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AU RÉGIME DE L'EAU
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/aurgimedeleauOOdoyo
Fr. Constant Doyon. O.P.
AU RÉGIME
DE L'EAU
Illustrations de
M. Ed.-J. Massicotte >,-v
f
if
uOttawa
PARIS, France
Gabriel Beauchesne
117, rue de Rennes.
CANADA
Bureaux du Rosaire
St-Hyacinthe, P. Q.
QUÉBEC
Imp. L'Action Sociale £rtoiTto?^-' verS , *
103, rue Sainte-Annê, 1Û ^
1919
BlBLlOTHÉCA
Ottav^
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vW *
APPROBATIONS
Nous, soussignés, avons lu, par ordre du T. R. P. Pro-
vincial, l'ouvrage du R. P. Doyon, O.P., intitulé : " Au
régime de l'eau," et nous l'avons jugé digne de l'impression.
Fr. Th.-Dom.-C. Gonthier, O.P.,
Lecteur en Théologie ;
Fr. M.-A. Lamabche, O.P.,
Lecteur en Théologie.
11
Permis d'imprimer :
Fr. Alphonse Langlais, O.P.,
Provincial des Dominicains.
Imprimatur :
L.-N., Card. Bégin,
Arch. de Québec.
Droits réservés, CANADA, 1919
Lett re- Préface
Mon cher Capitaine,(1)
Vous me voyez devant vous dans la position réglementaire
et fixe. . . et je vous salue militairement.
Il y a longtemps que je veux vous écrire, mais les grandes
manœuvres du carême m'ont un peu démoli.
Je vous écris sous votre lumière électrique. Par votre
fenêtre ouverte écoutez bruire la cascade de l'Yamaska. . .
Est-ce que ça ne remue pas en vous le tréfonds du maskou-
tain ? Il est neuf heures et demie du soir. C'est l'heure où
les grands fauves se mettent à l'affût, et où jadis, le carquois
en bandoulière, les mains rougies du sang des buveliers pris
en faute, le Visiteur in petto des Sociétés de Tempérance
du diocèse revenait à soîi " repaire " et faisait résonner le
corridor endormi de la musique sinistre de sa mitrailleuse
à écrire.
(1) Depuis cinq mois j'étais aumônier du 22e Bn C.-F.
Cantonné à Amherst, Nouvelle-Ecosse, je reçus, en
mai 1915, cette épître humoristique. Elle me fournit une
préface au petit livre que j'offre au public. — Fr. C. D.
— 6 —
Héla» ! le silence et l'ordre régnent désormais là où naguère
le bruit savait être si éloquent et où un désordre apparent
n'était qu'un effet de l'art. Votre cellule en parfait ordre,
vous n'imaginez pas à quel point cela est macabre et funèbre.
Elle porte le deuil de " La Croisade ".
Votre souvenir du moins est resté vivant. Et votre gloire
donc, cette "fâme" frivole et coquette, à qui l'uniforme
khaki^a tourné la tête. Du Grand au Petit Maska, votre
nom est sur toutes les lèvres. On vous exalte même dans
les " saloons ". MM. les hôteliers font boire à votre heureux
voyage. .
Les dangers que vous allez affronter me rendent rêveur.
Bien des jeunes gens relèvent la tête à la pensée de votre
courage. Et la Société de Tempérance, veuve éplorée de son
Secrétaire, et " La Croisade ", pauvre petite orpheline, gar-
dent un silence farouche, entourées toutes deux d'un respect
superstitieux, aucun prétendant n'étant assez audacieux
pour courtiser cette Pénélope, aucun père adoptif ne se
trouvant digne de recueillir celte orpheline.
C'est donc bien la gloire, mon Capitaine. Aussi est-ce
bien le temps, le fer étant chaud, de le battre. " Au régime
de l'eau " serait accueilli presque comme un récit de bataille.
Je vois le volume d'ici : un petit in-lS en toilette khaki, avec
— 7 —
une préface l'èpée au clair, datée de la tranchée et signée du
nom d'un aumônier dévoué. On se l 'arrache. C'est en-
tendu.
J'ai vu quelques dessins de Massicotte. Il y a de l'idée,
des types bien venus, et cela parait fort soigné. Et, cher
Capitaine, pourquoi n ajouteriez-vous pas un conte ou deux,
dont le sujet et le titre seraient empruntés à la vie de vos
grognards ?
Bien à vous, en toute affection,
H.
Petil-Maska, 6 mai, 1915.
AUX LECTEURS
" Au régime de Veau " est un recueil de
petits articles et d'historiettes ayant pour but :
1 ° De réfuter les objections les plus commu-
nes contre la prohibition telle que nous l'en-
tendons : mesure et règlement d'option locale.
(Première partie.)
2° De rappeler les avantages que procure la
tempérance à l'individu, à la famille et à la
société.
Dans la campagne d'enseignement anti-
alcoolique, plus nécessaire que jamais au
Canada, le présent recueil n'a qu'une ambition :
prendre place au foyer canadien à côté du petit
livre " La lutte antialcoolique ", et mériter
qu'on dise de lui aussi : " Il fera du bien ".
Fr. Constant Doyon, O.P.
Saint-Hyacinthe, P. Q., Canada.
Janvier, 1919.
I
LES OBJECTIONS CONTRE LA PROHIBITION
L'oncle Jean et Clarisse
Au régime de l'eau
" Il faut que tout le monde vive ! '
Tl faut que tout le
monde vive
" Et ce sera un tort
grave et une sanglante
injustice : enlever à
ces braves gens, ce
qu'ils ont gagné si hon-
nêtement, etc., etc. . . "
. . . Enfin il faut que
tout le monde vive !
Bon ! !
* * *
Quand il a dit, d'un
ton sec, ce fameux
bon
qui sonne
comme un appel de
guerre, il ne faut pas
répliquer à mon oncle Jean.
Je dis mon " oncle " : c'est une manière de
parenté qu'il a avec tout le monde, étant vieux
garçon et de bonne entente.
— ib —
Il a cependant le caractère le plus " impossi-
ble " que je connaisse. Si Clarisse dit oui, mon
oncle Jean dit non ; si Clarisse dit non, mon
oncle Jean dit oui. Cela m'explique pourquoi,
étant, ce semble, si bien faits l'un pour l'autre,
ils n'ont jamais pu contracter mariage. Pour
se marier, il faut vouloir dire oui, à l'unisson,
au moins une fois dans sa vie.
* * *
Ce matin-là, Clarisse en lisant Le Courrier,
jetait un œil, par-dessus ses lunettes, sur l'oncle
Jean qui fumait à grandes bouffées, adossé au
mur proche de la porte.
— " Le vote de la prohibition dans Bagot " —
Ça c'est une bonne affaire, dit-elle en s'arrê-
tant.
La chère fille savait d'avance la réponse de
l'oncle Jean, mais ce serait au moins un sujet
neuf de discussion. Puis elle était ferrée sur
toute la question.
L'oncle Jean n'a jamais bu ; l'oncle Jean
n'aime pas " ses " neveux qui traînent devant
le seuil des buvettes, attendant l'occasion de
— 17 —
prendre une larme de whiskey ; l'oncle n'aime
pas les tapageurs, qui, une fois gris, empê-
chent de dormir tout un village . . . mais ... la
buvette existe et ce sera un tort grave et une
sanglante injustice . . .
Il faut que tout le monde vive ! Bon !
A défendre une cause mauvaise l'Oncle perd
de son éloquence : et il se veut suggestionner en
parlant très fort. Aussi est-il vite à bout de
souffle.
Clarisse l'attendait à ce moment propice et,
avec une ironie mesurée, sûre de son fait et de
son effet :
" Oui, dit-elle, il faut bien que tout le monde
vive ! C'est vrai, c'est aussi mon avis, en
cela nous allons nous entendre pour une fois,
et vous allez convenir que c'est justement pour
cela qu'on veut faire disparaître les buvettes."
" Il faut que tout le monde vive ! "
" Les femmes et les malheureuses mères de
famille surtout, qui s'abîment dans la honte,
la misère, le dénuement et le désespoir . . .
— 18 —
Il faut qu'elles vivent en paix. Il faut que les
petits enfants vivent et pour qu'ils vivent, il
faut qu'ils naissent avec une constitution
saine et non pas avec un organisme détraqué.
Les cerveaux brûlés ne peuvent engendrer que
des déséquilibrés.
" Il faut que tout le monde vive !
" Il faut que le vieillard, après avoir peiné
durant cinquante ou soixante ans, ait du pain
pour sa faim et de la tranquillité en sa maison
pour ses vieux jours.
" Il faut que tout le monde vive !
" Oui, mais en gagnant honnêtement sa vie,
en la gagnant loyalement par un travail utile . . .
" Qu'li y ait une hôtellerie où s'hébergent les
voyageurs ! Il serait injuste d'enlever à celui
qui la tient son moyen de vivre. Mais quant
à l'homme qui vit du bar en poussant des mal-
heureux à la ruine physique et à la misère ;
quant à celui qui spécule sur la plus mauvaise
des passions pour s'enrichir, c'est un infâme et
un criminel, un agent de Satan pour la perte
des âmes.
— 19 —
" Il faut que tout le monde vive !
" Oui : alors que l'on ferme ces buvettes
où des gens font métier de verser au peuple
aveuglé par l'ignorance, ou rendu stupide par
la passion, le poison qui tue ! "
Clarisse regardait fixement l'oncle Jean ...
— " On parle " à matin " comme notre
curé."
II
CE SERA PIRE "
Clarisse a
parlé comme
son curé, mais
l'oncle Jean,
qui a l'esprit de
contradiction
fortement en-
foncé dans sa
jugeote, n'a pas
été gagné cette
fois encore à di-
re oui.
Évidemment
le moment des
" accordailles "
n'est pas proche.
L'oncle à tout le
monde n'aime pas qu'une femme, fût-ce Cla-
risse, et surtout Clarisse, ait raison contre lui.
Aussi, ce matin-là, prenant d'un geste dé-
terminé, sa vieille pipe entre le pouce et l'index
— 24 —
de la main droite et la pointant, comme un
apache son revolver :
— Oui, oui, pour ça tu as raison : qu'on
ferme les buvettes, le monde va marcher tout
ainsi . . .
— Et bien plus à plomb, remarque Clarisse,
triomphante.
— " Mais tu sais bien que les ivrognes qui
veulent avoir de la boisson vont en avoir tout
de même, et ils en boiront plus. Car il n'y a
rien comme une défense pour exaspérer ceux
" qui ont ça dans le chignon ", et pour les
pousser aux excès.
" Tu as connu le grand Frédéric, le forgeron
du Coteau. Tu sais bien son histoire. Sa
femme le fit interdire, un beau jour, par main de
notaire. Tu sais : " A tous ceux qui la pré-
sente verront, savoir faisons : il est interdit
de vendre, procurer, donner, sous quelque
prétexte que ce soit, aucune boisson enivrante
à M. Frédéric C . . .
" Le samedi soir suivant, le grand Fred
s'amène au village avec sa petite cruche vide.
— 25 —
A la buvette sont les flâneurs qui " espèrent "
un coup : Frédéric entre, portant sous son
bras sa cruche de terre :
" Ma petite " vache " est tarie. Donne-lui
du meilleur pour qu'elle chante son glou-glou . . .
la semaine a été rude, j'veux du pas baptisé,
entends-tu ? "
— Je ne le peux pas, dit timidement l'hôte-
lier, rapport à ce papier qu'on est venu afficher
ici."
Et il montre à Fred, placardée à la cloison,
à gauche du comptoir, la formule de l'interdit.
Le grand Fred laisse échapper un juron,
saisit sa cruche et s'en va.
Quand il revint de St-Paul, à 9 heures du
soir, sa petite jument noire était blanche
d'écume.
La forge en vit de belles, cette nuit-là, à ce
qu'il paraît.
C'était de " l'esprit ", qu'on lui avait vendu
au village voisin. Et tapant le fer comme un
déchaîné, il forgea et but, jusqu'à minuit.
— 26 —
Sa femme et ses enfants, craignant les effets
accoutumés de sa fureur, s'étaient réfugiés
chez les voisins.
Je n'ai pas besoin de te dire le reste : com-
ment le grand Pierrot à Pierre a trouvé Fred,
couché sur le ventre à côté de sa cruche, raide
mort, le dimanche matin.
Le coroner a dit à l'enquête : " Mort in-
toxiqué ". Ça doit bien vouloir dire que le
grand Fred est mort par une espèce d'apoplexie
d'avoir trop travaillé. . .
— Si c'était d'avoir trop bu, dit Clarisse.
— Pour ça, peut-être que oui, parce que
ce whiskey ne sortait pas de l'hôtel à X., qui,
du moins, le vendait baptisé comme il faut.
Mais mon opinion reste fixe, les ivrognes,
quand on éloigne trop les buvettes, en vont
chercher plus à la fois et en boivent plus, dit
l'oncle Jean."
— " Et ils meurent comme ils ont vécu, conclut
Clarisse. Et ils vivent mal parce qu'ils ont
contracté l'habitude de boire à la buvette.
Qui a raison, amis lecteurs ?
III
QUI A RAISON ?
L'oncle Jean,
lentement, bour-
rait sa vieille pipe.
\ Et Clarisse, sûre
de clore avec avan-
tage le débat, re
disait, en accen-
tuant chaque mot :
" Oui, les ivro-
gnes meurent comme ils ont vécu : et s'ils vi-
vent mal c'est parce qu'ils ont contracté la
vilaine habitude de boire à la buvette. . . tout
le monde sait ça."
Alors, Clarisse triomphante réajuste ses
lunettes et prestement, avec le tisonnier, elle
ravive le feu.
L'oncle Jean est demeuré tout à fait songeur.
Pendant qu'il allume sa pipe, surgissent dans
sa mémoire les pensées les plus troublantes,
qu'il ne croyaitpas avoir recueillies si fidèlement.
— 30 —
(C'est très grave, quand mon oncle Jean se
met à philosopher, car il a une mémoire des
plus heureuses. Vous le constaterez.)
Vraiment, est-ce qu'elle n'aurait pas raison,
cette Clarisse ?
Peut-il nier :
1 — Qu'il existe un rapport entre la buvette
et les ivrognes ?
2 — Que ce rapport ne soit comme une espèce
de paternité ? D'où, plus de buvettes, plus
d'ivrognes ?
3 — Que ce rapport, qui est celui de la cause à
l'effet, ne puisse être supprimé si l'on supprime
la cause ? D'où, moins de buvettes et moins
d'ivrognes ?
4 — Que la conviction de Clarisse est admi-
rable ?
Voilà des choses qui surgissent du fond de sa
mémoire et qui frappent en ce moment l'esprit
de M. Jean.
Il y a des choses qu'il a dû entendre, lors de
la dernière conférence anti-alcoolique.
— 31
Sans aucun bonjour à Clarisse, l'oncle Jean,
ramassant son chapeau déposé en arrière de sa
chaise, s'en va.
Pourquoi passe-t-il, ce matin, par le rar-
courci qui l'amène devant le presbytère ?
Il n'y a pas cinq minutes qu'il a quitté Cla-
risse et voilà M. Jean redevenu curieux comme
un enfant, posant sans gêne, ses pourquoi
à M. son Curé.
— Pourquoi, M. le Curé, avez-vous dit que
" la multiplication des débits de boisson, mul-
tiplie le danger de l'alcoolisme ", ce qui veut
dire, je suppose, de l'ivrognerie ?
— D'abord, j'ai affirmé, dit M. le Curé,
cette proposition, parce qu'elle est la conclu-
sion même d'un rapport fait, après une enquête
sérieuse, et de longues et très minutieuses
recherches, par un savant médecin français.
