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PHY*SI0L06IE
DES PASSIONS
TOME IL
A PARIS,
DE L’IMPRIMERIE DE CRAPEI.ET
nUE DE VAÜGIRARD, N° 9.
PHYSIOLOGIE
DES PASSIONS,
ov
/
NOUVELLE DOCTRINE
DES SENTIMENS MORAUX;
PAR J,-L. ALÏBERT,
CHEVALIER DF. PLUSIEURS ORDRES, PREMIER MÉDECIN ORDINAIRE DU ROI,
PROFESSEUR A LA FACULTE DE MEDECINE DE PARIS,
MEDECIN EN CHEF DE l’hÔPITAL SAINT-LOUIS, ETC.
SECONDE ÉDITION,
REVUE, CORRIGÉE ET AUGMENTÉE,
TOME SECOND,
A PARIS,
CHEZ BÉCHET JEUNE, LIBRAIRE,
PLACE DE uTiCOLE DE MEDECINE , N® 4*
A BRUXELLES,
AU DÉPÔT GÉNÉRAL DE LA LIBRAIRIE MÉDICALE FRANÇALSE.
M. DCCC. XXVTl.
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in 2017 with funding from
https://archive.org/details/b29332138_0002
PHYSIOLOGIE
DES PASSIONS.
— ..-nar-#.oi»— — —
SECTION TROISIÈME^
DE L’INSTINCT DE RELATION,
CONSIDÉRÉ COMME LOI PRIMORDIALE DU SYSTÈME SENSIBLE,
Les êtres vivans ne sauraient exister isolément«
Ils tiennent les uns aux autres par une sorte
d’attraction sociale, qui est un des plus grands
phénomènes de l’organisation : ils s’appellent, se
cherchent, s’assemblent, se réunissent. On peut
même dire que l’ordre et l’harmonie de cet uni-
vers dépendent spécialement de ce fait primordial
de la nature animée.
C’est à tort que certains philosophes ont nié
l’existence du penchant irrésistible qui nous dé-
termine à l’association ; c’est à tort qu’ils ont
soutenu que les hommes ne se sont rapprochés
que pour arrêter les délits qui pourraient attenter
U.
I
2
PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
à la conservation de leur espèce. L’instinct de
relation est inhérent à notre nature morale : tout
individu qui cherche à se dérober à ses lois doit
être regardé comme un être maladif qui lutte
contre ses plus nobles impulsions. Il faut avoir
été profondément altéré par l’infortune pour se
retirer dans son propre cœur et fuir à l’aspect
de son semblable.
L’homme qu’on enlève tout à coup à ses rela-
tions accoutumées se consume par sa propre
flamme. Mille désirs l’inquiètent et semblent
l’armer à chaque instant contre lui-même. Jetez
les yeux sur un malheureux prisonnier : que ne
donnerait-il pas pour communiquer avec ceux
qu’il aime! Un auteur ingénieux a décrit de la
manière la plus touchante la situation d’un pauvre
lépreux qui, séquestré dans une maison solitaire,
ouvrait à chaque instant la porte de son jardin
pour que les enfans vinssent lui voler des fleurs,
et pour entendre ainsi le doux son de la voix
humaine. Qui peut retracer les angoisses d’une
âme libre dans un corps qu’on a fait esclave?
Un proscrit s’était caché pendant les désastres
révolutionnaires; le besoin de revoir les hommes
le fit errer de village en village, et il trouva la
mort au milieu même de ceux que son cœur
brûlait de rencontrer.
3
DE LIJJfSTIKCT DE KELATRW.
Ijhomme est donc un être relatif; ses moyens
de bonheur ne sauraient complètement se dé-
velopper que dans la société de ses pareils. On
connaît le mot de cet assassin infâme qui s’était
creusé une caverne au milieu des montagnes des
Gévennes. C’était là qu’il se cachait pour se sous-
traire à la vengeance des lois. Un jour, fatigué
de la solitude , il abandonna sa sauvage demeure
pour se rendre dans une auberge du bourg le
plus voisin; il essaya de corrompre le premier
individu qui s’offrit à lui , afin de le rendre com-
pagnon de ses crimes; mais il fut bientôt saisi
et incarcéré. « Quel motif puissant vous a donc
fait quitter les lieux où vous vous cachiez ? » lui
dit le juge dans son interrogatoire. « J’avais , répli-
qua-t-il, besoin d’un ami, et je le cherchais. )>
Réponse bien extraordinaire dans la bouche de
cet affreux cannibale.
Ainsi l’homme ne se place jamais hors de toute
relation sans s’exposer à des troubles intérieurs
qui le tourmentent bien plus que toutes les persé-
cutions extérieures dont il était victime au milieu
du monde. Il se dénature en quelque sorte en se
dépouillant de ses passions affectives. De là vient
que tous les hommes obéissent au penchant social,
et qu’ils regardent comme une force ennemie
tout ce qui tend à les désunir; de là vient qu’à
4 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
inesiire qu’ils se perfectionnent, ils cherchent à
étendre, à multiplier leurs rapports mutuels.
On a vu sans doute certains individus obéir à
des résolutions énergiques et se séparer du genre
humain ; mais bientôt la nature les ramène à
la sociabilité ; une voix intérieure semble les
avertir qu’ils ne sont pas seuls sur la terre. S’ils
ont rompu leurs relations , iis ne tardent pas
à les renouer. La vieillesse même ne parvient
point à isoler l’homme; il veut être acteur jus-
qu’à la fin.
L’instinct de relation a donné naissance à la
société politique. A mesure que les hommes ont
obéi au penchant qui devait les réunir, ils ont
senti la nécessité d’établir des conventions qui
fussent la sauvegarde de tous. Les relations des
peuples, comme celles des individus, ont pour
but leur conservation. Les nations se sont con-
stituées ; elles se sont soumises à certaines obli-
gations réciproques; elles se sont fait une morale
particulière pour leur propre sûreté.
Ce n’est point la raison, ce n’est point la science,
c’est l’instinct de relation qui a porté les premiers
hommes à s’associer, pour se mettre à l’abri des
coups du sort les uns par les autres. C’est une im-
pulsion innée et qui leur est commune avec tout
DE l’instinct de RELATION. 5
ce qui respire. C’est cette meme impulsion qui
nous fait apprécier les avantages d’un bon gou-
vernement : il est naturel que le faible se place
sous la protection du plus fort. Dans beaucoup
de circonstances, les animaux meme ne manquent
pas de se donner un chef; et tout ce qui arrive
ici-bas à ce sujet est le pur effet d’une inspiration
de la Providence , qui est la loi vivante des êtres
sensibles.
C’est à l’instinct de relation que se rattache
toute la théorie des droits naturels de l’homme,
et de ceux qu’il acquiert par les conventions de
la sociabilité. J’appelle droit acquis celui, par
exemple , que la société peut avoir sur la vie d’un
citoyen qui attente à la sûreté de son semblable,
ou qui trouble d’une manière grave l’harmonie
qui résulte de notre penchant à la bienveillance;
celui que nous avons d’exposer notre propre
existence pour conserver celle des hommes qui
sont en communauté avec nous. Ces droits , que
partagent une multitude d’individus, nous ren-
dent égaux dès que nous nous trouvons placés
sous l’égide des mêmes lois.
Les contrats politiques doivent en conséquence
leur origine à l’instinct de relation; mais, pour
en tirer tous les avantages qu’ils sont susceptibles
6 PHYSIOLOGIE DES PASSIOI'IS.
de procurer, il ne faut pas que ces contrats dé-
génèrent en esclavage ; car l’esclavage n’est point
un contrat, ainsi que plusieurs publicistes l’ont
prétendu avec tant de raison. Si on pouvait lui
donner ce nom , il n’en serait pas moins nul ,
puisqu’il serait fondé sur la violence , et que l’un
des contractans y souffrirait la plus énorme lésion.
L’instinct de relation doit être affranchi de
toute contrainte. Tentez de rapprocher les hom-
mes par une force qui leur soit étrangère , vous
verrez aussitôt naître parmi eux l’antipathie et la
guerre. Nos relations sociales ne sont merveilleu-
sement secondées que par la bienveillance , la
bonté , la générosité , la compassion , l’estime , le
respect, la considération, et autres sentimens
plus ou moins élevés qui nous distinguent des
animaux , et qui sont les plus honorables attri-
buts de la nature humaine.
La sociabilité est cette heureuse disposition de
l’âme en vertu de laquelle nous nous trouvons
animés d’un sentiment de bienveillance pour nos
semblables , et nous sommes naturellement portés
à leur faire tout le bien que nous voudrions qu’on
nous fît à nous-mêmes. C’est par ce sentiment
inné que nous coordonnons notre bonheur à
celui des autres, et que nous rattachons notre
DE l’instinct de RELATION. 7
propre intérêt à l’intérêt de tons. Quand l’homme
a satisfait tous ses désirs, quand sa faim et sa
soif se trouvent apaisées , il semble qu’il soit em-
barrassé de son existence. L’ennui arrive pour le
subjuguer : il a besoin de sortir, en quelque sorte,
de lui -meme, de se réunir à ses semblables,
d’éclairer et de charmer son âme par leur entre-
tien. S’il s’isole, il est pénétré d’effroi; mais, s’il
rencontre un être fait à son image , il se rassure.
If attrait de la sociabilité fait la sécurité de l’homme
sur la terre.
Je le répète donc, la sociabilité est une de
ces facultés innées que la nature a mises dans
notre système sensible, et qui sont antérieures
à toute expérience. Elle est le résultat d’un pen-
chant particulier auquel toutes les créatures sont
soumises. La vie entière de l’homme social n’est
que le développement de cette affection primi-
tive de l’économie animale. Ce qui prouve que
l’instinct de relation est très naturel à l’homme,
c’est que les peuples les plus barbares sont quel-
quefois ceux qui exercent le mieux l’hospitalité.
Presque tous les insulaires qui ont peu d’oc-
casions de se corrompre , sont très doux de ca-
ractère, généreux et compatissans. La défiance
semble s’accroître à mesure qu’une nation se
civilise.
8 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
Un instinct naturel constamment dirigé vers le
meme objet , une certaine conformité d’intérêts
et de désirs , etc. , ont pu sans doute réunir les
hommes et en faire des sociétés plus ou moins
régulières ; mais la perfection de l’état social ne
saurait être que le fruit de l’expérience et de la
raison; il faut même, pour qu’elle ait tout son
effet , qu’elle prenne , dans certains cas , tout le
caractère de la passion qui peut seule la rendre
communicative. Il faut que des hommes d’une
trempe forte et vigoureuse lui impriment une heu-
reuse influence ; c’est le seul moyen d’en étendre
les avantages et d’en perpétuer les douceurs.
Il est prouvé que ce qu’on a pu écrire de nos
jours sur les prétendus sauvages qu’on a ren-
contrés dans l’intérieur des bois est absolument
imaginaire. Ces individus, qu’on prétend avoir
ainsi erré à l’aventure hors du sein de la société ,
n’étaient que des êtres qu’une aliénation d’esprit
portait à fuir loin de leurs foyers domestiques.
C’étaient souvent des individus que quelque défaut
d’intelligence ou quelque degré plus ou moins
grand de stupidité faisait regarder comme un
fardeau pour leur famille, et que celle-ci avait
l’inhumanité d’abandonner à la pitié publique.
Il est d’ailleurs difficile de croire que ces individus
aient pu errer long-temps de cette manière , qu’ils
DE L INSTINCT DE RELATION. 9
aient meme pu , sans devenir la proie des bétes
féroces , passer ainsi un hiver, exposés presque
nus à la rigueur de cette saison pendant laquelle
la terre n’offre plus d’alimens.
Il y a aussi des hommes que leur condition ou
leur état force de vivre habituellement sur les
montagnes ou dans les forets : tels sont les ber-
gers , les bûcherons des Alpes ou des Pyrénées.
Il y en a qu’une morosité naturelle , qu’une tour-
nure d’esprit particulière, ordinairement l’effet
de quelque affection hypocondriaque, etc., déter-
minent à ne plus quitter ces lieux que leurs com-
pagnons désertent dans la mauvaise saison. Ils y
vivent, moyennant quelques provisions, dans des
huttes abandonnées. Cet état d’indépendance, et
la disposition de leur âme qui leur rend le com-
merce des hommes pénible , leur font sans doute
trouver ce genre de vie agréable ; mais une voix
rendue rude par le défaut d’exercice, quelques
mots grossiers à peine conservés de leur langue
primitive, et qui paraissent inarticulés, un très
petit nombre d’idées qu’on prendrait pour une
nullité d’idées, un extérieur inculte, agreste et
sale, des traits altérés par la mauvaise saison et par
la mauvaise nourriture leur laissent à peine quel-
que ressemblance humaine. Ils perdent en effet
leurs qualités sociales et leurs qualités relatives»
ÏO PHYSIOLOGIE DES PASSIOIVS.
Noos devons pareillement compter parmi les
êtres parfaitement isolés cette multitude d’indi-
vidus atteints de folie ou de démence, qui passent
leur vie entière dans un état de contrainte ou de
détention. Il est manifeste que les aliénés ne sont
plus en communication avec le reste du monde;
ils agissent sans but et comme au hasard ; ils pren-
nent alors des attitudes et procèdent à des actes
dont on n’aperçoit ni la raison ni le motif. Il suffit
de les voir dans les cours de Bicêtre ou de Cha-
renton, pour se convaincre qu’il n’y a chez eux ni
relation ni correspondance. Ces individus, dont le
jugement est plus ou moins altéré, ne sont pas,
comme on le prétend, dans un état d’enfance; car,
parmi les enfans , il y a certainement des rapports
sympathiques ; il y a meme des actes continuels
d’une raison naissante et progressive que l’obser-
vateur ne peut contester.
Mais, quand l’homme jouit de toute la pléni-
tude de sa raison , le besoin de communiquer
avec ses semblables se fait impérieusement sentir
dans tous les momens de son existence. La force
de ce besoin lui donne même une grande supé-
riorité sur tous les animaux. Le privilège de la
parole a été accordé à lui seul , afin qu’il pût éta-
blir des relations plus variées et plus étendues.
vSi la parole venait à lui manquer, il se servirait
DE L^NSTINCT DE RELATION. ï I
«lu langage des signes, qui pourrait lui être aussi
profitable que le langage vocal. H aurait recours
au langage pathétique, qu’il emploierait comme
supplément dans l’expression de ses sentimens;
car l’homme a des larmes et des sanglots pour
retracer ses douleurs; il fait parler jusqu’à son
silence. On devine son cœur avant qu’il s’ex-
plique ; on suit dans sa physionomie jusqu’à la
trace des moindres affections qui l’agitent.
Chaque passion a son accent particulier, indé-
pendamment des paroles que l’on prononce. Les
cris, les gémissemens, etc. , ont quelquefois plus
d’éloquence que les sons les mieux articulés. II
est dans la voix des nuances tellement propres
à exprimer les diverses altérations de l’âme , que
les animaux eux -mêmes ne sauraient s’y mé-
prendre. Un homme profondément atteint d’une
folie périodique avait un chien danois qui l’a-
handonnait pendant tout le temps de son délire ,
mais qui ne manquait pas de venir le rejoindre
aussitôt que son accès était terminé. Cet animal
aussi fidèle qu’intelligent devinait avec une saga^
cité surprenante l’instant heureux où il pouvait
rétablir ses rapports avec un maître qu’il chérissait.
L’instinct de relation a mille ressources pour
se fortifier et s’agrandir. Par le secours de l’écri-
PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
ture nous correspondons d’un pôle à l’autre , et
nous faisons voyager en quelque sorte nos sen-
timens d’affection et de bienveillance. Par l’art
plus puissant de l’imprimerie, nous sympathisons
avec les hommes qui ne sont déjà plus : nous
éprouvons ce qu’ils ont éprouvé ; nous nous ré-
chauffons au feu de leurs conceptions , et nous
fécondons notre entendement par la lecture des
chefs-d’œuvre qu’ils nous ont transmis.
L’homme porte ses regards scrutateurs jusque
dans le ciel ; il saisit les rapports des astres avec
le globe que nous habitons. Il connaît et mesure
la situation respective de tous les pays , etc. C’est
pour traverser la vaste étendue des mers qu’il s’est
approprié l’usage de la boussole. Il a confié sa
destinée à l’élément le plus formidable pour aller
joindre des mortels inconnus et fonder sa de-
meure dans des cités étrangères. C’est l’amour
des relations sociales qui jette à chaque instant
le voyageur sur des plages lointaines , et le fait
aborder chez des peuples qui ne se doutaient pas
de son existence.
Toutes les habitudes de notre vie fortifient en
nous l’instinct de relation. Ce qui distingue à ce
sujet l’homme des animaux , c’est le charme qu’il
trouve à prendre ses repas en commun. I.a brute
DE l’instinct de RELATION. l3
mange à part et craint qu’on ne touche à sa nour-
riture : l’homme au contraire a voulu bannir la
personnalité d’un acte qui n’a d’autre objet que
sa conservation. Son appétit s’éveille et s’aiguise,
pour ainsi dire, à l’aspect d’un individu chéri qui
s’asseoit à la meme table que lui , qui savoure
les mêmes mets ; on connaît l’utilité des ban-
quets toutes les fois qu’il s’agit de resserrer les
liens et d’en former de nouveaux. Les parens,
les amis, tous ceux qui exercent des professions
analogues, se rapprochent par intervalles pour
assister au meme festin ; et c’est ainsi c[u’ils célè-
brent les naissances , les mariages et tous les
joyeux événemens de la vie. Les gens qui appar-
tiennent aux conditions les plus basses de la société
n’ont pas de meilleur moyen pour ranimer chez
eux le sentiment de la bienveillance , et c’est tou-
jours le verre à la main qu’ils effectuent leurs ré-
conciliations, leurs pactes , leurs contrats et leurs
communications amicales.
Il en est de même des plaisirs que peuvent
produire les fêtes, les danses, les spectacles, etc.
Les hommes aiment à être en présence , alors
même qu’ils ne se parlent pas. On connaît l’at-
trait qui les rassemble sur les promenades publi-
ques. Les émotions reçues en commun sont en
général plus vivement senties que celles que l’on
l4 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
goûte isolément. Les impressions communiquées
à une grande masse d’hommes par la représen-
tation d’un drame , ou par la puissance d’un dis-
cours éloquent et pathétique , sont un des effets
les plus intéressans du besoin pressant de rela-
tion. Tous les cœurs manifestent leur rapproche-
ment par des applaudissemens unanimes; tous
sympathisent et font éclater simultanément leur
approbation. Ce qui frappe de surprise, c’est que
tant de personnes inconnues les unes aux autres
abjurent soudainement toute défiance pour s’a-
bandonner de concert aux plus douces , aux plus
enivrantes agitations, que toutes enfin s’unissent
et s’associent pour céder au meme entraînement,
pour partager le meme intérêt, pour être tou-
chées par les mêmes peines.
L’instinct de relation est surtout indiqué par
le besoin constant que nous éprouvons de com-
muniquer à autrui les chagrins et les revers qui
viennent opprimer notre existence. Lorsqu’une
vive peine tourmente notre âme, il est rare qu’on
puisse la tenir renfermée dans le cœur sans que
cette contrainte n’introduise un malaise accablant
dans l’économie animale. Nous allégeons au con-
traire le poids de nos maux en les confiant à nos
semblables. Les animaux n’ont point ce privilège.
A l’homme seul est réservé le bienfait inappré-
DE l’iNSTUNCT de RELATION. l5
ciable des consolations. La nature a voulu que
tout ce qu’il y a de douloureux dans le fond de
notre être pût s’adoucir par les relations sociales.
Ces relations nous sont si chères, que, lorsque le
sort nous arrache nos amis , nous les accompa-
gnons jusqu’au cercueil; nous les quittons le plus
tard que nous pouvons. Les personnes les plus
policées sont précisément celles qui tiennent da-
vantage , et par les liens les plus forts, à leurs
relations affectueuses. Il n’y a que les peuplades
entièrement sauvages qui puissent prospérer dans
la solitude et l’isolement. Il n’en est point ainsi
de l’homme civilisé ; il préfère le trépas au calme
funeste de l’exil ou de l’abandon. L’absence de
toute communication est pour lui une mort anti-
cipée. Dans les calamités qui l’accablent , il n’y a
donc que la bienveillance , il n’y a que l’amitié
qui puissent l’attacher à l’existence et lui en faire
supporter le fardeau.
On a avancé fort mal à propos que l’homme
éclairé peut se suffire à lui-méme. La culture des
sciences , aussi-bien que celle des arts , augmente
au contraire le penchant à la sociabilité, dont elle
multiplie les jouissances. Celui qui a cultivé sa
raison est toujours malheureux dans la solitude.
Il a un besoin continuel d’exhaler ses idées , de
l6 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
les agrandir par la communication ; son âme
s’indigne du repos qu’on veut lui donner. Ni ses
souvenirs ni son instruction ne sauraient lui
fournir un aliment convenable; il lui faut les
paroles de ses contemporains; il préfère le son
de la voix humaine à des livres qui sont sans
chaleur et sans vie : il ne doit pas végéter en un
seul lieu comme la plante ; ses relations sociales
lui sont meme aussi nécessaires que cette faculté
locomotrice qui lui sert à transporter ses organes
partout où ses désirs l’appellent. De là vient sans
doute qu’il préfère le séjour des villes à celui de
la campagne, parce que ses fonctions s’y exercent
avec un mouvement plus rapide, parce que ses
rapports s’y trouvent dans une sphère d’action
plus active et plus animée.
On pourrait dire, et l’on a déjà dit avec raison,
que, de tous les peuples, les Français sont ceux
qui sont les plus aptes à la sociabilité ; du moins
sont-ils les plus propres aux plaisirs de la conver-
sation , qui est un de nos besoins les plus doux
et les plus impérieux. La parole écrite et dégagée
de Faction du corps se trouve privée de sa plus
grande force : la conversation , au contraire , est
un moyen mille fois plus puissant pour lui donner
cette espèce de vie qui la rend communicative.
Il est curieux de voir une multitude d’hommes
DE l’instinct de RELATION. l'J
intelligens se rapprocher , se pénétrer avec plus
ou moins de chaleur de leurs sentimens récipro-
ques , se demander mutuellement des conseils , et
s’appuyer généreusement de leur instruction indi-
viduelle pour la conduite de la vie , s’entraider,
se diriger, échanger leurs impressions morales,
et s’enrichir tour à tour de toutes les idées
qu’ils peuvent avoir acquises par l’étude et la
méditation.
Au surplus , le désir de communiquer avec nos
semblables se manifeste dans presque tous nos
usages sociaux, particulièrement dans celui qui
se pratique avec tant de régularité au renouvel-
lement de chaque année. Voyez avec quelle ar-
deur, avec quel empressement, des hommes qui,
jusqu’à ce jour, s’étaient renfermés dans le cercle
de la vie privée, accourent chez tous les indi-
vidus pour lesquels ils conservent quelque bien-
veillance ou quelque souvenir. Le soin qu’ils
prennent de se parer de leurs plus beaux vête-
mens , pour procéder à ces visites obligées , est
un hommage rendu à l’instinct de relation.
C’est dans ces memes jours que les sentimens
affectueux qui reposent au fond des cœurs se
montrent sous toutes les formes. L’égoïste lui-
méme sort de sa personnalité, et sacrifie, du moins
TL
A
l8 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
en apparence , à toutes les convenances sociales.
Tous les visages sont empreints de sérénité et de
joie ; toutes les industries sont en jeu pour pro-
céder à des actes de libéralité qui fortifient les
relations bienveillantes. Ces divers usages sont
utiles pour éteindre des haines, pour favoriser
des réconciliations; et Finstinct de relation ne
saurait d’ailleurs offrir un plus intéressant spec-
tacle au sein d’un peuple civilisé.
Il est vrai que cette cérémonie a dégénéré en
étiquette ; elle a subi le sort de toutes les autres
formules de politesse. Les hommes , dans leurs
relations, ont substitué aux expressions naturelles
de l’âme un langage, disons plutôt un jargon , à
l’aide duquel ils cherchent à s’abuser sur leurs
sentimens réciproques. Ils se rendent des soins
que la bouche exprime , • et que le cœur dés-
avoue ; ils se trompent mutuellement par des assu-
rances vaines; ils ont recours à des mensonges
qui plaisent. Enfin la dissimulation est devenue
un art profitable à ceux qui le possèdent le
mieux.
Mais cet attrait si puissant , qui dérive de l’in-
stinct de relation , ne se manifeste pas seulement
chez les hommes qui, dès l’origine du monde, se
sont réunis en peuplades , en nations , etc. ; on le
DE l’instinct de RELATION. I9
remarque en outre parmi les animaux, qui se rap-
prochent , qui vont en troupes , qui voyagent en
alliés fidèles , qui mettent pour ainsi dire leurs
intérêts en commun. Dans les forets du Brésil,
les singes forment des républiques plus ou moins
nombreuses. Jamais les hirondelles n’entrepren-
nent à part leur pèlerinage ; jamais les abeilles
ne se séparent : les fourmis nous présentent le
meme phénomène. Les plus petits animaux obéis-
sent à la loi de la sociabilité; ils se rangent, se
fortifient par une alliance indissoluble; on dirait
qu’ils s’appartiennent les uns aux autres , et qu’ils
ne sauraient exister isolément.
Il est digne d’observation que les oiseaux trans-
portés des pays lointains, et qu’on cherche à
conserver dans nos climats, s’affectionnent les
uns aux autres avec plus d’intimité que s’ils étaient
sur leur terre natale ; ils ressemblent en cela aux
hommes qui quittent leur pays pour aller vivre
chez d’autres peuples , et qui sentent le besoin de
fraterniser dès qu’ils sont assez heureux pour
rencontrer des individus errans , arrivés comme
eux d’une patrie éloignée.
On a eu grand tort de prétendre que l’homme
est le seul être qui parle, disait un philosophe
de beaucoup d’esprit ; car les animaux ont aussi
'2 0 PHYSIOLOGTE DES PASSIONS.
un langage; sans un pareil secours, il leur se-
rait impossible de communiquer entre eux pour
leur défense, pour leurs émigrations, pour leurs
amours. Par des observations réitérées on pourrait
peut-être approfondir ce langage , et, dans beau-”
coup de cas, parvenir à connaître ce qu’il exprime.
Il est certain qu’ils ont un cri pour le contente-
ment, qu’ils en ont un pour la douleur , un pour
l’amour , un autre pour la haine , etc. J’ai lu quel-
que part riiistoire de certains oiseaux de ma-
rine qui fréquentent de petites îles situées à l’oc-
cident del’Écosse; ces oiseaux, tels, par exemple,
que les goélands, ne se mettent jamais en voyage
sans avoir une sentinelle à leur tête ; plusieurs
d’entre eux veillent pendant que les autres
dorment; ils se communiquent leurs anxiétés et
leurs alarmes : si des coups de fusil les disper-
sent, ils ne tardent pas à se rejoindre. Lorsqu’un
de ces oiseaux tombe mort par le plomb du
chasseur , les autres se rangent tristement autour
de lui et paraissent douloureusement affectés de
la perte qu’ils viennent de faire; mais quand le
danger est passé ils se témoignent par de grands
éclats de voix la joie qu’ils ont de se revoir.
Chez les animaux, l’instinct de relation est spé-
cialement fortifié par l’instinct de conservation.
Que d’exemples on en pourrait citer! Mon esti-
DE l’instinct de RELATION. Cil
mable ami M. Noyer a donné l’histoire de cer^
tains quadrupèdes vulgairement désignés sous le
nom de cochons - marrons , qu’on rencontre par
bandes dans les forets de la Guyane. Ils ont tou-
jours un chef à leur tête pour les avertir du péril
qui les menace. C’est ce chef qui donne le signal
des haltes et des départs ; dès qu’il présume qu’il
y a quelque sujet de crainte, il fait aussitôt cla-
quer ses dents , et toute la troupe lui répond par
un claquement semblable et simultané. M. Noyer,
qui m’a raconté ce fait, me disait avoir été sou-
vent effrayé par ce bruit étrange de leurs mâ-
choires.
Il est dangereux d’attaquer ces animaux quand
ils se trouvent ainsi réunis ; ils entourent en un
clin d’œil les chiens qu’on leur a lancés , et cher-
chent à s’en rapprocher , en rétrécissant le cercle
qu’ils ont formé autour de l’ennemi. Ils se met-
tent successivement sur trois ou quatre rangs
et deviennent si terribles , quand iis se sont ainsi
associés pour le combat, que le tigre lui-même,
malgré son extrême agilité, n’ose s’adresser qu’aux
traîneurs ; aussitôt qu’il s’est jeté sur sa proie, il la
tue, et se sauve sur quelque arbre, pour revenir
ensuite la dévorer quand toute la bande a dis-
paru. Sans cette précaution , qui lui est suggérée
par l’expérience, les cris de la victime attireraient
PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
bientôt sur lui tout le corps d’armée , qui le met-
trait infailliblement en pièces.
Un spectacle non moins intéressant pour le
voyageur curieux est celui que présentent quel-
quefois les serpens dans les solitudes de l’Afrique.
Après une grande tempête, on voit ces hideux
reptiles se rassembler , se rouler en spirale , se
grouper les uns sur les autres , comme s’ils vou-
laient former avec leurs corps une pyramide vi-
vante. Lorsqu’on approche de trop près cette
masse redoutable, ils font retentir l’air de leurs
horribles sifflemens, et menacent de toutes parts
les chasseurs qui voudraient les atteindre. Dans
le cercle monstrueux qu’ils ont formé , et par la
singulière disposition de leurs têtes , ils font face
à l’ennemi de tous les côtés. On assure que cette
réunion leur est avantageuse, quelle leur est sug-
gérée par l’instinct de leur propre conservation,
et qu’elle a pour but final de résister aux attaques
du féroce caïman , qui pourrait les vaincre indi-
viduellement. Ce phénomène est donc le résultat
incontestable d’une combinaison sociale fondée
sur l’intérêt commun.
Les services que se rendent mutuellement les
animaux viennent encore constater l’existence
de cette loi de relation qui dirige essentiellement
DE l’iNSTIIVCT DE RELAXrON. 0^?»
Ions les êtres animés. Des laits iiitéressans mettent
cette vérité hors de doute. On a vu , dit>on , des
hirondelles aller au secours de leurs compagnes
et les aider dans la reconstruction de leur nid ,
dont une portion venait d’être détruite par un
coup de vent. Plusieurs naturalistes ont fait men-
tion d’un petit pluvier qui entre dans la gueule
du crocodile pendant que celui-ci se livre au
sommeil. On ajoute même que l’animal aqua-
tique trouve une sorte de plaisir à se faire dé-
livrer des insectes qui le tourmentent, et qu’il
semble inviter l’oiseau à pénétrer dans son gosier
pour lui rendre cet important service. De son
côté , le petit pluvier, habitué à courir sur la
grève et à fureter partout, aura sans doute été
excité par l’appât d’une nourriture qui convient
à ses appétits. Il serait du reste intéressant d’étu-
dier l’histoire des divers animaux qui se trouvent
ainsi liés par des besoins réciproques. Un savant
illustre, M. Geoffroy-Saint-Hilaire, a émis sur cet
objet des idées aussi piquantes qu’ingénieuses.
Les plantes même laissent apercevoir les traces
d’une sympathie particulière qui a quelque ana-
logie avec la sensibilité des animaux. On en voit
qui prospèrent avec plus de succès lorsqu’on les
cultive les unes à côté des autres; en sorte qu’on
dirait qu’elles ont aussi leur instinct de relation.
2 4 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
N’est-ce point par une sorte d’affinité élective que
le lierre s’attache à l’ormeau , que les lichens vi-
vent sur Fécorce de certains arbres ? Ce qu’il y a
de positif, c’est que les naturalistes parlent aussi
des aversions ou antipathies qui se manifestent
parmi les individus du règne végétal ; et c’est une
remarque très vulgaire, qu’il en est qui se nuisent
par leur voisinage.
Ainsi donc tous les êtres animés obéissent au
penchant social ; et il est d’observation manifeste
que ce penchant naturel s’accroît en raison du per-
fectionnement des individus qui obéissent à cette
loi; car un arbre peut croître dans l’isolement;
mais il n’en est pas ainsi des animaux. L’homme
surtout est essentiellement lié à tout ce qui l’envi-
ronne ; il ne saurait même recevoir un bienfait ,
il ne saurait éprouver un malheur qui ne rejail-
lisse sur la société dont il fait partie.
Il serait facile de prouver que toute l’excel-
lence, toute la moralité de l’homme, dérivent de
l’instinct de relation. De là vient que les anciens re-
gardaient les actes émanés de cet instinct généreux
comme les seuls dignes d’une grande renommée.
Aujourd’hui même, si nous sacrifions à ce pen-
chant, c’est souvent pour que la postérité nous
houore. En effet , l’instinct de relation donne nais-
DE l’instinct de RELATION. 2 5
sauce à toutes les passions bienveillantes, et il suffit
qu’une action tende au bonheur d’autrui, pour
que nous la regardions comme une action ver-
tueuse. L’amour de soi ne fut jamais un senti-
ment louable ; il ne saurait être toléré que lorsque
nos semblables n’en souffrent point.
Ceux qui prétendent que l’instinct de relation
n’est point un penchant naturel ne manquent
pas d’alléguer ces combats éternels que se livrent
perpétuellement ici-bas les créatures humaines.
Mais Dieu pourtant n’a point créé l’homme
pour la guerre; car il ne lui a donné ni griffes,
ni défenses , ni aucune arme offensive naturelle ;
il l’a au contraire mis au monde avec un corps
nu et des membres frêles et délicats; il l’a fait
naître avec une propension irrésistible pour la
bienveillance et pour tous les sentimens affec-
tueux ; il l’a gratifié d’une conscience morale qui
l’éclaire sur ce qui est bien et sur ce qui est mal.
La guerre n’est donc qu’un état accidentel , lors-
qu’elle vient troubler les relations amicales des
êtres qui appartiennent au genre humain.L’homme
porte naturellement dans son cœur la justice et
la paix ; il est régi par un sentiment intérieur qui
l’avertit que toute oppression est illégitime. Ce
ne serait donc point un rêve que ie projet d’une
.26 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
paix perpétuelle , si nous suivions avec plus de
docilité la loi instinctive qui nous rapproche.
Mais, sur ce point, les philosophes sont réduits à
former de simples vœux : nul ne suit les routes
qu’ils enseignent. D’ailleurs, ici-bas, le bien ne
s’obtient que pour un temps , et l’on est presque
toujours réduit à désirer le mieux.
Les misanthropes ont beau dire ; le plus grand
malheur de la vie est d’en rompre les relations.
Quelle est la douleur, quelle est la blessure qu’une
main chérie ne puisse adoucir? Ah! puisque c’est
une nécessité de mourir , que ce soit du moins au
milieu de nos semblables. Jouissons des regrets
que nous leur inspirons. Qu’en échange des pleurs
qu’ils iront bientôt répandre sur notre tombeau, ils
reçoivent nos vœux et nos bénédictions. Que le
dernier battement de nos cœurs soit pour la ten-
dresse ; que notre dernier regard soit à l’amitié.
Qu’il est à plaindre celui qui n’a pas de larmes à
répandre , celui qui n’a jamais senti l’attrait des
affections douces et sociales ! Le premier besoin
de l’ame est celui d’aimer et d’étre aimé.
DE LA BIENVEILLANCE.
27
CHlIPITRE premier.
DE LA BIENVEILLANCE.
La bienveillance est une des inspirations pri-
mitives de notre âme ; elle fut l’apanage des pre-
miers hommes qui émanèrent de la création. C’est
à l’exercice de cette vertu que la nature attacha
leur premier bonheur. La bienveillance ne s’ac-
quiert pas , elle est innée ; elle est tellement inhé-
rente à notre organisation , qu’elle ne coûte pas
le moindre effort. C’est une faculté nécessaire à
l’existence, à l’harmonie du corps social; c’est un
des attributs essentiels du système sensible. C’est ,
comme l’a dit Aristote, le commencement de
l’amitié.
11 faut donc compter la bienveillance parmi
nos besoins moraux les plus impérieux. La nature
l’inspire à tous les hommes ,^quoique tous n’en
soient pas également pourvus. Cette généreuse
disposition de l’âme se développe quelquefois
spontanément et sans aucune connaissance intime
PHYSIOLOGIE UES PASSIONS.
OU particulière de Tindividu vers lequel elle se di»
rige; elle se déclare souvent entre des personnes
auxquelles il a suffi , pour s’affectionner récipro-
quement , de se rencontrer dans un lieu public ,
dans un salon, dans un vaisseau , dans une voi-
ture , etc. , ces personnes se rapprochent alors par
un attrait irrésistible. Dans les grandes réunions,
comme , par exemple , aux eaux minérales , où cha-
cun se rend sans autre mobile que celui de sa pro-
pre conservation , la bienveillance ne tarde pas à
s’exercer. On y voit des malades qui se recher-
chent , qui se fréquentent pour obéir à l’instinct
de relation et en goûter tous les charmes.
La bienveillance est donc celle de nos affections
qui est la plus dégagée de tout motif personnel ;
de là vient que les grands l’éprouvent pour leurs
inférieurs. Il semble meme que l’homme diffère
en cela des animaux , qu’il est souvent mu par
des sentimens tout-à-fait désintéressés ; sa bien-
veillance tient uniquement à cette loi de sympa-
thie et de sociabilité qui tend à rapprocher tous
les êtres sensibles. Je le demande à ceux qui n’ont
pas craint de rattacher la théorie de ce doux pen-
chant à un égoïsme aussi vil que précaire ; com-
ment expliqueront-ils cette impulsion naturelle
qui nous porte de préférence vers les individus
faibles et dénués de tout secours? A l’époque de
DE LA BIENVEILLANCE. Jti)
nos dernières guerres , quand des soldats farou-
ches firent irruption dans nos foyers domestiques,
on les voyait toujours sourire avec une sorte de
magnanimité et de complaisance bienveillante à
la vue des petits enfans qu’ils avaient occasion de
rencontrer dans les bras de leurs mères.
Certes, il n’y aurait aucun charme à étudier la
nature humaine , s’il fallait croire qu’elle est mise
en jeu par un sordide intérêt. Notre âme a des
impulsions plus généreuses qui influent sur ses
déterminations morales. La nature a voulu créer
en nous le besoin d’aimer les autres , afin de l’op-
poser à l’amour de nous-mêmes ; nous sommes
constitués avec ce besoin. Elle nous a doués de
plusieurs penchans contraires, afin que ces pen-
chans pussent se contre-balancer dans le système
de notre organisation ; c’est ainsi qu’elle fait sou-
vent lutter avec avantage l’instinct de relation
contre Finstinct de conservation. Sans la bienveil-
lance, le monde ne saurait être gouverné, et les
hommes se heurteraient sans cesse de tout le
poids de leur égoïsme et de leur personnalité.
Comme la bienveillance est la plus désintéressée
de nos passions , et quelle dérive uniquement de
!a sympathie, il est évident que tous les actes
qui en émanent doivent avoir part à nos louanges.
3o PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
C’est là ce qui établit la supériorité de ce sentiment
qui prend place parmi les plus hautes vertus. Tout
homme qui manque de bienveillance dévie par
conséquent de cette loi instinctive dont la néces-
sité est incontestable; il n’est point digne de
faire partie du corps social; car l’homme ne doit
pas seulement étendre ses dispositions généreuses
sur ses enfans , sur ses parens , sur ses amis ; il les
doit à tous ceux qui comme lui appartiennent à
l’espèce humaine. Le bonheur individuel n’est lé-
gitime qu’autant qu’il est en accord avec le bon-
heur général.
Pour plaire aux hommes , la bienveillance doit
donc être le résultat de cet heureux penchant qui
nous porte à souhaiter le bien de tout être vivant
qui nous ressemble. Le dévouement qu’elle déter-
mine devient alors d’un grand prix. Une action
n’est véritablement méritoire que lorsqu’elle est
vivement et uniquement inspirée par l’instinct de
relation. Toutefois ne perdons pas de vue que,
l’homme étant une créature fragile sur la terre,
on ne doit pas exiger qu’il fasse une abnégation
totale de lui-même dans les services qu’il rend à
ses égaux. Ce serait trop attendre de la nature
humaine; il n’y a que la Divinité qui soit suscep-
tible de couvrir de sa bienveillance des êtres dont
elle n’a rien à espérer.
DE LA BIENVEILLANCE.
La bienveillance est une affection expansive ;
on lui doit l’hospitalité, l’une des plus antiques
vertus des mortels: elle se manifeste par des signes
extérieurs que personne ne peut méconnaître. Le
charme de la relation imprime à tous les traits du
visage la plus agréable sérénité : les yeux s’ani-
ment , le front se dilate , le visage se colore , les
lèvres s’entr’ouvrent , les muscles des joues se
contractent avec autant de grâce que de douceur.
La physionomie s’épanouit pour exprimer la joie
et le contentement de l’ame.
Cependant l’homme se déguise , et son sourire
n’est pas toujours chez lui l’indice infaillible de sa
bienveillance. La dissimulation étant un des plus
grands ressorts factices de la vie civile , cette satis-
faction apparente n’est parfois que l’effet d’une
complaisance étudiée. Malgré cet inconvénient,
le sourire est en général le témoignage le moins
équivoque des sentimens agréables que nous
éprouvons ou que nous cherchons à inspirer.
Nous sommes tellement accoutumés à rencontrer
ce signe sur les lèvres d’autrui , que nous regar-
dons comme d’un mauvais présage l’air grave et
sérieux des personnes qui entrent en relation avec
nous.
Il est, du reste , dans le monde social une mul
3^ PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
titude d’ lisages qui dérivent du sentiment de la
bienveillance. C’est ainsi que , dans tous les pays
civilisés, les hommes qui se connaissent ou s’ap-
précient passent rarement les uns à côté des au-
(
très sans s’accorder un signe extérieur de leur
affection réciproque, ce qu’ils témoignent par
une inclination de corps , ou en se découvrant la
tête. Il est d’autres démonstrations plus ou moins
propres à exprimer l’attachement, et que les
mères apprennent à leurs enfans dès leur plus
bas âge. Il est meme des lieux où les hommes ne
se rencontrent jamais sans se prodiguer les doux
noms de père ou de frère, selon l’âge ou le rang.
Combien n’est-il pas curieux , pour ceux qui
voyagent, d’observer les divers gestes ou signes
plus ou moins expressifs par lesquels se manifeste
la bienveillance ! Les Zélandais ont une singulière
coutume : c’est de frotter leur nez contre celui de
la personne qu’ils reconnaissent et à laquelle ils
veulent donner quelque témoignage d’amitié. Les
Arabes ont un salut plus noble : ils placent la
main droite sur la région du cœur ; quelquefois
ils se prennent et se serrent la main plusieurs fois
de suite, avec plus ou moins d’énergie. La bien-
veillance des Chinois est aussi exquise que recher-
chée ; on en voit qui joignent , élèvent , abaissent
ou croisent leurs mains ; souvent ils se proster-
DK LA BIEIVVEILLANCE.
33
nent et demeurent plus ou moins long-temps à
genoux ; on connaît la bizarre habitude qu’ils ont
de faire porter devant eux un habit de cérémonie ,
et de s’en revêtir même au milieu d’une rue,
toutes les fois qu’ils rencontrent quelque impor-
tant personnage, et qu’ils souhaitent le compli-
menter avec les égards qui lui sont dus. Il est
des pays en Afrique où c’est rendre un grand
hommage aux femmes que de leur appliquer sur
le front quatre doigts de la main droite , et de rap-
procher ensuite ces mêmes doigts de ses propres
lèvres plus ou moins affectueusement. En général,
dans presque toutes les contrées du globe, on se
fait des questions obligeantes sur la santé; on
s’adresse des phrases plus ou moins adulatoires.
C’est ainsi que partout on a cherché à embellir
l’instinct de relation.
Ce qu’on nomme -politesse^ dans la société, n’est
autre chose que le mode obligé d’expression de
tous les sentimens de la bienveillance. La po-
litesse est le partage de la haute civilisation et le
plus fort lien de la sociabilité. Malheureusement
elle n’est quelquefois que l’imitation d’un senti-
ment purement factice et qu’on n’éprouve pas.
Mais les hommes réunis sont tacitement conve-
nus de se témoigner de l’estime et de la considé-
ration ; il arrive même que notre vanité nous per-
3
II,
PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
34
suade presque toujours que les démonstrations
dont on nous accable sont franches et sincères ;
cette illusion fait que nos relations deviennent
plus douces et plus agréables.
On est tellement persuadé que la société poli-
tique ne pourrait se maintenir long-temps sans
ces actes convenus de bienveillance réciproque ,
on connaît si bien tous les avantages qu’ils peu-
vent procurer dans le commerce ordinaire de la
vie , qu’on les voit mettre en pratique même
entre des personnes qui ont des motifs puissans
de se haïr. De là ce propos que l’on tient vulgai-
rement dans le monde : Il faut du moins être
poli. Il n’y aurait que trouble et que désordre
dans les rapports journaliers des habitans d’une
même cité, s’ils se témoignaient franchement, et en
toute circonstance, les sujets de haine ou d’aver-
sion qui peuvent les animer. Il est donc une morale
sociale dont on ne saurait se départir. Quoique
les lois de cette morale ne soient point écrites,
elles n’en sont pas moins formelles et indispensa-
bles à observer.
Il n’est donc pas étonnant que nous exigions
de nos semblables des salutations, des visites et
autres témoignages de dévoùment ou de bien-
veillance. Notre vanité nous faittoujours accueillir
DE LA BIENVEILLANCE.
35
avec une sorte de confiance les hommages qui
nous sont ainsi adressés, et nous regardons comme
offensante toute vérité qui ne serait point en ac-
cord avec l’opinion avantageuse que nous avons
conçue de nous-mêmes. Il a donc fallu introduire
î>
une fausseté obséquieuse et pusillanime dans les
rapports sociaux ; et cette coutume est fondée sur
ce que l’homme aime constamment à s’abuser
relativement à l’impression qu’il croit produire
sur ceux qui vivent en communauté avec lui ; de
là vient que trop de franchise rompt souvent les
liaisons les plus intimes.
Toutefois est-il vrai de dire qu’il est de ces
signes extérieurs de bienveillance qui ne causent
aucun sentiment agréable , quand ils sont outrés
et trop multipliés. L’homme doué d’un sens
droit éprouve une répugnance insurmontable
pour ces complimenteurs éternels qui abondent
dans les sociétés du grand monde. On n’aperçoit
qu’un vil calcul dans leurs protestations exces-
sives, et l’artifice est trop grossier pour qu’on
s’y trompe : mieux vaudrait la rudesse des anciens
que cette ridicule exagération.
Il est digne d’observation que les peuples
simples, et qui sont les moins instruits, sont pré-
cisément ceux chez lesquels la bienveillance
36 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
s’exerce avec le plus d’énergie et de sincérité.
Dans l’Inde, on trouve des sauvages qui n’aper-
çoivent jamais un voyageur sans qu’ils aillent lui
offrir l’hospitalité ; on en voit qui font coucher
les étrangers sur leur propre natte. Il est des pays
où l’on établit des asiles particuliers sur les
grandes routes pour le repos momentané des pas-
sans. Partout le cœur humain est empreint de
cette bonté native qui est un des plus heureux
résultats de l’instinct de relation. Ce n’est que
chez les nations civilisées qu’on a fatigué tous
les sentimens généreux de l’âme en y abusant de
tous les bienfaits. La première fois qu’un homme
doué d’une bienveillance franche et naturelle fit
la rencontre d’un ingrat, il dut être navré d’une
douleur profonde.
Enhn la bienveillance est un sentiment telle-
ment propre au cœur humain, que celui qui
cesse de l’éprouver doit être considéré comme un
être malade ou défectueux. Les mélancoliques,
les hypocondriaques, etc., sont dans ce cas. Les
maux physiques qu’ils endurent ont pour effet
malheureux de les ramener trop à l’amour
personnel , et de les arracher au penchant comme
au devoir de la relation. D’ailleurs la bienveil-
lance s’use à la longue par le choc réitéré des in-
térêts individuels. A mesure que l’homme vieillit,
DE LA BIENVEILLANCE. J 7
il perd de plus en plus le besoin de s’attacher ; il
se replie dès-lors dans son propre cœur. Il abjure
tout commerce , toute correspondance avec ses
contemporains.
Qu’il est triste et déplorable le sort des hommes
chez lesquels s’est tout-à-fait anéanti le sentiment
de la bienveillance ! les plus noires vapeurs les
enveloppent; ils cessent de sympathiser avec leur
espèce. Les misanthropes voudraient que l’univers
entier partageât leur courroux contre le genre
humain ; ils voudraient faire passer dans toutes les
âmes leur mécontentement et leur aversion. Tou-
jours défians et soupçonneux, l’amitié, l’amour,
l’estime, la considération, etc., ne sont pour eux
que des sentimens illusoires dont ils sont com^
plétement désabusés.
Toutefois la misanthropie paraît être un des
plus tristes résultats de l’excès de notre civilisa-
tion. O temps mille fois heureux où chacun sui-
vait l’inspiration d’une bienveillance conserva-
trice, temps si renommé des mœurs patriarcales ,
où tous les cœurs étaient confians , où tous les
malheureux étaient recueillis , où tous les bannis
étaient consolés ! Dans ce temps primitif, qui fut
l’âge d’or de nos premiers pères, jamais l’indigent
n’implora vainement l’assistance de son semblable ;
38
PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
jamais le voyageur égaré dans sa route ne man-
qua d’un toit hospitalier : il s’abandonnait tran-
quillement à la main secourable de ses frères. La
bonté généreuse , la pitié tutélaire , sont aussi an-
ciennes que le monde. L’homme fut bienveillant
avant d’étre ami.
DE l’amitié.
k
CHAPITRE II.
DE l’amitié.
Cette heureuse passion est fondée sur la sympa-
thie naturelle et sur le besoin inné que nous avons
de faire partager nos sensations pénibles ou agréa-
bles. La vie morale de l’homme n’étant qu’une suite
de relations plus ou moins nécessaires à son bon»
heur , il aime à exister hors de lui et dans un être
qui n’est pas lui. Il recherche alors l’individu qui
lui est le plus analogue. Il veut que cet individu
devienne, pour ainsi dire, sa propriété : il pré-
tend disposer de ses penchans , de ses goûts , de
ses volontés , de ses actions , et les faire tourner à
son avantage.
L’amitié est une des plus nobles facultés de notre
âme : c’est à la fois une des plus pures et des plus
délicieuses dispositions de notre système sensible;
c’est peut-être la seule passion dont l’excès ne
soit pas condamnable. Elle n’est pas appuyée,
comme on l’a cru , sur le besoin que nous avons
de l’assistance de nos semblables, puisqu’elle se
4o
PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
manifeste principalement à l’âge où nous pouvons
nouspasser des autres. 11 peut certainement y avoir
une amitié exempte de tout intérêt personnel.
Le sentiment de l’amitié se manifeste spécia-
lement à une époque déterminée de la vie hu-
maine; c’est précisément celle où l’homme com-
mence à entrer dans le monde , où il travaille à
son éducation, où il conçoit des projets, où il
compose en quelque sorte son avenir. Un autre
motif contribue alors à faire naître l’amitié, et
à lui imprimer toute l’énergie dont elle est suscep-
tible. Cet âge est celui de la confiance ; notre âme,
avide de relations , se plaît à s’identifier avec une
autre, et à lui communiquer ce qu’elle éprouve.
11 n’y a que le vieillard qui se retire en lui-méme,
et qui renferme mystérieusement ses pensées:
l’amitié n’a plus rien qui l’attache ; ce n’est plus
pour lui qu’un échange de services, une recon-
naissance plus ou moins vive qui s’établit d’après
la multitude de ses besoins.
L’amitié doit être considérée comme une éma-
nation nécessaire de l’instinct social ; c’est une des
affections les plus naturelles à l’espèce humaine.
L’homme ne saurait ni souffrir ni jouir sans com-
muniquer ses peines ou ses plaisirs. Ce genre de
sympathie, cet échange réciproque d’un meme
DE L AMITllé.
sentiment, est si favorable à l’existence , que nous
cherchons à le développer jusque dans les ani-
maux. Par une suite de notre penchant irrésistible
à chérir ce qui nous entoure , nous retenons dans
nos demeures jusqu’aux habitans de l’air; nous
voulons les fixer près de nous , changer leur na-
turel sauvage et les combler de bienfaits en les
nourrissant de notre propre main. C’est par ce
moyen que nous venons à bout de vaincre leur
défiance; mais, lorsque nous emprisonnons ainsi
les êtres qui ont le plus besoin de liberté , c’est
moins pour les rendre esclaves que pour récréer
nos yeux de leur présence, que pour les consi-
dérer dans leurs mœurs , dans leurs habitudes ,
et pour captiver, s’il est possible, leur amitié.
Il faut donc convenir que l’amitié est un besoin
indépendant de tout égoïsme. La plus grande
preuve que ce sentiment dérive d’une source plus
pure que celle de l’intérêt personnel, c’est qu’il est
des gens que l’on déteste involontairement, et qu’il
serait avantageux de chérir. Il en est d’autres que
l’on gratifie d’une tendresse qui n’est récompensée
par aucun retour. Au surplus, les fondemens sur
lesquels s’appuie cette passion diffèrent manifes-
tement selon les âges. Dans les premiers temps de
la vie, elle se nourrit de sa propre flamme; elle est
pleine d’abandon et de dévoiiment ; ses élans sont
4^ PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
généreux autant que sublimes , et son héroïsme
est souvent comparable à celui de l’amour. Mais il
est une autre époque de l’existence sociale , où
l’homme met dans ses liaisons toute la réserve
de l’expérience ; l’amitié est alors plus prudente
et moins désintéressée : des liens de parenté , la
proximité des habitations , la conformité des goûts
et des pensées , la similitude des professions ,
quelques bons offices rendus, des témoignages
d’obligeance, etc. , suffisent pour la faire naître.
Nous portons quelquefois un grand attachement
à des personnes que nous n’avons jamais vues ,
par la seule raison qu’elles sentent , qu’elles
pensent, qu’elles s’expriment comme nous. Les
memes malheurs , les memes aventures ouvrent ,
dans certains cas, un commerce d’amitié entre
des individus qui auraient quitté la vie sans se
rechercher.
Pour se raffermir et prendre plus d’activité ,
cette passion a besoin d’étre traversée par des
obstacles , d’étre exposée à des périls , d’étre ci-
mentée par des épreuves; il en est de ce senti-
ment comme de tous les sentimens légitimes ; c’est
la vertu qui le fait durer. Je dirai plus : l’amitié
doit tout mettre eii commun, le bonheur, l’infor-
tune , toutes les chances de la vie. Je ne connais
rien de pins touchant , et qui soit en même temps
DE l’amitié.
43
plus mémorable que les paroles prononcées par
le docteur Dubreuil à son lit de mort. Ce médecin ,
aussi éclairé que charitable, avait été, comme
l’on sait , un dieu bienfaisant pour tous les ma-
lades qui s’étaient confiés à ses soins. L’intérêt
qu’il inspirait avait conduit dans son appartement
une grande quantité de personnes de tout rang et
de toute condition. Les pauvres pleuraient dans
son antichambre. «Mon ami, dit-il à Pechméjà,
qu’il chérissait avec tant de tendresse , « il faut
« faire sortir tout le monde ; ma maladie est con-
« tagieuse ; il ne doit y avoir ici que toi. »
Dans l’enfance des sociétés , l’amitié a dû être
un sentiment bien plus énergique que de nos
jours. Quand l’empire des lois était sans vigueur
on cherchait une ressource plus sûre dans des
appuis particuliers. On augmentait la force indi-
viduelle par la présence d’un ami ; c’est ainsi qu’a-
gissaient les preux chevaliers du moyen âge. Le
même phénomène avait jadis été observé parmi
les Grecs, ainsi que le remarque très judicieu-
sement le docteur Roussel , dans ses savantes re-
cherches sur la nature des républiques anciennes.
On sait effectivement que chez ces peuples ce
sentiment était d’une énergie prodigieuse , et que
partout on lui avait consacré des temples. Qu’elle
était belle et noble celte législation à laquelle
44 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
I^ycurgue donna pour base l’amitié! Le bataillon
sacré des Thébains n’était pas nombreux lors-
qu’il succomba avec tant de gloire sous la pha-
lange macédonienne ; mais le plus tendre lien réu-
nissait en un seul faisceau les jeunes soldats qui
le composaient ; ce qui le rendait mille fois plus
redoutable.
L’ingénieux auteur que je viens de citer remar-
que , avec non moins de justesse que de discerne-
ment , que chez les Grecs l’amitié avait une phy-
sionomie analogue à celle de l’amour ; qu’elle
s’attachait aux avantages extérieurs de la figure et
du corps ; qu’elle naissait souvent des premières
impressions produites par l’organe de la vue , et
de certains rapports qui , pour être inexplicables ,
n’en sont pas moins propres au développement
d’une sympathie mutuelle. Certaines dispositions
accessoires de l’ame, telles que l’orgueil, la vanité,
la prévention , des idées de conquête ou de préfé-
rence , lui donnaient un nouveau degré de vio-
lence. L’amitié avait ses ravissemens, ses illusions,
ses extases ; et son enthousiasme pouvait d’autant
plus se soutenir à une certaine hauteur , que ,
quoiqu’elle tirât sa première origine des sens, elle
ne pouvait être détrompée ou refroidie par eux.
Ce qui rions rend l’amitié si douce, dit un écri-
DE l’amitié.
45
vain judicieux, c’est que nous trouvons en elle
un sentiment qui nous loue ; les fruits de l’amitié
semblent nous indiquer en effet toutes les qualités
qui nous font rechercher de nos semblables.
L’amitié ennoblit en quelque, sorte notre exis-
tence ; l’homme s’enorgueillit d’être aimé.
J’ai parlé de certaines passions, telles que l’ava»
rice et la vanité , qui semblent n’appartenir qu’à
des individus doués d’une complexion faible et
valétudinaire ; mais le sentiment de l’amitié sup-
pose une énergie peu commune dans celui qui en
éprouve toutes les émotions. Il y a quelque chose
d’expansif et de courageux dans ce sentiment qui
fait abjurer tout égoïsme : c’est une vertu active
autant que vigilante, qui partage les maux comme
les biens de l’existence. Il n’y a en effet de véri-
table amitié que celle que rien n’arréte dans ses
élans généreux , qui suit l’homme dans toutes les
chances d’une aveugle fortune , qui ne se laisse
ébranler par aucune considération , qui se pro-
nonce et ne cesse d’éclater au milieu des revers ,
qui est ardente à défendre et ingénieuse à con-
soler.
C’est, ce me semble, une erreur échappée à la
plume de madame de Staël, d’avoir dit que l’amitié
n’est point une passion , puisqu’elle n’ôte point à
46 PHYSIOLOGIE DES PASSIOJYS.
l’homme l’empire de lui-méme. Elle s’est exprimée
sur ce point autrement qu’elle ne sentait; car l’a-
mitié , telle qu’on la voit se développer spontané-
ment dans le fond des cœurs, est une inspiration
forte, entraînante, irrésistible; elle est le résultat
d’une morale intérieure , qui a son code , ses
maximes, ses devoirs; c’est une faculté magna-
nime, inséparable d’une volonté ferme, instituée
par la nature pour établir le commerce des âmes
et pour embellir les destinées du genre humain.
Plutarque a fait un très beau traité sur l’amitié
fraternelle : il nous représente ce sentiment comme
un devoir sacré dans l’ordre social ; rien n’est plus
triste en effet que de voir la guerre s’allumer entre
des individus formés d’un meme sang.
« Un frère est un ami donné par la nature »,
a dit un poète de nos jours. On a souvent fait
mention de l’attachement que Pierre et Thomas
Corneille avaient l’un pour l’autre. On a aussi parlé
de celui de l’académicien Chabanon pour son
frère Maugris. Je citerai ses propres paroles :
«Jamais, dit - il , mon tendre frère et moi ne
« relûmes sans attendrissement ce que Montaigne
« a écrit sur I^a Boétie. Cet ami si cher, Montaigne
« fut obligé de le chercher loin de lui ; celui que
DE l’amitié. 47
« je pleure, la nature l’avait mis près de moi; le
« meme sang circulait dans nos veines. » Ghabanon
rapporte lui - meme qu’ après un long éloigne-
ment il revit ce frère à Paris, et que leurs trans-
ports de joie tenaient du délire. Ils s’embrassèrent
avec une ivresse que rien ne peut retracer. Leurs
deux existences s’étaient , pour ainsi dire , iden-
tifiées. Il est vrai que leurs cœurs étaient vides de
tout autre sentiment, et que nulle autre passion
ne pouvait contre-balancer chez eux l’amitié fra-
ternelle , qui est la plus honorable des relations
privées quand elle se montre indépendante de
tous les calculs de l’égoïsme. Je ne puis résister
au plaisir de citer un trait qui a été rapporté
dans plusieurs ouvrages , et qu’il faudrait traduire
dans toutes les langues. Un homme opulent, ayant
à se plaindre de la conduite de son fils aîné, légua
toutes ses richesses à son fils cadet. Quelque temps
après sa mort, celui qu’il avait chargé de sa ma-
lédiction se corrigea de ses écarts, et sa vie de-
vint exemplaire. Son frère, ravi de son retour à
la vertu, profita, dit-on, de l’époque du premier
jour de l’an pour lui adresser ce billet mémo-
rable : « Je vous renvoie le testament de notre
« père qui m’a fait don de tous ses biens. S’il eût
(c prolongé plus long-temps sa carrière, vous au-
c( riez eu, je n’en doute pas, une plus grande part
(c à ses bienfaits. Je dois faire en conséquence ce
/|8 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
« qu’il aurait fait lui - meme s’il eût été témoin
c( de votre repentir : je crois remplir ses vues et
« honorer sa mémoire en vous restituant ce qu’il
« m’a laissé.
On s’est imaginé , et l’on a écrit partout que le
sentiment de l’amitié ne pouvait s’établir qu’entre
des égaux ; mais cette assertion est journellement
démentie par ce qu’on observe. Si nous jetons
nos regards sur Fhistoire de la nature humaine ,
nous y voyons les personnages les plus éminens
appuyer en quelque sorte leur existence sur des
êtres qui leur sont inférieurs. Les hommes ne
séparent point dans leur souvenir Achille de
/
Patrocle , Alexandre d’Ephestion , Henri IV de
Sully.
i
Les âmes d’un ordre élevé , par l’effet d’une
tendance irrésistible, franchissent toutes les dis-
tances de convention, et s’engagent réciproque-
ment dans une confiance plus ou moins intime.
Ceci est conforme aux vues conservatrices de la
nature , qui veut que la force s’allie constamment
à la faiblesse. Les rois ne sont donc point isolés
sur le trône. Ils peuvent goûter les émotions du
plus généreux des sentimens avec autant de sé-
curité que les autres humains. Ils ont même un
moyen certain de ne pas se méprendre sur le
DE l’aMITJÉ.
49
choix de leurs amis ; il leur suffit de conserver
ceux que leur a donnés l’infortune.
Gardons-nous toutefois de confondre un sen-
timent aussi pur et aussi délicat que l’amitié,
avec un attachement frivole et passager que
l’égoïsme inspire, et qu’un vain plaisir déter-
mine. On a beau s’y livrer avec toute l’ardeur
que donne le premier âge ; son exaltation tombe
bientôt devant les moindres intérêts de la vie,
et l’expérience arrive pour dissiper de trop
mensongères illusions.
\
Plutarque dit avec raison qu’on peut souvent
puiser dans les mœurs des animaux des leçons ou
des exemples utiles pour la conduite des hommes.
On remarque en effet que la plupart d’entre eux
. sont susceptibles d’une amitié vive. Nous retrou-
vons particulièî’ement toute la sublimité de ce
sentiment moral dans quelques quadrupèdes
employés journellement à nos travaux domesti-
ques. Le chameau du désert, le coursier des villes,
le bœuf qui trace les sillons de nos champs , l’âne
qui porte le fardeau du pauvre, n’ont été jetés sur
la terre que pour sympathiser avec nos misères,
que pour mériter à chaque instant notre affec-
tueuse reconnaissance. Le chien surtout est un
présent du ciel; et la nature prévoyante ne sem-
4
U.
5o PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
ble avoir varié sa taille , sa force , ses aptitudes ,
son instinct, que pour l’adapter à la multitude
de nos usages , ainsi qu’à la diversité de nos be-
soins. Il n’y a que les peuples sauvages qui fassent
peu de cas de cet animal incomparable , parce
que les vertus de relation sont nulles pour eux ,
et qu’ils sont absolument livrés à l’empire des
passions personnelles.
Le chien est le modèle , le véritable prototype
de l’amitié. Chaque espèce se distingue par un
attribut particulier, qui est , pour ainsi dire , un
hommage rendu à ce noble et généreux sentiment.
L’une est spécialement vouée à la garde des trou-
peaux, et le berger solitaire lui confie sans crainte
ses plus chères espérances ; l’autre veille autour de
notre demeure, et nous donne la sécurité au mi-
lieu de nos immenses possessions : nous dormons
sur la foi de son instinct vigilant et protecteur.
Le chien fait tourner tous les jours au profit de
l’homme les dons les plus rares dont la nature
l’a comblé. Il cherche, il interroge, il suit pru-
demment les traces de la proie que poursuit
l’avide chasseur ; on dirait que l’attachement
qu’il porte à son maître aiguise en quelque
sorte toutes les finesses de son odorat ; il s’ex-
pose pour lui quand il s’agit de combattre
les plus terribles habitans des forets, et lui
DE L AMITIÉ. 5l
dévoue à chaque instant son infatigable intré-
pidité.
Mais considérons plutôt ces courageux ani-
maux au milieu des glaciers du mont Saint-Ber-
nard, prêtant assistance aux voyageurs qui s’é-
garent , les guidant au sein des ténèbres , leur
créant des routes au milieu des torrens , à travers
mille abîmes , et partageant avec les hommes les
plus vénérés les soins périlleux d’une bienfaisance
hospitalière. Voyez les chiens de Terre-Neuve
s’élancer dans les flots, affronter le courroux des
vagues, braver le déchaînement des vents et de
la tempête , se réunir pour mieux résister au
courant des fleuves, plonger dans les gouffres de
la mer, et ramener vers la rive les malheureux
naufragés.
Qui n’a pas entendu parler des chiens de la
Sibérie ? Il semble néanmoins qu’on n’ait pas
assez célébré leur intelligence , leur dévoû-
ment, leurs services, leur générosité. Ces ani-
maux servent à la fois pour les Samoïèdes de
bêtes de somme et de bêtes de trait. Ils manifes-
tent une étonnante vigueur, et transportent des
fardeaux à des distances prodigieuses. On les at-
telle à des traîneaux. Plus lestes que nos coursiers ,
ils savent se frayer des issues au travers des routes
52 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
les plus escarpées ; ils ne font qu’effleurer le soi ,
et passent rapidement sur la neige , sans jamais
l’enfoncer. Aussi sobres que laborieux, il leur
suffit, pour se nourrir, de quelques poissons
qu’on fait mariner et qu’on met ensuite en
réserve.
Mais, ce qu’il y a de merveilleux dans leurs ha-
bitudes, c’est qu’ils restent libres et livrés à eux-
mêmes durant tout le cours de l’été. Tant qu’on n’a
pas besoin de leur assistance , ils vivent de leur
seule industrie. Ce n’est qu’à un signal qu’on leur
donne, aussitôt après l’apparition des premiers
froids , qu’ils accourent affectueusement auprès
de leurs maîtres pour leur rendre, tous les ser-
vices dont ils ont besoin. Ils les dirigent pendant
les ténèbres de la nuit et au milieu des plus
terribles orages. Quand les Samoïèdes tombent
engourdis sur la terre chargée de frimas, leurs
chiens viennent les couvrir de leurs corps
et leur communiquer leur chaleur naturelle.
Mais que fait l’homme, si ingrat pour tant de
bons offices ? il attend que ces animaux soient
vieux , pour exiger leur peau et s’en revêtir.
Qu’il devient cher à l’humanité , cet être si pur,
si aimant, qui se rend ici-bas l’instrument de la
Providence ! Qu’on me désigne une qualité de
IDE LAMITll^.
53
rhomme sensible qui ne soit pas son partage !
Le chien éprouve toutes les nuances de ce senti-
ment délicat , qui est une des premières félicités de
la vie. On le voit , dans un ménage bien ordonné ,
témoigner des déférences pour tous les membres
de la famille, mais manifester une soumission
plus entière à celui qui en est le chef. Il n’aban-
donne jamais son maître ; et lorsque le malheur
a chassé tout le monde du domicile de l’in-
digent, cet incomparable serviteur de l’homme
se trouve encore là, pour se mettre de moitié
dans sa misère, pour émouvoir la compassion,
pour guider ses pas , s’il est aveugle , dans les rues
et les carrefours d’une cité vaste et populeuse.
Le chien surtout a le privilège de pouvoir
donner des regrets à ce qu’il affectionne. Il
s’attache aux restes inanimés qui reposent dans
le cercueil , et va s’ensevelir dans le même
tombeau. Enfin ces animaux ont un tel discer-
nement en amitié, qu’ils épousent les querelles
de leurs maîtres ; et jadis , quand les blancs décla-
raient la guerre aux nègres , ces derniers avaient
aussi des chiens qui luttaient avec courage contre
les chiens de leurs ennemis toutes les fois qu’ils
les rencontraient.
En amitié le chien ne connaît point ces refroi-
54 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
dissemeiis qui se remarquent si souvent parmi
les hommes. La chaleur de la sienne est toujours
au meme degré. Les saisons de l’année n’influent
point sur son humeur, qui est constamment égale.
Le temps ne peut rien sur ses prédilections et sur
ses préférences. Il a la mémoire des affections
comme le courage de la fidélité. C’est en vain
qu’ après tant d’années de calamités et de souf-
frances, Minerve a vieilli les traits d’Ulysse pour
le rendre méconnaissable aux yeux de ses im-
placables ennemis ; le vieux chien de son pa-
lais court à sa rencontre et meurt de l’excès de
joie que lui cause l’arrivée d’un maître chéri.
Le chien est d’un naturel si constant, qu’il
ratifie rarement le trafic que l’on veut faire de
lui. Il revient toujours vers l’homme indifférent
qui a eu la cruauté de renoncer à son commerce.
Il a la religion de l’amitié. Il veut mourir près de
celui qui l’a une fois adopté. Ne dirait-on pas
que la Providence a prévu que nous pourrions
être abandonnés par nos semblables , et qu’elle
a voulu que l’homme trouvât du moins un ami
à toute épreuve parmi les animaux qui l’envi-
ronnent ?
DE l’estime.
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CHAPITRE IIL
DE I,’ EST IME.
I/estime est une sorte de tribut payé à un
ensemble de qualités et de vertus propres à res-
serrer les noeuds de nos relations sociales. C’est
une approbation morale donnée à tout homme
qui fait un noble usage des talens qui le distin-
guent. Ce sentiment doit nécessairement appar-
tenir à celui qui est fidèle à sa patrie , à ses enga-
gemens, à sa parole, qui accomplit ses devoirs,
qui respecte ses rapports et les rend profitables
à ses contemporains. La justice, la bienfaisance,
la générosité , etc. , tels sont les attributs que l’on
gratifie de l’estime publique. Mais cette récom-
pense si désirable n’est pas toujours distribuée
avec équité : souvent on la refuse au mérite mo-
deste pour l’accorder à des succès frivoles , mais
éclatans.
Ainsi donc, comme l’a dit très judicieusement
Puffendorf, l’estime esî aux personnes ce que le
56 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
prix est aux choses. Comme , clans les coutumes de
la vie civile, nous attribuons une vfileur quelcon-
que aux objets, pour les comparer avec exactitude
dans nos échanges réciproques, de meme nous
avons recours à une sorte de quantité morale, ou,
ce qui est la même chose , à l’estime , pour déter-
miner le- cas particulier que nous devons faire des
individus considérés les uns par rapport aux
autres , pour assigner le rang qu’ils doivent occu-
per dans notre pensée, ainsi que le degré de pré-
férence qu’il convient de leur accorder.
L’estime manifestée en faveur dé tel ou tel indi-
vidu n’est en conséquence que l’expression de la
valeur morale- que nous lui supposons, ou plutôt
le témoignage du jugement que nous en portons
dans l’intérieur de notre âme. Toutefois ce senti-
ment a moins de chaleur, et agit sur notre système
sensible moins vivement que l’amitié ou l’amour.
C’est une espèce de reconnaissance que nous pro-
fessons individuellement ou en commun pour
celui que ses services rendent utile à l’humanité.
C’est parce que l’estime résulte du prix que
nous attachons aux qualités plus ou moins émi-
nentes des hommes, quelle marque, en quelque
sorte , les divers rangs qu’ils doivent occuper dans
la carrière de la vie sociale. Malheureusement, ainsi
DE l’estime.
y
b']
que je l’ai déjà énoncé plus haut, les passions et
mille besoins factices égarent la faculté que nous
avons d’apprécier nos pareils , et nous rendent
quelquefois injustes dans la répartition de ce sen-
timent. Mais, quand l’estime est le fruit d’une
conviction profonde autant qu’éclairée , elle est
le bien le plus précieux auquel il nous soit permis
d’aspirer.
Le rang que nous occupons dans l’estime de
nos semblables dépend beaucoup de l’opinion,
qui maîtrise en général tous les esprits ; et per-
sonne n’ignore d’ailleurs combien est puissante
l’influence de certains préjugés à cet égard. C’est
ainsi que nous faisons peu de cas des personnes
que leur indigence réduit à l’état de dépendance
ou de servitude ; c’est ainsi que nous flétrissons
par un dédàin peu mérité une multitude de mé-
tiers ou de professions que nous regardons comme
peu honorables , quoique nécessaires dans l’ordre
social. Le sentiment d’approbation que les vertus
excitent en nous varie d’ailleurs à l’infini sui-
vant les usages , les mœurs et les habitudes des
nations.
Nous estimons d’ordinaire l’homme qui sait en-
noblir tous ses rapports sociaux, qui vit exempt
de vices et d’imperfections, qui se dirige dans
58 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
toutes ses actions d’après des motifs irréprocha-
bles , celui enfin dont l’âme est forte et généreuse
sans calcul ; car la véritable beauté de caractère
est indépendante de toute réflexion : tout ce qui
en émane doit être spontané. L’estime ressemble
à la gloire : celle qu’on achète ou dont on s’em-
pare par des subterfuges ne dure pas.
On a dit qu’il n’y avait point d’amour sans
estime : mais il y a au moins de l’estime sans
amour ; car il serait absurde de vouloir régler un
pareil sentiment sur le degr^ de plaisir que pour-
raient nous procurer nos rapports particuliers
avec nos semblables. Il est certainement des cas
où l’on admire un rival qu’on ne peut rabaisser, et
où l’estime devient un sentiment forcé autant
qu’involontaire. Je me souviens d’un littérateur
qui, se trouvant au spectacle, applaudissait avec
transport une scène qui lui paraissait admirable
dans l’ouvrage de son plus grand ennemi.
Qui croirait qu’il y a souvent beaucoup d’amour-
propre dans l’estime que nous manifestons pour
autrui? Rien pourtant n’est mieux prouvé que
cette assertion. Prenons pour exemple ce qui se
passe chez presque tous les savans. Le géomètre
ne s’apprécie jamais mieux qu’en se comparant à
un autre géomètre, le physicien à un autre phy-
DE l’estime. 59
sicien. Il y a plus , et l’expérience en fait foi ; nous
sommes généralement très portés à jeter une sorte
de discrédit sur un talent qui n’a aucune analogie
avec celui dont nous nous croyons pourvus. C’est
ce qui a fait dire à Vauvenargues que l’estime de
nous-mêmes devance presque toujours celle que
nous professons pour nos semblables.
6o
PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
r e «><!• ©-c> t>-c-e-© o4^®-c^-c<>-«x-
CHAPITRE IV.
DU RESPECT.
Dans Tordre social, le respect est Taveu, exprimé
ou tacite, de la prééminence que nous accordons
à un autre individu sur nous-mêmes. Ce senti-
ment se manifeste par des signes extérieurs qui
sont de pure convention. Souvent on le témoigne
sans réprouver; c’est alors une simple concession
que nous croyons devoir faire à Tamour-propre
des hommes. De là vient que ce mot se trouve
dans presque toutes les formules de politesse.
\
Le respect ressemble quelquefois à la crainte ,
et Ton est presque toujours obligé de se restrein-
dre dans les paroles qui servent à l’exprimer. C’est
un sentiment grave et sérieux, qui prescrit à Tâme
une sorte de réserve ; il n’est pas néanmoins sans
quelque douceur quand il part d’une grande es-
time et quand c’est l’amitié qui se l’impose.
Le respect est un hommage rendu à une supé-
DU RESPECT.
6l
riorité quelconque. On le doit à la vertu , au
rang, à la naissance, à l’expérience, à la vieil-
lesse, à la dignité paternelle. On ne peut s’empê-
cher de l’accorder à certains personnages illus-
tres , alors même qu’ils sont tombés dans l’abais-
sement et le malheur. Combien de fois n’a-t-on
pas vu une multitude égarée rentrer dans la ligne
du devoir au seul aspect d’un homme vénérable ,
quoique déchu du plus haut degré de la fortune
et de la grandeur ! Le vulgaire se prosterne
comme par instinct devant celui que ses perfec-
tions personnelles ont élevé au - dessus de ses
semblables.
s
Nous saluons avec respect les descendans des
grands hommes ; il est en effet naturel que nous
environnions de quelque honneur des familles
qui se sont maintenues avec un certain éclat pen-
dant plusieurs siècles , ce qui suppose une longue
suite de services rendus à la société. Nous sommes
d’ailleurs portés à croire qu’un si beau sang n’a
pas dégénéré. On éprouve une sorte de respect
religieux pour la vieille épée de Charlemagne,
pour le fauteuil du grand Frédéric, pour l’ap-
partement de Voltaire, pour la petite maison de
J.-J. Rousseau. Comment ne serions - nous point
affectés d’une manière analogue pour les restes
vivans d’un homme qui fut extraordinaire!
6^ PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
De là vient que , dans les états monarchiques ,
la noblesse réveille en nous des souvenirs qui
nous intéressent. Si pourtant un individu sorti
d’une tige illustre dément la hauteur de son ori-
gine par la bassessp de ses actions , il excite alors
dans tous les cœurs le sentiment d’une profonde
pitié. Il influe tristement sur notre âme , comme
une ruine désenchantée d’un fameux monument.
I
Un des résultats les plus intéressans de la civi-
lisation européenne est sans contredit de nous
avoir inspiré du respect pour les femmes, et
d’avoir fait ployer la force sous le doux empire
des grâces. C’est la raison qui a dicté les senti-
mens que nous professons pour elles. Les lois de
l’humanité ont dû nous prescrire de traiter ainsi
des êtres qui ne pouvaient opposer une résistance
réelle à nos volontés. On a en outre envisagé
les désordres qui résulteraient d’un état où elles
seraient contraintes de nous céder tout ce qu’il
nous prendrait fantaisie de leur enlever. Nous
avons alors fait intervenir l’honneur et toutes les
réserves qu’il impose.
Chez le plus grand nombre des peuples , ce
touchant intérêt se manifeste en quelque sorte
de lui-même, et on en trouve des vestiges jusque
dans les lieux étrangers à toute urbanité. Un
DU RESPECT. 53
ardent missionnaire de la Terre sainte, M. Fabbé
Desmazures, a traversé des tribus d’Arabes enne-
mies sans autre escorte que celle d une vieille
femme , à laquelle il donnait quelque argent pour
qu’elle voulût bien l’accompagner dans sa route.
