état de cause, son prétendu divorce et la
tentative de falsification du décès pointaient tous deux dans la direction
d’un effort concerté visant à brouiller les pistes devant les poursuivants
d’Eichmann. C’est pourquoi, il est tout à fait remarquable qu’après 1950, il
n’y eut plus de surveillance de Vera Eichmann ni d’aucun autre membre de
la famille de son mari. Ce n’est qu’indirectement que Wiesenthal apprit
qu’elle et ses enfants avaient quitté l’Autriche. Il découvrit en 1952 que les
enfants avaient été retirés de l’école en plein milieu de l’année scolaire,
sans que leur mère n’indique apparemment qu’elle avait prévu de les
inscrire dans une autre école en Autriche ou en Allemagne. Ils avaient
quitté l’appartement d’Altaussee alors que le loyer continuait à être versé,
afin de ne donner à personne d’information sur leur départ. Tous les
meubles avaient été laissés en place, pour ne pas avoir à faire venir des
camions de déménagement trop visibles. De manière tout autant frappante,
elle obtint un visa de l’ambassade d’Argentine à Vienne, certes sous son
nom de jeune fille, sans éveiller le moindre soupçon£££.
Bien que le nom d’Eichmann eut figuré sur la liste des criminels de
guerre connus et recherchés, aucun fonctionnaire autrichien ou agent de la
police aux frontières chargé de la vérification des passeports dans d’autres
pays européens ne remarqua les faits et gestes de cette famille ou, si cela se
produisit, ne prit la peine d’agir. Ce manque de diligence est symptomatique
du changement qui s’était opéré depuis la fin des années 1940. Friedman
observa qu’en 1948, les agents palestiniens du Yichouv étaient de plus en
plus déchirés entre l’organisation de l’immigration illégale en Palestine,
l’achat d’armes pour l’armée juive naissante et la traque des nazis. Lorsque
Israël déclara son indépendance en mai 1948 et que la guerre avec la
population arabe et avec ses voisins s’intensifia, les hommes de la Haganah,
tels que Prier, se concentrèrent d’abord sur la lutte pour la survie du nouvel
État. Kovner et les membres de son équipe s’enrôlèrent dans les forces
armées israéliennes et se jetèrent dans la bataille. Une fois qu’Israël
émergea de la guerre d’indépendance, l’élite politique se concentra sur la
construction de l’État. Friedman commenta: «Tout le monde voulait oublier
la guerre, les atrocités, les nazis.» Bien que les anciens nazis qui siégeaient
au sein des autorités judiciaires et de police de la toute jeune République
fédérale d'Allemagne fissent obstruction au cours de la justice contre les
criminels nazis, les Israéliens étaient trop occupés pour y prêter attention et
les alliés occidentaux s’en moquaient. À cette époque, les États-Unis
souhaitaient réarmer l’Allemagne de l’Ouest et faire du pays un rempart
contre l’expansion soviétique. Lorsque la guerre froide devint «brûlante »
en Corée en 1951, le souvenir de la Seconde Guerre mondiale sembla bien
dérisoire. Wiesenthal expliqua plus tard que «devant ce revirement, l’image
d’un Adolf Eichmann pâlissait. Chaque fois que j’essayai de remettre
l’affaire sur le tapis devant mes amis américains, ils soupiraient: “Nous
avons d’autres problèmes.”£22».
En 1953, après que Vera Eichmann eut quitté l’Europe, Friedman ferma
son centre de documentation juive de Vienne. Peu d’informations nouvelles
lui parvenaient désormais, et ses données n’intéressaient quasiment plus
personne. Il déménagea en Israël et s’établit à Haïfa. Wiesenthal, quant à
lui, qui dirigeait son centre de documentation à Linz, lutta pendant encore
deux ans. Ironiquement, c’est à cette période qu’il fit la seconde découverte
majeure dans la traque d’Eichmann. Wiesenthal était un collectionneur de
timbres passionné et membre du club philatélique de Linz. En mars 1953,
un autre membre du club, un baron autrichien, lui déclara qu’il avait appris
par une de ses connaissances en Argentine qu’Eichmann avait été repéré là-
bas. C’était là la première indication qu’Eichmann se trouvait probablement
en Argentine, sûrement avec sa famille. Wiesenthal en informa dûment le
consulat israélien en Autriche, mais l’affaire s’arrêta là. Il informa aussi
Nahum Goldmann, l’influent président lié aux nombreux réseaux du World
Jewish Congress, mais ce dernier ne manifesta pas non plus un grand
intérêt. L’un de ses assistants répondit à Wiesenthal que le FBI leur avait dit
qu'Eichmann se trouvait en Syrie. Comme la situation personnelle de
Wiesenthal était à ce moment-là difficile, il écrivit aussi à Goldmann pour
lui demander une aide financière pour son centre. Il n’obtint jamais de
réponse. En 1954, lui aussi plia bagage et envoya ses dossiers à Yad
Vashem, le nouveau musée, centre d’archives et mémorial qui avait ouvert à
Jérusalem. Il nota plus tard que: «À cette époque, les Juifs américains
avaient sans doute d’autres soucis. Plus personne ne s’intéressait à
Eichmann: les Israéliens étaient trop occupés par la lutte contre Nasser, et
les Américains étaient trop occupés par la guerre froide contre l’Union
soviétique.» Il conserva son dossier sur Eichmann, mais «je me retrouvai
seul, avec quelques fous dans mon genre£50 »,.
L'intérêt déclinant pour les criminels de l’ère nazie permit à Eichmann et
à sa famille de vivre quelques années de calme et de paix relative en
Argentine. Après avoir reçu le message codé de son mari lui indiquant qu’il
était vivant et prêt à ce qu’elle le rejoigne, Vera commença à préparer les
enfants. Elle leur raconta des histoires romanesques sur un oncle Ricardo
qui vivait en Amérique du Sud et qui se déplaçait sur un cheval blanc. Elle
attendit néanmoins une année entière avant de partir. Afin de brouiller les
pistes, elle demanda un passeport allemand au nom de Liebl, affirmant que
son mari était décédé et s’appuyant sur le fait qu’en tant que Volksdeutsche,
elle avait droit à la nationalité allemande selon les lois de la République
fédérale. De manière assez compliquée, les trois enfants gardèrent quant à
eux leur vrai nom. Elle obtint les visas au consulat d'Argentine de Vienne.
Ensuite, ils disparurent en Italie. À Gênes, la famille s’embarqua sur le
paquebot Salto. Vera eut un très fort mal de mer pendant la plus grande
partie du voyage, mais les garçons passèrent quant à eux de bons
moments£21.
Vera, Klaus, Horst et Dieter débarquèrent à Buenos Aires un jour de pluie
du début du mois de juillet 1952. Eichmann/Klement et plusieurs autres
Allemands étaient présents pour les accueillir. Vera se remémora ainsi la
scène : «Adolf était debout, à l’écart. Il avait vieilli. Je pleurais de joie. Je
lui ai montré les enfants, et j’ai dit: “Voici votre oncle Ricardo.” » Les
garçons ne reconnurent apparemment pas leur père: après tout, ils ne
l’avaient pas vu depuis sept ans, au début de sa fuite, et n’avaient été auprès
de lui que de manière intermittente pendant la guerre. Il avait
considérablement vieilli au cours de ses années dans la clandestinité: il
perdait ses cheveux et portait des lunettes. Toutefois, l’«oncle Ricardo »
donna aux enfants une généreuse somme d’argent pour qu’ils s’achètent des
bonbons et ils furent comblés. Ils dînèrent ensemble le soir de leur arrivée
en Argentine et passèrent cinq nuits dans un hôtel. Ensuite, ils partirent pour
Rio Portero, le quartier général des opérations de Capri à Tucumän.
Eichmann vivait non loin de là, dans une petite ville appelée Graneros. Il y
avait déménagé en 1951 et louait une maison, peut-être pour avoir assez de
place pour accueillir sa famille. Graneros était aussi un endroit reculé dans
les montagnes, offrant peu d’éléments du confort de la vie moderne.
Néanmoins, pour Klaus et ses frères, l’endroit offrait une «vie
merveilleuse». Le manque de confort était largement compensé par les
promenades à cheval et les jeux de cow-boys. Les garçons semblaient s’être
bien acclimatés à l’Argentine et au fait d’avoir de nouveau un père. Une
fois qu’ils furent installés, Vera et Adolf leur expliquèrent en effet qui était
vraiment l’oncle Ricardo et leur apprirent à écarter ou à déjouer les curieux.
Ils purent découvrir que leur père était un maître particulièrement exigeant,
et pas seulement lorsqu'il s’agissait de maintenir leur couverture. Klaus
Eichmann raconta au magazine Quick en 1966: «Nous apprîmes l’espagnol
de manière accélérée. Père me donna l’ordre d’apprendre cent mots par
jour, ni plus, ni moins. Il fallait que ce soit exactement cent mots. Notre
père était très pointilleux, tout devait être comme il le voulait, toujours
exactement dans l’ordre£22. »
Au printemps 1953, le projet hydro-électrique de Capri à Tucumän fit
faillite, victime du ralentissement général de l’économie argentine.
Eichmann cessa de travailler pour l’entreprise à la fin du mois d’avril. Trois
mois plus tard, il déménagea avec sa famille à Buenos Aires, où il loua une
petite maison au 4261 rue Chacabuco, dans le quartier d’Olivos. C’était un
quartier pauvre où vivaient de nombreux exilés allemands. Comme
Eichmann était temporairement sans emploi, il ne pouvait se permettre de
louer ailleurs. Herbert Kuhimann, qui avait été son compagnon de voyage
sur le Giovanni C et était devenu un homme d’affaires prospère, installé
dans un quartier très cossu de la ville, lui servit de garant. La famille passa
six ans au 4261 rue Chacabuco£#.
Eichmann tenta de se remettre à flots financièrement. Il investit d’abord
ses économies dans une entreprise de blanchisserie en compagnie de deux
autres Allemands qui avaient également travaillé pour Capri, mais ils
s’aperçurent vite qu’ils ne pouvaient rivaliser avec les blanchisseurs chinois
et l’entreprise ferma ses portes. Il ouvrit alors un magasin de textile, qui fit
également rapidement faillite, le laissant dépourvu de capital. Eichmann fut
alors employé comme responsable de la logistique dans une entreprise
d’appareils sanitaires. Malgré ses connaissances inhabituelles en matière de
transports, là encore, l’entreprise échoua. Pendant quelque temps, il
s’occupa d’une ferme qui élevait des lapins angoras dans une ville appelée
Joaquin Gorina, à une soixantaine de kilomètres de la capitale. La ferme
appartenait en partie à un autre expatrié allemand, Franz Pfeifer, qui était un
lointain cousin d’Eichmann. Les lapins étaient adorables et Eichmann
appréciait de vivre à nouveau à la campagne, mais il n’aimait pas être
séparé de sa famille, qui était restée à la rue Chacabuco. En tout cas, la
ferme n’était pas viable et elle fit faillite au milieu de l’année 1958.
Eichmann s’en retourna à la ville, et il fut réduit à prendre un emploi de
magasinier pour l’entreprise d’appareils fonctionnant au gaz Orbis, qui était
elle aussi dirigée par un ancien nazi. En mars 1959, il obtint un meilleur
travail comme soudeur et mécanicien pour l’usine Mercedes-Benz de
Gonzälez Catän, qui employait de nombreux Allemands, y compris
d'anciens nazis. L’usine se trouvait dans une banlieue moderne de Buenos
Aires, et il fallait à Fichmann deux heures en bus pour s’y rendre tous les
jours et rentrer. C’est ce trajet qui devait causer sa perte®54,
Pendant de nombreuses années, la vie de la famille Eichmann/Klement se
déroula sans grand incident. Les voisins évoquèrent un homme voûté qui
regardait rarement les gens dans les yeux et parlait peu. Mis à part les
garçons, qui étaient alors tous adolescents, la famille entretenait peu de
relations sociales. Parfois, le soir, Eichmann jouait du violon. En 1953, Vera
tomba enceinte et l’automne suivant elle donna naissance à un nouveau fils.
Il fut appelé Ricardo Francisco Eichmann, et son père prit beaucoup de
plaisir à jouer avec lui. Les relations au sein de la famille étaient celles de
toutes les familles. Les fils étaient beaux et sociables: les petites amies ne
manquaient pas. Klaus était déjà fiancé à une jeune fille de Tucumän et fut
le premier à se marier, à déménager et à donner des petits-enfants à la
famille. Toutefois, les relations intergénérationnelles n’étaient pas sans
heurts. Eichmann ne voyait en ses fils que des «rustres» uniquement
intéressés par la poursuite de plaisirs triviaux. Quant à eux, ils le trouvaient
trop autoritaire. Klaus déclara à des journalistes en 1966: « Vous ne croiriez
pas à quel point il était strict. Notre père était extrêmement strict£2, »
Eichmann ne parlait pas de politique avec ses fils, et leur interdit
formellement d’aborder ces questions hors de la maison. Vera confia à des
journalistes en 1961 qu’«il leur dit qu’il ne voulait pas qu’ils deviennent
des soldats. Il disait qu’il valait mieux rester un simple travailleur que de
choisir une carrière d’officier. Et ne devenez jamais membres d’un parti
politique». Son mari ruminait néanmoins le passé et lisait de nombreux
ouvrages sur le III Reich, dont les histoires globales écrites par Léon
Poliakov et Gerald Reitlinger. Ses notes en marge des ouvrages qui
tombèrent entre les mains des enquêteurs indiquent qu’il était resté un nazi
impénitent. Ainsi, il s’en prit à Die Letzen Tage des Reichkanzlei (Les
derniers jours de la chancellerie du Reich), de Gerhardt Boldt, car l’auteur
avait adopté une ligne antinazie. En marge d’un passage du livre, il
griffonna: «Voilà un homme qu’on devrait écorcher vif! Un âne bâté, un
porc, un fumier. Pas étonnant qu’avec de pareils bonshommes, nous ayons
perdu la guerre ! » Il nota son credo sur la page de garde, qui tenait en trois
lignes que l’on pourrait résumer ainsi : devoir et obéissance aux ordres®5%e,
Eichmann continua aussi à fréquenter d’anciens SS. L’un de ses
compagnons les plus proches était Otto Skorzeny, qui avait fui l’Europe en
juillet 1948 et était arrivé en Argentine l’année suivante. Skorzeny avait
joué un grand rôle dans le coup d’État qui avait hissé Szélasi au pouvoir à
Budapest en octobre 1944, et il avait fourni des armes à Eichmann au cours
de la dernière semaine de la guerre, lorsque celui-ci crut qu’il allait entamer
une lutte de partisans. C’est par Skorzeny qu’Eichmann fut présenté à
Willem Sassen, un nazi mi-allemand et mi-néerlandais qui avait servi dans
la Waffen-SS avant de rejoindre l’office de propagande du parti nazi. Sassen
fut jugé par contumace pour crimes de guerre en Belgique et parvint à
gagner l’Argentine en septembre 1948, à bord d’un schooner, sous le faux
nom de Jacobus Janssen. Là, il s’intégra aisément au milieu des anciens SS.
Il devint rédacteur en chef du bulletin d’informations hebdomadaire Der
Weg, qui s’adressait à la communauté nazie en exil. Der Weg avait des
contacts avec l’éditeur Dürer-Verlag, qui comptait parmi les nombreuses
entreprises de Ludwig Freude, et sa ligne éditoriale était tellement
extrémiste que même Perôn fut convaincu de suspendre sa publication. Il
continua toutefois à être distribué sous le manteau£27.
Sassen connaissait tout le monde au sein de cette petite fraternité SS. Il
présenta Eichmann au Dr Joseph Mengele, qui avait emprunté la même
route vers l’Argentine que lui, voyageant avec une fausse carte d’identité
préparée à Termeno au nom d’Helmut Gregor. Mengele arriva en juin 1949,
mais de là sa trajectoire fut différente de celle d’Eichmann. Il était issu
d’une riche famille du sud de l’Allemagne, propriétaire entre autres d’une
usine qui produisait des outils agricoles, et il obtint un emploi en tant que
représentant de cette entreprise en Argentine. Rapidement, il évolua dans
les hautes sphères. En comparaison, Eichmann était proche d’une misère
noire. Les deux hommes se rencontrèrent plusieurs fois au café ABC, mais
le courant ne passa pas entre eux. Eichmann refusa l’offre de Mengele de le
soigner gratuitement. Il se peut qu’il ait trouvé la proposition
condescendante, ou bien qu’il se soit souvenu du passé de Mengele, l’«ange
de la mort» qui effectuait des expériences médicales sur les prisonniers de
Birkenau. Quelle qu’en fût la raison, il déclina l’offre. Leurs rencontres
s’espacèrent®58,
En revanche, Eichmann fréquenta davantage Sassen, et leur association
devait s’avérer décisive. En plus de son travail de journaliste, Sassen
gagnait de l’argent en servant de nègre à des anciens SS qui voulaient
notamment raconter leurs mémoires, et il travaillait fréquemment avec un
ancien membre du ministère de la Propagande du parti nazi, Eberhard
Fritsche, qui avait été l’un des plus proches adjoints de Goebbels et était
désormais le directeur de Dürer-Verlag et un collaborateur de Ludwig
Freude. En 1955 ou 1956, de mèche avec Fritsche, il proposa à Eichmann
de collaborer à une histoire globale de la «solution finale ». Celle-ci dirait la
«vérité» du point de vue nazi et leur rapporterait certainement une belle
somme d’argent. L’idée consistait à enregistrer les souvenirs d’Eichmann,
avec des références à des documents de l’époque et avec l’ajout
d'interventions d’experts de la communauté SS. Les enregistrements
devaient par la suite être retranscrits et présentés sous la forme d’une
recension authentique des événements de la part de l’un de ceux qui
s’étaient trouvés au cœur de l’action. Eichmann et Sassen avaient toutefois
des objectifs différents. Le premier était avant tout poussé par la vanité. Il
éprouvait un grand ressentiment à être tombé dans l’oubli, sans le sou, et il
était vexé par les histoires qui, selon lui, présentaient son rôle dans la
«solution finale» de manière erronée. Il voulait en particulier contester la
version fabriquée par Wisliceny. Sassen, quant à lui, souhaitait contrecarrer
les demandes de réparations présentées à l’ Allemagne par les Juifs et par
Israël, et il voulait soulager le sentiment de culpabilité collective des
Allemands face au génocide des Juifs. L’un de ses premiers objectifs était
de minimiser le nombre de victimes du génocide. Un autre était de disculper
Hitler. Eichmann ne discerna pas de prime abord les présupposés de Sassen,
et ce dernier sous-estima l’entêtement de celui qu’il interrogeait. Le résultat
fut parfois tristement comique£®,
Eichmann apprécia tout d’abord l’occasion qui lui était donnée de se
confier à quelqu'un qui connaissait bien la période et qui, pensait-il,
l’écouterait avec complaisance: « J’étais heureux, pour une fois, de pouvoir
parler du problème dans toute sa complexité, et, d’une certaine manière, de
m'en défaire.» Il découvrit pourtant que la perspective de Sassen n’était pas
complètement en accord avec la sienne. S’il n’eut pas de problème à
enregistrer que Heydrich avait reçu un ordre du Führer pour exterminer les
Juifs, Sassen voulut savoir si Hitler était réellement responsable, et il
voulait des preuves tangibles de l’existence d’un tel ordre. À un moment,
Eichmann exprima une certaine incrédulité que quelqu’un puisse s’attendre
à ce qu’il existât un ordre écrit de la main de Hitler en personne, protestant
que ce n’était pas la manière dont le Reich fonctionnait. D’autre part, alors
que Sassen voulait diminuer le nombre de Juifs déportés vers les camps de
la mort, Eichmann était heureux de se vanter de la réussite de son travail.