Voici, monsieur Jean, le passage que j'ai cité
de cette étude :
— 32 —
C'est autour du débit (cabaret, buvette) que
le mal (le mal de boire, l'alcoolisme, l'ivrogne-
rie) fait des ravages, et cela d'une façon très
nette : c'est autour de l'auberge que se trou-
vent répartis les intoxiqués (entendez bien les
empoisonnés), ne buvant pas beaucoup à la fois,
mais buvant souvent, à cause de l'occasion fa-
cile, et ce sont les corps de métiers s'exerçant
dans les voisinages de l'auberge qui fournissent
le plus grand nombre de victimes, qui, une fois
incorporées dans l'armée alcoolique, deviennent
pour elle autant de sergents racoleurs.
Cette constatation faite en France par le
docteur Cullère est vraie pour tous les pays.
Ce que l'on peut voir en notre village en est
une preuve irrécusable. Vous savez l'affaire X.
— Mais, monsieur le Curé, si le gros X avait
pu aller prendre son petit coup à l'hôtel du
village, comme de coutume, il n'aurait pas
pris une si grosse fête, en revenant de la ville.
— Donc, d'après vous, la suppression de la bu-
vette est la cause du mal ? Bien, monsieur Jean,
nous allons examiner un peu cette affaire-là.
— 33 —
Pourquoi X a-t-il fait une grosse fête ?
Est-ce parce que l'hôtel du village est dis-
paru ?
Est-ce parce qu'il est allé en ville ?
Est-ce parce qu'il a rencontré des amis ?
Est-ce parce qu'il est passé devant des
magasins de boissons ?
Est-ce parce qu'il a acheté une bouteille de
brandy ?
Et vous me dites que c'est sa première
grosse fête ?
— Oui, monsieur le Curé, sa première grosse.
— Mais, alors cela suppose des petites, qui
ont précédé la grosse. Et ces petites fêtes
passées inaperçues du gros public n'étaient pas
ignorées de l'hôtelier qui vivait des dépenses,
ni des ivrognes qui en profitaient, ni de la
femme qui en souffrait, ni des créanciers qui
redoutaient cette mauvaise paye, ni du curé qui
voyait venir ce jour fatal du scandale public.
Enfin, monsieur Jean me direz-vous pourquoi
X a pris sa grosse fête ?
— 34 —
— Dame, c'est peut-être parce qu'il est
devenu un ivrogne.
— Et pourquoi est-il devenu un ivrogne, lui,
un si bon boucher et un si bon garçon ?
Ne vous gênez pas, monsieur Jean ; la
buvette est disparue. Elle est disparue pour
tout le monde. Depuis sa disparition un grand
nombre de citoyens vont en ville, rencon-
trent des amis, passent devant les magasins,
vont même dîner aux hôtels et apportent de
la boisson au retour, peut-être. Et cependant
ils ne se saoulent pas tous, ils ne jettent pas
leur femme et leurs enfants dehors, et enfin ne
perdent pas leur honneur.
Le pourquoi, monsieur Jean, c'est la buvette
qui en est la cause : c'est l'ivrognerie de X : et
l'occasion de boire souvent, l'a préparé à cette
déchéance affreuse. Alcoolisé sans le savoir,
X est devenu un ivrogne sans trop s'en rendre
compte, comme une infinité de malheureux
que damne la buvette, pour le temps et
pour l'éternité. Privé de son alcool habituel,
pendant une semaine ou deux, X s'est trouvé
— 35 —
vaincu et terrassé par sa passion dominante,
dès qu'il s'est retrouvé en face de la bouteille.
Peut-être bien qu'il est irrémédiablement perdu ?
Ecoutez ceci, monsieur Jean, et vous com-
prendrez mieux le rôle de la buvette dans la
déchéance qui fait les incurables :
" La déchéance finale vient par deux voies
distinctes : les uns y vont par des ivresses
accidentelles de plus en plus répétées.
" Le petit accident si facilement excusé et si
souvent recherché.
" Les autres y arrivent sans secousse et
comme par surprise, sans avoir jamais connu
l'ivresse : ce sont les habitués du petit verre
quotidien : ils ont journellement dépassé la
mesure sans atteindre l'ébriété. Ces deux
voies mènent à un même abîme : l'ivrognerie ! "
Remarquez bien ceci, monsieur Jean :
" Les uns et les autres passent un jour par la
phase dite de dipsomanie, c'est-à-dire où le
besoin de boire, irraisonné, invincible les tenail-
le, mais où les tenaille aussi la conscience qu'ils
ont de mal faire.
— 36 —
" Ce sont, à ce moment, des êtres physique-
ment et moralement affaiblis (empoisonnés ou
malades, mais empoisonnés volontairement et
malades criminels, parce qu'ils ont voulu et
veulent leur maladie). Ce sont des malades
" qui glissent par manque d'énergie, mais qui,
grâce à l'étincelle de raison qui subsiste, sont
encore guérissables".
" Si on ne les arrête pas, vient bientôt le
dernier stade, où toute trace de volonté s'éva-
nouit, où le sens moral disparaît, où l'homme
devient une brute inconsciente, malfaisante,
incurable."
— Oh ça ! c'est parler comme un évêque.
— Pardon, dit le Curé, c'est parler comme
un médecin.
Et la cure, la seule efficace, pour X comme
pour tous les alcoolisés, c'est :
Un grain de bonne volonté dilué dans beau-
coup d'eau.
C'est encore d'un médecin, dit le Curé, en sa-
luant l'oncle Jean, qui partait.
37 —
" Un grain de bonne volonté " — p. 36
— 38 —
— Pardon, M. le Curé, de vous avoir dérangé.
— Il n'y a pas de faute, M. Jean, et revenez
encore.
* * *
En regagnant sa maison, M. Jean se redisait
à part soi :
— Cette brave Clarisse est bien capable d'a-
voir raison contre moi jusqu'à la fin.
C'est étrange, tout de même, comme les
idées changent . . .
IV
LES IDÉES CHANGENT
%i n^a^i 'a s.
— Mademoiselle Cla-
risse est-elle à la mai-
son ?
— Oui, Jean.
— Je veux la voir . . .
— Tu peux entrer
comme de coutume.
— Je veux la voir et
vous aussi, père Nicolas.
Et le père de Clarisse
et M. Jean entrent sans
dire mot.
* * *
Le père appelant au pied de l'escalier :
— Clarisse !
— Oui, papa.
— Descends une minute, quelqu'un a affaire
avec toi ".
Deux longues minutes de silence passent.
— 42 —
Le père Nicolas se donne une contenance. Il n'y
a pas à dire, un événement se prépare. Il se sou-
vient d' une scène semblable ... il y a déjà quinze
ans. Un des témoins manque. C'est la mère.
M. Jean est resté debout.
— Bonsoir, Mademoiselle, j'ai une demande
à vous faire devant votre père, me le permettez-
vous ?
— Oui, Monsieur, dit Clarisse en présentant la
main d'un geste loyal et franc comme son âme.
— Mais avant toute chose, je dois vous dire
ceci : la promesse, je l'ai faite, il y a déjà trois
ans, lors de la retraite de Tempérance. J'ai
tenu la parole donnée à Dieu et à mon confes-
seur. Seul, le respect humain m'a empêché de
me faire inscrire alors publiquement dans la
Société. Mais j'ai réparé. . . Je suis mem-
bre inscrit depuis ce matin. J'ai tout raconté
à M. le Curé. J'ai eu tort : vous aviez par-
faitement raison. Vous vouliez mon bonheur.
Vous m'avez sauvé. Je ne suis pas un ivrogne
et je ne serai pas un buveur, grâce à vous.
— 43 —
Voulez-vous, maintenant, être ma femme ?
Vous m'avez aimé depuis longtemps.
— Depuis toujours, dit Clarisse. Si je vous
ai refusé, jadis, c'est que j'étais gardée contre
mon amour par le serment fait à ma mère ... et
parla leçon de l'expérience. Je vous ai raconté
la malheureuse destinée de ma sœur, mariée
avec le pauvre Joseph. Vraiment, il y en avait
bien assez d'une malheureuse dans la famille.
— Tu as eu tort peut-être d'être si tenace,
dit le père Nicolas ; M. Jean n'est pas comme
ce sans-cœur de Jos, qui n'a jamais su com-
ment prendre un coup ni quand s'arrêter.
— Pardon, le père, dit M. Jean, Clarisse
m'a gardé contre l'ivrognerie par son refus de
m'épouser, il y a quinze ans. Si j'ai pris la
tempérance, c'est que, intimement, j'avais la
conviction que je marchais sur le bord de
l'abîme. J'aimais à boire pour boire. Et j'en
étais arrivé là en faisant comme les autres, tout
en évitant les excès, parce que j'avais " ma
tête ", et que je voulais justifier mon dire :
Jean boit et boira mais ne traînera pas. Eh,
— 44 —
bien, ça c'est une lubie, comme de prendre la
lune avec ses dents . . . Quand on boit pour
le plaisir de boire, il arrive de petits accidents.
Et, père Nicolas, j'ai eu les miens... J'ai
désespéré même de moi. Heureusement, du mal
est né le bien. J'ai ouvert les yeux et j'ai quitté
les amis. J'ai déposé ma colère et suis revenu
ici. Je suis un tempérant, depuis trois ans et,
le 22 juillet dernier, j'ai voté pour la prohibition.
— Je le savais, dit Clarisse, rougissante.
— Alors, dit le père Nicolas.
— Je puis dire oui, papa, mon serment ne
s'y oppose plus.
— Et dire qu'on ne pourra pas même pren-
dre un verre pour mouiller ça ! C'est étrange,
tout de même, comme les idées changent.
Et M. Jean, très heureux, s'en retournait ce
soir-là, redisant sans amertume cette fois :
Oui, elle a raison, ma Clarisse : Ce que
femme veut . . . Dieu le veut !
22 août 1912.
COMMENT LES
IDÉES CHANGENT
? Depuis qu'il est
marié, M. Jean ne
cesse de dire : Ce
que femme veut,
Dieu le veut.
Quand il réflé-
chit sérieusement
aux quinze ans de
bonheur perdus,
par sa faute, et au
grand changement
que l'énergique résistance de Clarisse amena
dans ses idées et dans sa conduite, il ne peut
s'empêcher de redire : " Oui, elle avait bien rai-
son, ma Clarisse."
Et pourquoi aurait-elle eu tort ?
— 48 —
Est-ce parce qu'elle aurait sollicité les con-
seils de sa mère ? Ou bien parce qu'elle les
aurait suivis !
Rien ne lui avait paru plus digne d'admira-
tion que la conviction de Clarisse, laquelle
l'assujettissait à conformer sa vie à ses prin-
cipes, malgré le sacrifice imposé à son cœur.
Car, il le savait bien, malgré son manque de
générosité à lui, jamais Clarisse n'avait songé
un instant à recevoir un autre ami, puisqu'elle
l'aimait sincèrement.
N'est-ce pas cette constance du dévouement
qui l'a conquis ?
Il se peut rendre témoignage de n'avoir
jamais trahi son cœur. Il l'aimait, oui, sans
vouloir cependant consentir à faire la promesse
exigée de ne jamais prendre, ni offrir de bois-
sons enivrantes.
Pour ça, il voulait faire à sa tête ! Le refus
avait été clair, net et ferme.
Pendant quinze ans, son entêtement s'était
buté contre sa raison et son cœur.
49
Que de discussions passionnées, que de pour-
quoi posés à tout venant ! Il aurait voulu avoir
raison ... et tout lui montrait qu'il avait tort.
* * *
Maintenant qu'elle est sa femme, Clarisse
lui semble être le bon sens personnifié. Il
l'admire, certes, autant qu'il l'aime, et volon-
tiers il accepte son aide pour la défense de ses
nouvelles opinions.
Le plus rude apostolat de M. Jean, c'est qu'il
est en train de convertir son beau-père, le
vieux Nicolas.
Clarisse n'a jamais longtemps discuté avec
son père, car si tôt qu'il se voyait à court
d'arguments, il s'exclamait, avec un geste si-
gnificatif de la tête :
— Allons ! vas-tu te taire ? Tu parles
comme une femme, et les femmes, qu'est-ce
que ça connaît dans tout ça ?
* * *
C'était une belle noce, disait le vieux Nicolas,
mais on aurait bien pu offrir un petit verre à la
visite.
50
— A quoi bon, répondait Jean. Dans les
noces, comme dans toute réunion publique,
moins il y a de boisson, plus il y a de gaieté.
— Tout de même, un petit coup, ça donne de
l'esprit et ça dégourdit la langue.
— Et quelquefois l'esprit s'en va, et la langue
parle trop et parle mal, dit Clarisse avec viva-
cité.
— Pour le plaisir, père, dit Jean, la boisson
et rien c'est pareil.
— C'est tout de même bon . . .
— C'est " bon " pour le malheur, reprit
Clarisse.
Puis, encouragée par le regard approbateur de
son mari, elle ne donna pas de relâche au père
Nicolas, tant et si bien qu'à la fin, il dit comme
elle.
Claire et nette, la Voix de Clarisse se faisait
ironique, quand elle lui disait : Boisson égale
poison.
Qu'est-ce que la boisson ?
— 51 —
Écoutez ceci, père, ce ne sont pas des paroles
de femmes, ça.
Et elle lisait :
boisson : POISON
L'Alcool a la parole.
" Qu'es-tu ? lui demande-t-on.
" Je suis un poison (1). Je ne suis ni un
" tonique ni un stimulant, ni un réconfortant
" de ma nature. Je suis un intoxicant, c'est-
" à-dire. je suis un " poison ". Voyez par mes
" œuvres. Je fais plus de victimes que toutes
" les épidémies ensemble.
" C'est Gladstone qui a dit que la boisson
" tue plus de monde que la peste, la famine
" et la guerre. Je ruine les familles et prépare
" les générations d'enfants rachitiques et scro-
" fuleux. Je fais le lit de la tuberculose. Je
(1) Un poison est un corps, qui, en raison de sa compo-
sition chimique, trouble et rend impossible le fonctionne-
ment normal de nos organes vitaux, les troubles déter-
minés, étant tantôt légers et de durée passagère, tantôt
permanents et irréparables, suivant la dose, suivant la
qualité, suivant la durée de l'action du toxique (du poison).
52
suis de l'épilepsie en bouteilles. Je remplis
de fous les asiles, d'incurables les hôpitaux, de
criminels les prisons. Je n'étanche pas la
soif, je la donne : je ne réchauffe pas, j'en-
gourdis : je tue la faim, je ne fortifie pas, je
suis la mort !"
" La science affirme à mon sujet : " Tout
" alcool, même le plus pur, est un poison."
" La science a raison.
" Il y a bien des gens intéressés à me fabri-
quer, à me vendre, qui disent le contraire, mais
ils se mentent à eux-mêmes, ou mentent aux
autres. Ce sont presque toujours de malheu-
reux égoïstes qui ne recherchent pas le bien de
l'humanité, mais leur intérêt, en trompant tous
ceux qui sont encore imbus des erreurs et des
préjugés concernant la boisson. Tout ce qu'il
peuvent dire de vrai est ceci :
" Distillateurs, marchands en gros et en
détail, cabaretiers, nous sommes, bon peuple,
ort dévoués à la prospérité nationale, nous
voulons procurer du travail aux agents de poli-
ce, aux huissiers, aux juges, aux geôliers, aux
53
aliénistes, aux avocats, aux croque-morts et aux
fossoyeurs, eu faisant notre petit commerce et
de gros profits !
" Mais moi, la boisson, je sais bien qu'au
même titre que la morphine, la cocaïne ou
l'opium, je suis un poison qui tue, et mon
nom c'est : l'alcool."
Un poison qui tue !
Et Clarisse, feuilletant le volume : La lutte
antialcoolique, trouve cette histoire qui
prouve sa thèse :
Au club, en temps d'élection, en 1904, on
boit. De grands garçons sont là, échauffés
déjà par le whiskey. Plusieurs enfants, assis
dans un escalier, écoutent des chansons vul-
gaires. Les pères, qui ont loué leur maison,
sont les plus " émêchés " de tous. Par une
sinistre inspiration, un des grands garçons
suggère de faire " prendre un coup " aux
petits : question de s'amuser à les voir ivres.