Chez les Grecs de l’antiquité , ce meme respect
était imposé par des lois sévères, et nul peuple
ne témoignait autant de déférence pour le sexe
qui a le plus de retenue et de modestie.
64
PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
CHAPITRE V.
DE LA CONSIDÉRATION.
Ce qu’on nomme considération dans le monde
social se compose de l’estime, du respect et autres
sentimens honorables dont un homme a su en-
tourer sa personne. Nul individu, quels que soient
son rang, sa dignité, son âge, ne peut s’empê-
cher de l’accorder à celui qui en est digne. Tous
les états , toutes les nobles professions de la vie
civile donnent des droits à cette récompense , qui
a pour avantage de ne point exciter l’envie , parce
qu’on en jouit sans orgueil, et qu’on la perdrait
bien vite, si l’on s’abandonnait sans réserve à
l’aveugle ostentation d’un amour-propre désor-
donné.
Une considération bien méritée est la première
'fortune de l’homme; elle le conduit aux dignités,
aux emplois qu’il peut exercer avec avantage :
elle vaut mieux pour lui que la renommée; car
les biens qui sont exempts de trouble et d’inquié-
tude sont , sans contredit , les plus précieux. Si la
DE LA CONSIDÉRATION.
65
célébrité est le prix du talent, on peut dire que
la considération est le prix du mérite individuel ;
elle suppose dans celui qui en jouit la réunion
de toutes les qualités qui constituent Fhomme
sociable.
La considération ne s’applique point à la jeu-
nesse, mais bien à l’âge mûr. En effet, l’homme
qui entre dans le monde ne cherche communé-
ment à agir que par des impressions agréables ;
son but principal est de plaire. Mais, à mesure
qu’il avance dans la carrière des relations , il est
animé de l’ambition d’étre utile à ses proches , à
sa patrie, à tout un royaume; il fait dès-lors agir
tous les ressorts de son esprit ; il désire occuper
des places où ses pareils puissent recueillir les
fruits de sa maturité et de ses lumières , à se dis-
tinguer par des idées raisonnables et par le don
de les exprimer. Quel est le but de tous ces ef-
forts? C’est d’acquérir de la considération , récom-
pense flatteuse qui émane d’un public éclairé , et
que garantit l’intégrité de ses jugemens»
Les vertus qui font accorder la considération
sont rares ; de là vient qu’on y attache tant de
prix : on l’obtient moins par les dons du génie que
par les qualités éminentes d’un beau caractère.
IFhomme qui est universellement considéré est
66 PHYSIOLOGrE DES PASSIONS.
communénient irréprochable dans sa vie publique.
Il tient les rênes de ses passions, et ne les dirige
que pour Futilité de tous. On loue son désinté-
ressement , son obligeance , sa droiture , sa pro-
bité inflexible : jamais il ne dévie des sentiers de
la justice, incorrupta fides. Il y a autour de sa
personne une sorte de magie qui fait que ses
concitoyens sont saisis de respect à sa rencontre;
car une considération bien acquise est un bou-
clier sur lequel s’émoussent tous les traits de l’en-
vie et de la fureur.
Il en est de la considération comme de l’estime
et de tous les autres sentimens qui honorent la
condition humaine : elle est souvent usurpée par
des hommes qui n’ont que le masque des vertus
qui la donnent. L’homme qui se tient à une dis-
tance convenable de ses pareils, qui parle et se
tait à propos , qui impose par la dignité de
son maintien, par des manières décentes et dis-
tinguées , est souvent porté par les suffrages aux
places les plus élevées de l’ordre social. Com-
bien d’emplois importans ont été remplis par
des individus qui n’avaient que Fart de dissimuler
leur incapacité ! Il en est qui doivent beaucoup à
leur façon de se vêtir, et à d’autres moyens qu’ils
savent employer pour établir et conserver leurs'
rappor ts sociaux. L’homme qui choque le moins les
DE LA CONSIDÉRATION.
67
amours-propres est souvent celui qui arri\e avec
le plus de sûreté à la considération personnelle.
Au surplus, la mesure des divers sentimens dont
se compose la considération s’établit ordinaire-
ment d’après l’opinion commune. L’opinion est
la pensée générale d’une nation ou d’un peuple
sur les choses et sur les individus : elle est la
somme des jugemens identiques d’après lesquels
les hommes apprécient leurs semblables. On la
représente avec tous les attributs de la souverai-
neté et de la puissance. On l’assimile à un torrent
idéal auquel tout cède, et qui jamais ne rétrograde.
L’opinion répare toutes les injustices du sort; elle
arrête toutes les usurpations; elle subjugue tous
les despotismes ; les tyrans sont contraints de
la reconnaître et d’en suivre les pentes irrésis-
tibles. L’opinion est le témoignage vivant de notre
valeur personnelle; elle nous met en paix avec nos
égaux, comme la conscience avec nous-mêmes.
68
PHYSIOLOGIE DES PASSlOfVS.
CHAPITRE VI.
DU AI ÉPRIS.
Si un individu qui a part à nos communes
relations déroge à la dignité humaine, s’il foule
aux pieds les lois adoptées de l’honneur, s’il se
dégrade par des vices honteux, si une conduite
abjecte le fait choir des rangs supérieurs de
la société , il fait naître en nous un sentiment qui
affecte désagréablement notre âme. C’est ce sen-
timent pénible qui prend communément le nom
de mépris y sorte de flétrissure que nous infligeons
à celui qui manque à l’instinct de relation , à celui
qui viole ou qui méconnaît les devoirs que ses
rapports lui imposent.
If homme qui a encouru le mépris de ses égaux
est moralement isolé ; il n’a plus qu’une faible
part aux bienfaits de l’instinct de relation. On
évite sa rencontre , parce qu’il a rompu un
pacte qui ne subsiste et n’est cimenté que
par l’estime. L’homme méprisé est en quelque
sorte séquestré dans une atmosphère dont il
Dü MÉPRIS. 69
supporte douloureusement toutes les fâcheuses
influences.
Le mépris est comme le fer brûlant dont on
use pour noter d’infamie les criminels ; ses em-
preintes sont presque toujours ineffaçables. Ce
sentiment est aussi utile que la haine dans les
rapports sociaux. Où en serions-nous , s’il n’exis-
tait pas ! Comment punir les ingrats , les impos-
teurs , les traîtres , les avares , les calomniateurs ?
Le mépris est un supplément que nous ajou-
tons à l’insuffisance des lois pénales, ainsi qu’au
désir de la vengeance , qui est la passion la plus
véhémente de l’homme.
Il est une foule d’actes dans la vie humaine
sur lesquels nos lois n’ont aucune prise , et qui
n’en doivent pas moins subir tout le mépris de
l’homme de bien ; il est une multitude de senti-
mens libres, et qui n’en sont pas moins exi-
gibles pour la sûreté des rapports sociaux. Ifin-
stinct de relation se maintient par une multitude
de procédés nécessaires au bonheur commun.
C’est l’observation ou la violation de ces pro-
cédés qui concilie l’estime ou le mépris ; car
tout individu qui entre en relation avec ses
semblables contracte l’obligation de s’en faire
aimer, et d’exciter en eux le sentiment de l’ap-
7 O PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
probation , souvent même celui de la reconnais-
sance.
Le mépris vient humilier l’homme dans la pas-
sion la plus irritable de son être, qui est l’amour-
propre. On rencontre des individus tellement
déchus de leur dignité primitive , qu’ils sont ré-
duits à se mépriser eux-mêmes. Ceux-là s’enve-
loppent des ombres du mystère, changent de
nom. pour se rendre méconnaissables, vont même
dans d’autres contrées usurper souvent une con-
sidération dont ils sont indignes. Mais la plupart
d’entre eux languissent dans la honte , état pi-
toyable de l’âme , qui résulte de la conviction où
l’on est du blâme qu’on a mérité. Les regards de
l’homme sans reproche sont pour de tels êtres
un supplice sans fin.
Rien du reste n’est plus hideux à considérer
au sein du corps social que les manœuvres des
gens méprisés. Combien n’en voit-on pas qui cher-
chent à masquer leur déshonneur par le prestige
du rang ou de la fortune î II en est qui se familia-
risent , pour ainsi dire , avec l’ignominie qui les
enveloppe. On les voit lutter contre des humilia-
tions méritées avec une audace qui leur procure
des triomphes momentanés. On en trouve enfin
qui, par un singulier subterfuge , cherchent à se
DU MÉPRIS.
rapprocher des personnes estimables et justement
considérées, s’imaginant qu’une portion de leur
renommée va rejaillir sur eux.
Malgré la bizarrerie des jugemens humains, il
y a toujours une sorte de justice dans la manière
dont nous distribuons le mépris. C’est ainsi que
nous avons recours à ce châtiment pour punir
l’individu qui n’’a pas su se laver de l’insulte qu’il a
reçue. En général, nous nous indignons contre
celui qui supporte l’outrage sans le repousser.
Par une telle indifférence, cet homme se montre
indigne de nos regards; nous ne saurions sym-
pathiser avec sa bassesse ; et pour peu que nous
tenions à lui par quelques liens de parenté ,
nous préférerions apprendre son trépas plutôt
que de le voir ainsi couvert d’opprobre et d’in-
famie.
La peine du mépris est souvent infligée d’après
des lois trop promptement consenties par nos
premiers pères, et sur lesquelles la raison nous
dit qu’il faudrait revenir. C’est pour cela que
nous les désignons sous le nom àe préjugés dans
le langage ordinaire. Mais sommes - nous tou-
jours fondés à les combattre? Est -il facile d’en
opéi’er la réforme, et de faire prendre de nou-
velles hafiitudes à l’opinion? (Cherchez à appro-
^‘2 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
fondir le plus grand nombre de ces maximes
qui exercent un empire si puissant sur l’esprit
des hommes, vous verrez que leur origine est
intéressante pour la vertu; vous leur trouverez
un fondement plus ou moins solide pour le
maintien de l’ordre social. La plupart de ces
préjugés ont été inspirés par le sentiment des
convenances ; c’est l’instinct commun qui les a
dictés.
Le préjugé qui étend sur tous les individus
d’une famille une partie de la honte attachée
aux peines infamantes, tient sans doute à ce
sentiment qui nous persuade que nos parens nous
transmettent leurs qualités avec la vie. Ce pré-
jugé , qui a toute sa force chez les peuples bar-
bares et libres , auxquels la nature parle sans
contradiction , doit en avoir peu dans les répu-
bliques et dans les gouvernemens monarchiques ,
où les lois, modérées par l’autorité du monarque,
ne laissent aux sentimens et aux usages qu’une
partie de leur empire. Cependant la raison et les
lois doivent réunir leurs efforts contre certains
sentimens même naturels, lorsqu’ils sont con-
traires à la félicité publique; il serait dangereux
de favoriser leur développement.
Toutefois le préjugé des peines infamantes est
DU MÉPRIS.
73
fondé sur des observations physiologiques que
personne ne peut révoquer en doute ; car il est
certain, par exemple, que plusieurs altérations ou
défectuosités morales sont transmissibles par hé-
rédité. Ne voit-on pas des folies qui sont en quelque
sorte un mal de famille? ne voit-on pas des posté-
rités nombreuses manifester les memes penchans ,
se déshonorer par les memes vices, se distinguer
par les memes vertus, briller par les memes talens ?
Ajoutez à cette cause naturelle la force de Fexemple
et le pouvoir incompréhensible de l’imitation. Il
serait peut-être du devoir du législateur de dé-
dommager dans quelques cas ceux qui deviennent
victimes des peines infamantes; mais je doute
qu’il soit possible d’opérer l’extinction totale d’un
tel préjugé.
D’ailleurs il est avantageux , dans le cercle de
nos relations ordinaires , que les fautes graves
contre la société ne soient pas tout-à-fait person-
nelles ; il est utile de rendre jusqu’à un certain
point les individus qui sortent d’une meme tige
solidaires les uns pour les autres. C’est en effet ce
préjugé qui les force à se surveiller réciproque-
ment, à s’entr’aider pour s’épargner des flétris-
sures. Il concourt plus ou moins directement à
entretenir la pureté dans l’intérieur des familles,
et à y conserver le dépôt sacré de l’honneur.
74
PHYSIOLOGIK DES PASSIONS.
Si un homme provenant d’une race obscure
acquiert tout à coup une somme considérable de
gloire, tous ceux qui tiennent à lui par les liens
du sang participent bientôt à la douce influence
des rayons qu’il répand sur ce qui l’entoure; pour-
quoi ne voudrait-on pas qu’il en fût quelquefois
de même pour le déshonneur? D’ailleurs quelle jus-
tice ne se plaît-on pas à rendre au fils d’un père avili,
quand il se relève de la honte par des actions d’un
grand éclat! Si l’opinion aime à punir, elle se plaît
pareillement à venger, à réhabiliter ses victimes.
On pourrait toutefois composer un livre fort
étendu sur les bizarreries de l’opinion , ainsi que
sur les diverses manières dont elle inflige le mépris.
N’est-il pas singulier, par exemple, qu’il n’y ait que
le duel qui puisse nous laver de l’infamie d’un
soufflet? N’est-il pas ridicule de voir, en jurispru-
dence criminelle, qu’il est plus honteux d’être
pendu que d’avoir la tête tranchée? Les nobles
et les patriciens de tous les temps avaient porté
l’orgueil des privilèges jusqu’à vouloir qu’on in-
ventât des supplices particuliers pour eux. Le
principal motif de cette concession venait sans
doute de ce qu’on croyait offrir un hommage, dans
leur personne, à ceux de leurs ancêtres qui avaient
rendu des services plus ou moins importans à la
DU MÉPRIS. -^5
L’homme convaincu du mépris qu’il inspire
porte sur lui-même un regard épouvanté ; le far-
deau qui l’accable abat ses facultés intellectuelles ;
il n’a aucune assurance dans son maintien ; il
baisse les yeux et n’ose les porter sur son sem-
blable : il est à chaque instant déconcerté par le
sentiment involontaire de sa propre humiliation.
Les muscles qui meuvent sa physionomie agissent
d’une manière détournée : il est timide, défiant,
confus autant que surpris des prévenances dont
il est l’objet. L’homme qui en méprise un autre
est , au contraire , tranquille comme tous les indi-
vidus animés d’une passion froide. On observe
dans ses regards, dans ses attitudes, cette dignité
calme qui provient de la supériorité qu’il a tout à
coup acquise sur son semblable.
L’homme flétri ne peut se promettre de longs
jours ; l’air qu’il respire semble lui être perni-
cieux comme celui des marécages : il a beau se
roidir contre le châtiment que lui fait subir
l’opinion, il ne saurait supporter autour de lui
ce silence contempteur , qui est un des plus
grands supplices de l’âme. Je dirai plus : en-
tourez un assassin des plus douces affections do-
mestiques; qu’il trouve une femme qui Fairne,
que ses enfans lui prodiguent les plus tendres
caresses, il n’est pas consolé, son cœur est do
PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
76
glace ; le poison est dans toutes ses jouissances. Il
faut qu’il meure , parce qu’il a besoin de se faire
oublier. Il y a d’ailleurs quelque chose de sec et
de dénaturé dans les adieux qu’il fait à la terre; il
n’a jamais su vivre, comment voulez- vous qu’iî
sache mourir?
77
DE LA. MOQUERIE.
C€> o-r e^CHt- e-tf* <^4^^^•®-<^-<^ c^>©-io-c>-c>-CM&c-«>-et* c>€>e-r<*-e rr-
CHAPITRE V 1 1.
DE LA MOQUERIE.
La moquerie est un penchant qui a ses racines
clans l’orgueil et dans la méchanceté de l’homme;
elle est le résultat de cette joie cruelle que nous
éprouvons a la vue des disgrâces qui peuvent aL
fliger nos semblables. C’est une réaction de notre
amour-propre contre des ridicules ou des défauts
qui nous choquent. La moquerie est douce à
exercer comme la vengeance.
Un philosophe a dit ingénieusement que la
moquerie était l’épée de la femme. C’est en effet
l’arme des faibles contre les forts ; c’est la res-
source des petits contre les grands; Fart d’en user
est particulièrement départi aux rachitiques ,
aux bossus , aux boiteux, aux enfans et à tous
ceux qui sont inférieurs par leur puissance phy-
sique. Les individus robustes et d’une stature
athlétique ne se moquent de personne C’est une
remarque qu’on peut faire dans les divers ordres
de la société.
PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
78
Le besoin de la moquerie est essentiellement
le partage de l’espèce humaine. Il se manifeste
chez les peuples memes qui n’ont atteint qu’un
faible degré de civilisation. Les sauvages de la
Californie tournaient en ridicule les mission-
naires , lorsque ceux-ci prononçaient mal cer-
tains mots de leur langue. Qui croirait que les
idiots ne sont pas exempts de cette habitude ? Il
y a quelques années qu’en traversant le mont
Saint-Bernard , M. de Bonstetten , savant distingué
de Genève, logea à Martigny, chez son ancien
valet de chambre devenu aubergiste. Il lui de-
O
manda des détails sur les crétins dont ce village
abonde. « Qui les connaît mieux que moi ? ré-
pondit ce dernier; c’est devant ma maison qu’ils
se rassemblent tous les jours; ils sont très gais,
et leur conversation est fort animée. Ils se font
une sorte de langage à l’aide de leurs cris et de
leurs gestes, langage qu’ils entremêlent de quel-
ques sons mal articulés. Ils ne cessent de se mo-
quer des non-cretins , dont ils font le sujet conti-
nuel de leurs entretiens, w On voit , d’après ce fait,
que la moquerie appartient au plus bas degré de
la spiritualité.
Il suffit d’entendre ce qui se dit dans le cercle
ordinaire de nos sociétés , pour s’apercevoir de la
tendance qu’ont tous les hommes vers une mé-
DI LA MOQUERIE. ’yg
disaiice moqueuse que l’esprit assaisonne et rend
plus ou moins piquante. Toutes les paroles pro-
férées avec un ton persifleur se rapportent à des
anecdotes vraies ou fausses sur tel ou tel individu;
on fouille dans les replis les plus secrets de son
âme ; on recherche , on découvre, on publie ses
actions privées; et la curiosité n’est mise en jeu
que pour satisfaire cet instinct funeste dont il est
difficile de se défendre. Le peuple meme ne se
soulage de ses chagrins , et ne se venge de ceux
qui le gouvernent, que par de méchantes plai-
santeries.
La malice humaine se repaît de scandale .
tous les membres du corps social se combattent
avec l’arme du ridicule. Les vengeances particu-
lières s’exercent communément par ce déplorable
moyen. Les enfans sont , pour ainsi dire , formés
pour la moquerie ; ils bégaient à peine, qu’on leur
fait tenir des discours satiriques au moyen des-
quels ils sont un objet de joie pour tout le monde.
Les femmes surtout, occupées à des travaux sé-
dentaires qui n’entravent en aucune manière la
conversation , aiguisent à chaque instant ce fer
meurtrier; c’est toujours du prochain qu’elles
s’entretiennent. On a beau avoir inventé pour
elles les promenades, les jeux, les spectacles; c’est
précisément dans les lieux où elles se trouvent en
8o PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
regard qu’elles se livrent avec plus d’abandon et
de volupté au besoin continuel de la moquerie.
L’homme aime tellement à faire circuler ce
poison, que , lorsque dans un discours , dans une
conversation , on parle en général d’un vice , d’un
travers , d’un ridicule , les auditeurs saisissent
avec avidité tout ce qui peut prêter à des allu-
sions particulières. On ramasse en quelque sorte
le trait qui s’était perdu pour lui assurer une di-
rection déterminée. Ainsi la moquerie est ce qui
fait le supplice des relations sociales : elle met
dans un état continuel de guerre les babitans
d’une meme ville , d’un meme royaume , etc. ;
elle entretient des rivalités entre les différens
peuples,; elle perpétue les ressentimens.
En France , la moquerie s’exprime souvent par
des chansons , genre d’escrime qu’on excuse , et
«
qui laisse néanmoins des blessures profondes dans
le fond des cœurs ; ses funestes refrains sont quel-
quefois très acérés : les chansons passent vite ;
mais elles se répètent, et, par le secours de la
rime, se reproduisent à volonté dans la mémoire.
Cruelles interprètes de la malignité humaine,
elles voyagent et se transportent à une distance
infinie des lieux où elles ont pris naissance. Elles
sont colportées par la jeunesse ; on est frappé de
DE LA MOQUERIE. Si
leurs traits , sans savoir d’où ils partent. C’est par
elles que l’homme est atteint dans tous les rangs
et dans toutes les professions. Ces agressions poé-
tiques sont souvent suivies des plus tristes cata-
strophes. Le poison de la moquerie ressemble à
celui dont les sauvages se servent pour infecter
leurs flèches ; il laisse dans l’âme offensée les em-
preintes les plus douloureuses.
L’homme des villes a fait du plaisir de la mo-
querie un délassement pour ses fatigues journa-
lières ; c’est ce qui a donné lieu à l’invention de
la comédie, aliment précieux pour la gaîté. La
moquerie est ici réduite en art : c’est un moyen
de correction qu’on fait tourner au profit de la
morale. On peint les ridicules avec une sorte
d’exagération qui amuse à la fois un grand nom-
bre de spectateurs , en provoquant la convulsion
salutaire du rire, phénomène propre à l’espèce
humaine.
La comédie a pour objet de représenter les
vices et d’exposer les fautes que les hommes com-
mettent journellement dans l’exercice de leurs
relations, afin d’én préserver ceux qui écoutent.
Elle est destinée à réformer les mœurs , ou plutôt
les habitudes antisociales des hommes. C’est un
enseignement de la vie, un châtiment infligé à
TI. 6
PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
divers ridicules par le ministère de la moquerie.
Le mouvement dramatique qu’on donne à cette
correction intéresse la société entière ; il sert à
l’instruction commune. Ainsi donc la moquerie a
un but moral et sérieux dans les productions co-
miques ; elle satisfait en outre un des besoins im-
périeux de notre nature, qui nous porte à plai-
santer sur les travers d’autrui sans offenser la
susceptibilité individuelle.
Considérée sous le rapport moral et dans le
commerce ordinaire des hommes, la moquerie
est un acte coupable par lequel on cherche à se
donner un inférieur. On convertit l’individu dont
on se moque en adversaire : nous signalons son
côté faible, et nous nous applaudissons des avan-
tages que ses défauts nous donnent sur lui. La
moquerie suppose par conséquent l’absence de
toute affection bienveillante. Observez l’homme
qui a du penchant à railler les autres : à coup
sûr, il est aussi présomptueux que malin : rire
d’autrui , c’est vanter sa propre excellence.
Les hommes sont d’autant plus enclins à la
moquerie, qu’elle sert à aiguiser leur esprit, à ani-
mer leur entretien , à faire applaudir leur conver-
sation ; on l’a , du reste , rendue plus piquante en
lui faisant subir une multitude de formes, 11 en est
DE LA MOQUERIE. §3
une , par exemple , qui consiste dans un silence
expressif, ou dans une simple inflexion delà voix;
souvent elle tient à la finesse de certains mots
usités dans telle ou telle langue. Au surplus , sous
quelque forme quelle se présente, elle n’en est
pas moins une puissance que peu de personnes
osent braver. On la redoute à un tel point, qu’on
craint généralement de se mettre au-dessus de ce
qu’on nomme le queri dira-t-on. Ainsi, dans le
monde , les railleries de Fliomme faible font le
supplice de l’homme fort.
La susceptibilité française ne s’arrange point
de la moquerie directe, et la vengeance suit tou-
jours de près une pareille insuite. On connaît les
affronts qui arrivent aux poètes satiriques, ainsi
qu’à tous ceux qui se mêlent de tourner en dérision
leurs semblables. Il est certain qu’il y a quelque
chose de bas et de déloyal dans l’abus d’un art
qui peut s’exercer contre des absens. Il existe des
lois contre les calomniateurs; il faudrait en éta-
blir contre ceux qui se font un jeu de la moque-
rie. La plupart d’entre eux manquent tellement
de justice et de vérité, qu’ils s’irritent à l’excès ,
si on use à leur égard de justes représailles.
L’homme véritablement bon gémit des sottises
d autrui; il ny a que le méchant qui puisse se
84 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
permettre d’en rire. En agir ainsi est tout-à-fait in-
digne d’une âme forte et vigoureusement trempée.
Depuis que la moquerie , cette fille aînée de la
vanité humaine , est devenue plus générale parmi
les hommes civilisés , l’homme social a perdu sa
force et sa dignité ; on a aboli le respect pour la
morale sacrée, et on a profané ce qu’il y a de
plus profond et de plus sérieux dans le cœur de
l’homme.
On peut dire , en terminant ce chapitre , que les
railleurs sont atteints d’une sorte de débilité mo-
rale, qui est, pour ainsi dire, de niveau avec la
défectuosité de leurs organes physiques. En France
surtout , la moquerie est exercée par des hommes
médiocres et subalternes, dont la tête est tout-à-
fait vide d’idées ; c’est le pays où les sots ont pris
le parti de se moquer de tout ce qu’ils n’entendent
pas : de là le discrédit jeté par l’opinion sur ceux
qui s’attachent à déprécier leurs semblables. De
quelque gaîté qu’ils assaisonnent leurs discours ,
ils se déconsidèrent dans l’esprit des hommes
sensés. La plupart d’entre eux subissent le sort
de ces bouffons ambulans dont le métier trivial
est d’amuser le peuple, et qu’on n’aime à voir que
sur leurs tréteaux.
UE LA PITIE.
85
-iH^-CO-O^CV-C-eO-fr-Sv-C-C-CHC^© C-OO-C^C^C-C^
CHAPITRE VUE
DE LA PITIÉ.
La pitié est une affection sympathique qui se
dirige avec plus ou moins d’énergie vers tous les
individus souffrans ou malheureux : c’est le contre-
poids de l’amour de soi , qui ne pouvait convena-
blement trouver sa place que dans un être so-
ciable. Il est peu de sentimens qui honorent au-
tant la nature humaine.
t
On a mal connu et mal déterminé les sources
de la pitié dans l’économie animale ; elle n’est
point l’effet d’un retour sur nous-mêmes , comme
l’ont prétendu certains philosophes qui expliquent
tout par la théorie de la personnalité ; mais il est
évident que cette faculté sublime tient plutôt au
besoin inné que nous avons de sympathiser avec
les malheurs de nos semblables , et de faire par^
tager le bien-être dont nous jouissons.
La pitié est un mouvement spontané de l’âme ,
une faculté native que nous sommes involontaL
86 PHYSIOLOGIE DES PASSIOIVS.
rement enclins à exercer. Les hommes les plus
habitués à raisonner ne sont pas ceux qui sont
les plus portés à la compassion ; la réflexion est
souvent ennemie de ce doux sentiment. J’ai connu
un propriétaire opulent qui refusait de faire l’au-
mône parce qu’il avait profondément médité sur
l’ingratitude.
C’est par instinct et non par raison que l’homme
se montre compatissant : la pitié saisit inopiné-
ment son âme. La nature a un besoin insurmon-
table de ce sentiment, qui nous presse comme
celui de la faim ou de la soif. Madame Helvétius
passait dans une rue du village d’Auteuil ; elle
rencontra une paysanne glacée par le froid et
presque nue ; elle se dépouilla spontanément
d’une partie de ses vêtemens pour en couvrir
cette infortunée. Placez des hommes tout-à-fait
sauvages sur le bord d’un fleuve : qu’un enfant,
qu’une femme s’y laisse choir î quel est celui
d’entre eux qui ne voudra pas lutter contre le
torrent? quel est celui, qui, dans cette circon-
stance périlleuse , n’abjurera pas son égoïsme et
sa personnalité?
La théorie de la pitié doit donc s’expliquer par
les lois de notre propre organisation morale ; nul
doute quelle ne soit inhérente à la constitution
DE LA. PITIE.
g, J
particulière de chaque individu, et liée à la con-
servation de tous. Elle ne saurait provenir, comme
on l’a si souvent prétendu , de la faculté que nous
avons de nous placer, par l’effet de notre imagi-
nation, dans la même situation que ceux dont le
triste sort nous intéresse. Il n’est pas vrai d’ail-
leurs que ce sentiment s’affaiblisse en nous quand
nous avons la certitude de ne pas être atteints
par les maux qu’endurent nos semblables. Par-
courez les asiles du malheur, transportez-vous
dans l’intérieur des hôpitaux , vous y observerez
des infirmités sans nombre : les plus graves vous
toucheront davantage ; et pourtant ce sont celles
dont il est à peu près certain que vous serez tou-
jours garanti.
La pitié est plus ou moins vivement ressentie
par les hommes de toutes les classes ; mais il ne
faut pas croire quelle soit , dans tous les cas , for-
tifiée par l’analogie des rangs que nous occupons
dans la vie. Une telle assertion est contraire aux
faits qui sont journellement observés. Les infor-
tunes d’un roi n’ont aucun rapport avec celles
qui nous accablent ; et pourtant elles provoquent
dans notre âme le sentiment de la plus grande
commisération ; d’une autre part , les individus
qui vivent à côté de nous, et dans une condition
semblable à la nôtre, sont quelquefois ceux que
88 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
nous plaignons le moins, quoique nous soyons
menacés des memes malheurs.
Les relations de la pitié sont spécialement
propres à l’homme. Quelques quadrupèdes , et
surtout le lion , paraissent néanmoins en être sus-
ceptibles ; on a même vu des animaux dont la
sensibilité avait été plus ou moins cultivée, exer-
cer des actes de compassion dont notre intelli-
gence s’étonne. Mais , dans l’espèce humaine , les
mouvemens de cette faculté expansive sont infi-
niment plus nobles et plus pénétrans. Tous les
malheureux de la terre sont placés sous l’égide
de la pitié tutélaire. La nature prévoyante ne l’a
convertie en passion que pour nous intéresser
davantage aux maux d’autrui : elle ne pouvait
compter sur les motifs précaires que fournit la rai-
son , parce qu’ils eussent été rarement écoutés.
C’est surtout au sein des sociétés policées que
cette passion se communique avec le plus de
force et de vitesse ; de là vient que les auteurs de
romans en font presque toujours le principal in-
térêt des situations qu’ils nous représentent ; nous
lisons avec une sorte d’avidité les livres consacrés
à la description des grandes catastrophes. Notre
pitié s’attache même à des êtres qui ne sont plus ,
et nos Ames compatissantes errent autour du
DE LA PITIÉ.
89
tombeau qui les a engloutis. Les peines attachées
à la condition de l’homme tiennent en général
notre sensibilité en haleine , et nous aimons
mieux sympathiser avec les craintes qu’avec les
espérances de nos semblables.
La pitié est un sentiment si énergique, qu’il
est des circonstances où elle nous poursuit long-
temps après que nous lui avons résisté. Il y a en
nous comme une voix secrète qui nous reproche
toute la dureté de notre âme : nous retournons
alors , par une pente irrésistible , vers l’étre mal-
heureux que nous avions si cruellement délaissé ,
et nous nous plaisons à réparer les suites d’un
injuste abandon.
On voit d’après cela que la pitié n’est pas aussi
rare parmi les hommes qu’on le prétend. On
trouve partout des orphelins; partout on ren-
contre des vieillards que les circonstances rédui-
sent à la plus affreuse détresse ; mais le hasard ou
plutôt la Providence place toujours à côté d’eux
un être bienfaisant pour les secourir. La nature
a mis d’ailleurs dans la voix humaine des accens
propres à émouvoir le cœur d’autrui et à conju-
rer l’infortune ; il est des plaintes , il est des cris
éloquens auxquels la partie affective de notre âme
ne saurait entièrement se soustraire. C’est ainsi
90 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
que le monde se maintient. Il faudrait appeler la
pitié la passion conservatrice par excellence.
Les douleurs physiques excitent en général
beaucoup moins de pitié que les douleurs mo-
rales. Cette remarque est incontestable; et il est
certain que nous apercevons journellement dans
les rues et les carrefours de nos cités des individus
couverts de plaies ou en proie aux maux les plus
hideux , sans éprouver la moindre émotion , tan-
dis que nous pleurons amèrement sur des mal-
heurs fictifs ou supposés, et que nous nous rassem-
blons devant un théâtre pour goûter en commun
le charme prolongé de la compassion ; c’est donc
le pouvoir de notre imagination qui grossit à nos
yeux ces infortunes mensongères , et qui fait que
notre âme en est profondément affectée.
La pitié étant un sentiment relatif à la conser-
vation de l’espèce, il est évident qu’elle doit se
montrer plus active chez les jeunes gens destinés
à la soutenir que chez les vieillards qui sont près
de s’en séparer. Il est également démontré par
l’observation que les femmes sont spécialement
accessibles à ce doux sentiment, parce que le
sort de l’existence individuelle semble leur être
plus particulièrement confié. Les physiologistes
remarquent enfin que la pitié se montre plus
DE LA PITIIÈ.
9^'
vive toutes les fois quelle se nianileste entre
deux personnes d’un sexe différent. Ceci tient à
l’influence réciproque que l’homme et la femme
exercent l’un sur l’autre, influence dont il sera
question quand je traiterai de l’instinct de repro-
duction.
Nous sommes susceptibles de concevoir le senti-
ment de la pitié pour des êtres memes qui n’appar-
tiennent point à notre espèce. Toutefois est-il vrai
de dire que nous prenons une part plus vive aux
souffrances de ceux qui se rapprochent le plus de
nous par les caractères physiques de leur organisa-
tion. C’est ainsi que nous sommes plus fortement
émus par le cri des quadrupèdes que par le cri des
oiseaux ; c’est ainsi qu’on se détermine plus volon-
tiers à tuer un poisson , un insecte , qu’un animal à
sang chaud. M. de Malouet , dans son V ojage à
la Guyane y fait mention d’une chasse faite aux
singes par les Indiens. Il dit que dans cette cir-
constance il se trouva tellement ému par les
plaintes de ces animaux blessés, qu’il donna
l’ordre de faire cesser le feu. Ce qui le pénétrait
surtout de compassion , c’étaient les gémissemens
des femelles portant leurs petits sous leurs bras
pour les soustraire au danger. Elles parlaient
une langue qu’on n’entendait pas, mais qui sem-
blait retracer à la fois la fureur, l’indignation
9"^ PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
et les angoisses du désespoir. La ressemblance
éloignée du singe avec l’espèce humaine contri-
bue beaucoup à accroître le sentiment de la pitié ;
et, pour me servir de l’expression de M. de
Malouet, elle paraît en quelque sorte la com-
mander.
La pitié n’est point un sentiment aveugle
comme celui de l’amour, et il y a toujours une
sorte de justice dans la répartition que l’on en
fait. Elle ne se porte guère que sur les individus
qui en sont dignes. Ce ne sont point les scélérats
qui l’inspirent : par les crimes qu’ils ont pu com-
mettre , ils n’excitent plus notre sympathie ; ils
se sont en quelque sorte séparés de la nature
humaine.
En général, quand on sollicite notre compas-
sion , nous avons grand soin de nous enquérir
quel est le caractère , quelles sont les vertus des
personnes qui cherchent à nous intéresser en
leur faveur. Ceux qui nous implorent font aussi-
tôt une description plus ou moins étendue des
droits qu’ils ont à notre bienfaisance. Nous cher-
chons nous-mêmes à justifier nos largesses, à
motiver en quelque sorte les services que nous
rendons. L’impression de la pitié est d’ailleurs
d’autant plus énergique que l’individu qui l’ex-
DE LA PITIÉ.
cite est plus ou moins recommandable par ses
vertus et sa moralité.
Le sentiment de la pitié s’exprime souvent par
des larmes. Ce symptôme se manifeste principa-
lement quand nous sympathisons avec la douleur
morale ; la douleur physique peut néanmoins le
déterminer, si elle a lieu chez des individus qui
tiennent à nous par les liens du sang. Ajoutons
que la nature attache une sorte de bonheur à
l’exercice de cette passion; car elle a voulu que
l’homme trouvât une satisfaction dans un devoir
meme qu’elle lui impose.
La pitié est du reste, de toutes nos jouissances ,
celle qu’on peut regarder comme la plus vraie et
la plus naturelle ; nous penchons de nous-mêmes
vers la miséricorde et la bonté. C’est l’instinct de
relation qui inspira le premier homme lorsqu’il
donna du pain à son semblable. Dans la suite,
on fit de cet acte un devoir social auquel tous les
malheureux se confient ; car la terre est peuplée
de mendians qui trouveront toujours à vivre
tant qu’il y aura parmi ceux qui l’habitent une
ombre de civilisation. Au surplus, ainsi que je
l’ai déjà énoncé plus haut , la pitié est un senti-
ment qui dérive si bien des lois de l’organisation
humaine , que ceux qui , par corruption , refusent
94 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
d’y obéir, allèguent toujours des prétextes pour
se faire excuser ; ils imputent d’ordinaire aux per-
sonnes qui les sollicitent des vices ou des défauts
qui les rendent indignes de leur assistance.
/
La pitié est un sentiment si légitime, qu’elle
vient faire valoir ses droits jusque dans le sanc-
tuaire de la justice. Chez les Romains , un accusé
avait la faculté de parcourir les rangs de l’assem-
blée pour émouvoir la compassion du peuple ,
aussitôt que la trompette avait sonné l’ouverture
des comices, et qu’on allait prononcer sur son
sort par centuries : le coupable prenait alors une
humble contenance ; sa tête était couverte de
cendres ; on faisait suivre le vieux père, les petits
enfans , l’épouse désolée , pour mieux apaiser la
colère publique. On entendait bientôt les mur-
mures de la pitié au milieu des flots de la mul-
titude, et déjà les cœurs étaient émus avant que
l’orateur se fît entendre.
La pitié est, comme toutes les autres facultés
de l’âme , susceptible d’affaiblissement et d’alté-
ration ; le spectacle continuel de l’ingratitude de
l’homme finit par concentrer les affections, et par
empêcher tout mouvement expansif qui tendrait
à les répandre. Le grand exercice de cette faculté
a d’ailleurs des inconvéniens graves ; et ceci est
fondé sur une loi du système nerveux , qui s’é-
mousse par la fréquence des memes impressions.
On remarque aussi que les grands désastres , qui
font ressortir et prédominer l’égoïsme , peuvent
également affaiblir les sources de la pitié , et di-
minuer sa généreuse activité.
On voit d’après cela pourquoi l’homme s’est
fait un cœur d’airain contre l’infortune, pourquoi
il ne craint pas de se revêtir en quelque sorte d’un
bouclier pour résister à la plainte et aux gémis-
semens. Les malheureux le savent si bien , qu’ils
ont réduit en art le don naturel d’implorer la
pitié de leurs semblables ; il n’est pas de ruse à
laquelle ils n’aient recours pour la surprendre. Les
uns tiennent des discours plus ou moins persuasifs,
et cherchent à nous attendrir par des pleurs, des
prières , des supplications ; ils donnent à leur
voix des inflexions propres à nous convaincre
et à nous toucher; les autres simulent des infir-
mités dont ils ne sont pas meme menacés : telles
que ces maladies convulsives qui portent simul-
tanément dans notre âme la commisération et
l’effroi. Plusieurs d’entre eux cherchent à gagner
le cœur en jouant des airs , avec plus ou moins
d’habileté , sur des instrumens de musique ; c’est
le stratagème des aveugles. Comme la faiblesse
exerce un grand empire sur la pitié , les femmes
9^ PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
indigentes font étalage de leurs enfans pour mieux
mettre enjeu cette disposition du principe sensitif.
On en voit meme qui se couvrent la tête d’un
voile pour chanter sous ce déguisement, et solli-
citer l’intérêt des passans par l’attrait du mystère.
La pitié doit être considérée comme partie in-
tégrante de l’ordre social. On y voit les hommes
mettre en commun leurs infortunes , et se prêter
des secours mutuels pour lutter ensemble contre
la maladie et la destruction. Un des plus nobles
effets de l’instinct de relation , est de réunir dans
le même lieu un grand nombre d’individus , pour
qu’ils puissent s’assister les uns les autres, et se
protéger de leurs facultés réciproques. La so-
ciété devient alors une providence sous les aus-
pices d’une pitié généreuse et conservatrice.
Ainsi , la pitié est une sorte de religion établie
dans le fond de nos cœurs , ou plutôt c’est celle
de nos affections qui nous rapproche le plus de
la divinité, et c’est aussi celle qui charme le
mieux tous les rapports d’une vie malheureuse et
tourmentée, puisqu’elle convertit en jouissance
le plus saint des devoirs. Que deviendrait une
nation où l’on pourrait ériger en maxime cette
sécheresse de l’âme qui nous rend insensibles au
cri de l’infortune !
DE LA. PITIÉ.
97
Je dirai plus; la pitié a souvent quelque chose
de surnaturel chez les peuples civilisés par une
grande vertu. Quand les élémens sont bouleversés^
quand la terre est ébranlée jusque dans ses en-
trailles, les animaux se dispersent par la frayeur ;
ils prennent la fuite en désordre , sans rien con-
certer pour leur conservation mutuelle ; mais les
hommes se rapprochent par une attraction aussi
invincible que généreuse ; ils se cherchent et s’as-
sistent dans tous les détails de leur vie privée. On
les voit appliquer leur réflexion prévoyante et
toutes les mesures réparatrices aux plus grandes
catastrophes de la nature.
Aucune calamité n’est certainement comparable
à celle qui vint engloutir Lisbonne dans ses fon-
demens. Les habitans crurent à cet instant fu-
neste que la terre était anéantie , et que l’univers
allait rentrer dans le chaos. Cependant les prêtres,
les médecins , les chefs de police , les officiers de
justice , etc., s’élancèrent spontanément sur ce
vaste théâtre de la désolation et du désespoir. Les
mouvemens d’une pitié sublime se manifestèrent
dans ce lieu tout couvert des ombres de la mort.
Les femmes surtout se firent remarquer par des
prodiges de courage et de dévouement : elles
cherchaient les victimes au milieu des décombres ,
transportaient les malades dans les maisons qui
90 PPIYSIOLOGIE DES PASSIONS.
n’avaient pas été renversées , pansaient les bles-
sures , distribuaient des alimens. Un rayon de la
miséricorde divine semblait empreint sur le front
de ces messagères du ciel ! On se demandait com-
ment la bonté de Faîne pouvait imprimer à de si
faibles bras une puissance incompréhensible. "
Aujourd’hui surtout, le sentiment de la pitié
est plus universellement appliqué. Depuis que
les ressources de notre industrie s’accroissent
de toutes parts , la bienfaisance s’est en quelque
sorte identifiée avec la législation , et nulle part ,
comme en France , elle ne s’exerce avec plus de
zèle et d’utilité ; malheureusement la paresse
trouve quelquefois son compte dans cette exten-
sion des bienfaits de la civilisation , qui semble
avoir imprimé à l’homme un caractère plus noble
et plus dévoué.
* Le même dévouement fut admiré en 177?., dans la nuit du
29 au 3o décembre, à l’Hôtel-Dieu de Paris, lorsque cet établisse-
ment devint la proie des flammes. Toutes les religieuses hospita-
lières se sacrifièrent pour sauver les malades; Pune d’entre elles, à
peine âgée de vingt ans, transporta hors du foyer de l’incendie
près de trente vieillards, hors d’état de fuir pour se dérober au
danger commun. Tout cela s’opérait pendant que le feu traversait
les planchers du bâtiment , pendant que le comble et la char-
pente tombaient avec le fracas le plus épouvantable , pendant que
les couvertures et mille autres matières embrâsées s’élevaient dans
les airs par la force du vent , et illuminaient la capitale d’une clarté
sinistre. Cette personne , que la vertu rendait si forte et si coura-
geuse , se nommait Marie-Anne Martin , dite la Mère de la Présen-
tation, morte, il y a dix ans, supérieure de l’hôpital Saint-Louis.
DE LA PITIE.
99
Qui n’admirerait toutefois ces asiles publics où
la pitié appelle de toutes parts la vieillesse et le
malheur, ces secours prodigués sans relâche aux
classes inférieures de la société? « Je voudrais,
a s’écriait M. de Montyon , l’un de nos plus fer-
« vens philanthropes , que tous les hospices de
« charité fussent transformés en autant de palais ,
« et qu’il n’y eût de luxe que pour les pauvres ;
«je voudrais que tout malheureux, recueilli la
« veille dans les plus humbles habitations , se ré-
« veillât le lendemain sous les lambris dorés d’une
« bienfaisance inépuisable : que rien ne fût épargné
« pour entretenir dans sa nouvelle demeure une
« chaleur douce et vivifiante ; que des fontaines
« de marbre lui apportassent une onde pure pour
« étancher sa soif ou pour laver ses blessures ; je
« voudrais enfin qu’il fût promené dans des jar-
« dins délicieux, dans les bosquets les plus frais,
« et qu’il y respirât sans cesse le parfum des plantes
« salutaires. »
Qui le CI oirait ? celui qui prononçait d aussi
nobles paroles était avare et parcimonieux pour
lui-même; il se refusait journellement les jouis-
sances qu’il procurait aux autres dans les plus
tristes situations de la vie. Toujours mal vêtu,
n’usant que des alimens les plus grossiers et les
plus vulgaires, il se couchait sur un mauvais gra-
lOO PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
bat , prenant à peine quelques précautions pour
se garantir des rigueurs du froid. Il avait l’air de
n’étre ici-bas que le gardien ou plutôt le dispensa-
teur du riche patrimoine qui lui était échu. On
croyait voir en lui un de ces soldats hospitaliers
qui se vouaient jadis à la conservation ainsi qu’à
la défense des êtres souffrans.
L’histoire de cet incomparable philanthrope
suffirait sans doute pour détruire l’opinion de
ceux qui font dériver la pitié de l’intérêt per-
sonnel. Il y a manifestement quelque chose de
spontané et d’involontaire dans l’exercice de ce
sentiment, qui n’a pas toujours besoin d’être sol-
licité pour se maintenir dans toute sa force. Sou-
vent même, par une disposition singulière de
notre système sensible , nous accourons avec em-
pressement auprès d’un malheureux qui ne de-
mande rien , et nous détournons les yeux de celui
qui nous implore. Quelle pitié profonde n’éprou-
vons-nous pas à la vue des enfans abandonnés,
qui sont incapables d’apprécier par eux-mêmes
toute l’étendue de leur misère ! Un des grands
bienfaits de la Providence est de nous faire sym-
pathiser avec tous les êtres que le malheur ac-
cable. Dieu a voulu que la faiblesse intéressât la
puissance , et il a donné aux pleurs le privilège
d’attendrir l’âme et de désarmer la férocité.
LES PESTIFERES
DE VILLEFRANCHE,
OU
HISTOIRE DU MAGISTRAT POMAIROLS.
\
Jir
r
11
PRÉAMBULE HISTORIQUE.
• 1
Si j 'avais eu pour but de donner une histoire
complète et détaillée de la peste de Villefran-
che d’Aveyron , j’aurais insisté davantage
sur ses symptômes physiques , et sur toutes
les circonstances particulières qui signalèrent
ce triste et mémorable événement ; mais je
ne me suis proposé que de faire ressortir les
principaux traits d’humanité qui éclatèrent
en cette occasion , et d’en faire un épisode
|)our le chapitre de la Pitié.
J’ai lu à peu près toutes les descriptions
des maladies pestilentielles qui ont ravagé le
monde à diverses époques de la civilisation ;
il me semble qu’il n’en est aucune ou le cou-
I04 PRÉAMBULE HISTORIQUE.
rage de rhomme se soit autant honoré. Je
dirai plus : tous les personnages qui figurent
dans cette déplorable histoire ont une phy-
sionomie particulière que le génie des> arts
devrait célébrer.
Jean de Pomairols était véritablement un
de ces hommes extraordinaires que la Pro-
vidence semble envoyer pour consoler la terre
de ses désastres et suspendre le cours des
calamités humaines. Mais, si on admire d un
côté la noble conduite de cet immortel magis-
trat , de l’autre on applaudit avec transport à
la reconnaissance de ses concitoyens , qui af-
franchirent de tout impôt la maison de plai-
sance habitée par leur bienfaiteur. Une pa-
reille récompense devait être décernée par
une ville qui elle-même avait obtenu , dès
les premiers temps de sa fondation , les pri-
vilèges les mieux mérités (i).
PRÉAMBULE HISTORIQUE. Io5
La peste de Villefranche est un véritable
drame , qu’il suffît d’exposer dans toute son
étendue, pour y faire compatir le lecteur.
La terreur s’accroît sans cesse au milieu de
cette suite de revers et de douleurs désespé-
rantes : situation affreuse de la vie humaine
oîi les hommes ne puisent dans l’air qu’une
pâture infectée , où ils ne se rapprochent
que pour s’insinuer réciproquement des ger-
mes de mort !
Peu d’épidémies ont été aussi meurtrières
que celle dont je vais offrir la relation , puis“
que , sur une population de douze mille hom-»
mes, huit mille perdirent la vie (^). L’effroi
qu’inspire un pareil sujet semble néanmoins
s’adoucir par l’apparition d’un magistrat aussi
éclairé que courageux , qui répare tous les
maux à l’aide de sa prudence et de sa fermeté ;
par celle de ce pieux père Ambroise qui des-
1 o6 PRÉAMBULE HISTORIQUE.
ceiid d'une colline avec un troupeau de chèvres
pour allaiter les enfans que la peste venait de
rendre orphelins. Des consuls qui veillent
sans relâche, des médecins qui se dévouent,
des prêtres qui se consacrent, des dames
d'une condition élevée qui se transforment
en autant de gardes-malades , des riches qui
se dépouillent en faveur des pauvres , des
citoyens cjui cèdent leurs possessions et leurs
demeures , forment autant de tableaux qui
jettent le plus grand lustre sur la condition
humaine et la rehaussent à ses propres re-
gards.
La faveur accordée à Jean de Pomairols
par ses compatriotes est unique dans les an-
nales des temps , et les services par lesquels
il l'avait méritée dans une circonstance des
plus douloureuses donnent un grand intérêt
à Fhistoire de Villefranche d’Aveyron. L’af-
PRÉAMBULE HISTORIQUE. IO7
franclîissement des impôts dont il jouissait
fut continué jusqu’en 1 794 ? qnoiqu’en i yqo
les descendans de ce magistrat , pour se con-
former au décret de l’assemblée constituante ,
qui voulait que toutes les propriétés suppor-
tassent désormais l’imposition foncière, eus-
sent demandé la suppression de ce privilège
accordé à leur trisaïeul par délibération de
la commune, le i6 février 1629. Ajoutons
que ce fut avec regret que les habitans de
Villefranche virent s’éteindre une distinction
qui perpétuait leur gratitude envers un
homme dont les bons et généreux offices
avaient été si profitables à la patrie.
11 faut le dire à sa louange ; la famille ho-
norable et sans tache dont il s’agit dans
cette relation était digne d’un pareil bienfait;
car les citoyens de Villefranche avaient con-
stamment trouvé en elle des appuis géné-
Io8 PRÉAMBULE HISTORIQUE.
reiix dans les oppressions injustes qu’ils
avaient eues à supporter. Plusieurs de ses
membres s’étaient déjà rendus très recom-
mandables dans les guerres contre les hu-
guenots , par leur piété , leur droiture et leur
intrépidité. On n’a point oublié la noble
conduite de Durrieu^ de Toulongeac et de
Durant de Pomairols , tous trois magistrats
et beaux - frères , qui se sacrifièrent pour
maintenir dans toute sa pureté la religion de
leurs pères ; le souvenir de leur dévouement
sera toujours conservé dans les fastes de
notre cité reconnaissante. (3)
Après ces détails préliminaires , nos lec-
teurs ne seront peut-être pas fâchés de trou-
ver ici quelques renseignemens historiques
sur la cité de Villefranche , qui est digne du
plus grand intérêt à cause du caractère par-
ticulier de ses habitans. En effet , cette ex-
PRÉAMBULE HISTORIQUE. lOC)
cellente \ ille s’est toujours distinguée par ses
vertus hospitalières. Il n’est pas un étranger
qui, après l’avoir habitée, ne lui donne les plus
vifs regrets en la quittant. Dans tous les temps
elle a été surtout très attachée à nos rois :
à l’époque de la Ligue on l’appelait la Ville
fidèle. Elle avait un présidial que Louis XIV
nommait son petit parlement. Commerçante
et laborieuse dans la paix , elle devenait tout
à coup guerrière quand il fallait défendre sa
religion et son souverain légitime.
Villefranche avait mérité les faveurs que
son nom rappelle, par son courage et ses
protestations énergiques toutes les fois qu’on
avait voulu lui faire subir un joug étranger.
C’est son rare dévouement pour la dynastie
de France qui lui fit accorder une multitude
de franchises et de privilèges (4). Je me fais
gloire de consigner dans ce préambule un
ÏIO PRÉAMBULE HISTORIQUE.
trait héroïque qui honore à jamais notre
bonne et intéressante cité. Voici comment
les historiens nous Font transmis. En 1364?
après la mort du roi Jean, ses habitans
furent sommés de venir jurer obéissance et
fidélité au roi d’Angleterre dans la petite
ville de Pûgnac. Ils prirent dès-lors le parti
de lui députer deux citoyens d’un courage
universellement reconnu : c’étaient Pierre
Polier, premier consul , dont la noble famille
se maintient encore si honorablement dans
le midi de la France, et Guillaume de Gar-
rigues, qui remplissait alors la charge de
juge-mage. Ceux-ci partirent incontinent;
mais , voyant qu’on exigeait d’eux un ser-
ment pur et simple, sans conditions ni res-
trictions , ils le refusèrent avec une fermeté
toute romaine. On résolut d’abord de les
condamner à mort. Toutefois , après une
mure délibération , ils obtinrent la permis-
PRÉAMBULE HISTORIQUE. III
sioii de retourner chez eux pour y prendre
des dispositions plus favorables à leur in-
térêt ; mais , à peine arrivés , ils ne firent
qu’exhorter leurs concitoyens à la résistance.
Ils eurent même le courage d’aller redire
aux commissaires anglais qu’ils préféraient
s’exposer à tous les supplices plutôt que de
trahir leur roi légitime. Polier eut sa grâce ,
à ce qu’on assure , tandis que l’infortuné ma-
gistrat Guillaume de Garrigues fut attaché
à la queue d’un cheval , et traîné jusqu’à
Villefranche , oii le prince de Galles se rendit
en personne pour contraindre la ville à la
soumission.
Un tel acte de magnanimité ne pouvait
étonner personne , quand on songe que cette
ville s’était peuplée , presque à sa naissance ,
d’une multitude de chevaliers qui, pour la
plupart , avaient coopéré aux entreprises
^19. PRÉAMBULE HISTORIQUE.
généreuses de la Terre-Sainte ; la bravoure ,
la loyauté , s’étaient religieusement mainte-
nues chez leurs descendans. Toujours inca-
pables de manquer à l’honneur, ils devaient
repousser avec indignation les propositions
humiliantes de l’étranger. Leurs cœurs ne
battaient que pour la défense de leur pays.
Cette valeur chevaleresque était même de-
venue chez eux un attribut tellement héré-
ditaire 5 que deux siècles plus tard ^ on ren-
contrait souvent dans nos campagnes des
guerriers laboureurs qui traçaient les sillons
de leurs champs portant l’épée au côté et la
croix de Saint-Louis à la boutonnière de leur
habit. Pendant le jour, ils ne se séparaient ja-
mais de leurs vaillantes armes ; le soir, ils les
suspendaient au chaume de leur toit rustique.
C’est ainsi qu’ils conservaient la dignité de
]eur noble origine, et qu’ils ne croyaient ja-
mais y déroger.
PRÉAMBTTLï: HiSTORIQÜÈ. 1 f3
La cité de Villefranche mériterait Tin his-
torien , pnisqu’au milieu des guerres et des
dissensions elle a toujours gardé la pureté
de ses principes ; à quelque époque qu’on
l’ait attaquée, elle a pu être soumise, mais
jamais vaincue. Si je ne craignais de m’écar-
ter trop de mon sujet, je rappellerais encore
une circonstance non moins fameuse que la
précédente; c’est celle de i48o, où elle fut
concédée par Louis XI, sous le titre de
comté-pairie, à Frédéric d’Aragon, prince
de Tarente, fils puîné de Ferdinand F% roi
de Sicile, qui avait épousé sa nièce, Anne
de Savoie. Les réclamations des habitans
furént si vives , qu’ils prétendirent que le
roi n’avait pas le droit de les mettre hors de
sa main au préjudice de leurs privilèges,
dont Fun portait expressément que Ville-
franche serait inséparablement unie au do-
maine de la couronne de France. Ils nous-
U. g
jj4 préambule historique.
sèrent même l’excès de leur mécontentement
jusqu’à fermer les portes de leur ville aux
officiers du nouveau seigneur. Ce ne fut que
par la force que le prince de Tarente par-
vint à se faire reconnaître pour leur sou-
verain. Il est d’ailleurs constant que Louis XI
fut obligé d’interposer plusieurs fois son au-
torité pour les ramener dans les bornes d’une
obéissance dont ils s’écartaient à ehaque in-
stant. C’est ainsi que Villefranche s’indignait
de la servitude; la tranquillité ne se réta-
blit dans son sein que lorsque le roi légitime
vint terminer sa longue désolation.
Mais Villefranche n’est pas seulement re-
commandable par toutes ses courageuses ré-
sistances et par sa vieille fidélité pour ses rois ;
dans tous les temps on a vanté son amour
pour les lettres , de même que son ardeur
à profiter des lumières de la civilisation , sans
PREAMBULE HISTORIQUE. I j 5
jamais en prendre les vices. On trouve dans
le recueil des manuscrits du président Doat
des lettres de J ulien , évêque de Sabine , car-
dinal du titre de saint Pierre - aux - Liens ,
grand-penitencier du pape en France ^ par
lesquelles , suivant le pouvoir à lui donné par
Sixte I V , il ordonne aux abbés de Locdieu ,
Beaulieu ^ et au prévôt de Villefranche , de
conserver dans ladite ville lecole qui sy
trouvait depuis un grand nombre d’années,
et où l’on enseignait la grammaire, la logique,
les beaux-arts, même la musique; et d’en
choisir le recteur. On disait, à cette époque
comme aujourd’hui, qu’instruire l’homme,
c était 1 améliorer. Ainsi, quand la lumière
des sciences vacillait en Europe , son flambeau
se conservait dans une petite ville presque
ignorée du reste de la France. (5)
D’après le goût que la cité de Villefranche
Il6 PREAMBULE HISTORIQUE.
a constaninient manifeste pour la culture des
connaissances humaines , il n,est pas sur-
prenant c|u elle ait vu naître dans son
sein des hommes doués de tous les genres
d’instruction et de gloire. C’est dans ses
murs (Tu’a reçu le 1 illustre Poher ,
premier chevalier de l’ordre du Coq, qui
rendit les services les plus signalés dans les
guerres contre les Anglais , sous le comman-
dement du comte de.Toulouse. A ce beau nom
dont la France s’honore , il faut joindre celui
de Pons de Gautier, seigneur de la forteresse
de Domairan , l’un des plus vaillans capi-
taines des croisades. Dans des temps plus mo-
dernes, c’est à Villefranchecfue naquit le ma-
réchal de Belle-lsle , petit-fils de l’infortuné
Fouquet , surintendant des finances , dont la
disgrâce a été si célèbre. Il paraît , du reste ,
que cette illustre famille n’était point étran-
gère à la province du Rouergue , et personne
PRÉAMBULE HISTORIQUE. I i y
* •
n’ignore que c’est encore à Villefranche que
madame Fouquet , mère du surintendant ,
bisaïeule du maréchal , femme d’une rare
piété , fît imprimer un ouvrage qui a pour
titre : Recueil de recettes choisies , expéri-
mentées pour la guérison des maladies , etc.
Enfin la même ville a produit deux hommes
aussi distingués par la beauté de leur carac-
tère que par les qualités de l’esprit et de
l’âme : le docteur Dubreuil , savant médecin,
et Pechméja, auteur du roman de Téléphe.
Leur tendre amitié fit époque à Paris et dans
la petite ville de Saint-Germain-en-Laye , où
ils passèrent leurs derniers jours , et où ils
moururent à peu de distance l’un de l’autre. Il
ne faut pas oublier Valadier, leur contempo-
rain, écrivain modeste, qui voulut vivre
dans 1 obscurité \ mais qui dans la conver-
sation était un modèle d’amabilité et de
grâce (6).
1 1 8 PRÉAMBULE HISTORIQUE.
*
Ainsi donc Viliefranche n’est pas seule-
ment glorieuse de ses actions , elle l’est de
ses souvenirs. Dans les mêmes lieux où elle
est située , il y avait jadis un couvent consi-
dérable de Templiers. On y remarque encore
les vestiges des grottes où ils allaient se
reposer. Leurs biens furent donnés dans la
suite à l’ordre de Malte ; de là vient que
postérieurement les acquéreurs de ces biens
payaient aux commandeurs de cet ordre des
rentes qui n’ont été abolies qu’à l’époque de
la révolution française.
Il est d’autres faits qu’il serait peut-être
intéressant de reproduire. M. Lacabane ,
jeune jurisconsulte , aussi intéressant par sa
modestie que par sa vaste érudition , a bien
voulu faire sur les antiquités de Viliefranche
des recherches curieuses , desquelles il ré-
sulte que cette cité avait jadis une inqiortauce
PREAMBULE HISTORIQUE, I I ()
qu elle a perdue de nos jours. J^e danger
qu’il y avait , dit-il , de voir les soldats
anglais des compagnies qui désolaient le
pays , enlever , dans le transport qui s’en
faisait ailleurs , les matières d’argent qu’on
retirait des mines de la province , porta le
duc d’Anjou à faire convertir, sur les lieux
mêmes, ces matières en espèces courantes.
Ce prince, par lettres du mois de décem-
bre i3yi , confirmées par Charles V, éta-
blit en conséquence un hôtel des monnaies
à Villefranche. On voit dans ces lettres que
cette ville est qualifiée de lieu fort, consi-
dérable et antique : et etiam qubd est locus
fortis et magnus , notabilis et antiquus. Ville
franche n’a plus ses richesses ni ses an-
ciennes ressources ; mais la bonté de ses
mœurs lui est restée , mais elle est toujours
dans un pays oii la nature est puissante et
l 20
PREAMBULE HISTORIQUE.
féconde : nnl doute qu'on ne tirât un grand
parti de sa situation , si les circonstances la
favorisaient.
Revenons à cette peste mémorable , qui est
Fobjet spécial de ce préambule historique.
C’est surtout pendant cette longue calamité
qu’on aime à voir les principes de la plus pure
morale dénués de toute spéculation et de tout
intérêt privé. Chaque individu s’y honore
par les résolutions les plus courageuses. Au
sein d’une catastrophe qui tend à dégrader
toutes les âmes , jamais les lois inflexibles
du devoir ne furent un instant suspendues ;
rien n’interrompait la marche des sentimens
les plus généreux. Aucun homme n’aurait
voulu commettre une mauvaise action pour
prolonger de quelques jours son existence :
nulle part l’égoïsme ; partout les émotions
secourables de la pitié*. Certes, on est glo-
PRÉAMBULE HISTORIQUE. 12 1
rieux d’appartenir à l’espèce humaine, quand
on contemple ces penchans estimables , ces
mouvemens forts et passionnés que la nature
inspire , que la religion conduit et sanctifie.
Il n’y a que les fausses vertus qui s’éteignent
au milieu des malheurs publics : celles qui
dérivent d’une source divine n’en brillent que
davantage , quand elles sont à l’épreuve de
l’adversité.
w ^.'^'^i %.'V'\. iN^-'l^
NOTES.
(i) C’est Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse,
qui jeta les premiers fondemens de la cité de Villefranche.
Ce grand et pieux guerrier, immédiatement après la publi-
cation de la première croisade par le pape Urbain II , dans
le concile de Clermont, eut occasion de traverser le Rouergue.
Il allait , dit-on , à l’abbaye de la Chaise-Dieu , en Auvergne,
pour implorer le secours de saint Robert , son patron , aux
reliques duquel il avait une dévotion singulière. Il était ac-
compagné d’un certain nombre de chevaliers qui devaient
partager ses périls dans son pèlerinage en Palestine. Il fut
frappé d’une agréable surprise à l’aspect d’un site particulier
qu’il remarqua sur les bords de l’Aveyron , et qu’il jugea très
propre à l’emplacement d’une ville. Cédant alors à sa pre-
mière inspiration , ainsi qu’aux instances de plusieurs gentils-
hommes du pays , tels que les Gautier , les Morlhon , les
Polier , etc. , il ordonna de construire en ce meme endroit
une bastide, comme on s’exprimait alors. Toutefois, son
prompt départ pour la Terre -Sainte l’empécha de donner
suite à son projet , et cette bastide ne fut long - temps qu’un
simple bourg. Mais, en i252, Alphonse, comte de Poitiers,
et frère de Saint-Louis , l’agrandit considérablement , et
l’éleva au rang.de ville; de là vient que plusieurs auteurs le
eonsidèreni, comme en étant le véritable fondateur. C’est a
iVOTES. 123
tort d’ailleurs qu’il est dit dans les Fastes consulaires de Ville-
franche , que ce n’est qu’à son retour du concile de Clermont
que le comte Raymond remarqua et détermina la situation
de la cité qu’il voulait établir , puisqu’il est historiquement
prouvé que ce prince n’assista point à ce concile. Il se con-
tenta d’y envoyer des ambassadeurs pour annoncer au pape
Urbain II que lui et ses principaux vassaux avaient pris la
croix et faisaient leurs préparatifs de départ. J’ai , du reste ,
sous les yeux un excellent mémoire de M. Lacabane , où tous
ces points d’érudition sont parfaitement discutés.
(2) Voici l’inscription qui constate cette grande mortalité j
et qu’on lisait alors sur le mur oriental du couvent de Sainte-
Claire :
4
Hic ad octo millia civiufn francopolitanorum corpora sepulta
jacent, qui, anno 1628, ah initio maii ad finem septemhris ,
peste urbem depopulante, è vivis erepti sunt. Horum sepultura
his mûris circumdata est anno i63o, consulibus Petro Po-
mairols , regis conciliario , ac ejusdem in provinciâ ruthenensi
quœstore , Claudio de Bruyères , doctore medico , Dominico
Alcoujfe et Joanne Rivière , procuratoribus.
Benè precare , viator.
Il est utile que l’on sache que Pierre de Pomairols, men-
tionné dans l’inscription ci-dessus rapportée, n’est pas celui
dont il s’agit dans la relation que je vais donner de la pest<‘
de Villelranche Le magistrat (jui rendit les plus grands sfu-
1^4 KOTES.
Vices pendant la durée de cette désolante épidémie, est Jean
de Pomairols, juge criminel au sénéchal et présidial de Ville-
franche. Pierre de Pomairols était du reste pareillement un
homme très recommandable ; il était receveur pour le roi
dans le bas pays de Rouergue, et fut élu premier consul. Si
je fais cette remarque , c’est pour relever une inexactitude
qui se trouve à ce sujet dans les Mémoires de l’abbé Bosc.
Au surplus , les meilleures annales que l’on puisse consulter
sur l’histoire de notre ville, sont celles qui se trouvent entre
les mains de M. Drulhe , adjoint à la mairie depuis beaucoup
d’années ; je dois à ce respectable citoyen un témoignage pu-
blic de gratitude pour les faits intéressans qu’il a bien voulu
me communiquer. J’ai obtenu aussi des renseignemens pré-
cieux de M. Rolland, magistrat très honorable, attaché au
#
tribunal de Rodez ; de M. Dufour, jeune avocat qui commence
sa carrière avec distinction, à Villefranche, et de M. Auzouy,
habile médecin de Rignac, dont la famille honorée est en
possession de l’art d’Esculape depuis le règne de Henri IV.
(3) Durant de Pomairols, martyr de la plus noble des
causes, fut indignement massacré dans les guerres des hugue-
nots contre les catholiques. Le corps de cet illustre citoyen ,
qui est un des aïeux de celui dont il sera question dans la
peste de 1628, fut redemandé et obtenu par les habitans
de Villefranche. Il fut porté avec grande pompe à l’église des
religieux Augustins, et inhumé dans la chapelle de Saint-
Nicolas, où se trouvait le tombeau de ses pères. Ce grand
NOTES.
193
citoyen avait un frère porte- cornette dans la compagnie
d’hommes-d’armes du capitaine Valiergiies. Le petit-fils de
Durant de Pomairols eut plusieurs enfans dont l’amé suivit
la carrière de son père, et deux autres prirent celle des armes.
L’un y mourut jeune ; l’autre devint lieutenant-colonel du
régiment des chevau-légers de Clioiseul-Gouffier, et fut tué en
1672 devant la ville de Mastricht que les Français assiégeaient.
En outre, cette famille constamment honorée a fourni un
nombre considérable d’officiers de tout grade, blessés ou
morts au champ d’honneur ; dix-sep t d’entre eux ont été
décorés de la croix de Saint-Louis.
(4) Les principaux privilèges jadis accordés à la cité de
Villefranche par lettres du duc d’Anjou , datées du mois de
mai 1369, confirmées par celles du mois de juin iSço, sont
les suivans :
1®. Villefranche sera inséparablement unie au domaine de
la couronne ;
2®. Les coutumes et privilèges qui lui ont été donnés par
les rois de France, et les autres seigneurs de cette ville, sont
confirmés ;
3°. Villefranche sera le siège ( ainsi qu’èlle l’avait été par
le passé) du sénéchal, du juge majeur et du trésorier royal
de la sénéchaussée du Rouergue ;
4®. Les consuls de Villefranche sont seuls juges civils et
criminels de cette ville et de ses dépendances;
5®. Les consuls de cette ville pourront instituer quatre
NOTES.
ï -26
sergens qui porteront des bâtons aux armes du roi et de la
ville, et qui exécuteront les ordres qui leur seront donnés
de la même manière que les sergens royaux ;
6°. Pendant dix ans les habitans de Villefranche seront
exempts de tous impôts ;
7°. Pendant dix ans la ville et les habitans de Villefranche
seront exempts des droits de francs-fiefs, qu’ils paieront
cependant, s’ils acquièrent des jusiices, des châteaux et des
hommages, etc.
Il serait trop long de faire l’énumération des autres fran-
chises et privilèges dont jouissait Villefranche , et qui lui
furent long-temps conservés.
(5) Je dois consigner ici , comme un titre de gloire , une
pièce tirée d’un manuscrit de Doat , qui prouve que Ville-
franche avait une école publique dans les temps les plus
anciens de son existence : .
Tertio norias augusti l48i.
Julianus miseratione divinâ episcopus Sahinensis , cardinalis
sancti Pétri ad Vincula nnncupatus ^ Domini nostri papœ major
pœnitentiarius in Francia et nonnullis aliis regnis ^ provinciis
et dominiis apostolicœ sedis legatiis ; venerabilibus in Christo
patribus Locidei et Belliloci monasteriorum abbatibas ac dilecto
nobis in Christo prœposito ecclesiœ beatœ Mariœ Villefrancœ
Ruthenœ diœcesis, salutem in Domino. Ciim intentœ considera-
tionis indagine perscrutamur , qiiod per litteraram studia viri
suscresciint scientiis conditi , nominis qaoqiie divùii , necnon
catholicœ fidei cultus protemliuir, ac omnis conditionîs humanæ
prosperitas adaicgetur ; votis illis gratum lïbenter prœstamus
aiiditam , per quœ singulis studio hiijusmodi quœrendo Christi
fidelîuni opportunitatihus consuli valeat , et studio ipsa potio-
ribus fulto cultoribus continuo suscipiunt incremento; ciim itaque
sicut exhïbita nobis nuper pro parte dilectorum nobis in Christo
consulum et cominunitatis oppidi Villœ Francæ , ruthenensis
diœcesis , petitio continebat à tanto tempore de cujus initio et
contrario hominum memoria non existit , in dicto oppido so-
lemnis et particulaiis schola in quâ scholares et pueri ejusdem
oppidi ac confinium illius, in grammaticali, logicali, musicali,
et aliis artibus ac scientiis , laudabiliter erudiri, et instrui , ac
ab eodem tempore rector sive magister ejusdem scholœ à consu-
libus prœdictis , et pro libito ipsorum eligi , et removeri consue-
cerunt , constituta et hactenüs observata extiterit ; pro parte
dictorum consulum nobis fuit humiliter supplicatum , ut dein-^
ceps ipsam scholam inibi continuari faciendi, et rectorem ipsius
scholœ eligendi , et removendi , ipsique rectori in dicta schold
pueris et scholaribus existentibus de prœsenti et deinceps
adcenientibus per se, vel alium , grammaticam , logicam ,
musicam et alias artes hujus modi legendi et docendi; salaria
moderata recipiendi , et scholares ac pueros prœdictos , si in
cdiquo deliquerint , corrigendi , et alia faciendi et exercendi ,
quœ ad regimen scholarium pertinere noscuntur eisdem consu-
libus , et rectori pro tempore existentibus licentiam et faculta-
tem concedere dignaremur. Nos itaque, qui humanæ conditionis
eruditionem nostris potissimè temporibus adaugeri peroptamus,
SOTIÏS.
128
hujusmodi supplicationibas inclinati , discretioni vestrœ auc-
toritate apostolicâ nobis concessâ per litteras sanctissimi in
Christo patris et Domini nostri Domirii Sixti , dwinâ Provi-
dentiâ papœ qnarti , quanim trarisumptis, idem Dominas
noster fidem decrevit indabiam adJdberi mandcmius ; quatenüs
vos y vel duo aut unas vestrûm. , si est ita , scholam prædictam
continuari faciendi , et rectorem ipsius scholæ eligendi , et
removendi , rectorique pro tempore existenti in dicta scholâ
pueris et scholaribus existentibus de prœsenti et deinceps adve-
nientibus per se j vel alium, grammaticam , logicam, musicam
et alias artes prœdictas legendi et docendi , ac salaria mode-
rata recipiendi , et pueros ac scholares prœdictos , si in aliquo
deliquerint y corrigendi , et alla faciendi , et exercendi , quæ
ad regimen scholarium pertinere noscuntiir, eisdem consiilibus
rectoribiis, et rcctori pro tempore existentibus , ordinarii loci
et alterius cujuscumque super hoc licentia minime requisita ,
licentiam et facultatem concedatis , et nihilominiis dictis consu-
libus et rectori pro tempore existentibus in prœmissis assistentes
non permittatis eos per quempiam super prœmissis in aliquo
molestari seu perturbari , etc., etc., etc. Datum Avinioni anno
incarnationis dominîcœ millesimo quadringentesimo octuage-
simo primo, tertio nouas augusti , pontificatûs ejusdem domini
nostri papœ anno decimo.
(6) Villefranche n’est pas la seule ville du Rouergjue qui
ait produit des hommes recommandables. Dans tous les temps,
cette province a été fertile en esprits de l’ordre le plus élevé
NOTES.
129
et d’un mérite universellement reconnu. Il serait trop loni^ de
consigner ici la liste de ceux qui ne sont déjà plus, et dont
toutes les biographies font mention. Je me borne à parler de
ceux qui vivent. C’est en effet cette contrée qui a vu
naître l’éloquent évéque d’Hermopolis , auquel on doit
d’avoir régénéré toute la jeunesse de France par les trésors
de son enseignement, et de lui avoir communiqué les plus
généreuses inspirations; M. de Bonald , écrivain fécond, ori-
ginal , qui a ramené la philosophie à sa destination la plus
sublime , à ce qu’elle exprime véritablement , à l’amour de
la sagesse et de la vertu; M. Laromiguière, qui s’est montré
si clair et si lumineux dans sa profonde analyse des sensations
et des idées; M. Valette, professeur au collège de Saint-
Louis , qui, jeune encore, brille déjà par l’élévation autant
que par la pureté de ses doctrines; M. Moiiteil, auteur d’une
excellente topographie du département de l’Aveyron ; M. Pla-
nard, dont les ouvrages dramatiques ont été justement ap-
plaudis; M. le président de Gaujal, historien du Rouergue,
qui s’est rendu cher à sa patrie par le digne monument qu’il
vient de lui élever; le respectable abbé Périer, instituteur des
souds-muets ; M. le baron Capelle , qui joint à une connais-
sance étendue des lettres et des arts des talens si remarquables
pour l’administration des affaires publiques ; M. Dubruel ,
député fidèle et constamment courageux, qui, dans les temps
les plus difficiles , a rendu des services signalés à la religion ;
M. le marquis de Bournazel, dont le beau caractère et la
loyauté toute française rappellent si bien les vertus antiques
NOTES.
I 3ü
de ses aïeux ; M. de Galy , évéque de 'Carcassonne ; M. de
Morlhon, archevêque d’Auch ; M. l’abbé Mazars; M. l’abbé
Carrière; M. Auguste Auzouy, devenu en si peu de temps
l’un de nos plus savans légistes ; M. le général Higonet ;
M. le comte de Monstuéjouils, neveu de l’estimable abbé de
ce nom , qui fut si cher à Louis XVIII ; M. le comte Maurice
Mathieu; MM. de Séguret, Clausel de Coussergues, de
Lauro, Rodât, Cabrières, Monseignat, Foulquier; M. Girou
de Buzaraingues , auquel on doit plusieurs Mémoires très
intéressans sur l’économie rurale; M. Vaïsse de Villiers ,
auteur de plusieurs écrits qui ont obtenu des distinctions
honorables ; M. le vicomte de Corneillan , M. le comte Dulac ,
et M. de Campmas , administrateurs devenus si chers à la cité
de Villefranche par tout le bien qu’ils y ont opéré, etc. Il est
d’autres noms que je pourrais citer, parce que ceux qui les
portent ont pareillement contribué à rétablir l’ordre dans les
idées morales.
J’ajoute qu’on a eu tort d’avancer que les Rouergats
ont plus d’aptitude pour les sciences que pour les beaux-
arts, puisque la musique a été cultivée par eux depuis
un temps immémorial ; s’ils ont négligé la sculpture et la
peinture , c’est parce qu’ils ont manqué de maîtres. Toutefois
les belles médailles de M. Gayrard et les paysages de M. Ri-
chard prouvent qu’ils ont à un très haut degré le talent de
l’imitation. Dans des lieux où la nature parle avec tant d’éner-
gie , il est impossible qu’on n’ait pas le sentiment de tout ce
qu’elle peut inspirer.
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LES PESTIFÉRÉS
DE VILLEFRANCHE,
O U
HISTOIRE DU MAGISTRAT POMAIROLS,
(Fig. Y.)
En France, il est beaucoup de provinces où
1 on n a besoin ni de livres ni de chroniQues
pour rappeler les faits qui peuvent intéresser
une ville , un bourg , un hameau ; les tradi-
tions ne s’y perdent jamais, à la faveur des
entretiens du soir. Il n’est pas un vieillard
qui , pour gagner le sommeil ou charmer les
ennuis de la veillée , ne raconte à ses enfans
l’histoire complète de leur pays. Ces derniers
suivent l’exemple de leurs prédécesseurs.
Quand on altère un réeit dans une famille
?
LES PESTIFÉRÉS
î 3
on le rectilie dans une antre. C’est ainsi que
tout se confie au souvenir ; c’est ainsi que
tout se conserve et se transmet religieusement
dans des lieux où tous les cœurs sont vrais ^
on toutes les mémoires sont fidèles.
Je me propose de consigner ici un de ces
événemens extraordinaires tel qu’il m’a été
communiqué dans ma jeunesse , et dont une
population entière pourrait garantir l’au-
thenticité. Il prouvera qu’au sein des cala-
mités les plus désastreuses , l’humanité s’élève
parfois jusqu’au dévouement le plus hé-
roïque ; que l’amitié , l’amour maternel , la
piété filiale , etc. , perdent rarement leurs
droits ; que , dans les cas les plus désespérés ,
tous les sentimens généreux qui distinguent
l’homme des animaux combattent avec une
énergie digne d’admiration. Thucydide fait
lui-même cette remarque , lorsqu’il nous trace
le tableau de cette peste fameuse qui pénétra
dans Athènes par le Pirée, et qui résista à
tout l’art d’Hippocrate.