En raison de l’insistance de Sassen, le dialogue tourna encore et encore
autour des évaluations statistiques du nombre de personnes tuées, les deux
hommes défendant des positions opposées sur la question£40,
Le vin consommé lors de ces sessions délia dangereusement la langue
d’Eichmann. Sa pitié pour lui-même et son autoglorification l’entraînèrent
toutes deux à faire des déclarations compromettantes. Il regretta sa faiblesse
de ne pas avoir été capable de surmonter tous les obstacles à l’élimination
de tous les Juifs. Complètement insensible ou indifférent à ce que les
«transports» signifiaient en termes de souffrances humaines, il se plaignit
des délais et se réjouit des convois arrivés sans encombre : «Il nous arriva la
même chose en Slovaquie, et encore en France, bien que là nous avions
commencé avec beaucoup d’espoir. Il nous arriva la même chose en
Hollande, où pourtant les convois filaient bon train au début, donc on peut
dire que c’était d’abord magnifique, et ensuite les problèmes surgissaient
l’un après l’autre. » Il évoqua sa grande satisfaction lorsque les déportations
se passaient sans accroc, en particulier en Hongrie$t,
Malgré certaines déclarations voulant qu’il ne fût pas antisémite, ne haït
pas les Juifs personnellement et eût de nombreux collègues juifs, Eichmann
apparut à d’autres moments comme un nazi impénitent et invétéré. « Non, je
n’ai aucun regret et je ne dois aucune excuse. Au cours des quatre mois
pendant lesquels vous m’avez rafraîchi la mémoire, une grande quantité de
souvenirs est remontée à la surface. Il serait trop simple pour moi de jouer
un rôle, même si je pourrais raisonnablement le faire, pour faire plaisir à
l’opinion publique, comme si Saül était devenu Paul. Mais je dois vous dire
qu’il m’est impossible de faire une chose pareille, parce que mon moi le
plus profond refuse de dire que nous avons fait quelque chose de mal. Non
— pour être tout à fait franc avec vous, je vous avouerai que si nous avions
tué tout le monde, les 10,3 millions de Juifs répertoriés par [le statisticien]
Korherr, je serais heureux et je dirais: “Mission accomplie, l’ennemi n’est
plus.”8 »
Les sessions, qui se déroulèrent en des endroits différents, devinrent une
sorte d'événement, et d’anciens camarades vinrent écouter Eichmann. Des
boissons étaient servies, Eichmann devenait modérément ivre et
l’atmosphère était parfois assez chahuteuse. L’un des premiers spectateurs
fut Eberhard Fritsche, mais celui-ci n’approuvait pas le projet d’Eichmann.
Un autre fut Rudolf Mildner, ancien officier de la Gestapo à Katowice,
Auschwitz et Copenhague. Eichmann avait été en contact avec lui lors de
l’Aktion avortée contre les Juifs du Danemark en 19434.
Eichmann ne se laissait aller à l’autocritique que sur un seul sujet: le fait
de n’avoir pu contribuer au succès total de la «solution finale ». «En guise
d’excuse, il faut dire que: 1) je n’avais pas une intelligence assez étendue ;
2) je n’avais pas la dureté physique qu’il aurait fallu; et 3) contre ma
volonté se trouvait toute une légion d’hommes opposés à cette volonté, si
bien que je me sentais paralysé, je ne pus aller jusqu’au bout de ce qui
aurait peut-être pu représenter un succès décisif, parce que je devais
dissiper mon énergie dans une lutte de plusieurs années contre ceux qu’on
appelait les interventionnistes.» De manière éloquente, il ajouta: «Mais
tout cela, il vaut mieux ne pas l’écrire dans notre livre, peut-être que ce
n’est pas une très bonne idée£#... »
Au total, Sassen et Eichmann se rencontrèrent pendant cinq mois et
enregistrèrent ensemble pas moins de 67 bandes magnétiques. En tout, la
retranscription couvre 695 pages, auxquelles Eichmann ajouta plus de 80
pages de notes manuscrites. Il ne fut toutefois pas satisfait du résultat. Les
retranscriptions de Sassen prenaient parfois beaucoup de liberté avec
l’original, il ajoutait des interpolations de son chef, et ses commentaires se
mélangeaient parfois à ceux d’Eichmann. Lorsque les sessions avaient
débuté, Eichmann se trompait parfois dans les faits et il lui arrivait de faire
des erreurs : «Il faut me croire, pendant ces derniers mois, je n’ai rien gardé
pour moi et j’ai dit tout ce que je savais. J’admettrais aussi volontiers cela si
je m’en souvenais. Souvent, en relisant tout cela, c’était comme si je
parvenais à me rappeler un souvenir d’enfance. Plus je pensais à ces choses,
plus mes idées se firent confuses, et il me semble que c’était le début d’une
sorte d’auto-suggestion.» En suivant leur accord, Sassen envoya à
Eichmann plusieurs épreuves de retranscription, et celui-ci commença à y
faire de nombreuses corrections et commentaires à la main. Plus tard, il
déclara qu’il était tellement déçu qu’il abandonna le projet et commença
tout seul une version manuscrite, peut-être dans l’idée de refaire un jour les
enregistrements. En attendant, il tenta d’insister auprès de Sassen pour que
seuls les passages de la retranscription qu’il aurait autorisés de sa signature
fussent utilisés. Le Néerlandais s’avéra néanmoins un partenaire peu
scrupuleux. Il en résulta une bombe à retardement à la fois historique,
littéraire et juridique*2.
Eichmann avait été entraîné dans le projet de Sassen en partie appâté par
la promesse qu’il pourrait gagner de l’argent. Il s’agissait d’une grande
motivation pour lui à un moment où sa situation s’était très sévèrement
dégradée. En 1958, il investit 65000 pesos de son compte d’épargne dans
un lopin de terre détrempée dans un district en dehors de Buenos Aires,
Bancalari. La région était régulièrement inondée par la rivière Tigre et
n’avait pas encore accès au tout-à-l’égout, à l’eau courante ou à l’électricité.
Cela signifiait que ces 700 mètres carrés de terrain étaient bon marché, et
les propriétaires étaient en outre exemptés des taxes municipales. Aidé par
ses fils, Eichmann draina le terrain, posa les fondations d’une maison et
commença à construire. Ils travaillèrent selon un calendrier fixé par
Eichmann lui-même. Même Klaus fut impressionné par la discipline et le
savoir-faire pratique de son père: «Nous avons construit la maison de nos
propres mains. Vous auriez dû voir notre père à l’époque. II était tellement
versatile, il savait en fait tout faire, il prenait tout très au sérieux, et il avait
raison, toujours raison£4, »
La maison, située au 14 rue Garibaldi, était éloignée de la route et à
l’écart, avec une simple petite cabane sur le côté. Elle était surélevée sur
une plate-forme de six marches afin de la protéger des inondations. La
bâtisse d’un étage avait des fondations profondes, des murs
inhabituellement épais et peu de fenêtres, qui donnaient principalement sur
l’arrière. Eichmann la déclara «terminée» au début de l’année 1960, bien
qu’il n’y eût encore ni électricité ni eau courante. (L’eau était pompée dans
un puits situé dans la cour, devant la maison.) Passant outre les objections
de Vera, la famille emménagea££7.
Pourquoi Eichmann insista-t-il tant pour quitter la rue Chacabuco et aller
habiter dans cet endroit perdu ? Il se peut que la maison lui ait donné un
sentiment de sécurité, parce qu’elle était éloignée de voisins trop curieux et
donnait à ses occupants un champ de vision dégagé à 360degrés.
Néanmoins, son isolement devait se révéler aussi une faiblesse. Eichmann
se rendait à pied de la maison à un arrêt de bus proche, sur la route 202, et
prenait l’autobus 203 pour aller travailler tous les matins. Il rentrait par le
même bus chaque soir. Le bus le déposait à 19 h 40 précises. Ensuite, il
parcourait 300 mètres jusqu’à sa maison dans la nuit noire, utilisant parfois
une lampe torche pour éviter les flaques et les fossés entre la route
principale et le perron de sa maison. Une fois qu’il avait dépassé un petit
magasin à un pâté de maison de la jonction entre la route 202 et la rue
Garibaldi, il n’y avait plus aucun éclairage public, ni personne alentour.
Aucun magasin et aucune maison ne donnaient sur la rue. C’était l’endroit
idéal pour un enlèvement.
Ironiquement, après des années d’inactivité et d’apathie, juste au moment
où Eichmann construisait la maison qui s’avérerait plus tard si vulnérable à
un assaut, ses poursuivants s’activèrent. Ils furent galvanisés par une
information apparemment de source crédible, selon laquelle Eichmann se
trouvait en Argentine. Cette information avait une origine extraordinaire.
En 1956, Klaus Eichmann fréquenta une jolie jeune femme appelée Sylvia
Hermann. Son père était aussi un émigré allemand, mais il était arrivé dans
des circonstances plutôt différentes. Lothar Hermann était à demi juif et
avait émigré en Argentine à la fin de l’année 1938, après un séjour dans un
camp de concentration, où il avait été emprisonné pour avoir mené des
activités socialistes clandestines. Au milieu des années 1950, sa vue s’était
beaucoup dégradée, et il vivait à Buenos Aires dans une grande gêne
matérielle, en compagnie de sa femme et de sa fille. Sylvia invitait parfois
Klaus chez ses parents, et Hermann discutait avec lui de ceci ou cela. Un
jour, leur conversation aborda l’histoire récente, et ce que le jeune homme
déclara resta gravé dans la mémoire de Hermann. Comme il l’expliqua à
l’enquêteur: «Un jour, alors que la conversation avait abordé le sort des
Juifs lors de la Seconde Guerre mondiale, il déclara qu’il aurait mieux valu
que les Allemands terminent leur entreprise d’extermination. Une autre fois,
il avança que son père avait été officier dans l’armée allemande.» Sylvia
cessa par la suite de fréquenter Klaus, et sa famille déménagea à Colonel
Suarez, située à plusieurs centaines de kilomètres de la capitale. Toutefois,
un an plus tard, le nom d’Eichmann apparut dans un article de journal sur
un procès pour crimes de guerre organisé à Francfort. Lothar Hermann se
souvint du nom de l’ancien petit ami de sa fille et fit le lien: le jeune
homme était le fils d’Adolf Eichmann. Eichmann était en Argentine.
Hermann, qui était resté un antinazi convaincu, transmit cette information
aux autorités judiciaires de Francfort. Par chance, sa lettre parvint au
procureur général du land de Hesse, Fritz Bauer®#,
Dans l’Allemagne de l’Ouest des années 1950, Bauer était un cas à part.
Né dans une famille juive à Stuttgart en 1903, il était devenu avocat au
barreau, mais ses activités avaient été interrompues par près de trois années
passées dans un camp de concentration. Bauer était un antinazi obstiné et, à
sa libération, il émigra au Danemark, où il continua d’exercer sa profession
tout en poursuivant ses activités politiques antifascistes. Lorsque les
Allemands envahirent le Danemark en 1940, il s’enfuit en Suêde. Il
enseigna le droit à l’université de Stockholm et retourna en Allemagne en
1949, pour occuper une série de postes dans la hiérarchie judiciaire de la
nouvelle République fédérale. À la différence de nombre de ses collègues
qui avaient continué à exercer sous les nazis et avaient occupé des postes où
ils avaient appliqué les lois nazies, Bauer n’était aucunement encombré par
le passé. Il défendit l’idée de lois de restitution et de réparations et le procès
des criminels de guerre nazis en Allemagne de l’Ouest. Ces positions ne
firent rien pour le rendre populaire auprès de ses collègues, mais il avait le
cuir épais et il était dévoué à sa cause. Il était la personne idéale pour agir à
partir du renseignement envoyé par Lothar Hermann£#,
Néanmoins, Bauer devait s’assurer que l’information était exacte avant
de prendre des dispositions ultérieures. Il envoya à Hermann une
description d’Eichmann et lui demanda d’identifier son lieu de résidence.
Hermann et sa fille entreprirent alors le voyage difficile vers la capitale, se
renseignèrent auprès d’amis de Klaus Eichmann dont Sylvia se souvenait, et
sans grandes difficultés trouvèrent le chemin du 4261 rue Chacabuco. Pour
s’assurer que la famille Eichmann habitait bien là, Sylvia sonna à la porte et
demanda à voir Klaus. Elle raconta qu’un homme entre deux âges apparut
sur le pas de la porte et lui déclara qu’il était son père. Pour Hermann,
c'était là une preuve suffisante, et il envoya une lettre à Bauer avec
l’adresse d’Olivos£20,
Bauer pressentit que, s’il poursuivait l’enquête lui-même et utilisait
l’appareil judiciaire ouest-allemand afin de lancer une investigation sur
Eichmann, d’anciens nazis pourraient alerter sa proie. Il décida alors de
transmettre les informations les plus importantes au ministère israélien des
Affaires étrangères, par l’intermédiaire d’un attaché israélien en Allemagne,
dans l’espoir que Jérusalem se saisisse des informations et passe à l’action.
De fait, le directeur général du ministère des Affaires étrangères, Walter
Eytan (anciennement Walter Ettinghausen), fut galvanisé d’apprendre
qu’Eichmann était vivant et qu’il se trouvait en Argentine. Eytan organisa
une réunion avec Isser Harel, le directeur des services secrets israéliens,
mais Harel était quant à lui assez sceptique, et il fut décontenancé par l’état
d’agitation de son collègue, d’humeur habituellement égale. Tout ce qu’il
accepta de faire pour l’heure fut d’envoyer un agent des services secrets
trouver Bauer en personne. Lors de cette rencontre, qui eut lieu le
6 novembre 1957, Bauer lui donna l’adresse et dit explicitement que, si
quiconque devait aller rechercher Eichmann en Argentine, il fallait que ce
fût les Israéliens£21,
Or, ces derniers n’étaient pas vraiment intéressés par la traque
d’Eichmann, en premier lieu Isser Harel, décisionnaire sur ces questions.
Né en 1912 à Vitebsk, en Russie, Harel avait été emmené en Palestine par
ses parents sionistes. Il avait grandi dans un kibboutz, était devenu membre
de la Haganah et avait servi avec les honneurs dans la section de
renseignements de celle-ci durant la guerre d’indépendance d’Israël. En
1952, il fut nommé à la direction des nouveaux services secrets israéliens.
Cet organisme fut rapidement scindé en deux sections séparées, le Shabak,
qui s’occupait de l’espionnage intérieur, et le Mossad, qui assurait les
activités en dehors d’Israël. Harel, en substance, chapeautait les deux.
Néanmoins, cet homme puissant savait peu de choses sur Eichmann et il ne
s’intéressait pas au personnage. Comme il le raconta dans ses mémoires:
«Je ne m'étais jamais vraiment penché sur son rang au sein de la hiérarchie
nazie ou sur le rôle qu’il avait joué dans ce que les nazis avaient appelé “la
solution finale”.» Il n’y avait pas d’unité au sein du Mossad chargée de la
traque des criminels nazis et pratiquement pas d’information sur eux, à
moins qu’ils n’apparaissent dans des pays arabes et ne contribuent à l’effort
de guerre de ces pays contre Israël. Des rumeurs avaient circulé sur la
présence d’Eichmann dans différents pays arabes, et un dossier existait sur
cette question. Étant donné ses faibles connaissances du sujet, Harel dut
repartir de zéro et resta éveillé toute une nuit pour lire le dossier®22,
Il décida finalement d’envoyer un agent à Buenos Aires pour vérifier
l’information de Bauer, mais rien ne fut entrepris avant janvier 1958, quand
Yoel Goren y fut envoyé. Goren parlait très mal espagnol et dépendait
d’assistants locaux pour s’orienter dans la ville. Sa principale activité
consista à arpenter en voiture la rue Chacabuco. À ses yeux, le quartier
avait l’air tellement délabré qu’il était difficile de croire qu’un ancien SS de
haut rang y habitait. Il transmit à Harel un rapport négatif, qui décida alors
de refermer le dossier. Ce n’est que grâce à l’entêtement de Bauer que Harel
poursuivit l’enquête. Lorsque Harel affirma qu’il devait vérifier la source de
l'information de Bauer, celui-ci lui suggéra d’envoyer un agent du Mossad
rencontrer Hermann en se faisant passer pour un de ses émissaires. Même
alors, Harel attendit mars 1958, au moment où, par coïncidence, il apprit
qu’un commissaire de police haut gradé qu’il connaissait devait se rendre à
Buenos Aires pour des affaires officielles. Il demanda au commissaire,
Efraim Hofstätter, de faire un détour par Colonel Suarez pour aller
interroger Hermann,
Hofstätter était un enquêteur expérimenté, mais il fut complètement
décontenancé en découvrant qu’Hermann était quasiment aveugle. S’il
écouta l’histoire de l’émigré, il laissa poindre son scepticisme en suggérant
à Hermann de continuer ses investigations lui-même. Lorsque ce dernier se
plaignit que le trajet jusqu’à la capitale était long et cher, Hofstätter lui
donna quelques dollars pour le défrayer. Il mit aussi en place un mécanisme
par lequel Hermann pouvait lui transmettre des informations de manière
sûre. Enfin, il se rendit rue Chacabuco, mais ne vit personne ressemblant à
Eichmann au numéro 4261, et conclut qu’il y avait fort peu de chances
qu’un ancien haut dirigeant nazi réside dans un lieu aussi misérable£54.
Cette mission exécutée de manière paresseuse et désinvolte fut
symptomatique du degré de priorité accordé à la recherche d’Eichmann.
L’agent du Mossad qui participa à l’opération finale lors de laquelle
Eichmann fut capturé, Zvi Aharoni, fit plus tard cette réflexion contrite:
«La tâche de prouver l’identité d’Eichmann fut confiée à un homme
aveugle qui vivait à dix heures de train de Buenos Aires.» Malgré tout,
Hermann et Sylvia parvinrent à découvrir certains éléments importants à
propos des propriétaires et des occupants du 4261 de la rue Chacabuco. Ils
apprirent que la maison appartenait à un certain Francisco Schmidt, et que
les factures d’électricité étaient aux noms de Dagoto et Klement. Hermann
en conclut que Schmidt était le faux nom d’Eichmann et, au milieu de
l’année 1958, le fit savoir à son nouveau contact (qu’il croyait en
Allemagne). Schmidt était autrichien, mais toute ressemblance avec
Eichmann s’arrêtait là. Lorsque Harel fit faire une vérification sur Schmidt,
il parut immédiatement évident que Hermann s’était trompé. Aux yeux de
Harel, la source s’était discréditée: toute cette affaire n’avait été qu’une
vaine poursuite. À nouveau, en septembre 1958, il «referma tout le
dossier??? »,
Des années plus tard, le successeur de Harel à la tête du Mossad, Meir
Amit, évoqua l’attitude de ses collègues à ce moment-là : «L'opération pour
capturer Eichmann en Argentine fut perçue par la communauté du
renseignement israélien de manière ambiguë. Certains chefs de cette
communauté (qui venaient principalement des renseignements militaires et
étaient responsables de l’évaluation des risques pour la sécurité nationale
d'Israël) eurent le sentiment que le Mossad outrepassait son propre rôle: les
vrais ennemis d’Israël étaient les puissances arabes.» Le Mossad était un
service d’une taille relativement modeste. Si la décision était prise de
ramener Eichmann en Israël, une telle opération aurait mobilisé une bonne
partie des ressources. En effet, selon Amit, «il ne faisait aucun doute à
l’époque que largement en raison de l’Opération Eichmann, les principaux
efforts du Mossad étaient détournés de sa cible principale, et cet état de fait
provoquait la colère d’une partie des responsables du renseignement
militaire», En attendant une décision qui rendrait effectif ce
détournement des ressources, rien ne fut plus fait pendant plus d’un an.