On verse : " Prends ça toi, petit Jos, tu es un
— 54 —
homme : tu nous chanteras une petite chanson.
Et l'enfant avale d'un trait un whiskey à
38%.
" Ça brûle ! ça brûle !"
" Prends un peu d'eau et chante-nous quel-
que chose."
Et l'enfant, cinq minutes plus tard, se lève,
pousse un cri déchirant, le regard convulsé,
trébuche et tombe. On l'apporte à sa mère,
dans une chambre voisine. Dix-sept heures
durant, le médecin tente vainement de le
sauver par les remèdes les plus énergiques
Quand la mort vint le délivrer de ses tortures,
d'un enfant robuste, l'alcool et ses suites
avaient fait un squelette. Il avait huit ans !
La mort a-t-elle ouvert les yeux aux mal-
heureux jeunes gens et leur a-t-elle prouvé
que l'alcool est un poison qui tue ?
Le père de cet enfant boit encore, car qui a
bu, boira.
Misère !(1)
(1) La lultr antialcoolique, 15e mille, page 24.
V.
VISITE À LA MODE
M? PC
L'autre soir,
il y avait un
tapage en règle
au foyer où M.
Jean et Clarisse
vivent depuis
leur mariage
en si parfaite
intelligence. . .
C'était si é-
trange . . . On
parlait si haut
que, passant et
sans vouloir écouter aux portes, j'entendis. . .
" Oui, moyens nouveaux et très faciles de
s'enrichir vite . . . pas de travail pénible . . .
Des parts . . . Des actions . . . Acheter des
" stocks "... Spéculation dans les immeubles
Parts dans les mines . . . Dans la distille-
rie .. . Les ponts en fer . . . (Ça c'est solide) . . .
Les ciments ..."
— 58 —
— Oui, oui, c'est comme la culture du tabac,
du foin, des " soleils " et l'élevage des poules . . .
quand on en a, ça paye, mais l'important c'est
d'en avoir, disait M. Jean.
— Eh, bien, moi, j'ai une splendide affaire,
qui vaut mieux que tout ce qui se fait de spécu-
lations dans le " Greater Montréal ".
(Gare à vous, je soupçonne un agent d'im-
meubles ou un chevalier d'industrie.)
Et M. Jean ouvrait la porte toute grande,
avec le geste d'un homme qui n'a pas de temps
à perdre . . .
— Enfin, disait l'autre, avec un aplomb digne
de l'absolue vérité, enfin, vous comprenez, mon
cher ami, que si ce n'était pas vous, jamais
personne ne saurait la chance extraordinaire
que j'ai. Voici : je veux vous laisser la moitié
de mes parts dans l'immeuble de Y, un bel
hôtel à la campagne, paroisse riche, où . . .
l'on boit passablement.
— Assez, dit Jean, je connais la chanson.
Gardez toutes vos chances pDur vous. J'ai
— 59 —
mes «affaires... J'ai fait mes placements.
Laissez-nous en paix.
— Bonsoir, alors. Je suis pressé. Je re-
grette pour vous.
— Bonsoir, soyez sans regrets. Bonne chan-
ce !
— Quel est celui-là, demande Clarisse ?
— Un homme que j'ai rencontré une fois au
village, un espèce d'agent d'immeubles.
— De meubles ?
— Oh ! non, pas de meubles, mais d'immeu-
bles, c'est-à-dire de terres, de lots, de maisons...
— Et qu'est-ce qu'il t'offrait, celui-là ?
■ — Un hôtel inutile et pouilleux, pouilleux
avec sa buvette, et pouilleux cent fois plus
encore, quand sa buvette sera abolie.
— C'est étrange, ces hôtelleries où les voya-
geurs ne vont jamais et qui ferment quand
on leur enlève la licence de vendre des alcools.
— J'en connais, dit Jean.
— 60 —
— C'est bien ce qui prouve le mieux que
ces hôteliers-là ne vivent que du vice de l'ivro-
gnerie, ou, au moins, de la vente de l'alcool et
des profits faciles.
— Oui, faciles, car ils n'ont qu'à encaisser,
en versant à boire, l'argent gagné si pénible-
ment par les autres. Depuis trois ans, ils
n'ont pas fait de grands profits avec moi.
Mais avant ! . . . Je voudrais bien savoir tout
ce que je leur ai donné dans ma vie. Il faudra
faire le compte de tout cela, un beau jour.
— Ce sera un dur travail, dit Clarisse, et
utile peut-être. Faisons-le.
— S'il te plaît d'attendre un moment. Je
vais chercher mon cahier et un crayon.
— Si cela ne sert pas à nos enfants ce sera
pour l'instruction de tous " mes neveux ".
Ah ! que nous sommes fous . . . jeunes. Et
pourtant on nous le dit et redit souvent : Si
jeunesse savait, si vieillesse pouvait !
Septembre 1912.
VII
TRAVAIL ARDU
Comme mon-
sieur Jean, aidé
par Clarisse, a
résolu de dres-
ser une liste aus-
si complète que
possible de ses
folles et inutiles
dépenses de boi-
sons, au cours de
sa vie passée, ce
qui n'est pas
une petite af-
faire, nous allons respecter le seul à seul de cette
veillée et reproduire la conversation sans com-
mentaire.
Rien ne vaut le langage des chiffres ... et la
leçon des faits est toujours salutaire.
— Nous inscrivons, en 1908 :
*— Pour les fêtes du jour de l'an ?
— G4 —
— Deux gallons de whiskey, deux douzaines
de bière et un gallon de vin.
— Vous n'étiez pourtant ni député, ni éche-
vin. (Clarisse aime le mot pour rire.)
— Tout cela pour la maison.
— Nous disons $13.00. Et combien de
menues dépenses pour la " traite " ?
— Franchement, du jour de l'an au carême,
ça me coûtait au moins $30.00.
— Après Pâques ?
— Je ne vois rien que les " sucres " : une
bouteille de brandy et un flacon de gin et une
douzaine de bière.
— Soit $3.00 en chiffres ronds.
— Puis pour le temps des " battages " et
du " pressage ", la même chose.
— Encore $6.00 au moins.
— Les semailles et les foins pouvaient me coû-
ter, en frais de boisson dans les $7.00 ou $8.00.
— Mettons $7.00, et nous voilà au temps des
" boucheries ".
— 65 —
— Deux bouteilles de whiskey, et c'est tout
dit M. Jean.
— Soit SI. 50. Et les visites qui venaient à
l'iinproviste ?
— Ah ! J'achetais une bouteille, quelque-
fois, quand j'étais " cassé ".
— Combien, alors, par an ?
— Voyons : en 1908, une quand vint mon
cousin de Montréal, une autre pour l'oncle
Cyprien, et deux autres, en voyage avec mon
ami Delphis.
— Et, tu ne parles pas de l'Exposition ?
— C'est vrai : ça pouvait me coûter envi-
ron un écu ou trois trente sous.
— Alors, je marque pour divers : $10.00.
— C'est bien tout, je pense.
— Cependant, des dépenses de chaque sa-
medi, des jours de conseil, des courses, nous
n'avons rien inscrit ?
— 66 —
— En moyenne, sauf le temps des fêtes, ça
pouvait monter à une piastre par semaine ou
à $3.00 par quinze jours.
— Disons en tout pour la traite $40.00 par
an, et récapitulons : En 1908 : pour les
" fêtes "
Pour la maison $ 13 . 00
Pour la traite 30. 00
Les sucres 3 . 00
Les battages et pressages. . . 6 . 00
Semailles et foins 7 . 00
Les boucheries 1 . 50
Les visites et divers 10.00
Exposition, courses, etc .... 40.00
Total $110.50
— Cent dix piastres et cinquante sous, ça
c'est bien le moins des moins, dit Jean.
— Et multiplié par trois, ça fait tout simple-
ment $331.50 d'économies en trois ans, depuis
la tempérance.
— C'est vrai, mais, pendant près de vingt
ans que j'ai dépensé plus que cette somme, ça
fait combien ?
— 67 —
— La bagatelle de $2,210.00 sans tenir
compte des intérêts.
Plus de $2,000.00 de folles et inutiles dé-
penses. C'est incroyable.
Tardif regret qui justifie le vieux proverbe :
Si jeunesse savait I
Si vieillesse pouvait
II
HISTORIETTES. . .
L'ÉPARGNE
Dix cents déposé*
chaque semaine à la
caisse populaire va-
lent mieux, pour Va-
venir que dix cents
déposés chaque jour
à la caisse de la bu-
vette.
L'exemple
desjieux
Charbonneau
Il y a trente ans, quand les deux Charbon-
neau revenaient ensemble du travail, on ne les
distinguait pas l'un de l'autre : même figure,
même taille, même expression. A vivre ainsi
côte à côte toujours, ils avaient pris une manière
pareille de marcher d'un pas lent et fatigué,
— 72 —
et le même geste pour porter la pipe à la bouche,
un geste un peu gauche, avec le coude collé à
la poitrine.
C'étaient, quand même, deux braves ouvriers
honnêtes, avec le mot pour rire, et travailleurs.
Fins menuisiers tous les deux, le patron leur
donnait le même bon salaire.
Cela faisait du bien de voir ces deux frères
qui, sans se parler beaucoup, se trouvaient
toujours ensemble. Les gens du village les
voyaient toujours ainsi, côte à côte, aller à
l'atelier et en revenir.
Seulement, le soir, en passant à l'hôtel chez
Pichette, les frères se séparaient. Louis, le
plus jeune, entrait : c'était régulier : pas pour
se déranger : jamais ça ne lui arrivait : mais
pour prendre le coup d'appétit. Le Toine, lui,
rentrait à la maison, une maison que le papa
Charbonneau leur avait laissée et dont chaque
frère, avec sa famille, habitait un côté.
Les deux Charbonneau sont maintenant
— 73 —
assez vieux. Le Toine frise les soixante et un
ans. Et Louis a passé la cinquante-neuf.
On les distingue mieux à présent. Louis a
grisonné plus vite, quoique plus jeune. Et le
patron se plaint que le travail de Louis est
moins " dans le fil " qu'autrefois. Il y a des
gens qui disent que c'est à cause du coup d'appé-
tit. Mais les gens disent tant de choses.
Le Toine a eu trois enfants, mariés mainte-
nant et bien établis. Louis n'a eu qu'un gar-
çon, Arthur, un peu ivrogne, à ce qu'on dit, mais
un chic garçon quand même, qui est en ville
dans une banque.
Or, un soir, comme le Toine se prépare à se
coucher, il entend frapper à sa porte. Il va
ouvrir. En voilà une visite. C'est Louis
qui entre, la " bougrine " ôtée, les cheveux en
désordre, le visage pâle.
— Toine, il faut que je fasse hypothéquer la
part qui me revient de la maison.
— Voyons, mon Louis, qu'est-ce qu'il y a ?
— Il y a un malheur, un grand malheur !
— 74 —
— Conte ça. C'est pas des dettes que t'as ?
— Non, c'est pas des dettes, Toine. C'est
rapport à Arthur. Il est arrivé par le train
tout à l'heure.
— C'est-y à propos d'une mortalité ?
— Non, Toine, c'est pire , c'est pire. C'est un
chenapan, mon Arthur. 11 nous fait du déshon-
neur. Forger un billet ! Cet enfant-là ! Peux-
tu croire ça ? . . . — Toine, demain, fe ferai hy-
pothéquer ma part de la maison.
— Louis, écoute. Combien d'argent qu'il
te faut ?
— C'est dans les quinze cents piastres.
— Je te donnerai tes quinze cents piastres,
demain matin, mon Louis.
— Où vas-tu les prendre ?
— Je te les donnerai, Louis. C'est pas de
reproche. Mais je ne prenais jamais de coup
d'appétit. Et tous les samedis, je mettais
de côté une piastre et je disais à ma vieille :
serre ça : c'est pour les coups d'appétit que
j'ai pas pris. Ça en fait des piastres depuis
— 75
Je te les donnerai, Louis, p. 74.
— 76 —
trente-cinq ans. Il n'y avait pas de caisse
d'épargne dans notre temps. Plus tard, j'ai
mis ça à la Banque. Il paraît que c'est appro-
chant les $4,700. piastres à cette heure."
— Toine, je ne veux pas de ton argent.
Prête-le moi. Toute la maison sera à toi, et je
paierai un loyer.
— Pas de ça, pas de ça, mon p'tit Louis.
Tu vas garder les $1,500. Moi, j'en ai encore
d'autre argent.
— Encore d'autre argent ?
— Oui, tu sais, les femmes, quand ça s'am-
bitionne ! Ma vieille ne s'est pas contentée
d'une piastre par semaine. Sans me le dire
elle économisait de son côté. Ses robes n'é-
taient pas extravagantes, tu sais ça. Puis
elle faisait elle-même le linge des enfants.
Alors, tu comprends : cinq piastres par ici,
cinq piastres par là, ça monte en trente-cinq
ans. Elle avait toujours eu ça sur le cœur,
parce que j'avais dit : " C'est pour payer les
coups d'appétit que j'ai pas pris." Alors,
l'autre jour, elle me montre un livre de Banque
— 77 —
à son nom : un total de $3,200.00. " Cet
argent-là, qu'elle me dit, c'est pour payer les
beaux chapeaux et les belles robes que j'ai pas
portés." La vieille rancuneuse ! Tu vois,
mon Louis, je suis riche. Tu vas prendre les
quinze cents piastres ; on n'en parlera plus.
Louis était un homme fier. Il hésita.
Pendant ces quelques instants, il souffrit
plus que dans dix ans. Mais il fallut se faire
une raison. C'était pour l'honneur de la
famille. Il finit par accepter l'argent. Tout
s'arrangea, et ce chenapan d'Arthur est parti
pour travailler aux États-Unis.
Le Toine et Louis reviennent encore ensem-
ble de l'atelier. On les distingue facilement
aujourd'hui : Louis, tout blanc, tout courbé,
et le Toine pas très grisonnant et encore droit.
L'expression surtout des figures est changée.
Louis n'a plus ses yeux tranquilles et rieurs.
Les deux frères s'aiment toujours, mais se
parlent encore moins^souvent qu'autrefois.
— 78 —
Seulement, arrivés devant chez Pichette,
les deux frères ne se séparent plus. Louis
n'arrête plus à l'hôtel. Tenez, justement, ce
soir, l'hôtelier, qui regrette sa vieille pratique»
sort sur le perron et crie, d'un côté à l'autre de
la rue, avec sa grosse voix moqueuse : " Comme
ça, Louis, tu t'es laissé débaucher par le Toine ?"
Et Louis, qui est poli pour le monde et même
pour les hôteliers, s'arrête un instant, tire sa
pipe, et répond avec son bon sourire d'hon-
nête homme : " C'est vrai, Pichette, à c'te
heure, on est débauché tous les deux."
26 janvier 1914.
O. P.
L'AUTO SAUVEUR
Il s'agit d'unf accident
Voyez : tout comme un
vulgaire automobile, le Pit
à Fanfan est en panne : il
réfléchit.
La cause de cette panne
merveilleuse, c'est la vue
d'une belle limousine qui file ses vingt milles à
l'heure, en faisant ses psits . . . psits . . . mono-
tones et en meuglant ses kons ! kons! d'alarme
aux tournants de la route.
Ce matin-là, " un beau matin du printemps
dernier", le Pit à Fanfan, carrossier d'un coquet
— 82 —
village des bords du Richelieu, s'en va à sa
boutique, le pas pesant et la tête lourde.
. . . Kons ! kons ! . . .
C'est un auto qui brame. Le Pit tressaille,
se gare à droite de la route, en se détournant à
demi pour voir passer la voiture.
Psits ! psits ! psits ! . . .