DE VILLEFRANCHE.
t33
On a beaucoup écrit sur les divers fléaux
qui ont désolé le monde; mais on n’a pres-
que rien dit de la maladie pestilentielle
qui jadis dépeupla Villefranche d’Aveyron ^
et dont les détails sont si touchans ; ces dé-
tails sont comme relégués dans de vieux ma-
nuscrits , ou dans les registres de cette inté-
ressante cité. Un seul auteur contemporain ,
Durand de Monlauseur , observateur exact et
qui mériterait plus de renommée , a publié
un court manifeste qu’on retrouve encore
dans les bibliothèques de nos anciens châ-
teaux. ( i)
pales circonstances de cette déplorable his-
toire. f)n verra que , lorsqu’il s’agit de dé-
tourner un grand malheur, la pitié , cette
faculté instinctive du cœur humain , source
intarissable de mille biens , est plus efficace
((ue toutes les lois. Il n’y a que les liassions
ijui soient communicalives. La
même , si elle veut se faire écouter
prudence
avec fruit ,
I 34 LES PESTIFÉRÉS
doit emprunter leur secours ; il faut imiter
la nature, qui nous intéresse aux maux de nos
semblables par un sentiment aussi doux qu’il
est irrésistible.
Villefranche , qui fut le siège de l’affreuse
peste dont je vais parler , est une cité peu
étendue , mais fort agréable par sa position.
Elle est bâtie au confluent de deux rivières ,
dont le cours rapide n’est point sans quelque
charme pour l’observateur (^). Elle est con-
tenue dans une vallée riante , autour de la-
quelle s’élèvent des collines fertiles qui sem-
blent la préserver des orages et des autres
calamités atmosphériques. La Suisse , tant
préconisée par ceux qui la visitent , n’offre
pas de site plus pittoresque ni de paysage
plus attrayant. La vue se repose surtout avec
volupté sur la jolie plaine du Radel , dont
l’Aveyron baigne les bords et rafraîchit la
verdure. Cette plaine est voisine d’un coteau
ou rampent des vignes fécondes que les ha-
bitans cultivent avec gaîté. Les brouillards
DE VILLEFRA.ÎVCHL:. l35
viennent rarement troubler ce beau ciel,
et les vents n y soufflent que pour le pu-
rifier.
L’intérieur des murs de la ville renferme
une multitude d’ouvriers diligens qui s’exer-
cent sur différens métaux , comme matière
première de leur travail. Le bruit des mar-
teaux qui rendent le cuivre malléable anime
cette population naturellement vive , affable
et spirituelle. On y fabrique aussi des toiles
qui sont d’une utilité précieuse pour l’éco-
nomie domestique et pour la marine. La cité
de Villefranche est fameuse , dans cette
contrée méridionale de la France, par ses
bosquets, ses jardins, ses prairies, ses ruis-
seaux , ses colombiers , ses fêtes , ses proces-
sions , son urbanité. Dans la saison de l’été ,
quand les nuits sont éclairées par la pleine
lune , on rencontre souvent de joyeux vigne-
rons qui parcourent les rues en fredonnant
dans leur patois des chansons dont ils sont
eux-mêmes les inventeurs. (3)
LIS PESTIFÉRÉS
î 36
Ce fut en^i6â8 , dans le mois d’avril, que
la peste vint semer l’épouvante parmi les
habitans de Villefranche. On assurait alors
que cette maladie arrivait du septentrion,
et qu’elle avait successivement parcouru
Saint-Flour, Aurillac, Cahors, Figeac, d’où
elle se propageait vers le midi, et principale-
ment vers la belle contrée du Languedoc,
Cette année , du reste , fut tristement signalée
par une multitude de fléaux épidémiques qui
éclatèrent presque en même temps dans plu-
sieurs villes de l’Europe,
Quand nous sommes accablés d’un grand
malheur , il semble que nous nous soulagions
de son poids en le rapportant à quelque
cause manifeste. Les astrologues, qui étaient
encore très nombreux au commencement
du dix-septième siècle , ne manquèrent pas
d’attribuer ce terrible phénomène à l’appa-
rition d’une comète qui eut lieu à cette épo-
que et qui devint l’objet de toutes les con-
versations.
VILLEFRANCHE. 1 37
La contagion dont il s'agit ressemblait
d’ailleurs à ces pestes de l’antiquité dont les
historiens nous ont laissé des tableaux si
hideux et si effrayans. C’était un égarement
frénétique du cerveau , un feu dévorant qui
gagnait les entrailles après avoir vivement
affecté la tête, une soif brûlante qui con-
traignait les malades à s’échapper de leur
lit pour aller en chancelant s’abreuver à des
sources impures , un frissonnement convulsif
de tous les membres ; souvent une impuis-
sance absolue de se mouvoir, une paralysie
de tout le système sensible ; des sensations
c/ •'
étranges et toujours importunes , des an-
goisses déchirantes qui simulaient les effets
sinistres des poisons les plus redoutés , des
anxiétés qui semblaient suspendre la respira-
tion. La peau de ces infortunés était souillée
par des taches livides et par d’autres signes
horribles que la plume se refuse à décrire.
La fièvre ardente qui les consumait altéra ^
chez la plupart d’entre eux , le cours régulier
de la raison. Presque aussitôt des maux fan^
i38
LES PESTIFÉRÉS
tastiques vinrent se joindre à tant de maux
réels : les terreurs les plus vives s’empa-
rèrent de tous les esprits ; durant la nuit
les malades étaient agités par des rêves si-
nistres , et se croyaient voués à la colère
céleste.
On peut même ajouter que ce délire gla-
çait d’effroi tous les spectateurs ; je ne con-
nais rien de plus lamentable que de voir
des êtres que l’on chérit , livrés tout à coup
à tous les désordres d’une imagination alié-
née, ne plus reconnaître la voix de leurs
proches, ne plus répondre à leur empresse-
ment; mieux vaudrait trouver son ami glacé
par le froid de la mort. Or, ce symptôme
fatal se présenta fréquemment dans la peste
de Villefranche : un jeune homme était vi-
vement épris d’une belle personne qui le
payait d’un tendre retour ; la contagion épi-
démique attaqua l’amant, qui guérit par
les soins éclairés qu’on lui prodigua ; mais ,
à l’époque de son rétablissement, il ne put
DE VILLEFRANCHE. 1 89
reconnaître celle qui était depuis long-temps
promise à ses vœux. Il passa les restes d’une
trop longue vie dans un état de stupeur et
dans une pitoyable imbécillité.
Mon intention n’est point de rapporter
ici tous les affreux symptômes qui signalè-
rent la marche de ce fléau dévastateur :
l’unique objet de cette relation est de rap-
peler quelques circonstances qui développè-
rent dans toute leur énergie les plus nobles
sentimens qui puissent honorer l’espèce
humaine. Je veux, en quelque sorte, 'res-
susciter la gloire d’un magistrat modeste ,
qui , dans les temps les plus désastreux ,
puisa ses lumières dans son cœur, et rendit
à sa patrie des services que la renommée
aurait dû préconiser avec plus' d’éclat ; je
veux raconter ce qu’il mit en œuvre pour
tempérer des maux qui sont au-dessus de
tout pouvoir humain, et pour réparer les
effets de la destruction. Au milieu d’un
danger public, on aime à voir l’homme de
l/|0 LES PESTIFERES
bien lutter courageusement contre i’iufor-
tune. Quand tous les cœurs sont resserrés
par la crainte , on admire avec transport ces
âmes privilégiées qui conservent leur flamme
et leur chaleur. Ce spectacle console des
crimes de l’égoïsme et de la corruption de
l’humanité.
Ainsi que la lèpre , la peste est un mal
jusqu’ici invincible. Elle ressemble à ces
ouragans qui déracinent les arbres , à ces
vastes incendies dont aucun effort ne saurait
triompher. On peut comparer ses prompts
et inévitables ravages à ceux qui résultent
des autres grandes catastrophes de la na-
ture , tels que les tremblemens de terre , les
éruptions volcaniques , les trombes , les éclats
du tonnerre , les inondations , les longues
sécheresses , les chaleurs immodérées , les
froids excessifs , la nielle qui prive les arbres
de leurs fruits , les charbons des végétaux ,
les épizooties, les famines, la multiplicaiioji
hmeste de certains insectes , etc.
DE VILLEFRÆNCHE.
ï4l
Les jours de peste ressemblent aux jours
de justice du Créateur; des villes entières
sont ensevelies et comme frappées par un
trait invisible. Au milieu de ces calamités
déplorables , l’homme tourne vainement ses
regards vers le ciel ; il n’aperçoit dans les airs
aucune trace de la colère de Dieu. Les vents
se taisent; le soleil répand ses rayons sur la
nature entière. La foudre n’a pas grondé;
aucun météore menaçant ne s’est montré
i>
dans l’espace ; les jours ne sont pas moins
purs que de coutume ; les nuits ne sont pas
moins douces; les fleurs brillent; la nature
étale ses plus riches productions ; et pourtant
l’homme succombe de toutes parts; les dou-
leurs succèdent aux douleurs ; l’homme seul
gémit quand tous les animaux sont dans la
joie ; pour lui seul , le cours de la providence
semble momentanément suspendu.
Depuis long-temps on aurait du prévoir
l’arrivée de la peste dans Villefranche ; eai*
plusieurs villes d’alentour en étaient déjà
1 4^ LES PESTIFÉRÉS
infectées. Ce fut un homme décédé presque
subitement qui causa les premières alarmes ;
sa maison lut aussitôt fermée par ordre su-
périeur et signalée au peuple comme un lieu
infect. Insensiblement la contagion se pro-
pagea ; plusieurs personnes perdirent la vie ;
on constata leur genre de mort par une vi-
site des gens de Fart ; on ensevelit leurs corps
avec des précautions infinies ; leur cercueil
fut traîné jusqu’au cimetière avec de longues
cordes auxquelles se trouvaient attachés des
crocs de fer. Tous les citoyens étaient con-
sternés ; la cloche n’annonçait plus que des
funérailles.
Il arriva à Villefranche ce qu’on avait
remarqué à Milan et dans d’autres lieux;
plusieurs personnes ignorantes s’obstinaient
à ne pas croire à la contagion. Un incident
particulier excita surtout une grande ru-
meur parmi le peuple : une jeune fille était
morte de la peste sans avoir voulu révéler
son mal ; l’un des magistrats ordonna aussitôt
DE VILLEFR ANCHE.
la visite du corps et la clôture de la maison :
cette détermination rigoureuse déplut à la
multitude. Un homme dans la vigueur de
râge , mais aussi imprudent que téméraire ,
dominé par une aveugle fureur , s’approcha
avec des paroles menaçantes ; il se prome-
nait avec une agitation extraordinaire; il
prétendait que la peste n’était nulle part et
que l’on voulait décrier la ville ; toutes ses ex-
pressions étaient offensantes pour l’autorité.
Dans une semblable conjoncture, il suffit
souvent d’un individu pour troubler toute
l’harmonie du corps social ; les oisifs ne cher-
chent que des prétextes pour se livrer à la
rébellion et méconnaître le frein du devoir ;
les séditions grossissent comme les nuages.
On remarquait , principalement dans les rues
du quartier le plus infecté, des groupes de
vieilles femmes qui vociféraient comme des
furies ; les mendians s’attroupaient ; leurs
murmures confus et les haillons de leur indi-
gence produisaient sur les spectateurs l’im-
ï44 les pestiférés
pression la plus douloureuse ; le tumulte allait
toujours croissant; on avait déjà menacé les
jours du médecin délégué pour constater le
nombre et la situation des pestiférés ; déjà
même les ordres des consuls avaient été mé-
prisés : il ne faut point un esprit vulgaire
pour ramener le calme au milieu de tels dés-
ordres.
A cette époque vivait un des citoyens les
[dus recommandables que Villefranche ait
jamais possédés ; je veux parler de Jean de
Pomairols , conseiller du roi et juge criminel
au sénéchal et siège présidial du Rouergue.
Cet homme , incomparable dans Fart de gou-
verner les âmes^ n’eut qu’à se montrer; sa
noble figure , sa réputation , l’ascendant de
ses vertus , suffirent pour intimider les plus
turbulens. « Mes amis , leur dit-il , le fléau
qui nous accable vient du ciel ! si vous voulez
que Dieu nous pardonne, éloignez-vous à
l’instant et laissez-vous diriger par des ma-
gistrats qui vous aiment. )) A ces simples pa-
DE VILLEFRANGHE, 1/^5
rôles, 1 emeute se dissipa. Depuis cet instant,
Pomairols devint en quelque sorte le dieu
protecteur de cette commune , et tous les
cœurs lui furent acquis ; le salut de la ville
entière fut confié à ses bons soins.
Sur ces entrefaites , il s’était formé à Ville-
franche un conseil pour délibérer sur les
précautions sanitaires : ce conseil se compo-
sait de citoyens choisis dans les trois ordres
de la société. Les sages mesures qu’il adopta
auraient dû servir de modèle dans tous les
lieux de la France ou le fléau se manifes-
tait. On commença d’abord par suspendre
toutes les relations qui pouvaient devenir
dangereuses ; on plaça des archers à toutes
les portes de la ville , pour en interdire l’en-
trée aux personnes suspectes. Tout individu
atteint de la peste ressemble à l’ennemi du
genre humain ; on le fuit quand il est vivant ;
on a horreur de ses dépouilles cjuand il est
mort ; on abandonne aux flammes tout ce
qui a pu lui être de quelque usage.
lO
II.
I 46 LES PESTIFÉRÉS
On refusa en conséquence de recevoir les
marchandises , particulièrement les étoffes
qui pouvaient servir de réservoir à Finfec-
tion ; on ne laissait passer que les comesti-
bles , tels cjue le pain , le froment , les viandes
fraîches , les légumes , le vin , les fruits , et
Fhuile de noix dont on fait une grande con-
sommation dans le pays, pour éclairer l’in-
térieur des maisons et préparer les alimens ;
le vinaigre surtout était devenu un objet très
recherché des malades , et qu’on se procurait
à tous prix. On n’osait ouvrir les lettres
qu’après les avoir préalablement imprégnées
de cette liqueur purifiante.
Un des premiers soins de ce conseil de
salubrité fut aussi d’arrêter le vagabondage ,
en séquestrant tous les mendians dans les
maisons des riches qui s’étaient retirés à la
campagne. Quelques uns d’entre eux furent
employés pour nettoyer les rues ou j)our
d’autres travaux relatifs à la santé publique ;
ce qui était d’autant plus nécessaire , que la
DE VILLEFRANCHE. i /^rj
ville nourrit chaque année une quantité im-
mense de pourceaux dont la chair est très
employée dans les usages économiques.
Afin de mieux intercepter les communica-
tions funestes, on ferma le palais de justice,
ainsi que les églises , où tout le monde se
rendait pour y trouver un refuge et implorer
la miséricorde du Créateur ; on empêcha pa-
reillement les réunions qui avaient lieu sous
les quatre arceaux c]ui environnent la grande
place. Des quarantaines furent ordonnées;
on ne se j^arlait qu a la fenêtre ou à travers
des palissades ; on se saluait affectueusement ,
mais à une certaine distance. Cette contrainte
continuelle n’était pas un des moindres sup-
plices des habitans , qui sont naturellement
affables et communicatifs. L’homme du Midi
fait son bonheur de la vie de relation ; il est
doué d’une activité expansive qu’il lui est
bien difficile de concentrer.
Pendant que d’habiles magistrats veillaient
ï48 , LES PESTIFERES
à la sûreté de la ville , la générosité publique
s’exercait dans tous les sens. Pomairols don-
liait son linge , ses provisions et jusqu’à ses
meubles pour soulager les indigens. Le con-
seiller Vaisse, le chanoine Destampes, ve-
naient offrir leurs maisons et leurs jardins
pour en faire un asile aux pestiférés ;
d’autres citoyens s’empressaient de céder à
la commune des propriétés qui pouvaient
convenir dans cette fâcheuse circonstance ;
les prêtres , les religieux de divers ordres ,
accouraient également pour faire hommage
de leurs services et porter leurs consolations
aux affligés.
Le courageux Durand de Monlauseur
se multipliait en quelque sorte comme la
maladie ; même au sein des ténèbres de la
nuit, il allait exercer sous les plus humbles
toits sa fonction périlleuse ; son ardeur infa-
tigable créait à chaque instant de nouveaux
secours ; et quand ses efforts étaient impuis-
sans , il ralentissait du moins le cours de
DF. VILLEFRANCllE . 1 /jçi
riiorrible contagion en isolant ses victimes.
Laval et Bruyères se signalèrent par des
prodiges de zèle. Le médecin Rivière ^ vieil-
lard impotent , mais c]ui n’avait aucune infir-
mité de l’esprit , ne voulut point que ses
derniers momens fussent inutiles à la patrie ;
tl se fit transporter sur une chaise au milieu
des pestiférés pour les assister de ses conseils.
Des femmes vertueuses vendaient leurs
bijoux pour les transformer en aumônes ,
s’occupaient à faire des quêtes , préparaient
des bouillons pour les pauvres. On se sou-
vient dans le pays que l’une d’entre elles,
née dans un rang très élevé, voulut adopter
un enfant que la peste avait privé de sa
mère ; on ajoute que Dieu lui fit la grâce de
le sauver , et qu’elle le conserva au milieu
de sa propre famille comme un dépôt sa(;ré.
Un vieillard célibataire légua tout son bien à
deux orphelins qui avaient éprouvé le même
malheur. Les exeoq)les de dévouemenî se
multipliaient de plus en [)lus.
1 5 O LES PESTIEÉRÉS
11 serait difficile de décrire toutes les
scènes touchantes d’amitié , de compassion ,
qui eurent lieu à cette époque; l’égoisme et
l’avarice ne se montraient guère dans une
ville où les mœurs avaient conservé toute leur
simplicité première : on remarqua même
quelques familles ennemies que la pitié ré-
concilia par les services mutuels qu’elles
eurent occasion de se rendre. 11 y avait cette
différence , relativement à ce qu’on avait
observé dans les autres pestes, qu’ici tous
les citoyens étaient sans défiance et qu’ils
voulaient tous se secourir.
Durant la peste d’Athènes , les gens de la
campagne venaient se réfugier dans la ville ;
durant celle de Villefraiiche, tous les gens de
la ville se réfugiaient à la campagne. On a eu
tort néanmoins d’avancer que les personnes
riches s’étaient séparées des pauvres : c’est
l’usage dans tout ce pays, que la classe aisée
de la population passe une bonne partie de
l’année dans ses métairies pour y surveiller
DE VlLLEi'KA.ÎXCHE.
I 5t
les travaux rustiques ; et Ton était alors dans la
belle saison. D’ailleurs, en partant, les pro-
priétaires laissèrent leurs maisons ouvertes
aux indigens. La crainte qu’ils éprouvaient
ne fut donc en aucune manière nuisible à
leurs concitoyens. Il faut même dire à leur
louange qu’ils s’étaient totalement détachés
de leurs biens pour les prodiguer aux familles
pau vres , sur lesquelles le fléau s’était parti-
culièrement appesanti : le malheur est comme
la mort ; il rapproche toutes les conditions.
D’une autre part , c’était une scène non moins
touchante de voir les villageois exercer leur
bienveillante hospitalité envers tous ceux qui
fuyaient le théâtre de l’épidémie; ils allaient
dans la campagne leur cueillir la sauge , la
menthe et autres plantes odoriférantes aux-
quelles on attribuait alors une vertu préser-
vative contre le mal pestilentiel.
Au milieu de cette ville désolée , deux
hommes s’élevaient comme deux divinités
tutélaires , Pomairols , dont j’ai déjà fait meii"
LES PESTIFÉRÉS
I 5^
tion , et le père Ambroise , religieux de Tordre
de Saint-François , dont je ferai connaître
plus bas les vertus et le sublime caractère.
Tous deux bravaient les dangers , sans jamais
quitter leur poste ; on admirait la prudence
et Tintrépidité du premier , lame généreuse
et compatissante du second. Pomairols con-
servait les propriétés de tous ceux que la
crainte avait forcés de prendre la fuite ; mais
le père Ambroise était , pour ainsi dire , une
providence pour tous ceux qui étaient pré-
sens ; il les soutenait par ses exhortations.
Ces deux hommes semblaient s’être partagé
le domaine de la bienfaisance ; pendant que
Pomairols chassait les malfaiteurs qui profi-
taient des désordres publics pour piller les
maisons et usurper les dépouilles des morts,
Tesprit du Seigneur semblait s’être réfugié
dans le cœur du père Ambroise ; le magis-
trat intimidait les méchans ; le prêtre les
coiivertissait.
1 iCS services de Pomairols sont connus ;
DE VILLEFRANCHE.
i53
son nom vit dans le cœur de ses concitoyens ,
et dans le monument qui perpétue la mé-
moire de ses bienfaits. Personne n’ignore
que ce magistrat est d’autant plus digne de
louange , que par ses soins éclairés la police
fut beaucoup mieux faite à Villefranche qu’à
Marseille , où la peste fit , à la même époque y
des ravages extraordinaires. Mais il n’est
pas inutile d’apprendre à mes lecteurs ce
qu’était le père Ambroise, dont on a tant
loué les vertus charitables , sans jamais les
récompenser, sans doute parce que son
royaume n’était pas de ce monde. Il semble
du reste que des hommes qui ont déjà fait ab-
négation de tous les intérêts terrestres soirât
plus propres que d’autres à secourir les affligés.
Le nom du père Ambroise n'a point été
mentionné dans les fastes de Villefranche;
il n’est question de lui que dans un ancien
manuscrit , qui fut long-temps conservé dans
les communautés de sa profession. On y
assure qu’il avait été militaire , et qu’avant
l54 LES PESTIFÉUÉS
d embrasser Fétat monastique , il était che-
valier de Fordre de Saint-Lazare , ordre
si recommandable par le souvenir de ses
bonnes actions , et qui figure avec tant de
gloire dans les annales de Fhumanité mal-
heureuse. C’est la première des milices qui
furent consacrées à la pitié ; protectrice des
lépreux , elle recueillait des malades que la
société repousse , et que la honte environne.
Ainsi donc , par dévouement autant que
par état , ce bon père Ambroise avait dès
long-temps endurci son cœur et son âme à
toutes les fatigues de la vie. Toujours calme
et -serein au milieu des plus violentes tempê-
tes, il voyait la mort sans effroi. Soutenu par
Dieu, il payait à peine un tribut au sommeil.
Il était doux, pacifique, bienfaisant comme
la religion qui le guidait; le peuple le ran-
geait déjà parmi les saints. Les magistrats
l’envoyaient partout oii ils voulaient calmer
la turbulence des oisifs qui se rassemblaient
dans les lieux publics ; la charité , (|ui pour
DE VILLEFRANGHE.
1 55
tant d’autres n’est qu’un devoir, s’était trans-
formée chez lui en un zèle ardent qui le dé-
vorait. Il se porta dans tous les lieux infectés ,
et ne contracta jamais la peste ; il paraissait
invulnérable , et spécialement protégé par
la Providence.
On dit aussi que le père Ambroise était
doué d’une instruction peu commune , et
qu’il la développa avec quelque succès dans
une occasion si douloureuse. Rien n’éga-
lait son activité ; sa pitié inépuisable pré-
sidait à tous les besoins. Pour neutraliser
le fléau , il fît allumer des feux comme on
l’avait pratiqué jadis dans la peste d’Athènes.
On mit en usage les fumigations avec des
baies de genièvre et autres substances odo-
rantes ; il regardait les frictions avec l’huile de
noix comme un des plus puissans préservatifs.
Ce fut le père Ambroise qui donna l’idée
de faire nourrir par des chèvres un cer-
tain nombre d’enfans que la peste venait
i56 LES PESTIFERES
de priver de leurs mères. Quel spectacle
plus attendrissant que celui d’une multitude
d’orphelins étendus sur une ' chétive paille ,
et recevant à chaque instant du lait de ces
impatijens animaux , que des femmes chari--^
tables étaient occupées à contenir ! (4)
Je pourrais citer d’autres faits qui prou-
veraient l’inépuisable philanthropie de ce
vénérable religieux. Au quartier du Pecb ^ on
entendait des cris dans une maison obscure
et qui tombait de vétusté ; c’étaient deux en-
fans qui , trop jeunes pour discerner la mort
d’avec la vie , se lamentaient vainement , de-
puis plusieurs heures, auprès du corps ina-
nimé de leur mère. Nul des habitans n’osait
approcher de ce foyer pestilentiel. Mais l’in-
trépide père Ambroise ne balança point à pé-
nétrer dans ce cloaque infect, pour ramener
au jour ces victimes infortunées.
Il faut pourtant le dire à la gloire de \ illè-
franche : Pomairols n’était pas seulement
DE VïLLEFRàlVCHE. I 5»^
secondé par le père Ambroise. Le conseil
de salubrité , dont nous avons parlé plus
haut , se composait d’hommes si pieux et si
charitables , que rien n’avait été négligé
pour diminuer la somme des maux qui pe-
saient sur notre malheureuse ville. J’ai déjà
dit qu’un membre du présidial avait offert
sa maison et son jardin spacieux; que d’au-
très particuliers avaient également donné
leurs maisons pour recueillir les malades ;
car personne n’ignore que l’isolement des
pestiférés est d’une nécessité indispensable,
pour borner la propagation du mal. L’em-
placement dont on fit choix était d’autant
plus commode , c[u’il était voisin de l’antique
ruisseau de la Bodomie , dont les eaux vont
se perdre dans l’Aveyron ; c’est là que de
pauvres femmes , la tête couverte de leur
feutre noir, venaient , à tous les momens du
jour, laver le linge et les vêtemens qui devaient
servir aux personnes atteintes de l’épidémie.
L’établissement formé par le conseil pou-
î 58 LES PESTIFÉRÉS
vait exister à part , sans aucune eoininunica-
tion avec le reste de la ville. Non seulement
on y avait construit des chambres particu-
lières pour recevoir les individus infectés ;
mais chaque ordre de gens utiles à la con-
servation des autres y occupait un logement
séparé. On y avait établi des boulangers,
des bouchers , des cuisiniers pour apprêter
les vivres, des serviteurs pour les distri-
buer, jusqu’à des parfumeurs pour désin-
fecter les dépouilles des morts et tous les
objets qu’on croyait susceptibles de recéler
quelque principe de contagion. On y voyait
aussi des officiers chargés de faire la police ,
et un greffier qui enregistrait les hardes
des malades , afin que rien ne fût dérobé.
Tous ces employés vaquaient à leurs fonc-
tions avec autant d’assiduité que de zèle.
On avait réservé des logemens pour les
médecins dont la présence était constam-
ment nécessaire , ainsi que pour les phar-
maciens qui préparaient les breuvages et
exécutaient les prescriptions. Les religieux
UE VILLEFRANCHE. T $9
de Saint-François s’y étaient introduits par
charité pour consoler les agonisans ; aucun
genre de secours n’avait été négligé. Non
loin de là se trouvaient le cimetière (5) et
les hommes de peine vulgairement désignés
sous le nom de corbeaux , destinés à pur-
%
ger la ville de ses cadavres. Enfin les con-
valescens avaient à part leur infirmerie et
leurs promenades. Ils pouvaient y faire leur
quarantaine pour la sécurité de leurs conci-
toyens.
I
Dans les divers quartiers de la ville , on
avait institué des personnes pour s’infor-
mer de tous les malades qui- étaient nou-
vellement atteints par la peste. A peine les
premiers symptômes s’étaient manifestés ,
qu’on les amenait dans l’établissement par
ordre des magistrats. Ce qui étonne c’est
que les habitans d’une petite ville aient
manifesté autant de prudence , dans un
siècle où l’hygiène publique était si peu
avancée. Je ne crains pas de le dire: une
l6o LES PESTIFÉRÉS
institution si sagement conçue pourrait ser-
vir de modèle pour tous les pays qui sont
encore en proie à cette contagion meurtrière.
Toutefois , malgré la sagesse de ces pré-
cautions , plusieurs individus qui se trou-
vaient atteints de la peste s’obstinaient à
cacher leur mal. On avait beau les menacer
de la prison ou d’autres peines afflictives ,
ils résistaient à toutes les ordonnances. Les
amis ne voulaient jamais se quitter ; les
liens du sang ne pouvaient se rompre ; au-
cune fille ne consentit à abandonner sa
mère. Certains malades entraient même en
fureur quand on venait à les découvrir ;
ils prétendaient que leur transpiration se-
rait interceptée , si on les enlevait de leur
domicile. Ils inventaient mille prétextes pour
ne point obéir à la volonté des magistrats ;
ils disaient hautement qu’on ne cherchait
sans doute qu’à les faire mourir plus vite :
tant ils étaient aveuglés sur ce qui pouvait
leur être salutaire !
DE VÎLLEFRANCEÎE.
l6ï
On fit afficher des proclamations, mais
elles furent sans utilité. Pour ne pas se sé-
parer de leurs proches, la plupart des ha-
bitans préféraient languir dans de mauvaises
huttes où l’air circulait à peine: personne
n’ignore combien il est difficile de détruire
les préjugés du peuple , et de le délivrer de
ses pernicieuses habitudes. Vainement on
promettait aux pauvres du bouillon , de la
viande , tous les soins de propreté ; il était
impossible de les persuader. Ils préféraient
le danger, la misère ; ils se révoltaient même
contre les archers qui voulaient les entraîner
de force. Il est vrai que, dans beaucoup
de circonstances , Pomairols n’avait qu’à pa-
raître, tout rentrait dans l’obéissance. Le
père Ambroise achevait de convaincre les
plus mutins. Ce vénérable religieux , au dé-
clin de ses ans, ressemblait à saint Vincent
de Paul ; il pénétrait tous les cœurs par ses
paroles consolatrices.
Cependant la contagion s’étendait de plus
LES PESTIFÉRÉS
i6‘2
en plus J et Talarme était universelle. Com-
nient peindre la désolation qui règne dans
une ville de pestiférés ? comment retracer
la terreur profonde des habitans , le décou-
ragement de Findustrie, l’interruption des
travaux journaliers , le désespoir des ouvriers
auxquels on n’ose confier la moindre tâche ,
le cours de la justice suspendu, le commerce
interdit, les marchés déserts, les temples
fermés et les prêtres réduits à prier dans
les rues, la séparation des familles, tous
les liens de relation relâchés ! Quand la peur
isole les citoyens , les occupations manquent
aux pauvres , et les riches restent sans ser-
viteurs ; aucun laboureur n’osait apporter
ses denrées à Villefranche. Quelques villa-
geois se présentaient par intervalles devant
ses portes ; mais ils s’en retournaient glacés
d’épouvante dès qu’ils apercevaient le dra-
peau funéraire , qui flottait sur les tours de
la ville et sur le clocher de la principale
église. La famine menaçait le peuple ; l’espé-
rance avait éteint son flambeau. (6)
DE YILLEFRANCllE.
l63
Dans ce temps si fertile en événemens
funestes , combien d’individus moururent
sans obtenir une larme , un regret de leurs
contemporains ! On aurait eu moins à gé-
mir sans doute, si la peste n’était tombée
que sur des hommes dégoûtés de la vie par le
poids des années; mais elle enlevait une jeune
fille et laissait subsister un vieillard aveugle ;
on remarqua même, dans cette déplorable
circonstance, que tous les gens robustes étaient
promptement moissonnés, tandis que les
goutteux , les paralytiques, étaient épargnés.
Le fléau dévastateur planait d’ailleurs sur
tous les âges , sur toutes les conditions ; et vers
le milieu de l’épidémie , la dépopulation fut si
considérable^ qu’il n’y avait plus de fossoyeurs
pour faire la sépulture des morts. On trouva
un jour, dans le cimetière de la Bodomie , une
femme errante , qui tenait dans ses bras le ca-
davre de son enfant ; elle suppliait le gardien
de ce triste lieu de lui prêter assistance pour
creuser la terre, et y déposer une si chère
I 64 LES PESTIFÉRÉS
dépouille : elle implorait ce service avec au-
tant d’instance que si elle eût sollicité une
aumône. Son humble contenance , son atti-
tude suppliante, fléchirent cet homme, qui
l’aida dans ce douloureux ministère.
Je l’ai déjà dit plus haut, aussitôt qu’une
maladie pestilentielle se manifeste dans une
contrée , la première pensée du peuple est
d’en rechercher les causes dans les altéra-
tions des objets qui frappent immédiate-
ment ses sens : on voit alors naître et s’ac-
créditer les opinions les plus extravagantes ;
on se flatte de tout expliquer. C’est ainsi
cju’on vit autrefois les Romains attribuer la
peste qui, sous le règne de Marc-Aurèle et
des Antonins, ravagea l’Europe et l’Asie,
à une misérable cassette qu’un soldat avait
trouvée dans le temple d’Apollon lors de la
prise et du pillage de Séleucie par Lucius
Vérus ; les historiens prétendent que ce sol-
dat, ayant eu l’imprudence d’ouvrir cette
cassette qui était d’or, et qui ne contenait
DE YILLEFllANCHE.
l65
que quelques secrets ridicules des anciens
Chaldéens , il en sortit une sapeur méphy-
tique qui porta en tous lieux la destruction.
Cest ainsi qu’on lit dans Forestus, écrivaiîi
d’ailleurs très recommandable , que la peste
qui se déclara en Hollande dans le seizième
siècle, et qui s’étendit principalement dans
le territoire d’Egmont , fut occasionnée par
une baleine qu’il avait vue lui-même venir
échouer sur le rivage , et qui s’y était putré-
fiée. A Villefranehe , on rapporta le fléau au
passage d’une comète, ainsi que je l’ai déjà
fait remarquer en commençant cette relation ;
aussi le peuple ne cessait de consulter les
astrologues.
Il est des faits qu’on n’ose revêtir de la
dignité historique. Il n’est pas néanmoins
inutile de consigner ici qu’il y avait, à l’épo-
que dont je parle, des femmes du peuple,
qu’on accusait d’avoir fait un pacte avec le
démon, et de flétrir, d’un souffle infernal,
tous les actes importa ns de la vie, de ma-
LES PESTIFÉRÉS
l66
nière à leur imprimer une malheureuse fata-
lité. Cette superstition tenait à l’ignorance
du temps. Les femmes qu’on prétendait être
coupables de sortilège, finissaient par s’en
croire atteintes , et spéculaient souvent sur
la terreur que pouvait inspirer leur présence
ou leur médiation. Toutes les personnes dont
l’existence paraissait mystérieuse , étaient
soupçonnées d’un pareil crime. Rien n’égalait
l’effroi que répandaient les prétendues sor-
cières dans les environs de Villefranche ; il est
facile de croire à la magie, quand on voit tant
de victimes frappées par une puissance sur-
naturelle. Aussi nos paysans épouvantés di-
saient-ils que notre malheureuse cité avait sans
doute mérité la malédiction du ciel, et que
la main de Dieu s’était appesantie sur
elle.
On a souvent remarqué qu’il n’y a plus
de guerre parmi les hommes , quand ils sont
aux prises avec la nature. Le résultat ordi-
naire d’un fléau aussi grand que celui de la
DE VILLEFRANCHE. I 67
peste est de suspendre la méchanceté hu-
maine. Il y avait néanmoins , dans ces temps
malheureux , un malfaiteur avide descendu
en France des montagnes de la Savoie ; je
veux parler du brigand Barleti , qui suivait
le théâtre de l’épidémie , comme les vautours
les champs de bataille. Il profitait des désas-
tres publics pour s’introduire dans les mai-
sons désertes ou mal gardées. Il s’était ligué
avec une troupe de compagnons féroces cpii
vivaient dispersés , mais qu’il ralliait au
besoin pour le pillage. On éprouvait une
frayeur insurmontable toutes les fois qu’on
entendait parler de ce voleur insigne, qui
était d’une taille gigantesque , et que les ar-
chers n’avaient jamais pu atteindre. Barleti
connaissait d’ailleurs mille détours pour se
dérober à la poursuite des tribunaux , et ses
crimes restaient impunis. Il se risquait ra-
rement , quoicju’il fût d’une inconcevable in-
trépidité ; il ne s’arrêtait jamais dans les
hôtelleries. Enfin , après avoir si long-temps
trompé la vigilance des magistrats , il trouva
t68 LES PESTIFÉEES
la mort sur le théâtre même de ses for-
faits. On assure qu’il contracta la peste
par le contact de quelques étoffes de laine
dont il s’était emparé; et ce qu’il y a de plus
extraordinaire dans la destinée de ce misé-
rable , c’est que , dans la maladie qui ter-
mina ses jours, il reçut les soins les plus
toLiclians de quelques religieuses dont il avait
spolié le couvent quelques mois auparavant.
Cet homme avait causé de grands soucis à
tous les habitans de la province du Rouer-
gue. La Providence en fit justice, (y)
On prétend qu’à la peste de Milan les ha-
bilans ne voulurent point supprimer les di-
vertissemens du carnaval , et que la plupart
d’entre eux se livraient encore à des satur-
nales sur le bord de la tombe. Il n’en fut
pas de même à Villefranche ; la tristesse était
dans tous les lieux , et on n’eut à gémir d’au-
cun trait d’immoralité. Un sentiment uni-
que agitait tous les citoyens, c’était celui de
la pitié ; ils se sacrifiaient les uns pour les
DE VILLEFRANCHE. 169
autres. Poiuairols surtout prêchait d’exem-
ple. (c Mourons , puisque Dieu le veut , s’écriait
le père Ambroise ; mais espérons en lui jusqu’à
la fin. » Un jour ce bon religieux fit aux
habitans une grande exhortation près du
cimetière de la Bodomie : « Mes bons frères ,
leur disait-il , sachons nous résigner au mi-
lieu des périls qui nous menacent : le jour
de demain ne nous appartient pas. La vie
est un fleuve qui se tarit par le malheur
aussi-bien que par les années ; vainement
nous voudrions en prolonger le cours. Ce-
lui qui a chanté , celui qui a pleuré , doivent
arriver en même temps au bout de la car-
rière ; heureux qui se détache de bonne
heure de ce qu’il doit quitter ! L’homme ici-
bas est réduit à se consoler de tout, même
de sa propre mort. » Ainsi parlait le père
Ambroise; on adressait ensuite des prières
à saint Charles Borromée , qui est le patron
des pestiférés , comme saint Lazare est celui
des lépreux. Aucun habitant de la ville ne
maudissait la Providence ; chacun d’eux atten-
l']0 LES PESTIFÉRÉS
dait son sort sans faire entendre le moindre
murmure.
Ce qui prolongea la durée de la peste,
fut la croyance où était le peuple qu’on
pouvait impunément communiquer avec les
malades ; ce furent les relations que vou-
laient toujours conserver les personnes rap-
prochées par les liens du sang et de l’amitié.
Il y avait, par exemple, une jeune fille qu’on
voulait amener de force aux infirmeries ,
parce qu’elle était atteinte du charbon ; mais
sa mère la tenait étroitement embrassée, en
disant qu’il était barbare de vouloir la pri-
ver de son enfant. L’habitude, d’ailleurs
très louable , qu’ont les habitans de la ville
de se faire mutuellement des présens à des
époques déterminées de l’année , de se prêter
des meubles dans toutes les occasions , de
s’assister réciproquement de leurs récoltes
et provisions particulières , rendait encore
plus facile la communication de la mala-
die. Aussi les magistrats avaient -ils la plus
DE VILLEFRANCHE.
171
grande peine à empêcher ces libéralités
charitables et fraternelles. Le père Am-
broise séparait avec bonté ceux qu’il trou-
vait occupés à s’entretenir dans les rues ;
il blâmait leur imprudence; il ne cessait
de leur dire qu’ils exposaient la ville
aux plus grands dangers , en étendant
le foyer de l’infection : qu’on ne s’étonne
donc pas si l’épidémie, qui avait d’abord
marché très lentement , fit ensuite beaucoup
de progrès ; en sorte que , sur la fin du mois
de juin , il n’y avait pas un seul quartier de
la ville où elle n’eût pénétré.
Enfin, cette peste dévorante, qui s’était
déclarée au mois d’avril, et dans la saison
la plus tempérée de l’année, diminua sensi-
blement dès le commencement d’août, à
l’époque ordinaire des plus fortes chaleurs ,
au point que le quinzième de ce mois, jour
de la fête de l’Assomption , il n’y avait plus
un seul malade dans la ville. Comme les
habitans avaient adressé beaucoup de voeux
LES PESTIFÉRÉS
172
et de prières à la Vierge , à roccasion de ce
grand fléau, ce fut à son intercession qu’ils
attribuèrent leur délivrance. Bientôt tous les
fugitifs retournèrent dans leurs maisons ; le
présidial reprit ses séances ; Findustrie et
le commerce rentrèrent dans toute leur ac-
tivité.
Le spectacle le plus doux, dont puissent
jouir des hommes qui ont été long-temps en
proie au fléau .dévastateur de la peste , est
sans contredit celui ou ils voient tout à coup
Fépidémie cesser ses ravages. On dirait que
les cieux sont apaisés , et que la fin du châti-
ment arrive. Le sommeil revient consoler
les hommes ; Fhabitant respire en liberté ;
il est comme s’il venait d’échapper au nau-
frage. On recommence les travaux des
champs ; on cueille les fleurs ; on sème le
grain. Tous les sentimens généreux de l’âme
reprennent leur énergie ; partout cesse l’iso-
lement; toutes les langues se délient pour
faire éclater les transports de la joie la plus
DE VILLEFRAIVCHE, l'y 3
vive. Les mères sont dans iin ravissement
inexprimable ; leurs embrassemens leur sont
rendus.
On remarquait néanmoins sur tous les
visages l’expression des regrets , et cette pro-
fonde mélancolie qui succède toujours à un
grand désastre ; car il n’y avait pas un seul
individu dont le cœur n’eût été déchiré par
les plus douloureux sacrifices. C’était en vain
que le père Ambroise prêchait et prodiguait
ses consolations sur une terre punie par le
ciel ; tous les souvenirs étaient remplis
d’amertume , et les habitans de Villefranche
retournaient d’autant plus difficilement à la
gaîté , qu’on apprenait de toutes parts que
les mêmes malheurs pesaient sur les pays
voisins.
Cependant Pomairols , à la sollicitation
de ses concitoyens , s’était rendu à la cam-
pagne , pour s’y délasser de ses pénibles tra-
vaux ; mais il n’avait pu y jouir d’une tran-
174 LES PESTIFÉRÉS
quillité convenable ; car il fallut encore qu’il
travaillât à faire exécuter les ordonnances
du roi , et qu’il prît une part active à ce qui
se passait loin de lui. On venait l’obséder
jusque dans sa retraite ; on assiégeait toutes
les avenues de son jardin , pour le con-
sulter ; du fond de sa solitude il apaisait
encore des discordes; d’une autre part^ la
reconnaissance attirait chez lui une multi-
tude de personnes. On accablait d’éloges cet
homme incomparable, auquel il n’a manqué
que d’être sur un plus grand théâtre, pour
acquérir une célébrité européenne; car il
avait tout en partage pour être en semblable
occasion le modèle des magistrats. On ad-
mirait surtout en lui la prévoyanee dans le
conseil , la circonspection , une vigilance de
tous les instans , la bonté , le désintéresse-
ment , la résignation qui triomphe des maux
de l’humanité , un courage insurmontable ,
une âme toujours supérieure au danger, et
qui met à profit toutes les ressources. On
assure que les ministres du roi approuvèrent
DE VILLEFRAIVCHE. iy5
singulièrement sa conduite et Fexcellence de
ses règlemens.
Pomairols prit enfin le parti de rentrer à
Villefranche , où son arrivée fut un vrai jour
de fête pour ses concitoyens, qui accouru-
rent au-devant de lui. Les bénédictions des
pauvres furent la récompense de toutes ses
peines. On jeta des fleurs sur son passage ;
dans les contrées méridionales , c'est un
grand signe de joie que de parer l’intérieur
des cités avec la verdure des campagnes ; on
avait planté des arbres dans les rues. Cette
réception tempéra un peu le deuil et l’af-
fliction des habitans. Après des malheurs si
grands , c’est un besoin , pour le cœur hu-
main , de revenir aux émotions douces qui
rattachent à la vie. Un an s’était écoulé sans
que l’hymen eût une seule fois consacré les
nœuds de l’amour ; les premiers mariages fu-
rent célébrés , et , sur la fin du mois de sep-
tembre, la population se livra avec trans-
port à tout ce que la vie de relation peut
1 7^ les pestiférés
avoir de plus attrayant et de plus enchan-
teur.
La procession cpii fut faite en action de
grâces de la cessation du fléau ressemblait
beaucoup à celles qui avaient eu lieu sous
Louis XI et sous Henri II à la suite de deux
pestes non moins mémorables par leurs ra-
vages (8). On renouvela le vœu particulier
d’après lequel les consuls de Villefranche ,
parés de la robe rouge , devaient se rendre
tous les mois dans la chapelle de Notre-Dame
des Treize-Pierres pour y célébrer l’office et
y faire chanter les louanges du Créateur.
Cette pieuse solennité mériterait une descrip-
tion particulière. Les prêtres sortirent des
temples , escortés par tous les fidèles ; leurs
mains étaient armées de flambeaux , dont la
lumière a toujours été regardée comme le
symbole de la présence divine. Les membres
du chapitre et des diverses corporations , les
religieux des divers ordres , portant les reli-
ques des martyrs de la foi chrétienne , y as-
DE VILLEERANCHE
Ï77
sistèreiit et parcoururent les rues avec les
pieds nus.
Les spectateurs affluaient , sans toutefois
déranger l’ordre et l’harmonie de la marche.
Ils se pressaient autour du dais , où se trou-
vait en habits pontificaux l’évêque Bernardin
de Corneillan , l’un des prélats les plus re-
commandables du temps (g). Cette proces-
sion fut particulièrement remarquable par la
»
quantité de pénitens qui y parurent revêtus
de longs sacs, comme les anciens Ninivites.
On y vit surtout une confrérie de pèlerins
qui s’était formée sous les auspices de saint
Jacques de Compostelle , dont l’église a sub-
sisté jusqu’à nos jours, La pompe de cette
cérémonie ne doit pas surprendre ; car, dans
Je Midi , la religion, n’a point cet aspect
sombre et mélancolique qu’elle manifeste
dans les pays du Nord. Son culte extérieur
est une fête continuelle ; tout y respire l’al-
légresse et le bonheur. Aussi vient-elle s’as-
socier à tous les actes, à toutes les situations
II.
12.
17^ l-ïS PESTIFÉRÉS
de la vie ; naissances , mariages , funérailles ,
elle préside à tout, et toujours avec son cor-
tége ordinaire. Elle couvre de fleurs la tombe
et le berceau ; alors même qu’elle accom-
pagne l’homme de la terre au ciel , elle fait
entendre une musique qui , en éloignant de la
pensée ce que la mort a d’horrible , n’y laisse
plus voir que l’état d’un paisible sommeil.
Les services de Pomairols avaient été pro-
fitables à un grand nombre de citoyens ; la
reconnaissance devait être- publique. C’était
un vieil usage à Villefranche que toutes
les réunions communales étaient d’avance
notifiées au peuple au son de la trom-
pette : un homme s’arrêtait à tous les coins
de rues pour proclamer à haute et intelli-
gible viox ce qui pouvait toucher à l’intérêt
général. On annonça par cette voie une as-
semblée à laquelle tous les notables se rendi-
rent. L’un d’eux prit la parole pour prouver
combien il était important de récompenser
le zèle et le courage qu’avait montré le juge
DE VILLEFRAIYCHE. I
criminel dans cette funeste épidémie. 11 rap-
pela avec l’accent d’une éloquence passionnée
tout ce que venait d’exécuter ce vertueux
magistrat pour garantir les propriétés de
chacun de ses concitoyens , la manière dont
il aA^ait exposé ses jours , sa conduite pleine
d’honneur, son loyal dévouement qui avait
surmonté tous les obstacles. En effet , il est
remarquable que pendant cette longue déso-
lation , Pomairols n avait pas quitté un seul
instant la ville , quoiqu’il n’eùt cessé de voir
la mort autour de lui dans la personne de ses
domestiques, dont plusieurs avaient été vic-
times de la peste. Il est constant qu’il avait
conserve le bien des familles , assisté les pau-
vres^ soumis les rebelles et déconcerté les
manœuvres des méchans. L’orateur ajouta
en conséquence qu’il fallait consacrer le
souvenir de tels bienfaits par un monu-
ment durable : des applaudissemens una-
nimes sanctionnèrent cette proposition.
Il fut donc délibéré que la cité de Ville-
I 8o LES PESTIFERES
franche laisserait à la postérité un témoi-
gnage authentique de sa reconnaissance , en
exemptant de tout impôt et redevance les
possessions dont Pomairols jouissait dans
toute rétendue de son ressort, qu’elle s’obli-
gerait à les payer pour lui, et que cette fa-
veur s’étendrait sur ses descendans en ligne
directe ; on ordonna de plus que cette mé-
morable décision serait gravée sur une pla-
que de bronze ; et pour donner encore une
plus grande publicité au sentiment de grati-
tude qui animait toute l’assemblée , on arrêta
que le portrait de Pomairols serait placé dans
l’hôtel-de-ville , avec une inscription qui rap-
pellerait à la postérité les services éminens
rendus à la patrie par un magistrat si recom-
mandable. (lo)
Telle est l’histoire fidèle d’un événement
qui jeta le plus grand deuil sur les anciens
jours de ma patrie ; je l’ai racontée d’après
les traditions les plus authentiques. Ce n’est
point par des fictions qu’on parvient à émou-
DE VILLEFRANCHE.
i8f
voir le cœur de riiomme ; c’est par des scènes
véritables , telles qu’elles se sont passées dans
«
l’intérieur de la vie humaine. Nous sommes
naturellement portés à nous placer dans des
dispositions tragiques ^ et à faire passer dans
le fond de nos âmes tous les tristes senti-
mens qu’ont éprouvés nos aïeux. Nous ai-
mons à nous attendrir sur la destinée de
ceux qui ont été victimes d’un sort ennemi.
Après tant d’années , nous nous affligeons
encore de leurs peines , et nous répandons
les plus douces larmes ; nous conservons re-
ligieusement dans nos souvenirs les impres-
sions douloureuses qu’ils nous ont laissées.
L’effroi moral que nous causent de tels
récits a d’ailleurs un autre avantage : il
nous apprend à n’apprécier le monde que
ce qu’il vaut ; et, comme de toutes les
créatures l’homme est celle qui offre le
plus de prise au malheur, il n’est peut-
être pas inutile de lui présenter, par in-
tervalles, le tableau de sa fragilité sur la
iBa LES PESTIFÉRÉS DE YILLEFR ANCHE.
terre. Nul d’entre nous ne voudrait de la
vie, s’il savait d’avance à quelles conditions
l’Éternel nous la donne , combien ses jouis-
sances sont fugitives , et surtout avec quelle
rapidité ce vain fantôme se dissipe. Com-
ment se défendre d’une profonde mélanco-
lie, quand on songe que nos relations ne
sont que d’un jour, et qu’il n’existe aucun
objet aimé dont on ne se sépare ?
Nous voguons ici-bas sur une mer chan-
ceuse , oii toutes les passions nous poussent
comme des vents contraires. Avons-nous péné-
tré dans la science, les erreurs nous attendent ;
sommes-nous comblés des dons de la fortune ,
mille illusions nous éblouissent ; avons-nous
travaillé pour le repos de notre vieillesse,
des pirates viennent nous ravir le fruit de
nos labeurs ! Les hommages , la gloire , la
prospérité, tout cela ne fait qu’assembler
des regrets : heureusement que Dieu nous
attend !
NOTES.
(T) Il y a plusieurs manuscrits sur la peste de Villefranche
qui m’ont été communiqués; mais je ne connais qu’un seul
opuscule, imprimé en vieux français, lequel a pour titre :
Manifeste de ce qui s’est passé en la maladie de la peste a
Villefranche de Roiiergue , avec quelques questions curieuses
de cette meme maladie ^ par M. Durand de Monlauseur, doc-
teur en médecine en ladite ville, etc. Tolose, 1629. L’auteur
de cette dissertation s’y plaint beaucoup d’un charlatan
nommé Buisson , qui fit payer à ira prix exorbitant un pré-
tendu parfum de santé, dont il se disait l’inventeur. Il s’ex-
prime avec amertume contre des abus qui occasionnèrent à
notre ville des frais inutiles , sans être en aucune manière
prolitables à la santé publique.
(2) Quiconque dans ses voyages a vu les bords de l’Alzou,
et surtout l’endroit où les vagues écumeuses de cette petite
rivière viennent s’unir à celle de l’Aveyron, ne peut s’éloi-
gner qu’à regret. Il serait difficile de trouver un site plus
frais et plus enchanteur. Les arbres y étaient jadis sur-
chargés d’inscriptions que l’aspect de ce délicieux paysage
inspirait à ceux qui venaient s’y promener. Que manque-
t-il à ces aimables lieux pour avoir autant de renommée
que la fontaine de Vaucluse ? Un Pétrarque pour les chanter-
1 8/4. HOTES.
(3) Il faut lire l’intéressante description que donne de
Villefranclie l’un de nos écrivains les plus ingénieux, M. de
Jouy, de l’Académie Française , dans son Ermite en Province.
Consultez aussi le travail que M. Monteil a publié sur le
département de l’Aveyron. Cet ouvrage est écrit avec au-
tant d’exactitude que d’agrément.
Aujourd’hui surtout la cité de Villefranche est devenue un
point de mire pour tous les hommes laborieux, qui cherchent
à captiver ou à ressaisir la fortune. L’exploitation des mines
qui l’avoisinent semble lui donner une physionomie nouvelle.
Quelques grands capitalistes s’y rendent, et ne manqueront pas
d’y faire des bénéfices considérables, quand on aura donné aux
travaux commencés l’extension qu’ils méritent. Si les lumières
s’y concentrent , si on y multiplie les ouvriers , et si on agrandit
leur instruction en les soumettant à des études particulières,
qui apprennent à interroger le sol, nul doute que Villefranche
n’acquière une certaine importance ; nul doute que beaucoup
d’étrangers ne viennent un jour saluer son industrie et vivre
de sa prospérité. M. le comte d’Arros, préfet du département,
a ouvert des communications nouvelles; les ressources de notre
pays ont pris un grand développement par son habileté admi-
nistrative. On ne doit pas moins d’éloges à M. le comte Dulac,
qui, par sa présence et la nature de ses fonctions influe directe-
ment sur les opérations importantes qu’on vient d’entreprendre.
(4) M. Berthon a représenté la scène touchante des chèvres
NOTES. l85
amenées par le père Ambroise sur la place de Villefranche,
dans un petit tableau , qui est un véritable modèle en son genre.
Il faut espérer qu’il voudra bien multiplier par la gravure cette
heureuse production de son beau talent. M. Berthon a aussi
contribué à la perfection typographique de cet ouvrage , par
deux vignettes de sa composition ; sous ce point de vue , il
partage ma vive reconnaissance avec M. Bergeret, peintre
toujours inspiré, qui a si bien reproduit l’enthousiasme de la
servante Marie ; avec M. Arsenne, auquel je suis redevable de
l’ingénieuse allégorie qui sert de frontispice à mon livre ; avec
M. Dévéria, dessinateur plein de verve; avec MM. Robert-
Lefèvre et Constant-Desbordes, artistes non moins justement
renommés, dont j’aurai occasion de parler ailleurs.
» «
(5) En i636, le cimetière de la Bodomie fut donné aux
frères ermites de Saint-Antoine pour y bâtir une petite re-
traite à leurs frais. Ces moines pieux avaient choisi de pré-
férence ce lieu pour ne s’y nourrir que de la pensée de la
mort. Toutes les processions s’y arrêtaient, et les orphelins
sauvés par le père Ambroise allaient y prier tous les ans
peur les huit mille victimes du fléau pestilentiel.
(6) C’est surtout dans le mois de juillet que le désordre et
la mortalité furent à leur comble. Les consuls allèrent tenir
leurs assemblées à la campagne; on institua alors des pro-
consuls, qu’il est bon de nommer ici, parce qu’ils se mon-
trèrent intrépides: ce furent les sieurs Alary, Ségui et Gardes;
1 86 NOTES.
les deux derniers moururent de la maladie. On établit aussi
un capitaine de santé, et le choix tomba sur l’avocat Del-
cros, homme plein d’éloquence, de zèle et d’énergie. Il
n’avait été nommé pour remplir cette pénible tâche que
pendant l’espace de quinze jours. Mais comme le danger al-
lait toujours croissant, et que tous les fonctionnaires avaient
disparu, il ne voulut pas quitter son poste. Il servit jus-
qu’au moment où il succomba sous la violence du mal. Pb-
mairols l’avait électrisé par son exemple.
{7) Le brigand Barleti était monté sur un cheval qui sem-
blait partager ses inclinations féroces, et qui le dérobait à
toutes les recherches par la vitesse de sa course. Vainement
on avait dépêché des cavaliers sur tous les chemins pour
parvenir à l’atteindre. Il se cachait et prenait ses repas dans
les bois avec tous les aventuriers qui s’étaient associés à ses
terribles dévastations.
(8) En 1463, sous le règne de Louis XI et le consulat des
sieurs Soulages, docteur, Bernard Rouzies, Brenguié-Baudis
et Bernard Syrven, il se manifesta une épidémie qui emporta
quatre mille habitans, c’est-à-dire plus de la moitié de la
population d’alors. En i558, sous le règne de Henri II, il
y eut encore une peste qui fit périr cinq mille personnes.
La ville fut entièrement abandonnée de ses habitans , et il
fallut y en appeler de nouveaux. Le parlement de Toulouse
fut obligé ch? rendre un arrêt pour faire rentrer à Ville-
NOTES.
187
franche les officiers du siège présidial et de la sénéchaussée,
qui s’absentaient continuellement sous prétexte de la contagion,
(9) Personne n’ignore que la noble famille de Corneillan
est d’une très haute illustration. Elle a fourni plusieurs pré-
lats à l’Église , parmi lesquels il faut surtout distinguer celui
qui occupait le siège de Rodez pendant la peste de Ville-
franche. Bernardin de Corneillan n’était pas seulement un
évéque très éclairé en matière de religion , c’était un homme
d état très estime de Louis XIII, et qui rendit beaucoup de
services à son pays. Il obtint du roi que les états du Rouer-
gue continueraient de s’assembler pour déterminer, selon
l’usage, la répartition et la levée des impôts.
(10) Le portrait dont il s’agit dans la délibération de la
commune de Villefranche , prise le 16 février 1629, fut
placé dans la principale salle de l’hôtel-de-ville. Il est de la
grandeur de sept pieds d’élévation sur quatre de largeur.
L’écusson de la ville s’y trouve réuni avec celui de Pomai-
rols. Voici 1 inscription qui décoré le bas du portrait :
Talis erat qui me funestis cladihus ictam
Sustinuit prœsens et in ipsâ morte refecit.
Qiiam nunc ilia manet magnœ pietatis imàgo
Parvaî sed ad seras major ventura nepotes ,
Si quid amor patriœ , si quid henefacta , jumtis.
On voit dans le cadre du meme tableau, et au-dessus de
1 88 NOTES.
la tête de Jean de Pomairols , un phénix renaissant de ‘ses
cendres , avec ces mots , durât et lacet. Nous avons aussi ob-
tenu de M. Broquère, peintre fort distingué, qui fait le plus
grand honneur à l’académie de Toulouse, un portrait de ce
magistrat qui mérite l’approbation de tous les connaisseurs ,
et qu’on s’est empressé de faire graver.
Presque toutes les familles dont les ancêtres ont signé la
délibération qui concerne Pomairols existent encore dans
notre ville ou dans son voisinage. Tels sont les d’Ardenne ,
les Maritan, les Durrieu, les Bruel, les Reynaldi, les Bo-
relli, les Gaillardi, les Cabrol, les Rouziés, les Valadier,
les Rolland, les Resseguier, les Colonges, les Rivière, les
Delbreil, les Cardailhac, les Gailhard, les Redolin, les Mu-
rat, les Albaret, les Cayrou, les Astruc, etc. Cette inau-
guration fut faite avec autant de pompe que de solennité.
Tous les citoyens avaient l’air de conclure un pacte de fa-
mille. Des larmes de joie coulaient de tous les yeux. Rien ne
manquait à cette scène touchante , qui avait pour objet de
célébrer la résurrection de la patrie.
DE i/aDMIRA.TIO]N'.
CHAPITRE IX,
DE l’admiration.
L’admiration est un mouvement physiologique
de l’âme qui se manifeste en nous à l’aspect d’une
haute perfection ; c’est une sorte de sympathie
presque toujours inattendue pour celui qui
l’éprouve. Elle le saisit inopinément, et, pour
ainsi dire , à son insu ; de là vient qu’elle se dirige
surtout vers ce qu’on nomme le sublime dans les
beaux-arts. Cette passion a nécessairement pour
objet les choses merveilleuses de la nature.
Toutes les fois que l’organe de nos perceptions
est frappé par des objets ou des phénomènes dont
il ne peut démêler ni le mécanisme ni la nature ,
l’âme est saisie d’un sentiment agréable qui
s’entretient par l’ignorance où nous sommes des
vraies causes de ce que nous voyons ou de ce
que nous entendons. Ainsi, comme on l’a dit
souvent , une chose que nous jugeons admirable
n’est souvent qu’une sensation nouvelle inexpli-
PHYSIOLOGIE DES PASSIOINTS.
quée. Cette faculté , source des plus vifs plaisirs ,
est presque toujours altérée ou anéantie chez les
mélancoliques , les hypocondriaques ; et ce désen-
chantement ajoute à l’horreur de leur situation.
Les peuples qui sont hors de la sphère de la
civilisation admirent particulièrement les pro-
diges de la force physique ; quelques sauvages de
l’Amérique méridionale se font une ceinture avec
les dents des ennemis auxquels ils ont ôté la vie ,
ce qui ajoute à l’espèce de considération dont ils
jouissent dans leurs tribus. Mais chez les hommes
dont l’esprit a subi une certaine culture , ce sont
les résultats intellectuels qui obtiennent de pré-
férence le sentiment de l’admiration ; nous sommes
généralement plus frappés des perfections de
l’esprit que de celles du corps , sans doute parce
qu’elles sont moins accessibles à notre analyse.
Les beautés morales excitent une surprise plus
profonde ; elles saisissent l’âme à l’improviste ,
et l’entraînent par un mouvement indéfinis-
sable.
Le sentiment de l’admiration s’attache surtout
aux effets prompts et inattendus, plutôt qu’aux
choses long-temps cherchées et élaborées ; son
feu nous pénètre spontanément. L’orateur qui
nous charme est toujours celui qui sort des routes
DE l’aDMI RATION. Iqj
communes et produit des émotions qu’on n’avait
pas prévues. C’est moins l’éclat ou le faste de ses
paroles qui nous entraîne , que la hauteur ou les
traits rapides de sa pensée.
L’admiration donne les memes jouissances que
l’enthousiasme ; il est des âmes disposées par leur
nature à «tous les plaisirs qu’elle procure , et qui
aiment à s’exalter sans cesse par ce doux et
ineffable s-entiment. L’admiration prolongée peut
conduire à l’extase silencieuse : c’est alors que
toutes les idées accessoires s’évanouissent ; une
seule et grande idée envahit le système sensible
et l’absorbe dans son entier.
Il est probable que le sentiment de l’admira-
tion n’est point étranger aux animaux ; car plu-
sieurs d entre eux paraissent l’eprouver à un
très haut degré. La femelle du rossignol écoute
chanter le mâle avec une disposition qui la porte
sans doute à partager son amour ; tous les oi-
seaux doues d’une ouïe exquise et délicate ,
apprennent les airs qu’on leur fait entendre par
le secours des serinettes et des autres instrumens.
Ils en répètent avec exactitude tous les tons,
tous les accens, toutes les inflexions. Il n’est pas
difficile d’apercevoir le ravissement dans lequel
les plonge cette mélodie inconnue.
19^ PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
Les plaisirs admiratifs semblent provenir spé-
cialement de tout ce qui nous donne les idées de
l’espace et de la grandeur, ainsi que de tous les
objets dont nous ne saurions atteindre ni mesurer
les bornes. C’est ainsi que l’admiration qui
s’adresse à Dieu est à chaque instant entretenue
par le spectacle de l’univers. Elle a inspiré l’éclat
et la pompe de tous les cultes qui célèbrent jour-
nellement sa toute-puissance.
Tout ce qui sort des sensations coutumières
de la vie , tout ce qu’on a peine à comprendre
est propre à produire le phénomène de l’admira-
tion. C’est l’opinion habituelle des poètes qui
se livrent à la composition de l’épopée ; c’est
aussi celle de nos prosateurs modernes qui sem-
blent donner la préférence au genre romantique.
Partout où la nature se montre à la fois sauvage
et imposante, partout où elle offre à l’œil du
spectateur des montagnes élevées, des rochers
sourcilleux , des précipices profonds , des fleuves
rapides, des arbres gigantesques, notre âme est
frappée par ce mouvement soudain de notre
existence , auquel vient se mêler parfois un sen-
timent d’épouvante ou de mélancolie. Les ruines
d’un majestueux édifice produisent un effet ana-
logue , en nous laissant apercevoir les traces des
changemens opérés par le pouvoir des siècles
DE l’admihation. I ^3
ainsi que les vestiges de leur ancienne magni-
ficence.
Il est donc des circonstances où, comme l’a
dit un ingénieux philosophe, l’admiration agit
sur notre ame comme une espèce de terreur ;
l’homme éprouve surtout ce genre particulier de
sensation lorsqu’il se trouve un instant sur le
sommet des monts les plus eleves de la terre.
C’est alors que ses organes sont , pour ainsi dire ,
subjugués par tous les points de vue dont il s’en-
vironne. Dans cette contemplation vague et soli-
taire , l’imagination est effrayée autant qu’éblouie
par la multitude des tableaux , par la puissance
des contrastes, par l’illusion des perspectives.
Placez-vous sur ce vaste et majestueux promon-
toire ; portez vos regards sur ces rochers im-
menses qui bordent une mer en fureur ; écoutez
l’horrible fracas des ondes qui viennent s’y briser ,
et de ces masses énormes qui se détachent par la
violence des tempêtes ; suivez le cours de ce
torrent dont les eaux jaillissantes font autant de
bruit que le tonnerre; saluez ces pics escarpés
qui semblent ne sortir du sein des flots que pour
aller se perdre dans les nues ; osez approcher de
ces écueils , de ces gouffres qui s’entr’ouvrent pour
engloutir les vaisseaux qui s’y confient ; observez
les luttes de tous ces grands cétacés qui s’agitent
194 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
dans des abîmes sans fond; entendez les cris
d’alarme de ces oiseaux aquatiques qui semblent
en accord avec les scènes désastreuses de l’Océan,
vous serez frappé d’une terreur profonde ; mais
rien ne pourra affaiblir votre admiration pour
A
l’Etre des êtres qui a imprimé tant de puissance
à la nature , tant de merveilleux à ses créations.
Votre esprit trouvera un charme inépuisable dans
ces surprises inattendues qui sont un des plus
grands plaisirs de la vie ; dans ce sentiment de
l’infini qui nous distingue de tous les animaux ;
dans ces conceptions suprêmes qui ne connaissent
aucun obstacle , qui affranchissent l’âme de toute
entrave et la font voguer dans l’immensité.
Envisagée dans les rapports habituels de la
société, l’admiration est une des plus douces
émotions par lesquelles nous puissions agiter
notre âme. Dans les grandes villes, n’est-ce pas
une observation intéressante pour le physiologiste
que celle de cette multitude d’individus qui lut-
tent à la porte de nos spectacles, qui se préci-
pitent dans les foules pour jouir plus tôt du plaisir
de l’admiration? On ne court avec tant d’empres-
sement au théâtre que pour y exalter son imagi-
nation , que pour y chercher des sensations nou-
*
velles , que pour y réveiller des souvenirs , etc. Ce
plaisir convient à toutes les conditions , à tous les
DE l’admiration. igS
rangs, à tous les âges ; on dépense son or pour en
jouir.
L’admiration est un sentiment que l’on se confie
réciproquement et qu’on aime à goûter en com-
mun ; quand ce mouvement physiologique est
simultanément communiqué à une multitude
d’hommes rassemblés, il est une des plus déli-
cieuses jouissances dont l’âme puisse se pénétrer.
Il arrive meme que , toutes les fois que ce mouve-
ment s’empare d’une grande assemblée , si un seul
individu , déterminé par un motif particulier, re-
fuse d’obéir à l’entraînement de la sympathie géné-
rale, il subit aussitôt le blâme ou l’improbation
des assistans.
Dans la représentation des pièces dramatiques ,
cette passion exhalante ne peut long-temps se
contenir ; et les spectateurs sont bientôt con-
traints d’exprimer hautement leur gratitude pour
celui qui imprime un si doux ébranlement à toutes
les âmes. Les applaudissemens volontaires ou
arrachés spontanément à ceux qui écoutent,
portent dans le cœur de l’homme admiré un
sentiment délicieux qui est la récompense de ses
efforts, et dont il jouit avec toute l’étendue de
son amour-propre. Ce bruit salutaire agit même
comme un heureux stimulant pour son organe
19^ PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
intellectuel ; il semble accroître les forces de son
entendement, et son ivresse augmente en raison
du grand nombre d’individus qui partagent cette
approbation générale et simultanée.
On a déjà vu que l’admiration peut se mêler
à d’autres passions et agir de concert avec
elles dans l’économie animale ; c’est ainsi qu’on
la voit s’unir à la compassion dans les cata-
strophes les plus déplorables. On aime à savoir
comment un grand homme est parvenu à se
soustraire aux dangers qui menaçaient son
existence et sa haute fortune ; ces deux sentimens
mettent aussitôt notre âme dans une situation qui
offre un double intérêt. Nous bénissons la Provi-
dence qui l’a protégé ; nous triomphons avec son
courage , et nous sympathisons avec sa victoire.
L’admiration des hommes prend des directions
analogues aux circonstances politiques , aux pro-
grès des lumières, à ceux de la civilisation. On
la voit souvent abjurer ses premiers plaisirs et se
détourner, pour ainsi dire, de ses anciennes lois,
ir arrive parfois que des hommes d’un esprit
inventif et d’un génie extraordinaire viennent
servir de guides à leurs semblables et fournir
des points de vue nouveaux pour l’admiration.
Ils amènent des différences dans la manière de
DE l’admiration.
sentir, et opèrent les plus grands changeinens
clans notre nature morale. D’une autre part,
combien d’hommes paraissent dans des siècles
qui ne sont point à leur niveau , et dans lesquels
ils ne peuvent ni être entendus, ni être admirés !
Quelle que soit la source de l’admiration
éprouvée, ses phénomènes sont d’un avantage
infini pour l’homme civilisé. J’aurais pu, en
effet, considérer ici ce sentiment comme la
source première de tous les grands progrès de
l’esprit humain- ; car c’est par elle que nous ap-
précions tous les miracles des arts , tous les pro-
diges de la méditation et de la pensée ; cette
faculté augmente la vie intellectuelle et morale ; *
elle agrandit la sphère de toutes les conceptions.
L’homme s’admire sans cesse dans la contempla-
tion de l’homme ; le bonheur qu’il éprouve est
accompagné d’une sorte de fièvre qui remplit Famé
et l’identifie, en quelque sorte , avec tous les illus-
tres personnages qui Font précédé dans la car-
rière de la vie.
Ajoutons que le charme particulier qui dérive
de ce doux sentiment fait souvent oublier toutes
les rigueurs de la destinée humaine. On assure
que Michel-Ange, devenu aveugle sur la fin de
sa carrière, s’approchait des beaux monumens,
I9B PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
et que, promenant ses mains savantes à leur
surface , il se procurait encore des momens d’ex-
tase et de ravissement. Un auteur très estimable ,
et connu à Paris par ses nombreux travaux sur
la métaphysique , le malheureux Lasalle , accablé
sous le poids des ans , et contraint par l’indigence
de venir réclamer mes soins à l’hôpital Saint-
Louis , oubliait sa misère par la lecture des an-
ciens, dont il était idolâtre. Un jour je m’appro-
chai de son lit pour le consoler : « Je n’ai perdu
aucun des attributs de mon être , me répondit-il
en me montrant les œuvres d’Homère; je suis
toujours jeune, puisque je conserve jusqu’à mon
dernier jour le bonheur de sentir et la faculté
d’admirer.
DE l’eiNTHOUSTASME.
^99
CHAPITRE X.
DE l’enthousiasme.
Par enthousiasme, il faut entendre cet état
d’exaltation de l’âme , qui nous dirige constam-
ment et avec force vers le même objet. On est
subjugué par une idée fixe que l’on embrasse et
que l’on chérit avec transport. Cette passion est
contagieuse ; elle agit souvent sur une grande
masse d’individus; elle se communique parfois à
des cohortes innombrables , et marche à la ma-
nière des épidémies.
L’enthousiasme est une puissance qui met tous
les hommes en sympathie , qui fait palpiter si-
multanément tous les cœurs en les agitant de la
même pensée. C’est une véritable fièvre de l’âme,
ou plutôt c’est le feu du ciel descendu en elle
pour l’embraser; de là tant de nobles délires qui
nous entraînent.
Il faut avoir Dieu en soi pour analyser ce
transport céleste , cette agitation ardente de tout
200 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
le système sensible. C’est peut-être la force mo-
rale qui a le plus influé sur les révolutions poli-
tiques du globe. Elle imprime en effet à la vo-
lonté humaine une énergie incompréhensible ^
qui fait tout entreprendre et. tout achever. Ce
que le génie conçoit , l’enthousiasme le propage.
On peut s’avancer par la raison ; mais on s’élève
par l’enthousiasme,
é
Les poètes ont comparé l’enthousiasme à une
flamme qui tend à remonter vers le ciel d’où elle
est émanée ; qui s’élance et s’agrandit sans cesse
dans le vague de l’infini. Si elle s’affaiblit , c’est
quand elle est parvenue dans les régions les plus
élevées; souvent meme c’est pour renaître et
pour éclater encore avec plus de violence. .
On s’achemine à l’enthousiasme par Fadmira-
tion ; c’est la faculté des âmes puissantes et pri-
vilégiées. Semblable au torrent qui s’accroît par
les digues memes qu’on lui oppose^ cette passion
triomphe de tous les obstacles ; elle frappe, sub-
jugue, et soumet tout à sa domination ; elle laisse
en tous lieux sa divine empreinte. L’enthousiasme
est l’élan d’une âme méditative , qui se berce dans
le merveilleux, et qui cherche les modèles de la
perfection idéale au milieu des éclairs d’une in-
spiration surnaturelle.
DE l’enthousiasme. 201
Quelle est noble et belle cette disposition de
notre être , qui donne à Famé plus d’intelligence
pour comprendre, plus d’éloquence pour émou-
voir, plus de tendresse pour aimer ! L’Esprit-Saint
descendu sur les apôtres est le symbole de cette fa-
culté suprême , que les hommes appliquent à tous
les genres de spéculation et de pensée. Les poètes
ne se livrent jamais à leurs compositions sans de-
mander aux Muses mythologiques ce feu péné-
trant et spontané , qui féconde les sujets les plus
arides. Toutes leurs invocations sont fondées sur
le besoin qu’ils ont de cette passion inspiratrice.
»
Il faut entendre Pindare gratifié par Hiéron
d’une lyre d’or, et rassurant les peuples contre
les éruptions de l’Etna ; le poète, qui s’est élancé
par l’enthousiasme , est comme l’aigle qui goûte
une sorte d’ivresse dans ces flots de lumière au
sein desquels il se balance. Le délire qui l’en-
flamme est pour lui un don des dieux ; il laisse
une magie immortelle dans tous les lieux qu’il a
célébrés ; il attache une multitude d’idées subli-
mes à une montagne, à une caverne, à un fleuve,
à un ruisseau.
Il y a quelque chose de prophétique et de sacré
dans les effets inexplicables de l’enthousiasme ;
c’est par son secours que l’homme s’élève sans
202
PHYSIOLOGIE DES PASSI0]?IS.
cesse vers Dieu, et qu’il parvient, en quelque
sorte, à s’initier dans les profonds mystères de
son existence. Tout ce qu’il y a de grand et d’au-
guste dans cet univers, c’est l’enthousi-asme qui
le révèle ; l’enthousiasme fait en un jour ce que
la raison fait en plusieurs siècles.
Mais ce qu’il y a de plus merveilleux dans cette
sorte de vie toujours ardente et toujours passion-
née , ce sont ces accords, ces alliances généreuses ,
qui s’établissent entre les esprits, souvent même
entre des individus placés à la distance d’un pôje
à l’autre , pour se pénétrer des mêmes désirs ,
pour se rattacher à la même bannière , pour
vouer le même culte à la même opinion.
L’esprit humain est naturellement porté à
s’exagérer sa puissance; il se flatte sans cesse
de traverser les limites de la nature. L’homme
trouve une sorte de volupté à porter la convic-
tion dans l’âme de son semblable, à exercer sur
sa croyance un empire inconnu. Ce penchant à
l’exaltation se rencontre jusque dans les der-
nières classes du peuple ; les pâtres , les cultiva-
teurs , particulièrement ceux dont la vie est soli-
taire et contemplative, se croient en commerce
avec les esprits célestes ; c’est le besoin d’exci-
ter l’étonnement , qui a créé les magiciens , les
DE l’enthousiasme. iio3
prétendus devins, etc. Ces remarques méritent
d’étre approfondies. Les visionnaires ne sont que
des penseurs égares , qui cherchent à agrandir le
champ de la réflexion, à imprimer plus de moU”
vement à la volonté.
Le langage ordinaire est insuffisant pour re-
tracer les émotions sublimes de l’enthousiasme.
Cette passion entraînante et victorieuse est au-
dessus du dialecte commun. C’est dans l’inspi-
ration poétique que l’homme religieux , par
exemple, cherche des images dignes del’immen-
/
sité de l’Eternel et de la stabilité de son sanc-
tuaire ; il appelle à son secours , comme les Hé-
breux, toutes les métaphores puisées dans la
considération du monde extérieur. La contem-
plation de la nature semble lui communiquer ce
superflu d’activité morale qui lui assure tant
d’empire sur ses semblables. L’âme émue s’ex-
prime par des paroles cadencées : c’est alors que
la mémoire lui est plus fidèle, et qu’elle met,
pour ainsi dire, ses trésors à sa disposition.
Mais la musique vient concourir encore avec
plus de puissance aux communications de l’en-
thousiasme. Cet art divin fortifie l’admiration et
nous arrache en quelque sorte à la terre; il exalte
tous les sentimens de la vie. Il n’en est point qui
lo[{ PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
soit plus propre à faire éclater la sympathie et
à provoquer l’effusion des larmes; les malheu-
reux en usent pour obtenir la pitié. D’autres
hommes empruntent ses accords pour allumer
le courage ; la voix des capitaines n’est jamais
plus terrible et ne se fait jamais mieux entendre
des soldats que lorsqu’elle est précédée du bruit
des clairons et des trompettes ; des sons qui frap-
pent l’air avec véhémence dissipent la crainte en
absorbant la réflexion ; ils électrisent toute l’exis-
tence. La musique agit pareillement par des im-
pressions plus douces sur le système sensible.