D’autres informations parvinrent, mais rien ne fut suffisamment décisif
pour ébranler le scepticisme bien ancré des Israéliens. En avril 1959, le très
attentif Simon Wiesenthal remarqua un faire-part de décès concernant une
Madame Maria Eichmann dans un journal de Linz, l’Oberôüsterreichische
Nachrichten. L'élément frappant dans cette annonce, était qu’elle citait sa
belle-fille, Vera Eichmann, parmi les parents de la défunte. Pourquoi Vera
Leibl, soi-disant divorcée de son soi-disant défunt mari, avait-elle repris ce
nom ? En février 1960, le même journal publia une annonce nécrologique
concernant cette fois le père d’Eichmann, Adolf Karl. À nouveau, Vera
Eichmann et ses fils apparurent dans la liste des membres de la famille du
défunt. Pour Wiesenthal, cela signifiait que Vera était de nouveau aux côtés
d’Eichmann, et que celui-ci était vivant. Wiesenthal rouvrit le dossier, et
envoya un agent interroger la mère de Vera. Frau Liebl confia que sa fille
était mariée à un homme appelé Klems ou Klemt. Pourquoi alors utilisait-
elle le nom Eichmann dans les notices nécrologiques, si ce n’est que
Klement était bien Eichmann? Wiesenthal transmit cette information aux
autorités israéliennes, où elle fut reçue avec un certain intérêt du fait du
récent regain d’activité autour du dossier Eichmann£®7,
C’est Bauer qui, une nouvelle fois, avait ravivé l’enquête. En décembre
1959, il se rendit en Israël dans le cadre de son travail; il avertit Haim
Cohen, son homologue, que le Mossad était en train de laisser une piste
fantastique lui glisser entre les doigts. Bauer avait de son côté accumulé les
informations, peut-être en partie par le biais des services de renseignements
ouest-allemands, selon lesquelles, avec l’aide de l'Église catholique,
Eichmann avait quitté l’Europe avec un passeport de la Croix-Rouge sous le
faux nom de Ricardo Klement, et qu’au début des années 1950 un Klement
était apparu à Buenos Aires, d’abord employé par Capri, puis propriétaire
d’une blanchisserie à Olivos. Cohen organisa un rendez-vous entre Bauer et
Harel, lors duquel ces informations furent échangées, mais Harel ne
divulgua pas à Bauer qu’il savait qu’un Klement habitait au 4261 de la rue
Chacabuco, et il ne laissa transparaître aucune réaction. Bauer devint très
animé lorsque ses informations inestimables furent accueillies avec une
telle désinvolture apparente. Il s’écria que «n’importe quel policier de
seconde classe serait capable de suivre une telle piste». En effet, des
informations aussi détaillées que celles fournies par les sources allemandes
balayaient toute justification à l’absence d’action. Il était néanmoins
toujours nécessaire de s’assurer que le Klement de la rue Chacabuco était
bien le fugitif Klement, qui était lui-même en réalité Eichmann. C’est ce
que Harel décida de faire58.
En premier lieu, Zvi Aharoni fut envoyé à Francfort-sur-le-Main pour
étudier le dossier ouest-allemand sur Eichmann, qui contenait désormais les
dernières et les plus importantes informations sur lui. Ensuite, Harel
consulta le Premier ministre israélien, David Ben Gourion. Son feu vert
serait nécessaire à l’organisation d’une opération qui accaparerait des
ressources importantes des services de renseignements et qui aurait
certainement des répercussions internationales explosives, qu’elle réussisse
ou non. Lorsque Ben Gourion apprit de la bouche de Cohen qu’Eichmann
vivait probablement en Argentine, il lui répondit qu’Israël ne devrait pas
envoyer de demande d’extradition mais plutôt agir de manière clandestine
pour ramener Eichmann en Israël et lui intenter un procès. Ben Gourion
nota dans son journal à la date du 6 décembre 1959: «S’il n’y a pas
d’erreur d’identité, nous l’attraperons et le ramènerons ici. Isser s’en
chargera.» Toutefois, au-delà des difficultés pratiques d’une telle mission, il
y avait aussi des complications potentielles en termes de droit international
et de relations diplomatiques. Aïnsi, Harel demanda conseil à l’avocat
général, Haim Cohen, au ministre de la Justice, Pinhas Rosen, et à la
ministre des Affaires étrangères, Golda Meir. Le point de vue juridique était
qu'Eichmann pouvait être jugé en Israël si l’on pouvait le faire sortir
d'Argentine. L’extradition ne fut jamais sérieusement envisagée, et Golda
Meir n’émit pas d’objection à une opération clandestine. La voie était alors
dégagée pour qu’Aharoni parte faire la première mission de reconnaissance
israélienne approfondie®2?,
Pour plusieurs raisons, Zvi Aharoni était l’homme idéal pour cette
mission. Né en Allemagne en 1921, il avait quitté le pays en octobre 1938
avec le reste de sa famille. Ils se rendirent en Palestine, où ils passèrent cinq
ans dans le kibboutz Alonim. Aharoni s’engagea dans les forces
paramilitaires à l’âge de seize ans et passa de la police rurale, qui gardait les
colonies juives, aux rangs de l’armée britannique. Il combattit pendant la
guerre d'indépendance et rejoignit les services de renseignements israéliens
en 1948. Ses qualités principales étaient ses talents d’investigateur et
d’interrogateur. Le travail de terrain n’était pas son point fort. Comme il
l’admit lui-même, dans la version des faits qu’il publia en 1996, sa collecte
clandestine d’informations et son travail de surveillance de la cible avaient
frôlé le désastre£20,
Aharoni arriva à Buenos Aires le 1*mars 1960 muni de faux papiers et
d’une couverture selon laquelle il était un diplomate enquêtant sur des
incidents antisémites en Amérique du Sud. Il rassembla une équipe de
bénévoles locaux, tous des Juifs connus d’Israël comme des assistants
fiables à qui l’on pouvait confier des missions de moindre importance.
Deux jours plus tard, il se rendit à la rue Chacabuco. La maison était vide,
mis à part quelques ouvriers qui la décoraient. L’un des assistants d’Aharoni
demanda où la famille avait déménagé, mais personne ne le savait. Aharoni
décida alors d’envoyer un coursier à la maison avec un cadeau pour
«Nikolas Klement» (dont c’était l’anniversaire le 3 mars), prétendant que
c'était de la part d’une petite amie, et de lui faire demander où le paquet
devait être envoyé. Le travailleur suggéra qu’il aille parler à «Tito», l’un
des garçons qui avaient vécu dans la maison et qui travaillait dans les
environs. Le coursier alla trouver «Tito» pour lui remettre le cadeau, mais
ce dernier n’offrit qu’une réponse vague et prit le paquet. Aharoni essaya de
suivre ce «Tito», qui était probablement Dieter Eichmann, mais perdit sa
trace à plusieurs reprises. Pendant ce temps, le danger était que Klaus
raconte à son père que quelqu'un prétendant le connaître avait envoyé un
cadeau à «Nikolas Klement», alors qu’il se faisait toujours appeler Nikolas
Eichmann. Par chance, Klaus s’empara du cadeau (un briquet) et n’alerta
pas son père.
Le 11 mars, le coursier d’Aharoni aborda «Tito» et lui demanda si le
cadeau avait bien été remis à son destinataire. «Tito » répondit en riant que
le paquet aurait aussi bien pu être adressé à son père ou à son frère, mais
qu’il l’avait donné à ce dernier. Aharoni en conclut que si «Nikolas
Klement» était un faux nom pour Nikolas Eichmann, alors son père devait
également être un Eichmann. Il fit parvenir un message secret à Harel:
«Klement est Eichmann.» «Tito» avait aussi donné au coursier des
instructions précises pour trouver la maison des Klement/Eichmann, et une
brève description de ce à quoi elle ressemblait, car à cette époque il n’y
avait toujours pas de numéros dans la rue. Le 12 mars, Aharoni emprunta la
route 202 et suivit les indications données par «Tito». Il dépassa la maison
de plain-pied au toit plat que celui-ci avait décrite.
Pendant les cinq jours qui suivirent, Aharoni surveilla la maison et la prit
en photo de loin. Le 16 mars, lui et un de ses assistants locaux firent une
incursion jusqu’à la maison, afin de tenter de prendre de meilleurs clichés
du logement et de son propriétaire à l’aide d’un appareil photographique
dissimulé. Le subterfuge, qu’il avait lui-même imaginé, fut insuffisamment
préparé. Les deux hommes s’approchèrent de la maison et appelèrent pour
voir si quelqu'un était là. Une femme d’une cinquantaine d’années apparut,
Vera Eichmann, suivie d’une femme plus jeune, qui était la femme de
Klaus, Margarita. Aharoni se fit passer pour un promoteur américain
intéressé par l’achat de terrains, et leur demanda si leur maison ou les
parcelles environnantes étaient à vendre. Vera laissa le soin de poursuivre la
conversation à sa belle-fille, qui parlait anglais et pouvait de ce fait mieux
communiquer avec les «Américains ». Les enquêteurs se retrouvèrent alors
à converser avec Margarita, qui parlait anglais mieux qu’eux. Il sembla
aussi probablement étrange que des promoteurs de New York s’intéressent à
ces terrains marécageux et encore non exploités. Ils parvinrent à mettre fin à
la conversation sans se mettre plus avant dans l’embarras, mais Eichmann
leur confia plus tard que sa femme lui avait raconté l’incident, qu’il avait
trouvé suspect.
Pendant ce temps, d’autres assistants passèrent en revue les registres
fonciers. Ils découvrirent que la parcelle de terrain de la rue Garibaldi était
enregistrée au nom de Veronica Catarina Liebl de Fichmann. Il y avait
probablement eu une erreur de retranscription, remplaçant le E par un F. Les
derniers doutes causés par l’orthographe approximative du nom furent
évacués le 19 mars lorsque Aharoni aperçut Eichmann rentrant de son
travail. Il fut convaincu d’avoir localisé sa cible, mais il voulait néanmoins
obtenir une preuve photographique. Ses tentatives tinrent de la farce et
faillirent le faire prendre. Un jour, il effectuait une surveillance à bord de sa
jeep de location. Lorsque vint le moment de repartir, il fit une marche
arrière trop rapide et fit tomber la voiture dans un fossé. Celle-ci se retourna
à seulement quelques centaines de mètres de la résidence d’Eichmann. Une
foule s’attroupa pour voir ce qui s’était passé, tandis que des habitants du
coin aidèrent l’Israélien qui pataugeait péniblement, mais par chance
personne de la maison ne s’approcha ou ne réalisa que c’était un étranger
qui avait un problème.
Il restait à Aharoni seulement quelques jours avant la fin de sa mission, et
il désespérait d’obtenir un cliché en gros plan d’Eichmann. Le dimanche
3 avril, ce dernier était chez lui et il travaillait à son jardin. Sur les
instructions d’Aharoni, deux de ses assistants, dont un portait un appareil
photo caché dans une valise, s’approchèrent de la clôture du jardin
d’Eichmann et lui adressèrent la parole. Pendant leur conversation
innocente, celui qui portait la valise prit une série de clichés. C’était
toutefois la première fois qu’il utilisait un tel appareil, et il n’avait aucune
idée de ce à quoi ressembleraient les photos. Après quelques minutes, les
deux hommes prirent congé et s’éloignèrent d’un pas nonchalant vers l’arrêt
de bus, sous le regard d’Aharoni, qui était caché à l’arrière d’un camion
garé à quelque distance de là. Il les rejoignit et s’empara de la précieuse
valise.
Aharoni avait l’ordre de retourner en Israël le 5 avril, mais il tenait
absolument à faire développer la pellicule avant son départ. Ce n’était pas
vraiment nécessaire, et l’opération représentait un risque inutile parce qu’il
n’avait pas accès à un laboratoire de développement photographique
sécurisé. Il voulait pourtant s’assurer qu’il avait trouvé la bonne personne. Il
déposa alors la pellicule chez un photographe dans une rue commerçante,
lequel envoya les négatifs à un laboratoire qui s’occuperait du
développement. Le lendemain, lorsque Aharoni vint chercher ses
photographies, on lui annonça qu’à cause d’une erreur, elles n’étaient pas
encore arrivées. Il fit un véritable scandale. Il exigea de savoir où elles
étaient, et après qu’un assistant dans la boutique du photographe eut averti
l’entreprise de développement de l’arrivée d’un coursier, il paya un taxi
pour aller les chercher. Ce n’est que par chance qu’aucun sympathisant nazi
ou toute autre personne suspicieuse ne fut impliquée dans cette transaction.
Étant donné la densité des Allemands, anciens SS et fugitifs du III Reich à
Buenos Aires, Aharoni eut en effet beaucoup de chance. Il embarqua pour
l’Europe le lendemain, avec ses précieux clichés.
Par coïncidence, Harel se trouvait à Paris lorsque Aharoni y fit escale, et
ils rentrèrent ensemble en Israël. Dans l’avion, Aharoni annonça à son chef
qu’il était certain d’avoir trouvé Adolf Eichmann. Harel répondit : «Dans ce
cas, nous irons le chercher.» À leur arrivée, le 9 avril, Aharoni découvrit
que Harel avait déjà fait passer l’opération à une vitesse supérieure. Il avait
nommé un officier supérieur des services de renseignements, Rafi Eitan, à
la tête d’un détachement spécial et avait commencé à rassembler une
équipe. Trois semaines seulement après son retour, Aharoni s’en retourna en
Argentine en compagnie de quatre autres agents du Mossad, qui serviraient
de tête de pont à l’opération. Au cours des quinze jours qui suivirent,
plusieurs autres agents israéliens arrivèrent, chargés de différentes
fonctions, apportant un certain nombre de pièces d’équipement. Il y avait là
un technicien capable d’évaluer la sécurité offerte par d’éventuelles
planques et de les adapter en y installant des cellules et des cachettes ; un
spécialiste en faux papiers, qui pourrait en fabriquer de nouveaux pour
Eichmann et les membres de l’équipe ; un docteur qui vérifierait que le futur
prisonnier ne transportait pas de poison, l’endormirait et s’assurerait qu’il
resterait en bonne santé; un agent de sexe féminin qui pourrait faire la
cuisine et le ménage pour l’équipe — et donner l’impression que leur base
était un ménage comme un autre®£l.
Harel arriva en personne au début du mois de mai pour assumer la
responsabilité de l’opération dans son ensemble. C’était inhabituel; mais les
ramifications de l’«opération Eichmann» étaient tellement sensibles qu’il
pensa qu’il devait être sur place pour pouvoir prendre des décisions sur-le-
champ en cas de besoin. S’il devait y avoir des complications, il n’y aurait
pas le temps de consulter Tel-Aviv, et peut-être serait-il même impossible
d'atteindre l’ambassade d’Israël. L’équipe se trouvait en territoire hostile. Si
les relations entre Israël et l’Argentine étaient bonnes, les agents savaient
que Buenos Aires grouillait de nazis et de sympathisants à la cause parmi sa
communauté de quelque 80000 Allemands et, plus inquiétant encore, au
sein du mouvement péroniste. Perôn avait certes été écarté du pouvoir cinq
ans plus tôt, mais ses partisans constituaient toujours une force majeure
dans le pays, et un grand nombre d’entre eux continuaient d’adhérer au
mélange de nationalisme argentin, de populisme, de catholicisme et de
penchants profascistes qui constituaient l’idéologie péroniste. Même si la
mission réussissait, Israël devait s’attendre à des réactions brutales à son
encontre. Ainsi, le 28 avril, quelques jours seulement avant son départ,
Harel rendit visite au Premier ministre Ben Gourion pour obtenir sa
bénédiction à la mission. Ben Gourion approuva££z.
Pendant les premiers jours, les membres de l’équipe maintinrent la
maison d’Eichmann sous une surveillance constante et furent en mesure
d'établir qu’il suivait une routine tout à fait réglée. Ils purent,
significativement, confirmer que son bus le déposait à 19 h 40 chaque soir
de la semaine et qu’il effectuait ensuite à pied le chemin sur une route
sombre et déserte jusqu’à son domicile. Tandis que certains agents
s’occupaient de louer des voitures pour la surveillance et, au bout du
compte, la capture, d’autres trouvèrent des planques, dont une pour l’équipe
et une autre qui serait utilisée pour cacher Eichmann une fois qu’il aurait été
appréhendé. Harel, soucieux du moindre détail et extrêmement prudent,
insista pour qu’il y ait une solution de repli pour chacune des planques,
chacune des voitures et chacun des agents impliqués dans les éléments
cruciaux de l’opération. Le résultat fut une dépense de temps, d’énergie et
d’argent qui paraissait sans fin£65,
Harel s’inquiétait de la possibilité que l’opération soit découverte et que
la famille d’Eichmann puisse donner l’alarme, faisant surgir une petite
armée d’anciens SS aidés d’un groupe de sympathisants argentins. Il voulait
une solution de secours pour chacune des étapes, en particulier la dernière,
la sortie du pays. Par chance, la célébration imminente de l’indépendance
de l’Argentine leur offrit une occasion en or. Les festivités programmées
devaient commencer le 20 mai, et des diplomates israéliens devaient arriver
quelques jours plus tôt pour y participer. Il était prévu qu’ils empruntent un
avion de la compagnie El Al, qui pourrait aussi être utilisé pour s’enfuir.
Puisque El Al était une compagnie aérienne appartenant à l’État israélien, il
était possible d’espérer que ses dirigeants et employés se montreraient un
minimum coopératifs. Harel consacra ses efforts à organiser l’accès à cet
avion pour repartir®64,
Après avoir discuté du moment le plus opportun, l’équipe décida de
frapper le 10 mai, puisque l’avion repartirait pour Israël le 13 mai, comme
ils en avaient été informés par El AI. Néanmoins, le calendrier fut changé à
la dernière minute: les diplomates n’arriveraient plus que le 19 mai, et
l'avion repartirait pour Israël le lendemain. Cela voulait dire qu’ils devaient
soit changer la date de l’enlèvement, soit être prêts à garder Eichmann en
détention dans la planque pendant neuf jours. S’ils avançaient la date de
l’opération trop près de la date du départ de l’avion et que quelque chose
venait à se passer, ils n’auraient plus de seconde chance. D’un autre côté,
plus ils le garderaient longtemps dans la planque, plus les risques d’être
découverts augmenteraient. Ils s’arrêtèrent finalement sur la date du
mercredi 11 mai 1960£65.