Et l'auto file à une allure endiablée, en ber-
çant doucement ses occupants qui s'enivrent
d'air et de vitesse.
— Mais, c'est pas possible ! . . . C'est bien
Xénophas !
(Comment peut-on être l'hôtelier le plus
cossu à sept lieues à la ronde et ne pas s'appeler
Xénophas ?)
— " L'hôtelier du coin, en auto ! "
Et comme il l'a raconté en propres termes à
son ami Alcidas, voilà le Pit à Fanfan, " saisi,
absorbé, bouleversé, hypnotisé par une idée
fixe".
— Et cette idée ? demande Alcidas.
— 83 —
— L'hôtelier du coin, que je me suis dit, un
f . . . de paresseux, qui n'a jamais même rentré
son bois ! Et il roule carrosse ... en auto,
encore ! . . . Ce sont mes économies qui pas-
sent ! Attends, mon vieux . . . c'est fini, et
pour tout de bon, cette fois, parole de Fanfan!...
Si j'ai été assez idiot pour te payer des rentes,
vingt-cinq ans durant, ce n'est pas moi qui te
paierai ta gazoline !
* * *
Depuis cet accident de réflexion — il y a six
mois déjà, — le Pit à Fanfan n'a pas pris un
verre de whiskey, ni à l'hôtel, ni chez lui.
Il dit à qui veut l'entendre que cet auto-
mobile l'a délivré à jamais d'une vilaine habi-
tude qui lui faisait " voler " au bien-être de sa
famille, de cent cinquante à deux cents piastres
par an.
" Voler " ! oui, le mot est cruel mais trop
juste. Il le constate, aujourd'hui que ses
forces diminuent et que les charges augmentent.
Les économies qu'il aurait pu recueillir, au cours
de sa jeunesse, il les a jetées sur le comptoir
84
de la buvette, pour la satisfaction égoïste de
sa passion.
Tout le jour, il a additionné les chiffres, cal-
culé des intérêts : il n'en peut croire ses yeux !
Avant la fermeture de la banque, il s'est dirigé
vers le bureau du gérant pour lui poser son
problème :
" Un homme place, chaque année, pendant
vingt-cinq ans, la somme de $150.00 à 5%
d'intérêt : quelle serait sa richesse, après
vingt-cinq ans révolus ? "
Et le banquier, qui n'a pas l'habitude de
s'entendre poser de semblables questions, exa-
mine son homme : un vieil emprunteur, peut-
être ! tout de même, si ça l'amuse de savoir ... ?
Il ne veut pas le froisser : et gravement, il
aligne les chiffres.
— A 5% d'intérêt ?
— Oui, dit le Pit.
Ayant feuilleté sa table de logarithmes et
vérifiant soigneusement ses équations, il dit,
en scandant chaque mot :
— 85 —
— La somme de $7,159.00, Monsieur.
— 86 —
Et le Pit s'en va tout triste. $7,159.00 ! un
joli magot pour parer aux inconvénients de la
vieillesse ! Il est trop tard. . . Un autre
roule carrosse-auto, quand lui, le laborieux
ouvrier qui, malgré son habitude de boire, a
cependant besogné ferme ses six jours par
semaine, a tout juste le nécessaire.
Et n'a-t-il pas été obligé encore de retirer
son aîné du collège avant la fin de ses études
pour se l'associer à la boutique ? Car " les
années sont dures " et " la concurrence est
affreuse ".
Aujourd'hui, il a sondé l'abîme. Faisant
bravement son meâ culpâ, il s'est dit (mieux
vaut tard que jamais) : Mon vieux Xénophas,
ce n'est pas moi qui te la paierai, ta gazoline !
Saint-Hilaire, janvier 1914.
QUI VEUT LA FIN. . .
ûraininr
LA H
Il fut un temps ou
Tout p'tit Moril a cru
sincèrement en la bienfaisante utilité, voire
en l'absolue nécessité de la boisson pour un
poissonnier :
Pêcheur sans boisson
C'est eau sans poisson . . .
Mais, outre le bénéfice du remède, il y avait
aussi l'agrément, le plaisir. . . C'est un rude
métier que de tendre filets et lignes de fond,
par le vent, la pluie et le froid. Que d'occa-
sions pour un pêcheur, isolé au bord d'un lac,
de boire, et souvent que de prétextes ! Le
petit coup du matin pour se donner du cou-
rage, le petit coup du retour quand la pêche a
été bonne, et quand il revient bredouille le
petit coup ... de consolation.
A ce régime, François Sauvé, le pêcheur du
lac Saint-François que tout le monde appelle, je
— 90 —
ne sais pourquoi, " Tout P'tit Moril ", était de-
venu tout simplement un ivrogne. Il en arriva
même à constater, à >a courte honte, que sa
vilaine habitude de lever le coude trop souvent,
lui rendait le pied peu ferme sur le plancher des
vaches. . . Bref, il ne pouvait plus venir à la
ville sans s'attirer les quolibets de. petits
gars et les semonces de sa vieille grandi:..' re. . .
Certes, elle avait bien raison, la sainte femme :
un accident est vite arrivé et l'on meurt comme
un chien quand, ivre on coule au foud du lac.
Il n'y a pas à dire. Tout p'tit Moril ne tient
pas à la sépulture des poissons. Aussi à l'épo-
que de la retraite, il arrima sa voile et prit une
bordée du bon bord. Dans sa cabane, il
plaça la croix et, à son cou, avec ses scapulaires,
il suspendit un petit crucifix, don de sa grand'-
mère.
La sainte vieille, ce jour-là, avait grande raison
de pleurer de joie, en constatant la bonne con-
duite de son Francis.
— 91 —
Deux ans se passent, la pêche a été bonne :
P'tit Moril a rebâti sa cabane. La pointe est
attirante et son bois de grands chênes offre aux
messieurs de la ville un lieu de pique-nique
charmant.
Tout P'tit n'a pas son pareil comme guide.
Les visiteurs affluent. Un jour, arrive toute
une bande de joyeux compagnons. Sans
excès et avec retenue, ils festoient : coup
d'appétit, grand air, exercices, gaieté de vivre
hors des bureaux, petit dîner arrosé de bon vin
et d'excellente bière. Les propos sont joyeux,
le vin aiguise la pointe de l'esprit. Cependant
personne ne fait d'excès.
"Non, il n'y a pas de mal à prendre un verre
quand on ne fait pas d'abus."
* * *
Les visiteurs sont partis en chantant joyeu-
sement : " A S.-Malo, beau port de mer ".
De l'orée du bois, l'écho répète le refrain :
Nous irons sur l'eau
Nous y prom . . . promener . . .
Nous irons jouer dans l'île.
— 92 —
Une idée hante d'esprit de Tout P'tit Moril,
demeuré seul près de la cabane :
— Non, il n'y aurait pas de mal à prendre un
coup, comme ces messieurs, mais sans faire
d'abus.
Et pourquoi pas ? Oui, il ira au village se
chercher une bouteille. Demain ? Mais non,
tout de suite, car demain, c'est jour du croissant
de la lune, donc bon jour de pêche ! Tout de
suite. Allons !
m
Tout P'tit Moril entre dans sa cabane pour
prendre son veston de laine. Il le saisit à la
hâte : le clou mal fixé s'arrache : quelque
chose tombe par terre : c'est sa croix de tem-
pérance.
Tout P'tit se souvient de la promesse faite
de ne jamais prendre de boisson, sauf le cas
de nécessité, et, pour bien savoir si sa conscience
jugera sainement de la nécessité, il a promis de
prier avant d'agir, quand viendrait la tentation.
— " Je vais dire mon chapelet, pour savoir
si ce que je vais faire est bien."
— 93
I yriYWr
C
•\ . ^
Quelque chose tombe par terre ! p. 92.
— 94 —
La prière récitée, le pauvre Francis entend
plus vivement que jamais la remarque du
riche Monsieur de la ville :
— Non, il n'y a pas de mal à prendre un
verre quand on ne fait pas d'abus.
* * *
Il s'en va, alerte, sur la route de Saint-Stanis-
las. Jamais ces quatre milles de chemin ne
lui ont si peu coûté.
Mais, a-t-il sur lui sa bourse ? En fouil-
lant dans la poche intérieure de son veston, sa
main rencontre son petit crucifix. Il s'arrête.
Il songe à sa grand' mère :
" Non je ne fais peut-être pas bien. Si c'était
la tentation! . . . Je vais redire mon chapelet pour
savoir si ce que je fais-là est bien ? "
Il s'écarte de la route et prie.
Il songe : comme remède seulement !
Quelques minutes plus tard, il reprend sa
course vers le village. N'a-t-il pas besoin de
pain ? Et puis, avoir une bouteille pour se
faire une " ponce "...
— 95 —
Il est bientôt aux premières maisons. La
cloche du village égrène les coups de PAngelus.
Tout P'tit Moril s'agenouille et prie. Il tient
à la main, sans s'en rendre compte, son vieux
chapelet. Une fois de plus, il le récite, car il
faut à tout prix qu'il sache : ce qu'il fait là
est-ce bien ?
Il y a deux hommes en lui : le vieil homme qui
renaît et le tempérant qui lutte.
Absorbé, soucieux, troublé, hanté par l'atti-
rance des étagères de l'hôtel à Blanchet, qu'il
revoit comme s'il était au bout de sa course, le
voilà qui passe devant l'église sans enlever son
chapeau.
La façade de l'église flamboie sous les der-
niers rayons du soleil :
— Le feu ! mais non . . . me voilà au village.
Si j'entrais consulter Dieu, n'ai-je pas promis
de lui faire visite chaque fois que je passerais ? . .
Et voilà que je passe sans même saluer !
Qu'est-ce donc qui me guide ?
— oe-
il entre. Quand il a récité cinq " Pater et
Ave " et l'invocation : " Jésus abreuvé de
fiel et de vinaigre", il baise son chapelet, qu'il
tient à la main, et le voilà qui file à la course
comme un homme que l'on poursuit.
Deux minutes plus tard, il est hors du village
sur la route de sa cabane. Sans pouvoir expli-
quer tout ça, il file.
— Mon Dieu, je vous remercie.
— Bonne sainte Vierge, vous m'avez sauvé !
* * *
" Ce que je faisais là n'était pas bien.
Mais j'étais pris comme dans un remous.
N'est-ce pas Monsieur le Curé que c'est le
bon Dieu et Notre-Dame qui m'ont tiré de là ?
— Oui, mon ami, mais parce que tu as su
prier pendant la tentation.
* * *
Quelques jours après, Francis vint au pres-
bytère apporter en guise de dîme les plus beaux
poissons de sa pêche.
— " Et maintenant voici un écu — je ne sais
pas s'il est bon, — pour faire dire une messe."
— 97 —
Quand il a récité cinq " Pater
et Ave ". p. 96.
— 98 —
— Mais, oui, il est bon. Il n'est pas de
plomb.
— Oh ! ce n'est pas ça que je voulais dire :
voici, on est venu en pique-nique à la Pointe.
En partant, des messieurs m'ont laissé une
bouteille de whiskey. Je l'ai vendue à Jean,
mon voisin. Elle m'avait bel et bien été donnée
mais je l'ai volée au diable, qui me tentait de la
boire. Pouvez-vous dire une messe pour que
je ne retombe pas ?"
* * *
" Prière et fuite de l'occasion gardent Tout
P'tit Moril dans la tempérance, depuis la
retraite, me disait son curé, c'est-à-dire depuis
huit ans."
Combien pourraient ainsi se préserver des
rechutes honteuses, s'ils voulaient en prendre
les moyens, car celui qui veut peut triompher
des pires habitudes, s'il sait s'appliquer le
dicton :
" Qui veut la fin veut les moyens."
Sainte-Martine, P. Q., 1914.
DIFFÉRENCE. . .
ffÛ^NOl
De la différence qu'il y a
entre un cabaretier et un
traître . . . Entre celui qui
vend de l'alcool et celui qui
vend son pays.
Côte à côte sur la même
banquette, ils causaient de
tempérance. Dans le wa-
gon, on allumait les lam-
pes. Le vendeur galonné offrait ses fruits.
Des serrefreins s'engouffraient par la porte,
affairés.
Ils causaient de tempérance : de mine intel-
ligente tous les deux : l'un écroulé au fond de
la banquette, la tête renversée en arrière, figure
fine, sceptique, blasée : un journaliste peut-
être :— l'autre, un bras appuyé sur la banquette
d'avant, verbe haut, menton insolent, profil
en bataille, mélange de conviction et de pose :
un avocat, évidemment.
— 102 —
Ils causaient de tempérance. L'avocat plai-
dait. Le journaliste, nonchalamment, acquies-
çait, objectait. Les banquettes environnantes,
sans qu'il y parût, composaient l'auditoire.
— La cause de la tempérance. Mais il n'y
a pas de cause actuellement qui fasse davantage
appel à notre patriotisme, à notre instinct
de conservation comme race. La première
question sociale à régler, c'est celle-là : la
question de tempérance. L'alcoolisme, voilà
l'ennemi. Le cabaretier, fait métier anti-
patriotique. Est-ce que tu te fais une idée,
toi, du rôle social du cabaretier ?
— Le cabaretier ? . . . c'est un de nos bobos
nationaux . . .
— Bobo n'est pas assez énergique . . .
— C'est le cancer immonde . . .
— Il y a du vrai.
— . . .Le cancer immonde, immortel, qui
ronge les parties vives du corps social.
— Excellent. Ta comparaison est bonne.
Mais ! j'aime mieux la mienne. Suis mon
— 103 —
raisonnement. Pour moi, la croisade de
tempérance est absolument semblable à une
guerre contre un envahisseur injuste. L'alcool,
c'est l'envahisseur. Dans cette guerre, toi
et moi, et tous ceux qui prennent un coup de
trop, nous sommes les fuyards : des faibles,
des lâches, mais non pas les plus coupables.
Les grands coupables, ce sont ceux qui, pour
de l'argent, pactisent avec l'ennemi. Le caba-
retier est de ceux-là. Le malheur national
fait sa fortune. Le désastre de la patrie, c'est
son triomphe. Son pays souffre, mais ça le
paye. C'est le traître.
— Tu exagères peut-être un peu.
— J'exagère . . . En quoi ? L'alcoolisme
n'est-il pas plus terrible que la plus terrible
des armées ? Ne coûte-t-il pas chaque année
des sommes colossales au pays ? Qui est-ce
qui remplit nos hôpitaux, nos asiles ? N'est-ce
pas l'alcoolisme qui, dans le passé, a fauché la
fleur de nos Canadiens-français ? Et voilà
le cabaretier qui, moyennant finances, intro-
duit l'ennemi dans la place.
— 104 —
— L'ennemi entrerait quand même.
— Peut-être. Mais plus difficilement. Et
d'ailleurs, parce que la ville va être sûrement
prise, le citoyen est-il excusable de la livrer ?
— Le cabaretier, franchement, n'est pas si
méprisable que le traître.
— Eh ! bien, moi, je le trouve plus mépri-
sable. Au moins, l'autre court un danger.
Quand, le soir, au retour, le traître jette à sa
femme le prix de sa honte, sa pâleur n'est pas
seulement celle du mépris subi, c'est la pâleur
de la crainte. S'il est pris, son affaire est réglée.
Les balles du peloton d'exécution lui feront
perdre la vie et le peu d'honneur qui lui reste.
Il le sait. Et il affronte cela. C'est crâne.
Il y a là-dedans quelque chose de fier.
Mais le cabaretier, lui, il mourra d'indiges-
tion ou d'apoplexie. Il n'a pas autre chose
à craindre. Et il peut, en attendant, derrière
son comptoir que la loi protège, se culotter
tranquillement une petite existence commode
et un petit ve-ventre respectable . . .
— 105 —
Celui qui paraissait avocat cessa de parler.
