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P o ^ <h,c J v.
LA FEMME CATHOLIQUE
DEMOCRATIE FRANÇAISE
DU MEME AUTEUR
Nouvelle éducation de la femme dans les classes cul-
tivées. L'éducation clans la famille et les institutrices. — La
triple vocation de la femme. — Les grandes lectures. — In-
nocence et Ignorance. — Une dogmatique de l'amour. — Nos
programmes; leur justification. — ■ Les Dames du préceptorat
chrétien (3 e édition), i vol. in-16 3 fr. 50
LA
FEMME CATHOLIQUE
ET LA
DÉMOCRATIE FRANÇAISE
La Vicomtesse d'ADIIEMAR
-*— *c_>"*^ï_a>—
PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER
PERRIN ET C ie , LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35
1900
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AVAXT-PROPOS
La formation chrétienne de la jeune fille, au double
point de vue de ses devoirs futurs d'épouse et de mère,
a été, depuis de longues années, l'objet particulier de
nos méditations les plus profondes.
Déjà, dans un premier ouvrage intitulé : Nouvelle
éducation de la femme dans les classes cultivées, nous
avons étudié ce grand thème, sous le rapport purement
individuel et absolu, c'est-à-dire que nous avons exposé
l'ensemble des principes directeurs qui nous paraissent
de nature à développer, dans la jeune fille catholique,
sa valeur personnelle la plus élevée.
Le travail que nous publions aujourd'hui a pour but
de considérer la nouvelle éducation de la femme catho-
lique dans ses rapports avec l'état social ambiant qui
manifestement est, parmi nous, en France, l'état dé-
mocratique.
Les chapitres, consacrés à des sujets différents, com-
posant ce volume, sont ramenés à l'unité par cette pen-
2 .U ANT-PROPOS
sée qui leur sert d'axe et que nous avons empruntée
au grand Pape Léon XIII : il faut que les catholiques
français s'appliquent à christianiser la démocratie.
Nous ne croyons pas nécessaire de prolonger cette
préface. Notre livre s'expliquera de lui-même pour le
lecteur sérieux, — nous disons sérieux, — auquel nous
l'offrons. Puisse-t-il, moins que son aîné, soulever des
polémiques ignorantes, distraites ou même calomnia-
trices ! Notre âme, nous l'osons assurer, se tient à des
hauteurs sereines où de pareilles clameurs ne sauraient
atteindre.
Nous continuerons à servir Dieu, l'Eglise et l'édu-
cation de la femme, avec un zèle d'autant plus ardent
qu'il aura, ça et là, été plus méconnu. Le désintéresse-
ment n'est sûr de lui-même que lorsqu'il a traversé
l'épreuve, sans fléchir. L'épreuve est faite pour nous.
Nous accomplissons un devoir en appelant l'action
de la femme catholique sur un terrain fécond, dont elle
fut systématiquement écartée jusqu'à ce jour par des
résistances très diversement inspirées, — le terrain où
s'est organisée et où règne désormais la démocratie
française.
La femme catholique
ET
LA DÉMOCRATIE FRANÇAISE
CHAPITRE PREMIER
L'IDENTITÉ DE L'ÉDUCATION ET DE LA VIE
AL Paul Bourget a dit, dans son livre Outre-Mer,
une parole digne de fixer l'attention des éducateurs. Il
a fait observer que les Vniérieains réalisent, pour la
femme, ce qu'il appelle l'identité de l'éducation et de la
vie. Ils jouissent donc par là d'un avantage qui nous
manquerait.
La remarque est grave. Elle mérite d'être examinée
et elle soulève des questions qu'il est utile de poser.
Pourquoi l'identité de l'éducation et de la vie exisle-
l— elle par rapport à la femme <>n Amérique et n'existe-
t-elle pas en France ? Est-elle le fruit d'une nouvelle,
supériorité anglo-saxonne ? Est-elle un signe de race ?
— Nous croyons qu'elle est tout simplement une
bonne fortune temporaire, suite heureuse de l'accord
naturel des institutions et des mœurs dans un pays qui
[\ l'identité de l'éducation et de la. vie
ne subit pas le fatal conflit de la raison et de la foi. ni
l'antagonisme des idées aristocratiques et démocra-
tiques ; — et pour éviter toute équivoque avant de nous
servir des mots « aristocratique » et « démocratique »
qui reviendront souvent dans ces pages, nous leur don-
nerons le commentaire restrictif qui doit accompagner
les termes généraux chaque fois qu'on les emploie dans
un sens tout à fait particulier. C'est ici le cas... Nous
traitons de l'éducation des femmes. Il est donc utile de
spécifier qu'en la matière nous entendons par éduca-
tion démocratique celle qui est orientée vers l'avenir et
accepte les modifications survenues dans les conditions
de l'existence telle que la fait à tous la société actuelle ;
nous entendons par éducation aristocratique celle qui
esl orientée vers le passé et cherche à éluder ou en-
rayer les changements qui se produisent dans la vie de-
puis cent ans.