Ce soir-là, les agents de l’équipe prirent position autour de la maison
d’Eichmann. Vera, qui ne se doutait de rien, le jeune Ricardo et Dieter
étaient les seuls membres de la famille présents. Klaus avait désormais son
propre logement, où il vivait avec sa femme Margarita et leur bébé. Horst,
membre de l’équipage d’un navire marchand, était en mer. Tout était calme
alors que la pénombre tomba sur les deux voitures que l’équipe israélienne
allait utiliser pour l’enlèvement. Le véhicule de soutien, avec deux hommes
à son bord, était garé dans un caniveau et en partie dissimulé par un pont de
chemin de fer. Il était positionné de telle sorte qu’il pourrait braquer ses
phares dans les yeux d’Eichmann au moment où celui-ci se dirigerait chez
lui depuis l’arrêt de bus. La seconde voiture, dans laquelle se trouvait
l’équipe qui réaliserait l’enlèvement proprement dit, était garée dans la rue
Garibaldi, à mi-chemin entre la jonction avec la route principale et le sentier
menant à la maison. Aharoni était au volant. À ses côtés se trouvaient Rafi
Eitan, Zeev Keren, le technicien qui avait construit la «cellule»
d’Eichmann dans la planque, et Pater Malkin, qui était spécialiste du
combat à mains nues. La mission de Malkin consistait à se saisir
d’Eichmann et à l’empêcher à la fois d’utiliser du poison et d’appeler des
secours.
À 19 h 40, il n’y eut aucun signe du bus ou d’Eichmann. Vingt minutes
s’écoulèrent et les deux sections commencèrent à perdre espoir. Juste au
moment où les agents du Mossad allaient abandonner, le bus arriva et
déposa la proie. Keren leva le capot de la voiture garée dans la rue
Garibaldi afin de simuler une panne et ne pas éveiller les soupçons
d’Eichmann. Le plan voulait que Malkin se dirige vers Eichmann, comme
pour lui demander de l’aide. Mais, en voyant Eichmann s’approcher,
Abharoni s’aperçut que celui-ci avait mis la main dans la poche de sa veste et
craignit qu’il ne tente de se saisir d’un pistolet. Alarmé, il glissa à Malkin
de faire attention à la main gauche d’Eichmann. Lorsque Malkin fut
suffisamment proche d’Eichmann pour lui parler, il dit: «Un momentito,
señor », et, comme Eichmann se reculait devant l’homme qui lui bloquait le
chemin, il se précipita sur lui. Toutefois, comme il tentait d’intercepter la
main d’Eichmann, il ne put s’emparer de lui comme il l’avait voulu. Au lieu
de cela, il l’attrapa maladroitement, et dans la lutte qui suivit, les deux
hommes perdirent l’équilibre et tombèrent dans le fossé au bord de la route.
Ils tombèrent de telle manière que Malkin fut coincé sous Eichmann, une
main sur sa bouche, et l’autre tentant d’immobiliser ses bras. Pendant tout
l'incident, Eichmann «hurlait et braillait». Lorsque Malkin se releva et
qu’il tenta de remettre Fichmann debout, celui-ci «laissa échapper un cri
strident. C’était comme le cri primal d’un animal pris au piège ». Aharoni fit
tourner le moteur de la voiture à plein régime afin de couvrir les cris
d’alerte d’Eichmann, mais ceux-ci continuèrent jusqu’au moment où Keren
et Eitan vinrent prêter main forte à Malkin. À eux trois, ils poussèrent
Eichmann dans le véhicule, le plaquèrent sur le sol à l’arrière et le
ligotèrent. Ils placèrent des lunettes de moto recouvertes de ruban adhésif
sur ses yeux. Alors que la voiture filait à vive allure, ils jetèrent une
couverture sur l’homme prostré, qui avait sombré dans le silence. Pour faire
bonne mesure, Aharoni lui dit en allemand: «Ne bougez pas, et personne ne
vous fera de mal. Si vous résistez, vous serez descendu.» Eichmann
répondit : «J’ai déjà accepté mon sort£66. »
Aharoni conduisit jusqu’à la planque, s’arrêtant deux fois en chemin,
selon des procédures élaborées destinées à semer d’éventuels poursuivants.
La voiture rentra directement dans le parking du bâtiment, qui était isolé et
recouvrait un large espace, et Eichmann fut escorté à l’intérieur à travers
une porte communicante jusqu’à la pièce qui avait été préparée pour lui
servir de «cellule». Celle-ci était vide à l’exception d’un châlit métallique
avec un matelas par-dessus. D’autres matelas avaient été empilés contre les
murs et les fenêtres pour bloquer la lumière et l’insonoriser. Les vêtements
d’Eichmann lui furent enlevés, et il fut menotté au lit tandis que le docteur
l’examinait pour déceler une éventuelle capsule de poison. Malgré ses
protestations, le docteur procéda à l’extraction de ses fausses dents, au cas
où elles auraient été creuses et auraient contenu des capsules de cyanure. Le
docteur examina aussi son corps pour observer les signes physiques
distinctifs, comme la cicatrice qui était restée de sa tentative de dissimuler
son tatouage de membre de la SS indiquant son groupe sanguin. Ensuite, il
fut revêtu d’un pyjama et le premier interrogatoire commença®£7.
Aharoni posa les questions à partir d’un scénario préparé plusieurs
semaines plus tôt. Dans la mesure où ce qui se produirait à ce moment-là
pourrait avoir d’énormes répercussions judiciaires, le procureur général
d'Israël indiqua en personne à Aharoni les questions qu’il devrait poser.
Tout d’abord, néanmoins, il lui fallut maîtriser ses propres émotions. Son
souvenir le plus marquant d’Eichmann à ce moment précis fut ses sous-
vêtements miteux. Il prit brusquement conscience qu’Eichmann n’avait
aucunement vécu une vie glorieuse financée par l’or pillé au nom du Reich,
frayant avec d’anciennes huiles du parti nazi dans le quartier des
ambassades de Buenos Aires. Au contraire, c’était un pauvre diable, abattu
et misérable. «Je me souviens encore exactement de la manière dont je fus
frappé, même légèrement dégoûté, lorsque je vis ses habits tout élimés, en
particulier ses sous-vêtements. Je ne pus m'empêcher de me demander
spontanément : est-ce lui le grand Eichmann, l’homme qui décida du sort de
millions des miens£68? »
Le premier but de l’interrogatoire était qu’Eichmann confirme lui-même
son identité. On lui demanda son nom, ce à quoi il répondit «Klement ».
Lorsqu’on lui demanda son vrai nom, sa réponse fut «Otto Henninger ».
Après avoir confirmé différents détails personnels, tels que sa taille et son
poids, Aharoni lut à haute voix ses numéros de membre au NSDAP et dans
la SS, et il lui demanda de confirmer que ces numéros étaient corrects. Il dit
que c'était bien le cas. On lui demanda alors à nouveau son nom, et il
répondit: «Mon nom est Adolf Eichmann. » À partir de ce moment-là,
Aharoni établit un rapport de travail cordial avec son prisonnier: «Il ne
refusa jamais de donner une réponse. Il ne leva jamais la voix.» Aharoni
poursuivit l’interrogatoire avec d’autres objectifs. Il questionna Eichmann à
propos des lieux où se trouvaient Joseph Mengele et Martin Bromann, les
deux fugitifs nazis qui demeuraient les cibles du Mossad. Harel avait
l’espoir qu’avec les ressources concentrées en Argentine à ce moment-là,
ou pourrait aussi mettre la main sur Mengele. Néanmoins, Eichmann ne fut
pas en mesure de leur apprendre grand-chose££®,
Après trois jours de détention et d’interrogatoire, on demanda à
Eichmann s’il était disposé à signer une déclaration dans laquelle il
acceptait d’être jugé en Israël. Les Israéliens avaient besoin de ce document
pour des raisons juridiques, s’ils ramenaient Eichmann en Israël, et aussi
comme couverture au cas où ils seraient découverts en Argentine. Il déclara
qu’il était prêt à être jugé, mais seulement en Argentine ou en Allemagne.
Progressivement, ses ravisseurs usèrent sa résistance, et Eichmann consentit
enfin à signer une déclaration. On ne connaît pas l’auteur de celle-ci avec
certitude. Aharoni affirma qu’il avait lui-même tout dicté à l’exception de la
dernière phrase. D’un autre côté, Malkin assura qu’il avait développé une
certaine proximité avec Eichmann pendant qu’il montait la garde, la nuit,
qu’il avait gagné sa confiance, et l’avait persuadé de signer un texte
qu’Isser Harel avait composé. Harel, quant à lui, affirma qu’Eichmann avait
concocté sa propre version à partir de celle qui lui avait été remise. En tout
état de cause, et bien qu’Eichmann affirmât plus tard que la déclaration était
fausse, les autres éléments indiquant qu’il avait «accepté son sort» lui
confèrent un certain degré de crédibilité.
Je soussigné, Adolf Fichmann, déclare de mon plein gré que, étant donné que ma véritable
identité a été découverte, je comprends qu’il serait vain de tenter de me soustraire à la justice. Je
me déclare prêt à me rendre en Israël pour comparaître dans ce pays devant un tribunal
compétent. J’ai été prévenu que je serai défendu conformément à la loi, je m’efforcerai de donner
le compte rendu aussi exact que possible de mes dernières années de service en Allemagne de
façon que les générations à venir soient en possession d’une version authentique des faits. Je
rédige cette déclaration de mon plein gré. On ne m’a rien promis, je n’ai fait l’objet d’aucune
menace. Je souhaite enfin retrouver la paix de l’esprit. Comme il m’est difficile de me rappeler
tous les détails et que je puis commettre certaines erreurs, je demande que l’on m’aide à établir la
vérité en me laissant prendre connaissance des pièces à conviction et des dépositions.
Buenos Aïres, mai 1960.
Cette lettre devait jouer un rôle important lors du procès, pour établir si
Eichmann était venu en Israël uniquement sous la contrainte, ou bien s’il y
avait eu un degré de consentement de sa part?2,
On ne peut connaître le comportement d’Eichmann au cours de cette
première semaine de captivité qu’à travers les versions différentes qu’en
donnèrent ses ravisseurs, qui étaient tous loin d’être des observateurs
neutres. Aharoni rapporta qu’Eichmann était calme et serein tout au long de
la semaine. La ligne qu’il avait défendue à propos de son passé
correspondait à sa ligne de défense ultérieure: il était un officier qui
obéissait aux ordres. Tout ce qu’il avait fait, c’était organiser et superviser
les déportations. Il n’était aucunement un assassin et n’avait aucune
hostilité particulière à l’égard des Juifs. La seule chose dont il eut à se
plaindre pendant cette semaine était l’appareil orthopédique qui lui entravait
les jambes, et il avança également qu’il aurait pu avoir une crise cardiaque
lors de l’enlèvement. Un examen médical écarta néanmoins cette crainte£Z1.
Malkin, qui montait la garde pendant les soirées et les nuits, assura que
lui et le prisonnier étaient devenus assez proches lors de leurs conversations
nocturnes. «Je me rendis rapidement compte qu’Eichmann aimait beaucoup
parler, en particulier de lui-même, et qu’il avait l’esprit vif. Si son ton était
respectueux, parfois même franchement obséquieux, comme celui d’un
enfant obéissant qui a envie de faire plaisir, il était aussi très malin. »
Malkin était né en Pologne en 1927 et arrivé en Palestine pendant son
enfance. Il rejoignit la Haganah en 1939, à l’âge de douze ans, et servit dans
l’armée jusqu’en 1950, date à laquelle il entra au Mossad. Il fut surpris de la
facilité avec laquelle Eichmann et lui furent capables de converser, et des
choses qu’ils semblaient partager: «un amour commun de la nature, le
même goût pour un certain genre de musique, le même intérêt pour les
affaires du monde». Toutefois, Malkin décela aussi «un manque complet
d'humour et une inflexibilité de l’esprit encore plus frappante». Selon
Malkin, Eichmann prétendit apprécier et respecter les Juifs. Sous le III
Reich, tout ce qu’il avait voulu, c’était trouver une nouvelle terre d’accueil
pour les Juifs et les y déplacer: les choses avaient pris une tournure
inattendue, et il avait été contraint de faire son devoir en tant qu’officier de
la SS. Malkin mentionna aussi les monologues sentimentaux d’Eichmann à
propos de ses enfants, et il affirma qu’il dit quelques mots de mauvais
hébreu aux Israéliens afin de s’insinuer dans leurs bonnes grâces. La
manœuvre eut en fait l’effet inverse£ZZ.
Isser Harel, qui ne vit Eichmann en captivité qu’en de rares occasions,
observa plus tard qu’il s’était comporté en «prisonnier modèle». Plus que
les autres Israéliens, Harel se délecta du renversement des rôles. «Il se
comporta comme un esclave effrayé et soumis dont le seul but est de
complaire à ses nouveaux maîtres.» Harel affirma qu’«Eichmann frémissait
à chaque fois que quelque chose d’inhabituel arrivait. Lorsqu'il devait se
mettre debout, il tremblait comme une feuille. La première fois qu’ils le
firent sortir sur le porche pour lui faire faire son exercice quotidien, il
sombra dans un état de terreur abjecte, croyant apparemment qu’on le
faisait sortir pour l’exécuter». Harel nota également, en contradiction avec
cette image de pauvre diable pleurnichard, le comportement très calme
d’Eichmann. Lorsque celui-ci parla de l’enlèvement, il admit la chose
suivante : «L’affaire fut menée de manière sportive, et fut exceptionnelle au
niveau tant de son organisation que de sa planification exemplaire. » C’était
bien sûr là de la flatterie, mais cela montre aussi qu’il était résistant et ne
manquait pas d'humour. Sa personnalité finit par semer un certain trouble et
une certaine discorde chez ses ravisseurs. Ceux-ci eurent de plus en plus de
mal à concilier le personnage pathétique enchaîné au lit et le monstre de
l’histoire et du mythe. Lorsqu'ils devaient l’emmener aux toilettes et
l’assister dans ses fonctions corporelles, ils étaient frappés par sa
vulnérabilité et son humanité, tout en ressentant encore de la rage et de la
haine pour l’homme qui avait à leurs yeux massacré leur peuple. La tension
monta dans la maison, et l’équipe fut prise d’un sentiment d’effondrement
et de dépression. Harel se rendit compte que ses hommes avaient besoin de
faire une pause et affecta de nouveaux agents à la garde, tandis que la
première équipe s’en alla en ville pour se reposer et se détendre£Æ.
Le jour de l’évasion arriva enfin. Le plan consistait à ce qu’Eichmann
prit la place d’un steward sur l’avion El Al qui avait atterri le 19 mars avec
à son bord la délégation israélienne, et notamment Abba Eban, qui devait
assister aux cérémonies commémorant l’indépendance de l’Argentine.
Eichmann fut photographié par Shalom Dani, l’agent responsable de la
fabrication des faux papiers, qui se retira ensuite dans son atelier improvisé
pour préparer les documents nécessaires pour faire passer Eichmann par la
porte réservée à l’équipage à l’aéroport Ezeiza et le conduire jusqu’à
l’avion. Harel raconta que, lorsque Eichmann fut informé qu’ils partaient, il
pleura sur le sort de sa famille: «Je ne leur ai laissé aucun argent. De quoi
ma femme et mes fils vont-ils vivre£4? »
Le lendemain, le médecin drogua Eichmann, de telle sorte qu’il pouvait
encore marcher, soutenu par d’autres, mais était incapable de parler. Il fut
embarqué dans une voiture avec deux agents du Mossad eux aussi habillés
en membres d’équipage, et conduit à l’aéroport. La voiture passa le contrôle
de sécurité et se gara juste devant l’avion qui attendait sur la piste. Les
agents portèrent Eichmann à moitié jusqu’à l’intérieur de l’avion, prétextant
qu’il souffrait des effets de l’alcoo!l. Il garda les yeux ouverts tout le temps,
et la seringue utilisée pour l’injection avait été laissée dans son bras, afin
que le docteur puisse ajouter une dose de drogue si nécessaire. Tout se passa
cependant sans le moindre accroc: Eichmann fut transporté jusqu’à un siège
à bord de l’avion et attaché. L’appareil, un quadrimoteur Bristol Britannia,
décolla juste avant minuit, le 20 mai. C’était l’avion intercontinental de
transport de passagers le plus moderne de la compagnie El Al, et c’était sa
première sortie importante. Le pilote fit le trajet transatlantique d’un seul
trait, et fit seulement escale à Dakar pour faire le plein de carburant treize
heures après le départ. Les deux agents français des douanes et de
l'immigration inspectèrent l’avion et parcoururent les travées du
compartiment passagers, mais ils ne remarquèrent pas le steward somnolent
affalé dans un siège de la première classe. Il se peut qu’Eichmann ait
remarqué leur présence, mais il n’émit en tout cas pas le moindre son. La
dernière partie du voyage dura dix heures trente. À 7 h 35 du matin, le
22 mai 1960, Adolf Eichmann arriva en Israël£2,
La famille d’Eichmann mit plusieurs heures à réaliser que quelque chose
d’anormal s’était passé, et plus longtemps encore à organiser une réponse.
Les Israéliens s’étaient fortement inquiétés de leur possible réaction et
avaient interrogé leur prisonnier sur les mesures que la famille
prendrait. [raient-ils trouver la police ? Ou bien éviteraient-ils les autorités,
se tournant plutôt vers la fraternité nazie pour lancer une enquête hors des
canaux officiels ? En fait, une telle inquiétude s’avéra inutile. En 1966,
Klaus Eichmann raconta comment Dieter était venu le trouver sur son lieu
de travail le 12 mai pour lui dire que leur père avait disparu: «Le vieux
n’est plus là.» Klaus affirma qu’il suspecta aussitôt un enlèvement par une
escouade d’Israéliens et alla sur-le-champ trouver un ancien officier nazi,
qui était un proche ami de son père, pour sonner l’alarme. Cet homme,
peut-être Carlos Fuldner, calma les garçons et leur expliqua que la
disparition de leur père était peut-être le résultat d’une mésaventure sans
conséquence. Ils passèrent alors les deux jours suivants à vérifier s’il
n’avait pas été admis dans un hôpital à la suite d’un accident, ou bien s’il
avait été arrêté par la police à cause d’un délit quelconque. Comme leurs
recherches ne donnèrent rien, ils en arrivèrent à la conclusion qu’un
enlèvement organisé avait sûrement eu lieu. Klaus et Dieter mobilisèrent
alors les membres d’un mouvement des jeunesses perônistes, qui ratissa le
périmètre autour de la maison à la recherche d’indices. Un autre ancien
officier SS, ami d’Eichmann, envoya sa description à des surveillants
bénévoles postés dans les aéroports, les gares ferroviaires, les docks et les
principales routes conduisant hors de la ville. Des centaines de jeunes
scrutèrent la ville sur leurs motos, portant renfort aux anciens SS d’âge mûr
qui surveillaient les voies de sortie potentielles. Plus leur recherche se fit
vaine et sans résultat, plus ils devinrent déchaînés. Comme par effet de
miroir curieux du plan imaginé par Tuviah Friedman pour contraindre
Eichmann à se rendre en 1945, le dirigeant des jeunesses perônistes suggéra
de kidnapper l’ambassadeur d’Israël et de le retenir en otage. Quelqu’un
d’autre avança l’idée de faire exploser l’ambassade d’Israël£%,
La famille d’Eichmann n’appela jamais la police. Les enquêtes officielles
ne débutèrent qu’après que les Israéliens eurent annoncé qu’Eichmann se
trouvait entre leurs mains. À ce moment-là, les Argentins s’indignèrent que
l’enlèvement ait eu lieu en totale violation du droit international. Cependant
la dispute concernait moins Eichmann que la souveraineté de l’Argentine.
La famille et les amis d’'Eichmann savaient qu’une fois qu’il serait en
territoire israélien, il serait pratiquement impossible de lui porter secours.
En effet, dès son arrivée, il fit l’objet de procédures de sécurité drastiques.