Et, dans le wagon, sous les lampes, on ne vit
plus que les rangées de têtes songeuses, somno-
lentes, renversées sur les banquettes : on
n'entendit plus que la trépidation du train, qui
précipitait, à travers les ténèbres, la longue li-
gne de ses fenêtres éclairées.
O.P.
30 avril, 1914.
TYRANNIE DU VICE
û Vi
ICL
De l'ivresse a la
MORT
Lors d'un procès
pour ivresse, une mal-
heureuse fille d'Al-
bion proteste, de tou-
tes ses forces, n'avoir
pas été ivre au mo-
ment de son arresta-
tion. L'officier de
police affirme, avec preuve à l'appui, le contrai-
re. Le juge demeure perplexe. Il lui vient
une bonne inspiration. C'est d'appeler comme
témoin le Dr William, qui avait donné des
soins à la femme aussitôt après son arresta-
tion. Il lui demande dans quel état se trou-
vait l'accusée.
— J'ai trouvé cette femme, répondit le
docteur, dans un état de douce ivresse, succé-
dant à l'état d'irritabilité.
— 110 —
Cette réponse étonne le magistrat, qui
demande si la période de douce ivresse est
toujours précédée de l'état d'irritabilité.
— Oui, invariablement.
— Ah ! Et il y a d'autres phases bien carac-
térisées dans l'ivresse ?
— Il y a en sept, et je m'attribue modeste-
ment la gloire de les avoir observées le premier.
Très intéressé, le juge prie le savant docteur
de lui faire connaître ces degrés.
— Avec plaisir, dit le docteur : Il y a d'abord
l'irritabilité, la douce béatitude, l'état belli-
queux, l'état affectueux, l'état larmoyant et
enfin l'état comateux.
— Mais cela ne fait que six états, rectifie le
magistrat, et non sept.
— Oh ! il y en a un autre, le dernier, c'est
l'état de mort.
Certes, sur une grande pancarte, affichée bien
en vue, cette nomenclature ferait réfléchir la
clientèle ordinaire du tribunal de police correc-
— 111 —
tionnelle. Qu'on y mette, comme titre, en
lettres bien voyantes :
" De l'ivresse à la mort " et au bas : "Voilà
l'œuvre du poison alcool."
Monsieur le magistrat, usant de son autorité,
pourra rappeler aux malheureux ivrognes les
tristes conséquences auxquelles ils s'exposent,
s'ils ont le malheur de retourner aux buvettes,
et de continuer à s'enivrer. A la vérité, pour
pouvoir " sermonner " avec vigueur les po-
chards arrivés à tel ou tel degré d'abrutisse-
ment de l'alcoolisme, et pour le pouvoir faire
avec fruit, il faut au magistrat le prestige de la
sobriété personnelle, qu'il doit à la majesté du
tribunal et à la haute et auguste charge qu'il
remplit.
Si, un jour, notre législation veut consacrer
le principe de la " cure nécessaire " et de la
" séquestration ", imposées par ordre de la
Cour à tant de malheureux malades volontaires,
si criminels qu'ils puissent être au début, l'inter-
vention de médecins experts et spécialistes sera
nécessaire. La rechute des ivrognes est quasi
— 112 —
certaine, quand, ayant payé l'amende, ils sont
relâchés sans être mis sous caution. Ils ne conçoi-
vent pas dans quel état de servitude ils sont tom-
bés. Ils ne se rendent pas compte qu'ils sont
dans un esclavage douloureux et très périlleux.
— " Si tu voulais ", disait-on à un pauvre
malheureux ivrogne, " si tu voulais. . ."
— Mais ma volonté est morte ; il me reste
tout juste assez de raison pour faire le mal, et
juste assez d'esprit pour constater mes bêtises.
Un séquestré d'un sanatorium, sous traite-
ment depuis déjà quelques mois, disait à ses
amis, qui étaient venus le distraire et l'encou-
rager :
— Vous me dites que je puis désormais cesser
de boire et que je dois songer à l'honneur de ma
famille . . . Mes amis, vos remarques sont
justes, mais, sans la bonne garde qu'on monte
autour de moi, je ne pourrais résister plus
longtemps : J'ai soif . . .
Et, hagard, il s'élance vers la porte.
— Laissez-moi sortir.
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Laissez-moi sortir, p. 112
— 114 —
Ou l'arrête. Il consent à s'asseoir. Un
moment, il pleure. Puis, très calme et en
apparence en pleine possession de sa raison, il
jette, surgissant du fond de son âme, ce cri de
sa passion victorieuse :
— Vraiment, votre sollicitude est inutile,
car, si j'avais d'un côté une bouteille de
brandy et de l'autre, le gouffre de l'enfer ouvert
sous mes pas, et que j'aurais la certitude, oui
la certitude, d'y glisser dès que j'aurais pris
le premier verre . . .
— Ne parle pas ainsi, dit un de ses amis.
Mais le malheureux poursuivait.
— Non, vrai, je ne pourrais m'en empêcher.
Je ne puis plus . . . ma volonté à moi, elle est
morte . . .
Gardé à vue durant dix mois et traité morale-
ment et médicalement, ce pauvre homme gué-
rit. La séquestration est, en bien des cas, une
violence nécessaire pour le plus grand avantage
des malheureuses victimes du vice. Abandonné
à lui-même, l'ivrogne meurt sans dominer sa
passion. Et quand la maladie ou l'impute-
— 115 —
sauce le prive de son alcool, il reste torturé par
son désir. Et jusque dans l'état comateux,
précurseur de la mort, l'éveil de la passion le
tourmente. C'est la tyrannie du vice !
* * *
A l'Hôtel-Dieu de Montréal, en 1904, mou-
rait une victime de la boisson. Administré et
sur le point d'expirer, un homme de quarante-
cinq ans est là, immobile, depuis longtemps.
Le médecin se penche, en lui prenant le bras.
Il entend cette supplication du moribond :
— Docteur, rien qu'une petite cuillerée sur
ma langue, pour que je goûte encore une fois . . .
On n'arrive à cette tyrannie que par une
série d'actes mauvais ; mais le plus coupable
de ces actes, n'est-ce pas le premier de la série,
celui qui aiguille sur la mauvaise voie ?
Le régime de l'eau délivre sûrement de la
tyrannie du vice et de toutes les conséquences.
Mieux vaut prévenir que guérir.
Sorel, mars 1914.
QUE DIEU AIT PITIÉ DE
SON ÂME "
a/ AT
pfpè DÉ 5
Un fait récent, (1) la
pendaison de Fardnto,
mérite une mention spé-
ciale en cette page, à
cause d'un incident que
les reporters de la gran-
de presse ont soigneuse-
ment caché.
Le condamné, au mo-
ment de quitter la pri-
son, pour se rendre au gibet, fut amené à la
pharmacie. On lui présente, là, un verre de
cognac.
— Prenez ceci . . .
— Qu'est-ce que c'est et pourquoi ?
— C'est du cognac, et ça vous donnera du
courage.
(1) En décembre 1913, l'Italien Farcluto était pendu à
Montréal.
— 120 —
Alors Farduto, saisissant le crucifix du R. P.
Primeau, S.J., qui l'assiste :
Voilà ma force et mon courage. Je n'ai
besoin de rien autre.
# ♦ ♦
Tous les jours depuis, une semaine, ce con-
damné avait pu assister à la messe. Il a com-
munié et, pieusement, il a écouté les instruc-
tions de son confesseur ; il est fort. Il ne brave
pas la mort, il la craint, mais il l'accepte et la
désire même, car il sait qu'elle paye sa dette
d'expiation et qu'elle venge la société de son
horrible attentat.
Il sera ferme et fort. D'un criminel, d'un
assassin, la religion, avec ses pratiques saintes, a
fait un chrétien qui, proche du gibet, proclame,
par ses paroles et par ses actes, être en paix
avec Dieu.
Bien mourir ! — mais c'est la fin de la vie
et le but suprême de nos efforts dans la lutte
contre le mal sous toutes ses formes.
Je ne sais rien des motifs qui ont déterminé
ce malheureux à perpétrer son crime, ni des
— 121 —
antécédents qui l'ont conduit à son attentat.
Ce que je sais, c'est qu'en face de la mort, il s'est
conduit en chrétien, en parfait chrétien et qu'il
a refusé la drogue que tant d'autres prennent
pDur " se donner du courage " et " du cœur ".
Le préjugé, l'ignorance et la peur de la souffrance
les " justifient " d'user du procédé en honneur
dans notre société assoiffée de bien-être et
de jouissances. Souvent, c'est le remède pré-
conisé par les gens, qui, n'étant pas pervers, ont
cependant, à force de rechercher le confort,
perdu la notion du sacrifice et le sens chrétien
qu'on donne au mot mortification. On " boit "
pour tuer son chagrin : on boit pour " calmer "
sa souffrance : on boit pour " chasser " ses
ennuis : on boit pour se " dédommager " de
ses fatigues : on boit pour " se donner du
courage " dans les épreuves : on boit pour se
" donner des forces " dans la douleur. L'al-
cool, remède à la tristesse, à toutes nos tristes-
ses ! Vraiment ! Notre-Seigneur Jésus-Christ
n'a pas pensé à cela au jardin de l'agonie, ni sur
sa croix au calvaire. Il n'aurait pas perdu son
— 122 —
temps à tant prier, il n'aurait pas tant souf-
fert sur son gibet.
Mais que peuvent bien comprendre aux
mystères de l'expiation ceux qui ne songent
qu'à se garder de la souffrance ? A notre
époque de sensualisme et d'amour effréné
du confort, la tristesse est une des grandes
causes de l'abus des liqueurs enivrantes.
" L'homme espère trouver dans l'ivresse
l'illusion du bonheur ou une joie factice , ou
l'oubli, un paradis artificiel, enfin."
" Et voilà comment l'alcool et la morphine
se trouvent être des aboutissants d'une même
cause : la désespérance et le manque d'énergie
dans l'adversité." (Dr Pichon)
Et ce sont des médecins, quelquefois fort
éloignés des pratiques de notre sainte religion,
qui, en face des aberrations où tombent les
déçus de la vie, proclament ce fait : " On ne
sait plus souffrir."
Notre siècle a besoin qu'on lui redise le rôle
de la souffrance dans le monde, qu'on lui
rappelle la place qu'occupe la croix dressée sur
— 123 —
le Calvaire. Car il ne sait plus, pratiquement,
qu'on doit " souffrir par justice, pour expier,
et par amour, pour prouver ". (Lacordaire)
Cette peur de la souffrance, qui fait recher-
cher dans l'alcool l'inconscience momentanée
dans la douleur, est très souvent la première
cause des déchéances les plus absolues et du
vice qui abrutit.
On ne voit que le bénéfice présent, le coup
de poing sur la douleur, qui s'arrête, l'hébéte-
ment momentané de l'être endolori. Quant au
lendemain, on n'y songe pas !..
Mais, par une fatalité impitoyable, juste
peut-être, l'abus presque toujours succède.
Ceux qui ont appris à se libérer une fois de la
souffrance contractent la lâcheté habituelle de
ne plus savoir souffrir. Bien plus, ils veulent
jouir ! Boire pour se " consoler ", " pour se
donner du courage ", voilà l'aberration et la
grande lâcheté.
A la porte de sa cellule, au moment de gravir
l'échafaud, Farduto, l'assassin converti, s'est
— 124 —
souvenu de Jésus-Christ refusant, au Calvaire,
le cordial offert par ses bourreaux : il s'est
souvenu du prix de la souffrance volontaire-
ment acceptée et généreusement soufferte : il
a compris qu'un regard jeté sur le crucifix de
son confesseur valait mieux que tous les cognacs
du monde, pour donner courage et force en
face de la mort.
Voilà pourquoi il a refusé, en montrant son
crucifix et en repoussant la liqueur :
— Non, je n'en veux pas. Voilà ma force
et mon courage. Je n'ai besoin de rien autre.
Que Dieu ait pitié de son âme !
Saint-Pierre-aux-Liens, 12 déc, 1913.
LE MOYEN HÉROÏQUE
— Si vous voulez
signaler tous les bons
moyens de corriger les
ivrognes et de les em-
pêcher de boire, n'ou-
bliez pas le moyen hé-
roïque.
— Lequel, mon cher
abbé ?
— Mais . . .c'est toute
une histoire . . .
Dans le calme d'une belle soirée de juillet,
Monsieur le Curé, évoquant ses souvenirs loin-
tains, me narrait, avec des détails que je
n'omettrai pas, les faits suivants :
Madeleine B., jeune fille d'un rare talent,
avait obtenu son diplôme de graduée au monas-
tère des Dames Ursulines des Trois-Rivières :
c'est vous dire que son instruction était solide
— 128 —
et son éducation parfaite. Aussi active que
pieuse et distinguée, d'un jugement très sûr,
elle était, dès sa sortie du couvent, entrée
dans la carrière de l'enseignement, trouvant
indigne le désœuvrement de tant de jeunes
filles instruites qui n'ont, à cet âge, que le
culte de la bagatelle.
Bref, par son application à son devoir, made-
moiselle Madeleine B. s'était acquis la plus
enviable réputation de jeune fille sérieuse.
Inutile de vous dire que ses vieux parents
bénéficiaient de la grosse part de son salaire,
car elle avait su comprendre que la modestie,
l'élégance et la vraie distinction ne voisinent
pas au royaume des modes actuelles. L'axiome
' propreté, décence et proportion ", selon que
le veut Fénelon, dirigeait son goût dans l'art
de plaire. Dans cette mise plutôt sévère, elle
n'en avait que plus de grâces charmantes et
tous se plaisaient à dire : " Voilà une jeune
fille distinguée."
Pendant cinq ans, je la vis fidèle à cette ligne
de conduite. De dix-huit à vingt-cinq ans,
jamais elle ne voulut recevoir un ami. On
- 129 —
.Jamais elle ne voulut recevoir un ami.
— 130 —
s'en étonnait dans le village, mais confident
de ses pensées, je savais pourquoi.
Au cours d'une promenade chez un de ses
oncles, Madeleine avait rencontré Paul de M.,
jeune étudiant à Laval. Il l'avait fort estimée,
lui avait offert des gages d'amitié qu'elle avait
acceptés. Paul de M. était un travailleur,
assidu au cours, et ses succès dans ses études
universitaires laissaient entrevoir les plus
belles espérances pour son avenir.
* * *
Les parents de Paul émigrèrent à Winnipeg;
à la fin de ses études, Paul résolut d'y tenter
fortune.
Dès qu'il fut établi, il ne tarda pas à venir
chercher celle qui lui avait si fidèlement gardé
son cœur.
Tous les vœux de bonheur accompagnent
cette digne jeune femme, qui s'en va loin des
siens, là où l'appelle son devoir.
* * *
Longtemps, seules ses lettres apportèrent
l'écho de ses joies à ses parents. Dix ans après
— 131 —
son mariage, une amie d'enfance s'en fut la
visiter. Très heureuse de la revoir, Madeleine
reçut, avec grande joie, son ancienne compagne.
Elle lui fit, avec une grâce charmante, les hon-
neurs de sa modeste, mais si proprette demeure.
On peut imaginer les longues causeries de ces
deux intimes de jadis. Causeries rendues plus
faciles par l'absence du mari. Il tarde cepen-
dant à l'amie de revoir M. Paul. Doit-il
finir bientôt ses courses électorales ? Madeleine
ne sait pas au juste, mais elle espère . . . Les
jours passent : la date du départ est fixée, et
Monsieur n'est pas revenu.
Pendant la dernière soirée, Madeleine est
appelée au téléphone. Quand elle revint au
salon, où son amie causait avec sa fillette, sa
voix semblait trahir une profonde émotion,
lorsque Jeanne lui demanda :
— Est-ce papa ? Revient-il ce soir ?
— Oui, ma petite.
— Est-il avec ce vilain monsieur, maman ?
— On ne parle pas ainsi, mon enfant.