On a souvent dit que l’ouïe était le sens de
l’amour : je l’appellerais volontiers le sens de
l’enthousiasme, parce qu’il sert en quelque sorte
de route à tous les genres de prestige et de
séduction.
Parmi les phénomènes physiologiques qui
prennent leur source dans l’enthousiasme, au-
cun sans doute n’est plus remarquable que celui
de l’improvisation. Ce talent magique, dont on
s’étonne, n’est que la faculté propre à certains
hommes d’exalter à volonté l’organe spécial de la
pensée , de manière à lui faire concevoir et expri-
mer, plus ou moins rapidement, un certain nom-
bre d’idées sur un sujet indiqué, souvent meme sur
des matières tout-à-fait étrangères aux méditations
DE l’enthousiasme. 20 5
habituelles de celui qui parle. On se souvient de
Fétonnante harangue que récita le poète Gianni
sur les vaisseaux lymphatiques , en présence du
célèbre Mascagni , dont les découvertes sur cet
objet ne sont connues que par un petit nombre
de savans. Tous les beaux vers d’Homère ont été,
dit-on , produits dans l’un de ces momens inspi-
rateurs où se trouve parfois le système sensible.
Il paraît meme que Faction de l’âme , artificielle-
ment excitée, rencontre souvent des résultats
intellectuels qui ne lui seraient jamais suggérés
dans le calme de la solitude et d’une froide ré-
flexion.
Les gestes , les regards , le son de la voix , les
accens , etc. , contribuent à faire valoir les paroles
prononcées par les improvisateurs, et ajoutent
singulièrement à l’effet qui en résulte. L’enthou-
siasme les pénètre d’une sorte de fureur ; leurs
yeux brillent d’un éclat insolite. Il est digne d’ob-
servation qu’ils s’expriment avec plus de facilité
dans une assemblée nombreuse que dans un petit
auditoire ; ajoutons qu’ils deviennent plus élo-
quens à mesure qu’ils avancent dans leur sujet , et
que la plupart d’entre eux sont agités d’une émo-
tion si extraordinaire , qu’ils tombent dans une
sorte d’évanouissement aussitôt qu’ils ont terminé
leur discours et que l’inspiration les abandonne.
io6 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
Au surplus, tous les esprits ne sont point éga-
lement appelés à cette élévation intellectuelle qui
fait apercevoir d’un coup d’œil toute la sphère de
la pensée humaine ; cette flamme immortelle qui
constitue l’enthousiasme, est étrangère au plus
grand nombre d’hommes, dont la plupart lan-
guissent ici-bas dans l’abaissement et les misé-
rables intérêts de la vie commune. On la recon-
naît néanmoins aux symptômes extérieurs qui
l’accompagnent. Examinez cet ardent apôtre d’une
religion consolatrice ; la gloire de ses entreprises
éclate, pour ainsi dire , jusque dans ses attitudes et
dans son maintien ; toutes les vertus sont dans
son âme ; toute son âme est dans ses yeux. On lit
aisément dans l’expression imposante de sa phy-
sionomie la grande pensée qui le fait agir. Sa
bouche respire la douce confiance , l’entière ré-
signation , la bonté touchante , la patience inal-
térable, l’indulgence infinie, le généreux pardon.
Rien ne résiste d’ailleurs à l’entraînement de son
caractère. On dirait que l’homme inspiré par l’en-
thousiasme a les attributs de l’astre du jour; sa
présence seule échauffe et vivifie tout ce qui l’en-
vironne.
DE LA RECONIYAISSAJYCE.
a 07
CHAPITRE XL
DE LA RECON]YAISSA]?f CE.
La reconnaissance est un sentiment inné de
1 organisation , à l’aide duquel nous rendons à un
bienfaiteur, par nos actions, ou du moins par
nos souhaits, ce que nous en avons reçu. Mal-
heureusement, il en est de ce mot comme de
beaucoup d’autres qu’on prononce trop souvent
dans la société. Il est devenu si banal, qu’on
1 emploie a chaque instant dans de simples for-
mules de politesse, sans en apprécier la force ni
la valeur.
La reconnaissance est un sentiment mixte ;
c’est le souvenir d’un bienfait, accompagné du
désir de s’acquitter. Quand on veut bien définir
les sentimens moraux , on questionne souvent les
sourds-muets de naissance, parce qu’ils sont
mieux initiés que nous dans les secrets du lan-
gage et de la vraie signification des mots. Ce sont
eux qui ont dit que la reconnaissance était la
mémoire du cœur. IJ ne faudrait pas conclure de
2o8 physiologie des passions.
là que les ingrats manquent de mémoire ; cette
faculté de l’intelligence fait au contraire leur
plus grand supplice.
Le sentiment de la reconnaissance a besoin de
se répandre toutes les fois qu’il agite vivement le
système sensible. Ce besoin lui est commun avec
presque tous les autres mouvemens de Famé qui
se rattachent à l’instinct de relation ; mais , lors-
qu’il est profond et sincère, il éclate mieux par
des actions que par de vaines paroles. La recon-
naissance n’est point d’ailleurs une affection de
longue durée ; on l’a très judicieusement com-
parée à un fer rougi par le feu; sa chaleur s’éva-
pore à mesure que l’on s’éloigne de l’époque où
l’on a reçu le bienfait.
!>
La reconnaissance n’en est pas moins Fun des
sentimens les plus nobles et les plus élevés de la
nature humaine ; elle tient à une perfection inté-
rieure de l’âme, que la civilisation se plaît à per-
fectionner. Elle est l’indice d’une moralité pure ,•
qu’on cherche à développer chez tous les hommes.
Dans la plupart de nos livres , on aime à récréer
les jeunes imaginations par la peinture tou-
chante de cette heureuse disposition de notre
âme. Elle est quelquefois la source de Fintérét de
nos drames; on la met en scène comme l’amour,
DE LA RECONNAISSANCE.
209
et on lui donne sur nos théâtres toute l’approba-
tion due à un mouvement de l’âme qui est aussi
noble que généreux.
Mais la reconnaissance n’est pas seulement une
affection destinée à rapprocher deux individus qui
se rendent quelques bons offices dans le commerce
de la vie ordinaire. C’est un lien plus ou moins
étendu, à l’aide duquel des familles d’hommes
se rattachent et tiennent les unes aux autres au
sein de la société.
C’est quelquefois un sentiment universel qui
est simultanément éprouvé par tous les membres
d’une nation; de là vient que nous trouvons une
sorte de bonheur à voir récompenser un homme
qui a bien mérité de la patrie, et qui s’est signalé
par des services publics; nous sanctionnons en
quelque sorte par notre approbation la couronne
qu’on lui décerne, et nous partageons la satisfac-
tion générale. Nous ressentirions la plus vive peine,
si les chefs qui président aux destinées du gou-
vernement manquaient de justice à son égard.
Il n’y a, comme on le voit, rien d’acquis et de
factice dans ce sentiment, qui émane, comme
l’amitié , de l’instinct irrésistible de nos relations
sociales. Les sauvages meme n’ont point été dis-
lO
PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
pensés de ce devoir moral que la justice impose.
La reconnaissance est aussi pour eux un besoin
primitif de leur organisation. Si, chez l’homme
civilisé, elle n’était souvent altérée par l’orgueil
et la vanité, elle serait la plus douce de nos im-
pulsions naturelles.
DE L INGRATITUDE.
2 1 l
CHAPITRE XI L
DE l’ingratitude.
Qui eût pu le penser et le prévoir? La recon-
naissance , cet attribut divin de Forganisation , ce
sentiment pur et délicat que la nature aurait dû
rendre ineffaçable, a eu aussi sa part dans la
corruption sociale. L’ingratitude est venue dés-
enchanter l’âme du bienfaiteur. Elle a détruit ou
profondément altéré ces rapports d’estime, d’o-
bligeance et d’amitié, qui sont le fondement de
toute relation dans l’espèce humaine. L’ingra-
titude indigne le cœur ; l’examen de l’homme
moral n’offre aucun vice qui soit plus affligeant
et plus odieux.
L’ingratitude n’est point une passion ; c’est un
état négatif, une apathie coupable de l’âme ;
c’est une infirmité du cœur ou une altération
défectueuse de notre système sensible ; c’est
presque toujours le résultat de la vanité en ré-
volte contre cette espèce de suprématie cpie le
2 T 2
PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
bienfaiteur exerce sur celui qu’il oblige. Les
ingrats ne méritent aucun pardon ; ce sont eux
qui, en se multipliant, ont rendu la générosité si
rare sur la terre.
Il ne faut pas toutefois que les gens de bien se
lassent de secourir l’infortune, (f L’ingratitude ne
décourage point la bienfaisance, dit un profond
écrivain mais elle sert de prétexte à l’égoïsme. »
Cette pensée n’a besoin d’aucun commentaire
physiologique; car on est généreux par l’entrai-
nement de son instinct. Ce n’est donc que par
système ou par dépravation qu’on résiste si sou-
vent aux inspirations natives du caractère.
Pourquoi crier contre l’ingratitude? dit un cé-
lèbre philosophe ; c’est contre l’orgueil qu’il faut
exhaler ses plaintes, puisque nous lui devons
cette hideuse maladie. L’homme qu’on, oblige,
ajoute-t-il, s’imagine toujours qu’on n’a pas fait
pour lui ce qu’il méritait , et le bienfaiteur croit
/
à son tour avoir fait plus qu’il ne devait. Mais
l’orgueil n’est pas la seule passion qui ferme l’ame
à tout sentiment de reconnaissance ; on est ingrat
par avarice ; on est ingrat par ambition : l’amour
* Maximes et réflexions sur divers sujets de morale et de poli-
tique, par M. le duc de Lévis.
DE l’ingratitude. ^ ] 3
même , ce premier bonheur de la vie , ne fait-il
pas rompre les pactes les plus sacrés ?
D’autres écrivains ont voulu excuser les ingrats
en calomniant les bienfaiteurs; ils ont prétendu
que ces derniers n’agissaient le plus souvent que
par spéculation ou par amour-propre. Une as-
sertion aussi générale est un outrage à l’espèce
humaine; car l’homme naît avec un penchant
heureux, qui est indépendant d’aussi vils mo-
tifs ; lorsqu’il n’est point déchu de sa loyauté
primitive, il est mu à chaque instant par le
besoin impérieux de se consacrer à ses sem-
blables. «Celui qui, en donnant, prévoit et brave
l’ingratitude sans néanmoins cesser d’étre géné-
reux, est le seul homme qui mérite le nom de
bienfaiteur, » dit un de nos meilleurs moralistes. "
' Telle fut aussi la maxime de Lamoignon de Malesherbes:
Lamoiguon , ton nom seul vaut un panégyrique ,
a dit un de nos poètes, qui a céléoré cet immortel magistrat par
les vers les plus dignes et les plus touchans. ( Poème sur le
dévouement de Lamoignon-Malesherbes , par D. C.) De nos jours,
on rencontre parfois de ces âmes actives et désintéressées qui
s’agitent sans cesse pour alléger les peines d’autrui ; le grand
homme que je viens de citer semble même revivre dans son hono-
rable postérité ; quand on fréquente les membres de sa vertueuse
famille , quand on est témoin de tous les actes par lesquels
s’honore leur bienfaisance silencieuse , on croit voir l’ombre de
Lamoignon planer encore sur les malheureux comme l’étoile de
l’espérance.
2i4 physiologie des passions.
Il est donc criminel celui qui manque à l’in-
stinct des relations sociales, celui qui marche
en sens contraire des inclinations douces et
bienveillantes que la nature lui a données.
L’homme coupable d’ingratitude doit être com-
paré à l’homme qui refuse d’acquitter les dettes
qu’il a contractées ; il mérite les mêmes peines :
il a violé le contrat de relation ; il a pris le temps
et le crédit de Son bienfaiteur ; il en a usé tout à
son aise. Ne doit-il pas payer ce qu’il a reçu par
des sentimens ou par des offices analogues ?
Remarquons néanmoins que celui qui sent
tout le prix d’un bienfait doit aussi sentir tout le
poids de la reconnaissance ; car, comme je l’ai
déjà dit, l’homme qui oblige son semblable ac-
quiert sur lui une espèce de supériorité qui
blesse le cœur humain. Une âme libre peut se
cabrer à l’aspect d’un tel joug, sans qu’on puisse
précisément lui imputer le crime d’ingratitude.
Il vaut donc mieux penser au contraire que ses
scrupules proviennent de ce qu’elle apprécie toute
l’étendue de sa dette. D’autres âmes , non moins
délicates , peuvent craindre qu’un service impor-
tant ne vienne rompre cette égalité qui fait le
charme et la vie d’une liaison. Qui ne sait pas
d’ailleurs que les bienfaiteurs se paient quelque-
fois avec usure de leurs propres mains?
DE l’ingratitude. 21 5
Les victimes de l’ingratitude excitent du reste
un intérêt plus vif que celles qui sont en butte
à un inaîheur ordinaire. Nous éprouvons com-
munément pour ces personnes un sentiment qui
se compose de l’estime plus ou moins grande
qu’elles nous inspirent, et de cette pitié natu-
relle qui nous fait participer aux maux de nos
semblables. L’idée de leur perfection morale et
les principes de justice dont nous sommes im-
bus allument alors dans nos âmes une vertueuse
indignation.
Plus nous considérons le rang et les qualités
particulières du bienfaiteur, plus nous sommes
courroucés contre l’ingrat ; de là vient que le
meurtre d’un souverain c[ui fut aussi bon que
juste, ou celui d’un père sensible et généreux,
font frissonner d’épouvante les hommes les moins
compatissans. Qui a pu lire sans éprouver ces
douloureuses émotions l’histoire des filles du roi
Léar, qui, après s’étre enrichies de ses dépouilles,
Font livré à tout le dénûment , à tous les besoins
de la vieillesse.^ 11 y a quelque chose d’auguste
et d’imposant dans le caractère de cet infortuné
monarque, alors meme qu’il va mendier son pain
de village en village ; si les élémens, si les injures
des saisons viennent l’assaillir au milieu des fo-
rêts désertes qu’il est contraint de traverser, il
1 I 6 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
ne muimiire point contre la destinée. «Vents,
s’écrie-t-i! , vous pouvez mugir sur la tête d’un
roi malheureux ; la reconnaissance ne vous a
point liés à mon sort; ce n’est pas de moi que
vous tenez votre empire. »
J’en ai dit assez, je pense, pour démontrer que
les torts de l’ingratitude peuvent enfanter les plus
grands coupables. Il faut bien que cette mon-
strueuse imperfection de notre être soit un crime,
puisque celui qui s’en est souillé n’ose interroger
son âme sans éprouver un amer déplaisir; puis-
qu’il expie à chaque instant son injustice par les
regrets les plus cuisans ; puisque la honte colore
son visage toutes les fois que l’occasion le met
en présence de l’homme qui Fa obligé; puisqu’il
se détourne pour éviter sa rencontre ; puisqu’il
ne saurait jouir sans trouble des bienfaits dont
on l’a comblé. Le code de notre législation n’in-
flige point de peines à l’ingrat; mais son juge le
plus sévère est dans son propre cœur ; c’est là que
ses remords prennent naissance. Il est aussi pour
son orgueil un châtiment cruel et inévitable : c’est
le souvenir de son bienfaiteur.
DU RESSENTIMENT.
CHAPITRE XIII.
DU RESSENTIMENT.
Le ressentiment figure parmi les principes
d’action , qui tendent à nous protéger contre les
atteintes d’une violence ennemie ; il faut le con-
sidérer comme une affection instinctive qui tient
au désir de notre conservation , et qui a pour but
de repousser l’attaque. Communément c’est une
provocation injurieuse qui détermine cette émo-
tion particulière dans le fond de notr'e âme ; mais
tôt ou tard cette émotion provoque des actes de
I reaction ou de defense. L’homme est donc mora-
lement armé , et il doit se placer dans une dispo-
sition malveillante toutes les fois qu’on le blesse,
et qu’il y a opposition entre son intérêt particu-
lier et l’intérêt d’autrui.
Dans nos relations.publiques ou privées , mille
causes nous mettent en guerre avec les indivi-
dus qui partagent avec nous les avantages de
l’ordre établi pour notre bonheur, et qui trou-
vent un profit particulier à nous nuire ou à nous
!>. 1 8 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
Opprimer. Le but social de ce que nous éprou-
vons alors est de voir souffrir à nos semblables
des maux aussi graves que ceux dont nous leur
attribuons Forigine. Le ressentiment est de Ion-
«
gue durée ; car nous sommes constitués de ma-
nière à oublier plus facilement le bien que le
mal qu’on nous a fait.
Le ressentiment est tellement instinctif dans
notre organisation , qu’il s’y manifeste dans l’en-
fance même de notre raison ; toutefois il s’éta-
blit d’ordinaire après une délibération préalable ;
et l’homme a ceci de particulier qui le distingue
des animaux, qu’il légitime, en quelque sorte,
son animadversion par une connaissance plus ou
moins approfondie du juste et de l’injuste. Le
ressentiment suppose aussi qu’il apprécie conve-
nablement les obligations des autres envers lui-
même.
Le ressentiment dérive donc de nos rapports
nécessaires avec la justice. Cette affection est le
plus souvent muette ; aucun acte extérieur ne la
révèle ; elle se cache parfois sous le masque
imposant d’une courageuse modération ; l’homme
a la faculté de conserver plus ou moins long-
temps dans son âme ce principe d’aversion , qui
est fondé sur des motifs d’utilité personnelle ; qui
DU RESSENTIMENT. 2 I 9
le tient en garde contre les pièges que peut lui
tendre un adversaire ; ce principe le dispose tôt ou
tard à nourrir un sentiment plus prononcé , qui
est celui de la haine; il le porte à la vengeance
ou à quelque résolution hardie dont le succès
assure son triomphe.
Toutefois , comme dans notre économie mo-
rale, la vertu se compose de pensées plus hautes
que celles qui tiennent à la personnalité , nous
aimons à immoler le ressentiment ; nous trouvons
qu’il y a du courage à triompher d’une passion
aussi impérieuse; nous ne craignons pas de versér
le blâme sur celui qui s’abandonne aux mouve-
mens d’une nature trop impétueuse et trop cour-
roucée ; le ressentiment peut d’ailleurs prendre sa
source dans de fausses préventions ; il est sou-
vent le résultat d’une antipathie fortuite , ou
d’une susceptibilité individuelle, qui déprave le
caractère ; c’est ce qui arrive chez les mélancoli-
ques et autres esprits naturellement chagrins et
soucieux , qui prennent en horreur le genre hu-
main.
La volonté , ce don du ciel , est une faculté essen-
tiellement réprimante dans une créature presque
toujours gouvernée par la conscience ; elle agit ici
d’une manière tout-â-fait indépendante du corps;
‘2 20 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
c’est un rayon divin qui la guide. Qu’y a-t-il de
commun en effet entre une passion calme, qui
nous élève jusqu’au plus haut bien, et ces inclina-
tions intéressées et violentes, résultat évident
d’une exaltation vicieuse ou de l’effervescence de
nos organes ?
Ainsi tous les efforts que l’on met en usage
pour surmonter un ressentiment légitime, reçoi-
vent l’approbation générale ; il y a de la magna-
nimité à se dompter soi-même, à se séparer, en
quelque sorte, de sa colère, pour se donner des
impulsions bienfaisantes et généreuses. Tel est
le précepte de la plus pure morale , et tel est
aussi l’un des dogmes fondamentaux de l’ordre
social ; nous en avons fait une maxime de vertu.
Le ressentiment est donc une passion qu’il est
glorieux de déposer aux pieds d’un autre tribu-
nal que le nôtre ; et s’il appartient à la justice
de punir, il n’appartient qu’à l’homme de par-
donner. *
* Nec vero andiendi , qui graviter irascendum inimicis puta ’
bunt , idque magnaiiimi et fortis viri esse censebunt ; iiiliil enira
laudabilius , iiiliil magno et præclaro viro dignius placabilitate
atque cleraentiâ. ( Cic. e/e Ofjîciis.)
DE LA HAINE.
121
«-e-tni oo-o^-c-e-e-o-o^-c-o <n>-e-t> t^s-co «He otK>«
CHAPITRE XIV.
DE LA HAINE.
Il est des passions qui affectent désagréable-
ment le cœur humain , et qui néanmoins sont
d’une utilité constante dans le système de la con-
servation des êtres. C’est ainsi que l’homme nour-
rit naturellement, dans son âme, le ressenti-
ment, la haine, la vengeance; ces sensations mo-
rales veillent, en quelque sorte, sur la durée de
son espèce. Toutes les fois quelles sont fondées
et légitimes, nous les jugeons dignes de notre
approbation.
Certains philosophes regardent la haine comme
une passion étrangère au cœur humain. Mais
faut- il nier qu’il y ait des poisons, parce qu’ils
sont pernicieux , et qu’on les évite ? Si on veut
approfondir l’organisation de l’homme, il faut
bien se résoudre à y voir les choses qui la con-
stituent. La haine y tient une place comme l’a-
mour ; ces deux sentimens dérivent d’une meme
22 2 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
source et ont chacun leur destination ; l’un tend
à nous conserver, l’autre à nous défendre.
Notre constitution morale est profondément
altérée , lorsqu’un égoïsme froid et lâche nous
isole, et nous empêche de sentir nos rapports
naturels; lorsque la vue du méchant ne nous in-
spire aucune indignation ; lorsque les maux d’au-
trui ne nous touchent plus , et qu’on peut voir
égorger ses semblables, ses parens, ses amis,
sans s’élancer sur les assassins; enfin, lorsqu’une
indifférence stupide pour nous-mêmes nous fait
abandonner notre propre défense, et ne nous
laisse pas même l’instinct des plus chétifs ani-
maux, qui se serrent les uns contre les autres
pour réunir leurs forces , pour haïr de concert
et repousser l’ennemi commun.
La haine est donc un des élémens de notre
constitution morale ; c’est une arme naturelle
donnée à l’homme pour sa conservation. Aussi
est-elle d’une grande intensité chez les sauvages,
qui ne sont protégés par aucune institution so-
ciale ; on dirait même qu’elle s’accroît chez eux
en raison de la vigueur physique de leur orga-
nisation. Les Patagons, ces colosses de l’espèce
humaine , qui * se couvrent avec les peaux de
divers quadrupèdes , éprouvent à un tel point
DE LA HAINE.
‘223
Fénergie de cette passion, qu’on les prendrait pour
ces memes animaux féroces dont ils empruntent
la dépouille. Il existe , chez certains peuples
d’Afrique , des haines qui datent depuis des siè-
cles, et qu’aucune circonstance n’a pu affaiblir.
Jamais aucun d’entre eux ne pardonna la mort
d’un père ou d’un fils. L’homme qui habite ces
contrées brûlantes exècre son ennemi avec toute
la fureur d’un enfant robuste ; c’est ainsi que le
philosophe Hobbes qualifie le sauvage. S’il vient
à succomber, sa famille hérite de ses flèches et de
son invincible antipathie.
La haine se montre rarement entre les ani-
maux qui appartiennent à la meme espèce, parce
qu’ils n’ont aucun intérêt à l’exercer. Ils diffèrent
de l’homme en ce qu’ils ne sont mus énergique-
ment que par deux besoins, celui de se conser-
ver, et celui de se reproduire. Leurs querelles
sont par conséquent éphémères ; elles n’ont lieu
que lorsqu’il s’agit de se disputer un peu de pâ-
ture ou une femelle. Si leurs besoins sont satis-
faits, ils n’ont plus de motifs pour se haïr.
Les passions haineuses semblent donc parti-
culièrement réservées à l’espèce humaine. Elles
exercent leur action sur presque tous les événe-
mens de la vie ; elles coopèrent à des catastrophes
l‘lL\ PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
qui bouleversent le monde entier. L’histoire nous
représente les premiers effets de la haine dans
un meurtrier qui souilla ses mains du sang de son
frère. N’était-ce donc pas assez que l’homme fût
en butte ici-bas aux terribles atteintes des élé-
mens qui l’environnent , qu’il fût journellement
à la merci des vents , de la grêle , du tonnerre , et
de mille accidens imprévus qui rendent son exis-
tence si précaire ! Fallait-il aussi qu’il fût réduit
à éviter la rencontre de son semblable, qu’il
trouvât des assassins au milieu des forets les plus
paisibles et les plus isolées, qu’il y fût terrassé
par celui qui est fait à son image , et à qui sou-
vent les memes mamelles ont prodigué le même
lait ! fallait-il enfin que le poison lui fût versé
jusque dans l’intérieur de ses foyers domestiques,
et que ses dieux pénates fussent ensanglantés
par la main de ses proches ! Ah ! pourquoi le
rêve d’une paix fraternelle n’est-il que le rêve
d’un homme de bien !
DE LÆ VENGEANCl^
e-©. g
CHAPITRE XV.
DE LA VENGEANCE.
Les sauvages regardent la vengeance comme
un sentiment si légitime , que quelquefois ils vont
s’offrir d’eux-mémes à ceux dont ils ont encouru
l’animadversion. S’ils sont personnellement of-
fensés , ils poursuivent sans relâche leurs enne-
mis , ils suivent la trace de leurs pieds empreints
sur le sable; ils savent distinguer, sur le gazon où
ds se sont couchés, la grandeur et la proportion de
leur taille. La manière dont la mousse, les feuilles
et les branches des arbres de la foret ont été
froissées devient un indice pour eux; ils mar-
chent dans le plus profond silence, ont toujours
l’oreille au guet; ils voient de très loin ceux qu’ils
veulent atteindre, et dès qu’ils s’en trouvent
rapprochés à peu de distance, ils se traînent
sur le ventre à la manière des serpens pour ar-
river jusqu’à eux sans en être aperçus. Faut-il les
attendre, ils se cachent dans les broussailles;
ils y supportent la faim et la soif jusqu’au mo-
ment propice où ils peuvent, comme le jaguar
9.26 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
OU la panthère, s’élancer sur leur proie et la dé-
chirer.
La vengeance n’est pas seulement un mouve-
ment prompt et spontané chez les peuples non
civilisés ; elle fermente dans leur âme pendant un
grand nombre d’années. Un voyageur fort éclairé
et fort estimable , M. le docteur Robelot , m’a ra-
conté le fait suivant, qui trouve naturellement
ici sa place : une peuplade de sauvages , par suite
d’une guerre avec les Américains, s’était vue re-
poussée des bords chéris de la belle rivière de
rOhio, où ils avaient fixé leur résidence. Ils
avaient été les témoins du massacre d’un de leurs
chefs auquel ils portaient la plus grande véné-
ration; ils conservèrent dès-lors le plus vif res-
sentiment contre ceux qu’ils regardaient comme
leurs assassins. Au bout d’un laps de temps très
considérable ils apprirent que le congrès des
États-Unis avait fait don , à titre de récompense
militaire, au capitaine Benhever, père d’une fa-
mille nombreuse, d’un terrain situé à l’endroit
meme où cette tribu avait autrefois son établisse-
ment. Ce dernier y avait formé une plantation
où il cultivait avec succès le tabac et le maïs à
l’aide de quelques serviteurs. Un jour, au mo-
ment où il s’y attendait le moins, il fut assailli
lui et tous les siens par une bande de ces memes
DE LA. VEJVGEAINCE. 2î3i’y
sauvages qui, durant la nuit, pénétrèrent dans
sa maison et en assommèrent tous les habitans.
Après cette terrible catastrophe , il fut constaté
que ces sauvages avaient fait à travers les plus
épaisses forêts et les rivières un trajet de plus
de cinq cents lieues, et qu’ils étaient restés
pendant plus de quinze jours à épier le mo-
ment favorable pour assouvir leur vengeance
sur cette famille , qui fut la seule immolée.
La vengeance a donc pour but une réparation lé-
gitime; et si dans le sein de la société les lois se ré-
servent de l’exercer, c’est pour qu’elle soit plus
équitablement répartie. Souvent elle se transmet
par hérédité; on confie à un fils le soin de venger
un affront, une injure ; c’est un devoir qu’on
s’impose, un engagement que fait prendre l’au-
torité d’un mourant. La vengeance n’est point
d’ailleurs une passion qui se montre la meme chez
tous les hommes ; elle est implacable et féroce
chez les peuples sauvages ; mais chez les peuples
civilisés elle se montre adroite, rusée, artifi-
cieuse ; partout on lui voit prendre le caractère
des mœurs et des habitudes nationales.
Considérée sous le rapport physiologique, la
vengeance offre des phénomènes analogues aux
autres mouvemens plus ou moins violens qui agis-
212 8 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
sent sur l’économie animale; c’est une passion
soumise à tout le pouvoir de l’imitation ; de là
vient que dans les conspirations, dans les rassem-
blemens et dans les émeutes populaires , elle élec-
trise les hommes par masses : le vêtement ensan-
glanté d’une victime suffît souvent pour soulever
la multitude et la porter à tous les excès ; dès-
lors tous les bras se meuvent avec une égale
énergie.
La vengeance est en outre un sentiment con-
tagieux, et il n’en est point qui obéisse mieux
à l’impulsion de l’éloquence et de la parole. Chez
les Grecs, les poètes suivaient les armées ; ils ré-
citaient des odes ou des poèmes lyriques pour
échauffer les cœurs et allumer tous les feux de
l’indignation. On compose des chansons guerrières
et qui sont analogues à cette disposition haineuse
de Famé ; et c’est sans doute pour se rendre plus
terribles à leurs ennemis que les hommes ont
imaginé de marcher au combat au son d’un in-
strument qui imite le bruit du tonnerre ; ses
roulemens précipités portent dans les cœurs une
sorte d’effroi, et nul n’est plus propre à presser,
à accélérer les pas des bataillons furieux ; il frappe
les oreilles avec une sorte de véhémence qui
électrise les cœurs, et communique au cerveau
une activité particulière. Il est digne d’observa-
DE LA. VENGEANCE. 229
tion que tous les individus ralliés par le tam-
bour militaire prennent involontairement une
contenance fière et menaçante. Les hommes qu’on
emploie pour en faire valoir les effets sont ordi-
nairement dirigés par un soldat de haute taille,
qui, par ses gestes animés et sa pantomime hardie,
rappelle l’audace et les attitudes du gladiateur.
D’après ce que je viens d’exposer, il est aisé
de voir que le ressentiment , la haine , la ven-
geance , auraient pu trouver place dans le même
chapitre. En effet, ces trois mouvernens de l’âme
ne sont que la même sensation transformée , et
vont au même but dans le système de notre
conservation. Le ressentiment est une passion
sourde qui couve ses noirs projets pour ne les faire
éclater que lorsqu’on est assuré de leur réussite :
manet altâ mente repostum. La haine se tait, ou
elle s’exhale par des imprécations ; elle plane sur
nous comme une destinée terrible qu’on ne peut
éviter; mais la vengeance est une passion toute
musculeuse, si l’on peut ainsi parler. Elle est
précédée par la colère, qui accroît instantané-
ment la somme et la puissance des forces phy-
siques.
Tout est en action dans le sauvage irrité qui
brandit sa lance , ou qui balance dans l’air son
a3o PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
épouvantable massue. Tous les symptômes dont
il est agité éclatent , pour ainsi dire , en dehors ;
ses veines se gonflent, ses bras se roidissent, son
visage s’enflamme , ses yeux étincellent : son
âme s’élance en quelque sorte au-devant du ter-
rible adversaire. Le ressentiment est pénible ; la
haine est douloureuse , mais la vengeance a ses
voluptés et ses jouissances. On l’a comparée au
sentiment de la soif, comme pour exprimer à
la fois combien ce besoin est impérieux , et com»^
bien il est doux de le satisfaire.
DE LA JUSTICE.
I
CHAPITRE XVI.
DE LA JUSTICE.
La justice dérive manifestement de Finstinct
de relation. Elle a été substituée à la vengeance
personnelle au milieu des hommes réunis en so-
ciété ; c’est Fintérét commun qui la dicte et qui
est son unique base. Les individus qui se ras-
semblent pour obéir aux mêmes lois, doivent,
comme on Fa dit si souvent , se soutenir mutuel-
lement, comme les pierres qui entrent dans la
construction d’un édifice.
Qu’on me permette une comparaison non
moins juste, et tirée de ce qui se passe dans l’éco-
nomie animale. La vie est un assemblage de phé-
nomènes , qui se maintient par Faction simulta-
née ou successive de plusieurs fonctions ; si un
organe s’arrête ou se meut irrégulièrement , les
autres risquent d’avoir le même sort; il en est
ainsi du corps politique , et c’est pour conserver
l’équilibre dans toutes ses parties que la justice
a été proclamée et perfectionnée.
2 32 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
Aristote a raison de dire que la justice est en
cjuelque sorte le complément de la vertu ; car elle
n’a pas seulement pour objet l’homme isolé; elle
se rapporte tout entière à l’avantage de nos sem-
blables ; vous ne pouvez faire grâce à un individu
au préjudice du corps auquel il appartient. Les
rayons de la justice humaine sont comme l’air
salutaire que nous respirons ; chacun en profite ;
elle est un bien aux dépens duquel tout le monde
vit. La justice est donc celui de nos attributs mo-
raux qui mérite le plus d’admiration.
J
L’intervention des lois est le plus bel usage que
l’homme ait pu faire de sa raison, dit Vauvenar-
gues ; on cherche une distinction entre l’homme
et les animaux, ajoute cet écrivain célèbre, elle
est trouvée ; c’est celle qui nous fait consentir à
diminuer notre liberté, pour jouir sans trouble
du bonheur que nous espérons; c’est celle qui
nous met sous l’empire des lois pour nous affran-
chir de la tyrannie de la force. Quand vous en-
trez dans une ville ou dans un royaume , et que
vous y voyez régner l’ordre et la tranquillité ,
dites-vous à vous-méme : c’est l’effet de la justice ;
car le système total des actions d’un peuple doit
tendre au bonheur de tous ceux qui le composent.
Si le bonheur était irrévocablement le partage
DE LA. JUSTICE. 2 33
de l’homme sur la terre; si en naissant il se trou-
vait soudainement environné de tous les biens
que la nature lui réserve ; si ses besoins étaient
nuis ou tout à coup satisfaits ; s’il végétait comme
l’arbrisseau dans l’atmosphère pour y puiser une
pâture commune, la justice serait certainement
un bien chimérique pour lui. Jamais on ne vit
les habitans d’une ville se disputer l’eau du fleuve
qui les désaltère , ou les rayons du soleil qui les
réchauffe. La justice ne compte parmi les vertus
que parce qu’elle a pour objet de maintenir la
propriété , que parce qu’une immense quantité
de terre ne suffit point à l’avidité du possesseur.
La justice n’a donc de mérite que par son uti-
lité, je dirai meme par sa nécessité.
Si l’on pouvait produire dans le cœur de
l’homme une humanité parfaite , un désintéres-
sement à toute épreuve, la justice serait pareil-
lement une chose superflue. Mais malheureuse-
ment l’homme se défie avec juste raison de ses
semblables ; il a besoin de s’en défendre. Il est
agité lui-méme par une sorte de tendance à l’usur-
pation; de là vient qu’il implore la justice pour
rendre ses relations plus sûres et plus agréables.
Pour disposer le cœur humain à se passer de
la justice , il faudrait le remplir de bienveillance
2 34 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
et lui faire abjurer tout sentiment de person-
nalité; car la justice n’est qu’une digue opposée
à toutes les entreprises des homines agités par
les passions égoïstes; mais les peuples s’égarent
au milieu du torrent de la civilisation. Les pas-
sions fermentent ; les citoyens se dépravent ; la
discorde s’établit , et la terre est à la fois trou-
blée par les égaremens de la puissance qui gou-
verne et la licence des gouvernés.
La justice a donc pour but principal de veiller
au bonheur que procure la vie de relation , bon-
heur qui ne saurait avoir lieu sans l’égalité de
tous les hommes devant la loi. Elle a aussi pour
objet d’empécher nos semblables de violer les
conventions qui leur ont été suggérées par la
nature meme de leur organisation. L’espèce hu-
maine est si faiblement constituée au physique ,
et, d’une autre part, ses facultés intellectuelles
ont tant de puissance, si on les compare avec celles
des animaux , que c’est par ces facultés memes
qu’elle a dû principalement se soutenir dans le
monde , et se garantir de toute atteinte ennemie.
L’homme ne gagnerait rien à vouloir n’user
que de sa force physique pour repousser les at-
taques de ses semblables. La moindre maladie ,
le moindre trouble survenu dans l’économie de
DE IA JUSTICE.
235
ses fonctions l’en ferait bientôt repentir. Il fal-
lait donc qu’on fit de la justice un devoir pu-
blic ; sans cette précaution, les hommes seraient
bientôt victimes de leur contrat de relation ; les
grands manqueraient de foi envers les petits ;
car celui qui se trouve le plus fort s’inquiète peu
de recourir à la raison.
Une des plus grandes preuves de la faiblesse
de l’homme, c’est qu’il a besoin de lois pour être
juste. Qu’est-ce en effet que la société? C’est une
réunion de citoyens qui mêlent et confondent
leurs intérêts en se plaçant sous la surveillance
des mêmes institutions, qui s’imposent des de-
voirs pour leur conservation et celle de leurs fa-
milles , qui marchent tous sous l’autorité d’un chef
paternel, chargé de satisfaire à tous les droits,
de répartir avec équité tous les avantages, et
de maintenir l’équilibre dans des rapports réci-
proques.
N’allez pas croire néanmoins que la justice
soit une vertu acquise ou factice; elle découle,
il est vrai, le plus souvent d’un système réfléchi
de nos relations sociales; mais elle n’en est pas
moins un sentiment inné; c’est parce qu’on la voit
éclater spontanément dans le coeur des hommes
qu’on a conçu le dessein d’en faire une vertu
^36 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
d’ordre public. Pour en retirer tous les avantages
qu’elle peut procurer, on l’a appliquée au bon-
heur et à la sûreté des peuples. Ainsi donc le
principe de la justice est dans notre âme; nous
n’avons fait que l’étendre et l’affermir par nos
institutions. C’est une vertu perfectionnée dont
on ne peut pas plus demander l’origine que celle
de l’amour, de la pitié , et de tant d’autres senti-
mens qui embellissent la nature humaine.
Le sentiment de la justice est aussi inhérent à
notre organisation morale que les autres passions,
telles que l’amitié, la sympathie, etc. En effet,
il ne saurait y avoir de dissidence d’opinions sur
la nécessité de respecter la vie de son semblable,
de ne point ravager la terre , d’épargner les ani-
maux ainsi que les arbres dont la nature nous
a gratifiés , sur l’obligation de nourrir et d’élever
les enfans. La morale est une; elle est et sera
constamment la meme dans tous les siècles ; elle
a toujours été vraie de la même manière. Dès les
premiers temps, on a eu la même horreur pour
le vice, pour le crime, pour les vexations ar-
bitraires , etc. Dans toutes les circonstances , un
homme en a défendu un autre quand il l’a vu op-
primé et persécuté.
I! est des vérités immuables qu’on retrouve tou-
DE LA JUSTIGL.
237
jours dans son cœur, pour peu qu’on les cherche;
ces vérités dureront sans interruption comme
celui qui les a créées ; et c’est sur elles qu’il faut
appuyer la législation. Cicéron avait une connais-
sance profonde du cœur humain ; quand il écrit
sur les lois, il les fait dériver de la nature de
l’homme. Il faut particulièrement méditer ce qu’il
répond aux philosophes qui ont voulu détruire
les fondemens du droit social : Siint hœc quidem
magna quce nunc breviter attinguntur; sed om-
nium ^ quœ in hominurn doctorum disputatione
versantur^ nihil est profecto prœstabilius y quàrn
plane intelligi, nosadjustitiarn esse natos ^ neque
opinione, sed naturâ^ constitutum esse jus.
Il est digne de remarque que les Galibis et autres
‘ sauvages de la Guyane qui n’ont dans leur langue
i aucun terme pour exprimer le mot loiy n’en éproii-
’ vent pas moins dans toutes les occasions le senti-
ment profond de l’equité ; la nature n’a pas besoin
\ de paroles pour instruire les mortels ; il est des
1 règles instinctives qui sont dans notre âme avant
de se trouver dans nos discours : la science du de-
voir est contemporaine de la création. La loi qui
prescrit ou qui defend, la loi véritable et primi-
tive, qui nous porte au bien, qui nous détourne
des routes du mal, n est point une invention
de l’esprit humain ; ehe ne prend point le ca-
'*-^8 PHYSIOLOGIE DES P/issioisrs.
ractère d’une loi du jour où elle est écrite,
mais du jour où nous l’apportons avec nous
dans la vie ; c’est la raison du sage réduite en
précepte: Lex est ratio summa ^ insita in naturâ^
quœ juhet ea quœ facienda sunt ^ prohibet qucè
contraria. La distinction du juste et de l’injuste se
transmet donc immuablement à tous les hommes
à mesure qu’ils se succèdent sur la terre , et nous
en jouissons comme du soleil des Hébreux, comme
du soleil des Grecs et des Romains.
La j ustice est tellement un sentiment inné et pri-
mitif, qu’on en trouve des vestiges chez les peuples
les plus ignorans et les plus barbares , chez ceux
memes qui sont étrangers à toute civilisation. Le
trait suivant est authentique et récemment publié
par un voyageur ; un sauvage de la Louisiane avait
tué, dans un accès de colère, le père d’un de ses
amis ; il prit la fuite, et s’absenta pendant environ
vingt années. Au bout de ce temps il lui prit envie
de retourner dans sa terre natale. Mais, par esprit
de justice, il se crut obligé d’aller offrir sa tête à
celui qu’il avait privé de Fauteur de ses jours : ce-
lui-ci se détermina à le percer d’une flèche, et
tous deux s’imaginaient remplir le plus saint
des devoirs.
Ainsi donc le caractère obligatoire du prin-
DE LA. JUSTICE.
’j
i:)C)
cipe moral est dans ie cœur de Ions les hommes.
L’esprit humain porte les idées du juste et de
l’injuste comme l’arbre porte des fruits ; il est
naturellement conduit à distinguer le vice de la
vertu, et toutes les idées relatives à cette fa-
culté se sont successivement établies dans notre
entendement par la puissance de la réflexion.
Cicéron remarque qu’elles sont tellement inhé-
rentes à l’organisation humaine , que les brigands
eux -memes ne laissent pas d’y avoir recours
quand il s’agit de leur avantage personnel ; tout
chef de voleurs ou de pirates serait bientôt dés-
avoué par les siens , s’il s’obstinait à partager iné-
galement le butin entre les compagnons de ses
crimes.
L’attribut de notre système sensible , qui con-
tient tous les germes de la justice, est la con-
science ; on dirait qu’elle est chez nous un organe
particulier pour ces idées que l’homme trouve
partout où il existe ; il suffit qu’il en fasse l’objet de
ses méditations. Les idées du bien et du mal sont
aussi positives que celles de la beauté et de la
laideur ; les unes et les autres nous font éprouver
des sentirnens d’aversion ou de plaisir, de satis-
faction ou de mécontentement.
Ceux qui s’obstinent le plus à nier l’existence
‘lf\0 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
de la justice ne manquent jamais de l’invoquer
dès qu’ils sont opprimés ou malheureux. Quand
nous voyons un grand coupable devenir la vic-
time de quelque catastrophe, nous disons tou-
jours qu’il a mérité son sort, et nous éprouvons
une jouissance aussi complète que si nous nous
étions vengés nous-mêmes de sa personne. La jus-
tice est donc l’ame, ,1e ressort, le garant, le pre-
mier besoin des mœurs sociales ; ses dogmes
fondamentaux ont dû se développer insensi-
blement dans l’esprit des hommes civilisés sans
qu’il ait fallu de grands efforts pour les déve-
lopper.
Quelqu’un a dit avec raison que la justice
était au corps social ce que la médecine était au
corps humain. On a pareillement comparé les
crimes aux maladies aiguës, et les vices à des in-
firmités chroniques qui minent à la longue les
fondemens des empires. Dès-lors les punitions
qu’on établit pour mettre obstacle aux boulever-
semens de l’ordre public peuvent être comparés
à des remèdes plus ou moins énergiques, qu’on
met en usage selon que l’état est plus ou moins
corrompu ; les lois pénales ne sont par consé-
quent que des moyens curatifs plus ou moins sa-
lutairement appliqués aux maux innombrables
qui accablent la société.
DE LA JUSTICE.
241
Les peines destinées à la répression des délits
ont pour but de maintenir les liens réciproques
qui nous enchaînent dans l’état social, et que
resserre l’instinct de relation. Nous avons sub-
stitué ces lois aux effets funestes et incertains qui
auraient pu résulter de la vengeance individuelle,
passion trop active, et presque toujours surabon-
dante, qui n’eût jamais été en juste proportion avec
les offenses. D’ailleurs , pour être bonnes, les lois
ne doivent porter l’empreinte d’aucun ressenti-
ment particulier; la raison seule doit présider à
leur institution ; c’est le besoin qui les dicte;
c’est l’expérience qui les consacre.
La justice a donc pour objet de guérir et de
corriger les déréglemens dont la volonté humaine
est susceptible ; tous nos écarts dans le monde
social émanent de ces déréglemens. L’homme est
souvent mal éclairé sur ses intérêts particuliers;
il est entraîné par les plaisirs des sens; il est à
chaque instant agité par d’immenses désirs, et
par des prétentions exagérées sur les avantages
dont jouissent ses semblables; il agit souvent
comme s’il se haïssait lui-même. L’homme est
un être ardent , présomptueux , avide , trom-
peur, inhumain, qui tend à sa ruine, et qui
consomme celle des autres. Il a, comme le re-
marque Pufendorff, mille besoins, mdle pen-
16
II.
242 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
chans factices qui le dénaturent à ses propres
regards : il a l’orgueil qui l’enivre, la vanité
qui le trompe, l’envie qui le ronge, l’avarice
qui l’avilit, l’ambition qui l’égare, la supersti-
tion qui l’aveugle , le fanatisme qui le défi-
gure; il est dévoré par la soif de l’or et des
richesses , par la frénésie de la gloire et des gran-
deurs , etc.
Quel affreux spectacle, dit le meme publiciste,
si toutes ces diverses passions entraient à la fois
en fermentation , et se déployaient en meme
temps et avec une violence extrême chez le même
individu! Aussi, dans quelque condition que la
nature ait placé l’homme, qu’il serve ou qu’il
commande, qu’il soit pauvre ou riche, qu’il soit
isolé ou que son sort se rattache à celui d’une
postérité nombreuse, il est malheureux, si le
frein des lois ne lui est imposé , et s’il n’est con-
tenu dans le cercle de ses obligations par la
crainte de certaines peines. Il lui faut la justice
pour le maintenir à l’abri de toute offense de la
part des êtres avec lesquels il se trouve en rela-
tion.
La justice est certainement une passion natu-
relle , puisqu’elle renferme toutes les idées mo-
rales qui découlent de l’instinct de relation.
DE LA JUSTICE.
243
puisque notre âme s’indigne à l’aspect de tout ce
qui la blesse , puisqu’elle se réjouit par la pré-
sence de tout ce qu’elle inspire, puisqu’elle est
gravée dans le cœur de l’homme comme une
vertu toujours en action , qui nous fait regarder
comme sacrés tous les devoirs qu’elle nous im-
pose. Les souverains ne gouvernent que par
elle ; quand les lois s’exécutent, les méchans
s’éloignent ; la justice conserve la paix.
La France languissait au milieu des tourmentes
de la dissension , au milieu des maux de la guerre
et des envahissemens d’un long despotisme. Louis
arriva , et avec lui parut la justice comme l’arc-en-
ciel après la tempête. Il entra dans son royaume
comme un médiateur désiré , pour réconcilier
les cœurs en apaisant l’effervescence des esprits.
Louis prouva que c’est moins par la puissance
des armes que par celle des grandes pensées
qu’on influe sur le bonheur des hommes et la
prospérité des nations. Il ne revint en France que
pour tout réunir ; il portait avec lui cette Charte
immortelle, si long-temps méditée sur la terre de
l’exil, et qu’il regardait avec raison comme le
plus précieux bien de la vie sociale.
C’est au milieu de nous qu’il vint réaliser cette
maxime vraie autant que profonde du plus illustre
244 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
et du plus vénéré de nos magistrats, que la justice
est la véritable bienfaisance des rois \ Aux plaintes
sans nombre de tant de conditions mécontentes ,
il opposa la modération , cette vertu première des
gouvernans ; et , ralliant l’expérience du passé a
toutes les espérances de notre avenir , il prépara
par des institutions prévoyantes tout le bonheur
dont nous jouissons. « Je ne mourrai pas tout en-
tier, disait-il à des députés qui le visitaient pres-
que à ses derniers jours ; je laisse à mon peuple
des lois qui renferment le secret de sa conserva-
tion et de sa durée. »
‘ Cette maxime est de Malesherbes ; c’est une erreur de nos
auteurs critiques en littérature de l’avoir attribuée à un prédicateur
célèbre , qui ne l’a énoncée que d’après lui. Pour mettre hors de
tout doute ce que j’avance, il me suffira de consigner ici quelques
lignes écrites par ce magistrat à un de nos académiciens les plus
honorables : Savais dit comme citoyen que la justice est la waie bien~
f aisance des rois ; de<^enu ministre , j’ai insisté auprès du l'oi , pour que
sa bienfaisance fût soumise aux règles de la justice, etc. ( Voyez
Vissai sur la 'vie , les écrits et les opinions de M. de Malesherbes , par
M. le comte de Boissy-d’Anglas. ) Rien n’est donc plus authen-
tique que cette sentence ; elle est de celui qui proposa le premier
de diminuer les impôts du peuple. Il n’appartenait qu’au ministre
dont les grands talens furent ennoblis par un grand courage,
de la concevoir et de l’accréditer.
^ Non omnis rnoriar, etc. Telles furent les propres expressions
de Louis XVIII quand les députés lui apportèrent la dernière loi
consentie par la majorité delà Chambre, et lorsqu’il était déjà en
proie aux symptômes de la douloureuse maladie qui l’a enlevé à
l’amour des Français.
DE LÆ JUSTICE.
245
D’autres ie diront mieux que moi, tout ce qu’a
fait ce prince si grand par son esprit , et qui était
devenu si puissant par sa justice ; ce monarque
révéré, ce politique profond qu’on admirait tou-
jours davantage à mesure qu’on le voyait déplus
près. D’autres parleront de cette raison supé-
rieure qu’il fit éclater dans tous les conseils , de
ces augustes paroles qui changeaient à son gré les
cœurs ,• et qu’on citait partout comme des ora-
cles. Ils loueront en lui ce génie sans écart qu’il
dirigeait si bien par ses sages principes , cet émi-
nent savoir, ce rare discernement dans les con-
jonctures les plus délicates , et surtout la fermeté
de cette âme sublime , mûrie par l’étude et la mé-
ditation, perfectionnée en quelque sorte par l’in-
fortune. On citera cette urbanité , cette politesse
exquise, cette élocution ornée, cette grâce ini-
mitable dans les entretiens privés , cette incom-
parable érudition, digne des plus beaux siècles
de Rome et d’Athènes , mille autres qualités com-
munes aux Bourbons, qui joignent l’art de plaire
à Fart de régner.
Quant à moi , je ne rappelle ici que ce qui a
trait à cette vertu suprême, la plus estimée des
mortels, parce qu’on lui doit l’harmonie des
ressorts monarchiques, et que Louis la possédait
au plus haut degré. Nul roi ne fut plus que lui
24^) PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
persuadé que la justice est le nerf vivifiant d’un
état, et l’égide conservatrice de l’édifice social.
L’histoire écrira comment il sut tenir la balance
entre les prétentions des divers partis. Qui n’a pas
été frappé de sa mémoire reconnaissante pour les
services de ses sujets, de l’équité de ses actes,
de la prudence de ses décisions , de cette scru-
puleuse observation de la règle , de ce constant
amour de l’ordre qui perpétue les empires, de ce
religieux emploi du temps , de cette ponctualité
diligente qui le rendait , pour ainsi dire , présent
à toutes les affaires de son royaume ? Il ne faut
qu’une invasion pour abattre des remparts , pour
renverser des murailles ; un tremblement de terre
peut engloutir les tours des plus superbes villes ;
mais la justice survit à toutes les ruines : elle a le
cours tranquille et puissant de ces fleuves bien-
faisans dont aucun obstacle n’arrête la salutaire
influence; elle est toujours là pour rendre à cha-
cun ce qui lui appartient, pour comprimer les
hommes qui font manquer le but de l’autorité
politique, et ce but n’est autre chose que le bon-
lieur de tous.
LE
SOLDAT DE LOUIS XIV,
ou
HISTOIRE DE JACQUES DES SAUTS.
r
(S-
AVERTISSEMENT.
Il n est pas inutile de donner à nos lec-
teurs quelques renseignemens historiques sur
rhomme ^véritablement extraordinaire qui
fait le sujet de V épisode suwant. Son vé-
ritable nom était Jacques Blaisonneaux.
Comme il aimait singulièrement a enten-
dre le bruit des vagues , et quil fréquen-
tait surtout une très belle cascade de la
rivière d' Oyapock ^ près de laquelle il avait
fixé son habitation, les gens du pays le
désignaient sous la seule dénomination de
Jacques des Sauts. Ceux qui savaient eom-
bien il s'était distingué dans les combats,
l' appelaient aussi le soldat de Louis XIV.
M. Noyer, ingénieur- géographe et député
de Cayenne, en a fait mention dans un
‘^5()
A^VEltTISSEMENT.
mémoire intéressant , qu’il a rédigé sur la
Guyane française , et qu’il a eu l’ extrême
complaisance de me communiquer.
On jugerait très mal de cet indwidu , si on
établissait son opinion d’ apres les récits fabu-
leux que , dans son extrême vieillesse, il se
plaisait a faire sur sa propre personne.
Les habitans des rives de l’Oyapock savent
que , plusieurs années avant sa mort , Jacques
des Sauts n’était absolument que l’ombre de
lui-même; et qu’il n’avait plus que de faibles
lueurs de cette raison supérieure qui l’éclai-
rait dans l’cige mûr. En proie au délire sénile,
il était souvent tourmenté par des visions fan-
tastiques : triste fin de l’homme sur la terre !
Survivre à la raison qui nous guide est un
état pire que le tombeau.
Aucun homme d’ailleurs ti était plus in-
AVERTISSEMENT.
25i
téressant a mettre en scène que ce vieillard
centenaire , qui s'était rendu dans le désert
r oracle de la justice, et qui a offert dans ses
derniers jours le spectacle affligeant de la
vertu délaissée. Plein d'ardeur pour son in-
struction, le métier de soldat, qu'il faisait
depuis tant d'années , n'avait pu le détour-
ner de ses études favorites. D'autres qualités
non moins éminentes le distinguaient. Il était
un de ces guerriers intrépides qui, tour-
mentés par la faim à la bataille de Mal-
plaquet , jetèrent loin d'eux le pain qui de-
vait leur servir de nourriture , pour courir
plus vite au combat. On verra qu'ayant été
blessé a cette meme bataille, il fut pansé
par les mains pieuses de Fénelon, et mi-
raculeusement guéri. Soit reconnaissance ,
soit admiration , il portait toujours avec lui
les immortels ouvrages de ce prélat ; et ,
lorsque, après ses exercices pénibles, il ren~
2 52 AVERTISSEMENT.
trait dans sa caserne^ il charmait ses loisirs
en lisant les Aventures de Télémaque.
Jacques n était point un propriétaire mal-
aisé y quand il s'établit sur la rivière d'Oya-
pock. Les riches colons quil avait eu occa-
sion de connaître dans ce pays, et dont
il s'était concilié l'estime et l' attachement y
l'avaient merveilleusement seeondé dans le
projet qu'il avait conçu de faire lui-même
un établissement considérable dans la so-
/•
litude qu'il avait choisie. Ils lui avaient
donné une multitude d'arbres et d' arbris-
seaux y tels que des géroflierSy des cannel-
lierSy etc, y nouvellement apportés a CayennOy
et qui s'étaient parfaitement acclimatés dans
son jardin. Il avait employé plusieurs années
a enrichir cette possession , et il en avait tiré
un parti inconcevable. Les Galibisy qui ex-
cellent dans la construction des carbets .
AVERTISSEMENT.
253
Valaient aidé à bâtir son pavillon , au-devant
duquel ils avaient habilement pratiqué des
escaliers de terre ^ ou croissait un gazon odo-
rant. Aucune difficulté ne V arrêtait; et il
avait d'autant plus de mérite, que le sol quil
cherchait à féconder n était pas bon : mais
que ne qoeut un travail assidu! Cette île,
auparavant couverte de plantes parasites ,
donnait des légumes succulens ; le jardin
fournissait les meilleurs fruits ; les poules ,
les faisans dorés, les paons , les canards
variés , etc. , abondaient dans sa basse--
cour, dont un agami faisait la police \
* Je ne puis résister au plaisir de consigner ici quelques
lignes sur cet oiseau véritablement extraordinaire, commu-
nément désigné sous le nom à’ agami, ou à’iagami , d’après
les Indiens de l’Amazone. Les naturalistes n’ont pas tout dit
sur l’instinct merveilleux qui le caractérise ; il semble que le
sentiment profond de l’ordre et de la justice lui ait été spécia-
lement départi. A peine est-il- apprivoisé et introduit dans les
basses-cours , qu’il étonne par sa vigilance et la nature des
services qu’il rend au propriétaire. Il prend en quelque sorte
"^54 AVERTISSEMENT.
Mais ce quil y a de plus remarquable dans
la destinée de Jacques des Sauts , ce sont les
sous sa protection spéciale les poules, les dindons , les oies ,
les pintades , et autres espèces volatiles qui lui sont confiées ; il
rôde autour d’elles ; il ramène celles qui s’écartent; il sépare les
coqs qui se battent ; il soutient le plus faible contre le plus
fort ; il conserve le grain aux poussins , et le défend contre
la voracité des mères gloutonnes. Il est constamment en sol-
licitude ; quand la nuit arrive , il se perche au sommet de
quelque arbre des environs , ou sur le toit élevé de la maison
pour mieux surveiller ses enfans adoptifs ; le chien du berger
n’est pas plus fidèle. M. Alexis Chevallier, homme d’une
instruction remarquable, et doué d’un grand talent pour
l’observation , a vu chez un sauvage de la Guyane un agami
qui aimait si tendrement son maître, qu’il se mettait en devoir
de le défendre sitôt qu’on feignait de l’attaquer ; il lardait de
coups de bec l’agresseur, et c’était avec la plus grande peine
qu’on lui faisait lâcher prise. Il ne craignait ni les chiens ni les
chats; il évitait leurs morsures en sautant adroitement par-
dessus ces animaux , qu’il poursuivait à son tour, et finissait
par mettre en fuite. Son instinct orgueilleux et protecteur se
complaisait surtout dans l’intérieur de l’habitation dont la
garde lui était confiée ; il n’en sortait jamais que pour aller
chercher les poules qui s’en étaient écartées. Il semblait les
compter quand il les voyait sortir le matin de leur cabane
particulière , et lorsque le soir elles y rentraient. Il poursuivait
AVERTISSEMENT. -2^5
relations amicales qui s'étaient établies entre
lui et les surnages, avant quil fut devenu
vigoureusement les retardataires , et la crainte qu’il inspirait
à toute la troupe les forçait à se tenir dans les limites qui
leur étaient tracées. Quand son maître reconnaissant l’appe-
lait pour le caresser et le faire manger dans le creux de sa
main , il avait toujours l’œil tourné sur son troupeau favori ;
il le rejoignait avec le plus grand empressement. L’agami a
autant de courage que le coq ; mais il n’en use que pour
combattre les animaux étrangers à son peuple. Cet oiseau a
été décrit ; il est de la grosseur d’une poule, et monté sur de
hautes jambes , comme les échassiers. Il est assez remarquable
par son plumage , qui , depuis le milieu' dù col jusqu’aux
épaules , ou à la naissance des ailes, est d’un violet foncé ; mais
chatoyant et reflétant presque toutes les couleurs de l’arc-en-
ciel. Les plumes de sa tête sont relevées et comme frisées ; leur
finesse leur donne l’apparence du velours noir ; ses yeux vifs et
brillans lui donnent un air de fierté. Son cri n’a aucune analo-
gie avec celui des autres oiseaux; c’est une espèce de roulement
saccadé, sourd et mélancolique, brusque dans la colère, et
traînant dans l’état calme ; ce cri singulier semble sortir de son
ventre, particulièrement lorsqu’on l’entend le soir dans le si-
lence des bois ; de là vient qu’on l’appelle l’oiseau ventriloque.
On s’étonne que cet animal singulier, auquel la nature a donné
pour demeure les vastes déserts de l’Amérique, devienne au be-
soin si sociable et si familier. Comme il est fortement organisé ,
AVERTISSEMENT.
256
aveugle, et lorsqu il remplissait parmi eux
les fonctions de juge, ou plutôt de conci-
liateur, Jacques profitait de la chasse des
Indiens , et les Indiens profitaient de ses ré-
coltes, On venait le voir de toutes les extré-
mités du désert,
Jacques vécut long-temps dans sa petite
île, de cette vie contemplative , qui a tant
d'attrait pour l’homme sensible , quand il
touche a la fin de son existence, cc C’est dans
la solitude qu’il faut attendre la mort, di-
sait-il aux personnes qui venaient le visiter.
Je suis tranquille ici , parce qu’il n’y a ni
ambition ni vanité. Ne croyez pas pour cela
que j’aie pris mes semblables en aversion;
je veux encore les voir; mais c’est pour
M. A lexis Chevallier croit que rien ne serait plus facile que de
le naturaliser en France, et de développer en lui toutes les
dispositions instinctives qu’il manifeste entre les tropiques.
AVERTISSEMENT.
257
les secourir quand Vinfortune les accable. »
Personne y en effet, n accordait V hospita-
lité avec plus de dévouement et d' abandon.
On sait comme les vents sont impétueux aux
environs des rivières de la Guyane ; on sait
que ces rivières sont traversées par des ca-
taractes qui barrent leur cours , et rendent
leur passage périlleux. Avec quel empresse-
ment il portait des seeours aux malheureux
rameurs , qui devenaient les victimes du raz
des marées, de V ouragan ou de quelque in-
tempérie de V atmosphère !
U anecdote de Jacques des Sauts rappelle
celle du baron de Saint - Casteins, gentil-
homme béarnais, dont la famille existe, dit-on,
encore dans le midi de la France. Cet offi-
cier, plein de valeur et de moralité, servait
autrefois dans le Canada. Lorsque le ré-
giment de Carignan , auquel il appartenait ,
II. 17
AVERTISSEMENT.
fut cassé , profondément blessé d'un passe-
droit quil n avait point mérité , il ne voulut
pas retourner dans son pays; il se détermina
à vivre désormais chez les Ahénakis , leur
disant que les montagnes de V Acadie va-
laient mieux pour lui que les Pyrénées.
Ceux-ci le mirent a la tête de leur nation ,
et lui donnèrent le titre de grand-chef. Il se
maria parmi eux et d'après leurs usages.
Il épousa même une jeune Indienne, qui,
pour le rejoindre, avait remonté plus de
deux cents lieues ci travers les bancs , les
écueils et les cataractes des fleuves ; elle était
arrivée au Port-Royal, mourante de lassitude.
Le baron de Saint - Casteins se mit a
commercer, et rassembla bientôt dans ses
coffres, plus de trois cent mille écus en mon-
naie d'or : il en usait pour acheter des den-
rées dont il gratificdt les sauvages, qu'il avait
A.VERTlSSEMEN'r. 9.59
adoptés pour ses amis ; ceux-ci Lui appor-
taient en retour des peaux de castor^ dlier-
mine y de loutre et de loup marin, qui étaient
d'une valeur triple de ce quil accordait,
M, de Saint- Casteins était d'ailleurs, pour
les Ahénakis de l'Acadie, ce que Jacques
des Sauts était pour les Galibis et les Pa-
licours de la Guyane. Il exerça long-temps
parmi eux les fonctions de juge et d'arbitre
souverain dans toutes les querelles.
Il prenait part a leurs occupations , a
leurs amusemens ; il entretenait surtout par-
mi eux une émulation industrielle, et les
gouvernait constamment par une politique
sage , tout-àfait appropriée aux intérêts de
ce beau pays. Il spéculait sur le blé , les
légumes, sur la pêche des saumons, des
morues, etc., et sur l’abondance des pellete-
ries de tout genre. Il possédait a fond la
AVEIITISSEBIENJ'.
1160
langue algonkine ^ à l’aide de laquelle il
communiquait facilement avec les différens
peuples de ces contrées. Plusieurs navires
^venaient tous les ans dans ces parages,
pour charger des marchandises . Comme ses
magasins étaient pleins de richesses , et
quil exerçait une influence générale, on
assure que les gouverneurs du Canada et
même ceux de la Nouvelle- Angleterre avaient
fini par le craindre, et par beaucoup le
ménager ; on ajoute aussi quil eut plusieurs
filles , quil les maria a des Françcds , et quil
fut en état de donner a chacune d’elles une
dot très considérable.
Jacques des Sauts fut moins heureux que
M. de S aint-C atteins. Ses ressources dimi-
nuaient a mesure que les années s’accumu-
laient sur sa tête. M. de Malouet , dans
50/?. Voyage à la Guyane, a consacré quelques
AVERTISSEMENT.
261
lignes à ce vieillard vénérable , qui, en 1777;,
avait atteint sa cent dixième année. Il y en
avait alors quarante quil habitait cette so-
litude. Mais, a V époque oii il le visita, il était
déjà tombé dans un dénûment presque absolu.
Quelques vêtemens le couvraient ci peine ^
pour le garantir des insectes.
Toutefois, malgré son' état de cécité et les
*
rides de son visage , Jacques conservait encore
de la souplesse dans tousses membres; il n était
ni courbé ni trop décrépit ; il allait et venait.
M. de Malouet lui fit boire du vin et manger
du pain, dont il se passait depuis long-temps.
Les deux négresses qui s' étaient consacrées
CL le servir, depuis leur première jeunesse ,
étaient déjà dun âge avancé. Elles le
nourrissaient du résultat de leur pêche,
et avec les productions d'un petit jardin
quelles cultivaient sur les rives du fleuve.
AVERÏISSEMEIVT.
Le vieillard avait encore sur son visage la
glorieuse cicatrice qui attestait ses exploits à
la bataille de Malplaquet, ^
^ «Je passai deux heures dans sa cabane, dit M. de Ma-
louet, étonné, attendri du spectacle de cette ruine vivante.
La pitié, le respect, en imposaient à ma curiosité. Je n’étais
affecté que de cette prolongation des misères de la vie hu-
maine dans l’abandon , la solitude et la privation de tous les
biens de la société. Je voulus le faire transporter au fort; il
s’y refusa. Il me dit que le* bruit des eaux dans leur chute
était pour lui une jouissance, et l’abondance de la pêche une
ressource ; que, puisque je lui assurais une ration de pain, de
vin et de viande salée , il n’avait plus rien à désirer. Jacques
des Sauts avait du reste excité l’intérêt des différens gouver-
neurs qui s’étaient succédé dans la colonie ; on en parlait
même dans toute la France, et il fut un temps où les peintres
l’avaient représenté recevant les secours de l’immortel Féne-
lon , qui pansa ses blessures après la bataille de Malplaquet.
Madame Charlotte N..., dont le crayon est à la fois si facile
et si spirituel, a eu une idée non moins heureuse ; elle en a
fait le sujet d’un tableau, où l’on voit cet intéressant vieillard
soutenu par deux jeunes négresses , qui consolent ses derniers
jours, et tempèrent par leurs bons offices toutes les rigueurs
de la destinée ; rien n’est plus pittoresque que cette composi-
tion. Jacques des Sauts est en face de sa cascade favorite.
AVERTISSEMENT.
263
Jacques éprouva, dans le désert , toutes
les chances de la mauvaise fortune. Aussitôt
quil fut devenu aveugle et infirme, les es-
claves quil avait comblés de biens Vaban-
donnèrent successivement , et lui firent per-
dre tout le fruit de ses longues économies.
Ses plantations furent totalement négligées.
Son cime perdit tout son feu , et le chagrin
s^ empara de lui; il se promenait dans son
jardin, rêvant a son triste avenir. Il écou-
tait encore la cascade écumante ; mais il
n entendait plus la voix des hommes qui ve-
naient lui demander U hospitalité ; lorsqu il
était assis sous ses bananiers , les enfans
qu’il semble écouter encore avec une sorte de volupté ; sa
tête vénérable offre l’expression de sa noble et courageuse
vertu. La résignation de ce patriarche du désert, les soins
que lui rendent, au nnlieu d’un abandon général, deux êtres
compatissans qu’on croirait envoyés par la Providence, le
respect admirable dont il est encore l’objet, laissent dans
l’àme l’impression la plus touchante.
2 64 AVERTISSEMENT.
Jie 'venaient plus jouer autour de lui ; ils le
regardaient avec une sorte d'effroi ou de
commisération. Jacques excitait la même pitié
que Bélisaire y et avait y comme lui y toutes les
miser es de la vieilles se. Au milieu de cet
abandon général , si quelques personnes cha-
ritables se présentaient pour le xisiter, il
cherchait a les reconnaître par l'attouchement
de ses mains tremblantes ; il était plein de
joie quand elles arrivaient y plein de tristesse
quand elles s'en allaient. Enfin y apres bien
des souffrances et des tribulations y Dieu retira
à lui son serviteur.
LE
SOLDAT DE LOUIS XIV,
t
ou
HISTOIRE DE JACQUES DES SAUTS,
ANECDOTE DE M. DE PRÉFONTAINE.
{Fig. VI.)
Au milieu des eaux de FOyapock , Fun des
plus grands fleuves de la Guyane , se trouve
une très petite île à laquelle se rattachent
d’intéressans souvenirs. C’est là que vi-
vait depuis quarante années un soldat plus
que centenaire , congédié des armées de
l^ouis XIV, communément désigné, dans ce
pays, sous le nom de Jacques des Sauts ^
parce qu’il n’aimait rien tant que le bruit
des cascades. Dans ses promenades soli-
^66 LE SOLDAT DE LOUIS XIV.
taires , ce vieillard , naturellement triste et
mélancolique , parcourait les bords de cette
immense rivière , qui a plus de deux lieues
de large à son embouchure. Son bonheur
était d’entendre le mugissement des vagues ,
qui , à l’époque des nouvelles lunes , se sou-
lèvent avec une rapidité effrayante , et for-
ment comme un vaste promontoire à la sur-
face de la mer.
On publiait alors beaucoup de fables sur
les motifs qui avaient déterminé Jacques des
Sauts à cjuitter le sol de la France pour ve-
nir se fixer dans ce lieu sauvage et inhabité.
Comme il portait une large cicatrice sur le
visage , on prétendait qu’il s’était expatrié à
la suite d’un duel où il avait eu le malheur
de tuer son adversaire. Quelques personnes
disaient avec plus de vraisemblance que ce
brave et loyal militaire espérait un avance-
ment qu’il n’avait point obtenu , et que ,
tourmenté par un secret dépit , il s’était ré
fugié dans un autre continent polir oublier
LE SOLDAT DE LOUIS XIV. 267
les mécomptes d'une ambition déçue. Mais
il ne serait pas surprenant que le goût de la
tranquillité eût suffi pour entraîner Jacques
des Sauts sur ces plages abandonnées. 11
est un temps où Fbomme , fatigué des agi-
tations de son existence , aspire au repos , et
où la paix du désert devient pour lui comme
un objet d’envie. Ce qu’il y a de certain ,
c’est que Jacques ne faisait entendre aucune
plainte , et qu’il avait emporté , dans sa re-
traite , toute son admiration pour le grand
roi qu’il avait servi ; il n’en parlait qu’avec
attendrissement.
Jacques des Sauts avait du reste dans son
esprit des ressources particulières, qui le por-
taient à préférer le calme de la solitude au
tumulte des villes : il avait fait d’excellentes
études , et le bonheur de la méditation était
pour lui la première des jouissances. Dans
l’effervescence de ses jeunes années, il s’était
enrôlé sous les drapeaux de Louis XI V ; mais
au milieu des camps il ii’avait pas cessé de
1^68 LE SOLDAT DE LOUIS XIV.
s’instruire. Après avoir obtenu son congé , et
long-temps avant qu’il fut devenu aveugle ,
il avait été chargé de diriger les biens que
les prêtres de la Compagnie de Jésus possé-
daient à Cayenne. On assure même que c’est
dans leur commerce, qu’il avait fortifié son
goût pour la littérature. Fénelon surtout
était son auteur favori : son plaisir était d’en
parler. Grièvement blessé à la bataille de
Malplaquet , il avait été pansé par les mains
de ce prélat généreux et compatissant ; étant
encore soldat, il avait eu occasion de le re-
voir à Cambrai , et il se glorifiait d’avoir
monté la garde devant son palais.
Jacques s’exprimait pareillement avec en-
thousiasme sur le maréchal de Villars, de Ca-
tinat et autres grands hommes, qui avaient
illustré le siècle oii il vivait. Il avait demeuré
quelque temps à Paris , où il avait vu applau-
dir les vers de l’immortel Corneille ; tous ces
souvenirs donnaient beaucoup de charme à
sa conversation. De là vient que plusieurs
LE SOLDAT DE LOUIS XÏV. 269
personnes marquantes par leur rang et leur
instruction allaient le visiter dans sa de-
meure. Jacques les accueillait de manière à
leur inspirer autant d’estime que de respect.
Il portait, dans ces mêmes jours, l’uniforme
dont il était revêtu à la bataille de Malpla-
quet; ses cheveux blancs flottaient sur ses
épaules; et^, comme il avait laissé croître sa
barbe , tout contribuait à donner à sa phy-
sionomie un aspect martial autant que vé-
nérable.
Les hommes ne sont jamais à leur véri-
table place sur la terre : Jacques avait une
élévation dans les idées, qui le rendait digne
d’une condition meilleure. Rien n’égalait son
industrie et son activité. On voyait autour
de lui un certain nombre d’esclaves dont il
avait fait autant d amis , et qui le servaient
par dévouement. Malgré la paresse de quel-
ques uns, jamais il ne les gourmandait. Il
n’usait d’aucun de ces instrumens de puni-
tion auxquels avaient recours des colons
•2^0 LE SOLDAT DE LOUIS XIV.
avares et cruels. Jacques n’était ni dur ni
avide de richesses. Il n’était pas venu à
Cayenne pour faire fortune : il voulait vivre
et mourir tranquille dans son habitation.
Ses nègres reconnaissans lui payaient, par
toute leur affection , les bienfaits dont il les
comblait.
Jacques des Sauts se plaisait beaucoup
dans sa petite île. On sent déjà toutes les
dispositions qu’il eut à faire pour fertiliser
une terre aride et pauvre, tout-à-fait re-
belle au travail de l’homme. Il parvint néan-
moins à améliorer ce sol ingrat par toutes
les ressources de l’industrie européenne : il
pratiqua d’abord dans sa solitude une plan-
tation de manioc , qui lui donna la facilite
d’être utile aux autres, et de verser ses libé-
ralités sur tous ceux qui avaient besoin de
son assistance ; il cultiva pareillement le ro-
cou, l’indigo, le coton, et par ses soins le
café venait aussi en abondance au bord de
la rivière d’Oyapock. Il parvint , dit-on , à
LE SOLDA.T DE LOUIS XIV. onr
J ^
faire ramper une vigne autour de sa maison ,
merveille inconnue dans ce climat. Enfin il
avait associé à sa vie solitaire une multitude
d’animaux domestiques d’un très bon choix.
Sa basse-cour était très bien peuplée , et on
ne la voyait jamais sans beaucoup d’intérêt
et de curiosité.
La maison de Jacques n’était point un
carbet ordinaire ; c’était un pavillon spa-
cieux , dans lequel il pouvait exercer à son
aise l’hospitalité : elle était pourvue des meu-
bles les plus commodes. Tout ce qui peut sa-
tisfaire les goûts d’Europe s’y trouvait ras-
semblé. Cette maison n’avait ni colonnes ni
portiques; mais elle était régulièrement con-
struite et sainement disposée. Le jardin qui
l’environnait n’était pas moins agréable ; on
y avait pratiqué des abris contre le soleil
d’Oyapock, qui brûle souvent ce qu’il éclaire.
C’est surtout dans les plaines arides du dé-
sert qu il faut regarder les arbres comme des
amis : ils nous désaltèrent par le doux suc de
272 LE SOLDAT DE LOUIS XIV.
leurs fruits , et nous protègent par le bien-
fait de leur ombre ; Jacques était heureux
sous les berceaux qu’il avait formés. Tous les
végétaux à larges feuilles étaient habilement
distribués autour de sa demeure , et y répan-
daient une délicieuse fraîcheur.
A voir la petite île de Jacques des Sauts,
on eût cru qu’il avait enchanté ce lieu : tout
s’y ressentait de la présence de l’homme ; ses
plantations prenaient de jour en jour un ac-
croissement considérable. A peine le soleil
luisait sur l’horizon , que le travail commen-
çait : on bêchait , on ensemençait ; les nègres
chantaient pour donner plus d’ardeur à leurs
mains diligentes. Mais c’était le vieillard qui
donnait la direction à toutes les entreprises ;
il était enivré de voir que tout lui prospé-
rait. Il y a une sorte de bonheur attaché
aux créations d’un propriétaire qui arrive,
pour la première foiS;, dans un pays inculte.
Puen d’ailleurs n’est plus propre à charmer
les loisirs d’un militaire , que les occupations
LE SOLDAT DE LOUIS XIV. ^'^3
de Fagriculture. Quand Jacques se prome-
nait dans son jardin avec sa longue barbe
et son visage balafré , on Feût pris facilement
pour Fun de ces vieux Romains qui après
la guerre s’en retournaient à leur charrue.
Jacques se trouvait infiniment mieux dans
sa petite île, que s’il se fut enfoncé dans Fin-
térieur des terres ; il s’était en quelque sorte
fortifié dans ce lieu sauvage , pour s’y préserver
de tous les accidens. Au moindre signal , ses
serviteurs accouraient pour exécuter ses or-
dres , et ses armes à feu ne le quittaient ja-
mais. D’ailleurs il évitait ainsi les tigres rouges,
qui s’étaient prodigieusement multipliés dans
les forêts de la Guyane. Un autre motif le re-
tenait au milieu du fleuve ; c’était le voisinage
des Indiens, cjui lui apportaient des provisions
abondantes , particulièrement du lamentin ,
et autres poissons dont la chair est plus ou
moins délectable. Jacques, à son tour, don-
nait du tafia , des fruits provenus des arbres
qu’il avait cultivés, souvent d’autres objets
U. 1 8
274 l'E SOLDAT DE LOUIS XIV.
plus OU moins précieux pour ces peuples, tels
que des couteaux, des serpes , des miroirs, etc.
ün jour il fît présent d’un tambour aux
Oyampis, nation guerrière et valeureuse; ce
c]ui le mit en grand renom parmi les sauva-
ges : c’était un commerce naturel de bons of-
fices. Moyennant une rétribution détermi-
née, les Galibis l’aidaient quelquefois à ga-
rantir son jardin des chenilles et des guêpes
qui découpaient les feuilles de ses arbris-
seaux ; on brûlait cà et là des substances
aromatiques , dont la flamme éloignait les
fourmis , et pürgeait l’air des moucherons ,
qui semblent s’acharner de préférence sur les
individus nouvellement débarqués.
L’homme solitaire soupire après son sem-
blable ; Jacques promenait souvent ses re-
gards sur les bords du fleuve. Comme les
patriarches de la Palestine , il semblait ap-
peler les voyageurs par ses vœux pour leur
offrir le couvert et l’hospitalité ; avec quel
bonheui' il recevait ceux qui voulaient bien
LE SOLDAT DE LOUIS- XIV. 2 y 5
s’arrêter dans sa retraite ! Combien de fois
sa maison servit d’asile aux missionnaires
qui allaient planter la croix sur ces plages
solitaires! Il était surtout fort lié avec le
père Fauque, homme indulgent et modéré,
qui contribua d’une manière si active à ré-
parer les maux faits à la religion , à l’époque
ou les Anglais surprirent le fort Saint-Louis
et le livrèrent au plus affreux pillage.