À l’aéroport de Lydda, l’avion roula sur la piste jusqu’à un endroit reculé,
où le prisonnier fut remis à la police. Un chef de la police incrédule, Yosef
Nahimas, était sur place en personne, à la tête d’une importante escouade.
Eichmann fut alors transféré dans un centre de détention temporaire
spécialement préparé, où il devait être gardé jusqu’à ce que son identité fût
vérifiée et que les charges pesant contre lui lui fussent communiquées.
Pendant ce temps-là, Harel se précipita à Jérusalem pour informer Ben
Gourion et les autres dirigeants politiques. La réaction de Ben Gourion fut
typique de la difficulté des Israéliens à imaginer qu’Eichmann serait un jour
entre leurs mains et qu’il serait jugé par un tribunal israélien. Harel raconta
qu’«il ne saisit pas, apparemment, complètement la portée de l’événement
jusqu’au moment où je lui apportai l’information qu’Eichmann était en
Israël». Ben Gourion aurait encore besoin de temps pour saisir tout le
potentiel de ce qui venait d’être accompli£77.
Aucune annonce publique n’était envisageable tant que les préliminaires
judiciaires essentiels n’avaient pas été accomplis. Jusqu’au moment où
Eichmann aurait été identifié et qu’une procédure aurait été entamée contre
lui, il serait encore possible pour quelque groupe ou personne intéressé de
transmettre un ordre d’habeas corpus et d’exiger sa libération immédiate.
Et, il n’était pas si simple que cela d’établir son identité. L’une des tâches
de l’équipe du Mossad consista alors à trouver des gens qui l’avaient connu
au cours de la période où il avait commis les crimes présumés dont il était
accusé, et qui pourraient formellement l’identifier. Ils furent conduits à
Moshe Auerbach (désormais Moshe Agami) et Benno Cohn, qui avaient été
en relation avec lui à Vienne et à Berlin en 1938-1939. Seul Agami était
disponible. Il fut secrètement mis au courant puis conduit clandestinement
au centre de détention, où il fut conduit jusqu’à Eichmann. Au premier
abord, aucun des deux hommes ne reconnut l’autre. Ce n’est qu’après avoir
échangé des remarques à propos de leur rencontre en octobre 1938,
parsemées d’erreurs que seule une personne présente à ce moment-là aurait
pu détecter, qu’Agami fut en mesure de confirmer que l’homme qui était en
face de lui était l’ancien Obersturmbannführer Eichmann£Æ£,
Le lendemain, le juge Yedid Halevi vint remettre à Eichmann son mandat
de détention. Les formalités judiciaires terminées, Eichmann fut emmené à
«Camp lyar», nom de code donné à un commissariat de police au nord
d'Israël, qui avait été complètement évacué et converti en forteresse
entourant une cellule destinée à n’accueillir qu’un seul détenu. Benno Cohn
fut le premier «visiteur » d’Eichmann. On l’avait finalement retrouvé, et on
lui demanda de venir corroborer l’identification de la veille. Après quelques
hésitations, il acquiesça pour dire que le prisonnier était l’homme à qui il
avait eu à faire en tant que représentant de l’organisation sioniste à Berlin
en 1938-1939£%.
Des rumeurs sur la capture d’Eichmann parcouraient alors la société
israélienne. Afin de donner une marque de respect aux Allemands qui
avaient joué un si grand rôle dans l’arrestation d’Eichmann, Harel informa
Fritz Bauer avant que toute annonce officielle fût faite. Enfin, le 23 mai
1960, Ben Gourion convoqua un Conseil des ministres exceptionnel et
informa le gouvernement d’Israël qu’Eichmann était leur prisonnier et qu’il
serait traduit devant la justice. À 16 heures, il s’exprima devant la Knesset,
le parlement israélien. À ce moment-là, un nombre important de gens
étaient déjà au courant, et l’atmosphère dans la chambre fut lourde du poids
de l’histoire. Ben Gourion annonça à une assemblée comble: «Il est de mon
devoir de vous informer qu’il y a quelques jours les services secrets ont
appréhendé l’un des plus infâmes criminels nazis, Adolf Eichmann,
responsable avec les autres dirigeants nazis de ce qu’ils ont appelé “la
solution finale au problème juif” — en d’autres termes, l’extermination de
six millions de Juifs européens. Adolf Eichmann se trouve déjà en prison
dans notre pays; il sera prochainement jugé en Israël conformément à la loi
[punitive] de 1950, concernant les nazis et les collaborateurs des nazis£80 »
Selon certaines versions, un silence plein de stupeur suivit la déclaration,
entrecoupé d’halètements et de petits cris. D’autres évoquent une pause
suivie d’un tonnerre d’applaudissements. De même qu’en de nombreux cas
par la suite, il semblait très difficile de tomber d’accord sur quoi que ce fût
ayant trait à Adolf Eichmann£ël.
CHAPITRE VIII
INTERROGATOIRE, PROCÈS, EXÉCUTION,
1960-1962
Il était le prisonnier modèle, ordonné, fidèle à ses
habitudes.
Gideon Hausner, procureur général de l’État
d’Israël82,
Je suis prêt à dire sans réserve tout ce que je sais
de ce qui s’est passé. Depuis longtemps, je m'étais
préparé à ce récit qui couvre l’ensemble des faits,
mais j’ignorais où le destin voudrait qu’il fût dit... Je
suis prêt intérieurement à expier pour ces sombres
jours; je sais qu’une sentence de mort m'attend. Je
ne demande pas grâce, je n’ai pas droit à une mesure
de grâce. Si je pensais qu’un acte d’expiation peut
servir d’exemple, je serais disposé à me pendre
publiquement afin que ce spectacle fasse revenir sur
leurs préjugés les antisémites de tous les pays dans le
monde entier.
Eichmann, déclaration écrite rédigée lors de son
interrogatoire, Camp Iyar, 6 juin 196088,
Les regrets ne font aucun bien, regretter des
choses est inutile, les regrets, c’est bon pour les
enfants.
Eichmann lors de son contre-interrogatoire,
13 juillet 196155,
Mon frère est avocat à Linz... il m’a écrit que, sur
la base des éléments produits ici, il n’y avait qu’un
seul verdict possible : je devrais être libéré.
Eichmann au révérend Hull, prison de Ramleh,
Israël, 196288,
Quelques heures après son arrivée en Israël, Eichmann vit son monde se
réduire à une cellule de trois mêtres par quatre, à l’intérieur de laquelle il
passa les neuf mois suivants. Il fut placé sous une surveillance constante,
entouré d’un dispositif de sécurité impressionnant. Au départ, il ne savait
pas combien de temps il lui resterait à vivre, mais une fois qu’il connut
l’acte d’accusation présenté contre lui et que la police israélienne
commença son interrogatoire, il se détendit. Les Israéliens, quant à eux,
étaient au contraire inquiets de la manière dont il se comporterait lors de
l’interrogatoire: se montrerait-il coopératif, ou bien devraient-ils se
résoudre à emprunter la voie incertaine, qui consistait à fonder les
poursuites uniquement sur des documents et des témoins ? Sa volonté de
parler, sa véhémence même, fut une grande surprise pour eux. Toutefois, la
sincérité apparente d’Eichmann dissimulait un écheveau de mensonges, de
demi-vérités et de faux-semblants qu’il est aujourd’hui encore impossible
de démêler complètement£86,
Au même moment, son enlèvement déclencha une crise diplomatique
entre l’Argentine et Israël, qui prit des proportions internationales.
L’Argentine exigea qu’Israël renvoie son tristement célèbre prisonnier à
Buenos Aires — même si les Argentins étaient en réalité assez peu intéressés
par le bien-être d’Eichmann. Le gouvernement et la population du pays
furent surtout choqués par la violation de souveraineté subie juste au
moment de la célébration des 150 ans de l’indépendance£®7.
Le 1% juin, l’ambassadeur d’Israël, Arieh Levavi, fut convoqué au
ministère argentin des Affaires étrangères pour venir expliquer les
événements. La réponse officielle d’Israël, envoyée le 3 juin, était si peu
plausible qu’elle avait un caractère insultant. Selon cette version, c’est un
groupe de personnes privées agissant sans en avertir les autorités qui avait
retrouvé et enlevé Eichmann. Celui-ci aurait alors accepté de son plein gré
d’aller en Israël pour comparaître à son procès, et il ne fut remis aux
services secrets israéliens qu’une fois qu’il eut quitté le territoire argentin.
Le gouvernement regrettait que le droit international eût été bafoué, mais
affirma n’avoir été informé des faits qu’une fois que l’opération avait pris
fin. Le Premier ministre David Ben Gourion écrivit aussi une lettre
conciliante au président argentin Arturo Frondizi, dans laquelle il expliqua
l’importance que revêtait pour Israël la capture d’Eichmann, car il était
«l’homme qui fut directement responsable de l’exécution des ordres de
Hitler concernant la “solution finale” ». Cet aveu, pourtant, ne suffit pas à
laver l’affront de la première dénégation grossière. L’Argentine exigea des
«réparations», y compris des sanctions contre les agents qui avaient
conduit la mission, ainsi que le retour immédiat d’Eichmann£8,
Frondizi fut soumis à une grande pression exercée par les partis
d’extrême droite et les sympathisants nazis, qui pensaient qu’il était encore
possible de porter secours à Eichmann. Néanmoins, le président argentin
avait de solides convictions antifascistes, et il entretenait de bonnes
relations avec la communauté juive de son pays. Dans l’espoir de
désamorcer la crise, il encouragea une médiation des Nations unies.
Malheureusement, le représentant argentin auprès de l'ONU, Mario
Amadeo, se montra bien moins conciliant. Il obtint qu’un débat fût organisé
au Conseil de sécurité et se lança dans une violente diatribe contre Israël,
accusant le pays de menacer la paix du monde par ses actions. Sa
péroraison culmina dans une demande de «restitution», expression par
laquelle il entendait le rapatriement d’Eichmann. Golda Meir était alors
l’ambassadeur d’Israël auprès des Nations unies. Elle renouvela les excuses
de son gouvernement présentées à l’Argentine, mais exprima son
indignation face au parallèle d’Amadeo, qui insinuait que le crime d’avoir
violé les frontières de l’ Argentine était tout aussi grave que les crimes pour
lesquels Eichmann était accusé. Cette riposte de Meir ne parvint toutefois
pas à convaincre l’opinion internationale, qui se montrait foncièrement
troublée par les implications des actions entreprises par Israël. La résolution
qui suivit la réunion, votée par 8 voix contre 0 le 23 juin 1960, condamna
les actes d'Israël et soutint la demande de «réparations». Les États-Unis
adoucirent néanmoins son impact en remportant un accord selon lequel on
reconnaissait les horreurs de la persécution nazie contre les Juifs et l’on
soulignait qu’Eichmann «devrait être traduit devant un tribunal
appropriée »,
L’Argentine rejeta publiquement les excuses d’Israël et continua à
demander des «réparations». En coulisses, Ben Gourion et Frondizi
parvinrent malgré tout à sortir de l’impasse sans pour autant porter secours
à Eichmann. L’ambassadeur Levavi fut déclaré persona non grata et fut
contraint de quitter l’Argentine. Le 3 août, les deux pays firent paraître une
déclaration commune condamnant les actes des «citoyens israéliens » qui
avaient «bafoué les droits fondamentaux de l’Argentine». Le procès put
cependant poursuivre son cours. Le compromis fut néanmoins loin
d’apaiser les partisans de l’extrême droite en Argentine. En août 1960, un
adolescent juif fut abattu par des voyous lors d’une échauffourée dans une
école de Buenos Aires. Les propos antijuifs dans les médias et dans la rue
continuèrent pendant toute la durée du procès, et allèrent crescendo après
l’exécution d’Eichmann. Le gouvernement du président Frondizi était
tombé quelque temps auparavant, laissant les Juifs argentins plus exposés
qu'auparavant. Le lendemain de l’exécution, un gang fasciste kidnappa une
jeune femme juive, Graciel Sirota, et, dans un geste de revanche, taillada
une croix gammée sur sa poitrine avec un couteau. Dans un incident séparé,
une autre jeune femme juive accusée d’avoir collaboré avec les Israéliens
qui avaient mené l’enlèvement fut abattue. Elle fut la dernière victime
d’Eichmann£2.
L’antisémitisme, qui fut ravivé en Argentine par l’enlèvement, eut
d’autres répliques ailleurs. Plusieurs responsables juifs aux États-Unis et en
Europe implorèrent Ben Gourion d’abandonner le procès. Nahum
Goldmann, le directeur exécutif de l’Organisation sioniste mondiale,
suggéra qu’Israël devrait inviter des juges provenant de tous les pays, où
Eichmann avait commis des crimes, à former un tribunal qui se réunirait à
Jérusalem. Joseph Proskauer, le président de l’ American Jewish Committee
apporta son soutien à des appels publiés dans la presse pour qu’Eichmann
soit envoyé en Allemagne de l’Ouest pour y être jugé. Proskauer assura Ben
Gourion que, si Israël continuait dans sa voie, une réaction brutale
s’ensuivrait en retour, qui ferait de tous les Juifs de la diaspora des cibles
pour les sympathisants nazis£91,
Ben Gourion répliqua aux critiques à l’égard d’Israël. Dans un article
paru dans le journal Davar le 27 mai, il expliqua que le procès devait être
organisé «afin que la nouvelle génération qui a grandi et qui a été éduquée
en Israël, qui n’a qu’une pâle idée des cruautés impensables qui furent
commises, puisse apprendre ce qui s’est réellement passé». Au cours des
jours suivants, il prôna un objectif encore plus ambitieux. Il déclara à
Proskauer : «L'État juif est l’héritier des six millions de victimes, leur seul
héritier. » Ces Juifs, poursuivit-il, seraient venus en Israël s’ils n’avaient pas
été massacrés. « Vous nous demandez ce que nous avons à gagner du procès
d’Eichmann. Peut-être ne gagnerons-nous rien en effet, mais nous
accomplirons notre devoir historique envers six millions de membres de
notre peuple qui furent assassinés.» Le procès servirait de déclaration
symbolique au droit d’Israël à représenter les Juifs passés et présents, et il
serait la manifestation d’une souveraineté juive qui avait été impossible
avant 1948, quand ce n’était encore qu’en tant qu’individus que les Juifs
pouvaient s’adresser aux tribunaux dans les pays où ils résidaient pour faire
valoir leurs droits. L'intérêt suscité dans le monde entier pour la vie et les
crimes d’Eichmann fit prendre conscience à Ben Gourion de tout le
potentiel du procès de Jérusalem. Alors que les enquêteurs luttèrent pour
rassembler les éléments qui seraient produits lors des audiences et furent
aux prises quotidiennement avec Eichmann dans la pièce où avait lieu son
interrogatoire, Ben Gourion augmenta sa signification politique. Au bout du
compte, Eichmann allait servir d’instrument à des pouvoirs bien plus larges
que lui, comme cela avait déjà été le cas pendant la majeure partie de sa
carrière.2,
Immédiatement après son arrivée et une fois la procédure d’identification
accomplie, Fichmann reçut un mandat d’arrêt de quatorze jours émis à la
demande du commissaire principal Abraham Selinger, qui fut chargé de
diriger l’équipe responsable de l’enquête. Le juge assigné à cette tâche,
Yedid Helevi, était dans un tel état d’animation qu’il inculpa par erreur
Eichmann sur la base d’une loi qui n’était pas la bonne. Pendant quelque
temps, ce dernier fut ainsi détenu sur la base de la convention contre le
génocide, et non de la loi (punitive) concernant les nazis et les
collaborateurs des nazis, au regard de laquelle il serait finalement jugé£5,
Eichmann se sentit soulagé. Il était désormais à peu près sûr qu’il aurait
droit à un procès et ne risquait plus d’être abattu sommairement. Il n’avait
toutefois aucune idée du temps qu’il avait devant lui et il n’était absolument
pas certain qu’il vivrait assez longtemps pour voir l’intérieur d’un
tribunal. Il trahit sa nervosité lorsque la routine de l’interrogatoire fut
interrompue après seulement deux semaines environ, afin que son mandat
d’arrêt puisse être renouvelé. Il ignorait que telle était la raison et craignit
que les Israéliens n’eussent pensé lui avoir déjà soutiré toutes les
informations qu’ils pourraient obtenir de lui et désiré se débarrasser de lui.
Une fois qu’il eut les yeux bandés et qu’on lui eut passé les menottes pour
le trajet jusqu’au cabinet du juge, il se mit à genoux et s’exclama: «Je ne
vous ai pas encore tout raconté.» Ce n’est que lorsque son interrogateur, le
capitaine Avner Less, lui eut expliqué qu’il allait seulement voir un juge
pour accomplir une simple formalité qu’il se calma et «retrouva sa
raideur8% »,
Tout au long de l’interrogatoire, Eichmann fut détenu dans un poste de
police fortifié à Yagur, dans le nord d’Israël, près de Haïfa. L’enceinte,
connue sous le nom de code Camp Iyar, avait été construite par les
Britanniques au cours de leur mandat. Elle fut spécialement aménagée pour
servir de centre de détention à un prisonnier unique: Adolf Eichmann. Les
agents de police qui occupaient d’ordinaire les lieux furent déplacés et
remplacés par l’équipe qui menait l’enquête et par un service de sécurité de
trente agents en tout. Des précautions extraordinaires furent prises pour
prévenir toute tentative de libérer ou d’assassiner Eichmann. L’unité
paramilitaire de gardes-frontière responsable de la défense extérieure fut
même équipée de batteries antiaériennes, au cas où un hélicoptère serait
utilisé pour mener un assaut contre la prison£®.
De grands efforts furent aussi faits pour éviter qu’Eichmann ne tente de
se suicider. À son arrivée, il reçut une garde-robe composée d’un pantalon
et d’une chemise kaki, d’un pull-over, de sous-vêtements, de chaussettes, de
pantoufles, de sandales et de chaussures. Ses lunettes furent confisquées et
remplacées par une paire fabriquée spécialement avec des verres en
plastique, et il ne fut autorisé à les porter que lorsqu'il était sous étroite
surveillance. Sa cellule passée à la chaux contenait en tout et pour tout un lit
étroit, une table et une chaise. Un cabinet de toilette avec douche et W.-C.
se trouvait à l’entrée. Une sentinelle était présente dans la cellule vingt-
quatre heures sur vingt-quatre, tandis que, dehors, devant la porte, une autre
sentinelle observait par le guichet afin de s’assurer qu'aucun contact
n’existait entre le garde posté à l’intérieur et Eichmann. Ce second gardien
de l’extérieur était lui-même sous la surveillance d’une troisième sentinelle
postée dans le couloir à l’extérieur de la cellule, qui contrôlait aussi les
allées et venues. Tous les gardiens furent passés au crible pour éliminer
toutes les personnes qui avaient perdu des proches dans les persécutions
nazies, et aucune des sentinelles ne parlait par ailleurs allemand ou
espagnol. Une ampoule électrique éclairait en permanence la cellule
d’Eichmann. Il n’était pas même autorisé à cacher sa tête sous sa couverture
de laine lorsqu'il voulait dormir. Un médecin de la police le soumettait à un
examen médical deux fois par jour, afin de s’assurer qu’il était en bonne
santé pour le procès, et pour détecter une éventuelle capsule de poison
dissimulée ou des blessures qu’il se serait lui-même infligées£%,
C'était une existence pénible, mais Eichmann s’adapta rapidement. Il
nettoyait lui-même sa cellule chaque jour, ainsi que ses toilettes et sa
douche. Les gardes remarquèrent qu’il plaçait méticuleusement ses
pantoufles l’une à côté de l’autre au même endroit au pied de son lit chaque
soir en allant se coucher et lorsqu’on le faisait sortir. La nourriture était
simple mais bonne, faite d’un mélange de plats locaux du Proche-Orient et
de repas à l’européenne, dont le prisonnier était familier. À l’exception de
certains jours où il était contrarié par quelque chose qui s’était produit lors
de l’interrogatoire, Eichmann mangeait avec appétit. Il reçut de généreuses
rations de cigarettes, en particulier après que son interrogateur eut remarqué
que le tabac semblait le rendre plus loquace et l’aider à se concentrer.