— 132 —
Quelques instants plus tard, son mari
entrait, discutant avec un compagnon, à demi
ivre. Il faisait pitié à voir. Le type le plus
parfait du déclassé, descendu au rôle de hâbleur
salarié des luttes de parti.
Madeleine était atterrée. Son amie se
retira à sa chambre.
En la quittant, Madeleine lui dit : "Priez
pour moi, ma bonne amie " ; et des larmes tom-
baient sur ses joues pâlies, et dans ses yeux se
lisait une immense tristesse.
* * *
Le lendemain matin, après le déjeûner,
Madeleine conduisit son amie au salon. Très
ferme et très calme, elle lui tint ce langage :
" Vous avez surpris le secret de ma vie. Nul
autre, du moins là-bas, ne sait mon épreuve.
Dieu la proiongera-t-elle longtemps encore ?
Je ne lui demande pas, pour mon bonheur seul
la grâce que je sollicite, mais pour l'avenir de
nos enfants. Mon mari, c'est vrai, s'est laissé
prendre au piège du démon de la boisson, mais
tout n'est pas désespéré. Il est faible, mais
133
est -il aussi coupable qu'il est malheureux ?
Je n'ai peut-être pas su le préserver, comme
j'aurais dû le faire, contre les occasions. Mes
parents ne doivent rien savoir . . . rien, et je
vous demande le secret le plus inviolable.
Vous me jurez de ne rien dire à personne, pas
même à ma mère ?
Son mari, qui avait tout entendu, entrant au
salon, vint la prendre dans ses bras : ' Tu es
une sainte, lui dit-il, et Dieu va t'exaucer. Je
fais le serment de ne plus jamais prendre une
goutte de boisson ..."
* * *
Dix ans de bonheur ont, depuis ce jour, fait
oublier les années de tristesse et d'angoisses qui
n'avaient pu lasser ce dévouement héroïque.
Se taire et ne pleurer que devant Dieu seul, en
demandant la force de bien faire les sacrifices
qui réparent et qui expient, voilà un moyen
difficile peut-être . . . mais efficace.
Souffrir en espérant, n'est-ce pas déjà moins
souffrir ?
ANTI-PROHIBITIONNISTES
EN VILLE
u
" Ta 'prahil '.-
tidn est immo-
rale. Elle oie la
liberté. L'hom-
me n'a plus ain-
si le mérite de
choisir entre le
bien et le mal . . .
(D'après une
absurde brochure de propagande anti-prohibi-
tionniste.)
[La scène se passe dans la cuisine de M.
Verger, marchand de spiritueux en gros. A la
table encombrée de vaisselle et de chaudrons —
c'est l'heure du dîner — deux chemineaux,
gaillards, trapus, hirsutes, mangent conscien-
cieusement, la casquette jetée sur le plancher, à
côté de la chaise. M. Verger en personne, une
tête chauve sur un bedon, la serviette fixée au
bouton de sa veste, a quitté la salle à dîner pour
venir saluer ses hôtes de hasard. Léo, son
— 138 —
fils de sept ans, curieux du spectacle, se tortille,
accroché aux basques paternelles.]
M. Verger : Je suppose qu'on vous a donné
tout ce qu'il faut ?
(Les deux chemineaux, la bouche pleine, les
yeux reconnaissants, saluent affirmativement.)
M. Verger : Je lisais justement en dînant une
petite brochure ... (il montre une brochure
qu'il tient à la main) . . . pas mauvaise. Ça
concerne la prohibition ... Il y a des gens qui
pensent sauver le pays avec ça. Moi, j'ai
toujours considéré la prohibition comme une
blague. Mais je n'avais jamais vu cela démon-
tré aussi solidement. C'est comme 2 et 2 font 4.
Une voix (venant de la salle à manger.)
— Hormidas, viens donc finir ton dîner . . .
M. Verger (qui fait la sourde oreille, de plus
en plus enchanté d'avoir trouvé un auditoire qui
ne " l'ostine " pas.)
— Voyez-vous : ce n'est pas au Canada
qu'on peut faire du travail aussi solide. C'est
une brochure qui a été faite aux Etats-Unis.
— 139 —
Cela a eu un succès prodigieux. Vous avez
ici, en 1ère page (il feuillette le volume), un tas
d'approbations : des cardinaux, des juges, des. . ,
1er chemineau : Alors, Monsieur n'est pas
partisan de la prohibition ?
— M. Verger : Je suis adversaire de la
prohibition, non pas pour les motifs mesquins
que certaines gens m'attribuent. Je suis
marchand de liqueurs, c'est vrai. Mais je me
mets au-dessus de ces vulgaires points de vue.
Je me hausse jusqu'au point de vue de la
liberté et de la dignité humaine. La liberté,
la dignité humaine, la conscience individuelle,
ce sont de grandes choses, comprenez-vous !
On n'achète pas ça avec des écus ou avec des
piastres. Ce sont de grandes, grandes choses !
Eh ! bien, la prohibition détruit ces grandes
choses. La prohibition est un crime. C'est
dit dans la brochure. Dans un état où la pro-
hibition existe, il n'y a plus moyen d'être sobre
par vertu. Vous êtes obligés de l'être. L'hom-
me devient une machine au service des lois.
La vertu n'existe plus. Comment, messieurs
140
les partisans de la prohibition, à moi qui suis
un père de famille respectable, à moi qui ai
derrière moi trente ans d'honorabilité com-
merciale, vous allez imposer vos chaînes et
vos esclavages ! Eh ! bien, je me dresse dans
toute ma dignité d'homme libre, (M. Verger
se croise héroïquement les bras, Léo, effaré,
admire son père, le chien aboie, réveillé par les
éclats de voix — et les deux chemineaux . . .
mangent), et je vous jette, messieurs, la protes-
tation indignée de ma conscience, et je vous
dis que vos méthodes ravalent notre pays au
niveau de la Russie ou de la Chine, et même plus
bas encore.
(Le 1er chemineau, qui a maintenant fini de
dîner, tire sa pipe, — très flegmatiquement —
la bourre, tout en regardant autour de lui.)
1er chemineau (après un silence) : Monsieur
a parfaitement raison. (Il considère un mo-
ment son copain, qui ne perd pas une bouchée
de jambon). Si on ne dirait pas que mon associé
n'a pas mangé depuis une semaine ! (S'adres-
sant à lui) : Tu me fais honte, Jos. Je ne
t'amènerai plus chez les gens comme il faut.
141
(S'adressant à M. Verger, cl s'interrompant à
tout moment pour tirer une bouffée). Voyez-
vous, Monsieur, mon ami Jos est un grand
artiste à sa manière et un grand homme.
Tels que vous nous voyez, lui et moi, c'est
justement la prohibition qui nous a réduits
dans l'état où nous sommes.
— ■ M. Verger : Vous aviez une licence ?
— 1er chemineau : (Parlant à son copain)
Monsieur nous demande si nous avions une
licence. (Tous les deux ont alors un sourire
supérieur, qui ne permet pas de doute sur l'exis-
tence de la dite licence. Puis, après quelques
bouffées rêveusement tirées au souvenir de
ce passé, le 1er chemineau continue à parler.)
— 1er chemineau : Je vous crois, Monsieur,
que nous en avions une licence.
— M. Verger : Est-ce que vous étiez dans
le gros ou dans le détail ?
— 1er chemineau : Dans le gros, dans le
gros. Et en ce temps-là, Monsieur, nous
aurions pu vous rendre poliment votre gêné-
142
reuse hospitalité. Mon associé Jos, lui, n'aime
pas, comme vous voyez, demander à manger.
C'est un homme délicat. La dignité humaine,
ça le connaît, lui, allez. Justement, en parlant
de dignité, de conscience tout à l'heure, vous
me faisiez penser à lui. L'autre jour, il s'est
trouvé insulté parce que l'homme qui nous
avait accordé un abri pour la nuit dans sa
maison, nous enferma à clef, comme s'il doutait
de notre honnêteté. Le fait est que les serrures,
les verrous, les chiens, les hommes de police,
c'est comme des sortes de prohibition. Cela
outrage la dignité humaine, et ça ne fait pas
l'affaire de la conscience individuelle. Voyez-
vous : vous le disiez tout à l'heure : il n'y a
pas de plaisir à être vertueux. On est obligé
de l'être. De nos jours, il n'y a plus moyen
de voler. On est condamné à l'honnêteté
à perpétuité. Vous n'avez pas même l'hon-
neur d'avoir des tentations et d'y résister. Il y
a partout des barres de fer, des chiens, des
revolvers; cela diminue l'humanité. On peut
dire comme le député de mon comté : " Vertu,
tu n'es qu'un nom."
— 143 —
- — M. Verger : C'est vrai que les serrures,
c'est une sorte de prohibition. Mais il y aurait
des inconvénients à les supprimer. Il y a
tant de mauvais monde.
— 1er chemineau : il y aurait des inconvé-
nients, c'est sûr, tout comme il y a bien quelque
inconvénient à permettre la vente des liqueurs
enivrantes. Supprimez les serrures, et il y
aura bien quelques petits vols de plus par-ci
par-là. De même, supprimez la prohibition et
permettez la vente des liqueurs, et il y aura
bien quelques petits meurtres, quelques petits
scandales par-ci par-là. Il y a tant de mauvais
monde comme vous dites. Seulement, que
sont ces petits accidents inévitables, compa-
rés à ces grandes choses, dont vous parliez :
la liberté, la dignité, la conscience individuelle ?
Rien du tout. Qu'est-ce que toute votre belle
argenterie, là, M. Verger, comparée à la dignité
d'un homme libre ? Allons, à bas les pro-
hibitions, n'est-ce pas Jos ? et vive la liberté.
— M. Verger (embarrassé, il met sa bro-
chure dans sa poche et jette un œil alarmé sur
— 144 —
son argenterie). Il y a quelque chose de
vrai dans ce que vous dites. Mais, je vois
bien que vous aimez à badiner. Viens, Léo,
allons voir maman.
Les deux cheminaux, (tandis qu'il se retire) :
— En vous remerciant, Monsieur.
- En vous remerciant, Monsieur.
* * *
3 heures, p. m. dans la cuisine de M. Verger.
La servante ouvre et ferme les tiroirs. M.
Verger, inquiet, en tenue de rue, le parapluie
sous le bras.
, — M. Verger : Vous prétendez qu'ils ont
volé toute l'argenterie ?
— La servante : Oui, je vous ai dit ça au
téléphone. Mais je m'aperçois qu'ils n'ont pris
que vos cuillères d'argent.
— M. Verger : Il y en a pour cinq cents
piastres. Ah ! les brigands ! Mais que
faisiez-vous, vous ?
— La servante : Ah ! Monsieur, je n'ai
aissé la cuisine que dix minutes. Quand je
— 145 —
Il y en a pour $500.00 p. 144.
io
— 146 —
suis revenue, ils m'ont dit bonjour poliment
et sont partis sans se presser. Je ne me dou-
tais pas.
[Tout en examinant, M. Verger découvre,
gravés au couteau dans le bois d'une chaise, les
noms de deux bandits fameux, et au-dessous,
en grosses lettres " Anti-prohibitionnistes."]
M. VERGER DECOUVRE
L'ÂME HUMAINE
<
C'est le soir du
jour de l'an et il est
neuf heures. M.
Verger, marchand
de spiritueux en
gros, a fait des
visites. Il se re-
pose avec délices
dans son fumoir.
Une douce chaleur le pénètre. Il écoute un
instant la saine musique que fait son pouls.
Son estomac n'a pas une plainte : son cœur, pas
une exigence : sa tête, pas une idée. Par petits
soubresauts gourmands, il atteint peu à peu dans
le moelleux du fauteuil le point précis de la posi-
— 150 —
tion confortable. Quand il a fait son rond, il
se croise les mains sur la bedaine, se laisse aller,
s'amollit, ferme un œil . . . Plus rien.
Soudain, il voit venir à lui sur la table un
être étrange :
" Une charmante créature,
" Si mignonne que sa ceinture,
" N'a pas l'épaisseur d'un cheveu. . .
C'est une minuscule princesse ayant cou-
ronne et sceptre. A ces signes, M. Verger
reconnaît la reine Mab. Il la salue et sourit.
Mais très impertinente, de son sceptre ténu, la
petite fée lui tape sur le nez, lui ébouriffe les
moustaches. Ce sont-là mœurs de fées. M.
le marchand en gros ne l'ignore pas. A peine
cependant, a-t-il pu se formuler sa science sur
ce point, qu'il est emporté comme un fétu dans
la nuit de janvier, — au-dessus de notre pla-
nète, blanche de neige et brillante de givre —
au-dessous de la coupe bleue sombre du firma-
ment constellé, tandis que l'atmosphère vibre
«à ses oreilles en mélopées lointaines et mysté-
rieuses, — Hormidas Verger songe à la bron-
151
chite qu'il eut l'hiver précédent et son impru-
dence le fait trembler.
Il se rend bientôt compte qu'il a des com-
pagnons de voyage. Autour de lui, un grand
nombre d'individus, emportés comme lui, sur
un nuage de gaze transparent, s'occupent à
regarder les villages et les champs, que leur
char-observatoire survole. Or, voilà une gran-
de ville sous leurs yeux : des clochers, d'im-
menses élévateurs à grains, des enseignes colos-
sales et éblouissantes de lumières électriques :
c'est Montréal. Conduit par un mystérieux
mécanicien, le char-observatoire se rapproche
et ralentit son allure. Alors, sous les yeux
émerveillés des voyageurs, les toits des maisons
disparaissent et la vie intérieure de la grande
ville apparaît.
Jusqu'ici, l'aventure de M. Verger n'a rien
que de banal. Lui-même n'en est pas autre-
ment étonné. Car le vol dans la nuit, les
toits enlevés, c'est là pour une fée un jeu d'en-
fant. Mais ce qui rend M. Verger stupide de
suprise et d'admiration, c'est qu'il se sent —
chose extraordinaire, — devenir tout à coup
— 152 —
intelligent. Et il se demande si son dernier
jour ne serait pas venu. Car, — non seulement
il voit des rapports insoupçonnés entre les
faits dont il est témoin, — mais encore les
pensées et les sentiments de ses compagnons
lui sont révélés. Il discerne clairement les
mobiles de leurs actions et il entend leurs
paroles intérieures.
A sa droite est un homme de mise négligée,
mais à la figure intelligente et fine. M. Ver-
ger, — psychologue improvisé, — comprend qu'il
est devant un artiste-dessinateur. Et juste-
ment dans une des maisons que le char survole,
des enfants groupés autour d'une table s'amu-
sent à feuilleter un livre d'étrennes, que lui,
l'artiste, a illustré. Et l'artiste prononce dans
son cœur ces mots que M. Verger écoute avec
stupeur :
" Petits enfants, petite grappe de jolis ché-
rubins, l'intérêt que vous prenez à mes images
est doux à mon cœur, et me console de bien des
peines. Je suis pauvre. L'art est moins
rétribué, en notre pays, que le travail manuel.
Il m'arrive à moi aussi, comme au poète, " de
— 153
Les dessins et les images que je fais
peuvent instruire, p. 154.
— 154 —
déjeûner d'aurore et de souper d'étoiles."
C'est un régime peu substantiel, surtout quand
on commence à vieillir. Mais les dessins et
les images que je fais peuvent instruire ou
faire du bien, et je suis tranquille. Ils don-
nent aux petits de la joie et de la gaieté, et je
suis heureux."
A la gauche de M. Verger se tenait une petite
modiste. Elle aussi, penchée nerveusement
sur les maisons ouvertes, avait du bonheur dans
son cœur :
'' Voilà, disait-elle, une dame qui se coiffe
d'un chapeau que j'ai garni. Ces aigrettes lui
vont bien, je le savais. Elle est contente, et
je ne suis pas fâchée. Ces grandes dames
n'ont pas toujours bon goût. Ce sont les
petites mains des modistes qui les font valoir
et les rendent plus chères à leur mari. Je suis
heureuse de faire mon pauvre métier. Ce rien
d'art que je mets dans la vie des autres me
revient en bonheur. Je ne suis pas, dans la
ruche, une abeille inutile."