Il n’y avait pas beaucoup de temps que
le soldat de Louis XIV s’était établi dans la
rivière d’Oyapock, lorsqu’il contracta des
liaisons particulières avec les sauvages dont
j’ai déjà fait mention, et qui vivaient de
chasse et de pêche ; ces êtres errans s’étaient
apprivoisés à l’aspect de ce vieillard véné-
rable ; car tout en lui invitait à la confiance.
On a eu tort de dire que les Indiens ne sont
point susceptibles d’affection ; ils s’attachèrent
particulièrement à Jacques ; il est vrai que
celui-ci leur rendait des services journaliers.
Il possédait des moyens de guérison contre
1^7 6 le soldat de louis XIV.
des maux physiques dont ces peuples sont
fréquemment atteints , et qui tiennent à
Fabus fréquent qu’ils font des nourritures,
aussi-bien que des boissons, dans un pays
ou la nature est prodigue de ses biens.
D’ailleurs, comme il connaissait à fond la
langue des Galibis , il les instruisait par
ses entretiens. Il ne cessait de les étonner
par le récit des batailles et de tous les eve-
nemens mémorables du règne de Louis XIV .
On rend les hommes plus sociables en agran-
dissant la sphère de leurs besoins moraux ;
Jacques était parvenu à leur inspirer ce qu’ils
éprouvent rarement dans leurs indolentes
habitudes , l’admiration et la curiosité.
A l’époque dont il s’agit, les Indiens sen-
taient d’autant plus le besoin de se rapprocher
des Européens, qu’ils étaient sans cesse in-
quiétés par des Nègres marrons réfugiés dans
les bois, et ny vivant que de rapines; ils
étaient fort bien accueillis de Jacques, qui
se faisait un devoir de respecter leurs cou-
LE SOLDA.T DE LOUIS XIV.
^77
tüiîies. 11 assistait à leurs mariages , à leurs
sépultures, qui u’ont jamais lieu sans un grand
appareil. Pour lui prouver leur reconnais-
sance , les femmes des sauvages , aux longs
cheveux de jais, lui apportaient le produit de
la pêche de leurs époux. Il les bénissait, et
récitait des oraisons sur la tête de leurs en-
fans ; il devenait le parrain de ceux qu’on éle-
vait dans le culte catholique.
Les j ours de fête, le vi eillard ornait d un beau
plu met le chapeau qui couvrait sa tête séculaire ;
il se rendait alors dans les diverses tribus, pour
leur apprendre à adorer en commun le Créa-
teur de Funivers. On était attendri de le voir
prosterné : la prière est plus touchante quand
elle sort d’une voix affaiblie par les infirmi-
tés de notre nature. Que ne peut d’ailleurs
l’autorité de l’âge et de la sagesse ! Le bien
qu’il opérait ne saurait se décrire. Un jour il
mit la paix entre deux peuplades, qui se dispu-
taient une forêt dans un pays ou la terre était '
d’ailleurs trop spacieuse pour ses habitans.
^7^ LE SOLDAT DE LOUIS XIV.
Dans une autre circonstance , il prévint une
guerre qui allait se déclarer parce qu’un naturel
de la tribu des Caraïbes avait jeté une flèche en
signe de menace dans l’un des villages voi-
sins ; il leur apprit à ne prendre les armes
que pour des motifs graves et importans.
Jacques des Sauts n’était pas un homme
d’un génie très supérieur, et c’est pour cela
peut-être qu’il était plus propre que d’autres
à faire l’éducation des Indiens ; il était doué
de ce sens droit et exquis qui dirige le com-
•
mun des hommes dans la conduite de la vie ,
et qui est préférable aux autres facultés de
l’esprit. Il s’attachait à réveiller chez eux les
inspirations de la conscience ; c’était par elle
seule qu’il voulait les faire participer aux bien-
faits de la civilisation. Il fallait , pour ainsi
dire, qu’il rendît les vertus élémentaires pour
des intelligenees bornées; les rayons de la
vérité ne pénètrent dans les esprits que par
une sorte de urradation. Il s’attachait sur-
O
tout à leur développer ce grand précepte de
LE SOLDAT DE LOUIS XIV.
rÉvaiigile , qu’il ne faut pas faire aux autres
ce que nous ne voulons pas qu’on nous fasse.
Jacques était devenu d’autant plus précieux
aux sauvages, que le besoin de la justice les
attirait à chaque instant vers lui. Quoiqu’ils
eussent des chefs dont ils reconnaissaient
l’autorité , ils aimaient mieux s’adresser au
vieillard , dont la longue expérience , dont
l’esprit conciliateur, arrangeaient tous les
procès, terminaient toutes les contestations.
Son intervention était d’autant plus néces-
saire, que plusieurs tribus indiennes vivaient
alors dans un état d’inimitié. Ce qui em-
barrassait Jacques, quand il se rendait au
milieu d’elles , c’est qu’il ne trouvait point ,
dans la langue des Galibis , assez de mots
pour exprimer ce qu’il avait à leur dire ; il
tâchait alors d’y suppléer par des circonlo-
cutions , par des images , par des compa-
raisons , par des paraboles. Ses discours
étaient brefs et concis ; ne voulant pas las-
ser leur attention , il ne les voyait que
280 LE SOLDAT DE LOUIS XIV.
quelques instans , et se contentait d’apaiser
leurs querelles toutes les fois qu’il en surve-
nait ; c’était pour leur propre intérêt qu’il
cherchait à resserrer parmi eüx les liens de
la concorde et de la sympathie.
Ainsi donc Jacques était devenu, sans s’en
douter, une sorte de magistrat , un excel-
lent conciliateur parmi toutes les tribus in-
diennes. Il avait du reste toutes les qualités
nécessaires pour remplir un si doux emploi ;
car il était d’une grande modération : son
âme était droite et pure, et il avait toujours
marché dans les voies de la probité et de
l’honneur. Je ne sais qui a dit qu’il valait
mieux avoir un bon juge que de bonnes lois ;
car les lois ne corrigent jamais les juges,
et les juges corrigent les lois. Jacques les in-
terprétait avec le bon sens plutôt qu’avec
son esprit ; il portait dans son âme cette lu-
mière vive et prompte , qui nous éclaire sur
la rectitude de nos actions , ce sens mo-
ral dont on use tous les jours dans les tri-
LE SOLDAT DE LOUIS XIV.
28 I
bunaux, pour délibérer sur la moralité des
hommes. Il recevait toutes les plaintes ; il
prenait connaissance de tous les délits ; et
soumettait toutes les conduites au témoi-
gnage de la conscience et de la raison. Son
allure guerrière plaisait aux sauvages , qui
fuient rhomme trop civilisé ; il s’était lui-
même singulièrement attaché ces peuples
simples 5 qui sortent des mains de la nature.
On cherche presque toujours à imiter ce que
ron admire : Jacques n’avait pas de grands
efforts à faire pour influer sur le caractère des
Indiens ; il prêchait d’exemple , et c’était tou-
jours dans de courts entretiens qu’il leur
développait les avantages de la civilisation.
Son expérience , son grand âge , l’équité
de ses décisions, lui conciliaient facilement
les suffrages. Lorsqu’il s’arrêtait à l’entrée
d’un carbet , ou sur le bord du fleuve , les
Indiens accouraient ; il n’avait pas besoin ,
pour fixer leur attention et gagner leur ami-
tié , de leur présenter des liqueurs spiri-
282 LE SOLDAT DE LOUIS XIV.
tueuses , ou de se barbouiller le visage avec
du rocou; il ne suivait aucun de leurs usages,
et il n’en était pas moins vénéré par eux.
Son vieux uniforme était son unique parure.
Cet empire qu’il exerçait était d’autant plus
remarquable , que les sauvages de ces contrées
sont légers et indifférens. C’était un spectacle
curieux de les voir, assis sur leurs talons, se
tenir dans une immobilité parfaite , pendant
que Jacques leur adressait ses exhortations.
Il y avait surtout grande amitié entre
Jacques et les Palicours. Les naturels qui
composent cette intéressante tribu, se dis-
tinguent des autres par l’élégance de leurs
manières , par le soin qu’ils prennent de se
tapirer, et de s’ajuster divers ornemens qui
servent à les parer, principalement dans les
jours de fête. Les Palicours sont habiles
dans l’art de conduire des pyrogues , et de
les diriger contre les courans ; ils savent
manœuvrer sur mer et en cadence ; ils bra-
vent les vents et les tempêtes ; ils sont très
LE SOLDAT DE LOUIS XTV. 2 83
intelligens dans la construction des carbets ;
ils se montrent aussi légers à la course que
des cerfs : on aperçoit à peine , sur le gazon ,
la trace de leurs pas ; ils sont moins sujets
à l’ivrognerie que leurs voisins ; ils se nour-
rissent d’alimens moins grossiers ; ils se mon-
trent fidèles et désintéressés.
Malheureusement le peuple indien est ^
en général , insouciant et frivole. Il faudrait
beaucoup d’années pour l’assujettir à des
institutions morales ; mais il n’en est pas
moins vrai de dire que , pendant tout le temps
que Jacques a vécu parmi eux , il leur avait fait
un bien véritable. Toutes les fois que, dans
quelques contestations , on le prenait pour
arbitre : « Suivez la justice, leur disait-il; la
nature ne veut pas que les hommes soient
méchans ; elle ordonne qu’ils soient heureux
les uns par les autres. Tous les bons pen-
chans sont en vous ; il ne s’agit que de les
suivre. Obéissez à Oieu auquel vous de-
vez tous les biens qui font vos délices. »
LE SOLDAT DE LOUIS XIV.
284
Un jour les Indiens le regardaient plan-
ter des arbres dans son jardin ; il prit de
là occasion de leur dire combien Fimpré-
voyanee est funeste. Il ajoutait que Fbomme
est né pour le travail ; qu’il faut jouir de
la terre sans la dépeupler ; qu’un arbre
qui nous nourrit de ses fruits est aussi un
être vivant qui doit remplir sa destinée ;
que c’est un crime de le déraciner, et que
nous lui devons la culture et l’arrosement
pour les services journaliers qu’il nous rend.
Cette exhortation de Jacques était d’autant
plus opportune, qu’un des plus grands in-
convéniens de la vie des sauvages est l’espèce
d’apathie dans laquelle ils sont presque tou-
jours plongés ; cette indolence amène souvent
parmi eux des pénuries funestes. Jouissant
du présent et s’inquiétant peu de l’avenir, il
ne leur vient jamais dans la pensée de semer
des graines sur un terrain ou ils pourraient
tout obtenir à souhait.
Jacques était surtout utile aux Indiens en
LE SOLDAT DE LOUIS XIV. ^85
fortifiant , parmi eux , rinstinct de relation ,
en corrigeant leur insouciance moqueuse , et
en modérant les folles joies auxquelles Fi-
vresse les assujettit ; il tempérait surtout le
penchant qu’ils ont pour la vengeance. Il
perfectionnait leurs mœurs en leur persua-
dant qu’ils avaient des devoirs ; mais il évi-
tait de les entretenir de leurs droits , pour ne
point les porter à en franchir les limites , et
pour ne point éveiller l’orgueil , qui a des
racines si profondes dans le cœur humain. Il
trouva chez eux une vertu bien rare , et que
les peuples civilisés ne possèdent souvent qu’à
un très faible degré : c’est une grande fidé-
lité dans leurs promesses et dans leurs moin-
dres engagemens.
Tous les jours le vieillard faisait sa prome-
nade à une heure déterminée. Il avait une
pyrogue dans laquelle il demeurait plus ou
moins long - temps , en côtoyant les bords
de la rivière d’Oyapock. Il rentrait rarement
chez lui sans avoir arrangé quelque différend.
2 86 LE SOLDAT DE LOUIS XIV.
apaisé quelque querelle ; il traitait tous les
contendans avee une égale affabilité. Il ne se
passait pas de jour qu’il ne donnât quelque
leçon utile à ces hommes ignorans et grossiers.
Les sauvages , dit un ingénieux voya-
geur ‘ , n’ont ni code , ni digeste , ni cette
nuée de gens de loi, qui éternisent les con-
testations dans les familles ; leurs démêlés se
terminent presque toujours par un simple
arbitrage. Ceux qui ont eu oceasion de les
observer s’étonnent de leur docilité et du
respect qu’ils témoignent pour les personnes
qui s’emploient à les réconcilier ; ils atten-
dent leur jugement avec un sang-froid im-
perturbable. Quand la raison n’est pas ba-
lancée par la cupidité , dit le bon Plutarque ,
elle va droit à la justice. On s’apercevait néan-
moins , au temps dont il est ici question , qu’à
mesure que le sentiment de la propriété aug-
mentait, les procès se multipliaient, particuliè-
rement parmi ceux qui avaient appris à cultiver
Le père Lafiteau
LE SOLDAT DE LOUIS XIV. 2 3*7
la terre ; Jacques se voyait alors forcé de por- '
ter la paix dans l’intérieur des familles , en
limitant les possessions.
Il est important de remarquer que tous
ces sauvages , qui vivent dans des lieux peu
éloignés les uns des autres, parlent néan-
moins un langage different , qu’ils commu-
niquent peu entre eux, qu’ils ont une va-
riété de mœurs, d’habitudes, d’industrie;
que chaque tribu a ses défauts, ses quali-
tés, etc.. Le besoin seulement peut les rap-
procher dans quelques circonstances. Un jour
il arriva qu’il n’y avait pas une seule fdle à
marier dans un village indien ; le chef s’en
plaignit à Jacques, qui prit occasion de cet
événement pour lui démontrer les avantages
de la sociabilité et les inconvéniens de l’iso-
lement continuel dans lequel vivaient, de-
puis long-temps , les diverses penplades de la
Guyane. Pour les porter à la paix et entrete-
nir parmi eux les liens d’une utile confrater-
nité, il mettait sans cesse devant leurs yeux
2 88 . LE SOLDAT DE LOUIS XIV.
le triste exemple des Roucouyennes , qui ne
cessaient de se battre avec les Oyampis , et
qui s’épuisaient par le fléau de la guerre.
J’ai déjà fait observer que l’attention des
Indiens se fatigue aisément : Jacques ne faisait
point de trop longues harangues ; toutefois ,
quand il leur parlait, la satisfaction était
peinte sur tous les visages. Il se trouvait parmi
les Galibis un homme perfide , qui dirigeait
toutes ses recherches vers les poisons ; il avait
attenté à la vie de beaucoup de naturels avec le
suc des lianes vénéneuses. Les siens le banni-
rent de leur village , et le livrèrent aux bêtes
féroces des déserts. Après un long exil , Jac-
ques lui fît trouver grâce devant sa tribu.
Il obtint la même faveur pour une jeune fille
de la tribu des Noragues , qui s’était rendue
criminelle avec un Européen , et qui avait été
déportée, pour ce délit, sur la terre de la
civilisation. Le vieillard fut sensible à ses
larmes et attendri par son désespoir : elle
avait voulu s’étrangler avec ses cheveux.
LE SOLDA.T DE LOUIS XIV. 289
Il y avait alors beaucoup de mauvais sau-
vages dans les déserts de la Guyane; c’est
ainsi qu’on désignait ceux qui fréquentaient
les Nègres marrons , qui troublaient la paix
des familles , qui devenaient vagabonds ou
perturbateurs. Il ne se passait guère de jour
qu’on ne vînt dénoncer au vieillard des pères
inhumains , des fils ingrats , des chefs qui
outre -passaient les bornes de leur pouvoir,
entre autres , le nommé Augustin , qui , cor-
rompu par le voisinage de certains colons ,
exerçait les plus grandes vexations sur une
peuplade de la rivière de Kourou. Tous ces
individus étaient soumis à l’autorité de
Jacques des Sauts, (c Les malheurs de votre
tribu , dit-il à ce dernier, viennent de ce que
vous avez méconnu les lois naturelles de la
justice. Vous abusez de votre autorité comme
de la terre. La nature ne vous a rendu puis-
sant que pour défendre vos semblables ; un
chef n’est grand que quand il protège. »
On amenait aussi à Jacques des Indiens
19
IL
LE SOLDAT DE LOUIS XIV.
290
qu’on accusait de donner des maléfices; d’an-
tres qui s’étaient habitués à commettre des
larcins, etc. Enfin on venait lui confier jusqu’à
des querelles de ménage , suites inévitables
de la polygamie. « Il n’est pas bien, leur disait-
il, que vous accabliez vos femmes sous le poids
de la peine et du travail ; tout se partage
dans un hymen bien assorti. »
Le soldat de Louis XIV améliora , dans
plusieurs points , la jurisprudence des sau-
vages. Personne n’ignore qu’ils s’attribuent
le droit de vie et de mort sur leurs sem-
blables. Comme ils appliquent à toutes les
actions humaines les lois rigoureuses de la
justice, si quelqu’un d’entre eux est tué dans
un village , ils en concluent que sa mort a
eu lieu pour des motifs très légitimes ; ils
s’apitoient alors sur le sort de l’assassin sans
donner le moindre regret à sa victime. Ils
sont tellement convaincus de la nécessité de
la peine du talion, que bien loin de prendre
la fuite, on les voit souvent venir offrir leur
LE SOLDAT DE LOUIS XIV. 2^1
tête en expiation du meurtre qu’ils ont
commis. Mais Jacques leur apprit à par-
donner, à vaincre le ressentiment, et à
résister au mouvement de la vengeance ,
qu’ils regardent comme une vertu , ou plutôt
comme le résultat d’une loi écrite dans le
fond de leur âme.
Je ne dois pas oublier de dire que Jacques
était plein de joie toutes les fois qu’il voyait
ariiver des Français. Il en venait beaucoup à
cette époque , où le superflu des populations
européennes poursuivait la fortune jusque
dans les déserts. Tous ceux qui passaient dans
ces parages prenaient un singulier plaisir à
s’entretenir avec lui, à interroger sa mémoire ;
on aime à discourir avec les vieillards , parce
qu ils sont essentiellement raconteurs ÿ ce sont
des livres que l’on consulte. Jacques reçut la
visite de plusieurs personnes de distinction.
M. Dubuc , frère de l’intendant général , dont
le nom est si cher à toutes nos colonies, se
rendit un jour dans sa petite île. J1 le trouva
LE SOLDAT DE LOUIS XIV.
pansant des lépreux, et distribuant des re-
mèdes à d’autres malades. Il fut touché, jus-
qu’aux larmes, des modestes vertus de cet
excellent homme. Il lui fit plusieurs questions
intéressantes sur l’agriculture ; il le félicita sur
la prospérité de ses plantations , et sur l’atta-
chement extraordinaire que lui témoignaient
les nombreux serviteurs qui le secondaient
dans ses travaux, ce Les Nègres qui sont autour
de moi , répondit Jacques des Sauts , ne sont
pas mes esclaves. Si j’en ai fait l’acquisition ,
si je les ai échangés pour de l’argent, c’est afin
qu’ils m’assistent dans mes entreprises , à la
charge par moi de les rendre heureux ; ce sont
des amis qui m’environnent ; n’en faut-il pas
dans la solitude ? » Jacques se plaisait surtout
dans la société deM. de Préfontaine, militaire
aimable, et d’une instruction fort étendue.
Cet homme spirituel avait présenté au gou-
vernement des vues dont on profita pour
l’amélioration du sol de la Guyane. Il était
toujours content, malgré les injustices nom-
breuses dont il avait été l’objet; sa conversa-
LE SOLDAT DE LOUIS XIV.
tion , ses accès de gaîté enchantaient le vieil-
lard, et tempéraient par intervalles le pen-
chant qu avait ce dernier vers les idées tristes
et mélancoliques.
Quelques années après , on vit paraître sur
les rives de l’Oyapock un certain nombre
de jeunes savans qui cherchaient , sur cette
terre nouvelle , des plantes rares et des ani-
maux inconnus ; c’étaient des disciples de
la célèbre école de Linnæus , qui , conduits
par le flambeau de sa méthode immortelle,
se répandaient dans tous les continens. Ils
venaient de visiter la montagne d’ Argent.
Leur étonnement fut extrême quand ils ar-
rivèrent près de l’asile de Jacques des Sauts.
L’apparition de ce beau jardin au milieu
d’une rivière hérissée de rochers , et entre-
coupée de cascades , leur fit reconnaître aus-
sitôt la présence et l’habileté d’un Européen.
Ils avaient besoin d’un guide éclairé pour
les diriger sur un sol masqué par tant de
productions sauvages , et qui impriment à
294 le soldat de louis XIV.
la Guyane Faspect le plus bizarre et le plus
singulier. Ils entrèrent dans Fhabitation du
vieillard , ou ils le trouvèrent divisant son
temps entre les soins qu’exigeaient la eul-
ture de ses plantations et cette espèce de
magistrature dont les Indiens l’avaient revêtu.
Celui-ci les reçut avec la plus franche cordia-
lité ; il s’empressa de remplir leurs vœux , et de
les conduire dans ces forêts vierges , jusqu’à
ce jour, presque inaccessibles à l’homme.
Rien ne peut se comparer aux sensations
qu’on éprouve à la première vue des forêts
imposantes de la Guyane , véritable image du
chaos par l’obscurité qui y règne et par la diffi-
culté qu’il y a de s’y frayer un chemin. Il n’y
pénètre qu’une lumière de reflet, et le soleil
y entretient à peine quelques rayons qui bril-
lent d’une manière vacillante. Les têtes épaisses
de ces immenses futaies s’élancent à Fenvi vers
les régions de l’air, qu’elles ont tant besoin
d’aspirer. Les lianes odoriférantes , dont quel-
ques unes portent l’agréable vanille, croissent
LE SOLDAT DE LOUIS XIV.
dans tous les sens , et présentent au voyageur
mille obstacles qu’il ne peut surmonter, qu’ar-
mé d’une hache, pour couper et élaguer de
toutes parts cette inépuisable végétation. '
Le vieillard enrichissait ses nouveaux hôtes
des fruits de son expérience. 11 ne cessait de
leur faire admirer les sites , les plaines, les mon-
tagnes , les rivières , les anses de ces beaux
fleuves qui semblent se partager l’immense
étendue des déserts , mais surtout la puissance
de cette fécondité cjui encombre en tous
lieux la terre américaine. Il leur fournit une
multitude derenseignemens sur les noms vul-
gaires donnés aux végétaux par les indigènes
‘ Nous avons déjà fait une honorable mention de M. Alexis
Chevallier, qui a vécu cinq ans parmi les Galibis, et qui
n’approcha d’eux que pour les rendre meilleurs. Depuis son
retour en France , cet estimable citoyen , aussi versé dans les
beaux-arts que dans les scieijces physiques , a eu recours à
son talent en peinture, pour nous représenter ces forêts
vierges , qui semblent être sorties vivantes de sa palette ;
on dirait qu’il les a en quelque sorte évoquées des sombres
déserts qu’il a parcourus , tant il a si bien recomposé cette
nature sauvage, et les prodiges qu’elle renferme.
296 LE SOLDA.T DE LOUIS XIV.
de cette contrée et sur Fagriculture pratique.
Les jeunes voyageurs reçurent aussi de
Jacques des Sauts des instructions non moins
précieuses sur les animaux de toute espèce qui
habitent ces déserts. Ceux-ci , frappés d’épou-
vante à l’approche de l’homme , font retentir
de leurs cris perça ns la profondeur de ces
solitudes. Ce bruit est tellement étourdissant ,
qu’on peut à peine découvrir d’où il part;
mais au moindre péril qui les menace, on voit
des milliers d’oiseaux fuir à tire-d’aile pour
éviter la flèche des Galibis. Jacques s’appliqua
surtout à leur faire connaître les quadrupèdes
qui servent de gibier, tels que l’agouti, grand
dévastateur de denrées ; le cariacou, joli
chevreuil , qui s’enfonce dans les bois les plus
solitaires, et qu’il est très difficile de sur-
prendre ; le tapir, le tatou , et autres mammi-
fères , qui sont d’autant plus nombreux, qu’ils
sont plus éloignés des fleuves.
Les naturalistes s’arrêtèrent quelque temps
LE SOLDAT DE LOUIS XIV.
297
dans File de Jacques des Sauts. Ils étaient ra-
vis de voir et d’entendre cet excellent homme
dont le travail remplissait les jours , et que
les Indiens appelaient du doux nom de père;
tout en lui piquait leur curiosité. Ils auraient
bien voulu savoir la cause de son départ pour
la Guyane et les motifs de l’exil auquel il
s’était condamné. On disait , en effet , que
Jacques avait essuyé un passe-droit à l’armée;
que, quoique né plébéien, il avait des titres
incontestables pour devenir officier de for-
tune. Il est triste, quand on se sent appelé
par son courage à une glorieuse destinée,
d’être confondu dans la foule des guerriers
vulgaires ; mais il est des adversités qui élèvent
l’âme, et celui qui a été abaissé par l’in-
justice des hommes grandit en quelque sorte
par le silence. Le vieux soldat avait l’âme
trop fi ère et trop indépendante pour laisser
rien percer de son secret; il dédaignait de
se plaindre, et conservait cette dignité calme
qui convient au véritable courage. On dit
qu’il se sépara des disciples de Linnæus avec
2 9^ SOLDAT DE LOUIS XIV.
(les regrets inexprimables, (c Que vous êtes
heureux, leur dit-il en les embrassant, vous
reverrez votre patrie ! »
Jacques des Sauts avait vécu plus qu’aucun
homme de son siècle. Sa grande âme avait su
s’élever constamment au-dessus des malheurs
qui l’avaient accablé ; c’était l’homme de bien
par excellence. L’infortuné devint aveugle ; il
aurait supporté ce malheur; mais l’abandon
de ceux qu’il aimait fut pour lui comme un
coup de foudre. L’ingratitude est donc par-
tout ! elle est dans le désert comme au milieu
de la civilisation. Qu’il est triste ce moment
d’une existence vieillie oii il faut regarder
l’amitié, la tendresse, l’amour comme de
vaines erreurs; oii les jouissances obtenues
par nos affections ne sont que des songes ;
oii l’homme végète désabusé !
C’est un grand malheur pour l’homme de
pousser trop loin la carrière de la vie et des
infirmités (|ui l’accompagnent. 11 arrive alors
LE SOLDAT DE LOUIS XÏV. ^99
que son âme s’affaiblit avec son corps , et qu’il
retombe dans les inconvéniens de sa première
enfance. Il ne jette plus que les dernières
lueurs d’une raison obscurcie , et il n’est plus
qu’un objet de commisération pour ceux qui
l’entourent : tel était ce bon Jaccjues, dont
tout le monde se séparait depuis qu’il était
souffrant et malheureux. La vieillesse est
un ensemble de maux dont le plus funeste
est de nous isoler au milieu de nos sembla-
bles.
Apeine Jacques eut-il subi tous les désagré-
mens de son grand âge, que tout languit
autour de lui. Les fleurs de son jardin se
flétrirent; les arbres se desséchèrent et ne
portèrent plus de fruits ; la terre se dépouilla
de toutes les richesses qui ne viennent que
par la culture et le travail , et ces lieux , qui
avaient prospéré si long-temps par ses soins ,
n’offrirent bientôt que des souvenirs.
Jacques , ne pouvant plus rendre les mêmes
services , vit insensiblement déserter sa de™
3oo LE SOLDAT DE LOUIS XIV.
meure par les esclaves qu’il avait affran-
chis. Leur éloignement aurait infailliblement
déterminé sa mort^ sans deux jeunes négresses
qui s’attachèrent irrévocablement à lui pour
adoucir l’amertume de sa situation. Elles mi-
rent tous leurs soins à le nourrir. Il n’y a
que les femmes qui ne se séparent jamais du
1
malheur , la nature a rempli leur âme de tant
de bienveillance et de pitié, qu’elles sem-
blent jetées comme des êtres tutélaires entre
l’homme et les vicissitudes du sort.
Le souvenir de Jacques n’est point encore
éteint dans la Guyane française. Les voya-
geurs passent rarement dans cette sauvage
contrée sans se montrer de loin l’asile que
s’était choisi le brave soldat de Louis XIV.
Ce spectacle leur cause néanmoins un senti-
ment pénible et douloureux ; car il n’y a plus
rien de remarquable dans l’île qu’habitait
jadis le malheureux aveugle d’Oyapock ; on
n’y trouve pas le moindre vestige de la petite
maison qu’il avait bâtie ; tout y a disparu,
jusqu’aux arbres qu’il avait plantés.
DE l’ AMOUR DE LA GUERRE.
3oî
CHAPITRE XVIL
DE l’amour de la GUERRE.
Quand la justice est impuissante, quand son
égide cesse de protéger les hommes , ils retombent
sous la tyrannie du plus fort. Les conventions
sont dissoutes; la guerre s’allume. Mais ce n’est
que lorsque les lois de relation sont violées que
les peuples se menacent et qu’on en vient aux
armes; encore meme, dans cette suspension de
toute justice, a-t-on jugé nécessaire d’établir des
règles pour diminuer les inconvéniens de cet état
extraordinaire des nations.
f
Lorsque l’on considère cette haine destructive
qui, toujours et dans tous les lieux de la terre, a
porté les peuples à s’armer réciproquement les uns
contre les autres, on est tenté de croire que la
nature , en donnant à l’homme ce penchant fu-
neste, a voulu compenser la trop grande facilité
qu’il a de se multiplier, sa supériorité morale le
mettant à l’abri des dangers que pouvaient lui
faire craindre les différentes espèces d’animaux ;
3o‘2 physiologie ües passions.
car celles-ci , étant destinées à se servir mutuel-
lement de pâture , n’ont pas besoin de se détruire
elles-mêmes.
Les Indiens sont le peuple auquel cet instinct
sanguinaire parle le moins; mais il a fallu, pour
l’anéantir, toute la force des opinions religieuses.
C’est à la métempsycose , dogme que Pythagore
alla chercher chez eux , qu’est due la répugnance
qu’ils ont pour répandre le sang. Il est néanmoins
très* rare de rencontrer chez eux une seule tribu
dont la haine ne circonscrive en quelque sorte les
limites. Parmi nous il n’est aucune contrée , au-
cune ville, aucun bourg qui n’ait ses dissensions
particulières, et qui souvent ne nourrisse une se-
crète animadversion contre ses voisins.
Le monde est une proie que les conquérans
se disputent; les peuples sont presque toujours
occupés à délibérer sur leur défense, à fortifier
leurs remparts : il n’est pas de ville en France
qui n’ait eu ses vieilles tours, et dont on ne puisse
citer la résistance et les exploits. La guerre fait
le tour du globe ^ si son flambeau s’éteint dans
quelques lieux , c’est pour se rallumer dans
d’autres. Des troupes belliqueuses traversent d’im-
menses continens pour aller troubler dans leurs
foyers des hommes silencieux et paisibles. On en
DE L AMOUR DE LA GUERRE. 3o3
voit qui se permettent des irruptions sacrilèges
sur des territoires qui leur étaient absolument
inconnus.
Quel douloureux spectacle qu’une vaste arène
où règne la mort , où la vengeance s’exerce dé~
gagée de tout frein , où la victoire sourit au car-
nage, où l’homme disparaît sans deuil de la terre
qu’il a ensanglantée, où la fortune seconde tour
à tour l’un et l’autre parti, où l’ordre et la disci-
pline ne font qu’assurer d’horribles succès ! La
guerre est un feu que le ressentiment prolonge ,
et qui laisse après elle les plus déplorables traces
de dévastation.
Quel géijie malfaisant rassemble de toutes parts
ces orgueilleuses cohortes? qui a organisé ces
cavaleries redoutables ? qui a forgé ces armes ter-
ribles d’où la mort est lancée comme la grêle sur
tant de milliers d’hommes qui se disputent la do-
mination et le pouvoir ? qui a formé ces cabinets
secrets où des mains habiles conduisent à volonté
les destinées des empires , et font mouvoir par
un signe d’innombrables guerriers ? L’homme a
reçu des forces ; il n’est content que lorsqu’il les
consume pour sa propre ruine. Il s’est créé des
chemins sur la surface mobile d’un élément irrité.
C’est là aussi qu’il a voulu combattre; c’est là qu’il
3o4 PriYSIOLOCIE DES PASSIONS.
se fait suivre par la victoire. Sa vie se soumet à
tous les hasards.
Ce qui inspire tant d’attrait pour la guerre est,
sans contredit , la faveur signalée dont paraissent
jouir quelques hommes que la fortune n’aban-
donne jamais. Il en est auxquels toute la terre
semble , pour ainsi dire , se donner. Celui qui est
devenu grand par la puissance des armes ne veut
plus d’égal; il s’agite sans cesse pour que rien ne
s’oppose à ' ses vastes desseins. Son âme impa-
tiente se joue des périls comme des obstacles. De
là vient que les époques les plus mémorables de
l’bistoire sont marquées par le fléau de la guerre.
C’est la guerre qui fait encore sortir les monar-
chies de l’obscurité où elles languissent, et qui
leur imprime tant de célébrité.
Quand l’homme est fort , il devient avide : il
veut que tout ce qu’il ne possède pas lui appar-
tienne. Trouvez-moi sur la terre un être qui n’ait
plus rien à désirer ; cet être est certainement chi-
mérique, et n’a jamais existé. Que l’homme par-
vienne au rang le plus éminent; qu’il commande,
qu’il ordonne , qu’il soit l’arbitre des biens de la
terre , qu’il soit revêtu des honneurs les plus écla-
tans, qu’il reçoive l’encens des peuples, il veut
encore s’étendre. Il ne tient compte ni des fleuves.
3o5
DE l’amour de la GUERRE.
ni des montagnes , ni des déserts , ni de tout ce qui
sépare les divers climats. Il aspire à tout envahir,
et l’espoir d’une conquête nouvelle vient à chaque
instant éveiller ses insatiables besoins.
Il est en outre certain qu’il y a chez tous les
hommes un penchant irrésistible qui les porte à
s’entre-détruire ; et quand on songe à cette ar-
deur pour tuer^ qui anime en tous lieux la race
humaine, l’esprit s’égare et se perd en vaines
conjectures *. En effet, à peine sommes -nous
La guGrfô S6iait“Glîe donc unG dcpcndancG dG îa loi générale
de destruction qui pèse sur lunivers ! « Dans le vaste domaine de
la nature vivante , dit l’éloquent M. De Maistre , il règne une
violence manifeste , une espèce de rage prescrite qui arme tous les
etres in mutua funera. Des que vous sortez du règne insensible, vous
trouvez le decret de la mort violente écrit sur les frontières mêmes
de la vie. Déjà, dans le règne végétal, on commence à sentir la
loi. Depuis l’immense catalpa jusqu’à la plus humble des grami-
nées, combien de plantes meurent! et combien sont Mais ,
dès que vous entrez dans le règne animal, la loi prend tout à coup
une épouvantable évidence. Une force à la fois cachée et palpable
se montre continuellement occupée à mettre à découvert le principe
de la vie par des moyens vioîens. Dans chaque grande division de
l’espèce animale, elle a choisi un certain nombre d’animaux qu’elle
a chargés de dévorer les autres. Ainsi il y a des insectes de proie ,
des reptiles de proie, des oiseaux de proie, des poissons de proie,
des quadrupèdes de proie. Au-dessus de ces nombreuses races
d’animaux est placé l’homme, dont la main destructive n’épargne
rien de ce qui vit ; il tue pour se nourrir ; il tue pour se vêtir ; il
tue pour se parer ; il tue pour attaquer ; il tue pour s’instruire ; il
tue pour s’amuser; il tue pour tuer. Roi superbe et terrible, il a
TI,
20
3oG PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
dans le monde, que tout vient aiguiser notre
instinct belliqueux. Dans les pays civilisés, le
courage est préconisé comme la première des
vertus. Le meme phénomène s’observe chez les
nations sauvages. Le père Lafiteau fait remarquer
que de tous les peuples cju’il a visités, les Iroquois
sont peut-être ceux qui appartiennent de plus
près au dieu de la guerre, et que c’est pour
eux une sorte de nécessité que de combattre. Cette
observation s’applique même à tous les sauvages
américains ; on les voit souvent porter la désola-
tion jusque dans les pays les plus éloignés. Ils
passeront des années entières sur les chemins , et
feront deux ou trois mille lieues pour casser une
tête ou enlever une chevelure.
Qui croirait que chez les sauvages ce sont
principalement les femmes qui attisent les feux
de la guerre? à la vérité, quand quelque motif
de ressentiment les enflamme. Alors elles pren-
nent la posture de suppliantes pour exhorter
leurs maris à une prompte vengeance , surtout si
quelques unes d’entre elles ont été privées d’un
mari, d’un père, d’un fils , etc. On les voit quelque*
besoin de tout, et rien ne lui résiste.» On peut ajouter à ces paroles
énergiques de M. De Maistre que la guerre est aussi ancienne que
le monde. Il semble que la nature, en jetant riiomme sur la terre,
lui ait dit ces mots : Défends-toi,
DE l’amour de la GUERRE. 3o']
fois se vêtir comme les guerriers de leur nation , se
mêler avec eux , se servir de leur arc et de leurs
flèches, combattre, vaincre et ramener des pri-
sonniers.
Pour ce qui est des hommes sauvages , il n’est
d’ailleurs pas nécessaire de les exciter à la
guerre. Se mesurer avec l’ennemi est pour eux
le plus impérieux des besoins. Quand une armée
se lève , elle se grossit bientôt de tous les indi-
vidus qui se rencontrent sur son passage ; par-
tout où elle s’arrête , partout où ellé se répand ,
elle rallie de nouveaux combattans. Le jour de
leur départ pour la guerre est pour eux un jour
de fête. Ils s’arment de toutes pièces et avec un
soin particulier ; ils portent avec eux des frondes ,
des piques, des arcs, des javelots. Ils se teignent
le corps de rouge et de noir ; et se servent princi-
palement du sucdecurcumapour imprimer à leur
physionomie un aspect plus terrible.
Les guerres se multiplient surtout dans les
lieux où il y a beaucoup de peuplades , et par
conséquent un certain nombre de chefs. Il suffit
que l’un d’eux ait à se plaindre de son voisin ,
pour qu’ aussitôt on sonne de la conque afin de
rassembler tous les combattans. Ils se saisissent de
leur massue, communément faite avec le bois le
3o8 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
plus dur ; la plupart ont des arcs de cèdre rouge.
Comme ils n’aiment pas les longs discours, celui
qui les dirige les harangue avec des paroles vives
et concises : il s’exprime plutôt avec le geste qu’a-
vec la voix. Ajoutons que, quand les sauvages
veulent déclarer la guerre, il leur suffit d’aller
planter sur la terre ennemie une grande flèche
surmontée de laine ou de coton. Quelquefois c’est
un casse-téte peint avec des couleurs particuliè-
res, ou orné des plumes d’un oiseau de proie.
Les sauvages dansent et chantent à la veille de
leurs combats. Ils attendent avec une impatience
extrême le lever du soleil pour courir aux armes ;
ils brûlent de rencontrer l’ennemi , et la bataille
ne tarde pas à se livrer avec autant d’ordre que
d’acharnement. A la vue des préparatifs de guerre,
les vieillards et les enfans éprouvent une joie qui
ne peut se décrire. Les combattans sont barbares
après la victoire; iis insultent aux vaincus par
d’horribles cris ; tout ce qui tombe sous leurs
mains est immolé à leur cruauté; leur fureur ne
s’arrête que par la lassitude.
Quelques publicistes semblent penser que les
guerres doivent se multiplier à mesure que les so-
ciétés s’étendent et se perfection nent ; il est vrai que
l’homme civilisé a plus de motifs pour combattre.
DE l’amour de la GUERRE.
309
11 combat pour sa patrie ; il combat pour sa gloire ;
il combat pour sa religion ; il combat pour sa pro-
priété. On connaît l’assertion de Montesquieu :
« Sitôt que les hommes sont en société , ils per-
dent le sentiment de leur faiblesse; l’égalité qui
était entre eux cesse, et l’état de guerre com-
mence. » *
Toutefois est-il prouvé que les anciennes répu-
bliques, par le seul état de leur barbarie, étaient
bien plus portées à la guerre que les modernes ;
que ces guerres étaient plus cruelles et plus dévas-
tatrices; que les agressions étaient plus fréquentes.
Les soldats, avides et plus ardens pour le pil-
lage, n’avaient ni l’ordre ni la discipline de nos
jours. D’ailleurs, qui ne sait pas que les plans
* Pour réfuter cette assertion , un écrivain d’un très haut mé-
rite, M. Massabiau , dans son important traité sur V Espi'it des institu-
tions politiques , se contente de renverser la phrase de Montesquieu :
Sitôt que les hommes sont en société , dit-il, le fort perd le sentiment
de sa force , et le faible celui de sa faiblesse ; V inégalité qui était entre les
hommes cesse , et l’état de paix commence. L’auteur que je cite s’est du
reste montré physiologiste habile dans cet ouvrage plein de vérités
utiles qu’il développe dans toute leur profondeur. Il a très habilement
indiqué les leviers puissans qui impriment le mouvement aux pas-
sions humaines; il a surtout très bien démontré que ce sont les sages
institutions qui donnent la vie au corps politique. C’est peu d’avoir
des lois ; il faut veiller autour d’elles pour maintenir leur empire ;
car un des manèges du despotisme est d’endormir ceux qui les
observent.
3lO PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
d’attaque de nos aïeux contribuaient singulière”
ment à grossir le nombre des morts et des blés-
sés; que les pertes finissaient par devenir érior”
mes, et que les nations vaincues étaient tota-
lement ravagées? Une fureur aveugle animait
les combattans ; on a donc beaucoup gagné à
l’invention des armes à feu et aux réformes
sans nombre introduites dans la tactique mili-
taire.
D’après ce que je viens d’exposer, il semble-
rait , au premier coup d’oeil , que l’amour de la
guerre est un sentiment naturel; car presque
toujours l’homme est obligé de prévenir l’in-
sulte , et de ne laisser échapper aucun des avan-
tages que lui donnent les circonstances et sa po-
sition. Les animaux les plus féroces se respectent
pourtant dans leur espèce. Rien n’est plus sensé
que le discours tenu à des Français par un sauvage
du Canada. Comme il était grand-chef de Hurons,
et qu’il avait été employé dans plusieurs négocia-
tions , ses idées morales avaient pris un dévelop-
pement extraordinaire. Voyant les chiens de sa
nation en paix avec ceux des Iroquois, il ne con-
cevait rien aux guerres qui jettent dans la vie des
liommes tant de désolation et tant d’amertume.
« Si c’est la raison qui produit cela , disait-il , c’est
un triste don que la nature fit à l’espèce hu-
DE l’amour de la GUERRE. 3lï
maille. Quelle cruauté de nous avoir fourni cet
instrument de malheur ! » '
Par quelle fatalité travaillons-nous à éteindre
cette flamme innées qui nous excite à la sociabi-
lité? Les besoins des hommes, leurs maux, leur
faiblesse , tout nous atteste que le vrai bonheur
sur la terre consiste à nous réunir et à nous aimer
réciproquement. C’est donc la malice humaine ,
c’est le vil intérêt , ce sont les passions exaltées qui
ont banni de la terre la concorde et la paix.
L’homme a plus de perfections que les animaux ;
mais il a plus de facultés pour être méchant. “
Il faut même croire que les nations ne devien-
nent belligérantes que pour obéir à l’instinct de
conservation ; car la paix est nécessaire à l’homme
pour goûter les biens de la terre , pour jouir des
saisons et de la nature. Quand on a vu néan-
’ Voyages du baron de Lahontan dans l’Amérique septentrio-
nale. Le Canadien dont il s’agit se nommait Acadio ; les Français
l’avaient surnommé le Rat. Il était fort connu des gouverneurs.
* L’auteur de V Esprit des institutions politiques , que je viens de
citer, me paraît avoir résolu cette question. Rapportons ici ses
propres paroles: « Par leurs intérêts véritables, et par les pre-
mières impulsions de la nature, les hommes sont en état de paix.
Par mille intérêts faux et par la violence de leurs passions , les
hommes sont en état de guerre ; cela est clair et positif, et il ne
l’est pas moins, que la seconde de ces deux causes agit bien plus
généralement et bien plus efficacement que la première, »
3 12 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
moins que la guerre était inévitable , on a cher-
ché à Fennoblir par des règles et des procédés
auxquels il est déshonorant de ne pas obéir ; c’est
ainsi qu’on est convenu qu’il fallait être esclave de
ses promesses, respecter les prisonniers, se mon-
trer généreux au milieu des combats. Malheur à
celui qui viole de semblables lois ! car toutes les
passions se tournent en ennemies contre nous-mê-
mes, quand nous ignorons l’art de les modérer.
L’humanité veut même que l’on fasse tout pour
éviter une guerre reconnue juste; car, comme
on l’a dit si souvent , les armes ne sont qu’un
moyen d’arriver plus vite à la paix : finis belli
ultimus pax. La guerre surtout est un crime
quand on la fait par des motifs d’avarice ou d’am-
bition ; si cette grandeur d’âme , que l’on fait pa-
raître à soutenir de longs travaux , et à s’exposer
aux plus affreux périls , n’est accompagnée d’un
grand fond de justice ; si on l’emploie pour soi-
même et pour ses avantages particuliers, au lieu
de l’employer pour le bien commun , loin que ce
soit une vertu, c’est un vice des plus condam-
nables ; c’est un attentat à la morale des nations ;
c’est une pure férocité.
L’homme entreprend quelquefois la guerre par
la seule envie que lui inspire l’état florissant de
DE l’amouii de la gdeere. 3i3
son voisin , par le désir qu’il a de s’enrichir d’un
bien qu’il convoite , de s’approprier des villes ou
un territoire qui peuvent agrandir ses moyens
de prospérité ou de puissance, souvent meme
pour se soustraire à des obligations contractées
par ses ancêtres ; dans quelques cas, il cherche à
abattre une puissance qui deviendrait trop pré-
pondérante par la nature de ses succès et le bon-
heur de ses entreprises.
La défiance suffit quelquefois pour lui faire
aiguiser ses armes, et songer à des préparatifs
d’attaque ou de défense. Mais, je le répète, quand
la guerre n’a d’autre motif que Futilité de celui
qui l’a déclarée , il est au moins douteux qu’elle
soit légitime. Je ne connais c[u’un motif de guerre
irrécusable, la nécessité ; les armes sont justes et
saintes pour ceux à qui on ne laisse d’autre res-
source que les armes. On connaît la maxime citée
par presque tous les publicistes : Justum est hél-
ium ^ quihus necessariiim ; et pia arma quibus
nulla nisi in armis relinquitur spes ; c’est alors
seulement qu’on use du droit de la guerre comme
du plus déplorable droit des nations civilisées.
11 est néanmoins des motifs de guerre que la
vertu peut sanctionner. Les hommes réunis ont
droit d’user de la force toutes les fois qu’il s’agit
3t4 physiologie des passions.
de se maintenir, et d’obéir à Tinstinct de conser-
vation. Il est certainement du devoir de tout ci-
toyen de défendre les intérêts de sa patrie , de
veiller à ce qu’aucun étranger ne puisse por-
ter atteinte à ses propriétés , à son honneur :
l’honneur n’est point un bien idéal et fantasti-
que ; il est le premier besoin de l’homme ; il est
l’élément du monde civilisé ; c’est le plus noble
des principes qui servent à faire mouvoir notre
existence morale ; c’est le sentiment le plus pur,
le plus délicat , le plus incompatible avec toute
souillure. L’honneur est un trésor qu’il faut con-
server dans son entier, et qui perd tous ses
charmes quand on l’entame ; il est le plus puis-
sant ressort du corps social. L’honneur est pré-
férable à tout , meme au bonheur, si le bonheur
pouvait exister sans lui.
Tous les sentimens forts et exclusifs mènent à
des guerres. C’est ainsi qu’elles sont fréquentes
chez les peuples qui attachent un grand prix à la
liberté. Toutefois la guerre est un fléau si terrible ,
qu’on ne doit en aucun cas l’entreprendre que
d’après des raisons justificatives ; elle doit être
préalablement discutée. Dans les sociétés bien
ordonnées, on imprime communément une sorte
de solennité aux divers actes d’hostilité devenus
nécessaires par l’urgence des cas ou des conjonC"
DE L AMOUR DE LA GUERRE. 3l5
tares; on justifie une agression par une déclara»
tion motivée et authentique : en agir autrement
serait violer le droit de la nature et le droit des
gens. Il n’appartient qu’à des brigands indisci-
plinés de fondre sur un ennemi à l’improviste.
Les peuples sont comme les hommes; ils ca-
chent souvent les motifs bas et frivoles qui les
font agir. Pour couvrir des vues ambitieuses,
pour s’arroger tout ce qui leur est utile ou avan-
tageux, il en est qui prennent des prétextes; c’est
une sorte d’hommage qu’ils rendent à la justice.
Il en est d’autres qui se complaisent dans les hor-
reurs de la guerre, qui la font par plaisir, qui la
portent en tous lieux comme s’ils étaient des ani-
maux féroces ; on peut dire d’eux ce que Tacite
disait des anciens Germains : Nec arare terram
aut expectare annurn tamfacilè persuaseris , quàm
vocare hostes et vulnera mereri. Mais le genre
humain doit fondre sur eux par une sorte d’ex-
termination ; il est utile alors que les plus saintes
coalitions se forment pour arrêter le fléau déso-
lant de la guerre qui semble envelopper le monde
comme un incendie. Il est vrai que , sur la route
escarpée de l’ambition, les hommes deviennent
tôt ou tard les victimes de leur propre orgueil.
On dirait qu’il y a une providence qui suit dans
leur marche les plus puissans guerriers , et qui les
3l6 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
renverse soudainement au milieu de leurs atten-
tats et de leurs entreprises chimériques.
L’état de guerre (lorsqu’elle est fondée et lé-
gitime ) est peut-être le seul où il soit permis à
l’homme de faire à son ennemi plus de mal qu’il
n’en a reçu : car il est difficile de mesurer, d’une
manière exacte et rigoureuse, la défense à l’at-
taque. Sans offenser la justice, on peut donc
combattre jusqu’à l’instant où l’on a tout-à-fait
détourné le péril évident qui nous menaçait.
Nous devons pareillement ne pas discontinuer les
hostilités que nous n’ayons recouvré les biens et
les propriétés dont une bataille antérieure nous
avait privés. De là vient que les moyens qu’on em-
ploie pour repousser les agresseurs sont presque
toujours extrêmes. Il y a néanmoins des devoirs
d’humanité qu’il faut remplir envers les vaincus.
Pufendorff veut qu’autant que notre propre sû-
reté le permet, on suive, dans le châtiment qu’on
inflige à l’ennemi dont on s’est rendu maître, les
règles observées par les tribunaux politiques pour
la réparation des dommages et la punition des
crimes ou des délits.
La guerre a ses lois, ses préceptes, ses leçons,
ses coutumes, etc. Certains publicistes ont avancé
sans raison que tout ce qui se trouve dans une
DE l’amoüe de la guerre.
ville conquise est à la disposition des assiégeans.
Les vieillards , les femmes , les enfans , les ma^
lades, tout ce qui n’est point en armes est com™
munément respecté. Il est d’autres soins que l’hu-
manité prescrit, que î’intérét de la civilisation
ordonne ; ne sommes-nous pas remplis d’admira™
tion pour les vainqueurs qui prennent soin des
funérailles des vaincus , qui protègent la faiblesse
et le malheur ? Quel cœur ne sympathise avec la
famille de Darius quand elle se prosterne aux
pieds d’Alexandre!
Chez les anciens , les temples étaient pareille-
ment inviolables , et il n’y avait pas de plus sûr
asile pour quiconque venait y chercher un refuge.
Enfin les monumens des sciences et des arts ne se
trouvaient pas moins sous la sauvegarde de l’hon-
neur militaire. Démétrius, maître de la ville de
Rhodes , donna ordre qu’on épargnât le tableau du
Jalysus, qui était le chef-d’œuvre de Protogène, et
ce trait fut célébré par tous les historiens. *
* La même déférence doit, ce me semble, être témoignée en
faveur de tous les hommes qui ont illustré leur nom par leurs
talens et par leurs ouvrages. Peu de personnes connaissent la lettre
adressée au poète Ducis , à l’époque où les troupes alliées effec-
tuèrent leur rentrée en France : je la rapporte textuellement ici
comme un titre de gloire pour le noble et généreux ennemi qui
l’a écrite : « Il y a long-temps , monsieur, qu’on sait que la guerre
a n’est pas l’amie des muses ; croyez cependant qu’il n’y a pas eu
3l8 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
C’est un axiome fondamentai , que nul citoyen
n’a le droit de se rendre justice lui-méme, et de
combattre pour son propre compte, quand il fait
partie d’une nation civilisée ; il y aurait trop d’in-
convéniens dans l’exercice d’un semblable droit.
La guerre civile en serait le triste résultat , et les
peuples ne tarderaient point à s’ensevelir dans
le désordre et la confusion. La guerre civile est
suivie de tous les malheurs qui accompagnent les
grandes catastrophes de la nature. Elle paralyse
les lois en brisant le frein d’une populace avide
et corrompue, et fait sortir des hommes nou-
« de ma faute , et que si j’avais été instruit plus tôt de votre séjour à
« Versailles , j’aurais donné les ordres nécessaires pour écarter de
« vous les désagrémens et les peines qu’elle entraîne après elle. Ce
« n’est qu’à Paris que j’ai appris, par M. Alexandre de Humboldt,
« que vous habitiez la ville où j’avais mon quartier-général ; dès
« mon retour, j’ai recommandé qu’on eût pour vous tous les égards
« que vous méritez à tant de titres. Il serait possible cependant que
« vous eussiez encore quelque chose à désirer de nous ; veuillez
« bien me le faire connaître ; je m’empresserai de faire tout ce qui
« dépendra de moi pour vous prouver l’estime que nous faisons de
« vos talens , et le respect que nous professons pour vos vertus.
« SignéXe comte de BuLOF-DEsrNEwTTz ,
« commandant le 4® corps d’armée prussien.»
Depuis notre restauration politique , on a annoncé la mort de cet
illustre général ; dans ce cas, la lettre qu’on vient de lire doit être
conservée comme un des plus précieux traits de son panégyrique.
Honneur au guerrier qui respecte les hommes de génie î sa gloire
s’en ressentira; car le talent est aussi une puissance qui perpétue les
grands souvenirs.
DE l’amour de la GUERRE. 3l9
veaux de la plus vile poussière. L’intérêt person-
nel étouffe à chaque instant i’intérét public. Dans
ces luttes intestines , on se bat en quelque sorte
au milieu des ténèbres; tous les rangs sont usur-
pés; tous les liens sont rompus, ceux du respect
et de la subordination , ceux du sang et de la re-
connaissance. Les masses et les individus ne se
meuvent que par leur égoïsme.
La guerre civile dégrade et démoralise les
générations. L’aigreur se transmet de famille en
famille; on se calomnie, pour ainsi dire, en nais-
sant ; les enfans sont élevés pour la vengeance.
Le ressentiment devient un point d’honneur, et
le point d’honneur justifie les crimes. Le mot
de patrie est vain et superflu ; toute maxime de
justice est repoussée. La prudence , la modéra-
tion , toutes les vertus , toutes les obligations
humaines sont méconnues ou faussement inter-
prétées au milieu des agitations sans but d’une
multitude effrénée. C’est alors surtout que la ven-
geance communique à l’homme un génie inven-
tif; on frémit d’horreur quand on songe à tout
ce qu’elle inspire.
Ainsi donc la guerre privée traîne après elle
des maux inséparables ; ainsi donc , pour arriver
plus sûrement à la paix, aucune guerre ne sau-
320 î>HYSlOLOGrE DES PASSIONS.
rait être entreprise sans le consentement du chef
de l’état ; un général d’armée , quelles que soient
sa gloire et sa réputation , n’est que l’instrument
de la puissance publique. Des soldats révoltés
ressemblent à des frénétiques qui se détruisent
par une force aveugle ; l’intérêt de tous est
d’obéir, puisqu’il n’y a que l’obéissance et la
subordination qui fassent arriver à la victoire. Il
n’appartient qu’à celui qui gouverne de mouvoir
les hommes par sa politique , et de mettre en
œuvre , quand il le faut , tous les grands cou-
rages qui doivent soutenir les institutions d’une
monarchie. Résister à son souverain , c’est ou-
trager la nation qu’il représente ; quand les rois
vivent pour le bonheur des peuples, les peuples
doivent mourir pour la gloire des rois.
LA PÉROUSE
A LA BAIE D’HUDSON.
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AVERTISSEMENT.
Parmi les faits maritimes qui honorent le
plus la nation française , il faut , sans contre-
dit, mettre en première ligne la destruction
des établissemens anglais a la baie d’Hud
son, si promptement et si glorieusement exé-
cutée, en 1 78^ , par Villustre navigateur La
Pérouse, dont la perte a été si douloureuse -
pour notre patrie. Cette mémorable expé-
dition a été trop succinctement rapportée ;
elle fut conçue par J^ouis XL 1 , qui ne res-
pirait que pour le bonheur de son peuple,
et qui voulait tout faire pour affermir sa
prospérité.
Je crois à propos de consigner ici quelques
détails relatifs à cette farneusebaie d’Hudson,
qui fut long-temps un objet d’envie pour tous
les peuples amis du commerce ; ces détails
II.
‘6‘l[\ AVERTISSEMENT.
serviront d'introduction au fait militaire que
je veux r^a conter.
La haie d' Hudson est généralement tx-
gardée comme une mer enclavée au milieu
des terres ; elle ne communique avec V Océan
que par son déti'oit, ou la marée se fait
encore sentir. Lorsque La Pérouse s’y ren-
dit, il y avait dans les étahlissemens qui s'y
trouvent non seulement des moyens de résis-
tance considér ables , mais un grand nombre
de familles pnglaiscs que des spéculations
particulier es y retenaient , et qui étaient en
relation avec les sauvages pour la prépara-
tion et le trafic des pelleteries.
Cette portion de mer qui porte le nom
de baie d’Hudson , fut primitivement décou-
verte par un pilote danois nommé Frédéric
Anschild , lequel était parti de Norwege
pour découvrir un passage qui le fit arriver
des mxr's d'Eunrpe à celles d'Asie. On as-
sure qu'il demeura tout un hiver dans cette
AVERTISSEMEJV'T.
baie , et que les saunages, qui alors n étaient
point irrités contre les Européens , pour-
vurent a tous ses besoins; dans la suite ^
Hudson eut occasion de connaître ce navi-
gateur ; G est d'après les journaux que lui
communiqua ce dernier, quil exécuta le meme
xoyage.
Mais le capitaine Hudson fut très mal-
heureux dans son entreprise ; sa déplorable
aventure est connue de tous les marins. Cet
homme , couvert de gloire , devait bientôt re-
cueillir le fruit de ses travaux , lorsque V in-
grat Green, quil avait comblé de bienfaits,
et quelques autres révoltés, tinrent le saisir
au milieu de son sommeil; ces êtres démo-
ralisés jetèrent leur capitaine dans une frêle
barque, pour V abandonner à la merci des
flots. Ils montèrent ensuite sur la cime d'un
rocher, pour contempler son désastre avec
une joie féroce, et le voir lutter contre la
tempête. Hélas! les vagues mugissantes ne
secondèrent que trop les desseins perfides de
3^6
AVERTISSEMENT.
ces scélérats ; le bateau s’engloutit dans ces
mers ignorées. Green put jouir de la détresse
et du désespoir de son illustre victime. ^
La compagnie de commerce établie a la-
baie d’Hudson, date de i66g. Les Anglais
durent beaucoup , en cette occasion , a un
Français nommé Groiseileiz , qui , découragé
dans son pays, se rendit cl Oxford pour of-
frir son projet au roi d’ Angleterre. Le roi
lui accorda un vaisseau pour réaliser les es-
pérances cpiil CW ait conçues ; c’est dans ce
même lieu, dit le voyageur Ellis, qu’on vit
s’établir la première colonie d’entrepreneurs,
lesquels formèrent une association autorisée
par des lettres-patentes. ^
* Cet événement a fourni le sujet d’un poënie à lord
Byron ; il est intitulé : Christian et ses compagnons. C’est abso-
lument le même trait 5 il n’y a que les noms qui se trouvent
changés.
* Au commencement de ces lettres , il est dit : comme notre
cher cousin le comte Robert a entrepris à ses dépens et avec
des frais considérables , une expédition pour la baie d'Hudson ,
au nord-ouest de V Amérique , pour la déconcerte d'un nouceau
A VERT! SSEMEIST . 3 ‘2 7
Les Anglais firent, dans la suite, de
grands efforts pour faire fructifier leur nou-
velle branche de commerce. Ils construisi-
i^ent successivement des magasins couverts
de plomb , et plusieurs petits forts en pierre
de taille sur le territoire de la bcde ; le
capitaine Nelson j éleva surtout une redoute
protégée par des pièces de canon. Bien-
tôt on J vit de nombreux négocians sf ccd-
feutrer dans leurs comptoirs, pour s’appro-
prier les ressources du Nord. Ils exci-
taient la sauvage industrie de ces peuples
chasseurs , en faisant briller à leurs yeux ,
pour échange, d’autres moyens de subsis-
tance et de conservation.
passage dans la mer du Sud , et de quelque nouveau commerce
en fourrures , minéraux et autres marchandises importantes ,
et que ces entreprise^ ont déjà produit des découvertes suffi-
santes pour encourager les participans à poursuivre leurs des-
seins, dont il y a apparence qu’il pourra revenir des avantages
considérables à nous et à nos royaumes etc. , etc. Ainsi sur la
requête de ces entrepreneurs , et pour V avancement de leurs
travaux , le roi leur accorde le commerce et le territoire de la
baie d’ Hudson y etc.
AVERTISSEMET^T.
3^8
Quarriva-t-ilP on ne tarda pas à se re-
pentir, en France y d'avoir rejeté ou dédaU
gné les plans de commerce proposés par
Groiseileiz et Ratissoii , quon avait pris
F abord pour des visionnaires y ou des spécw-
lateurs à systèmes plus ou moins chimériques.
On résolut meme de chasser les Anglais de
«
ces postes si importuns y et on y réussit.
Malheureusement ceux-ci prirent leur re-
vanche dans la suite y et les établisse-
mens quils avaient fondés leur furent ren-
dus.
Tel était y depuis long -temps y h état des
choses entre deux nationSy presque tou-
jours rivales ou belligérantes y quand le choix
de Louis XVI tomba sur La Pérouse pour
aller détruirCy a V improviste y, tous les forts
que les Anglais possédaient à la baie d’Hud-
son. Il commandait le Sceptre , vaisseau de
soixante-quatorze canons ; deux simples Jré-
gates l’accompagnaient y l’Astrée et TEn ga-
geante : l’une confiée à son meilleur ami,
AVERTISSEMENT. 02 Q
M. Fleuriot de Langle ^ ; Vautre à M. de la
J aille. On embarqua un détachement de
troupes aux ordres de M. de Rostaing; M. le
Certain devait diriger V artillerie , et M. de
Monneron présider à V opération des sièges.
Ces braves marins et leurs compagnons
étaient alors dans toute la force de leur âge
et dans toute V ardeur de leur talent ; ils fu-
rent a peine en mer, que les plus grandes
espérances vinrent se mêler aux craintes
quon avait d'abord conçues sur le succès de
V expédition.
^ La Pérouse avait conçu une amitié singulière pour
M. Fleuriot de Langle , qui avait partagé ses glorieux périls ;
le danger rapproche les cœurs; la campagne de la baie d'Hud-
son les avait étroitement liés l’un à l’autre. On sait qu’il se
l’associa pour tous ses voyages ultérieurs, et qu’il eut la douleur
de le voir massacrer par une horde de sauvages. M. de Langle
avait beaucoup de conformité pour le caractère avecM. de La
Pérouse; ils avaient du penchant pour les mêmes études. Cet
habile officier a eu un fils père de sept enfans; l’aîné est aspirant
de deuxième classe , et embarqué dans ce moment. Ce jeune
marin aime son état avec passion, et ne désire rien tant que
de marcher sur les traces de son grand’père.
33o
AVERTISSEMENT.
Les biographes , ce me semble , ri ont point
fait assez ressortir les belles actions de Jean-
François Galaup de La Pérouse; ils nont
point donné assez de détails sur le personnel
de ce grand capitaine ^ . Il était né à A Iby^
département du Tarn^ en 1741 ; bl fut élevé
dans sa famille jusqu à V âge de seize ans,
époque où il entra dans la marine par l’effet
d'une vocation naturelle , et par les in-
spirations d'un brave marin qui fréquentait
beaucoup ses parens. Il se rendit a Brest ,
d'où il partit pour plusieurs expéditions glo-
rieuses. On ne le vit reparaître dans sa
ville natale, qu'en lySS, après son triomphe
de la baie d' Hudson. Dans ce meme temps,
il épousa mademoiselle Éléonore de Broudou ,
femme ornée de tous les agrémens de son sexe.
Cette intéressante personne lui a survécu de
^ J’ai pris néanmoins lecture d’un très bel éloge de ce
navigateur par M. Féral, avocat distingué au barreau de
Toulouse. Son manuscrit n’est point encore publié. M. Vi-
naty a traité le même sujet avec un succès non moins re-
marquable.
AVERTISSEMENT.
33l
quelques années, et nous l’avons vue à Paris
n ayant d’autre culte que sa douleur.
La Pérouse était d’une taille peu élevée;
ses cheveux blonds se bouclaient naturelle-
ment sur son front, quand il était en mer,
et qu’il ne prenait aucun soin de sa toilette.
Ses yeux bleus étaient pleins de feu; son sou-
rire était franc ; il fraternisait de suite avec
ceux ciu il rencontrait, parce qu’il avait une
physionomie ouverte , et qui exprimait tous
les sentimens généreux. Dans les derniers
temps de sa vie , il avcdt acquis un embonpoint
presque aussi considérable que celui de M. le
Bailli de Suffren; il était vif et emporté comme
Lamotte-Piquet ; il laissait a peine a ses do-
mestiques le temps de le servir. Son imagina-
tion était pleine d’audace , sa conversation
aussi agréable que spirituelle , et il savait
rendre tous ses sentimens de la manière la,
plus brillante.
I
La Pérouse était affable et très conwiunb
332
AVERTISSEMENT.
catif ; il avait reçu de la nature une chaleur
d'âme extraordinaire. Dans son enfance, on
le citait comme un modèle de V amour frater-
nel ; il chérissait tendrement sa sœur, mariée
depuis a Villefranche d’ Aveyron, et devenue
mere d'une famille honorable \ Ils avaient
été constamment élevés ensemble sous le toit
paternel ; dans leur première enfance, on les
portait tous deux à dos de mulet, dans un
double panier d'osier : c'est dans ce modeste
équipage qu'on les faisait xoyager d'une ville
a l'autre, pour aller visiter leurs grands-
parens. Si nous consignons ici cette minu-
tieuse anecdote, c'est parce que La Pérouse
lui - même la rappelait quelquefois dans
ses entretiens familiers. L'histoire attache
à la vie des grands hommes une sorte
de magie qui en rehausse les mmndres
détails.
* Je veux parler de madame Dalmas, dont le fils a très
bien servi dans la marine. M. de La Pérouse avait aussi une
autre sœur, madame Barthez, dont les enfans portent rillustre
nom de leur oncle , par autorisation de S. M.
A.VERTISSEMEWT.
333
La Pérouse était passionné pour sa pro-
fession; il regardait V Océan comme sa pa-
trie ; il s'était si bien accoutumé au bruit des
vagues et au fracas des élémens, quil s'en-
dorment continuellement dans les temps de
loisir qu'il passait à terre. Quelques jours
a^ant son départ pour la baie d'Hudson , il
s'était laissé aller a un profond sommeil ,
quand son fidèle compagnon, M. Fleuriot de
Langle , entra dans sa chambre, pour lui
communiquer une affaire importante : « Mon
ami, s' écria-t-il , pourquoi m'as-tu réveillé ?
je révais la victoire. »
Ce que l'on vantait surtout dans La Pé-
rouse était la générosité ; on verra cju'il a
manifesté cette vertu dans toutes ses guerres ,
dans toutes ses négociations , et qu'il donnait
toujours plus qu on n attendait de lui. Quand
les matelots lui rendaient le plus léger office,
il leur attribuait des récompenses doubles de
celles que l'on accorde ordinairement. Sa
conduite envers le capitaine Samuel Héarne ,
334 AVERTISSEMENT.
auquel il rendit son épée et ses manuscrits ,
est une leçon admirable pour les vainqueurs ; il
ne vit en luiquun rival de gloire m alheureux.
La Pérouse était un rigoureux observateur
de la discipline militaire ; il avait un geste
significatif qui exprimait sa volonté avec
énergie , quand il était en regard de ses
subordonnés ; il gourmandait avec la sé-
vérité la plus éloquente celui qui s’écartait
de ses devoirs. Il avait d’ailleurs grand soin
d’animer par ses discours les personnes qu’il
amenait dans ses vaisseaux , et qui devaient
concourir a ses entreprises. Nous ignorons
si le trait suivant est authentique : on rap-
porte qu’un jour dans ses courses de l’Inde ^
quelques matelots de son équipage s’étaient
livrés à des murmures , et avaient osé par-
ler de leur désertion. La Pérouse fit aussitôt
jeter à la mer les entrailles d’un bœuf ,
et leur montrant de loin les poissons af-
famés qui venaient s’en saisir : « J’ espère
bien, leur cria-t-il de loin, que personne ne
A^VERTISSEMENT. 335
nie quittera; dans tous les cas voilà mes sen-
tinelles. D
Il serait trop long de rapporter ici tous les
traits de valeur qui ont illustré la vie de ce
grand capitaine; je laisse à d’autres le soin
de dire quelle fut sa belle conduite à la mal-
heureuse journée de Confions , et combien il
fut terrible dans cette défaite ' . La Pérouse
ne fut pas moins intrépide dans ses cam-
pagnes de l’Inde ; avec deux navires il osa
combattre contre une flotte entière de Marates
qui désolaient nos colonies d’ Asie ; on se
soucient que devant Mahé il mit en fuite dix
mille Barbares. On sait qu’à la conquête de
la Grenade il fut brave jusqu’à la témérité
La Pérouse était embarqué sur le Formidable
vaisseau de guerre n’a mieux justifié le nom qu’il portait
que dans cette mémorable journée.
^ Voici comment s’exprime M. Féral, à l’occasion de la
conc|uête de la Grenade, où La Pérouse seconda si bien les
projets du comte d’Estaing : « C’est surtout dans ces instans
« décisifs où le calme de l’âme doit s’unir à la vivacité de
« l’exécution, qu’apparaît toute la supériorité de La Pérouse;
336 AVERTISSEMENT.
Dans les guerres des États-Unis y La Pérouse
se fit particulièrement estimer par le général
ashington ; aussi rien n égale les exprès-
H d’Estaing veut attaquer la Grenade ; notre marin est avec
« lui ; la place péiilleuse lui est assignée ; il l’accepte avec
« joie ; il mouille son vaisseau sous le canon de la colonie ;
« les feux qui l’entourent ne troublent aucun de ses mouve-
« mens, ne suspendent aucune de ses manœuvres. Il protège
« avec un admirable sang-froid le débarquement de notre
« armée ; et dans ce combat où brille toute la vivacité de nos
« armes, dans ce combat le plus français peut-être des guerres
« de l’autre siècle, il a su mériter les hommages des soldats
« et des matelots , du chef et des guerriers. La flotte de Byron
« vogue à pleines voiles vers la colonie conquise ; elle vient
« réparer une défaite ou nous punir d’un succès. D’Estaing
« l’attend sans crainte , et tout est préparé pour la recevoir.
« C’est La Pérouse qu’il fait le confident de ses dispositions ;
« c’est lui qu’il interroge et consulte sur la sagesse de ses
« projets ; c’est à lui qu’il confie la difficile et dangereuse
« mission de porter les ordres dans l’escadre ; et qui pourrait
« mieux les exécuter que celui qui les inspira ? » Le reste de cet
éloge est écrit avec le même talent. Quoique ce petit ouvrage
ne soit encoro qu’une ébauche, on peut dire de M. Féral ce
que Pline disait de Pompée Saturnin : sa composition est belle
et majestueuse ; ses expressions harmonieuses et marquées au
coin des bons modèles : Gravis et décora eonstructio , sonantia
verha et antiqua.
AVERTISSEMENt. 33^'
sions flatteuses dont se sentit ce dernier,
lorsqu il lui fit annoncer par M. le comte
d'Estaing, quil était admis dans l’ordre de
Cincinnatus. Dans cette occasion l’on ^it une
preuve manifeste de l’estime et de la recom
naissance que là marine française inspirait
alors à tout le continent de V' Amérique. Ce fut
M. le maréchal de Castries qui envoya l’agré-
ment du roi a La Pérouse, pour quil pût dé'-
sormais porter cette décoration honorable qui
attestait ses services dans la. guerre des États^
Unis: ce ministre ne brillait pas seulement
par l’étendue de ses vues et par l’intégrité
de son administration ; il savait discerner le
mérite, et se rendre le moteur de tous ses succès.
Mais c’est surtout apres ses exploits de la
baie d’Hudson que La Pérouse devint l’objet
de l’ admiration générale ; on le comparait
déjà au capitaine Cook , qu’il semblait avoir
pris pour modèle : de toutes parts on le félici-
tait. J’ai sous les yeux une lettre de M. le duc
de Castries, aujourd’hui gouverneur du châ-
AV-ERTISSEMEWT.
338
teau de Meudon, dans laquelle ce bra^e ser-
viteur de nos rois lui témoigne toute la satis-
faction du maréchal son père, qui administrait
alors notre marine avec autant d’éclat que de
distinction. « Croyez-vous, ajoute-t-il, que je ne
regrette pas beaucoup de n’avoir pas été à la
place de M. de RostaingP oui, je vous l’as-
sure, j’aurais été au comble de la joie de
servir le roi à côté de vous, et j’espère que
vous auriez été satisfait de mon zèle autant
que de mon activité.
La Pérouse n était pas seulement un mili-
taire intrépide ; son esprit se distinguait par
les qualités les plus éminentes; il avait profité
de ses loisirs pour faire une étude approfon-
die des sciences nautiques, et personne ne
connaissait mieux que lui l etendue et les
limites de l’Océan. Comme au dix-huitième
siècle, les plus grandes entreprises avaient
pour but spécial le progrès des sciences,
et qu’on ne voyageait plus pour conquérir
de vaines richesses, c’est surtout a la baie
AVERTISSEMENT.
339
d'Hudson que notre navigateur eut oeca-
sion de satisfaire le goût plus prononcé qui
le portait a faire des recherches sur V histoire
naturelle. On regrette vivement que son temps
ait été si court pour V observation.
Ce qui l'avait surtout intéressé , ce sont les
terribles combats que se livrent les ours des
mers septentrionales. De concert avec de
Candie y La J aille et Monneron y il aimait a
voir ces animaux haletans de fatigue se rou-
ler dans les neiges et gravir avec leurs griffes
des montagnes de glaces y se harceler sans inter^
ruptioïiy courir y se précipiter y s' atteindre; ne se
reposer que pour recommencer le combat; s'é-
touffer dans d'horribles étreintes, et s' entraîner
réciproquement jusque dans les gouffres de
r Océan. C'est aussi dans ces parages que La
Pérouse et ses compagnons eurent occasion
d'étre témoins des effroyables luttes de la
baleine avec V espadon.
La Pérou se fut d'une admirable bonté pour
34o AVERTISSEMENT.
tous ses compagnons de gloire ; il sollicita des
grâces pour eux auprès du roi : ce Us ont par-
tagé mes dangers, discdtâl , ils doivent avoir
droit âmes récompenses . » C’est apres V expédi-
tion de la haie d’ Hudson, que M, le chevalier de
Langlx, qui avedt si bien commandé FAstrée ,
fut créé capitaine de vaisseau, M, de La J aille
obtint une pension sur l’ordre de Saint-Louis,
M, Saulnier de Mondevit, M, de Beauregard,
furent tous deux créés lieutenans, M, le che-
valier de La Monneraye ; MM, Dubordier,
offieier suédois , Lefèvre, Doré, de Fienne,
Dubuisson, Dubreuil, Rihoulet; les chevaliers
de lÆunoi et de La Silvestrie, furent également
distingués par des promotions ou des réeom-
penses, selon b importance de leurs services.
Quand tous ces braves marins vinrent le re-
mercier, il leur répéta ces belles paroles de Du-
gay-Troidn : Je suis trop récompense quand
j’obtiens l’avancement de mes officiers.
Tous ces détails étaient utiles à conserver,
et la plupart des renseignemens que je donne
AVERTISSEMENT. 34 1
sur cette brillante campagne de la baie d’Hud-
son eussent été peut - être égarés , sans le
zélé d’un magistrat que tout le monde ré-
véré, sans l’activité de M. de Cardonnel ^
digne représentant de la ville d’ Aïby, homme
doublement cher à ses compatriotes et par
ses lumières et par ses sentirnens honora-
bles. S-ans les sollicitudes qu’il s’est données,
ils eussent été la proie de quelques épiciers
ignorans , qui, ne connaissant ni l’impor-
tance ni la valeur de cette correspondance ,
en usaient déjà pour envelopper les objets de
leurs ventes journalières ; on ne sait point
encore par quelle coupable inadvertance on
avait mis ci leur disposition des documens si
précieux \ Je conserve la même reconnais-
* c’est ainsi qu’on trouva un jour chez un marchand de
poivre l’une des meilleures comédies de Collin-d’Harleville ;
c’est ainsi qu’on vient de découvrir au milieu des papiers et
des parchemins séculaires d’une étude de notaire à Melun ,
un manuscrit précieux des poésies complètes de Thibault V,
comte de Champagne. On pourra peut-être se procurer d’au-
tres renseignemens qui ajouteront à ce que je vais raconter
des exploits de La Pérouse à la baie d’Hudson.
AVEllTISSEMEWT.
sanœ pour JVL le comte de Pins, tun des
hommes les plus spirituels de nos jours, qui
ni a fourni des anecdotes importantes, et pour
M. Féral, auteur d’un Eloge académique
de ce célébré navigateur. Madame de Peche-
loche, qui est la propre nièce de M. de La
Pérouse , et plusieurs membres de cette digne
famille , à laquelle des liens d’amitié m’unis-
sent depuis l’enfance, m’ont également fa-
vorisé pour ce travail.
J’ai écrit plusieurs parties de cet épisode
sous la dictée des compagnons de gloire de
La Pérouse. Les bons marins me sauront gré,
je pense , de leur avoir conservé ces détails
honorables ; ils m’ approuveront d’ avoir publié
des faits propres h intéresser leurs loisirs, et
à immortaliser la valeur sublime et cheva-
leresque de cet incomparable capitaine.
La baie d’Hudson est, pour ainsi dire,
un lieu inabordable ; c’est la surtout que la
nature semble fermer le monde par d iinpé-
AVERTISSEMENT* 343
nétrables barrières. Quand on songe aux
dangers de cette navigation y exécutée sans
guide , sans carte , et sans aucun renseigne-
ment sur Vétat des forces quon avait à com-
battre, on ne peut s' empêcher de convenir que
cette campagne est une des plus brillantes
de notre marine, M. Robert-Lefêvre , peintre
du Roi y a bien voulu se charger de repro-
duire la scène touchante où ce navigateur,
aussi remarquable par son humanité que par
son courage y fait apporter des secours aux
Anglais malheureux. Personne n était plus
digne de consacrer un si noble souvenir;
cet artiste habile brille surtout par V ex-
pression et la vérité : le tableau religieux
quil a exécuté pour le Mont - P alérien ,
prouve qudl est éminemment appelé a la pein-
ture dramatique, M, Robert- Lefèvre a un fils
qui est déjà un marin fort distingué , et au-
quel je dois des renseignernens précieux pour
r épisode dont je vais in occuper.