L'enregistrement de l’interrogatoire est ainsi régulièrement ponctué des
moments où Less lui proposait une cigarette, suivis du cliquetis d’un
briquet. Après un certain temps, il fut autorisé à commander des livres et,
après l’arrivée de son avocat, il commença aussi à étudier des documents.
Hannah Arendt nota que son équipe de défense, forte de seulement deux
hommes, avait tellement à faire qu’elle en vint à se reposer sur Eichmann
pour effectuer des recherches. Celui-ci joua ainsi le rôle de son propre
auxiliaire juridique, et sa table fut rapidement couverte de livres
d’histoiret?7,
L’enquête des Israéliens fut confiée à un département spécialisé de la
police, appelée «sixième bureau», placé sous la direction du commandant
Abraham «Rami» Selinger. Celui-ci était né en Pologne, avait grandi en
Allemagne et avait émigré en Palestine en 1933. Il avait rejoint la police
palestinienne, dirigée par les Britanniques, en 1936, et fut stationné à Yagur
lorsque le poste servait de base britannique. En 1938, il perdit une jambe
lors d’une opération contre les guérillas arabes et fut alors transféré à la
section d’enquêtes de la police. En 1960, il était commandant du district du
nord où, par le fait du hasard, l’enquête eut lieu£%8,
Selinger recruta un état-major composé de trente officiers et hommes
parlant allemand, dont plusieurs étaient des réfugiés de l’époque nazie ou
des rescapés des camps. Il les divisa en plusieurs sections, chargées de
tâches particulières. La section la plus importante était la première, qui
rassemblait onze hommes sous le commandement de l’adjoint de Selinger,
le major Ephraïm Hofstädter. Cette section devait mener l’interrogatoire et
recueillir les documents et les témoignages. D’autres sections furent
responsables de la traduction de l’interrogatoire, qui eut lieu en allemand, et
de tous les autres documents. Une section reçut la mission, digne du
tonneau des Danaïdes, qui consistait à répertorier toutes les pièces et à les
archiver, afin qu’elles soient immédiatement disponibles au cours de
l’interrogatoire et, plus tard, du procès£2.
Hofstädter, qui dirigeait le département des enquêtes criminelles de Tel-
Aviv, était un officier hautement expérimenté. Il délégua la conduite de
l’interrogatoire au commissaire Avner Less, qui était rattaché au quartier
général national des enquêtes de la police. Less était né à Berlin en 1916,
avait quitté l’Allemagne en 1933 et avait émigré en Palestine en 1938. Il
avait rejoint le département des enquêtes économiques de la police sous
mandat britannique au cours de la guerre, emploi qu’il conserva au sein des
forces de police israéliennes. Less avait un air de comptable, il était chauve
et portait des lunettes, mais cette apparence bonhomme était trompeuse. Il
gagna la confiance d’Eichmann et utilisa ce rapport pour lui faire dire plus
qu’il n’aurait souhaité. Après chaque session, Less se réunissait avec ses
collègues et étudiait la retranscription de l’interrogatoire qui venait de
s’achever, analysant chaque mot et chaque phrase. Ils comparaient ce
qu'avait dit Eichmann aux documents et aux livres qu’ils avaient
rassemblés, et sur cette base formulaient de nouvelles questions pour les
sessions à venir. C’était un rythme de travail intense et sans relâche, qui
commençait chaque jour à 7 heures du matin et s’achevait à 9 heures du
soir/00,
L’interrogatoire d’Adolf Eichmann commença le 29 mai 1960. Il fut
conduit de sa cellule dans une vaste pièce presque entièrement vide, qui
pour tout mobilier contenait une table, deux chaises et un tabouret sur
lequel était posé un magnétophone. Devant chaque siège, un micro était
disposé sur la table. Enfin, il y avait un téléphone, à la droite de
l’interrogateur. Presque chaque matin, quatre ou cinq jours par semaine,
Avaner Less traversait la cour de Camp Iyar entre le bâtiment administratif et
le bloc des cellules, où était située la salle d’interrogatoire. Une fois sur
place, il examinait les questions et les documents qui structureraient les
échanges du jour. Ensuite, à une heure donnée, il téléphonait à l’officier de
garde pour lui indiquer de faire venir le détenu. Deux sentinelles
accompagnaient alors celui-ci, qui se mettait toujours au garde-à-vous
lorsqu'il pénétrait dans la pièce, bien que Less lui eût affirmé qu’une telle
formalité n’était pas nécessaire. Ensuite, un garde prenait position pour
surveiller Eichmann, tandis que le second observait son collègue. Aucun
des deux ne pouvait suivre l’interrogatoire, qui avait lieu en allemand.
Toutes les deux heures, les gardes étaient relevés, et Less mettait son
magnétophone sur pause/01.
À la fin de chaque session, Less confiait la bande magnétique à des
secrétaires germanophones qui procédaient immédiatement à la
retranscription. Ensuite, Eichmann et Less comparaient ensemble chaque
page de la transcription avec l’enregistrement, et faisaient des corrections si
nécessaire. Lorsque Eichmann était satisfait de l’exactitude du texte, il
paraphait la dernière page. La procédure était fort différente des sessions
avinées qu’il avait passées en compagnie de Sassen et de leurs suites
chaotiques. «En cela, je dois faire l’éloge du mode opératoire de la police
israélienne», écrivit-il à son frère. À la fin de l’interrogatoire, Eichmann et
Less avaient enregistré 275 heures de bande magnétique et produit une
transcription de 3564 pages. De plus, à l’invitation de Less, Eichmann
écrivit des «mémoires » de 127 pages, qu’il lui remit à la mi-juin/02,
Le tout premier jour, le major Hofstädter entama la procédure en
demandant à Eichmann de confirmer qu’il était disposé à donner sa version
du rôle qu’il avait tenu au sein du III Reich. Il lui demanda aussi de
déclarer officiellement qu’il ne se sentait soumis à aucune pression, et il
l’assura que tout serait fait pour qu’il puisse avoir accès à tous les
documents qu’il demanderait. Hofstädter se retira ensuite et laissa Less
officier. Ce qui eut lieu par la suite fut à la fois imprévisible et surprenant.
La police avait craint qu’Eichmann tente de tout nier en bloc ou qu’il
prétende ne se souvenir de rien. Au lieu de cela, il se lança dans l’histoire
de sa vie, depuis son enfance, sa décision de rejoindre le parti nazi, son
entrée au SD et sa carrière/03,
Comment expliquer cette volubilité ? Au départ, il semble avoir cru qu’il
ne serait maintenu en vie que tant qu’il parlerait. Less observa que, malgré
les nombreuses garanties qu'aucune violence ne lui serait faite et que
l’interrogatoire suivrait scrupuleusement la pratique légale, Eichmann était
«un vrai paquet de nerfs». Un tic lui contractait constamment la moitié
gauche du visage et il cachait sous la table ses mains qui tremblaient. De
manière pathétique, il tenta de s’attirer les faveurs de son inquisiteur en
employant l’expression «mon capitaine» à chaque fois qu’il s’adressait à
lui. Il lui confia: «Nous sommes tous les deux des collègues. Moi aussi,
jadis, j’étais un policier», comme si un sentiment de camaraderie pouvait
naître entre les deux hommes. Less ne laissa jamais transparaître ses
émotions, mais ressentit un mélange de pitié et de haine. «Je sentais qu’il
était terrorisé», écrivit-il plus tard204.
Il ne fait aucun doute qu’Eichmann voulait aussi parler. Le 6 juin 1960, il
se présenta à l’interrogatoire avec une déclaration écrite qu’il désirait lire
pour la verser au procès-verbal. Elle ressemblait aux déclarations qu’il avait
faites à Sassen en Argentine. Il lut: «Je suis prêt à dire sans réserve tout ce
que je sais de ce qui s’est passé. Depuis longtemps, je m’étais préparé à ce
récit qui couvre l’ensemble des faits, mais j’ignorais où le destin voudrait
qu’il fût dit.» Il mentionna ensuite une rencontre qu’il fit à Buenos Aires en
janvier 1960 avec un diseur de bonne aventure, qui lui prédit qu’il aurait
avant un an à comparaître devant un tribunal et qu’il ne connaîtrait pas sa
cinquante-septième année. «Cette certitude me prépare à dire sans réserve
tout ce que je sais, sans égard pour ma propre personne qui d’ailleurs ne
compte plus guère.» Il se livra ensuite à une sorte de confession. Il affirma
avoir vécu depuis l’enfance et jusqu’à l’écroulement du III Reich une vie
marquée par une discipline et une obéissance inconditionnelles. «En dépit
de tout ceci, je sais que je ne puis me laver les mains en toute innocence;
invoquer le fait que je n’ai fait qu’exécuter les ordres n’a aucun sens.» Il
comprenait qu’il ne faisait aucune différence que ceux qui avaient donné
ces ordres soient depuis morts ou disparus. «Bien qu’il n’y ait pas une
goutte de sang sur mes mains, je serai certainement convaincu d’avoir
participé au meurtre. Quoi qu’il en soit, je suis prêt intérieurement à expier
pour ces sombres jours; je sais qu’une sentence de mort m'attend. Je ne
demande pas grâce, je n’ai pas droit à une mesure de grâce. Si je pensais
qu’un acte d’expiation peut servir d'exemple, je serais disposé à me pendre
publiquement afin que ce spectacle fasse revenir sur leurs préjugés les
antisémites de tous les pays dans le monde entier. »
Cette admission partielle de culpabilité ne désarma pas Less. Sa
compassion pour le paquet de nerfs en face de lui s’évapora lorsque
Eichmann reprit confiance en lui: Less se rendit compte que, en réalité, ses
réponses apparemment franches dissimulaient souvent plus qu’elles ne
révélaient. Il trouvait Eichmann «tout à la fois sarcastique et agressif».
L’enchaînement des entretiens et la totale incapacité d’Eichmann à saisir
l’énormité de ses crimes ou à montrer le moindre remords alimentèrent en
Less une colère froide. Le jour où il mentionna le fait que son propre père
avait été déporté à Theresienstadt et, de là, à Auschwitz, Eichmann s’écria:
«Mais c’est épouvantable, mon capitaine, c’est vraiment épouvantable !»,
comme s’il n’avait lui-même rien eu à voir avec cette déportation — la
réponse laissa l’interrogateur un moment déconcerté. Less s’aperçut que la
langue que parlait Eichmann soutenait la carapace qu’il avait construite
autour de son passé. «Il parlait un allemand impossible. J’eus au début les
plus grandes peines à le comprendre — il s’exprimait dans son dialecte
autrichien mâtiné de berlinois, alourdi encore par le jargon de
l’administration nazie et par d’interminables phrases à tiroirs dans
lesquelles il lui arrivait de se perdre lui-même.» Less l’interrompait
fréquemment, afin de permettre aux secrétaires d’effectuer la
retranscription. Ces circonvolutions n’étaient toutefois pas les symptômes
commis par inadvertance d’une verbosité naturelle. Eichmann obscurcissait
délibérément les documents qui l’impliquaient, lui ou son bureau, décrivant
avec une quantité stupéfiante de détails les structures administratives d’une
telle densité et d’une telle complexité byzantine qu’en leur sein son propre
rôle se perdait dans les méandres et tombait dans l’insignifiance/0.
Après deux semaines au cours desquelles Eichmann put s’exprimer de
manière très libre, Less commença à introduire des documents dans
l’interrogatoire. En tout, Eichmann commenta quelque 400 pages de lettres,
directives et autres textes. Le premier document fut les mémoires écrits par
Rudolf Hôss, l’ancien commandant d’Auschwitz, qui avait affirmé
qu’Eichmann lui avait rendu visite au cours de l’été 1941, afin de discuter
avec lui de l’utilisation de gaz empoisonné. Cet élément provoqua une
grande confusion dans le système de défense d’Eichmann, qui assurait qu’il
n'avait pris connaissance de la décision concernant l’«extermination
physique» des Juifs que plusieurs mois plus tard. Less observa à nouveau
ses mains trembler. (Plus tard, Eichmann envoya une note à son avocat, qui
disait: «Il faut que je prouve que Hôss est un fieffé menteur, et que je
n’avais absolument rien à voir avec lui ou avec son camp
d’extermination.») Ensuite, ses commentaires se firent visiblement plus
circonspects. Jusqu’à la mi-juin, il avait livré à la police des informations
qu’elle n’aurait pu obtenir par d’autres sources. À la suite de cela, il n’admit
plus que ce qui pouvait être prouvé par d’autres sources et, chaque fois qu’il
était confronté à des pièces à conviction, il se dérobait ou bien niait tout en
bloc. Less remarqua que plus Eichmann contestait vigoureusement les
implications d’un document, plus il y avait de chances qu’il mentit.
L’équipe de la police rassemblait alors plus de pièces sur l’épisode en
question et les utilisait pour obtenir un aveu d’Eichmann. Toutefois, dès lors
qu’il reconnaissait la véracité d’un acte, il revenait sur son système de
défense, invoquant une prétendue obligation disciplinaire, l’absence de
choix, et affirmant qu’il n’avait été qu’un «petit rouage» dans la
machinerie nazie/07.
Certes, Fichmann s’était engagé dans une entreprise de dissimulation
délibérée, mais l’interrogatoire fut également embrouillé par les idées
préconçues que les officiers de la police y apportèrent. En partie du fait de
leurs lectures préparatoires, et en partie à cause des impératifs de
l’accusation, ils entendaient prouver qu’Eichmann avait été complice d’un
programme visant à exterminer les Juifs dès le début de la guerre, et qu’il
avait par la suite joué un rôle de direction central dans ce programme.
Lorsque Eichmann nia leurs allégations, ils l’accusèrent de mentir.
Toutefois, il disait aussi souvent la vérité, et ce sont eux qui se trompaient.
Malheureusement pour lui, Eichmann ne parvint pas à formuler
d'explications alternatives crédibles pour rendre compte de ce qu’il avait
effectivement fait.
Lorsque Less lui présenta le compte rendu d’une réunion du
21 septembre 1939, qui mentionnait un objectif à long terme pour ce qui
concernait les Juifs, affirmant que cela serait le début de la «solution
finale», Eichmann fut décontenancé. Il semblait avoir oublié que des
expressions telles qu’«objectif final» ou «solution finale » étaient tout à fait
courantes dans la rhétorique de l’époque, mais qu’elles avaient revêtu
différentes significations à divers moments de la guerre. Tout ce qu’il fut
capable de faire consista à nier de manière boiteuse avoir jamais entendu
parler de la rencontre, ce qui, bien évidemment, défiait la raison. De la
même façon, l’accusation produisit des documents sur les activités du
département IV-B4 en Pologne en 1940 et suggéra qu’en tant que chef du
bureau, Eichmann avait participé à la déportation des Juifs. Lorsque lui fut
présenté un compte rendu de la réunion du 30 janvier 1940, où étaient
abordés les «projets à court et à long terme » concernant le déplacement des
populations, Eichmann nia en bloc. L’accusation pensa alors qu’il mentait à
nouveau, mais eut elle-même tort de traiter le projet comme le lever de
rideau d’une persécution massive des Juifs polonais. Si le IV-B4 organisa
bien la déportation de milliers de Juifs, sa fonction principale consistait
alors à déplacer les Polonais et, dans cette mesure, Eichmann avait raison
en affirmant qu’il n’y avait là pas de lien direct avec la «solution finale». Il
se serait rendu à lui-même service s’il avait été capable d’expliquer cela, au
lieu de fulminer, mais ses dénégations effrénées ne sont pas pour autant la
preuve de sa complicité/08,
Une partie de la confusion d’Eichmann était peut-être due à l’absence, au
départ, de tout conseil en défense — une absence qui, dans certaines
juridictions, aurait pu totalement disqualifier son témoignage. Néanmoins, il
fut extraordinairement compliqué à Israël de lui fournir un avocat. Au
départ, le ministère de la Justice avait pensé nommer un avocat israélien,
mais s’aperçut rapidement qu’un avocat israélien juif n’aurait pas
suffisamment de crédibilité internationale. Il pensa ensuite à un Suisse-
Allemand ou bien un à Américain qui aurait déjà une certaine expérience
des procès pour crimes de guerre et consulta la Commission internationale
des juristes pour trouver une personne qui conviendrait. Les services secrets
israéliens, le Mossad, examinèrent les candidatures les unes après les autres,
et toutes furent rejetées, y compris celle d’un Américain qui se révéla
appartenir à la mouvance néonazie/0,
En fin de compte, ils contactèrent M° Robert Servatius, un avocat de
Cologne, en Allemagne de l’Ouest, âgé de 61 ans, qui avait offert ses
services au demi-frère d’Eichmann, Robert, lui-même avocat en Autriche, à
Linz. Servatius avait servi dans l’armée allemande de 1935 à 1945 et avait
des opinions «nationalistes conservatrices» prononcées, mais il n’avait
jamais été national-socialiste. À la fin de la guerre, il se fit une réputation
de défenseur de nazis poursuivis, représentant — sans succès — Fritz Sauckel,
le haut-commissaire à la main-d'œuvre, devant le Tribunal militaire
international de Nuremberg en 1945-1946. II avait aussi été l’avocat — sans
plus de succès — de nazis importants dans des procès organisés ensuite par
les Américains, comme le Dr Karl Brandt, qui avait dirigé le programme
d’«euthanasie», ou bien de Paul Pleiger, lors du fameux procès des
ministères. Servatius fut lui aussi soumis à une procédure de vérification.
Selon le rapport du Mossad, il présentait «des penchants militaristes et
d’extrême droite, sans qu’il soit possible d’affirmer qu’il a des inclinaisons
nazies ». Pour ne prendre aucun risque, le ministère de la Justice demanda
aussi l’avis de l’ancien procureur de Nuremberg, Robert Kempner, et du
président du barreau de Cologne/1®,
La désignation d’un citoyen étranger pour représenter Eichmann posa
d’autres difficultés. Il fallut faire voter une loi d’exception pour permettre à
un étranger de plaider devant une cour israélienne. (Ceci fut accompli lors
d’une brève séance de la Knesset, le 8 août.) Ensuite se posa la question de
savoir qui allait le payer. La famille d’Eichmann affirma, ce qui était assez
peu crédible, qu’elle n’avait pas d’argent pour payer les honoraires de
Servatius. Les Israéliens ne souhaitaient pas qu’Eichmann s’en remette à la
générosité de sympathisants, qui pourraient être des néonazis, mais ils ne
voulaient pas non plus payer les honoraires eux-mêmes. Finalement, l’État
mit pourtant à la disposition de Servatius la somme qu’il avait demandée :
30 000 dollars, mais celui-ci affirma qu’il rembourserait cette somme, parce
que, avança-t-il, il était du devoir du gouvernement allemand de prendre en
charge le coût de la défense. Il porta l’affaire devant les tribunaux en
Allemagne, mais au bout du compte, les Allemands refusèrent, et Israël
paya la somme dans son intégralité. Celle-ci couvrait également les frais
occasionnés par un jeune avocat de Munich, Dieter Wechtenbruch, alors âgé
de 29 ans, qui devait assister Servatius. Gideon Hausner, le procureur
énéral, le décrivit comme «un homme brillant et vif d’esprit».