— 155 —
Mais les spectacles dont M. Verger et ses
compagnons sont témoins, ne semblent pas
tons également consolants.
Dans une maison, située dans une cour, le
mari s'est évidemment enivré. Un enfant
sur les bras, la femme est obligée de fuir dans
la nuit froide, tandis que l'homme qui l'a
chassée à coups de bouteille vide, continue au
dedans, à briser les meubles.
— " C'est bien là la marque de notre maison,
se dit M. Verger, en reconnaissant sur la table
des bouteilles de cognac et des flacons de
genièvre. Voilà un malheureux, dont la pas-
sion est déplorable, c'est vrai, mais bien utile
pour moi."
Et, comme il cherchait à s'excuser en lui-
même, il s'aperçut que les cœurs de ses compa-
gnons étaient tournés vers lui et prononçaient
ces mots :
" C'est toi, Hormidas Verger, qui es un
malheureux. C'est ta passion de t'enrichir
avec le malheur des autres qui est déplorable.
Cette femme, cet enfant, c'est toi qui les mal-
— 156 —
traite. Ce n'est pas que tu sois foncièrement
méchant homme, mais tu portes en toi les
tares de ta profession anti sociale. Nous
sommes ici des représentants de tous les métiers
et de toutes les professions. Le moindre de ces
métiers est utile aux hommes, mais le tien est
néfaste. Et c'est là ce qui te rend peu à peu
égoïste et méchant. Il y a trois commerces
que la société civilisée vomira un jour de sa
bouche : le commerce du traître qui vend son
pays, celui de la prostituée qui vend son corps et
celui du marchand d'eau-de-vie, qui spécule
sur le bonheur et l'âme de ses frères. Et le
pire des trois, le plus néfaste et le plus criminel
c'est le troisième, c'est celui qui tu fais, toi,
Hormidas Verger, marchand de spiritueux en
gros."
M. Verger essaya d'échapper à ces paroles,
en se perdant dans la foule de ses compagnons
de voyage. Il se trouva alors entre deux
hommes, qui portaient leurs regards bien
au-delà de la ville et qui se parlaient à eux-
mêmes, l'un de défendre la patrie et l'autre de
l'agrandir. L'un était soldat. L'autre était
— 157 —
L'un était soldat, l'autre était colon.
— 158 —
colon. Le soldat disait : " Vieille patrie, pays
au cœur d'or et aux clochers d'argent " : pays
au passé épique et à l'avenir glorieux, un jour
viendra peut-être où des barbares t'attaque-
ront comme ils attaquent en ce moment la
vieille mère-patrie, et alors, je t'en donne ma
parole, je serai debout et armé pour te défendre,
et ma récompense de t'avoir aimée, ce sera de
mourir pour toi. Et le colon disait aussi,
tourné vers les forêts du Nord, des mots que
M. Verger trouvait bien beaux, quoique un
peu étranges, puisqu'il y était question d'amour
de la patrie, de travail obstiné, de sacrifices
continuels, de dévouement obscur. M. Ver-
ger songea : " J'aime aussi mon pays : J'ai
fourni généreusement aux fonds patriotiques."
— Il était donc en famille entre le colon et le
soldat. Il avait fourni aux fonds patrio-
tiques. Il était donc, lui aussi, une victime
pure, presque sanglante, sur l'autel de la patrie.
A ce moment, on entendit des cris d'homme
ivre. Les touristes de la reine Mab virent
qu'on descendait d'une voiture, sous leurs yeux,
un jeune homme bien mis, mais apparemment
— 159 —
dans le délire de la boisson. On se trouvait
au-dessus d'un institut pour la guérison de
l'alcoolisme. C'est là qu'on menait le jeune
homme. A l'intérieur de l'institut il y avait
de nombreux pensionnaires : jeunes gens,
et hommes mûrs, plusieurs très intelligents,
portant des noms anciens et respectés dans
tout le Canada français, natures d'artistes,
tempéraments d'hommes d'état, en qui la
passion de boire avait détruit l'idéal et rendu
inutiles les meilleures qualités. Ces qualités,
ils les dépensaient là dans ces actions qui ne
demandent pas d'effort et qui ne sont qu'un
abrutissement plus raffiné : les cartes, le
billard, la cigarette et les causeries oiseuses. —
La fleur de la société se flétrissait ainsi avant
la complète éclosion.
A ce spectacle, M. Verger se sentit mal à
l'aise. Le soldat et le colon oubliaient leurs
rêves patriotiques pour tourner leur attention
vers lui, Hormidas Verger, type de la bête mal-
faisante qui déchire le sein de la patrie. Et le
marchand de spiritueux entendit ces rudes
hommes lui tenir ce rude langage:
— 160 —
" Tu as volé ta patrie, marchand, pour
grossir ta bourse. C'est toi qui enlèves à nos
jeunes gens la force et qui paralyses leur intel-
ligence. Nous mettions en eux notre espoir.
Ils étaient la semence. Ils étaient l'avenir.
Le souffle empoisonné qui sort de tes cornues
a tout desséché. Et que faire contre toi ?
Sois sûr du moins de notre mépris. Nous te
le soufflons au visage. Retourne à ton fauteuil.
Reprends ton cigare. Cuve ton vieux vin. Ta
punition sera de trembler toujours pour ta
vie et de te mépriser toi-même plus encore que
nous te méprisons." . . .
M. Verger eut, cette nuit-là, un sommeil plus
agité que de coutume. Le lendemain, il eut
une entrevue avec son médecin, qui lui conseilla
les bains turcs et les massages quotidiens.
O. P.
FILLE A MARIER
^O^F
Monologue
pour jeune Fille
Spécial pour la Sainte-
Catherine
(Costumée en vieille fille,
Mademoiselle entre en chan-
tant, avec un air ennuyé :)
Que fais-je là, triste et
[pensive,
Dans mes quatre murs
[enfermée ?
Mon âme rêveuse, craintive,
N'a donc plus soif d'air parfumé ?
Au souvenir de si doux charmes
Quel cœur ne s'ouvre à deux battants ?
Que fais-je, les yeux pleins de larmes ?
J'attends ! j'attends ! j'attends ! "
(Parlé) Vais-je vous dire son nom ? Et pour-
quoi pas ? Il s'appelait Clodomir. Un joli
— 164 —
nom, après tout, si joli que je ne l'ai pas oublié.
Il y a de cela bien longtemps . . .
Il vint, un soir d'automne. Tenez, je ne
me trompe pas, c'était justement le 25 novem-
bre : on faisait de la tire à la maison. Pen-
dant la veillée :
— Comme ça, mam'selle, qu'il me dit bien
gentiment, vous êtes toujours décidée à coiffer
le bonnet de Sainte-Catherine ?
— Le bonnet de Sainte-Catherine ? Et
pourquoi donc, Monsieur ?
— Parce que . . . parce, mais parce que vous
ne voulez pas . . .
— Assurément que je ne veux pas !
Il y avait tant de résolution dans ma voix,
qu'il partit, le pauvre garçon... Il partît,
avec un air, comment dirais-je ? Avec un
air bête : c'est le mot.
Vous riez vous autres. Eh ! bien, je vous
laisse à juger ce que vous auriez fait à ma place.
Un baiser, c'est peu de chose, comme dit la
chanson. Ce n'est certes pas le oui sacra men-
— 165 —
tel . . . Mais enfin, quand on le donne, c'est
bien aussi une petite part de son cœur que
l'on donne. Et voici tout juste ce que je n'ai
pas voulu donner.
Ai-je eu tort ou raison ? Je crois que
j'ai eu raison.
Je resterai probablement vieille fille . . . quel
mal y a-t-il à cela ?
Mon " cavalier " lui, restera vieux garçon,
si c'est un dédommagement !
Ça ne m'aurait cependant pas déplu d'avoir
un bon mari : un beau même, il y en a tant
qui sont laids ! mais . . . pourquoi faut-il
toujours qu'il y ait un mais, quand le bonheur
vous sourit ? Tenez, il faut avoir vécu qua-
rante-deux ans de sa vie pour savoir cela.
C'est déjà quelque chose que l'expérience, j'en
suis fière et cette fois, je puis bien vous le dire,
je l'ai échappé belle !
L'heureuse situation, vraiment, que de deve-
nir la femme légitime d'un mari . . . Comment
dirais-je encore ? d'un mari illégitime ! c'est
le mot. Figurez-vous qu'un jour, je me suis
— 166 —
aperçue que je n'étais pas la seule fréquentée !
Monsieur Clodomir avait des amies, faisait
des visites aux quatre coins du quartier . . .
Monsieur, enfin, aimait d'amour Mademoiselle
la bouteille ! Vrai, j'enrage encore rien que
d'y penser ! Avoir eu pour rivales toutes les
demoiselles cirées et cachetées de la buvette
d'en face !
Dites-moi maintenant ce qu'il faut penser
de ces grands garçons qui vous arrivent de
loin, sans sou ni maille . . . beaux, gentils,
barbiche au menton, jolie moustache, cheveux
frisés ... et puis des yeux . . . des yeux qui vous
regardent comme pour vous manger. Oh !
non, non, je n'ai pas voulu être mangée ... ni
battue le soir de mes noces.
Il vint à la fête, le soir du 25 novembre, la
démarche chancelante, la mine abattue. D'où
sortait-il ? Grand Dieu ! Je l'ai bien vu :
de chez ses amies du coin. Que voulez-vous ?
Il avait bu, sans doute, pour se donner du
courage, du cœur ou de l'esprit ... Je le
vois et l'entends comme si c'était d'hier.
— 1C7 —
(Imitant la voix et le geste de l'ivrogne)
— Bon . . . Bonjour Mam'selle !
— Bonsoir, Monsieur. (C'était le soir)
— Mam'selle, j'ai, j'ai, un petit secret à. . . à
... à vous dire.
— Oui, et qu'est-ce donc que ce secret ?
— Mam' . . . mam' . . . mam'selle je, e, e, vous
aime !
— Vous m'aimez ? Et après ?
— Et, si, si, si, vous vouliez, je, e, vous
embrasserais . . .
— Si je voulais, et après ?
— A, a, a, après, si vous vouliez on, on,
s'aurait pour toujours !
— Mais, c'est que je ne veux pas du tout !
— Et, et, et, pourquoi mam, mam, mam'selle ?
— Pourquoi ? parce que je veux un homme
pour mari, et que vous n'êtes . . . Indignée,
j'allais lui dire un gros mot.
— Di, di, dites, mam'selle. Croyez-vous que
je n'ai plus d'argent ? Tenez, j'ai encore cinq
— 168 —
piastres, j'en, en, en, avait plus, mais vous
savez ... la vie, ça coûte cher, sans foyer, loin
de sa famille . . . avec des amis . . . comme on
dit, avec les loups ... il faut hurler.
— Assez, assez, Monsieur. Allez, je vous
prie, hurler chez vous ! C'est ce que vous
avez pour le moment de mieux à faire : je n'ai
pas l'âme d'une fillette, et je sais trop la vie
pour me résigner à être tous mes jours, la com-
pagne d'un sans-cœur comme vous.
Et c'est ainsi, mes amis, que je suis demeurée
fille, et vieille fille, parce que je n'ai pas voulu,
un soir d'automne, embrasser Clodomir, qui
venait me demander en mariage.
Dites maintenant si je ne suis pas née sous
une mauvaise étoile !
Et n'est-ce pas la déveine de la vie que d'a-
voir un cœur affectueux et de le garder tou-
jours, quand on voudrait le donner pour le
dévouement jusqu'à la mort ?
Si donc vous lisez dans le journal un de ces
beaux jours, cette annonce :
— 1GÔ —
Une fille qui a coiffé le bonnet de Sainte-
Catherine, ayant déjà trouvé, demande un
bon mari ; vous saurez que c'est moi, la fille
à marier !
Tout de même... il avait bonne mine...
Mais il n'avait pas de cœur.
Je ne me révolte pas contre le sort. (Chan-
tant) :
" J'attends ! j'attends ! j'attends ! "
J'attendrai peut-être encore longtemps. Que
voulez-vous ? Les bons partis sont rares, il
y a tant d'ivrognes . . .
Et voilà pourquoi il y a tant de filles à
marier.
PLUS FORT QUE
GUILLAUME
u* Q\f
JH^
C'est une chose
connue que Sa
Majesté Satanique
Lucifer a établi sa
cour terrestre quel-
que part au Petit
Maska. Quant à
l'endroit précis, les
opinions se parta-
gent : question
brûlante que nous
n'étudieronsjpas en ce moment.
Or, au soir du 5 août 1914, Guillaume II
empereur d'Allemagne, vint incognito visiter
Satan dans sa cour terrestre, entre le Grand et le
Petit Maska.
Il est inutile de rappeler que Satan est impéri-
aliste ardent, et que sa raison d'être, parmi les
humains, c'est d'agrandir sans cesse son empire
de mort et de destruction. Je pense qu'il n'est
— 17-1 —
pas moins inutile de présenter à nos lecteurs
l'omnipotent Dionysos. Dionysos est le diable
des liqueurs enivrantes, c'est le bras droit de
Lucifer : c'est le Joe Chamberlain de l'Em-
pire Satanique : c'est le diable total dont les
marchands d'eau-de-vie ne sont que les diver-
ses incarnations : c'est cet esprit pur, non ré-
duit, dont les cabaretiers eux-mêmes ne sont
que les " blends "(1) inférieurs et falsifiés.
Lucifer et Dionysos causaient donc, quand
Guillaume arriva. Et Guillaume ouvrit la
bouche et dit :
— " Réjouissez-vous, Sire, Empereur du noir
séjour. La guerre est déclarée. Elle sera
universelle. L'Europe se détruira par ses
propres mains. Voilà, je pense, du bon travail
à mon crédit. Daignerez- vous enfin me rece-
voir en bonnes grâces et m'associer à votre
œuvre ? "
Lucifer sourit : il savait depuis longtemps
que Guillaume ambitionnait de supplanter
(1) Mot anglais, signifiant mélange, employé en lan-
gage de distillateurs et d'hôteliers pour désigner certains
produits impurs de la cornue.
— 175 —
Dionysos comme premier ministre. Il se
contenta cependant de répondre :
— Tn es resté bien jeune, Guillaume, mon
fils. Tu te montes la tête avec cette petite
bagarre européenne. C'est bien de déclarer
la guerre. Mais il faut continuer. Tu es
resté les bras croisés depuis longtemps . . .
— Je me préparais, interrompit Guillaume.
— " . . . Tandis que ton collègue Dionysos,
sans mener tant de tapage, a fait mourir depuis
trente ans, à lui seul et rien qu'en Europe, sept
millions cinq cent mille hommes (7,500,000).
C'est bien gentil, et je ne parle pas de ses
autres menus services."
Mais Guillaume mit la main sur la garde de
son épée : " Sire, dit-il, vous serez content de
moi."
Dionysos, resté silencieux durant cette au-
dience, pencha sur Guillaume sa trogne enlu-
minée et dit : " Tu es un enfant, Guillaume.'
Et Guillaume s'éloigna, nourrissant des pro-
jets de destruction et de mort.
176 —
Août et septembre ont passé. On est au
milieu d'octobre : Lucifer et Dionysos sont
allés, ce soir-là, aux vues animées à S. -H.
Aussi, sont-ils d'une bonne humeur endiablée.
Et voilà l'empereur Guillaume de nouveau
devant eux :
— Eh ! bien, s'écrie Guillaume, est-on content
de la boucherie de là-bas ? Y a-t-il assez de
carnages, assez de tueries, assez d'atrocités ?
Reconnais-tu enfin, Sire Lucifer, la puissance
de destruction de mes canons ? N'est-il pas
temps de remplacer dans ton royaume le tire-
bouchon par l'épée et la bouteille par l'obu-
sier ?