De retour dans ses foyers , La Pérouse ne
11.
3/j4 avertissement.
jouit pas long-temps des fruits de sa gloire.
De nouveaux périls V attendaient , et Von
connaît les malheurs qui nous ont privés de
ce grand capitaine. Sa fin a été comme celle
de tant d’autres navigateurs , dont les revers
ont sanctionné la gloire ; son corps a été re-
demandé a toutes les plages ; son nom a été
vainement redit à toutes les mers : on n a
pas trouvé une seule planche du navire qui
le transportait; tous ceux qui ont couru a sa
recherche ont vu leurs espérances s’évanouir.^
* On n’ignore pas néanmoins que depuis peu de mois on
croit avoir trouvé la croix de Saint-Louis qui décorait jadis
la poitrine de La Pérouse, suspendue comme un bizarre
ornement à l’oreille d’un sauvage insulaire. Une expédition
française est déjà partie pour examiner les parages où, d’après
nos conjectures , les deux vaisseaux du célèbre et infortuné
navigateur ont péri par un épouvantable naufrage. On espère
recueillir quelques notions et quelques restes peut-être des
objets qui lui ont appartenu. C’est un devoir national pour les
Français de rassembler ces souvenirs d’une de nos plus belles
entreprises, dirigée particulièrement par les augustes pensées
de Louis XVI. M. Dumont d’Urville , capitaine de frégate,
est chargé de cet honorable soin; MM. Quoy et Gaimard
l’accompagnent en leur qualité de naturalistes.
LA PEROUSE
A LA BAIE D’HUDSON.
( Fig. vu. )
\
Là Perouse était déjà capitaine quand son
gouvernement lui confia Tune des entreprises
les plus périlleuses dont nos annales mariti-
mes aient fait mention. La guerre, qui jette
tant de diversité sur les fortunes humaines ,
divisait la France et la Grande-Bretagne. Il
est mille occasions où pour se défendre il faut
aller au-devant de l’ennemi , où pour être plus
certain de le vaincre , il convient de l’attaquer.
L^’homme illustre que je viens offrir à l’admi-
ration des marins , reçut l’ordre formel d’aller
7 O
détruire les établissemens des Anglais à la
baie d’Hudson. Au temps dont je parle nul en
346 LA p:érol)se
effet n’était plus digne que lui de présider à
cette expédition mémorable ; nul n’était plus
capable de défendre les intérêts de son pays
et de promener avec gloire le pavillon de son
roi.
Cependant La Pérouse brûlait de voir le
jour ou devait s’effectuer son embarquement.
Le navigateur est ami du danger ; il trouve
une sorte de plaisir à s’abandonner à la
fortune. Les chances de l’Océan plaisent à
son âme impatiente. « Vos frégates sont-elles
bien armées ? disait-il à chaque instant au
courageux de Langle , son meilleur ami , ainsi
qu’à La Jaille , qui tous deux devaient partager
sa destination \ Quand mettrons-nous à la
voile ? )) Enfin ce moment arriva. La Pérouse
appareilla dans la rade du cap Français , et
après que tous ses compagnons eurent pris
connaissance de ses desseins, il s’éloigna à la
vue d’une population qui ne cessait de faire
’ M. Fleuriot de Langle montait V Astrée , et M. de La
Jaille s’était embarqué sur V Engageante
A LA BAIE d’iILJDSON. 347
des vœux pour son triomphe et son prochain
retour.
»
La Pérouse avait à son bord des officiers
intrépides, capables de le seconder dans les
conjonctures les plus délicates. Il possédait
au plus haut degré Fart de commander à leur
courage. Les deux frégates qui étaient sur le
point de lever Fancre pour escorter son vais-
seau, emportaient les documens les plus cer-
tains pour se rejoindre en des lieux détermi-
nés^ en cas de séparation ou d’attaque im-
prévue.
Chacun des compagnons de La Pérouse
avait d’ailleurs son rôle à remplir, pour tout
ce qui pouvait étendre la géographie et per-
fectionner la navigation ; de Langle devait
tracer des cartes, observer la situation du
pays , tenir une note exacte des températures,
étudier la hauteur et la direction des marées ;
I^a Jaille se proposait de faire des recherches
sur l’intensité de la force magnétique dans les
348 LA PÉHOUSE
parages du Nord ; mais La Pérouse , en sa
qualité de chef de Texpédition , s’occupait du
but principal de l’entreprise ; il donnait son
attention à tous les détails. Sa conduite était
réglée d’avance par des notes et des instruc-
lions écrites de la main de son souverain.
Louis XVI lui avait marqué jusqu’au temps
qu’il devait employer pour cette importante
mission : Surtout, lui disait ce bon roi, ne
faites la guerre qu’au gouvernement ; épar-
gnez les individus ; nous voulons effrayer
notre ennemi, mais nous ne voulons pas le
détruire.
C’est smr la côte septentrionale de la terre
de Labrador que se trouve cette vaste baie ,
séjour des frimas et des tempêtes ; contrée
aride qui semble repousser tous les mortels ;
dernière habitation du monde , que le soleil
réchauffe à peine de ses rayons , oii s’accu-
mulent les glaces de tant d’hivers ^ oii la
boussole cesse de diriger le navigateur, oii les
pierres se fendent , ou les fontaines s’arrêtent ,
A LA BAIE d’hüDSON. 349
où le mercure coulant subit une prompte
congélation. Tout est muet dans ces tristes
lieux; on n y entend que les cris discordans
de quelques oiseaux de marine , et les mugis-
semens de Fours polaire , qui règne seul sur
cette plage abandonnée.
Quelques êtres humains y apparaissent
néanmoins comme des ombres ; ce sont des
Indiens sauvages qui viennent trafiquer sur
les pelleteries. Le sourire hideux de cette race
ignoble, à l’aspect du gain qu’elle convoite,
rappelle l’existence fabuleuse des cyclopes.
Rien surtout n’est plus effrayant que la tribu
farouche des Clistinos, qui attachent des
queues d’animaux à leur noire chevelure ; les
eaux de la baie d’Hudson ressemblent à celles
du Phlégéton, qui imprimaient les plus hb
denses formes à ceux qui s’en trouvaient im-
prégnés.
Malgré les périls de cette navigation , les
Français et les Anglais se disputaient cet
35o LA PÉROUSE
affreux séjour, où des forts et des comptoirs
ont été étaJ3lis pour devenir le centre d’une
activité commerciale ; on regardait ce point
du globe comme une source de richesses,
comme un entrepôt pour tous les peuples
industrieux. C est à la baie d’Hudson que les
Canadiens , les Esquimaux , etc. , viennent ,
chaque année , proposer leurs peaux de castor,
de daim, d’ours, de loutre, de martre et
d’hermine ; c’est là qu’ils se plaisent à accom-
plir des échanges , pour se procurer des
fusils , des sabres , des épées , des couteaux à
gaine , des hameçons pour la pêche , du rhum^
de l’eau-de-vie , et toutes sortes de liqueurs
fermentées. La Pérouse était si bien instruit
de leurs goûts , de leurs habitudes , de leurs
penchans , qu’il avait chargé son vaisseau d’une
multitude d’objets à leur usage, et propres
à tenter leur cupidité ; il était d’ailleurs si bien
approvisionné , qu’il pouvait passer un hiver
dans ces régions hyperboréennes.
Ajoutons que fia Pérouse avait toutes les
A LA BAIE d’hUDSOIY. 35 1
qualités pour s’acquitter avec succès de sa
mission ; ceux qui l’ont connu savent que
rien n’arrêtait ses déterminations énergiques ;
qu’une audace prudente, qu’un sang-froid
imperturbable, le rendaient en quelque sorte
maître des événemens et des circonstances ;
c’est ce qu’il avait déjà prouvé dans ses cam-
pagnes de l’Inde. Les marins, accoutumés à se
trouver à chac|ue instant dans les situations
les plus fortes de la vie, portent une sorte
d’inflexibilité dans les exploits militaires ;
tous leurs sentimens sont absolus ; leur cou-
rage est dans une effervescence continuelle.
Le ciel favorisa les projets du plus intrépide
de nos capitaines; personne n’ignore avec
quelle dextérité il profita des courts instans
que lui laissait la saison , et comment, dans les
parages qu’il venait affronter, il devança
l’arrivée des tempêtes. Les guerres de mer
sont presque toujours des guerres de sur-
prise ; mais à peine embarqué , La Pérouse ne
souhaitait rien tant que de prendre terre pour
352 LA. PÉROUSE
se mesurer avec rennemi ; il bénissait le vent
favorable qui le conduisait au combat.
Son vaisseau naviguait sans aucun ob-
stacle , depuis plusieurs semaines, quand tout
à coup File de la Résolution lui apparut
malgré les brumes de FOcéan. Cette île dé-
serté est au nord de l’entrée de la baie
d’Hudson ; son sol est presque toujours cou-
vert de verglas; on y aperçoit à peine quel-
ques traces de végétation ; aucune fleur n’y
brille ; aucun fruit n’y mûrit ; aucun être
vivant n’y réside, à l’exception de quel-
ques troupeaux de rennes, qui parcourent
en bramant des champs de neige d une im-
mense étendue , pour chercher la mousse
comestible : on y voit affluer, par inter-
valle, les hirondelles du Groenland et des
légions de pétrels bleus , qui se reposent sur
toutes les côtes. Les matelots de l’équipage
éprouvèrent néanmoins une grande satisfac-
tion à l’aspect de cette île inhabitée. Helas !
c’est quand la navigation doit etre longue ,
A LA BAIE d’hüDSON. 35;^,
que chaque rencontre est un motif de joie
et d’espérance, que chaque site offert à la
vue est , pour ainsi dire , un ami.
Ici commencent les grands dangers de cette
navigation 5 La Perouse ordonne à ses officiers
de se mettre en bon ordre et d’obéir scrupu-
leusement à leurs chefs. Malgré la rigueur du
froid, devenu soudainement excessif, tous se
tiennent à leur poste pour exécuter les ma-
nœuvres convenables ; les difficultés se multi-
plient, et les navires ne tardent pas à s’em-
barrasser au milieu des glaces. La Pérouse
n’éprouve pas la moindre émotion ; il se place
sur le pont de son vaisseau , pour y faire ses
remarques.
Il promène ses regards étonnés sur cés
montagnes de neige , qui forment , de toutes
parts , comme d’immenses promontoires ;
mais souvent il perd de vue ce qui l’inté-
resse quand les vapeurs nébuleuses de l’at-
mosphère viennent entourer son équipage.
îf- 2 3
354 la PÉROUSE
Ce qui le rassure néanmoins, c’est le cou-
rage de sa troupe au milieu des écueils qui
le menacent. Il n’a besoin d’aucun effort
pour faire observer la discipline ; plus heu-
reux que le navigateur Hudson , qui l’a pré-
cédé dans ces tristes parages , il n a pris à
son bord ni traîtres ni ingrats : on verra,
dans cette relation , que le malheur ne dé-
moralisa personne. *
La Pérouse a décrit lui-même tous les em-
barras qu’il éprouva au milieu de ce détroit
* Les malheurs du navigateur Henri Hudson se trouvent
rappelés dans notre Avertissement. Il passa tout l’hiver de
i6io dans ces tristes lieux, où il endura toutes sortes de
misères. Ce fut au printemps de cette même année , lorsqu’il
voulut mettre à la voile pour retourner dans sa patrie , que le
féroce Green fit révolter contre lui tout son équipage. Nous
avons déjà dit qu’il fut abandonné dans une chaloupe , sans vi-
vres et sans armes; nous ajouterons qu’on n’épargna même pas
son fils Jean Hudson , qui était en bas âge ; cet enfant fut
sacrifié avec sept autres personnes qui appartenaient à cette
malheureuse expédition. Green ne jouit pas du fruit de son
énorme crime ; il fut tué lui-même dans une action particu-
lière, peu de temps après.
A. LA BAIE d’hüDSON. 355
si formidable , qu’il eut tant de peine à fran-
chir ; il se vit une fois sur le point de perdre
son gouvernail. Les deux frégates qui vo-
guaient de compagnie avec lui, se trou-
vèrent considérablement endommagées ; les
matelots marchaient çà et là sur une vaste
plaine de glace, et communiquaient sans
peine de l’un à l’autre vaisseau. La Pérouse
passa treize jours dans cette immobilité dé-
solante , dont il profita néanmoins pour
continuer ses observations. Ce qui étonne le
plus dans riiomnie , c’est son immense curio-
sité , qui contraste si bien avec la rapidité de
ses jours et la fragilité de son existence.
Ce serait peut-etre ici le cas d’exprimer
toutes les sensations que l’on éprouve quand
i on arrive pour la première fois dans ces
contrées hyperboréennes. Notre navigateur
^lles retraçait lui-même avec l’accent le plus
ranimé , quand il semblait se complaire à
I prolonger ces entretiens avec ses bons com-
Bpatriotes de la ville d Alby. Son éloquence
LA PÉROUSE
356
toujours passionnée rappelait celle deDuguay-
Trouin , lorsqu’étant de retour à Saint-Malo
sa patrie , pour se délasser de ses fatigues , ce
dernier racontait à sa famille émerveillée les
brillans avantages qu’il venait de remporter
sur les Portugais. Il y a quelque chose d’aven-
tureux dans les récits des marins , qui donne
le plus grand attrait à leur conversation ;
celle de La Pérouse était une peinture ra-
vissante de tout ce qu’il avait vu et admiré :
on ne se lassait pas de l’interroger; on ne
se lassait pas de l’entendre.
Le spectacle des mers dulNord donne en
effet les plus vives émotions; partout où la
nature règne, et joue, en quelque sorte , avec
sa puissance , elle intéresse le voyageur in-
struit; les ‘marins n’en parlent c]u’avec en-
thousiasme. Tl faudrait la magie d’Ossian,
pour reproduire les formes surprenantes et
variées qu’affectent les glaces des mers sep-
tentrionales , pour représenter ces scènes de
nuit, que la lune éclaire de son pale flambeau.
A LA BAIE d’hUDSON. 357
On croit y voir figurer des tours , des pa-
lais , des rochers transparens au travers des-
quels toutes les couleurs se reflètent : on y
distingue mille teintes de pourpre, d’éme-
raude et d’azur ; tout y a , dit-on , l’aspect
d’un enchantement et d’une féerie; mais le
point de vue devient plus éblouissant encore
quand le jour arrive, et que les rayons du soleil,
pénétrant tout à coup dans ces cavernes de
cristal , les font briller d’une splendeur plus vive.
A chaque instant les difficultés renais-
saient : d’énormes glaçons , pareils à des îles
flottantes , heurtaient les vaisseaux et les sou-
levaient d’une manière effrayante. Cependant
[ja Pérouse était sans crainte ; d’un signe sa-
vant et d’un air silencieux, il rassurait les
matelots et les soldats, quand tout à coup
une obscurité profonde vint l’envelopper ;
en quelques minutes, les élémens furent, de
toutes parts , bouleversés.
Les ouragans du Nord ont une puissance
LA PÉllOLSE.
358
invincible , qui déconcerte les calculs du
navigateur ; là le vent a plus de puissance
pour détruire que le tonnerre ; ses mugis-
seniens ressemblent au bruit du canon dans
le bombardement d’une ville assiégée. Aux
secousses extraordinaires que reçoit alors le
navire, il faut ajouter l’engourdissement de
ceux qiii le conduisent ; les matelots pétrifiés
perdent jusqu’au sentiment de leur conser-
vation. Si les glaces se fondent , c’est pour se
convertir en torrens.
La Pérouse aurait sans doute échoué sur
cette côte affreuse , oii il n’eût pas trouvé le
moindre secours , sans une circonstance qui
mérite d’être racontée. Au milieu des ténè-
bres , et quelques heures avant le point du
jour, son équipage fut , à sa grande sur-
prise , récréé par l’apparition soudaine d’une
aurore boréale. La Pérouse a parlé, dans sa
correspondance familière , de ces feux noc-
turnes qui se montrent sur les mers du Nord ,
et qui ressemblent à des fanaux allumés dans
A LA BAIE ü’hUDSON. 359
le ciel , pour guider les navigateurs au sein
dune nature toujours glacée et toujours
mourante; il a décrit, avec complaisance,
ces clartés magiques , ces étincelles éblouis-
santes , ces fusées électriques qui sillonnent
à chaque instant les airs comme les flammes
d’un vaste incendie ; ces fantômes aériens ,
qui affectent mille formes bizarres , qui se
dessinent en arcs d’azur, ou s’étendent en
colonnes d’un beau saphir, qui réfléchissent
par intervalles toutes les ondulations de
l’Océan , qui souvent ne s’évanouissent que
pour reparaître avec plus d’éclat. On entend
un long craquement, qui imite la détona-
tion du salpêtre ; un cliquetis lointain sem-
blable à celui de la foudre. Rien ne saurait
amortir la splendeur de ces perspectives mer-
veilleuses : on croit voir Phaéton traînant
en désordre le char du soleil , et inondant
de sa lumière les plaines brillantes du fir-
mament.
Le météore avait déjà disparu que les ma-
36o LA PÉRÜÜSL
telots cherchaient encore ses traces dans les
airs ; mais leurs mains habiles avaient profité
de sa lueur, pour disposer leurs ancres et amar-
rer leurs vaisseaux aux glaces environnantes;
enfin le jour parut et ramena l’espoir dans
tout l’équipage.
Après avoir dépassé File de la Résolution ^
La Pérouse fit la rencontre de plusieurs Es-
cj[uimaux , qui , le voyant arriver de loin ,
s’imaginèrent qu’ils pourraient trafiquer avec
lui; ils allumèrent des feux à son approche;
mais notre capitaine avait mieux à faire
qu’à commercer. Toutefois, pour en obtenir
des renseignemeiis utiles à l’expédition, il
leur abandonna quelques unes des mar-
chandises qu’il avait apportées ; il put même
«
s’entretenir avec eux à l’aide d’un interprète
canadien qu’il avait à son bord.
Les Esquimaux furent d’ailleurs un objet
de curiosité pour La Pérouse. Ces indigènes
nagent avec autant d’habileté que des pho-
A LA BAIE d’pIÜDSON. 36 ï
qiies; on les prendrait pour des amphibies;
il en est qui portent des canots sous leurs
bras ou sur leurs épaules, et qui cheminent
sur la glace avec une surprenante vélocité : ces
peuples d’ailleurs ne sont pas aussi féroces
qu’on l’a prétendu ; ils ne se montrent cruels
c[ue lorsqu’on les irrite. Nos marins admiraient
leur adresse à lancer des pierres par le moyen
de la fronde ; ils n’étaient pas moins frappés
de leur habileté dans la construction de leurs
armes et de leurs instrumens de pêche. C’est
ainsi que, dans un pays privé de toute
civilisation , l’homme est encore le premier
des êtres vivans par son habileté indus-
trielle.
Cette entrevue ne fut pas longue ; La Pé-
rouse était pressé d’accomplir son dessein.
On était au 3o juillet , lorsqu’il eut la vue
du cap Walsingham. C’est la partie la plus
occidentale du détroit d’Hudson; il conti-
nua d’avancer, et , malgré la contrariété des
brisans et des marées , il pénétra enfin dans
36^
LA PÉROUSE
cette baie si redoutable par la fréquence
de ses brouillards et la violenee de ses tem-
pêtes.
Ici sa patience fut encore mise aux plus
rudes épreuves : il naviguait depuis quel-
ques jours aA^c une sorte de sécurité , quand
tout à coup les brumes redoublèrent d’é-
paisseur, et lui masquèrent la route qu’il
devait tenir. Il fut contraint* de rester en
place; et, quand le brouillard se dissipa, il
vit que les trois bâtimens étaient enclavés
au milieu des glaces. Pour la première fois
il ne put dissimuler ses terreurs ; il craignit
d’hiverner dans ces tristes lieux. La frayeur
gagna les trois vaisseaux ; les commandans
se mirent à délibérer; les matelots se pro-
sternèrent : on invoqua le Dieu qui préside
au destin des navigateurs ; car, si le marin a
pour ennemi le hasard , il a pour refuge la
Providence.
Tout à coup , et comme si le ciel jetait tou-
A LA BAIE d’hUDSON. 363
jours un regard de miséricorde sur le mortel
qui lutte contre l’adversité , le vent change , et
en quelques heures , La Pérouse est dégagé
de tout embarras ; il profite de ce moment
pour forcer de voiles, et triompher des plus
inexpugnables remparts. Le 8 août , il aper-
çoit le pavillon du premier fort qu’il doit
abattre : il s’en approche et anime, par les
plus vives exhortations, la troupe qui doit
le seconder. Hélas ! ce n’est ni le travail ni
la peine, c’est le repos forcé qui fatigue le
marin, quand il navigue sur des mers con-
traires. Il maudit les obstacles qui le retar-
dent ; il veut aller aussi vite que les vents
qui le poussent ; il faut avoir langui au
milieu des écueils pour concevoir son impa-
tience et ses angoisses. ‘
La Pérouse n’était plus qu’à une lieue et
demie de ce fort redouté , qui faisait tres-
saillir son courage. Il charge un officier d’al-
ler sonder les lieux et de bien apprécier les
distances; il veut connaître les points par
364 LA PÉROUSE
lesquels Fennemi est le plus accessible , et
il donne déjà les ordres pour opérer une
prompte descente : on débarque sans diffi-
culté; Rostaing, compagnon de gloire de La
Pérouse, reçoit Favis de se préparer à Fat-
taque; il rassemble ses soldats; les armes
brillent ; on avance jusqu’à la portée du ca-
non ; presque aussitôt le gouverneur est sommé
de se rendre ; celui-ci n’oppose aucune résis-
tance ; il eût pu néanmoins se défendre dans
un fort bâti en pierre de taille et très bien
armé ; mais c’était la nuit , et le propre des
ténèbres est de grossir la peur par l’incer-
titude qui les riccompagne.
Les portes s’ouvrirent, et les Anglais se
rendirent à discrétion. On battit le tam-
bour ; on se mit à démolir le fort ; les maga-
sins furent aussitôt investis par nos matelots ,
qui portaient des torches de résine ; les mar-
chandises extraites de leur intérieur devin-
rent , en un instant , la proie des flammes ; en
f|uelques heures tout fut consumé.
A LA BAIE d’huDSON. 36 S
Presque au même instant survinrent plu-
sieurs tribus de sauvages qui habitaient le lac
supérieur et les environs de la baie d’Hudson.
Les Esquimaux surtout étaient en nombre
considérable ; ceux - ci conserA^aient depuis
long-temps un ressentiment contre les An-
glais , parce que plusieurs individus de leur
nation avaient été massacrés par des Cana-
diens à la suite du capitaine Héarne ’ . Ils fu-
rent avertis de Fincendie du fort de F^rince
de Galles , par des colonnes de flamme et de
fumée , qui s’élevaient dans l’atmosphère.
^ .Ils se rapprochèrent des vaisseaux français ;
ils étaient groupés dans leurs canots , et res-
semblaient à des tritons, tels que la mythologie
fabuleuse nous les décrit. La Pérouse leur fit
des distributions considérables en quincaille-
rie ; il leur donna surtout de la poudre , du
plomb et des fusils , armes précieuses pour
‘ Ce déplorable événement , auquel Héarne était tout-à-
fait étranger, lui causa le plus vif chagrin ; car cet habile
homme de mer avait autant d’humanité que de courage.
LA PEROUSE
366
ces peuples , qui subsistent du produit de
leur chasse ; à peine avaient - ils obtenu ce
qu’ils désiraient , qu’ils remontaient sur leurs
légers esquifs et s’éloignaient avec la vitesse
des oiseaux de proie.
Ce qu’il faut admirer ici , c’est la célé-
rité avec laquelle La Pérouse remplit sa pé-
rilleuse mission , ses fatigues , et son habileté
à surmonter les plus grands obstacles. Ce-
pendant sa tâche n’était pas tout-à-fait rem-
plie; il lui restait à prendre le fort d’York;
c’est par la rivière de Nelson qu’il pénétra
jusqu’au chef-lieu des établissemens anglais ,
situé dans l’île des Haies.
Cette importante factorerie servait alors
d’asile à tous les malheureux naufragés. Les
voyageurs nous la représentent comme un
ensemble de maisons construites avec le bois
des sapins qui croissent dans cette contrée,
et dont on a épuisé les forets environnantes ;
les fenêtres sont en peau de phoque ou de
A
LA BAIE d’hUDSOIV.
daim. C’est là que les Anglais entretiennent
des bœufs, des pourceaux et autres animaiix
domestiques ; enfin tout ce qui est nécessaire
aux divers besoins de la vie. Ils y font croître
le froment , des légumes , des pommes de
terre : que ne peut l’infatigable industrie d’un
peuple toujours occupé d’agrandir ses res-
sources !
Ce fut le I ï du mois d’août que La Pé-
rouse mit à la voile, pour transporter ses
troupes au fort d’York ; ici les difficul-
tés devaient encore s’accroître , parce qu’il
n’avait ni cartes ni guides, pour se diriger
sur une côte que tant d’écueils environnent.
Les prisonniers qu’on avait à bord s’obsti-
naient à garder le plus profond silence ; dans
cette embarrassante conjoncture, nos ma-
rins furent , en quelque sorte , conduits par
leurs suggestions intérieures, et neuf jours
après leur équipage mouillait déjà dans la
rivière de Nelson , qui , malgré la rapidité de
ses courans , n’en était pas moins le point
LA PÉROUSE
368
le plus important pour arriver jusqu’aux
établissemens des Anglais.
La Pérouse se soutenait toujours par Tin-
concevable énergie de son âme ; il avait
solennellement promis que le fort d’York
serait en notre puissance le jour de la fête
du roi ; sa promesse fut rigoureusement ac-
complie ; nos soldats débarquèrent dans la
vase : il sut leur créer un chemin et leur
faire franchir un immense espace à tra-
vers les bois , les rochers et les marais fan-
geux.
La Pérouse, qui s’était d’abord mis à la
tête des chaloupes , sentit néanmoins la né-
cessité de retourner à son vaisseau , mouillé
dans un parage où la mer est constamment
en butte à des coups de vent ; mais de Langle
son ami le remplaça dans le commandement ,
et le lendemain , ^4 août , nos troupes se
trouvèrent en présence du fort. Les An-
glais étaient tranquilles , et ne se doutaient
A LA BAIE d’hüDSON.
pas que TOcéan venait de leur apporter un
ennemi aussi redoutable.
Aucune résistance ne fut opposée, et
la garnison capitula à la première somma-
tion de M. de Rostaing ^ le lendemain , jour
de la Saint-Louis, des salves d^'artillerie reten-
tirent au milieu de nos voiles triomphantes,
ainsi que La Pérouse l’avait ordonné. En
même temps on vit arriver M. de Carbon-
neau , officier plein de courage, qui avait failli
être victime d’une violente tempête. Les sol-
dats qui étaient a sa suite s étaient sauvés
nus et presque mourans de faim 5 ils avaient
eu toutes les peines du monde a regagner le
rivage.
Les Français trouvèrent dans les maga-
sins de la grande factorerie d’York, du
bœuf salé, des farines, des comestibles
de tous genres. D’après les ordres de La
Pérouse, ces provisions furent distribuées
aux matelots et aux hommes qui en si peu de
■ . 24
370 LA PEROUSE
temps avaient enduré tant de peines : on crut
voir Annibal partageant le butin aux soldats
qui l’avaient secondé dans la plus éclatante
de ses victoires.
Ainsi se termina cette mémorable expé-
dition. La Pérouse profita des premiers loi-
sirs que lui laissaient les fatigues excessives
qu’il venait d’essuyer, pour s’occuper des
malades atteints du scorbut , qui étaient de-
venus très nombreux dans ses trois vaisseaux,
et avaient été singulièrement affaiblis par la
rigueur des élémens ; il veillait à la bonne
qualité de leurs alimens , et épuisait pour
eux toutes les ressources qu’il avait apportées
d’Europe. 11 y avait d’ailleurs plusieurs mate-
lots qui étaient attristés par la présence des
lieux , et qui soupiraient après la terre natale ;
ils se lamentaient et se croyaient aux rives de
l’Acliéron ; mais La Pérouse avait à ses ga-
ges un musicien écossais , qui désennuyait
tout l’équipage par des accens mélodieux et
pleins de charme.
A LA J3AIE d’hUDSON. 3y I
Sur ces entrefaites , les gouverneurs an-
glais furent amènes à bord de nos vais-
seaux. Quel fut letoiinement de La Pérouse
d’entendre nommer, parmi eux , le brave
capitaine Samuel Héarne, déjà fameux sur
ces mers par tous les périls qu’il avait bra-
vés. Ils se regardèrent tous deux avec uiie
admiration réciproque ; à peine l’a-t-il re-
connu , qu il lui rend son épée , et que toute
la troupe lui porte les armes. Héarne s’in-
cline et se montre reconnaissant de cette
courtoisie ; s il est cruel d’être contraint de
se rendre , il est doux de trouver dans son
ennemi les égards dus au courage et au mal-
heur ; il est beau de voir le vaincjueur com-
patir au sort du vaincu. Le marin d’ailleurs
se laisse rarement aigrir par des contrariétés
passagères ; quand son génie ne peut déployer
ses ressources, il se résigne et subit son
destin.
Les deux capitaines se rapprochent, et
ont ensemble un entretien qui mériterait
LA PÉROUSE
d’être reproduit dans cette relation , parce
i[u’il décèle le caractère particulier des deux
nations belligérantes. Iléarne parlait de ri-
chesse ; La Pérouse ne parlait que d’hon-
neur : il apprit qu’un manuscrit précieux se
trouvait parmi les papiers saisis au fort du
I
Prince de Galles ; c’est celui qui contenait
des détails relatifs au voyage entrepris à la
rivière de Cuivre , qui était alors un objet
d’un grand intérêt pour la Grande-Bretagne 5
et qui excitait la curiosité de tous les voya-
geurs. La Pérouse ne fît aucune difficulté de
le rendre , à la condition expresse que la pu-
blication en serait faite |)ar le gouvernement
anglais , alin cjue tous les peuples pussent en
profiter.
Ému par ce géiiéreux procédé , Héarne prit
tant de confiance en La Pérouse , qu’il lui
donna les plus précieux renseignemens sur les
pays qu’il avait parcourus , sans violer néan-
moins aucun des secrets dont la garde lui était
confiée, capitaine français écoutait, avec
A, LA. BAIE ü’hUDSON.
un plaisir inexprimable, cet homme aj^uerri
depuis lono-temps à braver toutes les glaces
du pôle, et dont le courage avait été déjà
éprouvé [)ar les circonstances les plus péril-
leuses.
Mais La Pérouse ne se contente pas
d’ennoblir ainsi, la victoire qu’il a rem^
portée ; il sent le besoin d’être généreux ,
parce qu’il est devenu le plus fort. On vient
lui apprendre que plusieurs Anglais sont
malades; il respecte l’hôpital qui les recèle,
et leur fait prodiguer les soins les plus éclairés.
On I ui annonce en même temps que
j^lusieurs habitans des forts d’York ont fui
dans l’intérieur des bois; qu’ils y sont sans
aucun moyen de défense , et qu’ils peuvent
devenir la proie des sauvages *. Il songe
‘ Nous avons déjà dit que les Indiens étaient irrités contre
les Anglais, à cause du massacre de plusieurs de leurs com-
pagnons, commis quelques années avant par des Canadiens
qui étaient à la solde du capitaine liéanie.
074 PÉROUSE
aussitôt à tous les périls dont ils sont me»
nacés; il ordonne qu’on leur délivre des ar-
mes ; il veut même qu’on leur laisse un ma-
gasin rempli de provisions qu’ils puissent
trouver à leur retour ; il porte l’attention jus-
qu’à leur conserver des objets propres à faire
des échanges avec les naturels du pays , et à
se concilier leur bienveillance : il va jusqu’à
leur ménager un asile, pour les abriter contre
les tempêtes. ’
* « En brùiant le fort d’York, j’ai eu l’attention, dit La
Péroilse par sa dépêche au roi , de laisser subsister un maga-
sin assez considérable , dans un lieu éloigné du feu , et dans
lequel j’ai fait déposer des vivres, de la poudre, du plomb ,
des fusils , et une certaine quantité de marchandises d’Europe
propres à faire des échanges avec les sauvages , afin que quel-
ques Anglais que je saiss’étre réfugiés dans les bois , lorsqu’ils
reviendront dans leur ancien établissement , trouvent de quoi
pouvoir suffire à leur subsistance , jusqu’à ce que l’Angleterre
ait pu être instruite de leur situation. Je suis assuré, ajoute-
t-il, que le roi approuvera ma conduite à cet égard , et qu’en
m’occupant du sort de ces malheureux , je n’ai fait que préve-
nir les intentions de S. M. » Ces paroles sont dignes d’admi-
ration ; mais ce qu’il faut louer aussi dans La Pérouse, c’est
sa modération , au milieu de beaucoup de richesses , qu’il eût
A. LA BAÎE d’hUDSON. 375
Telle fut Fadiïiirable conduite de La Pé-
rouse après la destruction des forts de la
baie d'Hudson ; satisfait de la victoire , il
en rejeta les droits. Fidèle aux ordres qu’il
avait reçus , il ruina les possessions , mais
il conserva les individus ; c’est ainsi que la
guerre se ressent des bienfaits de la civili-
sation , et qu’elle couvre , du manteau de
l’honneur, les misérables intérêts des peu-
ples. Ce beau trait a dû être conservé dans
les annales de la marine française , et les An-
glais eux-mênies n’en parlent qu’avec admi-
ration.
J^a Pérouse avait la permission d’envoyer
directement au roi un officier, pour l’instruire
du succès de ses armes ; c’est ce qu’il s’empressa
de faire : il rendit compte , avec la plus scrupu-
leuse exactitude, de toutes les circonstances
de cet événement. Il ne s’occupa ensuite que
des apprêts de son départ ; il fit jeter à la
pu facilement s’approprier , si , dans toutes les circonstances ,
son désintéressement n’avait égalé sa valeur.
376 LA. PÉROUSE A LA BAIE d’hUDSOK.
mer toutes les marchandises qui eussent été
d un trop grand encombrement : et bientôt on
vit errer à la merci des flots tous les trophées
pris sur Albion. La Pérouse ne voulait point
s’enrichir ; son unique but était de punir une
nation rivale , un ennemi trop ambitieux ,
trop dévoré de la soif de For, que les siècles
n’ont pu éteindre. Ses vaisseaux le ramenè-
rent triomphant dans sa patrie, et sa victoire
ne lui laissa pas de remords.
DE l/ AMOUR DE LA GLOIRE.
CHAPITRE XYIIL
DE l’amour de la GLOIRE.
Se mettre en relation avec l’univers, exister
dans tous les lieux de la terre , occuper sans cesse
de notre nom des peuples qui nous sont incon-
nus , faire autorité dans tous les siècles , tels
sont les privilèges qui résultent de la magique
organisation de notre être ; telle est la palme
promise aux grandes productions du génie et de
la vertu. L’homme veut avoir des témoins , des
approbateurs pour tout ce qu’il entreprend de
louable et de généreux ; il aime à se rendre digne
des regards publics; il se plaît à entendre le
bruit flatteur qui lui donne le sentiment com-
plet de sa propre excellence.
L’amour de la gloire est encore un de ces pen«
chans irrésistibles qui proviennent de l’instinct
de relation. C’est un besoin pour nous de corres-
pondre et de sympathiser avec tous les êtres qui
se trouvent séparés de nous ; nous aspirons à vi-
vre jusque dans le souvenir des hommes qui
O'] O PIIYSïOLOCrîE DES PASSIONS.
nous succèdent; nous voulons trouver en eux des
confidens, des amis, des admirateurs; Fhomme,
sur cette malheureuse terre , est un atome qui
s’agite sans cesse pour paraître grand; il cherche
à être aperçu, apprécié de loin : de là vient qu’il
poursuit avec tant d’ardeur cette renommée mer-
veilleuse, qui est le résultat d’un assentiment
unanime des contemporains et de la postérité.
De tous les plaisirs qui s’attachent à l’âme , il
n’en est aucun qu’on puisse comparer à celui
de la gloire. Cette joie humaine a cet avantage
sur toutes les autres, qu’elle est également vive
pour tous les âges ; la vieillesse meme est ouverte
à ses douceurs : à son lit de mort , le malade s’at-
tendrit et se montre encore sensible aux accla-
mations universelles.
Cette jouissance a quelque chose de si eni-
vrant, que le cœur humain peut à peine y
suffire; elle s’empare de toutes les facultés de
l’existence : on a vu des hommes s’évanouir à
l’annonce d’une grande dignité, d’une faveur
inattendue du prince , ou d’une récompense
\
de la patrie. Le meme phénomène s’observe au
milieu d’un triomphe : ous voulez donc me
faire mowir à force de gloire ^ disait le philo-
sophe de Ferney à ceux qui le couronnaient à
DE l’amour de la GLOIRE. 879
la représentation à' Irène. Si l’on pouvait con-
cevoir tout le bonheur qu’éprouva Pétrarque
quand les applaudissemens du peuple romain le
conduisirent au Capitole, qui pourrait ne point
envier ce genre d’émotions si délicieuses et si
profondes ?
La gloire est donc un des biens les plus dési-
rables de notre vie ; c’est une admiration pro-
longée qui nous console de la mort et du néant
de notre poussière; il est beau pour l’homme
d abjurer quelquefois les besoins grossiers de
son organisation, pour éterniser sa mémoire; il
est beau de ne pas mêler toujours, avec les in-
terets de la terre , les penchans sublimes que le
ciel nous a donnés.
« Que ne peut l’amour de la gloire ! dit le pro-
fond Vauvenargues; après avoir enfanté le mé-
rite de nos beaux jours , il couvre d’un voile
honorable leS pertes de l’âge avancé. L’homme
se survit , et la gloire , qui ne vient qu’après la
vertu, subsiste après elle. » En effet, ce noble et
généreux amour doit être considéré comme le
plus puissant ressort des actions méritoires ; on
lui doit les grands exploits , les grands moiiu-
mens , les grandes inventions ; toutes les prospé-
rités du corps social lui appartiennent.
38o
PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
La gloire n’est pas seulement la passion qui
donne le plus de contentement et de bonheur ;
c’est celle qui donne le plus d’espérance. Jamais
ce beau feu ne s’amortit; il s’accroît meme tant
que l’homme existe ; ses besoins recommencent
alors meme qu’elle a tout obtenu. « L’ardeur que
l’on a pour elle, disait un des plus grands rois de
notre dynastie, n’est point un de ces faibles
désirs qui se ralentissent par la possession ; ses fa-
veurs, qui ne s’obtiennent jamais qu’avec effort ,
ne donnent aussi jamais de dégoût; et quiconque
se peut passer d’en souhaiter de nouvelles est
indigne de celles qu’il a reçues, w
La gloire est une récompense accordée à tous
les genres de prééminence parmi ceux qui par-
tagent les bienfaits de la vie sociale : c’est un prix
que l’on attache à tout ce qu’il y a de plus hono-
rable dans les conquêtes de la raison , dans les dé-
couvertes du génie , dans les travaux héroïques
de la vertu. La gloire donne un grand éclat à la
destinée des hommes qui la méritent ; il n’y a
même pas d’autre mesure pour les distinguer des
hommes vulgaires ; il fallait assigner divers rangs
aux qualités plus ou moins éminentes, qui résul-
tent de l’inégalité des esprits et des caractères ; il
fallait attribuer des droits à toutes les supériorités
intellectuelles et morafes.
DE l’amoür de la gloire. 38 f
Toutefois la gloire ne consiste point dans ces
futiles couronnes décernées à des talens frivoles
et passagers , à quelques inventions brillantes
dans les sciences ou dans les beaux-arts. Qu’im-
porte qu’on répète votre nom , parce que vos
exploits militaires ont fait répandre avec plus ou
moins d’habileté le sang des hommes, parce que
vous avez conquis des terres à votre patrie,
parce que vous avez reculé les limites d’un em-
pire ? La gloire n’échoit qu’au génie bienfaisant ,
qu’à la vertu puissante , qui influe comme la Di-
vinité sur le bonheur des autres; on^a beau cé~
lébrer vos lumières , il faut prouver quelles ont
été profitables a vos concitoyens; il faut avoir
servi le monde comme une providence. Par l’im-
portance de vos services, par Futilité de vos actions,
il faut avoir bien mérité de l’humanité entière.
Comme l’opinion fait la gloire, elle lui donne
quelquefois des bases fausses , et qui varient au
gré des caprices de la fortune ; car la nature , les
circonstances, le hasard, entrent pour quelque
chose dans les faveurs quelle dispense. Mais la
véritable gloire est celle qu’on acquiert par ses
propres labeurs, celle qu’on n’a point usurpée,
et qui est en accord avec notre conscience; celle
qui nous suit malgré les obstacles, et qui est sou-
vent confiriuée ou agrandie par le malheur.
382 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
Il est une vaine gloire qui ne profite point à
celui qui l’obtient ; elle ne donne que des plaisirs
orgueilleux ; c’est un fantôme que l’on poursuit
et qui attire sans cesse ses sectateurs par des
illusions décevantes ; l’homme qui se fatigue à la
poursuivre ressemble à ce mineur haletant qui
se tourmente pour trouver une substance qui n’a
point de valeur ; il fend les rochers , creuse le
flanc des montagnes et n’arrive à rien.
La plus solide gloire appartient à une civilisa-
tion tout-à-fait perfectionnée; comme elle est le
résultat de cette multitude de sentiraens agréa-
bles que s’inspirent les hommes réunis en so-
ciété, elle n’existe que chez les peuples qui
peuvent s’élever jusqu’aux élans sublimes de
l’enthousiasme. 11 n’y a plus de gloire dans un
pays où les vertus publiques sont dédaignées, où
toute exaltation est interdite, où tout est com-
primé jusqu’au don inappréciable de l’admiration.
Qu’y a-t-il de commun entre des hommes insou-
cians ou barbares, et cette passion impérieuse
qui imprime à l’âme une volonté si ardente en
accélérant les progrès de l’esprit humain ? L’opi-
nion est sans pouvoir au milieu des ténèbres de
l’ignorance.
Si nous jugions de la gloire par l’influence
DE l’amour de la GLOIRE. 3g 3
I qu elle peut exercer sur notre bonheur, elle ne
I serait pas toujours un bien désirable; cest au
I niilieu des dangers , au milieu des contrariétés et
I des violences qu elle cueille ses lauriers , qu’elle
remporte ses trophées. Quelle que soit la valeur
I de nos succès, l’envie est toujours là pour épier
i les cotés faibles de la grandeur humaine ; elle
I prend jusqu’à l’arme du ridicule pour éteindre
i dans toutes les âmes le sentiment d’admiration
i qui la consacre. Quel courage ne faut-il point à
I l’homme modeste pour braver cette expression
j ennemie qu’il rencontre à chaque instant sur le
I visage de ses détracteurs !
)
!
C est ce qui a fait regarder la gloire comme
une vie imaginaire , aussi chanceuse que cette vie
corporelle qui fuit avec tant de rapidité ; cepen-
dant, quand elle n aurait d’autre mérite que de
nous arracher à 1 oisiveté, à la paresse, ses avan-
tages seraient incontestables. Que préférez-vous
I que Ion dise à votre dernière heure? que vous
^avez méconnu vos rapports sociaux, que vous
létes resté dans votre égoïsme, sans autre motif
que votre mépris pour les choses humaines ?
Comparez deux hommes dont l’un a vécu pour
la gloire et l’autre pour la volupté, disait un
philosophe de la bonne école : lequel est plus
heureux par ses souvenirs ?
384 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
Goiiciuolis que l’amour de la gloire est une des
impulsions les plus naturelles , les plus instinctives
de notre être. Comment se soustraire à un pen-
chant qui nous fait tendre à la perfection , qui nous
berce à chaque instant dans le vague heureux de
l’infini ? Sans cette noble perspective, le travail ne
serait qu’un lourd fardeau , une tâche insupporta-
ble, train ant à sa suite Fennui et le dégoût. L’homme
semble exister doublement quand il se pénètre de
cette flamme céleste qui donne tant de magie à son
nom , tant d’étendue à ses relations. Rechercher
la gloire, c’est donc reconnaître en quelque sorte
notre destination future ; c’est approfondir le
secret de notre avenir ; c’est pressentir notre im-
mortalité.
DE l’amour de la TERRE NATALE.
385
CHAPITRE XIX.
DE l’a Al O UR DE LA TERRE NATALE^
C’est pour le philosophe un spectacle inté-»
ressant de voir comme ici-bas les hommes se
réunissent par peuplades , par royaumes , etc. ,
selon qu’ils sont soumis aux memes mœurs , aux
mêmes habitudes ; selon qu’ils sont dominés par
les mêmes intérêts ; selon qu’ils reçoivent l’in-
fluence de tel ou tel climat. Dans la société même,
au sein d’une même ville, on les voit se sous-diviser
encore pour mieux se défendre , pour s’aimer da-
vantage , pour sympathiser d’une manière plus
intime. La même force qui nous rassemble par
l’effet de l’analogie de l’organisation , des cop-
tumes, du caractère, cette même force, dis-je,
nous fait tenir au sol qui nous a vus naître , à la
terre où pour la première fois nous avons respiré
la vie, où nos premiers ans se sont écoulés.
Ce puissant amour de la terre natale est néces-
saire au genre humain. Il est en effet avantageux
que les habitans de chaque contrée mettent en
TI.
386 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
commun leur force , leur puissance et leur énergie,
pour résister à des rivalités, à des antipathies, à
des prétentions particulières. Sur la terre où Dieu
fait briller le meme soleil, il est bon que les
hommes se séparent naturellement par troupes ,
par sections, par tribus, etc., pour s’assurer mu-
tuellement une défense devenue nécessaire, pour
se fortifier contre des attaques , pour se préserver
d’une usurpation étrangère.
De là vient sans doute que chacun ici-bas
s’imagine que son pays natal est distingué des
autres par des faveurs singulières, par des attri-
buts rares et particuliers. Il n’est pas une ville
qui ne soit pénétrée d’admiration pour ses divers
établissemens, pour ses édifices , ses murailles; il
n’est pas un bourg qui ne trouve un orgueilleux
plaisir à vanter les avantages de sa position, la
fertilité des campagnes qui l’environnent. La na-
ture a eu besoin de cette illusion pour retenir
chaque homme dans ses foyers.
Les Samoyèdes et les Lapons se plaisent dans
leurs déserts glacés et dans leurs chétives cabanes:
ils vont même jusqu’à s’imaginer qu’ils sont l’objet
spécial d’une prédilection de l’Etre suprême, ils
parcourent les phases de leur vie comme s’ils se
trouvaient environnés de toutes les jouissances du
DE l’amour de la TERRE INTATALE. 887
printemps ; pas un d’entre eux ne voudrait aller
habiter les contrées riantes du Midi ; ils aiment
trop la fumée de leurs chaumes humides ; ils
aiment trop à voir briller la neige de leurs mon-
tagnes. On II est pas moins frappé de surprise
quand on voit tant d’autres peuples chérir à
l’excès une terre où se succèdent les plus sombres
hivers.
Proposez à ce pécheur norwégien de le con-
duire dans les plus beaux lieux de ce mondes
montrez à son imagination des arbres chargés de
fruits, des bosquets toujours verts; promettez
de renouveler pour lui les prodiges des jardins
d’Alcinoüs , il vous dira qu’il préfère la vue du
vaste Océan; qu’il n’aime rien tant que les tem-
pêtes ; que les plus riches paysages ne valent pas
ses rochers ou ses ancêtres ont eu leur berceau ;
qu’il préfère ses nuages à votre brillant soleil , le
jonc de ses terres sablonneuses a toutes les fleurs
de vos prairies ; qu il veut finir ses jours au mi-
lieu des glaces resplendissantes , et que rien n’est
égal pour lui au bonheur qu’il a de ramener sa
barque vers le rivage pour y retrouver sa femme
et ses enfans.
Les peuples en apparence les plus malheureux
sont ceux qui se montrent le plus attachés au sol
388 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
(le la patrie. Les Esquimaux surtout sont remar-
(]uables sous ce rapport. Lorsqu’on les trans-
porte dans d’autres climats , ils ne peuvent oublier
leur huile de baleine , leur chair de phoque , leurs
canots , leurs chiens, leurs traîneaux. Ils aiment
le Nord comme certains oiseaux de mer qui ne se
plaisent que dans les régions hyperboréennes.
Si Ton pouvait décrire ce qui se passe dans l’ame
d’un habitant de la Sibérie lorsqu’il est assis près
de sa maîtresse sous l’indigent ombrage d’un triste
et lugubre sapin, on verrait qu’il éprouve les
memes ravissemens que celui qui se trouve sous
le beau ciel de la Provence : un brin d’herbe suffit
pour enchanter sa vue.
L’amour de la terre natale se montre surtout
avec énergie chez les peuples tout-à-fait dépourvus
de civilisation. Le genre de vie du sauvage est
tellement propre à renforcer ses premières rela-
tions , qu’une douce habitude les lui rend plus
chères que la vie. L’instinct qui le ramène conti-
nuellement à la nature ne lui laisse voir dans le
monde que les endroits où il a saisi et vaincu sa
proie, que le ruisseau qui l’a désaltéré, que la
mousse sur laquelle il s’est reposé, que la cabane
où il a dormi. L’impression répétée de ces objets ,
d’autant plus forte qu’ils sont moins variés, l’iden-
tifie avec eux, et forme insensiblement ces liens
DE l’amour de la TERRE INATALE. 389
indestructibles et touchau s qui attachent tous les
peuples simples au lieu de leur naissance ; ainsi
les Cafres, les Floridiens tiennent irrévocable-
ment à leurs forets, parce qu’ils ne conçoivent
pas ce qu’ils pourraient gagner à les abandon-
ner. *
Les Californiens, par exemple, n’ont ni soucis
ni inquiétudes. Ils ne connaissent aucune de ces
commodités de la vie dont la privation est pour
nous le plus grand des malheurs ; ils sont sûrs
d’avoir du plaisir et des jouissances, parce qu’ils
ne souhaitent que ce qu’il leur est facile d’obte-
nir. Ils vivent sans défiance ; aucune contestation
ne s’élève entre eux. Ils sont exempts de mala-
dies; l’exercice de la chasse raffermit leur santé ;
ils nagent aussi - bien dans les fleuves qu’ils
marchent sur la terre. Ils ne sont pas jaloux de
leurs femmes ; car leurs femmes ne les quitte-
raientjamais, et sont aussi attachées à leurs maris
qu’à la terre natale. Ils n’ont d’autres ennemis que
I quelques betes féroces dont ils savent adroite-
! ment triompher; et leur plus grand soin est de
: façonner les flèches qui doivent les combattre.
I
■ ' Les Galibis changent souvent de lieu ; mais leur vie errante ne
} prouve pas qu’ils n’aiment point la terre natale ; pour eux, le dé-
i sert est toujours la patrie ; s’ils voyagent, c’est pour leur subsis-
î tance ; ils reviennent toujours au lieu qu’ils ont quitté.
3go PHYSIOLOGIE DES PASSIOJVS.
Que trouver de mieux dans des lieux où la civili-
sation aurait établi son empire !
L’amour de la patrie est le meme chez tous les
sauvages connus. On a partout publié l’histoire
de rO-tahitien conduit en France par M. de Bou-
gainville; on se rappelle la sensation de joie qu’il
éprouva quand on le conduisit au Jardin des
Plantes y et avec quel transport il embrassa l’arbre
à pain , qui lui rappelait son pays ; cette fièvre de
Famé , qui le consumait en Europe , ne cessa que
lorsque, ayant obtenu de s’en retourner, il crut
reconnaître, du haut du vaisseau qui le portait,
son toit paternel. Se dépouiller de l’habit euro-
péen , se jeter à la mer, aborder en nageant la côte
la plus voisine, reprendre son arc et ses flèches,
tout cela fut chez lui l’effet d’un sentiment qu’il
avait à peine manifesté en France , mais qui re-
prit tout son empire à la vue de File où il était né.
C’est aussi l’amour de la terre natale , qui dé-
termine certains nègres transportés dans nos co-
lonies ( lors meme que le vaisseau est déjà loin
des côtes ) à se révolter contre les blancs , et à
les massacrer, pour exécuter le dessein qu’ils ont
de regagner à la nage la rive africaine. L’abîme
va les engloutir ; mais le sentiment énergique qui
les guide ne leur permet pas de calculer les dan-
DE l’aMOüR de la terre NATALE. SqI
gers, et de mesurer les distances. C’est encore ce
meme amour, qui porte quelques uns de ces mal-
heureux à s’étrangler, ou à terminer leur carrière
par le poison ; ils s’imaginent que , dans peu de
jours , ils se retrouveront dans leur pays.
L’attachement pour le sol natal est indépendant
de celui de la propriété, selon la remarque de
tous les voyageurs. Continuellement, disent-ils, on
voit sur la terre étrangère l’Européen tourmenté
du désir de revoir son pays : il n’a pourtant rien
à regretter, rien à prétendre dans sa patrie , qui
souvent l’a rejeté de son sein ; il n’y possédait
rien ; il y vivait dans l’isolement , tandis que , dans
la contrée où il a porté ses pas , l’hospitalité la
plus franche lui a été accordée; il a donc tous
les élémens du bonheur, et cependant une idée
vague le poursuit et le préoccupe sans cesse ; au
sein de l’abondance et des pjaisirs, il éprouve un
vide que rien ne peut suppléer; cette inquiétude
ne tarde pas à se convertir en un sentiment dou-
loureux , qui ne lui laisse pas le moindre repos.
On connaît l’affection vive que les bergers des
Alpes conservent , dans tous les temps , pour les
montagnes qu’ils ont tant aimées ; on sait comme
le chagrin les accable quand des circonstances les
en éloignent. Voyez le soldat suisse quand il com-
392 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
bat pour ses rochers; ses souvenirs i’enflamment:
ii croit défendre ses aïeux. Il a le courage de la
vertu, parce qu’il a le délire de la patrie. Nous
avons conservé quelque temps à Fhôpital Saint-
Louis une jeune fille du canton de Berne , qui
était devenue profondément mélancolique ; elle
passait les jours et les nuits à regretter la terre
natale ; elle chantait sans cesse l’air favori du Tanz
des vaches. Cette infortunée languit et se dessé-
cha par la consomption.
Les médecins connaissent une affreuse maladie
qui est le résultat des tourmens qu’on éprouve
quand on est éloigné de la terre natale ; c’est la
maladie des exilés ; c’est celle des jeunes guerriers
que les circonstances entraînent loin de leurs
foyers et de leurs parens chéris. On voit quel-
quefois une armée entière d’adolescens abattue
et désespérée : c’est surtout lorsqu’on a franchi
ces montagnes escarpées, lorsqu’on a traversé des
fleuves, lorsqu’on a tout bravé pour parvenir
dans des contrées lointaines , que cette affection
éclate et met en révolte une innombrable quan-
tité d’individus, lesquels donnent alors un libre
cours à leurs plaintes et à leurs regrets ; c’est
lorsque les communications sont totalement in-
terrompues que le mal redouble. Il est digne
d’observation que les habitans de la campagne
DE l’aMOüR de la terre NATALE. SqD
y sont en général plus sujets que les citadins. Le
paysan regrette toujours sa bêche et sa charrue.
Revoir le champ de son père , reposer sa tête
sous Farhre qui ombragea son berceau, presser
contre son cœur le sein maternel , embrasser les
compagnons de son enfance , voilà à quoi se bor-
nent ses vœux.
La nostalgie est une douleur profonde que l’on
cherche parfois à dissimuler; mais ceux qui en
sont atteints trahissent bientôt le secret de leur
âme par la distraction de leurs regards, par un
air inquiet et rêveur. J’ai vu plusieurs de ces
jeunes militaires dont les yeux étaient constam-
ment tournés vers le ciel ; ils semblaient s’attacher
au nuage qui prenait la direction de leur pays;
ils auraient voulu suivre le vent qui soufflait du
côté de leur patrie. Faites voyager un nostal-
gique sur une terre émaillée de fleurs, faites-le res-
pirer dans une atmosphère parfumée d’ambro-
sie, vous ne parviendrez point à lui faire oublier
le toit de ses pères. Qui peut redire sans émotion
ces paroles si touchantes d’un de nos cantiques
sacrés : JSous nous sommes assis sur les bords des
fLeu<i^es de Bahjlone , et nos laiines ont coulé en
nous ressoiwenant de Sion. *
‘ Super flumina Bahylonis illic sedimus , et flevimm cum record.cirenuir
Sîon.
394 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
Quand nous sommes livrés à toute la turbu-
lence de nos passions, la terre natale nous est
quelquefois insupportable ; l’amour de la liberté ,
l’ardeur bouillante de la jeunesse nous entraînent
loin des lieux où nous avons reçu le jour ; nous
brûlons de quitter le toit domestique ; mais, quand
nous avons prodigué toute notre existence au-de-
hors et dans des pays éloignés, nous redeman-
dons à la nature les premiers biens , les premiers
aiTiis que le ciel nous donna ; nous nous empres-
sons de repasser les mers , de retourner vers les
rivages que nous avions délaissés. On dirait qu’il
y a, dans l’air de la patrie, une saveur délicieuse
qu’on ne goûte jamais sur une terre étrangère; et
personne n’ignore qu’il n’est point de meilleure
pâture pour un cœur malade ou convalescent.
Il en est de la terre natale comme de toutes
les premières impressions de la vie ; il faut avoir
quitté ses dieux pénates, pour sentir combien il
est doux de les retrouver. Après une longue ab-
sence , comme on reprend avec transport ses liens
primitifs ! comme on se rattache à tout ce qu’on
a aimé ! avec quelle avidité nous reportons nos
regards sur tous les objets qui se représentent à
nous ! avec quelle ivresse nous revoyons le toit
qui nous a vus naître , le sol qui nous a nourris !
Nous analysons tous les changemens qui se sont
DE l’aMOUII de la TERRE NATALE. 39^
Opérés dans la maison , dans le jardin, dans la
prairie; nous examinons si Farbre a pris de Fac-
croissement , si le cours du ruisseau a été dé-
tourné ; nous cherchons les lieux témoins des
jeux de notre enfance ; nous pleurons de joie en
revoyant le site où nous avons exprimé nos pre-
mières affections, nos premiers regrets; nous nous
rappelons les soins dont on a entouré notre jeu-
nesse. De pareils sentimens ne peuvent se décrire.
Les souvenirs de Fimagiiiation sont les plus atten-
drissans, et ce sont ceux que donne la patrie.
Des peuples hospitaliers consolent vainement
Fhomme qu’on a banni ; il a toujours le front
chargé d’affliction. C’est toujours vers son pays
qu’il dirige ses vœux et ses espérances ; il ne cesse
d’appeler par ses vœux le vaisseau qui doit le
ramener parmi les siens. On dirait que cet amour
pour le sol natal , qui s’accroît et s’agrandit de
plus en plus par le temps, par les distances,
tient à une certaine disposition de notre âme, à
certains élémens, à certains principes de notre
constitution physique, qui réagissent à certaines
époques , et nous forcent à venir nous replacer,
pour ainsi dire malgré nous, sous le soleil qui
éclaira notre berceau.
Les animaux ont aussi l’instinct de la terre
396 PHYSIOLOGIE DES PASSIÜÎNS.
natale : on observe que, lorsque certains d’entre
eux ont été transportés à une grande distance , ils
reviennent avec une rapidité inconcevable aux
lieux où on les a pris ; ils ont, en quelque sorte,
le sens qui fait apprécier les espaces. Il est con-
stant que ce sentiment affecte surtout les oiseaux
de mer et ceux des montagnes ; aussi est-il difficile
de les déplacer sans qu’ils éprouvent un ennui
insupportable , qui détermine quelquefois leur
mort ; quand on cherche à les rendre esclaves , on
s’aperçoit qu’ils sont bientôt atteints d’une pro-
fonde mélancolie : ceux qui habitent des sites
sauvages sont précisément ceux qu’il est impos-
sible de dépayser.
Les insectes ailés ont le meme penchant, et il
est difficile de les détacher du sol où ils ont pris
naissance. M. le baron de Besner, gouverneur de
Cayenne, conçut autrefois le projet de naturaliser
dans cette ile des abeilles de France. Aucune pré-
caution ne fut négligée pour venir à bout de cette
entreprise. Les ruches furent placées dans une ha-
bitation à i’abri de tout trouble, et dans l’expo-
sition la plus favorable à leur entretien ; mais le
lendemain , quand on alla les visiter, toutes les
abeilles avaient disparu. Quel fut néanmoins l’é-
tonnement du gouverneur, quand il apprit que ces
mouches avaient été se placer sur le mât du vais-
DE L AMOUR DE LA TERRE NATALE. 897
seau qui les avait apportées d’Europe , et qui était
sur le point de retourner en France ; elles volti-
geaient et ne cessaient de bourdonner autour des
voiles avec une sorte d’inquiétude. *
Ce n’est donc point un besoin factice que ce
penchant irrésistible dont nous venons de traiter ;
il ne saurait être le résultat de l’habitude : c’est
un penchant naturel , parce qu’il entre dans les
vues de la Providence ; de là vient qu’on voit
tant de gens qui ont fait le tour du monde , et
qui reviennent toujours étonner leurs concitoyens
par le récit de tout ce qu’ils ont vu et observé.
Si la famine chasse le Savoyard de ses montagnes,
il ne tarde pas à y revenir quand sa petite indus-
trie lui a procuré de quoi subsister le reste de ses
jours.
Les sauvages prétendent qu’il faut être ingrat
ou pervers pour se complaire dans des pays éloi-
gnés de celui où on a un père, une mère, une
épouse ou des enfans. Il n’y a pas long-temps
* Ce fait paraît si extraordinaire , qu’on n’y ajouterait aucune
croyance , s’il n’était attesté par toute la colonie ; tous les gens du
pays le racontent. Cependant ce fait ne doit pas surprendre ceux
qui ont fait une étude particulière de ces merveilleux insectes , et
qui ont été à même d’apprécier les effets sans nombre de leur in-
telligenceet delt ur instinct.
398 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
que Tun des leurs déserta sa tribu : il y revint
quelques années après ; les siens le reconnurent
et le punirent en lui donnant la mort. Je tiens
ce trait d’un missionnaire de la Louisiane. Ainsi
donc la patrie est tout pour une âme sensible.
« Oui, c’est en ce lieu que je suis né, s’écrie avec
transport Cicéron ; aussi je ne sais quel charme
s’y trouve qui ravit délicieusement mon cœur, et
qui me rend encore ce séjour aussi doux qu’a-
gréable ; et ne nous dit-on pas que le plus sage
des mortels , pour revoir sa ville d’Ithaque , refusa
l’immortalité ? * »
* Quare inest nescio quid , et latet in imo sensu meo, quo me plus
hic locus fartasse delectet : si quidem etiarn ille sapientissimus atir, Itha-^
cam ut 'videret, immortalitatem scrihitur répudiasse.
CÜURAME,
OU
L’AMOUR DE LA TERRE NATALE.
AVERTISSEMENT.
Les habitans des pays chauds semblent in--
spirer un intérêt plus vif depuis quelques
années. Il est vrai quon les connaît mieux
depuis que tant de contrées nomelles ont été
soigneusement parcourues et visitées ; depuis
que des voyageurs aussi instruits que zélés et
courageux nous ont fourni les documens les
plus authentiques sur les mœurs et les cou-
tumes de ces différentes , nations.
Cest Bernardimde-Saint-Pierre , ce sont
MM. de Chateaubriand et de Humholdt qui
ont particulièrement inspiré le goût de puiser
des sujets dans cette nature enchanteresse ^
et ils ont eu y dajis toute l Europe éclairée 3
Tf. 26
4o2 avertissement.
de hriUam imitateurs ’ . Il serait long et mi-
nutieux de citer ici les nombreux ouvrages
dont notre littérature s’est enrichie ; plusieurs
de ces productions ont eu un succès incoii-
testahle , et il j a peu de temps quune dame
de haute distinction a écrit Vliistoire d’une
jeune Négresse avec une grâce d’autant plus
aimable , qidelle n’a pas eu besoin de la
chercher.
* M. Ferdinand Denis , jeune écrivain de la plus grande
espérance , a si bien senti la vérité de cette assertion , qu’il a
composé un ouvrage intéressant sur les scènes de la nature
dans le climat des tropiques. Son but est d’apprécier toute
l’influence qu’elles peuvent exercer sur l’imagination et les
inspirations qu’on peut en recueillir. M. Ferdinand Denis n’a
point borné là ses recherchés; il prépare, dit-on, des maté-
riaux pour l’histoire de l’éloquence et de la poésie, chez les
^ jieuples tout-à-fait sauvages ou peu avancés dans la civilisa-
tion. Il veut prouver qu’elles sont l’une et l’autre des facultés
naturelles ou primitives , et qu’on les rencontre partout soit
en ébauche, soit dans un état plus ou moins perfectionné. Sous
ce point de vue , M. Denis a recueilli beaucoup de faits dans
ses intéressans voyages , et il exprime avec un grand charme
les impressions qu’il a reçues sur les terres qu’il a visitées.
A.VERTISSEMEWT. 4^3
J’estime, pour mon propre compte, que la
connaissance des peuples non civilisés est sin-
gulièrement utile pour procéder à l’examen
approfondi , ou , pour ainsi parler, à l’ana--
tomie la plus intime de nos passions ; pour
les analyser telles que Dieu nous les donne ,
et sans aucune de ces altérations dont elles
se trouvent à chaque instant frappées par la
corruption de l’ordre social. C’est dans cette
étude qu’on peut se former une idée juste de
nos penchans natifs, ainsi que de la nature
primitive de notre système sensible.
Ceux qui écrivent sur la théorie du sen-
timent moral doivent procéder, ce me sem-
ble, comme les divers observateurs qui s’ap-
pliquent à d’autres sciences. Us doivent
appuyer leurs principaux points de doctrine
sur des faits recueillis chez tous les peuples ,
dans toutes les classes d’hommes et dans
[\0[\ AVERTISSEMENT.
tous les rangs de la soeiété; ils doivent enfin
mettre leur philosophie en action en exposant
avec vérité leurs mœurs , leurs caractères ,
leurs habitudes.
Sous ce point de vue, je pense que les
sauvages doivent être, pour le physiologiste ,
un sujet important de méditation. Il est beau-
coup de gens qui cherchent a nous désen-
chanter sur le genre de bonheur dont ils
jouissent ; la vérité est qu’ils n’ont été mal-
heureux que depuis que nous les avons pour-
suivis dans leurs déserts, depuis que nous
avons porté la hache dans leurs pays, et
que nous sommes venus diminuer leurs res-
sources.
Lddstoire exacte de Couramé née dans la
tribu des Noragues, se rattache naturelle-
ment à ce que nous venons d’écrire de Va-
AVERTISSEMENT. 4o5
moiir de la terre natale. Les vieillards de
Cayenne, qui ont conservé le somenir de
cette intéressante personne , attestent qu elle
71 avait pas cessé un seul moment de regretter
son pays, malgré les richesses dont on V avait
environnée , malgré les nouveaux goûts quon
avait cherché à lui inspirer depuis quelle
vivait au milieu de la civilisation ; ils ajou-
tent qu'elle arrosait de ses larmes le lit ou on
voulait la faire dormir, et qu elle passait des
journées entières sans vouloir pixndre au-
cune nourriture.
Pour changer son instinct, qui était si puis-
sant chez elle, on lui avait donné la. plus
brillante éducation. On l'avait initiée dans
tous les beaux-arts ; et pourtant elle con-
servait toujours l'empreinte des premiei^s
sentimens qu'elle avcdt apportés de son dé-
sert ; on assure meme (pie, toutes les fois
4^6 AYEPaiSSEMENT.
quelle pomait éehapper à madame de Sainte^
Croix, elle allait de suite se baigner dans la
mer ou dans les rivières les plus voisines , et
qu elle y nageait avec la vitesse d'un poisson,
comme font les Noragues et les Galibis ; cette
habitude , contractée dès V enfance , était si
impérieuse , que sa mère adoptive avait atta-
ché une jeune esclave uses pas , crainte d' acci-
dent.
Les sauvages ont des airs favoris , des airs
qui tiennent au pays oit ils sont nés , et qui
le leur rappellent ; lorsqu'ils les chantent ,
les larmes coulent de leurs yeux. En général ,
il est difficile de les assujettir à nos lois , ci
nos usages , a nos mœurs, a nos habitudes,
fis abhorrent la vie casanière, et préfèrent
la vie errante, la vie du désert. Recevoir
tous les jours et sans contrainte les rayons
d’un soleil bienfaisant , respirer un air pur,
A.VERTISSEMENT.
4o7
être en quelque sorte le maître de la foret ^
jouir seul du silence mystérieux qui y règne ,
y poursuivre en toute liberté U élan , le che-
vreuil , le farouche bison ; attaquer le san-
glier dans sa retraite ; déclarer la guerre
aux poissons ; parcourir les fleuves avec la
pirogue quon a creusée , voila pour eux le
vrai plaisir y voilà le vrai bonheur.
Comme un premier voyage est douloureux
à V âme quand il nous sépare des auteurs de
nos jours ! combien sont pénibles les émotions
qui nous agitent, quand nous venons à perdre
ce que nous avons toujours aimé ! Telles
étaient les angoisses déchirantes de Couramé
quand elle se vit tout à coup enlevée à des
parens quelle idolâtrait. « Ramenez-moi ,
s'écriait-elle, au pays où je suis née ! O ma
mère ! ajoutait-elle en versant un torrent de
larmes, suis-je donc oubliée de toi ! »
/
4o8
AVERTISSEMENT.
Madame de Sainte-Croix avait beau la
combler de biens ; que pouvaient ses dons sur
une jeune fille qui savait se passer de tout ,
et dont les besoins étaient si bornés ? Il ny a
d'ailleurs que de la xanité , je dirai même de
r égoïsme, dans les caresses que Von prodigue
a un enfant d’adoption ; on veut s’en faire
un appui pour la vieillesse, un amusement
j)our le temps actuel ; mais , dans les soins
touchans que nous recevons de celle qui nous
a donné la vie, tout appartient au plus
tendre amour, et ce sentiment est inépuisable.
Depuis la première publication de cet ou-
vrage, un homme de lettres, déjà connu par
des productions agréables, avait conçu le-
projet de mettre en scène l’aventure de Cou-
ramé ; j’ai dû le détourner d’un semblable
dessein quand il a bien voulu me le commu-
niquer. Comme l’amour des sexes est parmi
AVERTISSEMENT.
nous le ressort spécial des compositions dra-
matiques, il faudrait nécessairement y pour
obéir à cette convention théâtrale , altérer le
caractère simple et nctif de cette jeune per-
sonne, qui n était absolument agitée que par
le souvenir de la terre natale , souvenir tout-
àfait identifié avec celui de sa véritable
mère : or son histoire a excité un intérêt
trop général dans la colonie, ou elle a xu
le jour ; elle est trop authentique et trop avérée
dans tous ses détails, pour quil soit permis
d’j substituer des faits étrangers ; il ne faut
rien ajouter, ce me semble, aux idées pures
et innocentes que peut inspirer un tel sujet.
Tous les arts di ailleurs savent s unir quand
il s'agit de célébrer la plus douce , comme
la plus impérieuse de nos inclinations natives.
Déjà quelques uns de nos jeunes poètes ont
agréablement retracé les regrets, les impa-
4 i O ATERTISSEMENÏ.
tiens désirs, la fuite de Couramé ; d’habiles
musieiens ont marié leur talent a leurs eom-
positions intéressantes. M. Boyeldieu , dont le
génie a tant de puissanee , iia pas dédaigné
de reproduire , dans une simple romance , les
chants ndifs des rives de V Approuague ;
M. Naderman a composé des chœurs de
Galibis, quon répété dans tous les pays ou
on a voué une sorte de culte aux accords
qui expriment des sentimens passionnés. Le
meme sujet a été transporté sur la toile ; un
habile professeur de peinture , un artiste des
plus ingénieux et d’une raison parfaite,
qui donne un but moral à tous ses travaux,
M. Constant-Desbordes, vient d’exécuter la
scène touchante du départ de Couramé, avec
un talent bien propre à enflammer V émulation
de ses élèves.
H y a. déjà beaucoup d’années que ( ou-
AVERTISSEMENT.
ramé a cessé de vivre dans son carbet hé-
réditaire, qui était situé sur les bords d'une
des plus considérables rivières de la Guyane,
Je dois des remercîmens au respectable co-
lon américain, qui, après avoir lu l'histoire
que j'en ai donnée , a bien voulu me faire don
de ses flèches , de son pagara, et de quelques
autres meubles qui ont été à son usage ; il a pu
se procurer ces objets précieux avec d'autant
plus de facilité , que la tribu a laquelle ap-
partenait Couramé, depuis qu elle avait quitté
madame de Sainte- Croix, se trouvait fixée
dans un lieu très voisin de son habitation. Je
ne puis assez dire combien j'ai été flatté d'une
attention aussi aimable, et j'aime à lui témoi-
gner ici le sentiment de ma vive gratitude.
Couramé était digne de sa célébrité ; car,
après avoir été la plus belle personne de sa
tribu, elle était devenue la mère de famille la
4 I 2 A^VERTISSEMEWT.
plus chérie et la plus respectée parmi les
Dioragues : jamais, dit-on, depuis son départ
de Cayenne , elle n avait témoigné le moindre
regret relativement aux avantages de sa con-
dition passée. Quoique pourvue des agrérnens
et de toutes les qualités que Von envie , elle
fut constamment heureuse parmi les siens. Le
bonheur de U âme est sans nuage , quand il
est acquis par des vertus.
''/‘U /w/ (//'f/' /uA'// f /f'/f ('/<'
////
^ / yWtZ’ • j
COURAMÉ,
O U
L’AMOUR DE LA TERRE NATALE;
\NECDOTE DU DOCTEUR VAL/VYER.
( Fig. VIII. )
Ce n’est point un personnage imaginaire
que je mets en scène ; c’est un simple évé-
nement que je raconte ; aucun ne prouve
mieux que l’amour de la terre natale est
gravé dans tous les cœurs en caractères inef-
façables.
Une jeune Indienne , de la tribu des No-
ragues , s’était égarée^ à l’âge de neuf ans ,
dans les forêts de la Guyane. Elle fut re-
cueillie par des chasseurs , et remise entre
les mains de madame de Sainte-Croix, veuve
4*4 COUKAMÉ.
d’uïi riche colon de Cayenne, qui la con-
serva chez elle, et Fadopta. Dans le désert,
cette pauvre fille s’appelait Couramé , mot
qui, dans la langue des Galibis, signifie belle.
Il est dans les habitudes des sauvages de
donner à leurs enfans des noms qui se rap-
portent à quelque attribut agréable , ou à
tout ce qu’il y a de plus riant dans la na-
ture extérieure , qu’ils sentent et qu’ils com-
prennent si bien ; cette coutume s’est con-
servée parmi eux depuis les premiers hommes
de la création.
Arrivée chez madame de Sainte-Croix,
Couramé vit convertir son nom en celui de
Démétrie y et elle fut baptisée sous les aus-
pices de sa mère adoptive, qui la fit élever
à la manière française. Les plus tendres
soins lui furent prodigués : rien ne fut épar-
gné pour lui donner une éducation brillante,
dont elle profita. A mesure qu’elle embellis-
sait, on cherchait à rehausser en elle les
dons de la nature par le luxe et l’élégance
COURAMÉ. ^j5
des vêtemens. On rappliqua à l’étude de la
musique , mais particulièrement à celle de
la danse. Personne n’ignore que dans les
villes on a fait un art très compliqué de ces
mouvemens harmoniques de notre organisa-
tion , qui sont l’expression d’une vie joyeuse
et satisfaite. Rien d’ailleurs ne manquait à
Couramé. Elle ne connut jamais les priva-
tions; mais, par une maladresse singulière,
on parlait sans cesse en sa présence du dé-
sert oii elle avait été trouvée , des misères
attachées à la condition des sauvages , du
sort heureux qui attendait Couramé dans
le monde par l’effet des bontés de sa bien-
faitrice , des obligations qu’elle contractait
envers madame de Sainte-Croix , etc. On
voulait par ces discours lui faire chérir son
nouvel état. On verra bientôt que cette ma-
nière d’agir était au moins inconsidérée , et
qu’elle produisait un résultat contraire : tant
il est vrai que les penchans natifs prennent
plus de force par les contradictions ! Il y
a dans chaque être vivant un principe inné
4 » 6 COURAMÉ.
qui fixe le genre de ses désirs , de ses in-
clinations caractéristiques. L’oiseau né d’un
œuf que couve une mère étrangère n’en obéit
pas moins à ses impulsions intérieures, au
sens moral dont la nature l’a intrinsèque-
ment gratifié.
Malgré les biens , malgré les faveurs dont
on la comblait, Couramé était sans cesse
rêveuse et mélancolique. On remarquait en
elle cette tristesse profonde qu’éprouvent
tous les êtres qu’on a transplantés. Elle lan-
guissait comme ces arbrisseaux qui se cour-
bent ou se dessèchent quand on veut les faire
croître sur un terrain qui les repousse. Ses
pencha ns résistaient à tous les goûts qu’on
voulait lui donner ; elle soupirait après la
terre natale. Une inspiration secrète l’aver-
tissait qu’elle était faite pour une autre exi-
stence ; et une sorte de sauvagerie perçait
toujours à travers les manières élégantes que
l’on acquiert par la civilisation. Il y avait
dans ses regards quelque chose de vague et
COURAMÉ.
de distrait qui semblait l’isoler au milieu des
personnes qui l’entouraient. Couramé ques-
tionnait avec avidité tous ceux qui arrivaient
de la rivière d’Approuague. On lui avait dit
que le pays où elle avait reçu le jour était à
l’est de Cayenne ; aussi avait-elle les veux
constamment tournés vers le soleil levant.
Enfin, dans ses promenades journalières,
elle ne pouvait contempler la surface de la
mer sans être tourmentée du vif désir de re-
tourner aux lieux où elle avait pris naissance,
Couramé jouait quelquefois avec les filles
de son âge ; mais ses arnusemens étaient loin
de la satisfaire ; les enfans qui partageaient
ses distractions n étaient point de sa tribu 5
elle pleurait parce qu’elle n’avait ni sœur ni
frère; elle regrettait les joies de son pays :
enfin , au milieu de l’abondance et de la ri-
chesse , tout lui manquait , puisque sa mère
n’était pas là. Elle avait déjà neuf ans quand
elle fut trouvée dans les forets de la Guyane;
à cet âge, tout ce qui tient au sentiment ne
rt.
^7
/jf8 COURA.MÉ.
s’oublie pas. Des rêveries continuelles l’agi-
taient , et durant la nuit elle était souvent
suffoc[uee par ses sanglots et par ses larmes,
(^uelcjiiefois elle s endormait 5 mais aussitôt
la voix de sa mère venait retentir jusque dans
les rêves de son sommeil. Malgré les peines
qu’elle endurait, Couramé restait toujours
belle ; on remarquait dans tous les traits de
sa physionomie cette langueur, cette mélan-
colie touchante qui , comme l’a dit un ancien,
est en quelque sorte une grâce dans la douleur.