P
Servatius fut un bon choix, quoique Hausner vit d’un très mauvais œil ses
manières militaires, ses cheveux taillés en brosse à la prussienne, son visage
rougeaud et sa forte corpulence. Il résida à l’hôtel King David, qui était à
l’époque le seul hôtel de luxe de Jérusalem, et profita de tout le confort que
le lieu permettait. Selon Hausner, il était «visiblement plus porté sur les
plaisirs de la table que sur les dédales de la politique». Karl Jaspers, le
philosophe allemand, commenta de manière glaçante, dans une lettre à son
amie Hannah Arendt, que Servatius «connaît toutes les ficelles et me fait la
plus mauvaise impression». Lorsque Arendt le vit à l’œuvre, elle abonda
dans son sens. Elle rapporta à Jaspers que c’était un individu «onctueux,
visqueux, habile, concis et allant droit au but». Hauser apprit bien vite à
respecter Servatius comme «un adversaire déterminé et plein de
ressources ». Son attaque portée d’emblée contre la juridiction de la cour et
ses tactiques habiles dissipèrent bien vite toute impression que le procès
avait été truqué/12.
Lorsque la désignation de Servatius fut confirmée en octobre 1960,
Eichmann fut enchanté. Il était heureux de pouvoir compter sur un avocat
aussi expérimenté, qui serait à la fois compétent et bienveillant à son égard.
C’était aussi la confirmation que les Israéliens n’allaient pas se débarrasser
de lui par le biais d’une exécution sommaire. Il pouvait désormais se
préparer à un long procès, au cours duquel il aurait pleinement l’occasion
de présenter sa version des événements, à destination des livres d’histoire et
pour laver l’honneur de sa famille. En février 1961, il écrivit à son frère
Robert: «Je ne sais ce qui adviendra à l’issue de ce procès; en ce sens, je
dois te dire qu’en ma personne je ne suis que d’une importance secondaire.
Avec l’aide de ma défense, je vais naturellement m’efforcer de faire
ressortir la vérité sur quinze années de calomnies et de fabulations, jusqu’ à
ces tout derniers jours, qui ont influencé l’opinion publique contre moi dans
le monde entier, à un degré tel que l’on ne pourra totalement l’effacer. Pour
ce qui est de mon ego, c’est le danger de la résignation qui est le plus grand,
étant donné mon fatalisme presque déraisonnable. Mais je ne dois pas
laisser les choses telles qu’elles sont actuellement, lorsque je pense à mes
enfants et à vous, mes frères et sœurs, et, surtout, à la mémoire de notre
regretté père.» Il fit parvenir une note à Servatius, lui indiquant qu’il avait
peu d’espoir de ressortir vivant de prison, mais souhaitait dire la vérité par
égard pour ses descendants : «Ils sauront que leur père, leur grand-père, leur
arrière-grand-père, et ainsi de suite, n’était pas un assassin. C’est cela seul
qui importe pour moi, et non simplement de survivre ZE, »
Ses avocats, toutefois, ne se faisaient pas la moindre illusion quant à la
tâche qui les attendait. Le ministère de la Justice prit des dispositions pour
que Servatius et Wechtenbruch soient familiarisés avec la jurisprudence et
le mode de procédure pénale israéliens, et ils purent avoir librement accès à
la bibliothèque de la faculté de droit hébraïque. Ils ne disposèrent cependant
que de sept mois pour se préparer, et de peu de ressources pour retrouver
des documents ou des témoins. La plupart des témoins potentiels de la
défense étaient d’anciens membres du parti nazi, du SD ou de la SS, dont
plusieurs avaient déjà été jugés coupables par des tribunaux alliés ou
d'Allemagne de l’Ouest. Cela signifiait que, s’ils pénétraient en territoire
israélien, ils étaient susceptibles de se faire arrêter sur la base de la loi qui
servait à poursuivre Eichmann. Et quand bien même ils seraient parvenus
jusqu’au tribunal, toute déposition qu’ils auraient pu y faire avait de
grandes chances de les compromettre directement. Pour ajouter à ces
difficultés, le Mossad espionna constamment Servatius et tous ses entretiens
avec Eichmann furent mis sur écoutes. Dans ces conditions, il aurait été
virtuellement impossible à la défense de présenter la moindre surprise lors
du procès/l4,
Bien que les charges pesant sur Eichmann parussent écrasantes, les
agents du sixième bureau eurent souvent l’impression d’être eux-mêmes en
position de faiblesse. Selinger confessa que «les hommes de notre bureau
en savaient au départ à peu près autant sur le régime nazi et l’holocauste
que l’Israélien moyen». Less remarqua quant à lui que: «Aucun de nous,
dans le groupe, n’avait alors de connaissances précises sur l’holocauste. »
Ils durent se former en compulsant les quelques ouvrages historiques alors
disponibles. Il rapporta que «le livre La Solution finale de Reitlinger devint
pour nous une espèce de bible; nous ne pouvions plus nous passer des
ouvrages de Poliakov ni de celui d’Adler, Theresienstadt...». Toutefois, ces
ouvrages étaient représentatifs de la première vague de l’historiographie
consacrée au génocide et tendaient à reproduire la vision donnée à
Nuremberg d’un processus de destruction vertical, dirigé de haut en bas et
évoluant de manière lisse et régulière. Ils donnaient aussi une impression
trompeuse du rôle et de la place d’Eichmann dans la hiérarchie de
l’extermination/L,
Si les enquêteurs ne se rendirent pas compte des pièges de la littérature
historique, ils eurent pleinement conscience du fait que la documentation
même la plus élémentaire leur manquait. Où allaient-ils trouver les
documents ou les témoins ? Signe, selon Gideon Hausner, du peu d’intérêt
ressenti jusque-là par les autorités israéliennes pour l’homme qui était
devenu leur proie: «Si le nom d’Eichmann avait souvent été mentionné au
cours des divers procès qui eurent lieu après la guerre et s’il se trouvait
toujours au premier plan chaque fois que l’on évoquait la “solution finale”,
son cas n’avait jamais fait l’objet d’une étude systématique.» On avait
notamment beaucoup évoqué son nom au cours d’un procès en diffamation
intenté en 1954 par Rudolf Kastner, mais «cependant, personne n’avait
réuni contre lui un dossier complet». Comme «il fallait au sixième bureau
une base de départ», on consulta le centre de documentation de Tuvia
Friedman, situé à Haïfa. «On disposa ainsi des premières données sur sa
vie, quelques pièces extraites de son dossier personnel au SD, quelques
documents relatifs aux déportations et signés par lui, la déposition de
Wisliceny, le protocole de la conférence de Wannsee et un certain nombre
de pièces essentielles.» Hausner raconta à propos du travail de
reconstitution de la vie et de la carrière d’Eichmann: «On eût dit un puzzle
aux pièces innombrables?16. »
Yad Vashem, l'institut dédié à la mémoire des héros et des martyrs, établi
quelques années auparavant à Jérusalem pour préserver le souvenir de
l’holocauste, devint leur source principale d’information. En 1956, à la suite
d’une démarche particulière, Yad Vashem avait obtenu de la Grande-
Bretagne une copie sur microfilm de tous les documents relatifs aux affaires
juives issus de l’immense masse des archives du ministère des Affaires
étrangères du Reich. Les archivistes du centre rencontrèrent les enquêteurs
trois jours seulement après l’annonce de la capture d’Eichmann et mirent en
place une équipe spéciale pour travailler en étroite collaboration avec le
sixième bureau. Un groupe de policiers fut présent dans le centre presque en
permanence et fut aidé par des archivistes du lieu, qui possédaient déjà une
certaine expérience dans la chasse aux documents pour des procès de
criminels nazis qui avaient eu lieu auparavant en Allemagne de l’Ouest. Le
6 juin, ils achevèrent de rassembler le premier volet de leur rapport, qu’ils
envoyèrent à Camp lyar. Plusieurs autres suivirent 1.
Yad Vashem fournit également à l’équipe les 42 volumes des procès-
verbaux du Tribunal militaire international de Nuremberg et 15 volumes
massifs relatifs à des procès intentés par la suite, notamment par les
Américains, ainsi que les comptes rendus des procès d’après-guerre
organisés à Prague, et les témoignages et les documents rassemblés en
Slovaquie par le département pour la documentation juive. Ce n’était
cependant toujours pas suffisant. Le sixième bureau fit appel à des centres
de documentation à travers le monde, et Selinger se rendit aux États-Unis,
aux Pays-Bas, en France et en Grande-Bretagne pour rencontrer des
spécialistes et demander leur appui’.
L'Union soviétique, quant à elle, ne daigna pas répondre aux demandes
de l’accusation. Ce n’est qu’au cours des années 1990 que les «archives
spéciales» du KGB à Moscou commencèrent à diffuser des documents
couvrant les premières années du Sicherheitsdienst, dont le voyage
d’Eichmann en Palestine et sa «conférence» consacrée à la «juiverie
mondiale». Le gouvernement britannique se montra lui aussi fort peu
coopératif. Il refusa de fournir les documents relatifs aux négociations entre
Eichmann et les Juifs en Hongrie en 1944. Ce manque de coopération
suscita une grande indignation, mais, malgré des demandes officielles
présentées au parlement par plusieurs députés britanniques, le
gouvernement maintint sa position de refus/1®.
Le sixième bureau commença son enquête sans avoir reçu de directive de
la part du ministère de la Justice quant à l’étendue ou aux limites de celle-
ci. En conséquence, les officiers se mirent au travail selon une procédure
habituelle de la police consistant à rechercher des preuves tangibles et
crédibles montrant que le suspect avait commis personnellement des actes
criminels. En l’absence de témoin qui aurait pu attester du fait qu’Eichmann
avait donné des ordres, il fallait rassembler des documents portant sa
signature ou des comptes rendus de réunions lors desquelles des décisions
importantes avaient été prises. Cette approche fut confirmée dans leurs
esprits par le modèle du tribunal de Nuremberg, qui fonda également très
largement son travail sur des pièces documentaires. Dans la mesure où ils
souhaitaient construire l’acte d’accusation sur des documents et des
témoignages impliquant Eichmann directement, ils décidèrent assez tôt de
restreindre leurs recherches aux événements de Hongrie en 1944. En effet,
il apparut que là, au moins, une documentation importante était disponible,
ainsi que des témoins fiables qui pourraient attester sous serment
l'implication personnelle d’Eichmann dans les déportations. Jusqu’en
décembre 1960, ils pensaient encore restreindre l’acte d’accusation aux
activités d’Eichmann en Allemagne, en Autriche et dans le «protectorat»,
ainsi qu’en Pologne, Slovaquie, Hongrie, Grèce, Roumanie, Yougoslavie et
dans les Pays baltes, et, d’autre part, à Auschwitz, Majdanek, Treblinka,
Sobibor et Belsen. Ils envisageaient de ne faire venir qu’entre quarante et
cinquante personnes, pour témoigner principalement à l’appui des
documents : une moitié décrirait les mesures antijuives en général, tandis
que l’autre relaterait des rencontres avec Eichmann en personne/2?.
Quelques mois après le début de l’enquête, Selinger fut soumis à une
pression de plus en plus forte exercée par Gideon Hausner, qui avait
récemment été nommé au poste de procureur général. Cette nomination fut
due au hasard d’un remaniement ministériel. Hausner était né à Lemberg
(Lwow) en 1915 et avait émigré en Palestine en 1937 en compagnie de sa
famille. Son père avait été actif dans les milieux politiques sionistes et
polonais, et lui-même avait suivi le même chemin, prenant la tête du Parti
progressiste israélien. Grâce à ses relations au sein du parti, il se vit offrir le
poste de procureur général en mai 1960, peu de temps avant l’enlèvement
d’Eichmann. Il n’accéda cependant à son poste qu’en juin et il décida de
représenter lui-même le ministère public dans l’affaire, alors qu’il n’avait
jusqu’ alors plaidé qu’en matière de droit commercial et que ses nombreuses
obligations l’empêchèrent d’y consacrer son attention pleine et entière:
«J’assurais les fonctions de procureur général de l’État d'Israël tandis que
cette controverse [au sujet d’Eichmann] faisait rage. Il me fallut prendre
connaissance des devoirs de ma charge et m’acquitter de certains d’entre
eux. Une pile énorme de dossiers m’attendait et il me fallut donner de ma
personne lors d’autres procès où les intérêts de la communauté étaient en
jeu.» Hausner fut pris par l’enquête sur l’un des plus grands scandales de
fuites de l’histoire d’Israël, l’affaire Lavon, et ainsi, alors que «la date
d'ouverture du procès approchaït; je n’avais pas trouvé le temps de m’y
préparer sérieusement/21».
Toutefois, la signification politique investie par Ben Gourion et ses
collègues dans le procès se traduisit par une exigence de résultats rapides,
exigence que Hausner transmit à la police : «Le sixième bureau était soumis
à un labeur incessant. Il ne disposait pas d’assez de monde et la nécessité
d’en finir vite se faisait durement sentir. On me pressait d’ouvrir le procès,
mais il me fallait attendre que les hommes eussent terminé. Aussi je ne les
ménageais point. Et parfois nos rapports eurent à en souffrir/22. »
À la fin de l’année 1960, la police remit au procureur général 26 rapports,
dont chacun, selon un plan établi, traitait des événements survenus dans un
pays donné ou d’un sujet particulier. La réaction de Hausner fut explosive.
Il se plaignit que, si le sixième bureau avait préparé «un dossier de premier
ordre — du point de vue de la police, s’entend», il n’était pas suffisant pour
raconter toute l’histoire de la persécution et de l’extermination des Juifs par
les nazis et ne permettrait pas de convaincre le public à travers le monde.
Hausner raconta plus tard: «Ç’avait été la méthode adoptée à Nuremberg —
quelques témoins, quelques films sur les horreurs des camps de
concentration, des piles de pièces à conviction écrites. Procédé simple,
procédé efficace. On pouvait s’expliquer pourquoi ce procès n’avait pas
réussi à toucher le cœur des hommes.» Hausner estimait qu’il n’était pas
suffisant de faire condamner Eichmann sur la base des documents à charge :
«Je savais qu’il nous fallait bien plus qu’un verdict; il nous fallait le récit
écrit en lettres de feu d’un désastre national, d’un désastre humain hors de
proportion/25, »
À seulement deux mois de l’ouverture prévue du procès, Hausner assigna
une nouvelle tâche aux policiers exténués. Il leur demanda de renforcer
l’acte d’accusation en intégrant les activités d’Eichmann en Europe de
l’Ouest et en retrouvant des témoins qui pourraient éclairer le contexte des
mesures antijuives depuis le début des années 1930 jusqu’à la toute fin de la
guerre, que ces mesures aient eu ou non un lien direct avec les activités
d’Eichmann. La grande hâte qui s’ensuivit affligea les enquêteurs, qui
estimaient qu’ils auraient besoin d’au moins une année supplémentaire pour
terminer leur travail. Less confia que: «Nous autres, du bureau 06,
regrettions beaucoup de devoir arrêter si tôt nos recherches.» Cependant,
Hausner était lui aussi soumis à d’intenses pressions: «En Israël, le public
souhaitait que le procès s’ouvriît sans tarder. Il vivait dans l’attente et même
dans la nervosité. Aussi me demanda-t-on plus d’une fois d’expédier le
travail de base, de réduire au minimum le nombre des audiences 21. »
Le procureur général, qui s’était déjà donné si peu de temps pour
préparer le procès, proposa ainsi à une date avancée de modifier assez
fortement l’angle de l’accusation. Il entendait désormais présenter des
documents sur chaque aspect de la campagne nazie contre les Juifs et les
compléter par des dépositions de témoins qui «diraient ce qu’ils avaient vu
de leurs yeux et vécu dans leur chair». Toutefois, le sixième bureau avait
déjà été dissous et il dut s’appuyer, outre sa petite équipe, sur le
commissaire Michel Goldman, ainsi que sur Rachel Auerbach, qui était
alors la directrice du service spécial pour la collecte des témoignages oraux
de Yad Vashem. Travaillant ensemble à une allure folle, ils filtrèrent des
centaines de déclarations conservées dans ce service de Yad Vashem et
passèrent aussi en revue des suggestions envoyées par des associations
d'immigrés de Tchécoslovaquie et de Hongrie et par l’organisation des
anciens prisonniers des nazis. En fin de compte, 110 rescapés furent choisis
pour venir témoigner sur l’impact des politiques nazies dans à peu près
chacun des pays qui avaient été affectés et, dans le même temps, représenter
autant d’aspects de la vie des communautés juives d’avant-guerre que
possible. D’autres furent également choisis car ils étaient en mesure de
décrire des actions de résistance/22.
De nombreux rescapés se présentèrent de leur propre initiative, affirmant
avoir aperçu Eichmann dans un ghetto ou un camp donné. Hausner se
méfiait de ces initiatives: leurs auteurs s’avéraient souvent peu fiables et
fragiles psychologiquement. De fait, la plupart de ceux qui vinrent déposer
et témoignèrent qu’ils avaient vu Eichmann s’effondrèrent lors du contre-
interrogatoire. Hausner fut toutefois persuadé par le récit d’un rescapé
hongrois, Avraham Gordon, qui affirma qu’il avait vu Eichmann abattre un
jeune garçon juif sur le terrain de sa villa à Budapest au cours de l’été 1944.
Les enquêteurs avaient, dans un premier temps, rejeté les éléments avancés
par Gordon, mais Hausner ne put manquer l’occasion de prouver
qu’Eichmann était un assassin. Le témoignage de Gordon fournit alors la
substance du seul cas d’homicide pour lequel Eichmann fut poursuiviZ2£,
Pendant ce temps, Hausner devait aussi préparer l’acte d’accusation. Là,
au moins, il lui fut possible de déléguer les responsabilités à des membres
de son équipe. Celle-ci était constituée de Gabriel Bach, un avocat âgé de
34 ans formé en Grande-Bretagne, détaché du ministère de la Justice pour
servir de conseiller au sixième bureau, et de Jacob Baror, le procureur de
Tel-Aviv, âgé à l’époque de 45 ans. Étant donné la violente controverse qui
avait suivi l’enlèvement, Hausner était conscient qu’il lui faudrait en
premier lieu justifier le droit d’Israël de juger Eichmann. Il devait prévoir
que Servatius remettrait en cause le fondement juridique des poursuites.
Lorsque celui-ci avait défendu des nazis à Nuremberg, il avait toujours
soutenu que les accusations de crimes contre l’humanité et de génocide
reposaient sur des textes de loi rétroactifs juridiquement non recevables.
Afin de contrer cette ligne de défense, Hausner s’en remit au talent du
vénérable M° Jacob Robinson, 71 ans, qui avait servi d’adjoint au juge
Robert Jackson à Nuremberg. Depuis lors, il était conseiller juridique de la
délégation israélienne auprès des Nations unies et était un expert reconnu en
droit international. Malgré tout, c’est bien sur les épaules de Hausner que
reposait la responsabilité finale, et c’est lui qui devait rédiger la déclaration
préliminaire. En dernier recours, il s’enferma dans un hôtel de Tel-Aviv
pendant six semaines, «avec deux caisses de livres et de dossiers, travaillant
complètement seul, de jour comme de nuit/27».