— Oh ! tu es encore bien au-dessous du tire-
bouchon et de la bouteille, répond Lucifer.
Songe, Guillaume, que l'alcool, qui depuis
trente ans a tué plus de sept millions d'indi-
vidus, continue, en Europe seulement, à mettre
au cercueil, bon an, mal an, 370,000 hommes
dont la belle partie m'appartient. Fais-tu
mieux que cela ?
— 177
— Il est vrai, dit Guillaume, que nous n'en
sommes pas encore là. Mais daignez attendre.
Vous verrez.
— As-tu au moins tué les enfants ?
— Pas tous, mais on a coupé les mains à
beaucoup, on a tué des femmes et surtout
beaucoup d'infirmières.
— C'est quelque chose. Mais Dionysos fait
mieux que ça. Il a d'abord une hypothèque
assurée sur la plupart des enfants de ses victimes.
C'est là l'espoir de l'avenir. De plus, dans
chaque taudis où sa vertu puissante suscite un
ivrogne, il y a des femmes qui sont battues et
qui pleurent. Combien de femmes d'ivrognes
sont tuées ! Combien meurent de faim !
Quand obtiendras-tu de pareils résultats ?
- Patientez un peu, Sire, dit Guillaume.
Vous allez en voir de belles. Patientez. Vous
serez effrayé vous-même.
Alors Dionysos, qui était resté silencieux,
ricana et dit avec une infernale ironie :
n
178 —
Tais-toi, Guillaume, méchant petit garçon:
tu vas faire pleurer ta maman.
Et Guillaume partit, la rage au cœur.
^ C'est la mi-décembre 1914. Et l'empereur
d'Allemagne est revenu à la cour de Satan,
entre les deux Maskas. Mais ce n'est plus
le Guillaume des jours de gala. C'est un
Guillaume exténué, neurasthénique-, traînant
de l'épée et tirant de la botte. De la figure
martiale de jadis, il ne reste que la moustache
en croc. La guerre, en somme, ne lui réussit
pas. " Il en a plein son casque à pointe ".
Mais, '' ses malheurs n'ont point abattu sa
fierté ", et il se présente encore gaillardement.
Malheureusement, c'est le mauvais moment
pour faire la cour à l'Empereur des Enfers.
Celui-ci vient d'apprendre le vote prohibition-
niste du comté de Saint-Hyacinthe, et il en
cause tristement avec son premier ministre.
C'est alors que Guillaume l'interrompt :
179 —
Wk \
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"f #$*:
Tais-toi, Guillaume, méchant petit
garçon. . . p. 178
180
— Connaissez-vous, Seigneur Lucifer, les
événements de Louvain ? Savez-vous que
mes canons ont bombardé la cathédrale de
Reims ? Savez-vous ... ?
— Je sais, riposte Lucifer, avec une humeur
du diable, que ton travail ne vaut rien. Ta
prétendue œuvre de destruction tourne au
scandale. On ne parle plus dans le monde que
d'héroïsme et d'humanité régénérée. Voilà
que les Français eux-mêmes, parmi lesquels
j'avais de bons amis, s'unissent à leurs prêtres et
retournent à l'église. De la charité partout.
Du dévouement partout. C'est à dégoûter
le diable le moins exigeant. J'apprends même
que, depuis le début de la guerre, on a interdit
la vente de l'absinthe en France, et celle de
l'alcool en Russie. Les cabarets n'existent
plus en Belgique. Où allons-nous ? Si l'on
m'enlève mon absinthe chérie, la mère nourri-
cière de mes meilleurs enfants, que veux-tu
que je devienne ? J'abdique, je me suicide,
je me jette dans l'eau bénite. Voilà ton œuvre,
Guillaume, œuvre où il y a bien quelques bon-
nes petites choses, mais dont les résultats sont
— 181 —
néfastes, tandis que les dégâts causés par ton
rival Dionysos sont sans mélange. Ils ne
suscitent pas l'héroïsme. Au contraire, ils
détruisent l'honneur. Au lieu d'unir, ils divi-
sent. Au lieu de régénérer un pays, ils l'abru-
tissent : exemple l'Angleterre.
D'ailleurs, ton œuvre si mêlée déjà de choses
mauvaises, n'a pas même la durée. Celle de
Dionysos est de tous les temps et de tous les
moments. Tu dois t'arrêter, ayant à peine
commencé. Dionysos, lui, est l'éternel recom-
menceur. Il poursuit son œuvre sans cesse,
toujours avec quelques perfectionnements.
" Aujourd'hui mieux qu'hier, mais moins
bien que demain."
Et comme Lucifer terminait son discours
sur ce vers de Rosemonde Gérard, Dionysos,
qui était resté modestement à l'écart, s'appro-
cha, inclina devant Guillaume, désespéré, sa
trogne ironique :
— " Sire, dit-il, je salue votre majesté évan-
gélique, comme un grand bienfaiteur de l'hu-
manité."
— 182 —
Puis, voyant que Guillaume prenait mal
cette plaisanterie, il ajouta, familier et bon
enfant :
" Fais-toi hôtelier, mon Guillaume. Il faut
toujours en venir là. Tes nouveautés ne
remplaceront pas la tradition. Dans la pro-
fession de diable, vois-tu, pour faire de l'ouvrage
un peu soigné, rien ne vaut le tire-bouchon :
c'est l'instrument classique.
O. P.
PAS ÇA ! MON DIEU. . .
Ni ce devoir pour les camarades, ni ce
MINISTÈRE POUR MOI.
Locre, Belgique, 27 septembre, 1915.
Pour la première fois, du 19 au 25 septembre,
le bataillon canadien-français, le 22ième, a
affronté le feu des boches, en tenant les tran-
chées au front de Kemmel. La veille encore,
trois nouvelles victimes, avaient payé le tribut
de sa gloire naissante.
A ce point du secteur d'Ypres, la lutte était
très vive, l'artillerie fort active, les coups de main
fréquents, la nuit, et, tout le long du jour, tout
regard d'imprudente curiosité au-dessus du
parapet se payait de la vie.
Quand donc, le 25 septembre, le 22e Bn C.-F.
s'en vint au village de Locre, prendre ses quar-
tiers de repos, tous, officiers et soldats, sem-
blaient bien convaincus du caractère plutôt
" grave " de cette guerre de taupes.
— 184 —
Au repos, loin du péril immédiat, par réac-
tion, on chante, on dort, on rêve même.
Mais monsieur l'Aumônier, lui, ne sut ni
chanter, ni dormir ... A son dire, le régiment
sorti du péril de " mâle mort " des tranchées,
avait, au repos, à affronter un danger de mort
incomparablement plus terrible, plus redou-
table encore !
C'est bien ce qui se doit conclure de son
allocution d'hier.
Hier, 25 septembre, c'était dimanche ! Lors-
que le dernier camarade eut occupé la dernière
chaise de la petite église de Locre, où le batail-
lon entend la messe par deux groupes, à 8.15 hrs
et 11.15 hrs, l'office commença. Monsieur
l'Aumônier était très vif. Sa petite botte
martelait les degrés de pierre, avec une énergie,
une vivacité qui faisaient grincer ferme les
gros clous de la semelle. Son " veuillez vous
asseoir ", après la lecture du saint Evangile,
sonna bref comme un ordre de sergent-major.
Il promena un regard inquiet sur son auditoire
aimé : c'était la première réunion depuis
l'arrivée en terre belge. Puis il commença :
185
" Mes chers camarades . . . Mes chers en-
fants, oui, mes enfants, car l'aumônier d'un
régiment, c'est un père.
" Mes chers enfants, je vous félicite. Je
suis content de vous. Votre voyage a été
heureux ; votre conduite, admirée. Vous
sortez avec honneur de votre première expé-
rience du feu. Votre bravoure vous honore
et honore le Canada français. Aux tranchées
vous serez toujours des héros. Devant l'enne-
mi, reculer, fuir est d'un lâche et d'un traître.
Je ne crains pas cette infidélité au serment
juré. Cependant, je redoute un péril et je
voudrais vous prémunir contre ce péril plus
grand que la mort. La mort glorieuse au champ
d'honneur ne vous effraie pas, et cette mort,
nos amis, nos parents l'appréhendent pour
nous. Eh ! bien, moi qui vous aime, qui
l'autre jour en vous bénissant, lorsque vous
partiez au danger, ai souffert en mon coeur quel-
que chose des douleurs des mères, je redoute
pour vous, ici, un péril, qui tuerait l'espoir
même de consoler vos mères ! Et je gémis
de vous savoir exposés à ce péril, quand pour-
— 186 —
tant je n'ai pas pleuré en bénissant les tombes
de nos héros tombés au front, après avoir comme
vous, comme nous tous, offert à Dieu leur vie
pour l'expiation des crimes et 1. triomphe du
droit et de la justice . . .
" Vous allez comprendre : Vous savez que,
ici, tous tant que nous sommes nous devons
obéir ponctuellement aux ordres. Or, qui-
conque se met volontairement dans l'impossi-
bilité d'obéir aux commandements, de marcher
au feu, d'aller aux tranchées, s'expose à com-
paraître devant la cour martiale, à être jugé
traître devant la loi, parjure au serment de
fidélité et digne du feu de peloton. Or, ici,
hélas ! des gens avides et cupides, à l'âme vile et
basse, des hôteliers, vendent les pires alcools
frelatés, sous le nom de bière anglaise, de vin
français, ou de " gin " flamand. Un enfant, un
camarade, qui n'a pas l'habitude des boissons
enivrantes, se laissera-t-il gagner par des com-
pagnons, mauvais conseillers, à prendre deux
ou trois petits verres de ce vin, ordre étant
donné de marcher à l'ennemi, il sera ivre peut-
être ; il ne pourra point obéir ! On l'arrêtera.
— 187 —
Comprenez-vous son sort ?.. L'ivresse, de-
vant la loi anglaise, aggrave toute faute. Son
sort ? . . . Cour martiale ; feu de peloton . . .
C'est là, mes amis, autre chose que mourir ! . . .
C'est mourir parjure à son serment, lâche. . .
c'est mourir déshonoré ! . . . "
" Et lequel de vous veut être le premier
fusillé ?
" Qui assistera ce condamné et qui le fusillera ?
Qui de vous abattra un camarade du 22ième ?
Qui de vous a préparé sa carabine pour le feu
du peloton ? . . . Oh ! pas ça, mon Dieu ! . . .
Pas ça ! Ni ce devoir pour les camarades,
ni ce ministère pour moi ! . . . "
C'était une acuité de vision, impossible à
rendre, où tout, le geste, la voix, l'attitude, la
respiration, rendait présente la scène d'une
exécution fatale. Voici ce qui avait si fort
ému M. l'Aumônier, en l'inspirant.
En visitant l'église de Locre, dans l'après-
midi, Monsieur le Curé lui avait fait remarquer,
en passant proche du cimetière, deux tombes
de soldats anglais, voisines et marquées par
188
une seule planche où ne se lisaient que deux
noms et une date. C'étaient les tombes de
deux déserteurs fusillés.
En février 1915, le R. P. Henry Gill, S.J.,
aumônier de la brigade, habitait le presbytère ici.
Certain soir, il apprend, très affligé, à Monsieur
le Curé : '* Deux soldats ont été ramenés par
les patrouilles de France. Un vieil ivrogne a
entraîné à boire un jeune soldat de dix-neuf
ans à peine. Ils ont bu au village d'abord,
puis à Baillcul, puis ont fui. La cour martiale
a prononcé la peine de mort, et demain à 8
heures, ce sera le feu de peloton."
" Pauvre Père Gill, ce qu'il était triste ! "
me dit Monsieur le Curé. — " Le jeune soldat,
beau grand garçon, était catholique ; le vieux,
pas. Comme le jeune n'était pas en âge, le
Père fit des démarches auprès du général de
division afin de faire commuer la sentence.
Tout fut inutile. Le jeune soldat, reconnais-
sant sa faute, se soumit courageusement à son
sort. Il se confessa, demanda la faveur de
communier. Il écrivit une lettre humble à sa
180
famille. Il pria sans cesse, et édifia le Père
aumônier par sa grande résignation. — De
bonne heure, le matin, le Père ayant dit la
messe, lui vint apporter, dans l'appentis
servant de cachot, le bon Dieu. A peine le
jeune homme eût-il communié, à genoux, avec
un calme et une ferveur admirables, que, dans
le coin opposé, on entend un horrible blas-
phème et des cris de vrai réprouvé ... Le sang
gicle d'une plaie au cou du malheureux protes-
tant : il a tenté de se couper la gorge avec son
rasoir. Les gardes avertissent le commandant.
Ordre est donné de bander le cou et de procéder
immédiatement à l'exécution. On traîne le
misérable, on l'attache à la clôture et le peloton
l'exécute, alors que la rage fait jeter au forcené
les pires malédictions qu'il sait contre Dieu
et les hommes.
" Le jeune soldat, lui, bénit Dieu de lui avoir
donné la vraie foi. Il est résigné et fort, car
il sait que sa mort expie son péché. Il de-
mande pardon du scandale donné à ses cama-
rades qui pleurent, tandis que le Père aumônier
vient chercher les Saintes-Huiles, pour l'Ex-
— 190 —
trême-Onction. Puis il attache sur ses yeux
le bandeau noir, et sans faiblir un instant, il
s'adosse au poteau fatal.
" Les camarades ne veulent pas tuer cet
enfant. A contre cœur l'officier commande le
feu . . . Un gémissement répond aux sanglots
des fusiliers. Le mouvement des jambes et
le sang qui jaillit des genoux révèlent aux
camarades qu'ils n'ont pu tirer qu'à terre et
aux jambes . . .
" Le Père aumônier a vécu là un terrible
instant. S'approchant de la victime, il lui
donne au front l'onction du Sacrement. Et, à
la prière du pauvre enfant, il adjure les cama-
rades de faire leur devoir. A la seconde dé-
charge, la tête s'incline. Le Père abaisse les
paupières, dit les dernières prières ..."
Immobile, là-bas, le grand moulin-à-vent
formait, de ses grandes ailes, une grande croix,
au soleil levant !
Et ce souvenir pénible, cette vision néfaste
arrachaient ce cri à l'Aumônier du 22ième :
— 191 —
" Et lequel de vous veut être le premier
fusillé ? Qui assistera ce condamné et qui
le fusillera ? . . .
Non, non, mon Dieu, ni cet affreux devoir
pour les camarades, ni ce ministère pour moi !
Pas ça ! Mon Dieu ! Pas ça !"
Fr. Constant Doyon, O. P.
TABLE DES MATIÈRES
Pages
Lettre-Préface.
Au lecteur . .
I
Les objections contre la Prohibition
L'otacle Jean et Clarisse :
I. Il faut que tout le inonde vive 15
IL Ça sera pire
. OÛ
III. Qui a raison "°
IV. Les idées changent 41
V. Comment les idées changent 47
VI. Visite à la mode "
VII. Travail ardu 63
II
Historiettes
L'épargne, par O. P., de La Croisade 71
L'auto sauveur, par CD °*
Qui veut la fin, par C. D S9
Différence, par O. P 101
Tyraunie du vice, par C. D 109
Que Dieu ait pitié de son âme, par C. D 119
Le moyen héroïque, par CD "'
Anti-prohibitionistes en ville, par O. P 137
M. Verger découvre l'âme humaine, par O. P 149
Fille à marier, monologue pour la Ste-Catherine, CD. 163
Plus fort que Guillaume, par O. P 173
Pas ça i Mon Dieu 183
FIN
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéance
Celui qui rapporte un volume après la
dernière date timbrée ci-dessous devra
payer une amende de cinq sous, plus un
sou pour chaque jour de retard.
The Library
University of Ottawa
Date due
For failure to return a book on or
fore tbe last date stamped below il
will be a fine of five cents, and an e]
charge of one cent for each additional ti
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéance
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