Chez madame de Sainte-Croix , Couramé
était d’ailleurs l’objet de toutes les complai-
sances. Foutes les personnes spiiituelles qui
fréquentaient cette maison voulaient con-
courir à son instruction , elle avait tous
les maîtres que peut procurer une grande
opulence. Couramé les écoutait, et on par-
lait de ses progrès comme d’un prodige.
On lui faisait surtout apprendre la langue
française ; mais pour elle il n’y avait qu’une
langue qui dût être préférée dans le monde,
GOURAMÉ.
c’était celle des Gai ibis , si pauvre en mots
superflus , mais si riche en mots affec-
tueux et tendres ; Couramé u’avait rien ou-
blié de ce dialecte sauvage , dont on n usa
jamais pour déguiser la pensée, et que sa
mère lui avait appris dès ses premiers ans*
Il est du reste remarquable que leducation
donnée à Couramé , loin d eteindre en elle
l’amour de la patrie , n’avait fait que fortifier
ce penchant , en développant toute l’énergie
de son âme. On écrivait beaucoup, à cette
époque, sur les sauvages de la Guyane, qu’on
avait le projet de civiliser ; on cherchait à
éclairer sur ce point le gouvernement de
France. Or, Couramé lisait avec une avidité
extrême tout ce qu’on publiait de la nation
errante des Gaîibis, de l’industrie des No-
ragues, de leurs jeux et de leurs habitudes.
Enfin, à tout instant, son imagination était
bercée par des récits sans nombre qui rallu-
maient dans son cœur le désir de retourner
dans sa patrie ; elle voulait mourir aux lieux
COURAMÉ.
où était son berceau. Terre chérie, terre où
j’ai vu le jour, s’écriait-elle, qui me rendra
vos charmes et le bonheur que vous me don-
niez ! qui peut songer à vous sans vous re-
gretter, sans brûler de vous revoir !
Cependant madame de Sainte-Croix s’aper-
cevait depuis long-temps que Couramé n’était
point heureuse. A chaque instant du jour on la
voyait répandre des larmes et se cacher dans
les endroits les plus solitaires de la maison. Au
milieu de tant de gens qui la chérissaient , elle
avait l’air d’être une créature d’une autre es-
pèce ; on ne savait à quoi attribuer tant de
mélancolie. D’une autre part, Couramé n’osait
dire le motif de son chagrin ; elle craignait de
passer pour ingrate et d’affliger sa bienfaitrice.
Madame de Sainte-Croix s’imagina un ins-
tant qu’un sentiment irrésistible s’était peut-
être emparé de son cœur, car cette intéressante
personne entrait déjà dans sa quinzième an-
née : mais quand une pensée remplit déjà toute
COUKAMÉ.
notre âme , aucune autre ne saurait y trouver
place. D’ailleurs on voyait bien qu’elle écou-
tait avec indifférence toutes les- louanges que
l’on prodiguait à sa beauté. Que faisait donc
alors madame de Sainte-Croix ? Elle cherchait
à consoler Couramé ; elle la prenait dans ses
bras. Vaine tentative ! Qu’importent les ca-
resses d’une mère adoptive quand on embrasse
en espérance celle qui nous a porté dans son
sein, qui nous a nourri de son lait?
La seule distraction qu’éprouvait Couramé
au milieu des regrets qui la consumaient ,
était la lecture de quelques ouvrages d’his-
toire , qui se trouvaient dans la bibliothèque
de madame de Sainte-Croix , et dont sa bien-
faitrice lui avait fait don ; en effet cette respec-
table dame avait un esprit très cultivé ; elle
regardait les livres comme des amis consola-
teurs qui empêchent l’âme de trop s’appesan-
tir sur ses impressions chagrines. Couramé
profitait de cette ressource ainsi que de la
conversation du docteur Valayer, vieillard
CO'ÜRAMÉ.
Lçi‘1
respectable , dont je tiens cette anecdote , et
qui, depuis plus de quarante anS;, était l’idole
de la colonie: Cet hoonne , vertueux autant
qu’éclairé , était le médecin de l’ânie aussi-
bien que celui du corps ; il avait pénétré tous
les secrets de Courauié : niais il se gardait
bien de lui'en faire part, En général , le doc-
teur mettait dans ses relations avec ses ma-
lades une réserve délicate et prudente qui
lui conciliait tous les cœurs.
Quelque temps après, un événement par-
ticulier apporta des changemens heureux
dans l’existence de Couramé. A cette époque,
Cayenne avait pour gouverneur M. le baron
de Besner ; mes lecteurs seront peut-être cu-
rieux de savoir quel était cet homme qui a
laissé de si honorables souvenirs dans cette
île. Ceux qui l’ont connu disent que c’était un
philanthrope très éclairé , qu’il portait l’âme
la plus active dans un corps faible et valétu-
di naire, qu’il avait l’accent allemand, mais
le cœur tout-à«fait français. On lui demandait
COURAME.
4^3
un jour, dans un salon de Paris , pourquoi ,
avec une santé si frêle et si languissante , il
ne craignait pas d'aller vivre sous un ciel
inhumain, et de compromettre ainsi sa vie.
On ne meurt jamais oit Von commdnde ,
répondit - il avec fermeté. Je cite ce trait,
parce qu’il dévoile son caractère énergique
et entreprenant. Le baron était d’ailleurs
tourmenté par le plus vif désir de contribuer
au bonheur des hommes ; son ardeur pour
les projets était infatigable. 11 aimait surtout
les Indiens , et voulait améliorer leur sort en
les amenant à la civilisation ; il s’abandon-
nait enfin à tous les rêves de l’homme de
bien , quand il s’agissait de la colonie.
Pour mieux venir à bout de ses desseins ,
le baron imagina d’attirer à Cayenne , sous
divers prétextes , quelques Indiens de la
Guyane. 11 voulait leur faire apprécier tous
les avantages dont on jouit dans les villes.
Pour cela , il fallait qu’ils y vinssent. Son
but était de rapprocher de nous ces hommes
4-^4 CO U R AME.
agrestes, den faire des peuples amis, de les
plier insensiblement à des habitudes qui
pouvaient les ennoblir à leurs propres yeux.
Il s’était particulièrement flatté d’influer sur
les rhœurs des JNoragues, qui, de tous les
sauvages, sont ceux qui montrent le plus
de moralité, qui respectent leurs parens, qui
ont le plus de justice et de bonne foi , etc.
Dans un voyage qu’il avait fait au beau quar-
tier d’Approuague , il était entré dans leurs
cases, et il s’était persuadé qu’on pourrait tirer
un grand parti de cette intéressante tribu. Il
prétendait en faire des cultivateurs sous les
mains desquels auraient prospéré les terres
fertiles qu’ils habitaient. Il lui était d’ailleurs
d’autant plus facile de communiquer avec eux,
que la plupart étaient baptisés , et avaient déjà
reçu quelques uns des bienfaits de la civili-
sation,
M, de Besner fît dire en conséquence à leur
chef Almiki , qu’il serait peut-être intéressant
pour lui de venir un jour au sein de la mé-
COUKAME. 4^5
tropole , avec quelques uns des siens , pour
y délibérer sur des affairés qui le concer-
naient, et qui se rapportaient à la prospé-
rité de sa tribu. Le message fut adroitement
rempli par un missionnaire qui avait beau-
coup d’ascendant sur sa volonté.
On sait avec quelle difficulté les sauvages
établissent des rapports extérieurs, à moins
qu’ils n’y soient contraints par la force ou
par la nature même de leurs besoins. Mais ,
depuis quelque temps, les Noragues se trou-
V,
valent dans une grande pénurie : ils man-
quaient de haches, de sabres, de fusils, et
t
autres objets qui sont pour eux de la plus
grande importance. Ils s’imaginèrent avec
raison , que , sous ce point de vue, ce voyage
leur serait profitable. Ils adhérèrent sans hé-
siter à la proposition du gouverneur. Le
vieux Almiki , trop âgé pour quitter son car-
bet , consentit au départ de son fils , qui se
fit accompagner par quelques hommes et
quelques femmes de la tribu.
CO DRAME
Il ‘2 6
Cependant , le bruit s’était répandu à
Cayenne que les Noragues allaient arriver.
Courarné était d’une joie qui ne peut se dé-
crire. Elle s’imagina de suite qu’elle allait
revoir sa mère , et son amour pour la terre
natale reprit toute sa force. Dans son im-
patience, elle comptait les jours et les heures,
f^e présent pèse toujours aux âmes actives;
elles ne s’alimentent que d’espoir.
Courarné repassait dans sa mémoire tous
les mots de cette langue primitive , qu’elle
savait si bien avant d’avoir été éloignée de
son pays. Elle était bien sure d’être recon-
nue des siens : d’ailleurs elle portait ses che-
veux lisses et pendans , comme toutes les
femmes des (jialibis. Quoiqu’elle vécût dans
une maison opulente , quoique sa mise fût
extraordinairement recherchée, elle conser-
vait toujours quelque chose du costume in-
dien ; le corail pendait à ses oreilles ; son
eo! était entouré d’une chaîne de graines
rouges ; ses i)raeelets étaient composés de
COURAMÉ. /j2 7
petites coquilles de mer. Madame de Sainte-
Croix , qui tirait vanité des grâces et de Ta-
doption de Couramé , se plaisait à donner à sa
parure les caractères distinctifs de sa nation.
Enlin ce fut une joie universelle de voir
arriver les Indiens, ainsi qu’on l’avait an-
noncé. Ils marchaient à la file et l’un à la suite
de l’autre , selon l’usage qu’ils observent dans
les bois quand ils sont obligés de les tra-
verser. Toute la population de la colonie était
accourue au-devant d’eux pour les voir pas-
ser. C’est le propre de l’homme civilisé d’en-
visager l’homme sauvage comme un objet de
curiosité ; la jeune Couramé surtout ne se pos-
sédait pas de joie en apercevant des gens de
sa tribu : elle leur demandait des nouvelles
de sa mère dans la langue des Galibis. Les
gestes , les signes , rien n’était épargné pour
se faire entendre ; elle cherchait à lire dans
»
leurs regards ; elle croyait voir en eux ses
parens, son carbet, toute la terre d’Ap~
prouague.
COURAMÉ.
428
Parmi les Indiens qui vinrent en députa-
tion chez M. le baron de Besner, on remar-
quait plusieurs hommes de haute taille et de
bonne mine ; on distinguait surtout parmi
eux le fils d’Almiki , dont le costume était
plus soigné que celui de ses compagnons. Il
était armé comme un guerrier ; il avait le
regard noble ; mais sa figure était triste et
mélancolique. Son front devint moins aus-
tère quand il aperçut Couramé ; mais celle-ci
dirigeait particulièrement son attention sur
un groupe de femmes noragues qui mar-
chaient à la suite en portant des liqueurs
fermentées , ainsi que de la farine de manioc
pour composer de la bouillie à leurs maris.
Elle ne s’apercevait d’ailleurs en aucune ma-
nière des émotions qu’elle pouvait exciter.
Toutes les femmes indiennes étaient vê-
tues plus modestement que de coutume. La
j)lupart d’entre elles s’étaient parées avec des
plumes d’oiseaux ; elles portaient des jupes
de zingue ou de toile bleue , qui est la cou-
COÜRA.MÉ.
leur favorite des Noragues ; quelques unes
avaient cherché à donner de l’éclat à leur
peau par des couleurs artificielles. Elles
marchaient avec des brodequins , sorte de
chaussure de jonc et de coton très élégam-
ment travaillée. Malgré ce costume un peu
bizarre , Couramé était ravie de les voir, et
trouvait que leurs ornemens étaient préfé-
rables à ceux dont on usait pour l’embellir.
Elle enviait leur sort , et il lui tardait d’être
confondue avec elles.
Quant aux Indiens , ils étaient en extase
devant les grâces de Couramé , qu’ils avaient
de suite reconnue , et qu’ils considéraient
avec le plus grand étonnement. C’était un
spectacle intéressant de voir ces habitans des
forêts se mêler avec les gens de la ville ; on^
les introduisit chez le gouverneur; ils ne
tardèrent pas à demander des serpes , des
haches , des fusils , et autres outils ou instru-
mens dont ils avaient le plus grand besoin.
Les femmes noragues montraient des paniers
43o COURAME.
de joîic et des vases de terre , qu’elles doti-
iiaient aux dames de la a ille , recevant en
échange des colliers de jais , des bracelets ,
et autres objets de verroterie, etc. Pendant
ce temps , Couramé se mêlait avec elles ; elle
cherchait sa mère , qui , ne soupçonnant pas
que sa fille existait encore , n’avait pas quitté
son carbet.
Le gouverneur reçut les Indiens avec la
D ü
plus franche cordialité ; car, comme je l’ai
dit plus haut , son vœu le plus ardent était
de leur faire aimer les jouissances de la civi-
lisation. Ceux-ci étaient à peine arrivés, qu’ils
parlaient déjà de se remettre en voyage.
Pour les retenir, on chercha à intéresser leur
curiosité ; mais rien ne pouvait les captiver ;
l’admiration des sauvages est passagère et
s’évanouit instantanément. Chez eux il n’y
a que les passions conservatrices qui soient
permanentes. Aussi ne trouvaient-ils rien
d’extraordinaire dans les tableaux et autres
(diefs-d’ œuvre de l’art qu’on leur présentait ;
COLlIiAMÉ. /j3l
ils jugeaient touj(3nrs la iiature j)lus vraie,
et il leur tardait d y retourner. Tout ce qui
n’était pas relatif à leurs besoins ne faisait
aucune impression sur eux. Les glaces qui se
trouvaient dans le salon du gouverneur ne
les étonnèrent pas , parce cpi’ils s’étaient sou-
vent mirés dans la rivière d’Approuague ; on
essaya de les surprendre par la peinture ; ils
crurent voir l’image d’un objet qui se réflé-
chit dans l’eau.
Pour mieux les intéresser, on leur donna
une petite fête. Ils furent d’abord ravis de
cette multitude d’instrumens à vent dont se
composait la musique du régiment qui était
alors en garnison à Cayenne ; eux qui n’a-
vaient que de mauvaises flûtes de bambou
dont ils tiraient les sons les plus monotones.
Les Indiens aiment les sons briiyans et tu-
multueux , parce qu’ils n’expriment rien de
fixe et de déterminé. Le gouverneur n’avait
d’ailleurs rien négligé pour que les Noragues
n’éprouvassent ni désagrément ni contrainte.
432 COURAMÉ.
Il leur fît servir uii grand festin. Ce qui les
étonnait , c’était cette multitude de plats qu’ils
voyaient paraître successivement. Ils ne con-
cevaient pas les usages de tant de superfluités
déjà introduites dans les maisons des riches
Européens.
Après le repas, on eut recours à des jeux
pour mieux les distraire. M. le baron de Bes-
ner désira que Gouramé parût devant les In-
diens. Elle fut ravissante en exécutant une
danse norague, embellie par tous les pres-
tiges de l’art. Les Indiens l’entouraient et
semblaient la suivre en observant la cadence
avec une précision remarquable; ils s’exta-
siaient devant la grâce inimitable de ses pas.
La danse naît du besoin que nous avons
de rendre nos sensations par des signes.
Gouramé joignait à tous les agrémens que
donne l’éducation ces grâces natives qui
tiennent au pays où on a reçu le jour.
Les sauvages exécutèrent ensuite quelques
pantomimes ; cette espèce de divertisse-
COURAMÉ. 4^3
ment est très en usage dans la nation des
Galibis.
La fête aurait été incomplète, si Ton n’eût
pas fait chanter les Indiens, qui étaient un
objet de curiosité pour toute la colonie. La
musique des Noragues est triste et mono-
tone comme celle de tous les Galibis; mais
les sons en sont très expressifs quand ils
peignent les angoisses du malheur et de la
tristesse ; ils ont presque toujours pour objet
la compassion et le courage. L’un d’eux en-
tonna une complainte sur la défaite des Rou-
couyonnes par les Oyampis ; mais ce qui in-
téressa le plus , ce fut une jeune sauvage qui
fit entendre des accords tristes et tout-à-fait
inconnus ; elle chanta un hymne qui expri-
mait les regrets d’une mère dont la fille avait
été submergée par le raz des marées à l’em-
bouchure de l’Approuague ; rien n’est plus
fréquent qu’un pareil malheur. Mais Cou-
ram é ne put entendre de tels regrets sans
répandre un torrent de larmes ; elle s’ima-
28
11.
COURAMÉ.
giîia aussi que sa mère la pleurait , et cette
idée la plongea dans une tristesse qui rem-
pêcha de prendre aucune part à tout ce qui
se passait autour d’elle.
Cependant la jeunesse, la grâce, les at-
traits de CoLiramé avaient produit la plus
grande impression sur les Indiens. Qui ne
l’aurait admirée? elle était belle comme une
statue sortie de la main des Grecs. On ne
saurait peindre la joie des sauvages quand
ils retrouvent accidentellement quelqu’un de
leur tribu qui leur a été ravi par la civilisa-
tion, et qu’ils peuvent réincorporer dans
leurs rangs. Couramé ne cessait de commu-
niquer avec eux dans la langue des Galibis ,
langue douce et persuasive, qui suffit d’ail-
leurs pour exprimer les choses les plus im-
portantes de la vie ; elle leur témoignait par
tous les moyens le désir ardent qu’elle avait
de revoir le lieu de sa naissance.
(
Les sauvages éprouvent tous les senti-
COURAMÉ. /j35
mens à un degré d exaltation extraordinaire ;
ils sont aussi ardens quand ils aiment que
quand ils sé vengent ; ils eurent à peine vu
Couramé, qu’ils la prirent dans une affec-
tion prodigieuse. Celle-ci , méditant sa fuite ,
se mêlait avec les femmes noragues. Les In-
diennes l’entouraient et semblaient vouloir
s’en emparer ; il ne leur fallut qu’un instant
pour s’entendre ; les signes , les regards , tout
parlait. Ainsi l’on voit les animaux sauvages
encourager à la désertion ceux que l’homme
tient sous sa dépendance. Couramé écoutait
toutes les communications avec un trouble
continuel ; elle s’affermissait de plus en plus
dans le projet qu’elle avait de quitter la ville
pour se rendre dans sa tribu ; elle prenait les
Indiennes à l’écart , et ne cessait de les ques-
tionner.
La nuit s’avançait; le baron de Besner
avait fait tendre des hamacs dans une grande
salle de la maison du gouvernement, afin
que les Indiens pussent s’y reposer. Durant
436 COURAMÉ,
ce temps , Couramé veillait et préparait furti-
vement son départ. Une seule inquiétude la
dévorait; c’était le chagrin qu’elle allait causer
à madame de Sainte-Croix : cette pauvre fille
flottait entre deux sentimens contraires. La
nature n’a pas voulu qu’il y eût des plaisirs
purs dans cette vie ; rien n’est plus pénible
pour l’âme que ces penchans opposés , que
ces combats intérieurs qui la tyrannisent en
sens divers ; quand notre cœur est combattu
par deux puissans intérêts, nous tombons
dans un état de perplexité indéfinissable.
La lune brillait de tout son éclat , et Cou-
ramé profitait de sa clarté pour contem-
pler de sa fenêtre la surface de la mer. Avec
quelle joie elle promenait ses regards sur cette
plaine azurée que les pirogues des Indiens
allaient bientôt sillonner ! Cayenne n’est
pas très éloignée du canton d’Approuague ,
et pourtant il lui semblait qu’elle avait des
régions immenses à traverser avant de par-
venir au terme de ses vœux ; pour un cœur
COlJRAMÉ.
437
impatient, ce n est point l’espace, c’est le
désir qui fait la distance.
Enfin l’aurore parut , et Couramé rassem-
bla toutes ses forces pour quitter la maison
de sa bienfaitrice. Mais quel douloureux re-
gret s’éleva dans son âme ! On peut aller avec
transport vers la terre natale , et pourtant
donner encore des larmes à la terre de l’hos-
pitalité ; Couramé sanglotait en abandonnant
la maison ou on l’avait si bien accueillie et
si bien aimée. Elle écrivit à sa mère adoptive
une lettre , ou elle se confondait en expres-
sions vives d’attendrissement et de recon-
naissance ; enfin , elle déposa fidèlement sur
une table tout ce qu’elle avait reçu des mains
généreuses de madame de Sainte-Croix , et
laissa dans un pagara tous les bijoux qui fai-
saient sa parure.
Revêtue d’un simple habit indien , ses
cheveux lisses couvraient seuls ses épaules.
Pendant que tout le monde dormait encore.
438 COURAMÉ.
elle sortit et courut avec précipitation vers
le rivage , où les Noragues Fattendaient. A
cette heure matinale , peu de personnes se
trouvèrent sur son passage ; sa nudité lui ser-
vait en quelque sorte de voile , et Fempêchait
d’être reconnue; elle s’élança dans la piro-
gue ; on chanta l’hymne de départ , et on
rama en cadence vers la terre d’Approuague.
Les Indiens s’éloignèrent chargés de pré-
sens du gouverneur. Sans doute les vents
furent favorables ; sans doute la traversée fut
prompte , et la pirogue qui conduisait Gou-
ramé arriva heureusement à sa destination;
mais aucune expression ne peut rendre l’af-
fliction qu’éprouva madame de Sainte-Croix ,
lorsqu’elle apprit la fuite précipitée de cette
fille adoptive qu’elle avait comblée de biens
et chérie si tendrement. Dans les premiers mo-
mens , elle refusait de croire au malheur qu’on
lui annonçait ; cependant ses doutes ne tar-
dèrent pas à s’éclaircir quand elle entra dans
la chambre de Couramé , et qu’elle jeta les
COllRAMÉ. 4^9
yeux sur la lettre d’adieux que eette pauvre
il lie venait de lui écrire.
Madame de Sainte - Croix était inconso-
lable de cet événement; elle ne crut pas néan-
moins devoir faire la moindre réclamation
auprès des Indiens; car Couramé n’avait fait
qu’user de son droit en retournant auprès
de sa véritable mère. Elle supporta donc
ce violent chagrin ; et cinq années s’écou-
lèrent sans qu’on entendît parler de la
fugitive, qui était probablement heureuse
dans le carbet de sa mère ; cette idée adou-
cissait les regrets de madame de Sainte-
Croix.
On avait à peu près oublié Couramé à
Cayenne ; quelquefois seulement on se bor-
nait à rappeler son nom dans les conversa-
tions. Par le plus singulier des hasards, il
arriva que le respectable docteur Valayer
fut conduit sur les rives de l’Approuague ; il
«»
avait acquis une propriété dans ces lieux si
l\l[0 COIIRAMÉ.
fertiles, et il allait la visiter. Il entrait aussi
dans ses projets d’y faire des promenades
de botanique ; car le docteur était passionné
pour cette branche de l’histoire naturelle,
et il était regardé comme un des meilleurs
élèves de Bernard de Jussieu.
On ne peut se peindre la surprise qu’il
éprouva , lorsque , ayant été visiter les In-
diens Noragues , la première personne qui
s’offrit à sa rencontre fut Couramé, qu’il
n’eut pas de peine à reconnaître. Il était
entré dans son carbet , oii il la trouva en-
tourée de toute sa famille. Elle avait pris
pour époux le fils d’Almiki , chef de la tribu,
le même qui avait fait partie de la députa-
tion près le gouverneur de Cayenne , lorsque
Couramé portait encore le nom de Démétrie ;
c’était celui dont la noble stature avait été
tant admirée dans la fête donnée aux In-
diens par le baron de Besner ; il était juste
que la plus belle des femmes de la tribu fût
unie au [dus courageux. Couramé se trouvait
COI] RAMÉ. 44 ï
aussi près de sa mère , qui vivait encore , et
dont elle consolait tous les instans. Des ha-
macs , des vases de terre , quelques instru-
mens pour la pêche et la chasse, deux chiens
fidèles , voilà ce qui meublait le carbet oii elle
aimait à passer ses jours.
Le docteur Valayer considérait avec éton-
nement tous les changemens qui s’étaient
opérés dans la manière d’être de Couramé.
Ce n’était plus cette jeune fille que la mélan-
colie et l’ennui desséchaient au milieu du luxe -
et de la richesse ; c’était une femme livrée
tout entière aux soins maternels , et qui cou-
lait sa vie dans la paix domestique. Elle
n’avait pas cessé d’être belle , et n’avait rien
perdu de son goût pour la parure ; elle por-
tait un collier fait avec des dents de tigre ; ses
cheveux étaient ornés de quelques pierres
brillantes , ramassées dans le sable de la ri-
vière des Rubis ; ses bracelets étaient de roua-
bes, graines sauvages qui ressemblent un peu
au jayet.
COUKAME.
442
On a raison de dire qu’un carbet bleu
ordonné est l’asile des vertus patriarcales ;
le docteur Valayer prétendait n’avoir jamais
vu de tableau plus touchant. Il bénissait le
jour où ses intérêts particuliers et l’amour de
la botanique l’avaient conduit dans cette
contrée. Couramé était heureuse de son bon-
heur et de celui des siens. Le docteur lui fit
une multitude de questions sur son nouvel
état , et il résulta de ses réponses qu’elle était
mille fois satisfaite d’avoir été rendue à sa
condition primitive. Il lui demanda ce qu’elle
avait fait de tous les talens qu’on avait pris
soin de développer en elle pendant son sé-
jour à Cayenne ; il voulut savoir si elle
regrettait une bibliothèque fort curieuse
dont madame de Sainte-Croix lui avait fait
présent pour perfectionner son éducation.
(( Voilà mes livres, répondit- elle en montrant
ses enfans et le nouveau-né qu’elle allaitait.
Je suis épouse et mère ; tout mon esprit est
passé dans mon cœur. De tout ce qu’on m’a
appris, je n’ai rien conservé que la crainte de
COURAMÉ. 44^
Dieu, qui m'a soutenue dans toutes mes
afflietions ; je lui dois la continuation du
bonheur dont il m'a comblée sur la terre , et
la prospérité de mon carbet. »
Il s'établit ensuite entre le docteur Valayer
et Couramé une conversation durant laquelle
ils eurent occasion de balancer les inconvé-
niens de la civilisation avec ceux de la vie
sauvage. « Ne me parlez plus de votre science,
disait celle-ci ; elle ne donne que des incerti-
tudes. Que faut-il au Norague pour être heu-
reux ? Son arc et sa liberté. Mes enfans con-
naissent et aiment Dieu ; mais ils ne cherchent
point à pénétrer les secrets de la Providence ;
leur raison n'est jamais tourmentée ; ils
goûtent ici-bas le bonheur, sans s’inquiéter
d’oû il leur vient. Pour nous conduire dans
la vie , nous avons la prudence , ce génie
conservateur des êtres sensibles. Cette indé-
pendance que vous poursuivez avec tant
d'ardeur, nous la possédons ; car, au milieu
A
de nos bois^ au sein d'une nature aussi bien-
COITRAMÉ.
faisante qu’hospitalière , il n’y a ni despo-
tisme ni servitude. Nous ne faisons aucun
cas de votre gloire , parce que nous sonimes
affranchis de l’opinion, »
Durant cet entretien , le brave Almiki son
époux, dans un coin de son carbet, fumait
des écorces odoriférantes , et semblait être en
extase devant le bon sens et le savoir de sa
femme. Le docteur Valayer admirait de son
côté le choix des expressions de Couramé ,
qui contrastaient singulièrement avec la con-
dition d’une sauvage ; il approuvait ses réso-
lutions 5 il était attendri de ses bons sentimens.
Le croira-t-on ? quelque temps après , ce bon
et respectable vieillard, qui m’a raconté cette
histoire, éprouva lui-même aussi vivement
que Couramé l’amour de la terre natale ; il
vendit tout ce qu’il possédait dans la colonie
pour retourner en France; et les lieux qui
l’avaient vu naître ont été ceux qui l’ont vu
mourir.
DE l’iIN'STINCT DE P.EP]'iODUCTION.
SECTION QUATRIÈME.
DE L’INSTINCT DE REPRODUCTION,
CONSIDÉRÉ COMME LOI PRIMORDIALE DU SYSTÈME SENSIBLE.
Dieu a pris soin de Favenir, en imprimant à tout
être animé ce penchant irrésistible qui le porte à
se reproduire, et à répandre lui-même le bienfait
de la vie. La nature charge en quelque sorte les
individus de travailler à la perpétuité des espèces.
L’homme, en transmettant le souffle divin qui fait
mouvoir son organisation, remplit à son tour les
fonctions de créateur ; les âmes circulent comme
les mondes, et la naissance vient à chaque instant
réparer les désastres de la mort.
L’instinct de reproduction est un instinct pri-
mitif, un instinct fondamental auquel la maladie
seule peut nous soustraire. Il est même des saisons
et des circonstances où ce besoin naturel éclate
avec une effervescence insolite , et provoque une
sorte de tumulte dans les organes des sens ; cette
disposition se manifeste dans les diverses classes
d’animaux.
44^ PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
Chez certains quadrupèdes, les premières im-
pulsions de la force créatrice s’effectuent avec
une impétuosité très remarquable et difficile à
contenir. Partout où un être respire, il est pressé
d’obéir au plus impérieux des penchans, et comme
Fa dit un de nos plus brillans poètes :
Le besoin de créer tourmente la nature.
Assurer l’ouvrage de la reproduction est un
point essentiel auquel la nature ne manque ja-
mais. Les oiseaux et les quadrupèdes ovipares
prennent autant de soin pour la conservation de
leurs œufs que les autres animaux pour nourrir
les petits qui sortent vivans de leur sein. On a
de la peine pourtant à se rendre raison de la
tendresse d’un animal pour un embryon qui n’a
reçu encore aucun des attributs de la vie ; cet
amour anticipé semble n’avoir aucune prise sur
l’imagination, qui, pour l’ordinaire, échauffe le
sentiment. Les émotions d’une mère pour son en-
fant tirent sans contredit leur plus grande force
des images sensibles que cette faculté lui retrace.
Mais comment expliquer les prévoyantes sollici-
tudes d’une femelle , qui s’attache à un corps
inerte et dépourvu de tout mouvement, pour le
vivifier de sa chaleur maternelle , et en faire sor-
tir un être qui porte le sceau de sa nature et de
sa ressemblance ?
DE l’instinct de REPEODUCTION. 447
L’instinct de reproduction est tellement inné
dans l’économie des êtres vivans , qu’il se montre
parfois avant le développement complet du sexe ,
et devance la marche physique de l’accroissement.
Souvent ses feux s’allument dès la première en-
fance. On chercherait vainement à l’éteindre dans
ces êtres dégradés qui veillent à la garde des sé-
rails ; la faculté génératrice a disparu ; mais la
nature est toujours là pour agir, alors même
qu’on veut tromper ses intentions bienfaisantes.
Remarquons aussi que la nature n’a pas voulu
que le sentiment qui entraîne un sexe vers l’autre
fut un sentiment réfléchi , mais le résultat d’un
mouvement spontané, et, pour ainsi dire, invo-
lontaire. Sans cette loi primordiale, ses desseins
seraient mal accomplis. C’est donc pour mieux ré-
pondre à ses vues conservatrices, que les impul-
sions irrésistibles de la sympathie ont la vitesse
des traits lancés ; et c’est encore pour exprimer
cette rapidité d’action, aussi manifeste dans l’ordre
physique que dans l’ordre moral , que les fastes
de la mythologie fabuleuse représentent avec un
carquois le dieu qui préside à l’instinct de repro-
duction.
Quoique les actes qui dérivent de cet instinct
fondamental soient enveloppés d’iin voile mys-
448 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
térieux dans l’état de société , ces actes n’en sont
pas moins l’objet de tous les entretiens, je dirai
même le but de toutes les entreprises. Nous éprou-
vons, à la vérité, quelque honte à manifester
devant nos semblables celles de nos passions qui
sont purement physiques et corporelles, parce
que plusieurs de ces passions sont empreintes de
trop de personnalité pour inspirer des idées
agréables ; toutefois , dans le monde civilisé , le
rapprochement des sexes n’inspire point cette
aversion , parce qu’il est accompagné d’un senti-
ment moral qui l’ennoblit toujours, et qui ne
s’observe pas chez les animaux.
De là vient que , partout où l’instiiict de repro-
duction a été embelli par des idées morales , les
femmes sont devenues un objet de culte et d’ado-
ration. Mais , chez les peuples qui n’ont encore
atteint aucun degré de civilisation , elles sont dans
un esclavage qui les ravale au-dessous des bêtes
de somme ; elles ne s’offrent aux regards de
l’homme que comme de vils instrumens de re-
production. La fameuse loi des obstacles, que
j’aurai occasion de développer plus bas, n’ap-
porte aucun charme dans des rapports qui de-
vaient être resserrés par les préludes enchanteurs
de la résistance ; et dès-lors l’on jouit mal d’un
bien qu’on a peu désiré et peu attendu.
DE l’instinct de REPRODUCTION. 44^
Il est digne d’observation que , dans toutes
les classes d’animaux , ce sont spécialement les
femelles qui se trouvent chargées du dépôt pré-
cieux de la fonction reproductrice ; dans l’espèce
humaine , tous les goûts des femmes se rappor-
tent à leur destination spéciale ; elles n’ont en
général que des passions exhalantes , et qui toutes
se lient à la conservation de l’espèce. Ces passions
les caractérisent meme dans toutes les époques
de leur vie ; la petite fille s’amuse avec des pou-
pées ; la vierge rêve d’amour ; la femme par-
venue à l’âge mûr fait son bonheur de la ma-
ternité ; les vieilles s’attachent aux enfans, et les
soins qu’elles leur prodiguent sont une occuoa-
tion délicieuse pour leurs derniers jours.
L’homme a sur tous les animaux l’avantage de
se propager dans tous les climats ; il semble que
la nature ait voulu attester dans tous les lieux sa
supériorité en lui ouvrant partout les sources de
l’existence. Mais il est remarquable que l’instinct
de reproduction se montre beaucoup plus faible
chez les peuples sauvages que chez ceux qui
ont plus ou moins participé aux bienfaits de
la civilisation : cela doit être ainsi ; en effet,
les désirs des hommes , et l’activité qui en est le
résultat, ne doivent point avoir des limites plus
étendues que leurs idées ; or, le sauvage n’a que
45o PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
celles qui sont relatives aux premiers besoins de
la nature ; et ces besoins, comme on le sait, sont
très bornés'. Ne voyant rien au-delà de son exi-
stence physique , et n’ayant aucun de ces penchans
artificiels que nous confondons souvent avec nos
impressions naturelles , parce qu’ils ont le meme
pouvoir sur nous , il a une profonde indifférence
pour toutes les choses qui nous mettent si fort
en mouvement , faute de savoir si elles peuvent
lui être bonnes.
La faim et la soif sont les seuls principes dé-
terminans capables d’arracher le sauvage à son
apathie. Le besoin d’une femme est sans contredit
un sentiment nécessaire qu’il éprouve; mais,
outre qu’il peut le satisfaire sans peine , et qu’il
n’a point à craindre les obstacles qui l’irritent et
lui donnent de la force parmi nous , il est peu
tourmenté par un semblable aiguillon ; ce senti-
ment doit, par sa nature, être subordonné aux
autres besoins ; car la nécessité de se reproduire
met entre ses retours de bien plus grands inter- ■
valles que celle de se nourrir, et ces intervalles .
sont bien plus considérables pour l’homme sau- •
vage que pour l’homme civilisé.
Des chasses longues et pénibles, une nourri- •
ture toujours prête à s’échapper de ses mains.
DE l’iNSTIKGT de REPRODUCTION. 4^1
toutes les rigueurs de la nature , contre lesquelles
le sauvage a sans cesse à lutter, laissent peu de
place dans son cœur aux inquiétudes de Famour ;
l’impulsion de son tempérament doit être mo-
dérée. L’amour dans l’espèce humaine n’ayant
point, comme dans les animaux, de ces périodes
d’ardeur où le besoin, devenu commun, établit
entre les mâles une concurrence souvent funeste,
s’iLse fait sentir plus fréquemment, c’est du
moins sans impétuosité. Le sauvage jouit donc
paisiblement d’un bien dont l’attente ni aucune
difficulté ne lui ont ménagé le prix.
, Il est vrai que ces effervescences courtes et ac-
cidentelles n’ont pas une influence bien essen-
tielle sur les facultés dans lesquelles réside la
conservation de l’espèce. Ce serait une erreur
de croire que , pour satisfaire aux droits qu’elle
réclame, il faille cette ardeur inquiète et per-
pétuelle qui , dans certains états de civilisation ,
agite les deux sexes; qui, devenue le principal
mobile de leurs actions, se mêle toujours, quoi
qu’on fasse , même sans qu’on s’en aperçoive , à
tous les autres motifs , à tous les autres intérêts.
Une certaine modération va peut-être plus direc-
tement au but de la nature ; car rien n’assure la
maturité des fruits comme une chaleur douce
et graduée ; et s’il était moins difficile à l’homme
452 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
façonné par les mœurs sociales d’apercevoir le
véritable plan de la nature à travers celui que lui
tracent ses préjugés et ses passions factices , il
serait convaincu qu’elle sait remplir son 'objet à
peu de frais ; il verrait qu’il est très malaisé , pour
ne pas dire impossible, de déterminer le point
où elle souffre une défaillance réelle.
Pour bien juger des lois primitives que la na-
ture prescrit aux êtres sensibles, il faut du reste
placer l’homme social, qui tend toujours à s’en
écarter, à côté de l’homme sauvage, qu’elle tient
irrévocablement sous son empire ; une ardeur
passagère suffit à ce dernier pour assurer la per-
pétuité de son espèce; et, dans plusieurs classes
d’êtres vivans , les mâles ne se rapprochent de
leurs femelles qu’une fois l’an. Toutefois les sau-
vages, malgré la faiblesse relative de leur pen-
chant à se reproduire, n’en sont pas réduits là;
on remarque même que la plupart d’entre eux
ont plusieurs femmes.
La polygamie ne se présente communément
aux yeux du vulgaire qu’avec l’appareil du luxe
et de la mollesse , parce qu’elle forme le volup-
tueux cortège des despotes de l’Asie; mais les
despotes abusent de tout et n’inventent rien, pas
même leurs plaisirs. îl est vraisemblable, au con-
DE L’mSTINCT DE REPKÜDUCTIOIY. 453
traire, que l’idée de la pluralité des femmes a
pris sa source dans les affections simples et
primitives de l’espèce humaine encore au ber-
ceau ; en effet , l’histoire nous fait voir la poly-
gamie déjà en usage chez les hordes errantes
de l’ancien continent ; et si l’on y fait attention ,
ce n’est pas la seule chose qui leur a été com-
mune avec les sauvages de l’Amérique. Tacite dit
que les Barbares, excepté les Germains, avaient
plusieurs femmes ; et on peut juger par là com-
bien est hypothétique le principe de Montesquieu, ,
qui prétend que la poly gamie et le mahométisme
ont été renfermés dans les limites de l’Asie et de
l’Afrique par les obstacles que leur offrait le cli-
mat de l’Europe.
Au surplus, les facultés physiques de l’homme
pour i instinct de reproduction tiennent manifes-
tement au climat et à l’abondance des alimens.
C’est surtout dans les contrées du Midi que cet
instinct est le plus vif; c’est dans les lieux où la
«
nature comble l’homme de ses dons qu’il est
plus enclin au sentiment de l’amour ; c’est dans
les lieux les plus voisins du soleil que les besoins
de la création semblent égaler sa puissance. Les
moyens de l’homme se proportionnent surtout à
sa situation : l’instinct qui rapproche les deux
sexes acquiert de l’activité dans toutes les régions
454 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
où la douceur du climat et la fécondité naturelle
du sol dispensent Thommé des soins pénibles
que lui coûte ailleurs sa subsistance.
Jusqu’ici nous n’avons considéré l’instinct de
reproduction que dans l’état sauvage ; mais , dans
l’état de société , on le voit tirer sa plus grande
force des rapports dans lesquels les deux sexes
se trouvent placés, et prendre de l’accroisse-
ment à mesure que les relations se multiplient.
C’est la civilisation , progressivement dictée aux
hommes par le perfectionnement de leurs facultés ,
qui a couvert la jeune fille de son égide, et lui a
fait un vêtement de sa pudeur ; c’est la civilisation
quia créé , développé tous les sentimens généreux
qui se montrent dans le cœur d’une mère ; c’est elle
enfin qui a formé la chaîne conjugale et réuni
les premiers époux dans une même cabane , en
imprimant une sorte de stabilité à leur union.
Partout où les femmes régnent par le double
ascendant de leurs charmes et de leurs vertus ,
elles ne sauraient partager leur empire. L’amour
est un sentiment exclusif qui ne s’attache qu’à
un seul objet. L’inconstance au contraire n’est
qu’un penchant grossier, contraire aux lois du
système sensible, qui se blase par l’abus des
jouissances. Il faut donc que l’instinct de repro-
DE L’ijySTmCT DE REPRODUCTION. /|55
duction devienne pour l’homme civilisé un sen-
timent unique et religieux ; il faut qu’il soit en-
vironné de devoirs sacrés.
L’amour, tel que nous le concevons dans l’état
de société , est peut-être ce qu’il y a de plus fac-
tice chez les peuples civilisés; la nature sans
doute en a fourni le fond; mais tout le reste est
notre ouvrage, et jamais il n’y en eut de plus
embelli. Institutions , usages , arnusemens , tout
tend, au milieu de nous, à donner de l’énergie
à ce sentiment. Tandis que d’un côté une subsi-
stance assurée en augmente le principe matériel,
de l’autre le loisir dont on jouit dans les grandes
villes lui donne une pente que l’habitude forti-
fie , et fait de l’amour un besoin plus ou moins
fréquent , plus ou moins impérieux.
Alors le sexe destiné à recevoir la prière de
l’autre acquiert une considération qui fait naître
la galanterie. Ce simulacre léger de l’amour, qui
le précède , le suit ou le remplace, cet hornmage
perpétuel, qui, à son défaut, flatte toujours les
femmes en leur rappelant le pouvoir qu’elles
tiennent du sentiment qu’il représente , devient
une loi de la société , qu’elles mettent tout leur
art à maintenir. Ce pas une fois fait, on voit sans
cesse les hommes aller de la galanterie à l’amour,
456 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
et de Famour à la galanterie ; on est amoureux
quand on le peut, mais on est toujours galant.
Cette disposition imprime une teinte légère à
toutes les âmes; il en résulte un caractère général
qui se retrouve partout. Tous les arts le reçoivent
et lui prêtent une nouvelle force en multipliant
ses séductions : ils semblent n’être animés que
par un seul objet, qui, dans leurs imitations, ne
change sans cesse de forme que pour changer de
charme , et ajouter celui de la variété à tous les
autres. Ces imitations, où Famour est toujours
associé à des vertus , viennent , après avoir en-
nobli cet objet, le présenter à notre imagination
enflammée , et le graver dans nos cœurs en traits
profonds , que nous prenons pour ceux de la
nature , parce qu’ils sont ineffaçables.
Parmi les usages qui, dans les sociétés policées,
contribuent plus qu’on ne pense à faire naître
et à nourrir le sentiment de Famour, il en est
un dont l’effet est d’autant plus sûr qu’il est
continuel : c’est l’usage des vétemens. Indépen-
damment de l’accord ou du contraste recher-
ché des couleurs, qui rendent plus séduisant
l’objet qu’elles'^parent , les vétemens annoncent
par leurs différentes formes les différences des
deux sexes ; ils en forlifienî l’aitrait naturel ,
DE l’instinct de REPRODUCTION. l\S^j
par cela seul qu’ils les cachent ; l’effort qu’on fait
pour chercher ces différences rend alors plus
actifs les feux qu’elles allument.
Le prestige qu’opèrent les voiles est meme tel ,
que , lorsque la curiosité est arrivée au meme
point que les sens et n’a plus rien à désirer, si
l’objet qu’elle a trouvé vient à se cacher encore,
l’imagination abusée de nouveau court aussitôt
après lui, et ce jeu se renouvelle toujours avec
les memes effets et les mêmes suites. Enfin , dans
la société , les précautions mêmes de la sagesse
tournent contre elle, et si les barrières qu’elle
met entre les deux sexes parviennent quelquefois
à arrêter les actions, elle rend toujours plus im-
pétueux le sentiment qui nous y porte.
IjCS effets des vêtemens se rattachent donc à
la loi des obstacles , qui, est un des phénomènes
les plus importans de l’organisation animée , et
qui est fondée sur des vues du plus grand inté-
rêt pour la propagation de l’espèce. Si la nature
inspire la résistance au sexe qui doit être vaincu ,
c’est pour ajouter à l’intensité d’un sentiment si
généralement utile dans le système de ses opéra-
tions; elle gagne à tous ces artifices.
i-.a foi des obstaclCvS , fondée sur la nature du
458 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
système sensible, peut servir à résoudre divers
problèmes qui , au premier aspect , semblent in-
solubles. Ce qui fait tant durer Famour dans quel-
ques circonstances , c’est le refroidissement de i’im
ou de l’autre des deux amans : l’ardeur de Fun
paraît s’accroître par les entraves que l’autre met
à ses projets et à ses entreprises. La résistance
étant un moyen naturel d’excitation , on voit le
motif de la part active que nous prenons au récit
d’une passion traversée par une longue infortune.
L’amour heureux ne touche point l’âme ; un ro-
man perd tout son intérêt quand les héros sont
parvenus à leur but; ils n’ont plus besoin de
notre pitié.
L’amour fuit la puissance , et les souverains ,
comme Ixion, sont souvent condamnés à n’em-
brasser que des nuages. Le propre de cette pas-
sion est donc de réagir contre les obstacles. Les
poètes , qui sont les plus fidèles interprètes de
l’âme , sont tellement iiiibus de cette vérité , que
leurs représentations dramatiques sont constam-
ment remplies de traits qui le prouvent, et qu’ils
ne manquent jamais de les reproduire toutes les
fois qu’ils entreprennent de nous tracer une pein-
ture fidèle du cœur humain.
La pudeur, qui prend place parmi les senti-
DE L’mSTmCT DE REPRODUCTIOIV. 4^9
mens innés, est un obstacle naturel qui a pour
effet de rehausser le prix de ce qu’on accorde.
Ce sentiment est si avantageux dans Fintérét de
toutes les femmes , qu’elles mettent le plus grand
empressement à se surveiller et à se défendre
sur ce point , quels que soient d’ailleurs les motifs
de division qui puissent régner entre elles : de
là vient qu’on les voit se prêter un mutuel se-
cours dans tous les embarras qu’elles ne peuvent
confier à des hommes, et se séparer en outre,
par la barrière de l’opinion , de toutes celles qui
n’ont plus à rougir des outrages faits au senti-
ment qui contribue le plus à les embellir.
Les motifs qui expliquent le phénomène de la
pudeur servent pareillement à rendre compte de
la timidité qui règne entre les deux sexes à l’in-
stant où ils commencent à s’attirer l’un l’autre
par des rapports réciproques. Cet embarras mys-
térieux se manifeste à l’époqne où les caractères
physiques qui annoncent une fonction nécessaire
commencent à s’établir ; c’est alors que la jeune
fille s’observe elle-même avec une sorte d’éton-
nement , et quelle entrevoit déjà une de ses desti-
nations spéciales ; c’est alors que le jeune homme
annonce la supériorité de ses attributs; c’est dans
ce même temps, que les individus des deux sexes ,
lorsqu’ils se rencontrent , se témoignent des égards
4(3o PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
particuliers qui se continuent jusqu’à l’âge où le
sort des relations conjugales est définitivement
fixé.
\
Au surplus, je n’expose ici que très succincte-
ment les diverses causes qui, dans la société, s’unis-
sent pour donner plus de puissance et d’activité
au sens de l’amour. Je dois imiter la réserve de
mes devanciers ; en général, chez tous^les peuples
où on a vivement éprouvé cette passion, on a
été très retenu pour la peindre ; il semble que
ses atteintes aient inspiré aux auteurs une sorte
de crainte , et que les philosophes de l’antiquité
aient trouvé peu digne de leur sagesse de s’oc-
cuper d’un sujet aussi peu grave. A cette époque
littéraire , la langue suivait en quelque sorte la
sévérité des mœurs ; on gardait le silence sur une
passion dont où redoutait les conséquences fu-
nestes ; mais pourtant elle ne perdait rien de sa
vivacité, et la Grèce fut. pleine de monumens
qui attestent combien l’amour maîtrisait et sub-
juguait des peuples dont les sens étaient si exquis
et si délicats.
!
Cette influence extraordinaire de la civilisa-
tion relativement à l’instinct reproducteur s’étend
jusque sur les animaux domestiques : il est hors
de doute que parmi eux le rapprochement des
DE l’instinct de REPRODUCTION. /^Gl
sexes serait moins fréquent , si , errans dans les
déserts comme les espèces sauvages, ils étaient ré-
duits à soutenir ou à défendre une vie précaire et
presque toujours menacée; c’est la surabondance
de nourriture, et le repos dont la plupart jouis-
sent, qui leur permettent de vaquer dans tous
les temps à l’œuvre de la propagation.
Il semble en effet qu’il n’y ait qu’un seul temps
ou une seule saison pour tous les actes de la fa-
culté génératrice : c’est principalement lorsque le
soleil réchauffe et vivifie la terre; c’est quand les
arbres se parent de leur verdure, et que les ani-
maux respirent la douce haleine du printemps ;
c’est alors , dis-je , qu’ils sont mus par cet instinct si
puissant, auquel nul d’entre eux ne saurait se dé-
rober; c’est quand la fleur se colore et s’épa-
nouit que les oiseaux viennent conclure leurs
accords, qu’ils travaillent à la construction de leurs
nids, et qu’ils font entendre des accens de joie et
de sympathie ; c’est au milieu des parfums d’une
nature rajeunie que les postérités se renouvellent.
Les douces émanations de l’atmosphère viennent
imprimer un mouvement favorable au cours ra-
lenti des humeurs; elles devancent le réveil des
organes qui doivent perpétuer les espèces.
C’est en outre par le concours d’une multitude
4^^ PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
d’impressions agréables que tous les êtres vivans
sont invinciblement portés à seconder les vues
finales de la nature dans l’œuvre de la reproduc-
tion. La première de ces impressions est celle
que produit la beauté, dont l’empire est si étendu ;
la beauté résulte d’un ensemble de qualités re-
latives à l’excellence de notre organisation, et
dont l’effet le plus ordinaire est de produire tous
les phénomènes de la sympathie ; elle consiste
dans la réunion pleine , entière et bien ordon-
née de tous les attributs qui constituent un être
vivant. La beauté s’est ensuite chargée d’autres
élémens qui .résultent du caprice , de la fantaisie ,
et des conventions. Dans l’ordre social, il est
une beauté de physionomie qui est presque tou-
jours l’effet d’une disposition habituelle de l’âme ;
les traits de la face s’accoutument insensible-
ment à la direction qui leur est donnée par les
divers sentimens qui nous agitent ; il est même
assez ordinaire que cette beauté d’expression soit
préférée à celle qui provient de la régularité des
formes physiques , parce qu’elle indique des per-
fections morales auxquelles on ajoute le plus
prix.
Lorsque j’ai traité plus haut du phénomène
de l’amour dans l’état social, j’ai eu occasion de
dire quelle était l’influence des parures et des
DE L mSTINCT DE REPRODUCTION. 4^^
vétemens pour fortifier les effets de la beauté ,
et prolonger son empire; il est digne d’observa-
tion que , lorsqu’on se livre à une étude appro-
fondie des penchans primitifs de l’homme et des
mœurs qui en sont la suite , on retrouve des
habitudes semblables chez les sauvages, qu’il
faut moins regarder comme des êtres dégénérés
que comme des êtres sortis des mains de la na-
ture, et qui du moins en conservent encore
l’empreinte. Pour obvier aux inconvéniens de
leur nudité , le plus grand nombre d’entre eux
cherchent à se peindre le corps avec des sub-
stances colorantes ; ce déguisement est une sorte
de prestige qui, d’après leurs idées, augmente
l’attrait de leurs relations. Ils empruntent aux
oiseaux leur plumage doré ; ils se couvrent avec
les fourrures des quadrupèdes ; nul doute qu’ils
n’aient le projet de s’embellir. Leurs femmes
mettent des fleurs autour de leur tête ; elles
se fabriquent des colliers avec les plus belles
graines de leurs végétaux , avec des coraux , et
autres objets qui brillent à la vue; elles portent
souvent des bracelets, qui servent à conserver
des souvenirs , à perpétuer des regrets. Le voya-
geur Pérou parle d’une jeune sauvage de la terre
de Diémen , qui réduisait du charbon en poudre
très fine , poiir s’en teindre ensuite le visage ; on
ne peut exprimer l’air de confiance' que donnait
464 PHYSTOLpGIE DES PASSIONS.
à sa physionomie ce bizarre ornement. Dans tous
ies pays où la civilisation n’a point encore péné-
tré , on remarque les memes usages. Les indi-
vidus des deux sexes ont à peine atteint l’âge de
la puberté , qu’ils mettent déjà tous leurs soins
à rehausser les dons qu’ils tiennent de la nature
et de la jeunesse.
Nous venons de voir comment la nature solli-
cite les êtres vivans à la reproduction par le spec-
tacle continuel de la beauté physique et morale.
On peut ajouter qu’en général elle agit vers ce
meme but par le concours de tous les senti-
mens agréables ; de là vient que les organes
de la vie de relation contribuent comme de con-
cert à l’accomplissement de la plus importante
des fonctions. Qui peut ignorer, par exemple ,
combien les impressions , reçues par le sens de
l’ouïe, influent sur la plus attrayante des sym-
pathies? La plupart des animaux, et particuliè-
rement les oiseaux , ont des accens qui leur sont
propres, quand ils éprouvent l’aiguillon de l’a-
mour. Ces accens tiennent à un état de spasme
qui se communique plus rapidement que les mou-
vemens ordinaires et habituels; un rossignol, qui
chante , est dans une sorte de délire , et ce délire
est bientôt contagieux pour la feiïielle qui le dé-
termine. Les espèces fortes témoignent également
DE LINSTmCT DE REPRODUCTION. 465
par des cris et des sons de voix particuliers la
violence de leurs désirs ; ces cris se font princi-
palement entendre dans la saison où les besoins
sont impérieux et difficiles à satisfaire.
Les animaux varient du reste par leurs attri-
buts; mais chacun d’eux se montre avec Fen-
semble de ses perfections instinctives et corpo-
relles, quand il est mu par le besoin de se
reproduire ; c’est ainsi que les oiseaux qui n’ont
aucun charme dans la voix sont remarquables
par un plumage richement coloré ; les plus beaux
perroquets de l’Inde font le supplice de nos
oreilles; le paon de nos jardins nous fatigue par
ses cris discordans ; mais il n’étale jamais mieux
sa ravissante parure que lorsqu’il est capable d’en-
gendrer ; c’est surtout dans la saison des amours
que le cygne se fait admirer par sa blancheur
et par le mol abandon de ses attitudes. Il existe en
Afrique une tourterelle qui n’est jamais plus at-
trayante que lorsqu’elle s’anime pour la reproduc-
tion. « On remarque, dit Bernardin de Saint-Pierre,
sur son plumage- gris de perle, précisément à
l’endroit du cœur, une tache sanglante que l’on
prendrait pour une blessure; il semble, ajoute
cet ingénieux écrivain , que cet oiseau , consacré à
l’amour, porte la livrée de son maître , et qu’il
ait servi de but à ses flèches. » Les plus brillans
3o
466 'PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
colibris ii’ont qu’un bourdonnement monotone;
mais ils flattent l’œil qui les considère, et dé-
ploient une grâce infinie dans leurs mouvemens.
Il importe maintenant de parler d’une passion
qui , par son but spécial , se rattache d’une ma-
nière essentielle au penchant instinctif qui nous
occupe : cette passion est la jalousie, mouvement
naturel de l’âme qui dérive des lois inhérentes à
notre existence. Chez les animaux, elle est mani-
festement l’effet du besoin urgent qu’ils ont de
se reproduire, puisqu’elle se trouve constam-
ment proportionnée au nombre des mâles par
rapport aux femelles; mais chez l’homme civilisé,
ses phénomènes se compliquent, parce qu’elle
devient alors le fruit d’une combinaison d’idées
acquises par nos relations sociales.
La jalousie est presque ignorée de l’homme
sauvage; cette passion fougueuse et sombre a
rarement ensanglanté sa cabane , et les forêts
qu’il habite. On sait que les habitans de l’île
de Pâques et quelques autres insulaires, offrent
leurs femmes aux étrangers, quand ils veulent
leur témoigner de la considération. Dans ce
procédé, dont l’idée seule ferait frémir un héros
de roman , ces peuples ne donnent presque
rien ; car, d’après leurs mœurs et le tour d’esprit
DE L mSTINCT DE REPRODUCTION. 4^7
qui leur est propre , ue voyant dans ce genre
de possession que ce c[ue la nature y a mis, ils
sont sûrs de Fy retrouver meme en le cédant.
La passion de la jalousie est un bien dans le
système de la nature, qui, peut-être. Fa instituée
au milieu des plus forts animaux, pour les rendre
plus aptes à la copulation , en les excitant à des
combats singuliers; ils jouissent mieux d’une
femelle qu’ils ont disputée, et celle-ci trouve de
son côté une sorte de charme à devenir la pro-
priété du plus fort. L’amour ne veut pas d’une
possession tranquille; il faut bien que le but final
de la jalousie soit de donner plus d’essor à l’instinct
reproducteur, puisqu’elle consume tous les êtres
vivans, puisqu’elle vient les troubler au milieu de
leurs plaisirs, puisqu’ils annoncent ouvertement
les prétentions quelle leur inspire.
Considérée dans l’ordre social, la jalousie sied
mieux à l’homme qu’à la femme ; car elle suppose
des emportemens et des violences qui ôteraient
à celle-ci tous ses avantages. Mais le plus fu-
neste abus que cette passion ait pu faire de son
odieux empire, est d’avoir soustrait à tous les
regards la plus intéressante moitié de l’espèce
humaine , d’en avoir confié la garde à des satel-
lites flétris : triste et déplorable condition, où la
468 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
beauté ne fait qu’obéir, où la pudeur n’a d’autre
barrière que la précaution des verroux, où l’amour
n’a plus d’ailes , et par conséquent plus de puis-
sance! C’est là que la jalousie a ses esclaves ; c’est
là qu’elle se montre constamment empreinte
d’égoïsme et de personnalité.
Quel contraste entre les temps modernes et
l’antiquité ! l’amour est asservi dans des lieux tout
pleins encore du souvenir de ses triomphes. Aucune
circonstance n’a pourtant changé dans le beau cli-
mat où l’on encensait jadis ses autels ; c’est le même
astre qui l’éclaire; ce sont les mêmes fleuves qui
l’arrosent ; mais la chute de la civilisation a perverti
le mouvement des âmes ; tous les sentimens hu-
mains ont profondément dégénéré par la barbarie
des mœurs asiatiques. La servitude , comme un
souffle empoisonné, porte l’abattement et la mort
partout où elle se fait sentir ; elle y arrête et
corrompt les germes de la reproduction. Ces
tristes résultats ne sont que trop attestés par
tous les monumens de l’histoire.
On observe généralement que le tourment de
la jalousie est dans un rapport constant avec les
mœurs et les habitudes des peuples ; que le cli-
mat lui imprime des modifications , comme à tous
les états de l’âme affectée. Dans les régions brù-
DE l’jNSTUNTCT de REPRODUCTION. 4^9
lantes du midi , elle prend un caractère d’exalta-
tion qui devient l’effroi de l’innocence ; c’est là
principalement qu’elle fomente ses troubles;
c’est là que mille catastrophes viennent empoi-
sonner cette félicité idéale des êtres sensibles,
qui n’a que quelques heures d’enchantement.
Toutefois, il est une jalousie délicate , dont tous
les motifs sont honorables, et à laquelle il est'
difficile de ne point compatir : c’est celle qui
tend à maintenir, dans toute leur intégrité, la plus
auguste des associations, les plus saints nœuds
de notre destinée ; c’est celle qui tend à affermir
cette fidélité inviolable, dont tous les actes sont
des vertus, dont tous les devoirs sont des jouis-
sances; elle fait la sécurité de nos plus tendres
affections; elle est le garant de l’honneur con-
jugal ; elle est la sauvegarde du bonheur domes-
tique.
Au reste, les physiologistes sont encore loin
d’avoir apprécié toutes les puissances de l’instinct
de reproduction; on sait seulement que ces puis-
sances sont inépuisables quand il s’agit d’éterniser
les espèces ; on sait aussi qu’elles sont empreintes
d’une sagesse qui frappe l’homme religieux d’un
saint respect. Si je voulais étonner mes lecteurs
et renouveler à chaque instant leurs surprises, je
470 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
n’aurais qu’à m’étendre sur la diversité des géné-
rations animales ; je n’aurais qu’à montrer la
longue chaîne d’un amour créateur liant par les
nœuds les plus variés tout le système des êtres
sensibles; je n’aurais qu’à peindre la nature ar-
rivant toujours à ses fins par les moyens les plus
efficaces et les plus ingénieux , faisant concourir
à ses desseins suprêmes jusqu’au soleil , qui ré-
chauffe la terre de ses rayons , jusqu’aux nuages
qui se résolvent en pluie pour la vivifier.
Il semble, au premier aspect, que la nature
change ou perfectionne le mécanisme de ses opé-
rations à mesure quelle s’élève dans l’échelle des
êtres vivans; toutefois elle n’est pas moins admi-
rable jusque dans les moyens qu’elle emploie
pour perpétuer la race des animalcules les plus
exigus , et des végétaux les plus imperceptibles.
En général , elle adapte à ses grandes lois une
multitude de lois secondaires, et c’est là ce qui
trompe les plus vigilans observateurs ; mais tout
ce qu’elle commence , tout ce qu’elle achève n’en
tourne pas moins à l’avantage de l’œuvre qu’elle
sait si bien accomplir.
On ne peut s’empêcher d’admirer la sagesse du
Créateur pour la manière dont il a réparti la force
de reproduction. Dans l’économie de cet univers ,
DE l’instinct de REPRODUCTION. l
les animaux ont des époques déterminées pour
s’unir ; les arbres ont différons temps pour leur
floraison , comme si la nature voulait prolonger
la parure du printemps, et faire succéder les fruits
pour la satisfaction de l’homme qui s’en nourrit.
Mais rien surtout n’est plus intéressant à con-
sidérer que les mœurs et les coutumes des ani-
maux dans la reproduction des espèces ; on dirait
que nous trouvons en eux le type de nos vices
comme celui de nos vertus. Prenons pour exemple
les habitans de l’air, chez lesquels le moral de
l’amour se montre avec le plus de force et d’in-
tensité ; quoi de plus varié que le mode de leurs
engagemens ? Il en est qui ne s’accouplent que
pour une saison ; d’autres contractent des nœuds
éternels. On assure qu’excepté le cas de viduité ,
les cigognes ne quittent jamais l’objet de leur
affection , et que tous les ans elles sont fidèles
au meme mâle et au meme nid. Il en est enfin
qui poursuivent alternativement plusieurs fe--
melles. Comment expliquer l’immoralité appa-
rente du coucou d’Europe, qui dédaigne de
s’apparier, et se montre constamment polygame ;
qui ne couve point ses œufs, qui ne connaît point
ses petits, qui va violer le nid des bruans, des
rouge-gorge , etc. , pour y déposer sa progéni-
ture , en confiant à d’autres le soin de la nourrir?
PHYSIOLOGIE DES PASSIOIVfS.
Sans doute de pareils faits sont surprenans; mais
nous devons présumer qu’ils sont relatifs à cer-
taines circonstances que les observateurs n’ont
point encore appréciées; car il est difficile de
concevoir pourquoi la nature a dicté de sembla-
bles lois, et quels avantages elle y attache. *
L’observation nous démontre que les animaux
dont la structure est la plus composée et la plus
parfaite sont aussi ceux qui se reproduisent avec
le plus de lenteur ; c’est ainsi que la nature con-
somme plus de temps pour mettre au jour un
rhinocéros, que pour produire une souris. Cette
loi s’applique à tous les règnes et à toutes les pro-
ductions ; le cèdre du Liban ne saurait se déve-
lopper avec la meme vitesse que la tige du chanvre
ou celle de l’utile froment.
' L’histoire jusqu’ici inconnue de certains lézards de terre, qui
se rencontrent en si grande abondance en Amérique, n’est pas
moins extraordinaire. Quand les femelles de ces lézards sont prêtes
à faire leur ponte, elles cherchent un nid de pous de bois, dans
lequel elles font un trou avec leurs pâtes ; ce trou fait , elles y
déposent leurs œufs. Les pous de bois, qui ont l’instinct de répa-
rer promptement les brèches que l’on fait à leurs nids , ont bientôt
bouché le trou qui contient les œufs du lézard ; ces œufs ne tardent
pas à éclore à l’aide de la température du nid. Les petits lézards ,
en naissant, trouvent immédiatement leur nourriture dans les pous
de bois au milieu desquels ils sont nés ; ils continuent à s’en nour-
rir jusqu’à ce qu’ils soient assez forts pour aller chercher pâture
ailleurs. Combien d’autres faits inexpliqués frappent d’étonnement
nos naturalistes !
DE l’instinct de REPRODUCTION-
473
Nous remarquons encore que plus les êtres vi-
vans sont petits, plus la faculté génératrice semble
les multiplier sur la terre ; les œufs de la reine
abeille sont mille fois plus nombreux que ceux
des oiseaux; les pucerons sont dans le meme cas;
et l’énergie reproductive a été, pour ainsi dire,
prodiguée aux animaux microscopiques. Cette
condition est la meme pour certains végétaux,
dont les vents dispersent avec tant de profusion
les poussières fécondantes.
Enfin il est une autre loi de la nature, non
moins sage et non moins prévoyante , c’est que
plus le nombre des êtres procréés est abondant ,
plus la vie chez eux se consume avec rapidité, et
plus elle est exposée aux accidens qui la détrui-
sent. Ajoutons enfin , comme un fait démontré,
que plus les divers modes de la faculté génératrice
se rencontrent dans une organisation, moins la
sensibilité s’y prononce ; c’est ce que nous prouve
l’examen plus ou moins approfondi des animaux
à sang froid , des polypes , et surtout des plantes.
Ainsi procède la main toute-puissante de celui qui
tient toutes les destinées du monde ; abstenons-
nous d’expliquer tant de faits merveilleux, pour
ne pas multiplier les obscurités.
/
Nous ne saurions considérer ici l’instinct de
474 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
reproduction sous tous les points de vue qui!
nous présente; il est pourtant des climats où cet
instinct semble spécialement se diriger du côté
du règne végétal, et où les arbres font, pour ainsi
dire , la chasse à l’homme ; telles sont les forets
vierges du Brésil , où, sans la hache du bûcheron ,
nul mortel ne trouverait à reposer sa tête. Quand
la nature est livrée à elle-même , on est comme
effrayé de sa puissance productive; le sol est
partout embarrassé par une multitude de plantes
rampantes et parasites, d’herbes, d’arbres et d’ar-
brisseaux sauvages.
Ces productions irrégulièrement entassées ,
inutiles ou malfaisantes, gênent et contrarient
le travail de tout individu qui veut , pour la
première fois , contraindre la terre à lui fournir
des denrées plus analogues à ses besoins et à ses
goûts; mais elles n’en attestent pas moins cette
surabondance de vie et cette vigueur, qui sont
les attributs de la nature encore dans sa jeunesse
et livrée à sa propre impulsion.
C’est surtout dans certains pays de l’Amérique
que l’homme disparaît , en quelque sorte , pour
faire place à une végétation surabondante ; c’est
là surtout qu’on rencontre ces espèces nom-
breuses de lianes qui quittent sans cesse la terre
DE LINSTmCT DE REPRODUCTION. 47 5
pour grimper et s’élever au haut des arbres; qui,
après en avoir embrassé et parcouru toutes les
branches, retombent par leur propre poids pour
prendre de nouvelles forces et s’élancer de nou-
veau : en sorte que cette plante singulière , s’éten-
dant plutôt qu’elle ne se multiplie , semble , dans
les progrès de son accroissement prodigieux ,
vouloir envahir tout l’hémisphère.
C’est sans doute la liane qui a contribué à
donner aux forets de l’Amérique ce caractère
pittoresque et ces beautés originales dont furent
frappés les premiers Européens qui les visitèrent.
Quoique la nature soit toujours muette pour ceux
qui ne la cherchent point, les immenses rochers
que cette plante rampante couvre de ses feuilles
semblent perdre de leur dureté , et s’animer en
quelque sorte sous cette enveloppe végétale ; des
arbres déjà étonnans par leur prodigieuse gran-
deur reçoivent de cette parure sauvage un aspect
encore plus imposant. Si l’on ajoute à tout ce que
je viens de dire les jeux bizarres et les entrela-
cemens multipliés qu’entraîne leur continuelle
reproduction, les retraites impénétrables où se
forment , où se préparent dans l’ombre et le si-
lence les plus augustes mystères de l’univers , on
concevra aisément que le concours de tous ces
objets a dû présenter l’image de la nature dans
47^> PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
toute sa majesté, et pénétrer d’un sentiment
d’admiration mêlé d’effroi les hommes qui ne
l’avaient jamais vue sous ses véritables traits.
On comprend néanmoins , d’après cette simple
esquisse , que, si la Providence multiplie les êtres
avec tant de profusion , les germes qu’elle fournit
doivent nécessairement s’étouffer et périr sous
les débris d’une véi^étation surabondante ; il en
est des plantes comme des animaux; elles se dé-
vorent, pour ainsi dire, entre elles, à mesure
qu’elles s’amoncèlent sur le sol qui les entretient.
Mais on dirait que l’homme est fait pour com-*
mander à l’univers , pour y établir l’équilibre et
une juste subordination ! tout semble lui dire
qu’il doit aider la nature et la seconder dans ses
opérations !
Dieu a créé les espèces; mais l’homme mul-
tiplie les individus ; il laboure et sème avec dis»
cernement ; il couvre la terre de moissons abon-
dantes ; il fait croître la vigne féconde là où l’on
n’avait vu que d’arides rochers; il sauve les grains
que le torrent des pluies ne manquerait pas d’en-
gloutir ; lui seul dirige l’eau des fleuves et des fon-
taines pour assurer la fertilité ; ainsi l’homme in-
dustrieux n’a rien gâté dans ce monde, et la vie
y circule par ses heureux soins. Dans les champs
DE l’instinct de REPRODUCTION. 477
cultivés, la végétation n’est qu’harmonie ; c’est
l’homme qui modère l’essor de sa puissance re-
productive; c’est lui qui par ses travaux renom
velés peuple les solitudes des productions les plus
salutaires. La nature lui est donc en partie rede-
vable de ses charmes et de son éternelle fécon-
dité.
Je termine ici ces considérations; car il est
peut-être téméraire de vouloir pénétrer trop
avant les motifs d’après lesquels la nature modifie
ou fait éclater sa puissance ; à quelques recher-
ches que l’on se livre , de quelque manière qu’on
envisage les phénomènes qui se présentent à nos
yeux , mille problèmes restent insolubles. Tout est
prodige ; mais tout est problématique dans l’étude
de cette force qui embrasse tous les mondes , et
qui fait d’un embryon plus exigu que le ciron un
être aussi volumineux que la baleine ou l’hippo-
potarae.
Que n’a-t-on pas fait pour soulever le voile
qui couvre le grand œuvre de la propagation des
espèces! Ce sujet qui nous occupe est plus vaste
qu’on ne le croit quand on l’aborde pour la pre-
mière fois. Que de choses à rechercher sur les
variétés des races humaines , si l’on veut appré-
cier convenablement toutes les circonstances
PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
478
dont la vie se compose. Que nous a révélé le mi-
croscope ? que nous ont appris nos expériences?
Nous ne possédons que des faits épars. L’homme
met vainement son esprit à la torture : la plus
étonnante des fonctions sera toujours pour lui le
plus incompréhensible des mystères.
Mais surtout nous ne connaîtrons jamais les
rapports qui existent entre la vigueur ordinaire
qui nous rend capables des plus grands efforts
musculaires , et cette faculté suprême qui trans-
met le don de l’existence. Ces deux genres de
puissance sont si différons , que la nature , avare
de la dernière envers les grandes espèces , l’a ré-
pandue avec une profusion digne d’elle sur les
espèces faibles ; un simple moucheron en a beau-
coup plus qu’un éléphant ; et pour ne pas sortir
du cercle que nous trace l’espèce humaine , les
peuples de l’Inde et des contrées méridionales de
l’Asie , qui ont été tant de fois subjugués par les
nations les plus robustes du Nord, sont en géné-
ral d’une débilité remarquable; ils semblent
n’avoir de force que pour engendrer.
DE l’amour conjugal.
CHAPITRE PREMIER.
DE l’amour conjugal.
Le mariage est une convention sociale par la-
quelle deux individus de sexe différent mettent
en commun les plaisirs aussi-bien que les dou-
leurs inséparables de leur existence ; ils s’allient
l’un à l’autre pour mieux résister à cet inexorable
destin qui semble poursuivre l’humanité sur la
route pénible de la vie. Je n’ai pas besoin de dire
que la reproduction est le but primitif de cette
union . c est la relation la plus douce, et en meme
temps la plus naturelle. Le premier besoin des
cœurs ainsi rapprochés est d’unir leurs biens,
leurs vœux, leurs projets, leurs espérances : est-il
un contrat plus important, un engagement plus
utile que celui qui fait de l’amour un devoir, ou,
pour mieux dire, une religion?
L’affection conjugale est le premier sentiment
qui dérive de cet instinct nécessaire dont nous
venons de développer les principaux résultats;
le premier désir que la nature suggéré à l’homme
48o PHYSIOLOGIK DES PASSIONS.
est de partager le sort d’une femme, avant de
partager le sort de ses semblables; car, selon la
juste remarque d’Aristote, l’établissement de la
famille doit précéder celui de la cité.
Disons plus ; la cité ne saurait exister sans le
mariage. Il fut inspiré par son génie prévoyant,
ce roi qui, au milieu d’une fête publique et tu-
multueuse , fit enlever les plus belles filles des
Sabins, pour affermir les prospérités de la ville
qu’il avait fondée. Peu de temps après, la paix
fut demandée par les femmes memes qu’il avait
ravies ; elles devinrent les garans précieux de
l’alliance qui devait s’établir entre deux peuples
nouveaux.
Mais l’affection conjugale n’a pas seulement
pour but la propagation de l’espèce; elle a aussi
pour fin spéciale de procurer toutes les choses
qui servent au maintien , à l’agrément de la vie.
La tâche se partage entre les deux membres de
l’association ; le travail , le courage , l’esprit , les
talens, tout concourt à fortifier les nœuds de cette
amitié morale entre deux êtres également domi-
nés par le besoin de leur conservation mutuelle.
L’habitude où l’on est de désigner par le même
nom l’homme et la femme qui forment l’associa-
DE l’amouh conjugal. ^Bï
tion du mariage, annonce assez que leurs âmes
doivent être désormais confondues, que leurs
intérêts sont identiques, et qu’on ne saurait plus
les séparer. I! faut donc considérer le mariage
comme une institution autour de laquelle vien-
nent s’appuyer mutuellement deux existences,
comme l’entrelacement de deux destinées, comme
l’enchaînement harmonique de deux êtres qui se
réfugient sous le même toit, qui respirent le
même air, qui se nourrissent des mêmes alimens
pour perpétuer la même race, et obéir par un
concert admirable à l’instinct tout-puissant de la
reproduction.
Il est sans doute difficile de maintenir l’exal-
tation dans une relation à laquelle on a ravi la
loi des obstacles; mais il est une communauté
d’intérêts , une fréquence de communications qui
suppléent au défaut de cette loi, et procurent
souvent les jouissances les plus délicieuses. Le
pouvoir de l’habitude resserre Funion des sexes ,
lorsque d’ailleurs il n’y a pas trop de disparate
dans les sentimens et le caractère des deux époux.
Le cœur se détache difficilement du cœur au-
quel il s’est donné , lorsqu’il y tient par une vé-
ritable tendresse, et par cette longue familiarité
qui est un des plus forts cimens de la sympathie
humaine.
482 PHYSIOLOGIE DES PASSIOPfS.
On ne saurait assez se persuader combien le
lien qui unit deux époux se fortifie par Fha-
bitude de se voir et de mettre en commun les
plus chers intérêts de la vie. Je dirai plus; ce
lien est souvent plus difficile à rompre que celui
de Famour; il semble que, par Feffet du temps,
les goûts, les volontés, les pencharis s’adaptent
et s’amalgament , pour ainsi dire , les uns avec les
autres ; et l’on ne saurait séparer des époux qui
se sont tourmentés toute leur vie, sans qu’ils
éprouvent des regrets déchirans.
Il a fallu , du reste , que l’association du ma-
riage fût déclarée inviolable et sacrée , et qu’on
fît une obligation rigoureuse de la fidélité , afin
que la paix fût permanente entre deux personnes
qui s’unissent souvent par la convenance des for-
tunes, par Feffet du hasard, par des occasions
que fait naître la fréquentation des mêmes so-
ciétés, souvent même par cette disposition na-
turelle que nous avons à satisfaire le besoin
d’aimer avec plus de promptitude que de dis-
cernement ; il a fallu enfin que les plaisirs qui
résultent de cette union fussent déclarés ver-
tueux, et décorés du titre de légitimes. Cette
ressource supplée à la perte de Fillusion et au
manque de cette fameuse loi des obstacles,
qui, comme je Fai dit ailleurs, ne retarde nos
DE l’amour conjugal.
plaisirs que pour eu accroître renchantement et
la durée.
Le bonheur des époux doit descendre du ciel;
c est Dieu qui consacre cette sainte et innocente
intimité. Que celui qui emmène la jeune fille loin
du toit paternel songe bien qu’il n’est que le dé-
positaire du trésor qu’on lui confie! Qu’il se sou-
vienne qu’il l’a arrachée aux larmes d’une mère
qui s’en est séparée avec déchirement. Trom-
pera-t-il la foi de ce tendre père qui l’a conduite
à l’autel, qui s’est privé pour lui du soutien de
sa vieillesse, et qui désormais va s’ensevelir
dans une accablante solitude ? Vouera-t-il à la
douleur la vierge pure qui est venue embel-
lir sa maison de tout le charme des vertus do-
mestiques! Ah! qu’il soit plutôt l’appui constant
de celle qui, comme une tige féconde , vient fer-
tiliser sa famille par un nouveau sang ! qu’il par-
tage son amour! qu’il n’empoisonne pas sa jeu-
nesse! qu’il l’entoure de soins et d’une inaltérable
félicité !
Les mariages seraient toujours heureux, si le
ciel avait nécessairement pourvu chaque homme
ici-bas de la seule femme qui puisse sympathiser
avec la nature propre de son organisation ; si les
êtres qui se conviennent se rencontraient tou-
484 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
jours sur la route de la vie , et si, dans l’ordon-
nance de ce vaste univers», ils se rapprochaient
naturellement l’un de l’autre comme les corps
soumis à la loi irrésistible de l’attraction. On
connaît l’ingénieuse allégorie de Platon , qui dit
qu’au commencement des siècles l’épouse et
l’époux venaient ensemble au monde, et ne
constituaient qu’une seule créature animée ; dans
un accès de colère , Jupiter sépara en deux un
tout si harmonieux et si parfait ; depuis ce temps
chacun cherche sa moitié sur la terre, et presque
toujours l’union des sexes est livrée aux chances
du hasard.