L’acte d’accusation qui émergea du travail enfiévré de Hausner reflétait à
la fois ses propres préférences au sujet du procès et les impératifs politiques
imposés par Ben Gourion. Hausner décida de ne pas suivre les préférences
de la police pour un acte d’accusation limité, se concentrant sur certains
épisodes où Eichmann avait particulièrement agi avec cruauté et fanatisme,
car en faisant cela «nous passerions à côté du but que nous nous étions
assigné en ouvrant ce procès: dire toute l’histoire du désastre juif». Il
reconnut pourtant qu’il y avait un risque à une accusation beaucoup plus
générale «faisant grief à Eichmann de l’ensemble de ses activités
criminelles»: arriver à un acte d’accusation trop vaguement conçu et
insuffisamment appuyé sur d’irréfutables documents, qui pourrait conduire
à l’acquittement. Il tenait particulièrement à imputer à Eichmann les crimes
commis en Europe de l’Est. C’était là le centre de gravité de la «solution
finale », mais il semblait qu’Eichmann y avait laissé bien peu de traces. En
fin de compte, il décida qu’en tant que chef du service des affaires juives du
RSHA chargé de l’application de la «solution finale » «en quelque territoire
que ce soit», il pouvait avoir à répondre de tous les aspects du génocide.
«Ce fut une des plus difficiles décisions que j’eus à prendre», confia-t-il
plus tard/28,
L’acte d’accusation fut inscrit au registre du tribunal de Jérusalem le
2 février 1961. Eichmann et ses avocats avaient eu accès à une copie la
veille. Il était composé de quinze chefs d’accusation, organisés de manière
répétitive et confuse. Les chefs 1 à 4 concernaient les crimes contre le
peuple juif, punissables en vertu de la première section de la loi (punitive)
concernant les nazis et les collaborateurs des nazis de 1950. Le premier chef
d’accusation était formulé de la manière suivante : «Au cours de la période
1939-1945, l’accusé a, de concert avec d’autres personnes, causé la mort de
millions de Juifs, en tant que responsables de la mise à exécution du plan
nazi d’extermination des Juifs, un plan connu sous le titre de “solution
finale de la question juive”.» Ensuite étaient spécifiées les activités
imputées à Eichmann, avec d’autres, au sein du département IV-B4 du
RSHA et des services apparentés, donnant des ordres en vue de
l’extermination des Juifs d'Allemagne, des pays de l’Axe et des régions
occupées par ces pays, par leur massacre, entre autres moyens, dans des
camps de concentration. L’accusation allégua que «l’accusé ordonna aux
commandants de ces camps d’utiliser le gaz connu sous le nom de Zyklon B
et, en 1942 et en 1944, s’assura de la fourniture d’une quantité de ce gaz
dans le but d’exterminer les Juifs». Elle poursuivit en déclarant
qu’immédiatement après l’occupation de la Pologne par l’armée allemande,
en septembre 1939, «l’accusé commit des actes d’expulsion, de déportation
et d’extermination». Il fut tenu responsable des opérations des
Einsatzgruppen en Russie en 1941, du meurtre des Juifs déportés dans les
ghettos de l’Est et du meurtre de certaines populations juives locales. La
mort de centaines de milliers de Juifs, dans des camps de travail forcé, des
ghettos et des camps de transit dans chacun des pays affectés par la
«solution finale», lui fut attribuée, au-delà de sa responsabilité spécifique
dans la mort «d’environ un demi-million de Juifs hongrois ». Tous les actes
énumérés dans ce premier chef d’accusation «furent commis par l’accusé
dans l’intention de détruire le peuple juif».
Le second chef d’accusation accusa Eichmann d’avoir «soumis plusieurs
millions de Juifs à des conditions d’existence devant entraîner leur
destruction physique»: travail forcé, enfermement dans des ghettos, et
déportations en masse dans des conditions inhumaines. Le troisième chef
recouvrait les «graves atteintes à l’intégrité morale et physique de millions
de Juifs» «pendant la période du régime nazi»: asservissement, privation
de nourriture, déportation, persécution, détention dans des ghettos,
arrestations de masse, boycott économique — le tout «dans l’intention de
détruire le peuple juif». Le quatrième chef accusait Eichmann d’avoir, à
partir de 1942, imposé à des Juifs stérilisation et avortements, en différents
lieux, y compris Theresienstadt, et différentes circonstances.
Ensuite, l’accusation aborda les crimes contre l’humanité et les crimes de
guerre punissables sous d’autres sections de la loi (punitive) concernant les
nazis et les collaborateurs des nazis. Il s’agissait en fait des mêmes
accusations que celles évoquées dans les chefs 1 à 4, mais sous une
rubrique différente, et avec l’ajout des spoliations. Les chefs 5 à 7
accusaient à nouveau Eichmann de meurtre, d’extermination,
d’asservissement, de privation de nourriture et de l’expulsion des
populations civiles juives, de persécutions à l’encontre de Juifs pour des
motifs nationaux, raciaux et religieux, ainsi que d’actes spécifiques de
spoliation, d’expropriation et de pillage visant des Juifs. Les crimes contre
les populations non juives étaient abordés dans les chefs 9 à 12. Ils
comprenaient la déportation dans des conditions inhumaines de 500000
civils polonais dans l’intention d’installer des Allemands de souche à leur
place, la déportation de 14000 Slovènes, la concentration et la déportation
de dizaines de milliers de Tziganes et la déportation de 100 enfants de
Lidice vers la Pologne, où ils avaient été assassinés. Les derniers chefs
abordaient l’appartenance d’Eichmann à des «organisations hostiles »: la
SS, le SD et la Gestapo/=?.
Tandis que Hausner et Servatius travaillaient frénétiquement sur les
aspects juridiques de la confrontation à venir, le chef de cabinet du Premier
ministre, Teddy Kollek, et le commissaire divisionnaire de Jérusalem,
Yekutiel Keren, reçurent la responsabilité de préparer la salle d’audience.
Kollek voulait réaliser les ambitions de Ben Gourion et faire du procès un
événement mondial, ce qui impliquait la nécessité de trouver une salle
suffisamment grande pour contenir les centaines de journalistes qui se
déplaceraient du monde entier pour couvrir l’événement. Toutefois, aucun
tribunal à Jérusalem n’était suffisamment spacieux pour remplir cette
fonction. À la place, Kollek et Keren tombèrent d’accord sur Beit Haam,
«la maison du peuple», un centre culturel qui était alors sur le point d’être
inauguré, situé dans la partie ouest de Jérusalem. Des ordres furent donnés
pour adapter le bâtiment afin d’y aménager les bureaux privés des
magistrats, en réservant également des espaces pour l’accusation, pour la
défense, une cellule pour le prisonnier, et des salles d’archives pour la
masse de documents qui seraient présentés. Dans la salle d’audience, le
banc de l’accusé, également spécialement aménagé, contenait un bureau et
une chaise à l’usage de celui-ci, ainsi que des chaises pour deux sentinelles.
Il était couvert d’un toit et ceint sur deux côtés de verre à l’épreuve des
balles. Aïnsi, les juges pouvaient observer Eichmann directement, et l’on
prévenait dans le même temps les tentatives d’assassinat qui auraient pu
venir de l’espace réservé au public dans l’auditorium. Un soin tout
particulier fut apporté aux conditions de travail des médias. La pièce qui se
situait au-delà du hall, qui servirait plus tard de bibliothèque, fut
transformée en salle de presse et fut équipée d’un circuit fermé de télévision
qui permit aux journalistes de regarder le procès. Des traductions
simultanées furent proposées aux journalistes et au public, et des mesures
furent prises pour qu’une transcription de chaque audience soit traduite en
trois langues et distribuée aux correspondants étrangers dès le lendemain
matin/20,
Il y eut une vigoureuse dispute pour savoir si le procès pourrait être
retransmis au-delà des limites du tribunal. Kollek et Hausner dirent avec
insistance que cela était essentiel, «afin que le monde puisse regarder ».
Keren et Servatius n’étaient pas du même avis. Le second, qui était déjà
passablement agacé par la publicité autour du procès avant même son
ouverture, craignit que la présence des caméras dans la salle d’audience ne
perturbe le déroulement du procès. Il redoutait que les témoins de la défense
ne se sentent inhibés en sachant que ce qu’ils racontaient serait vu à travers
le monde, tandis que les témoins de l’accusation seraient incités à broder
sur leurs dépositions. Le 10 mars 1961, Hausner et Servatius plaidèrent la
question devant les juges nommés pour la conduite du procès. Ces derniers
se décidèrent en faveur des retransmissions, sur la base du principe de
tradition ancienne selon lequel «là où il n’y a pas de publicité, il n’y a pas
de justice». Ils furent assurés que les caméras ne créeraient aucun
dérangement : trois caméras furent soigneusement placées de façon à être
entièrement silencieuses et invisibles. L’une faisait face à l’auditoire, une
seconde était dirigée vers le box des témoins, et la troisième était en
permanence braquée sur Eichmann/l.
C’est une entreprise américaine, la Capitol Cities Broadcasting
Corporation, qui obtint le contrat concernant l’enregistrement et la
diffusion du procès, car Israël n’avait à l’époque pas de chaîne de télévision
propre et ne possédait pas la technologie nécessaire. Paradoxalement, peu
d’Israéliens virent en réalité le procès. La plupart d’entre eux entendirent
des résumés et des extraits largement diffusés dans une émission
quotidienne en soirée à la radio, intitulée «Le journal du procès». Les
Américains, quant à eux, eurent le privilège de pouvoir regarder les
audiences quasiment en direct, grâce au décalage horaire entre les États-
Unis et Israël. Les enregistrements étaient envoyés quotidiennement par
avion de l’aéroport de Lod vers New York, et diffusés pratiquement à la
même heure locale que celle où ils avaient été filmés, huit heures plus tôt.
Le contrat signé avec Capitol Cities stipulait que toutes les principales
chaînes américaines avaient le droit de montrer le film dans leurs bulletins
d’information. La chaîne ABC prépara des résumés d’une heure qui
attiraient régulièrement un public nombreux.
Kollek se vit aussi confier la responsabilité de distribuer les 750 fauteuils
disponibles dans la salle d’audience. La composition du public changea
énormément au fur et à mesure que le procès avança. Le premier jour
étaient présents 450 journalistes, 45 diplomates et 50 personnalités
appartenant à des organisations israéliennes et étrangères. Le ministère de la
Justice invita des observateurs du gouvernement ouest-allemand et de la
Commission internationale de juristes. Après que des sièges eurent été
attribués aux membres de délégations officielles envoyées par des
gouvernements et des administrations, et que 30 places eurent été mises de
côté au profit de touristes, il ne resta plus que 165 sièges disponibles pour le
public israélien. Hannah Arendt observa cependant qu’au bout de quelques
jours une grande partie des journalistes s’absentèrent et leurs sièges furent
occupés par des Israéliens. Il n’y avait, selon elle, que peu de jeunes: la
salle était «remplie de “survivants”, des gens d’un certain âge et des
vieillards, des immigrants d'Europe comme moi»,
Les juges désignés pour officier lors du procès étaient bien déterminés à
ce qu’il ne dégénère pas en une leçon d’histoire à grand spectacle. Au bout
du compte, ils échouèërent en cela, même s’ils parvinrent toutefois à faire en
sorte que le procès fût équitable. Le choix des juges reposa dans les mains
du président du tribunal de Jérusalem, le juge Benjamin Halevi, qui avait
aussi le droit de présider les audiences. Ce qui engendra un problème
politique délicat pour le gouvernement, car Halevi avait suscité la colère de
Ben Gourion par la manière dont il avait mené le procès en diffamation
entrepris par Rudolf Kastner en 1954. Halevi s’était alors aligné sur le
mouvement sioniste d’extrême droite et avait permis au procès de servir de
plate-forme politique pour lancer des attaques contre les sionistes de
gauche, qui avaient dominé la scène politique en Palestine et les tentatives
de sauvetage des Juifs européens en 1944. Bien que ses positions politiques
n’aient pu justifier la mise à l’écart de Halevi par le ministère de la Justice,
il avait à la fin de ce procès comparé Eichmann au diable en personne et,
par ce fait, pouvait être perçu comme partial à son égard. Le président de la
Cour suprême, le juge Olshan, demanda à Halevi de renoncer à son droit de
nommer les juges et de se désigner lui-même. Néanmoins, ce dernier
n’avait aucunement l’intention de manquer cette occasion extraordinaire, et
il refusa. Au bout du compte, Olshan parvint à le persuader d’accepter un
compromis. La loi fut modifiée pour qu’un membre de la Cour suprême,
nommé par Olshan, préside, tandis que Halevi conservait le droit de
nommer les autres juges — y compris lui-même s’il le souhaitait/%4,
Olshan choisit le juge Moshe Landau pour occuper le poste de
président. Landau était né en Allemagne en 1912 et y avait étudié le droit,
puis à l’université de Londres. Il avait été contraint d’émigrer en Palestine
en 1933. Landau pouvait apparaître raide et pédant, mais son soin
méticuleux et son insistance pour qu’un calme absolu et une bienséance
irréprochable règnent lors des audiences jouèrent un rôle crucial dans la
préservation de l’intégrité du procès. Halevi, comme il l’avait promis, se
nomma lui-même. Également né en Allemagne, il était âgé de 51 ans et
avait fait ses études à l’université de Berlin avant d’émigrer en Palestine. Il
nomma aussi un troisième juge, M° Yitzhak Raveh. Celui-ci, alors âgé de
55 ans, était juge au tribunal de Tel-Aviv. Il avait fait des études de droit
dans les universités de Berlin et de Halle, et avait été juge en Allemagne
avant d’être révoqué par les nazis et d’émigrer en Palestine®.
Aux yeux de Hannah Arendt, ces hommes qui allaient juger Eichmann
représentaient «l’élite du judaïsme allemand». Ils allaient devoir s’acquitter
d’une tâche redoutable. À mesure qu’approchait l’ouverture du procès,
Hausner fut soumis à une pression politique de plus en plus forte. Pendant
plusieurs mois après la capture d’Eichmann, Ben Gourion avait été moins
intéressé par l’importance du prisonnier que par la colère suscitée par son
enlèvement et les tentatives de nier le droit d’Israël à le traduire en justice.
Pourtant, à partir du début de l’année 1961, il sentit que l’histoire qui allait
être racontée lors du procès pourrait par elle-même démontrer la nécessité
impérative de l’existence de l’État juif. Ne tenant aucun compte de la
séparation des pouvoirs judiciaire et exécutif, il devint «très impliqué dans
la formulation du concept du procès ». Hausner lui fit parvenir une première
version de son réquisitoire d’ouverture, à laquelle le Premier ministre
apporta force commentaires. Il soutint la détermination de Hausner à inclure
l’histoire dans son intégralité, mais demanda à ce que son nom ne fût pas
cité en lien avec les négociations entre les nazis et les Juifs en 1944. II
adoucit en outre certaines références au peuple allemand, afin de ne pas
offenser le chancelier Konrad Adenauer. Ce faisant, Ben Gourion établit un
précédent malheureux. Hausner fut ensuite bombardé de suggestions
provenant d’autres membres du gouvernement, en particulier de Golda
Meir. Elle souhaitait qu’il souligne davantage les similarités entre le sort
des Juifs et celui des Noirs africains sous les régimes coloniaux ou racistes.
Elle l’incita à ne pas reprocher aux Alliés l’échec des plans de sauvetage, et
à attaquer durement le rôle du mufti et des pays arabes qui servirent de
refuge à de nombreux fugitifs nazis 3€,
Les politiciens comme le grand public, en Israël et dans le monde entier,
attendaient beaucoup du procès lorsqu'il débuta enfin le 11 avril 1961.
Eichmann avait auparavant été transféré à la prison de Ramleh, plus proche
de Jérusalem, et on l’avait installé dans une cellule spécialement aménagée
composée de plusieurs pièces. L’une d’elles était cloisonnée et avait une
paroi en verre blindé équipée d’un micro, qui lui permettait de s’entretenir
avec Servatius et de recevoir de la visite sans qu’il y ait le moindre risque
de contact physique. Il fut réveillé de bonne heure et revêtit la chemise
blanche, la cravate bleu pâle rayée et le costume sombre qui lui avaient été
fournis. Il avait attrapé un rhume et, tout au long de cette journée historique,
il passa son temps à renifler et à s’essuyer le nez avec un mouchoir. Après
le transfert par la route, sous haute sécurité, de la prison hautement protégée
jusqu’à Beit Ha’am, il fut conduit dans sa cellule de détention. Juste avant
neuf heures du matin, deux policiers l’escortèrent, depuis sa cellule, à
travers une porte menant directement au banc de l’accusé. Hausner raconta:
«À ce moment, on entendit dans la salle du tribunal, bondée, un grand
soupir?7, »
Ce qui frappa Hausner, et bon nombre d’observateurs présents ce jour-là,
fut cependant la grande normalité de l’apparence d’Eichmann: «On était
loin de ce personnage de chef de la Gestapo; on ne percevait nul indice du
sentiment de violence diabolique qui l’habitait, de son goût du mal que nous
ne connaissions que trop bien, de son arrogance, du pouvoir qu’il avait eu
de faire souffrir.» Moshe Pearlman commenta: «La plus grande surprise
était le côté ordinaire de l’homme, “monsieur Tout-le-Monde”, la
cinquantaine, le front dégarni, une couronne de cheveux gris apparemment
fraîchement coupés, d’épaisses lunettes à monture d’écaille sur un nez
prononcé, une petite bouche aux fines lèvres, la peau blafarde de son visage
rasé de près plissée de rides — de vieillesse, d'angoisse, ou des deux.»
Pearlman se sentit dupé: «Les crimes attribués à Fichmann étaient d’une
telle magnitude que l’on s’attendait, au moment où la porte du box de verre
s’ouvrit, à voir quelque monstre s’avancer d’un pas pesant.» Au lieu de
cela, ils eurent en face d’eux «la figure typique du voisin d’en face».
Hannah Arendt écrivit à Karl Jaspers qu’Eichmann n’était «pas un aigle,
plutôt un fantôme qui, en plus, est enrhumé, et qui, dans sa cage de verre,
perd de minute en minute un peu de sa substance # ».
Simon Wiesenthal avait prévu qu’un tel effet se produirait. Afin de
contrer le caractère trompeur de l’apparence d’Eichmann en ces années
d’après-guerre, il avait recommandé que l’accusé fût forcé de se présenter à
la barre vêtu d’un uniforme de la SS. Une telle proposition fut
manifestement jugée inacceptable. Il resta alors une tension presque
palpable entre la façade délibérément banale présentée par Eichmann et les
imprécations que Hausner lui lançait. Arendt pensait que «plus la
rhétorique de M. Hausner devenait grandiose, plus le personnage assis dans
la cabine ressemblait à un fantôme». D’autres tirèrent des conclusions
différentes : «Les hommes qui avaient agressé et violé et torturé et abattu et
gazé des millions de personnes innocentes étaient des gens ordinaires. »
D'un autre côté, Hausner, qui, mis à part les juges, fut peut-être celui qui
passa le plus de temps à scruter attentivement Eichmann, remarqua «ses
mains cafardes, sa bouche en lame de couteau et cette étincelle de haine
dans son regard/% ».
Tout comme son apparence physique, les habitudes d’Eichmann
donnèrent lieu à diverses interprétations. À son arrivée, il utilisait son
mouchoir pour épousseter la surface de la table devant lui. Ensuite, il
disposait ses papiers, livres et crayons dans un ordre