»
Il conviendrait de tracer un code pour le ma-
riage , et de le fonder sur une connaissance ap-
profondie du cœur humain. Il faudrait apprendre
aux époux à prolonger le charme des nœuds
qui les lient. La femme retient par sa modestie
rhomme qui la protège par sa puissance ; il im-
porte quelle maintienne dans sa vie intérieure
tous les avantages de la loi des obstacles ; elle
doit étendre sur tous les charmes dont il a plu à
la nature de l’embellir ce voile religieux qui la
couvrait lorsqu’elle fut introduite dans le temple
de l’Hymen ; elle doit rester pure jusqu’à son der-
nier jour. La décence et la retenue sont la coquet-
terie du mariage.
DE LAMOUR CONJUGAL. 485
Toutefois, sous îe rapport moral, tout doit
être commun dans le mariage , meme la pensée ;
de là vient que les cœurs doivent être assortis
pour cette délicieuse union. Il y a si peu d’âmes
qui se répondent! Pour produire des volontés
analogues, il conviendrait peut-être de varier
l’éducation des femmes selon la condition et le
caractère des maris auxquels elles sont destinées ;
ce serait sans doute le plus sûr moyen de fixer
parmi eux un bonheur qui doit être isolé et ca-
ché, pour ainsi dire, dans les détails de la vie
domestique.
On a peint l’Amour avec un bandeau ; c’est
l’Hymen qu’il faudrait représenter ainsi, disait
une femme de beaucoup d’esprit. En effet, tout
s’altère, tout se ternit dans l’union physique la
mieux assortie ; la beauté même, par le seul ré-
sultat de la possession , perd une partie de ses
prestiges. Il n’y a que les défauts qui sont perma-
nens, et qui refroidiraient bientôt l’association
conjugale, sans le charme inépuisable des grâces,
qui triomphe seul de l’ennui attaché à des im-
pressions trop uniformes.
L’homme brille dans son ménage par la force
de son âme et par l’étendue de son esprit ; le
courage est en lui l’ornement de l’amour ; son dé»
486 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
vouement est d’autant plus pur et plus désinté-
ressé, qu’il est l’apanage de la puissance. La
femme répond à ces hautes qualités par tous les
tendres sentimens que la nature lui donne ; il
semble qu’elle ne veuille enchaîner son époux
que par les sacrifices qu’elle s’impose; elle ajoute
plus d’importance au contrat qui la lie ; elle sait
mettre d’ailleurs dans ses rapports habituels une
réserve , une sorte de tempérance , un parfum de
vertu qui prolonge la jeunesse de ses organes,
ainsi que le bonheur de sa situation.
«
Lafemmebien ordonnée , et telle que je la con-
çois , ne saurait plaire qu’aux yeux d’un époux ;
c’est pour lui seul qu’elle existe. L’homme, livré
à une vie errante et agitée , a besoin d’un être
doux et dévoué , qui le ramène à ses foyers , qui
le seconde , à chaque instant , dans la diversité de
ses projets, dans l’étendue de ses espérances. On
rencontre à la Louisiane une peuplade chez la-
quelle cette harmonie conjugale existe et se
conserve dans toute sa pureté ; il y a peine de
mort contre la femme qui ne prend pas soin
de son mari pendant qu’il est dans un état
d’ivresse ; elle le défend contre les calamités
qui le menacent durant la courte absence de
sa raison. L’homme , de son côté , respecte les
nœuds qu’il a formés ; il apprécie avec bon-
DE l’amour conjugal. 4^7
heur tous les services rendus par sa compagne
fidèle.
On connaît la déplorable influence que la su-
perstition exerce , chez presque tous les peuples
de l’Inde, sur le sexe le plus faible et le plus dé-
licat. Là surtout les femmes sont persuadées
qu’elles n’ont rien à faire dans ce bas-monde dès
qu’elles sont privées de leur appui. La première
d’entre elles qui se brûla sur le corps de son
mari, était sans doute une veuve livrée à tout
l’excès de l’amour conjugal ; dans la suite , on
convertit en obligation , ou en devoir pieux , cet
acte extraordinaire de dévouement ; telle a dû
être l’origine de cette affreuse cérémonie de
l’Indostan , que les prêtres de Brama se plaisent
encore à perpétuer.
Qui croirait que ce sacrifice , tout horrible qu’il
est, passe pour aussi méritoire qu’il est volontaire ?
La femme qui s’y soumet est dans la conviction in-
time qu’elle va recevoir dans le ciel le prix de son
dévouement; elle se croit réclamée par l’âme invisi-
ble d’un époux adoré ; son front rayonne de joie
et d’espérance ; elle se précipite vers le bûcher
comme si elle était mue par un avant-goût de la fé-
licité qui l’attend.Tout l’appareil déployé dans cette
barbare cérémonie contribue d’ailleurs à exalter
488 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
son âme ; le chant des prêtres, le roulement des
tambours, le retentissement de la trompette, les
acclamations des spectateurs, l’ivresse du peuple ,
tout sert à roidir son courage et à l’élever au-des-
sus des faiblesses de l’humanité ; elle embrasse la
mort pour échapper au mépris du vulgaire. H y a
quelque chose de surnaturel dans cet enthou-
siasme qui fait braver toutes les craintes , dans
cette inconcevable faculté de l’existence qui nous
rend , pour ainsi dire , impassibles au sein des
tortures qu’invente de toutes parts le fanatisme
humain.
La diversité des mœurs et des législations ap-
porte nécessairement des changernens au contrat
qui attache l’homme à la femme dans l’unique
but de procéder à la reproduction de l’espèce.
Je ne sais où j’ai lu le récit d’une ancienne cou-
tume de certains peuples sauvages , dont quel-
ques voyageurs ont fait mention : dans les pre-
miers temps, les hommes se rassemblaient par
douzaines dans un même lieu , sans doute pour
s’y défendre ; ils adoptaient en commun un pareil
nombre de femmes, et les enfans qui en prove-
naient appartenaient à la compagnie qui s’était
formée. Ceci ne ressemble pas mal aux habitudes
de certains oiseaux du Nouveau-Monde , dont
les femelles, pour leur sûreté individuelle, vont
DE l’amour COJVJüGAL. 4^9
pondre et couver dans le meme nid afin d’élever
de concert leur postérité naissante.
Au surplus, il faut le dire à la honte de l’homme
corrompu, considérés sous un point de vue gé-
néral, les animaux sont souvent mieux guidés
que nous dans le choix que nécessite la repro-
duction des espèces ; ils mettent plus de sûreté
dans leurs alliances; ils n’ont pas besoin comme
nous de régler les articles de leur contrat ; ils
ignorent toutes ces contestations misérables qui
s’élèvent parmi les époux au sein de notre civi-
lisation ; s’il nous était permis de voir ce qui se
passe dans la caverne qu’habite le lion des déserts,
nous le trouverions toujours tendre et toujours
affectueux pour sa femelle ; le tigre meme obéit à
cette puissante sympathie , et la paix règne dans
son affreux repaire. Il n’y a que l’homme qui ait
mis l’enfer dans son ménage ; lui seul donne et
reprend arbitrairement sa foi; lui seul porte à
chaque instant la désolation dans le cœur de
l’étre faible qu’il doit chérir et protéger.
Je m’abstiens dans ce chapitre d’une multitude
de discussions qui tiennent un grand espace dans
d’autres ouvrages. Quoi qu’en disent certains pu-
blicistes, il ne doit y avoir qu’un seul moyen
d’obéir à l’instinct de reproduction ; c’est celui qui
49^ PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
est en usage dans toute TEiirope civilisée. Nous
avons beau faire des raisonnemens ; la polygamie
est une coutume barbare, naturellement repoussée
par les lois organiques de l’économie animale , et
qui est contraire au bonheur de l’existence. Une
seule circonstance pourrait la justifier : c’est celle
où le sort aurait jeté dans quelque île déserte
un petit nombre d’hommes et beaucoup de
femmes ; mais , dans les cas ordinaires de la
vie, la raison s’unit à l’expérience pour nous
montrer que , partout où il y a des peuples poly-
games, le sexe le plus faible doit subir le joug
le plus honteux. Il faut une si grande somme
d’amour pour la félicité du mariage ! Il faut tant
de soins pour la postérité qui en émane , que
l’idée seule d’une marâtre jette l’inquiétude dans
les familles.
Mais la polygamie compromet le sort de l’hu-
manité ; elle enlève au cœur ses plus pures et ses
plus ineffables jouissances ; le bonheur quitte
celui qui se blase au sein d’un odieux partage ;
l’homme qu’enflamme un violent amour ne peut
entendre que la meme voix. Nous lisons avec at-
tendrissement l’histoire de Rachel , épouse qui
fut si long-temps et si vivement désirée ; mais
l’antique Écriture nous peint aussi le désespoir
de Lia : les tours de la maison de Laban retentis-
DE l’A-MOUR conjugal. 49 1
salent nuit et jour de ses angoisses et de sa déso-
lation. Combien ,de larmes la jalousie faisait ver-
ser dans ces temps si vantés où la pluralité des
femmes semblait autorisée par l’innocence des
mœurs !
Je connais des auteurs célèbres qui n’ont point
parlé du mariage avec cette gravité philosophique
qui convenait à des écrivains de leur ordre. Les
anciens ne se permettaient point cette indiffé-
rence moqueuse pour les choses les plus impor-
tantes de la vie ; ils ne se jouaient point de ce qui
fait la sûreté des familles ; ils n’insultaient point
par d’indécentes plaisanteries à nos rapports les
plus doux et les plus naturels ; ils ne frondaient
point ce que les lois consacrent comme l’institu-
tion la plus honorable. L’esprit, chez eux, ne
raillait point le sentiment ; ils ne savaient pas rire
de ce qui console ; ils n’offensaient point la sain-
teté de l’hymen en affaiblissant l’importance des
vertus conjugales.
Nous sommes loin de l’âge d’or; nous avons
perdu la trace des mœurs et des habitudes pri-
mitives. Toutefois il est encore des épouses qui
savent embellir par mille vertus la plus tou-
chante des associations humaines. Je voudrais
faire connaître à mes lecteurs une femme incorn-
49^^ PHYSIOLOGIE DES PA.SSIONS.
parable, qui a été le modèle de la piété conjugale
{Fig. VIII ) *. On l’avait unie à un des plus beaux
hommes.de l’Angleterre. Son mari séjourna quel-
que temps dans Un de , où le retenaient des affaires
commerciales ; il y contracta le fléau de la lèpre ,
qui est la plus horrible des infirmités physiques
de l’homme. Sa physionomie s’altéra au point de
devenir absolument méconnaissable ; son front
se hérissa de tubercules hideux : on ne pouvait
le contempler sans horreur. Le malheur d’une
semblable maladie est de traîner après elle une
multitude de dégoûts insurmontables ; la lèpre
ôte à l’humanité toutes ses formes ; tout se dé-
nature par ses ravages, jusqu’à la voix, qui est
rauque et rugissante comme celle des lions ; le
sourire meme du lépreux a quelque chose de
sinistre qui ne sympathise point avec notre na-
ture, et qui porte l’épouvante dans le fond de
1? A
ame.
Malgré les répugnances de tout genre que
pouvait inspirer la fréquentation habituelle d’un
être aussi malheureux , sa tendre épouse ne le
quittait pas; elle veillait sur lui comme une di-
vinité tutélaire; elle devinait en quelque sorte
toutes ses volontés et tous ses goûts ; cette belle
Lacîv St....,
DE l’amour conjugal.
493
personne semblait s’étre identifiée avec ce corps
pâle et défiguré que la vie disputait encore à la
mort; elle pansait ses plaies, qui étaient d’une
fétidité repoussante. Un jour que je lui avais
prescrit d’exposer les pieds du malade aux rayons
du soleil, je la trouvai dans une attitude qui me
fit frissonner ; elle appuyait contre son sein la
tête défaillante de l’infortuné lépreux ; elle l’en-
tourait de ses jeunes bras pour le réchauffer et
endormir ses douleurs. Dans d’autres instans,
comme il était devenu aveugle, elle cherchait à
le distraire par ses lectures; elle employait son
cœur, son âme , son imagination , ses paroles ,
à adoucir, à pallier ses maux, à tromper, pour
ainsi dire , sa grande infortune. Il était fiicile de
voir que l’héroïsme de cette épouse incomparable
provenait surtout des principes qu’elle s’était for-
més sur les devoirs attachés à l’association du
mariage. Le besoin de se consacrer est essentiel-
lement le partage des femmes ; elles n’ont d’autre
activité que celle du cœur ; elles ne s’agitent que
pour se dévouer.
C’est surtout au sein d’une nature perfection-
née qu’il faut chercher les consolations ainsi que
les vraies jouissances de l’union conjugale; chez
les sauvages , cette meme union n’est qu’une ser-
vitude abjecte du côté des femmes. L’empire, au
PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
494
contraire , se partage avec équité chez les peuples
qui ont su profiter de la civilisation européenne.
Le mariage est ici le contrat de deux êtres qui
doivent porter en commun le doux fardeau des
sollicitudes du ménage, qui se joignent pour
triompher des mêmes difficultés , pour se con-
soler ou pour souffrir ensemble, qui mêlent leurs
attributs pour assurer la conduite de leur vie, qui
échangent leurs moyens et leur capacité pour la
conservation de l’espèce humaine.
Le mariage est un lien que l’espoir embellit,
que le bonheur conserve , et que le malheur for-
tifie. Les époux convenablement assortis se paient
réciproquement un tribut de condescendance ;
ils s’attirent par la sympathie et s’enchaînent par
l’estime. L’accord de leurs âmes n’a besoin, pour
se maintenir, ni d’illusion ni de mystère. L’amour
conjugal est un amour sans fièvre, sans trouble,
sans égarement ; c’est une affection paisible et
enchanteresse , dont l’influence se prolonge dans
un riant avenir. Elle a pour cortège l’amitié,
l’estime, le dévouement, l’abnégation de soi-
même, et mille autres vertus conservatrices. Un
pareil sort est digne d’envie ; c’est le seul qui
puisse charmer les loisirs du sage et semer de
quelques fleurs la carrière de l’homme de bien.
DE l’amour MATERNFL.
CHAPITRE IL
DE l’amour maternel.
L’amour maternel est le plus tendre sentiment
de la nature animée ; c’est le mouvement le plus
doux , le plus généreux qui puisse émaner de
l’instinct de reproduction. La conservation des
espèces vivantes s’y trouve irrévocablement atta-
chée. Contemplez cette jeune mère près de son
enfant : on dirait que le Créateur lui a fait don
de son auréole protectrice , ou plutôt il semble
qu’elle ait transporté son existence dans un autre
être ; rien de personnel ne se glisse dans ce
quelle éprouve : elle a cessé de vivre pour elle;
c’est sa fille qui la recommence.
On a eu raison d’avancer que l’amour maternel
est un penchant primitif, fondamental dans l’éco-
nomie animale. La femme adoptée par l’homme
sauvage nourrit toujours ses enfans de son propre
lait; dans des marches longues et pénibles, elle
en porte jusqu’à deux sur son dos, où ils se
trouvent doucement retenus par une couverture
PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
496
de laine ou de coton nouée sur sa poitrine ; elle
se délecte sous ce doux fardeau. La femme sau-
vage ne maltraite jamais son fils. Est-il malade,
elle ne l’abandonne plus ; elle le comble de soins
et de caresses. Meurt- il, on la voit s’agenouiller
sur son tombeau et pleurer amèrement le trésor
qu’elle a perdu. Souvent elle reste immobile pen-
dant plusieurs jours sur le tertre qui couvre une
aussi chère dépouille. L’anniversaire de ce trépas
est constamment pour elle un jour de deuil. ‘
Nul être sur la terre ne peut donc se soustraire
à ce penchant, auquel la nature a confié la vie;
et tous les animaux veillent avec tendresse sur
le fruit de leur accouplement. C’est même chez
* Le trait suivant ne prouve pas moins que rien n’est plus
inhérent à l’organisation animée que le sentiment maternel. Un
négociant de ma connaissance était au village de Zambi , situé à
l’est de la baie de Nazareth , à l’embouchure de la rivière qui porte
ce nom ; ce village est le plus considérable du pays Orongout , où
l’on allait faire la traite des Nègres. On avait proposé à ce négociant
l’achat de deux Négresses qui, devenues mères pour la première
fois, s’occupaient du soin de l’allaitement. Celui-ci, ne se souciant
point d’avoir à bord des enfans à la mamelle, proposa au courtier
de les confier k d’autres nourrices , et qu’à cette condition seule-
ment il ferait l’emplette des deux femmes , dont il admirait d’ail-
leurs la jeunesse et la beauté ; mais les deux mères se prosternèrent
aussitôt aux pieds de l’acheteur, en les inondant de larmes , et le
conjurant par des cris et les gestes les plus expressifs de ne point
les emmener sans leurs enfans ; elles préféraient la mort à cette
cruelle séparation.
DE l’amour maternel.
497
ces derniers qu’il est intéressant d’étudier l’in-
stinct maternel , parce qu’il n’est point altéré ,
comme chez l’homme, par les institutions so-
ciales. La tortue supplée par la ruse à la lenteur
de ses mouvemens progressifs ; elle cache ses œufs
dans les endroits les plus reculés et les plus inac-
cessibles ; la femelle du caïman , après avoir re-
célé les siens dans le sable, ne les perd pas de vue,
et les défend de tout son pouvoir contre l’avidité
des Nègres.
Les oiseaux changent absolument de mœurs
et de caractère aussitôt que leur ponte est
commencée ; leur affectueuse sollicitude ne s’ex-
prime dès-lors que par un tendre et mysté-
rieux silence : si l’on entend quelques cris dans
l’intérieur du nid , ce sont ceux des petits qui ar-
rivent à la lumière , et qui demandent de la nour-
riture ; la mère comprend tous leurs naissans
désirs. Mais c’est surtout la cigogne qui est re-
marquable par sa vive et constante sollicitude :
l’ouvrier qui démolit une maison ne peut souvent
parvenir à la séparer de sa couvée.
Enfin ce sentiment profond qui attache tout
être vivant à sa progéniture se montre dans
toute sa force jusque dans les quadrupèdes,
jusque chez les tigres et les panthères; et, dans
32
IL
/|9^ PHYSIOLOGIE DES PASSIOIYS.
une foret d’Afrique, une lionne reconnut, à ce
qu’on assure , un voyageur qui , quelques années
auparavant, lui avait enlevé un de ses lionceaux;
elle courut sur lui, et ses compagnons eurent
toutes les peines du monde à le délivrer.
Qui n’admirerait les effets de cette vigilance
maternelle qui se prolonge pendant tout le temps
nécessaire au maintien de l’espèce? L’estimable
docteur Sarrazin s’amusait un jour à prendre des
oiseaux , et s’était caché derrière un buisson.
Tout à coup un bruit particulier vient frapper
son oreille; il regarde, et aperçoit une perdrix qui
n’est pas très éloignée du filet qu’il avait tendu;
non loin d’elle étaient ses petits , qui paraissaient
tranquilles en suivant doucement ses pas. Mais la
mère n’eut pas plus tôt remarqué le piège, quelle
se tourna tout à coup vers sa progéniture, en
changeant le diapazon de sa voix. Ceux-ci, aver-
tis par ce cri d’alarme, furent saisis d’effroi, et
restèrent interdits; il s’établit, entre tous les
membres de cette famille , une sorte de colloque
qui semblait exprimer l’inquiétude et la per-
plexité ; mais ensuite un cri plus aigu fut pour
eux un avertissement qui les détermina à prendre
la fuite. Le mâle s’envola, les petits le suivirent,
et la mère ne partit que quand toute la troupe
fut en l’air, lâa raison tant vantée de l’homme
j. ■ 'I
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Tûme U .
49S ■
DE l’amour maternel. ^99
aurait-elle mieux combiné ce plan d’évasion ou
de défense?
L’amour maternel communique un courage
qu’on croirait au-dessus des forces de la nature,
et ce courage subsiste pendant tout le temps que
les petits ont besoin de la protection de leur mère ^
on a vu les plus timides volatiles braver des dangers,
et surprendre les spectateurs par des actes de har-
diesse ou de témérité. Le Grand-Connétable est
un rocher distant de cinq ou six lieues de la côte
de la Guyane tx); il ressemble de loin à un
navire à la voile ; il n’est abordable que du côté du
sud, et il est rare qu’on puisse y débarquer com-
modément; il serait impossible de le gravir. C’est
un ovale immense qui semble sortir majestueuse-
ment du sein des flots à mesure qu’on s’en appro-
che. Ce rocher est en quelque sorte l’asile de la
maternité; cardes troupes innombrables de goé-
lands, de mouettes , de paille-en-queue, d’hiron-
delles de mer, de chevaliers, de plongeons, qui
nagent autour et se jouent au milieu des flots
d’écume, viennent y déposer leurs pontes. Toutes
les fois que des bâtimens s’avancent pour le recon-
naître, on tire un coup de canon pour se donner
le spectacle amusant de les voir s’envoler de leur
retraite. *
Nul vaisseau partant d’Europe et de l’Amérique septentrionale
50O PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
L’air est aussitôt obscurci par une quantité
prodigieuse d’oiseaux que cette détonation épou-
vante, et qui semblent se réfugier au milieu
des nuages amoncelés par la tempête. On assure
que les Indiens, qui viennent en grand nombre
à Cayenne, sur leurs pirogues, pour y faire des
échanges, ont cherché plus d’une fois à pénétrer
dans cet immense rocher pour y recueillir des
œufs dont ils se régalent. C’est alors qu’il est in-
téressant de considérer l’ardeur avec laquelle les
femelles qui les couvent défendent leur progéni-
ture; ne connaissant point l’homme, elles le re-
doutent peu. L’amour maternel leur donne une
force dont il est difficile de se faire une idée.
Animées par le commun danger, elles combat-
tent avec un courage surnaturel , et crèvent par-
fois les yeux à leurs agresseurs. Ceux-ci , vaincus
et repoussés, finissent presque toujours par aban-
donner leur entreprise. ‘
n’aborde Cayenne sans avoir reconnu et salué le beau rocher
appelé le Grand- Connétable , rocher isolé en mer, dont la forme
n’est ni hérissée ni caverneuse ; il est aride , mais constamment
échauffé par les rayons d’un soleil brûlant ; il est chargé de plu-
sieurs milliers de nids de différentes espèces d’oiseaux qui dérobent
ainsi leurs petits à la dent des serpens dont le continent est infesté.
Un brave officier de nos armées, M. de Saint-Laurent, a visité
en deux occasions le Grand- Connétable. Quand on arrive à son
sommet, on trouve une vaste plate-forme jonchée d’œufs, à un tel
point , qu’il est impossible de la parcourir sans les écraser.
‘ Ce trait rappelle \e?, guacharos , dontparleM. de Humboldt, dans
1
DE l’aMOER maternel. 5oi
Mais Finstinct de la maternité , qui donne tant
de courage à des oiseaux et à des êtres d’une
complexion faible et timide, frappe au contraire
les bêtes les plus féroces d’une sorte de crainte
et de pusillanimité. On lit, dans un Voyage du
docteur Mac Reevor, un trait touchant et relatif
à la femelle d’un ours blanc poursuivie par quatre
chasseurs ; lorsqu’elle vit le danger qui la mena-
çait, on raconte qu’elle poussa des cris lamen-
tables, et qu’elle embrassa affeiÇtueusement ses
deux petits; elle les plaçait ensuite sur son dos,
les couvrait de caresses, et s’efforcait de les déro-
ber à l’ennemi par la fuite , en plongeant dans
l’eau et à de grandes distances. Les premiers
chasseurs, touchés par ses plaintes, se retirèrent;
d’autres, moins humains, les remplacèrent, et lui
tirèrent une balle dans la poitrine. Elle périt, ne
cessant de regarder ses oursons avec le plus vif
regret. Le même attachement se remarque dans
les loutres marines ; au rapport de plusieurs
naturalistes , quand on leur enlève leur progé-
ses immortels voyages ; ces oiseaux habitent dans les cavernes et le
creux des rochers. Comme ils fournissent une graisse abondante
aux Indiens , ceux-ci en font tous les ans un grand carnage. Les cris
plaintifs des mères, quand on vient leur enlever leurs nids, et qu’on
entre dans les grottes avec des torches de nopal , ont quelque chose
d’horrible et de déchirant ; on les voit planer au-dessus de la tête
des agresseurs, comme pour défendre leurs couvées , et se réunir
en quelque sorte })oui mieux repousser l’ennemi commun.
002 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
niture , elles tombent dans une tristesse affreuse;
elles suivent long-temps le ravisseur, et semblent
vouloir fléchir sa pitié par leurs gémissemens.
Dans lespèce humaine non corrompue, l’a-
mour maternel acquiert néanmoins une plus in-
téressante énergie ; c’est un sentiment qui se per-
fectionne par l’étendue des rapports au milieu
desquels il se développe ; comme l’instinct de re-
lation embellit tout, rien n’égale le charme que
l’éducation imprime à ce genre particulier de
sensation ; tous les projets qu’il suggère sont des
plaisirs; toutes ses fatigues sont des jouissances.
La femme née dans les classes supérieures de
l’ordre social , ne borne donc point sa tâche aux
soins matériels qu’exige la conservation corpo-
relle de son enfant. Elle agrandit la sphère de
son intelligence; elle coordonne son existence
morale; elle lui inculque tous les attributs de
son esprit ; elle lui imprime toute la sensibilité
de son âme ; elle le revêt en quelque sorte de
son caractère ; en lui transmettant son idiome ,
elle forme seule le doux son de sa voix, et jus-
qu’au jeu innocent de sa physionomie naissante.;
il n’est pas un seul de ses mouvemens dont elle
ne facilite la grâce, dont elle ne modère la pré-
cipitation ; c’est ainsi quelle influe sur ses des-
tinées futures.
DE L AMOUR MATERNEL.
5o3
Il n’y a rien de réfléchi, tout est spontané dans
l’amour d’une mère. Il fallait bien que la nature
environnât son tendre ministère de toutes les il-
lusions du bonheur; car, si l’on songeait d’avance
à tous les écueils dont l’inexpérience humaine
est menacée , quelle est celle qui ne frémirait de
la périlleuse tâche qu’elle s’impose.^ Tout Paris se
souvient de cette soirée désastreuse qui fut si fu-
neste à l’amourmaternel. Un ambassadeur d’Alle-
magne ^ donnait une fête à l’occasion du mariage
d’un illustre conquérant ; mille flambeaux éclai-
raient un palais magique élevé avec autant de célé-
rité que d’imprévoyance. Tous les arts avaient uni
leurs merveilles pour enchanter ce beau lieu; les
colonnes étaient couvertes de festons, de guir-
landes, de chiffres enlacés, et autres ornemens
symboliques auxquels un vernis combustible
avait imprimé les plus fraîches couleurs.
Qui eût cru que les larmes étaient si près de
la joie? Un torrent de feu naquit d’une simple
étincelle , et enveloppa en un instant cette belle
enceinte où tant de familles réunies se livraient
à l’innocent plaisir de la danse {Fig. x). Des cris
sinistres, les géraissemens prolongés de la dou-
leur succédèrent tout à coup au son des instru-
mens qui avaient donné le signal de la fête ; les
' Feu M. le prince de Schwartzenberg.
5ü4 physiologie des passions.
voûtes de Tédifice tremblaient, et déjà plusieurs
victimes étaient écrasées. Le peu d’eau que l’on
jetait à la hâte ne faisait que nourrir ce vaste
embrasement; tout s’engloutissait dans ce gouf-
fre dévorateur. On s’embarrassait dans la fuite ;
mais ce qu’il y avait de plus touchant au milieu
de ces scènes d’horreur et de désespoir, c’est
le courage sublime d’une multitude de femmes
pâles , échevelées , s’élançant au milieu des flam-
mes , et disputant leurs filles à l’horrible incen-
die ; toutes les craintes personnelles s’évanouis-
saient devant les intérêts sacrés de la maternité
malheureuse. En quelques minutes , ce théâtre
d’allégresse fut converti en un monceau de cen-
dres ; une princesse adorée y perdit la vie ; et le
lendemain, quand on fouilla les décombres, on
trouva le cadavre d’une autre mère qui tenait le
corps de son enfant étroitement embrassé. Non
loin d’elle on apercevait les fragmens d’un collier,
des bracelets , des pierreries , quelques diamans
épargnés par le feu, et autres ornemens, tristes
restes de la vanité humaine , dont la vue affligeait
les regards en rappelant à l’âme contristée la futi-
lité de nos biens et la fragilité de notre nature.
Souvenirs cruels de l’amour maternel ! Que de
séparations déchirantes il impose ? L’histoire d’une
jeune dame de la Guadeloupe , doit trouver ici
5o5
DE l’aMODR maternel.
sa place. Cette Américaine, qui était la plus belle
créature de la colonie , fut attaquée de la lèpre.
En peu de temps son visage se défigura , et elle
perdit tous ses avantages extérieurs. Elle avait un
fils unique qu’elle adorait; un jour qu’elle voulut
l’embrasser, elle éprouva l’étrange sensation d’un
voile qu’on aurait interposé entre ses lèvres et les
joues de son enfant. C’est un des effets sinistres
de cette maladie de paralyser les nerfs qui ani-
ment la superficie de la peau; ce funeste sym-
ptôme s’était manifesté en une seule nuit. Aucune
expression ne peut rendre la douleur de cette in-
fortunée après cette affreuse découverte. Mais ce
ne fut pas là son unique tourment. Elle trouva le
moyen de se procurer un miroir, qu’on lui déro-
bait depuis long-temps : elle frissonna d’horreur
à l’aspect d’elle-même. Quel épouvantable fléau
que celui qui imprime à la physionomie tous les
traits de la plus dégoûtante laideur, et qui ense-
velit ses victimes toutes vivantes dans une soli-
tude absolue ! Quelle horrible situation que celle
qui rend une mère l’objet d’une répugnance in-
vincible pour ses enfans , qui la force à concen-
trer le plus délicieux sentiment de la vie, et à s’in-
terdire désormais tous les témoignages d’une
tendresse si vivement ressentie !
Tout est excès dans l’amour maternel; mais
5o6 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
quelque pénibles que soient ses fatigues, elles
sont souvent bien douces au cœur qui les éprouve.
On se rappelle la situation déplorable où se trouva
madame la marquise de Bonchamps, dans les
forets de la Vendée, quand, pour se dérober à
la poursuite de quelques soldats furieux , elle fut
contrainte de se cacher, pendant toute une nuit,
dans le creux d’un arbre avec sa petite fille quelle
tenait comme elle pouvait sur ses genoux. Mal-
gré Fborrible gène qu’elle éprouvait dans cette
retraite, qui pouvait à peine les contenir toutes
deux, et où elle respirait avec tant de difficulté,
l’idée de sauver son enfant lui procurait, disait-
elle, une joie indicible.
Je me souviens d’avoir vu à Paris une mal-
heureuse femme {Fig. xi) dont l’enfant succom-
bait aux plus cruels symptômes d’une variole
confluente. 11 est dans le cours de cette maladie
une affreuse période qui réclame les soins les
plus attentifs. Cette tendre mère, s’abandonnant
à tous les mouvemens de son cœur, suçait avec
ses propres lèvres l’éruption hideuse qui consu-
mait son malheureux enfant ; elle veilla pendant
plusieurs nuits près de son lit sans que sa santé
en éprouvât la moindre atteinte ; elle l’arracha
des bras de la mort. Que de douleurs elle lui
épargna ! Elle aurait voulu lui donner son âme.
4
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Toiiic II ,
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DE l’amour maternel. 5o7
Quelques philosophes qui attribuent toutes
nos idées morales et affectives au pouvoir de Fé-
ducation , ont voulu nier l’existence de l’instinct
maternel. Ils ont allégué l’exemple de certaines
femmes d’O-taïti, qui regardent comme un dés-
honneur de devenir mères, et qui étouffent leurs
enfans à l’instant meme où ils voient le jour ; ils
ont aussi parlé des épouses des Moxes, qui, lors-
qu’elles accouchent de deux jumeaux, en enter-
rent un, sous l’horrible prétexte qu’ils ne sau-
raient exister en meme temps. Mais ces abomina-
bles coutumes ne sont que le résultat de quelques
superstitions adoptées. 11 faut pareillement at-
tribuer au. trouble du cerveau et à un état com-
plet de délire les crimes d’infanticide dont la so-
ciété gémit si souvent ; c’est la nature vaincue par
l’inflexible loi de l’honneur.
Il est des enfans mystérieux qui trouvent l’op-
probre et le malheur aux portes memes de la vie.
Mais ces êtres dont la pitié publique s’empare , et
qu’on expose sur des pierres , ou à la porte de nos
hospices, sont presque toujours marqués d’un
signe de reconnaissance par les coupables mères
qui s’en séparent. Une jeune femme, livrée à la
dissipation et à toutes les joies mondaines de
notre grande ville, poursuivie par des créanciers,
fut obligée de partir pour l’Inde , et abandonna
5o8
PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
dans rhôj3ilal Saint-Louis une pauvre fille âgée
de six ans; elle ne put séjourner long-temps sur
la terre étrangère. Peu de temps après elle repassa
les mers pour la réclamer, avec le regret humiliant
de l’avoir ainsi délaissée.
J’en ai dit assez sur ce sentiment inépuisable
auquel le monde doit sa durée, sur cet amour
qui est le premier auquel on répond , sur cette
passion attractive la plus naturelle , la plus riche
en émotions, qui ne connaît ni les refroidisse-
mens ni les caprices , qui s’accroît par les contra-
riétés , qui ne cesse qu’avec l’existence. L’amour
s’envole , l’amitié s’altère , l’ambition s’affaiblit ;
mais il y a quelque chose d’impérissable dans l’in-
stinct maternel, qui le soutient toujours au même
degré. L’enfant moissonné dans son aurore con-
serve toujours son culte dans le cœur de celle
qui l’a conçu ; elle ne veut pas être consolée. ‘
‘ Si Dieu réserve à l’âme maternelle
Un bonheur pur, qu’il n’a point fait pour nous ,
Il mêle aussi parmi ces biens si doux
D’affreux chagrins qui ne sont que pour elle.
Voyez le beau poëme de l'Enfant prodigue , par M. Campenon ( de
l’Académie Française). L’auteur a cru devoir faire figurer la mère
de l’enfant prodigue dans la plus morale et la plus instructive de
nos paraboles sacrées ; sachons-lui gre de cette création ; car tout
le naïf, tout le sublime de la Sainte Écriture, se retrouve dans ce
qu’il ajoute au plus touchant des récits ; sa poésie était digne
d’exprimer d’aussi divines pensées.
DE l’æMOTTR PATERIVEL.
CHAPITRE ITL
DE l’amour paternel.
L’amour paternel est à la fois ie sentiment le
plus digne d’un cœur généreux et la plus douce
jouissance de l’homme sensible; il nous console
du malheur de vieillir; il nous fait entrevoir une
sorte d’immortalité sur cette terre où tout nous
échappe. Un père croit revivre dans des enfans ;
il voit moins en eux ses héritiers que les conti-
nuateurs de son existence.
Il n’en est pas de l’homme comme des ani-
maux , dit le bon Plutarque : notre raison ne s’ac-
croît que par degrés, et la prudence est l’appren-
tissage continuel de nos jours. Il importe donc
que l’amour paternel soit un sentiment durable.
Un père doit assister ses enfans jusqu’à sa der-
nière heure ; il doit les rendre dignes du corps
social pour lequel ils sont formés. La vie d’un
chef de famille est accompagnée de tant de sou-
cis qu’elle ressemble à une tâche dont il faut ren-
5lO PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
dre compte aux hommes à mesure qu’on la rem-
plit , et à Dieu quand elle est finie. La nature a
voulu d’ailleurs que les parens trouvassent une
grande joie à voir prospérer les êtres qu’ils ont
procréés, et qu’ils en retirassent autant d’orgueil
que de contentement. *
Du sentiment paternel dérive donc une sorte
d’autorité qui a pour fondement et pour but le
bonheur de ceux qui y sont soumis. L’homme
qui ne sent pas cette vérité ne sera jamais digne
d’exercer ce doux empire établi par la nature, où
celui qui commande n’est heureux que par la
félicité de ceux qui obéissent , où l’excès de l’in-
dulgence est presque toujours plus à craindre
que celui de la sévérité , et où le pouvoir du chef
trouve constamment dans son coeur un pouvoir
qui empêche d’en abuser.
Le pouvoir paternel est le premier que l’homme
reçoit de la nature ; il garde en quelque sorte les
mœurs de la famille Ce pouvoir doit néanmoins
' C’est par vanité que l’homme aspire à perpétuer sa race ,
tandis que la femme semble tenir plus directement ce désir de la
nature : « Cette moitié du monde à qui la nature dit, sois homme,
reçut avec la sensibilité un mélange d’ambition et de gloire. Mais
celle à qui elle dit, sois mère, dut être formée toute d’amour.»
( Madame CoUin.')
^ « La maison paternelle est un temple où le feu nécessaire à la
DE l’amour paternel. 5 1 1
se modifier selon les âges et les progrès de la rai-
son chez les enfans ; il devient par conséquent
moins nécessaire à mesure que ceux-ci font une
étude plus ou moins sérieuse de leurs obligations
morales. ’
Pour s’assurer du devoir des pères, il n’y a
qu’à examiner l’état d’ignorance où se trouve
l’homme qui arrive à la vie ; il achète par mille
écarts le peu de sagesse qui le conduit. Gomment
ne pas croire que le premier soin d’un chef de
famille est de diriger ses enfans vers leur propre
bonheur, et de créer en quelque sorte leur
destinée sociale en les faisant vivre pour les
plus nobles et les plus généreux desseins !
Sous ce point de vue, sa fonction est comme
sacrée.
Comprimer les mauvais penchans, déraciner
les vices, surveiller les actions, rectifier les pa-
roles, épurer les désirs, diriger les efforts , enno-
r
vie morale s’entretient, alors même qu’il n’est pas attisé par des
mains très pures. » ( M. Droz, )
' Ce pouvoir ne doit pas être trop restreint. Mon excellent ami
M. Dubruel, questeur de la Chambre des Députés, a fait une très
noble proposition sur l’autorité paternelle. Son but est de repré-
senter les inconvéniens graves qui résultent de l’état actuel de nota e
législation sur un objet qui se lie si essentiellement à la morale , à
riutérét de la société et au bonheur des familles.
physiologie des passions.
}3lir les opinions, composer les habitudes, voilà
la fonction d’un cœur paternel ; parmi les affec-
tions de famille, il n’en est aucune qui ait des
devoirs plus étendus ; un père est à la fois le
guide , le soutien , le juge et le conseiller de ses
enfans. Dans l’ordre social , rien ne remplit la vie
comme de semblables sollicitudes.
Les sauvages, selon la profonde et judicieuse
remarque de M. de Bonald , n’existent , pour ainsi
dire , que par leurs souvenirs ; doués de peu de
prévoyance, ils semblent n’étre émus que par la
présence des ossemens de leurs pères. Mais les
hommes civilisés ne s’occupent que de leurs en-
fans ; ils ne s’inquiètent que pour leur avenir,
fc Cette disposition, ajoute ce penseur éloquent,
est à la fois effet et cause de l’état stationnaire
des uns, et de l’état progressif des autres. »
Le bonheur des pères est généralement plus
caché que celui des mères , parce que les mou-
vemens de leur âme sont plus réservés et plus
contenus ; ils n’en goûtent pas moins un bonheur
ineffable à remplir la tâche qui leur est assignée
par la nature, à développer les rejetons naissans
dont ils sont eux-mêmes la première souche, à
les faire croître sous leurs mains tutélaires, à
leur donner mille soins qui concourent au bon-
DE l’amour paternel. 5i3
heur de l’existence. Un père n’est jamais insen-
sible près du berceau où l’on a déposé son enfant;
il ne saurait jamais haïr son sang, ni conspirer
contre la vie qu’il a allumée ; il est donc aussi
pour lui des émotions et des jouissances indéfi-
nissables.
Un père s attache d’autant plus à ses enfans
qu’il leur a fait plus de bien ; son amour s’accroît
comme le succès des soins qu’il a prodigués. Il
vient néanmoins un jour où semblent cesser les
joies paternelles. Pour quelques heures de bon-
heur, pour quelques années d’une satisfaction
orgueilleuse, que de chagrins l’attendent quand
on viendra réclamer son fils pour la défense de
la patrie, ou sa fille pour une alliance , quand les
chambres de sa maison resteront tout à coup dé-
sertes, quand il se trouvera seul avec sa vieille com-
pagne sous le toit où ses enfans ont été nourris !
Il est néanmoins une circonstance plus déplo-
rable; c’est celle où, contre le cours ordinaire
des choses humaines, nos enfans nous devancent
dans le tombeau, celle où la Providence vient
tout à coup tarir la source de nos plaisirs les
plus doux. Qu’y a-t-il de plus douloureux pour
1 homme que de voir éteindre sa génération , et
de traîner des jours désolés par des calamités
33
5l4 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
irréparables! Un père privé de sa postérité est
comme un arbre dont la foudre a consumé tous
les rameaux, et qui se dessèche par ses racines.
N’avoir plus rien à aimer sur la terre , s’éveiller
et s’endormir sans espérance , porter seul le poids
de la vieillesse , ce n’est pas exister 3 c’est respirer
vie sans la sentir.
DE L AMOUR FILIAL. 5l5
CHAPITRE IV.
DE l’amour filial.
L’amour filial est l’affection qui a le plus besoin
de vertu pour se soutenir long-temps dans la car-
rière de la vie. Quand on songe qu’il est en grande
partie fondé sur la reconnaissance , sentiment fri-
vole et passager, qui s’évapore, pour ainsi dire,
après quelques instans d’existence, il n’est pas
étonnant qu’on ait besoin de toute la force de
l’éducation pour le maintenir.
La piété filiale est-elle donc plutôt une pas-
sion acquise qu’une passion innée? sont-ce les
bienfaits du père et de la mère qui la dévelop-
pent? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle n’existe
qu’à un très faible degré chez les animaux ; la
nature n’avait aucun besoin de l’établir chez eux
pour la conservation des espèces. Si le poussin va
se tapir sous le ventre de la poule , c’est pour
chercher un peu de chaleur; car il abandonne sa
mère aussitôt qu’il peut se passer d’elle. Il en est
5l6 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
ainsi des quadrupèdes, qui deviennent étrangers
aux auteurs de leur naissance quand les soins pro-
tecteurs cessent de leur être nécessaires. Mais
dans l’espèce humaine , où la puissance conserva-
trice se mêle constamment à des phénomènes in-
tellectuels, un fils doit le respect à son père, alors
même qu’il est sorti de sa juridiction.
Les législateurs ont si peu compté sur l’instinct
de la nature pour l’entretien de l’amour filial,
qu’ils en ont fait un précepte consacré par
toutes les religions : Tes père et mère honore-
ras^ etc. Quand il y a un mauvais fils dans une
maison, la malédiction y entre par toutes les
portes. « Malheur à celui qui a démérité de l’au-
teur de ses jours , disait un ancien , le remords s’at-
tache à lui , et le suit comme une ombre qui in-
quiète sans cesse ses pas ; la terre d’hospitalité le
repousse ; on abandonne la route qu’il a prise , on
cite avec effroi les lieux où il a séjourné; on
craint qu’il ne brûle les moissons ou qu’il n’em-
poisonne les pâturages ».
On explique ainsi pourquoi, dans tous les gou-
vernemens policés , on a établi des peines si graves
contre les parricides ; une loi de la Chine voulait
qu’on rasât le lieu où était né le fils barbare qui
avait immolé son «père à sa fureur ; les Persans
DE l’amour filial. 5i7
n’étaient pas moins sévères quand il s’agissait de
venofer l’humanité d’un crime aussi inouï.
O
Mais c’est la corruption des mœurs , c’est la
dépravation du caractère , ce sont les vices de tout
genre qui portent communément les hommes à
se séparer de leurs parens dès qu’ils n’ont plus
besoin de leur appui ; ils dissipent en ingrats tous
les fruits des tendres soins qu’on leur a prodigués.
La voix de la nature ne suffit donc pas pour nous
rappeler dans toutes les circonstances à ce senti-
ment doux et religieux qui influe tant sur notre
bonheur individuel.
Il semble que l’amour filial se soit affaibli de-
puis qu’on l’a tant préconisé comme une rare
vertu. Dans une fête de l’ancienne Grèce , on vit
deux jeunes guerriers s’attacher au char de leur
mère commune , et la conduire en triomphe au
temple de Junon ; les artistes les plus célèbres
s’emparèrent de ce sujet intéressant, et transmi-
rent cet exemple à la postérité. Le même soin se
remarque chez les peuples qui ont fait de grands
progrès dans la civilisation ; c’est là que les histo-
riens, les romanciers, les poètes célèbrent sans
cesse par leurs éloges nos inspirations les plus
naturelles, qu’on a converties en devoirs so-
ciaux.
5l8 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
Observez néanmoins les hommes dans leur ca»
ractère primitif, vous trouverez chez eux l’amour
filial dans son énergie la plus active. Ceux qui ont
parcouru les montagnes de la haute Écosse savent
combien les parens y sont tendrement chéris et
respectés ; quand le peu de ressources contraint
les enfans d’entrer en service dans des maisons
opulentes , ceux-ci mettent une partie de leurs
gages en réserve, et le but de cette économie est
de secourir un père et une mère, s’ils se trou-
vent dans l’indigence; sont-ils à la guerre, c’est
toujours la meme habitude ; aucune privation ne
leur coûte pour remplir ce devoir sacré ; l’amour
filial influe meme sur toute leur conduite morale.
Un militaire qui a commis un acte de bassesse ou
de lâcheté n’ose plus revoir les auteurs de ses
jours : il n’a d’autre ressource que de s’éloigner ;
et, pour un montagnard écossais, ce n’est plus
vivre , que de vivre loin de la patrie. *
' Ce que nous disons de l’Ecosse peut s’appliquer à bien d’autres
pays ; partout on trouve des enfans dont les affections n’ont rien
perdu de leur simplicité native. Rien n’est plus touchant que
l’aventure d’un petit matelot, déjà racontée par M. le comte de Las
Gazes , aussi remarquable par les qualités éminentes de son esprit ,
que par la fidélité.de son caractère. Ce jeune garçon était Anglais :
le mal du pays s’empara de lui ; mais surtout il brûlait de revoir une
tendre mère dont il était séparé depuis long-temps. Que fait-il ? Il
quitte le dépôt où on l’a placé. A peu de distance de Boulogne-sur-
Mer se trouve une forêt , oii il se réfugie pour y vivre à l’abri de toute
surveillance ; c’est là que le désir dont il est tourmenté lui suggère le
DE l’amour filial. Siq
Il faut , du reste , être devenu père pour sen-
tir toute l’étendue des fautes qu’on a commises
comme fils. Malheureusement , nous sommes in-
grats pendant tout le temps que nous sommes
jeunes, et quand le tourbillon des passions nous
entraîne : ce n’est que très tard que nous nous
reprochons notre injustice pour des parens ver-
tueux, presque toujours injustement accusés de
tyrannie ou d’une inflexible sévérité. On voudrait
alors recommencer la vie pour tout réparer;
notre âme s’épuise en vains regrets; et plus on
pénètre le fond de sa conscience, plus on se sent
projet de se construire une petite nacelle pour voguer sur la mer à la
manière des sauvages, et se rendre parce moyen près de celle qu’il lui
tardait de pouvoir embrasser. Impatient, il grimpait à tout instant
jusqu’à la cime des arbres les plus élevés : il voulait s’assurer s’il n’y
avait pas quelque vaisseau qu’il pût aller joindre à l’aide de son petit
canot. Ilfut découvert ; et comme personne ne pouvait se douter de ce
qui se passait dans son âme, on le soupçonna de tramer quelque mau-
vais dessein. Toutefois la hardiesse de ce jeune homme fit un grand
bruit à Boulogne. Napoléon se trouvait alors dans cette ville : il se fit
amener le déserteur, qui parut devant lui avec le frêle esquif qu’il avait
fabriqué pour arriver plus vite à sa destination. L’empereur voulut
savoir le motif qui l’avait porté à se soustraire à tous les regards ,
et pourquoi il était si pressé de retourner à Londres ; celui-ci répondit
que sa mère était malade , et que son vœu le plus ardent était de la
rejoindre. Napoléon, touché parles larmes de ce garçon , et admi-
rant sa piété filiale, lui accorda de l’argent et des vêtemens : il
donna en même temps des ordres pour qu’on le ramenât dans son
pays natal. Ce jeune homme fut alors l’objet de toutes les conver-
sations ; on n’en parlait guère sans éprouver le plus vif attendris-
sement.
520 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
râme opprimée par les plus tristes et les plus
tlouloureux souvenirs.
Un fils est-il tenté d’étre ingrat, qu’il songe
au temps où sa mère prenait soin de ses jeunes
ans; où elle le tenait dans ses bras pour lui pro-
curer quelques instans de sommeil ; où elle l’agi-
tait pour le distraire des douleurs de l’enfance ;
où elle tarissait ses premières larmes; où elle
écoutait tous ses cris ; où elle le couvrait de ca-
resses pour l’encourager, en quelque sorte, à vivre ;
où elle ne prenait elle-même des forces que pour
les lui consacrer.
L’amour filial ne s’enseigne pas; c’est une affec-
tion de notre instinct , qui naît avec nous , qui
fait partie de notre nature, qui coule , pour ainsi
dire, avec notre sang. Au collège d’Henri IV, on
vit , il y a quelques années , deux enfans , dont les
succès avaient été couronnés le meme jour, se
transporter spontanément sur le tombeau de
leur père, pour y déposer les palmes qu’ils ve-
naient de remporter. Mais c’est surtout dans les
périls dont notre existence est souvent menacée ,
qu’il faut admirer cette piété sublime , attribut si
honorable dans notre destinée humaine ; l’histoire
gardera toujours le souvenir de cette fille incom-
parable qui vint s’offrir en holocauste, au milieu
DE l’amour filial. 5^1
des massacres révolutionnaires Quand les mœurs
sont pures , le plaisir, la douleur, l’espérance , le
danger, la crainte, la liberté , l’innocence , tout se
rapporte à cet heureux sentiment.
Le nom de Prascovie a retenti dans toutes les
contrées ; c’était une religieuse non cloîtrée ,
pieuse à son père comme à son Dieu. Per-
sonne mieux qu’elle n’a prouvé que les enfans
auprès des vieillards remplacent quelquefois la
Providence; elle était fille d’un militaire exilé dans
les déserts de la Sibérie; plus elle appréciait l’in-
fortune de son père , plus elle en était navrée. Un
jour, elle conçut le projet de se rendre à Saint-
Pétersbourg, pour se jeter aux pieds de l’empe-
reur. Malgré l’opposition de ses parens, qui n’a-
vaient aucun espoir d’obtenir leur grâce , et qui la
retinrent pendant plus de trois années , sans jamais
consentir à son éloignement , elle partit , dit-on ,
* Mademoiselle Élisabeth de Cazotte ; on se rappelle les paroles
courageuses qu’elle prononça, et qui pour cette fois du moins
désarmèrent les bourreaux : Vous n arriverez au cœur de mon père
qu après avoir percé le mien. Le nom de mademoiselle de Sombreuil
s’associe par la même gloire à celui de mademoiselle de Cazotte,
et n’est pas moins digne de notre respect.
^ Cette histoire intéressante a exercé la plume de la célèbre
madame Cottin ; le même sujet a été traité par M. Xavier de
Maistre 3 elle public jouit de cette intéressante production par les
soins de M. Valéry, aussi savant bibliographe qu’élégmt écrivain.
52 2 PHYSIOLOGIE DES PASSIONS.
avec la somme la plus modique , et le vêtement le
plus léger, pour traverser des contrées arides , cou-
vertes déglacés et de frimas. Elle se confia au ciel,
et son attente ne fut pas trompée.
Jeune et sans autre recommandation que son
malheur et sa beauté , elle marcha , surmontant
toujours la neige , la pluie , les orages , le tourment
de la faim et celui de la soif. Elle arriva enfin près
du souverain qu elle voulait implorer , toujours
soutenue par son amour filial, toujours accueillie
par des âmes bienfaisantes, surveillée et guidée en
quelque sorte par le Dieu qui l’avait inspirée. Le
succès couronna son héroïque entreprise ; elle
obtint le rappel d’un père chéri. On raconte que
l’idée de hasarder un si long voyage lui était venue
en songe: les malheureux rêvent toujours d’espé-
rance. Le dévouement filial est une sorte de reli-
gion ; il trouve le prix des sacrifices qu’il s’impose ,
dans cette joie pure dont il pénètre notre âme, et
qui est la plus douce récompense de nos vertus.
LE
BANQUET DE PLUTARQUE
AVEC SA FAMILLE.
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AVERTISSEMENT.
Il y a eu véritablement un opuscule de Plu--
turque qui portait le titre que nous donnons
a cet épisode , et qui sans doute s'est perdu à
travers les temps de barbarie et de décadence ;
je le recompose d'après quelques notes de
CoronUy l'un des plus savans bibliographes
de l'Italie. On sait qu'il était rempli d' admi-
ration pour le vieillard de Chéronée , et qu'il
le regardait.^ après Pythagore y comme le
philosophe le plus moral de l' antiquité.
J'ai déjà parlé dans cet ouvrage de cet es-
timable médecin , aux entretiens duquel je
dois tant de choses intéressantes. Il a eu grand
tort de ne pas écrire ; il était attachant comme
Plutarque, universel comme Varron, et dis-
sipait en quelque sorte, dans ses conversations
privées, les plus rares trésors de la science.
A.VERTISSEMEIVT.
Ainsi que Plutarque , Corona brillait aussi
par ses propos de table ; il y traitait, pour
ainsi dire , en se jouant, des plus graves sujets
de philosophie ou de morale. Il connaissait
toutes les doctrines philosophiques , et avait
r art de les rendre faciles. Si des sténographes
avaient pu recueillir tout ce quil disait au
milieu d’un cercle ou d’un festin , on aurait
composé le livre le plus instructif.
Son âme , agrandie par son long commerce
avec les anciens , avait un continuel besoin de
révéler les faits déposés dans son incomparable
mémoire; et, dans la chaleur de ses entretiens,
il avait l’air de porter avec lui la ville de Rome
ou celle d’Athènes, Cet homme, aussi doux
que spirituel , s’exprimait d’ailleurs sans af
fectation ni pédanterie ; de là vient qu’on l’ai-
rncdt toujours dès qu’on était à même de l’ad-
mirer.
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BANQUET DE PLUTARQUE
AVEC SA FAMILLE.
Plutarque est, sans contredit, un des plus
beaux génies qui aient honoré le temps de
l’ancienne Grèce. Rempli d’une science pro-
fonde , et passionné pour elle , il n’était heu-
reux que quand il la prodiguait à ses sem-
f t f
blables. Mais c’est au milieu dé sés enfans,
c’est dans l’intérieiir de ses foyers dômes-
f
tiques qu’il est intéressant de le présenter.'
C’était à Chéronée, sa ville natale, c’était
en Béotie qu’il rassemblait les préceptes de
»
cette morale divine qui a fait les délices de
tant de lecteurs.
Plutarque regardait la philosophie comme
52 8 LE BANQUET DE PLUTARQUE
le véritable remède à tous les maux. Il eu
usait pour consoler les siens des pertes qui
nous affligent dans le cours de la vie. Fut-il
jamais un père plus tendre? On aime à relire
Fexhortation touchante qu’il adresse à son
épouse Timoxène, à l’occasion de la mort
d’une fille ravie à leur commun amour dès
ses premiers ans. Il est vrai que rien n’est
plus difficile que de donner un contre-poids
à la douleur d’une mère. Toutefois, fidèle
aux dogmes de Pythagore, Plutarque vou-
lait qu’on mît un frein à la tristesse comme
à la joie. La modération était sa vertu ; nourri
de bonne heure à l’école des sages, il n’y
avait puisé que des maximes de résignation
et de douceur. -
On dit que Platon n’était nulle part plus
éloquent que dans les jardins de l’Académie ;
mais c’est dans les banquets qu’il fallait en-
tendre Plutarque ; c’est là qu’il exhalait les
nobles rêveries de son âme; c’est là qu’il
AVEC SA FAMILLE. SsiQ
s’abandonnait à tout l’entraînement de la
conversation familière. La candeur régnait
dans ses discours. On n’oubliait rien de ce
que proférait ce philosophe .si riche de l’ex-
périence des temps et des hommes : tout
était avidement recueilli. ccLe banquet chasse
la haine , disait-il ; il semble que cette coupe
placée au milieu de ma table soit une source
abondante de bienveillance et d’amitié pour
chacun de mes convives ; cette source ne ta-
■ ■»
rit jamais pour moi , alors même que ma soif
est apaisée. »
Les banquets de Plutarque étaient comme
ceux de Socrate ; on s’en trouvait bien le len-
demain, par l’instruction solide qu’on en re-
tirait : aussi les personnes les plus savantes
de Rome et d’Athènes venaient-elles s’y ran-
ger. Tous les progrès de l’expérience et de
la raison s’y communiquaient au milieu des
épanchemens d’une gaîté douce et frater-
nelle. Plutarque ne manquait pas d’amis :
34
II.
53o LE BANQUET DE PLUTARQUE
comme il était à la fois prêtre d’Apollon et
le premier des archontes , il était souvent
visité par ses coopérateurs dans le sacerdoce
et la magistrature. Son beampère Aristion;
Patrocléas son parent ; Sextus son nevey ;
- Sosiclès le poète, deux fois couronné aux
jeux pythiques ; Tliéon le puriste , savant
dans diverses langues ; Maximus le rhéteur,
qui avait une instruction aussi étendue que
variée ; Cléomène et Thyphon , profondé-
ment initiés dans l’art d’Esculape , et qui pos-
sédaient toute la confiance du maître de la
maison , assistaient à ces modestes réunions.
On y voyait parfois quelques uns de ces ar-
tistes célèbres, qui se créaient un nom im-
mortel en ajoutant des beautés nouvelles à
celles de la nature ; car le vieillard de Chéro-
née professait une admiration sincère pour
tous les genres d’illustration et de renommée.
On ne venait, du reste, jamais aux repas
de Plutarque sans être personnellement prié.
AVEC SA FAMILLE.
53l
On évitait d’y recevoir ces individus para-
sites que les anciens appelaient des ombres ,
et qui , plus avides que des harpies , venaient
dévorer les mets de la table des Grecs , sans
se rendre aucunement agréables aux véri-
tables convives. Il n’y avait pas non plus de
bouffons , comme on en trouvait chez le roi
Philippe ; tous les plaisirs qu’ils procurent ,
ainsi cjue ceux de la musique , ne valent pas
les fruits d’une conversation sérieuse; d’ail-
leurs Plutarque n’admettait chez lui cjue des
gens graves, des hommes d’état, des ora-
teurs, des personnes utiles dans la banque
ou dans le négoce , des savans de toutes les
sectes, etc. ; car, malgré sa prédilection par-
ticulière pour les doctrines de Pythagore et
de Platon ^ il était luhmême un philosophe
éclectique, comme on peut en juger par ses
ouvrages; il faisait cas de toutes les opinions,
pourvu qu’elles fussent empreintes du sceau
de la sagesse ; il puisait le vrai partout ou il
se trouvait.
532 LE BANQUET DE PLUTARQUE
Quand Plutarque invitait, il avait soin de
nommer les autres convives ; car son inten-
tion n’était point de rassembler ceux qui
n’auraient pas été unis par les liens de la
sympathie ou de l’amitié. La conversation
roulait toujours sur des matières intéres-
santes ; on agitait les questions les plus diffi-
ciles ; on proposait des doutes ; on éclaircis-
sait des problèmes ; on discourait sur divers
points de jurisprudence, de politique ou de
morale ; on donnait des préceptes sur la con-
duite de la vie ; on parlait aussi d’agriculture ,
et des saisons les plus propices soit à la vigne,
soit au froment.
Le vin de Tanagre donne des inspirations
aux Béotiens ; ceux qui en boivent avec modé-
ration ressemblent à ces vases dont la chaleur
fait évaporer les parfums ; mais quelquefois
aussi il provoque une sorte d’étourdissement
qui accroît momentanément les forces, et par
conséquent la confiance. Au milieu de ces
AVEC SA FAMILLE.
533
propos de table, les convives se laissaient
souvent entraîner par la chaleur de la dis-
cussion. Le maître du festin se levait aussi-
tôt, et ramenait ainsi le calme et la paix
parmi les dissidens.
Comme tous les Grecs, Plutarque s’ex-
primait toujours par images ; sa conversation
était animée , attrayante , inépuisable ; les
maximes les plus lumineuses découlaient de
ses entretiens , et il les énonçait avec autant
de simplicité que de modestie. Ses auditeurs
étaient en admiration devant une doctrine
si profonde ; car il avait toute Fantiquité
présente à sa mémoire. Il savait peindre les
peuples en masse' par leurs vices et par leurs
vertus ; il les faisait , en quelque sorte , mou-
voir par leurs propres lois et par leurs insti-
tutions les plus importantes. On Feût cru
inspiré par les grands hommes dont il retra-
çait les prodiges ; on eût dit qu’il avait été
témoin de toutes les époques de l’histoire , et
534 LE BANQUET DE PLUTARQUE
qu’il avait , par ses conseils et par sa sagesse ,
présidé à tous les événemens de la politique
humaine. Un pareil triomphe ne doit pas
surprendre : Plutarque est l’écrivain le plus
essentiellement dramatique; tout revit par
lui ; nul n’a présenté des vues plus justes sur
les temps écoulés, et ne s’est mieux identifié
avec les héros de tous les siècles.
Plutarque avait ses possessions dans le
beau climat de la Béotie , ou toute sa famille
jouissait de sa gloire, comme on jouit de
l’ombrage d’un chêne protecteur. Il regardait
cette terre comme sacrée, parce que ses an-
cêtres y avaient leur tombeau ; c’est là qu’il
goûtait, dans toute leur pureté, les charmes
de la vie domestique. Les malheureux s’ar-
rêtaient souvent sous son toit hospitalier,
certains d’y être secourus. Plutarque prenait
surtout un grand soin de ses esclaves dans
l’état de vieillesse et de maladie. A l’exemple
de Pythagore, il laissait mourir paisiblement
AVEC SA FAMILLE. 535
dans leurs étables les animaux qui avaient
consumé leurs forces dans la culture et le
labourage des champs.
Plutarcjue n’était pas seulement le modèle
des philosophes, il était le modèle des ci-
toyens et riiomme de bien le plus accompli.
Ce qu’on n’a point assez répété, c’est qu’il
rendit les plus éminens services à la ville de
Chéronée ; c’est qu’étant archonte éponyme ,
on lui dut les plus utiles établissemens ; qu’il
fut pour les temples d’une magnificence ex-
traordinaire ; qu’il soulagea le peuple par ses
largesses , et qu’il gouverna avec une équité
parfaite ceux qui s’étaient confiés à ses soins.
11 partageait leurs joies, leurs peines, jusqu’à
leurs moindres sollicitudes ; il apaisait leurs
plus petites querelles , persuadé qu’il ne faut
qu’une étincelle pour donner lieu au plus
vaste incendie.
Mais indépendamment de ces banquets
536 LE BANQUET DE PLUTARQUE
auxquels assistaient les personnages les plus
considérables de la Grèce , Plutarque avait
aussi ses repas de famille. Un père aime à
jouir des espérances que lui donnent ses en-
fans , et les sentimens de la nature sont ceux
qui procurent le plus de bonheur. Est -il
quelqu’un , disait le vieillard , auquel il soit
plus doux de parler qu’à un fils , qu’à une
épouse , qu’à un frère ? Une famille est comme
un arbre dont tous les rameaux se protègent
et se partagent la rosée du ciel , dont toutes
les feuilles se développent par le même soleil,
et souffrent des mêmes intempéries. Une des
plus grandes fautes de Platon est d’avoir
cherché à détruire dans sa république ima-
ginaire ces premiers rapports qui dérivent
du sang et de la naissance ; c’est d’avoir voulu
étouffer dans son origine la plus agréable
comme la plus importante des relations hu-
maines.
Plutarque était courbé sous le fardeau de
AVEC SA FAMILLE.
l’âge. Son plus jeune fils , qu’il avait gratifié de
son propre nom% était à la veille d’épouser Eu-
ridice, jeune Béotienne qui avait en partage la
modestie et la beauté. Ce fils était l’objet de ses
prédilections ; l’homme se complaît toujours
dans le dernier rejeton que le ciel lui accorde:
c’est en s’occupant de son avenir qu’il pro-
/
longe sa joie et ses illusions paternelles. Plu-
tarque avait un autre sujet de satisfaction :
deux de ses neveux venaient de triompher
aux jeux pythiques de Delphes, cc Timoxène,
dit-il à sa tendre épouse , je veux contempler,
avant de mourir, la postérité dont je m’ho-
nore ; faites préparer un banquet , et prenez
jour pour que nos enfans y soient rassemblés.
Plût aux dieux, ajouta-t-il, qu’ils pussent
tous en faire partie ! » voulant ainsi rappeler
à leur commun souvenir ceux dont une mort
affligeante les avait privés.
* Le plus jeune des fils de Plutarque portait le nom de
son père , comme sa fille , qui mourut à l’âge de deux ans ,
portait le nom de Timoxène, qui était celui de sa mère.
538 LE BANQUET DE PLUTARQUE
Les ordres de Plutarque furent suivis en
tout point. A deux stades de Chéronée se
trouvait la maison champêtre oii le vieillard
se plaisait à récréer ses loisirs. L’air y était
embaumé par le parfum des plantes les plus
salutaires, et les bois environnans étaient arro-
sés par une multitude de fontaines qu’on avait
en quelque sorte divinisées ; on y faisait croître
les lauriers qui servaient aux fêtes d’Apollon ;
on avait animé par des statues cet asile pieux
et solitaire ; on l’avait orné de ces monumens
qui font revivre la mémoire des héros , et
impriment une sorte de fixité au sentiment de
l’admiration comme à celui des regrets.
C’est là que le festin fut célébré. Au jour dé-
terminé pour cette réunion touchante, l’aurore
paraissait à peine que tous les membres de la fa-
mille entrèrent dans le bain et se parfumèrent.
Plutarque se revêtit de sa robe traînante pour
recevoir Euridice et ses parens , qui devaient
arriver dans le même char. On avait invité quel-
A.YEC SA FAMILLE. D^Ç)
ques philosophes d’Athènes, qui, à l’heure
convenue, se rendirent dans la salle du banquet
pour y occuper les places d’honneur. Ils se
couchèrent sur des lits dont les couvertures
étaient couleur de pourpre. Les athlètes cou-
ronnés et les filles de Lamprias , qui sortaient
de l’enfance, se montrèrent pareillement avec
tout l’éclat des grâces et de la jeunesse.
Plutarque ne put se défendre d’un noble
sentiment d’orgueil en voyant autour de lui
tous les rejetons de sa race antique et res-
pectée; car une postérité vertueuse est la
plus belle couronne du vieillard. Heureux le
père qui voit ses enfans grandir sous ses
yeux et marcher aux plus brillantes desti-
nées ! plus heureux encore celui qui voit
fructifier ses exemples et ses instructions ! Le
véritable contentement de l’âme est ou la
famille respire ; c’est là que l’on trouve un
refuge contre les caprices du sort et contre le
choc continuel des persécutions extérieures ;
54o LE BANQUET DE PLUTARQUE
c’est là que des jours sereins succèdent à des
nuits tranquilles. Les distractions bruyantes
d’un monde frivole valent-elles les plaisirs
que l’on goiàte au milieu des siens ?
Ainsi parlait riiomme vertueux que tous les
habitans de Chéronée révéraient comme un
père, (c Vous nous avez promis des conseils
pour le salut de notre nouvel état , lui dirent
ses enfans ; donnez-nous les moyens de vous
ressembler. Que nous importent les maisons,
les terres , les richesses , si les leçons de la
philosophie ne nous en apprennent la direc-
tion et l’emploi ? La nature inspire ; mais
l’homme perfectionne. Il faut ici-bas des le-
çons pour tout ce c|ui se pratic|ue , et la vertu
même n’est que le fruit d’un long et pénible
apprentissage. »
cc 11 est certain, répondit Plutarque, que
peu d’hommes sont destinés à être rois , mais
que tous à peu près deviennent pères de fa-
AVEC SA FAMILLE. 54 1
mille. Nous ne sommes pas nés pour une vie
errante : il faut une maison ; et la meilleure
est celle où Ton ne jouit que des biens acquis
par des moyens légitimes ; celle où on les
dépense de manière à n’amener dans l’âme
aucun repentir ; celle qui subsiste dans la
modération et dans les limites du nécessaire.
La confiance , le respect filial , Fintimité fra-
ternelle , tels sont les sentimens dont il faut
embellir les foyers domestiques. Pour moi ,
ajouta , Plutarque , je rends grâces aux dieux
de ce qu’ils m’ont fait vivre assez pour être
témoin de la prospérité de ma famille : com-
bien d’hommes sur la terre ont été privés
de ce bonheur ! Hélas ! les pères de Sophocle
et d’Euripide n’existaient plus quand les
Athéniens applaudissaient avec transport
aux chefs-d’œuvre de leurs glorieux en fans;
celui de Platon ne l’a jamais entendu dans
son immortelle école de philosophie ; Néoclès
ne put embrasser Thémistocle après la ba-
taille de Salamirie ; et moi je suis le chef d’une
542 LE BA.NQUET DE PLUTARQUE
grande lignée dont les étrangers même n’ap-
prochent qu’avec respect; je jouis à la fois
de ses succès et de son bonheur. »
En parlant ainsi , Plutarque considérait
avec une vive satisfaction les deux jeunes
athlètes récemment arrivés de la solennité
de Delphes, et le couple heureux dont il
avait béni les engagemens. Timoxène atten-
drie pouvait à peine contenir ses larmes ; les
convives étrangers partageaient l’ivresse de
la famille. Dans un même banquet célébrer
à la fois un mariage et deux triomphes aux
jeux pythiques, c’était ouvrir tous les cœurs au
sentiment de l’amour et de l’espérance. Plu-
tarcjue continua : ses paroles étaient douces
et paisibles; elles portaient l’empreinte de
son beau caractère.
cc Quand nous avons bu à une source , dit
le vieillard, il faut qu’elle coule encore pour
ceux qui nous succèdent dans la carrière de
AVEC SA FAMILLE. 5-43
la vie ; il faut que les arbres qui nous survi-
vent fournissent des fruits à nos descendans.
Nous ne devons point éteindre le flambeau
parce qu’il va cesser de nous servir; nous
devons léguer notre expérience à ceux qui
arrivent ; c’est ainsi que le nautonnier donne
sa prudence et ses signaux à tous ceux qui
vont après lui affronter les hasards d’une
mer orageuse ; je vous laisse donc les pré-
ceptes c]ue j’ai puisés moi -même dans les
entretiens d’un père qui me chérissait; si
j’ai rempli mes charges avec droiture* je me
plais à espérer que vous suivrez mes traces ,
et que vous achèverez le bien qui me reste
à faire. » Plutarque raconta ensuite les infor-
tunes qui avaient signalé les premières années
de son hymen ; les sacrifices cjui avaient dé-
chiré son âme par la mort d’Autobule et
celle de Charon , par la perte d’une fille ado-
rée, si vite enlevée à sa tendresse. A quoi
il ajouta qu’il ne connaissait qu’un moyen
d’apaiser le ciel dans les afflictions qu’il
.^44 BÆNQUET DE PLUTARQUE
nous envoie, c’est de les supporter avec ré-
signation.
Ce récit douloureux produisit l’effet d’un
nuage qui vient obscurcir le plus beau jour :
il troubla le moment de joie à laquelle s’a-
bandonnait cette vertueuse famille* Plutarque
lut néanmoins dans tous les regards qu’on
était toujours désireux de l’entendre : on
aime à rappeler les pertes du cœur; et les
regrets qu’on partage ont moins d’amertume.
Il reprit donc le fd de son discours , et re-
commanda de la manière la plus touchante
à celle qui venait donner le bonheur à son
fils de veiller particulièrement aux soins
domestiques. Il insista sur les avantages de
cette vie intérieure à laquelle une femme
doit constamment se dévouer, à l’exemple
de Panthée et de Pénélope, ce Soyez pleins
de force contre le malheur, dit-il aux deux
époux ; vos caractères doivent s’allier pour
se charmer et pour se défendre. Bienheu-
AVEC SA FAMILLE.
545
reux celui qui n’abandonne pas ses foyers
et qui se contente des biens véritables que
la nature a placés près de lui ! C’est au milieu
des siens qu’il faut jouir du présent et at-
tendre son avenir • ce n’est pas le site, ce
n’est ni le champ ni le verger, c’est une
épouse et des enfans qui nous attachent à la
patrie. »
Plutarque se tournant ensuite vers son fils
aîné Lamprias et vers le reste de sa famille :
fc Mes amis, leur dit-il , connaissez-vous rien
de comparable aux plaisirs que procurent
les liens du sang, fortifiés chaque jour par
les soins les plus tendres et les plus géné-
reux ? Est-il quelque bien sur la terre qu’on
puisse préférer à cet accord harmonique de
tous les membres d’une maison pour les
mêmes projets et les mêmes travaux, à ce
dévouement mutuel, à cette confiance réci-
proque, à cet échange continuel de services
affectueux pour prévenir les mêmes besoins ,
546 LE BANQUET DE PLUTARQUE
à ce rapprochement intime des cœurs, à
cette union des forces et des moyens pour
atteindre les mêmes avantages ? O vous tous
qui avez une part dans mon héritage et qui
allez bientôt me remplacer dans cette vie de
peines et de tribulations , que le sentiment
qui vous unit ne soit jamais gâté par les in-
térêts de la terre ! Soyez frères par la vertu
comme vous Fêtes par la naissance ; que vos
actions s’épurent par vos pensées : car si le
corps est l’instrument de l’âme, sachez que
Fâme est l’instrument de Dieu! »
Quand Plutarque eut fini son exhortation,
on vit entrer dans la salle du festin les mé-
nétriers de Chéronée , qui chantaient des
hymnes en l’honneur des nouveaux époux :
on sait que la musique était Fart favori des
Béotiens. Il arriva aussi un chœur de jeunes
filles , parées de tuniques blanches ; elles
portaient des corbeilles de fruits , des bran-
ches de lierre et autres symboles de Fhymé-
AVEC SA FAMILLE. 547
née. Mais leur apparition donna lien à une
scène à laquelle on était loin de s’attendre ;
parmi les philosophes venus d’Athènes pour
la cérémonie , il s’en trouva deux , zélateurs
outrés de la doctrine du Portique. Ils eurent
à peine entendu les premiers accords de la
lyre et de la cythare, qu’ils prirent leurs
manteaux pour se retirer ; on eut beau leur
représenter que Socrate et Anthisthène assis-
taient volontiers à de tels divertissemens , ils
n’en tinrent compte , et s’éloignèrent.
Nonobstant cet incident, la fête se conti-
nua , et on observa d’ailleurs toutes les cou-
tumes communes aux Grecs de la Béotie.
Comme c’était un banquet de famille , il y
eut des groupes d’enfans c|ui entourèrent la
table de Plutarque ; ils récitèrent des odes
de Pindare et des scènes de Ménandre, pour
lesquelles le vieillard avait une sorte de pré-
dilection : ils portaient des vêtemens analo-
gues au caractère de leurs rôles. C’était du
548 LE BANQUET DE PLUTARQUE
reste l’usage d’apprendre aux Grecs, dès leur
plus bas âge, des fragmens des auteurs les
plus célébrés, tels que ceux d’Homère ou de
Platon ; c’est ainsi qu’on leur faisait sucer,
pour ainsi dire, avec le lait, les plus hautes
leçons de la philosophie et de la sagesse. Les
enfans sont imitateurs jusqu’à la surprise;
ils changent les traits de leur visage ainsi
que le son de leur voix , selon la nature
des sentimens qu’ils veulent exprimer : on
en voit qui savent assortir leurs gestes à la
dignité des personnages qu’ils représentent,
et qui donnent à leurs dialogues un intérêt
tout-à-fait théâtral.
Ainsi se termina cette fête , à laquelle la
présence de Plutarque avait imprimé le ca-
ractère le plus auguste et le plus religieux :
la nuit était déjà fort avancée quand les deux
familles se séparèrent. Eurydice .pleurait en
recevant les adieux des auteurs de ses jours;
quels que soient les charmes d’un hymen
AVEC SA FAMILLE. 0^9
assorti , quoiqu'il fasse entrevoir dans l’ave-
nir un état plus heureux que celui que l’on
quitte , la maison paternelle est un doux asile
auquel on ne renonce qu’en éprouvant les
plus vifs regrets. Les nouveaux époux fixè-
rent leur résidence à Chéronée, ou ils surent
se maintenir riches et considérés ; ils bril-
laient tous deux de cette sagesse qui est le
plus sûr garant du bonheur, parce qu’elle
n’a besoin d’être secondée ni par le rang ni
par la fortune.
Pour ce qui est de Plutarque , il acheva ,
dans la solitude, le peu de jours qui lui res~
taient ; car il était déjà parvenu à un âge
très avancé ; le ciel se plaît à accorder une
longue carrière à ceux qu’il a doués d’une im-
mense raison , comme le prouvent les exem-
ples de Pythagore et d’Hippocrate. Quelque
temps après , le vieillard eut un songe dans
lequel il crut voir Mercure qui l’enlevait
de la terre au ciel ; c’était le présage de sa
55o LE BANQUET PE PLUTARQUE, ETC.
fin prochaine , et ses jours se terminèrent
aussi paisiblement qu’ils s’étaient écoulés.
Tous ses concitoyens assistèrent à ses funé-
railles, et lui élevèrent un magnifique mo-
nument. Pendant une longue suite d’années ,
les plus illustres enfans de la Grèce, élec-
trisés par son souvenir, venaient faire des
libations sur son tombeau, et rendre hom-
mage à une aussi brillante renommée. Plu-
tarque avait eu d’ailleurs toutes les qualités
qui font aimer l’homme sur la terre ; il eut
toutes les récompenses que procurent le gé-
nie et la vertu.
FIN.
TABLE DES MATIÈRES
i:ONTlïNUES DANS CE VOLUME,
SECTION TROISIÈME.
Pages -
De l’instinct de relation , considéré comme loi
PRIMORDIALE DU SYSTÈME SENSIBLE î
Chap. De la bienveillance 27
Chap. II. De l’amitié. 3c)
Chap. III. De l’estime 55
Chap. IV. Du respect 60
Chap. V. De la considération. . - 64
Chap. VI. Du mépris 68
Chap. VII. De la moquerie 177
Chap. VIII. De la pitié 85
Les Pestiférés de Villefranche , ou Histoire du
magistrat Pomairols ... 101
Chap. IX. De l’admiration j8q
Chap. X. De l’enthousiasme.. iqq
Chap. XI. De la reconnaissance 207
Chap. XII. De l’ingratitude 211
Chap. XIII. Du ressentiment 217
Chap. XIV. De la haine. . 221
Chap. XV. De la vengeance. 226
55i TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
Chap. XVI. De la justice 281
Lé Soldat de Louis xiv^ ou Histoire de Jacques des
Sauts 247
Chap. XYII. De l’amour de la guerre 3oi
La Pérouse a la baie d’Hudson 32 1
Chap. XVIII. De l’amour de la gloire 377
Chap. XIX. De l’amour de la terre natale 385
CouRAMÉ , ou l’Amour de la Terre natale 899
SECTION QUATRIÈME.
De l’instinct de reproduction, considéré comme
LOI primordiale du système sensible. ........ 445
Chap. Ul De l’amour conjugal 47^
Chap. II. De l’amour maternel 404
Chap. IIL De l’amour paternel ôoq
Chap. IV. De l’amour filial 5i5
Le Banquet de Plutarque avec sa famille SaS
FIN de la table des MATIERES.
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