La société américaine, constituée dès sa fondation
en démocratie chrétienne, exemple des vestiges que les
traces de l'ancien régime mêlent encore en France à
l'éducation des femmes catholiques, échappe égale-
ment à la neutralité incrédule qui gouverne, chez, nous,
l'éducation officielle. Aux Etats-Unis, l'éducation gé-
nérale marche, sans nos violentes complications so-
ciales, au pas de la chilisation contemporaine, et la phi-
losophie rationaliste, là-bas à son aurore, n'a pas
jusqu'ici pénétré la religion nationale toujours ferme-
ment attachée, dans les innombrables sectes qui la re-
présentent, à la croyance fondamentale du christia-
nisme, c'est-à-dire à la divinité de Jésus-Christ. Dès
L IDENTITE DE L EDUCATION* ET DE LA. ME O
lors, l'éducation, dans le Nouveau-Monde, est à la l'ois
démocratique et chrétienne. Voilà pourquoi elle parait
mieux que la nôtre appropriée à la vie moderne. Mais
pourquoi l'est-elle, sinon précisément parce qu'elle
unit là-bas actuellement dans des proportions adé-
quates la démocratie, progrès évolutif, et le christia-
nisme, principe éternel? — C'est ce que j'appelle une
bonne fortune, et j'ajoute qu'elle est temporaire parce
qu'il est impossible que le slalu quo philosophique
dont elle dépend se prolonge bien longtemps. Or, le
jour où le christianisme « réformé » des Etats Unis su-
bira les atteintes d'une critique puissante, le protestan-
tisme ne résistera pas mieux là-bas qu'ici à l'exercice de
son principe. Le libre examen, longtemps endormi,
venant à agiter les esprits en Amérique comme il les
tourmente au pays de Luther, — M. Georges Goyau
a renseigné l'opinion sur ce sujet ', — il est probable
que la lutte de la raison et de la foi, si funeste au pro-
testantisme, ne lui sera pas moins préjudiciable aux
contrées d'outre-mer que dans la patrie de Strauss. Le
libre examen, mis en activité par la critique rationa-
liste, y conduira les esprits, là comme ailleurs, jus-
qu'à la libre pensée. S'ils s'y arrêtent en Amérique,
que deviendra pendant cette halte l'équilibre religieux
et social, puisqu'il résulte de l'union du christianisme
et de la démocratie, et que deviendra l'identité de l'édu-
cation et de la vie puisqu'elle ne peut pas exister sans
cette union nécessaire ? Plus ou moins forte, plus ou
1 L'Allemagne religieuse. Le Protestantisme.
O L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA "ME
moins prochaine, la crise est à craindre. — Il y aurait
bien un moyen de l'éviter : il faudrait que, du jour où
la science religieuse dégagera chez eux ses consé-
quences logiques, les Américains voulussent adhérer
au catholicisme en masse... Un tel revirement est-il
possible ?
Quoi qu'il en soit de l'éventualité de la crise aux
Etats -l uis, elle sévit en France. Les proportions adé-
quates des convictions chrétiennes et du progrès démo-
cratique ne se rencontrenl pas actuellement dans les
deux grands systèmes, laïque et religieux, qui se par-
tagent la faveur des familles. Dans la plupart des éta-
blissements laïques, l'éducation des femmes est démo-
cratique et incrédule ; dans les maisons religieuses, elle
est restée aristocratique au sens que nous avons indiqué.
Comment y aurait-il identité, puisque l'identité dépend
d'un accord de principes qui est rompu ? — C'est là
aujourd'hui en France l'infortune de l'éducation fémi-
nine. Mais cette infortune est également temporaire.
Ainsi que nous l'expliquerons dans la suite de cette
étude, des Symptômes divers autorisent à espérer que
l'alliance des idées démocratiques et des croyances
chrétiennes se fera chez nous, en faveur de la femme,
plus tôt qu'on n'aurait osé le croire. L'alliance cimentée
cette fois par l'Eglise catholique et non par les sectes
protestantes n'ayant rien à redouter des investigations
philosophico-scientiliqiies, notre pays pourrait bien re-
gagner l'avance perdue. — Il n'y a pas ici une ques-
tion de race : il y a une question d'étiage évolutif telle
que les économistes commencent à en ébaucher la for-
L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA VIE "]
mule. M. Paul Leroy-Beaulieu le faisait très bien res-
sortir en observant récemment que même la fécondité
ou l'infécondité des nations n'est pas un signe de race,
mais un effet changeant des idées et des mœurs. Cette
opinion si juste est exactement applicable à la thèse que
nous a suggérée la remarque de M. Paul Bourget.
L'identité ou la non-identité de l'éducation et de la vie
résulte, en un sens ou en l'autre, chez les nations qui
en sont privées ou chez celles qui en jouissent, des cir-
constances historiques et sociales, de l'état des mœurs,
ainsi que des influences philosophiques et religieuses.
Mais qu'est-ce que l'identité de l'éducation et de la
> ie ?
On peut en donner une définition susceptible de
s'adapter aux considérations principales que nous
avons à dégager de notre examen, en disant que l'iden-
tité de l'éducation et de la vie est le ferme équilibre
des principes théoriques et des vertus pratiques qui, les
uns et les autres, se trouvent être le plus utiles à chaque
époque.
Or, les vertus distinclives des sociétés démocratiques
ont un double caractère qui en rend la production et
la pratique extrêmement difficiles. Elles sont de nature
austère et d'application générale, d'où il suit qu'elles
impliquent des principes très forts et très étendus. Il
ne s'agit plus d'élever une aristocratie, mais de créer
une élite, et il faudrait que cette élite, au lieu d'être
une minorité comme l'indique le sens du mot, devînt
la majorité agissante delà nation. Pour cela, il est abso-
lument nécessaire que l'intégralité du dogme et de la
morale soit acceptée. On n'aura pas réalisé pleinement
l'identité de l'éducation et de la vie avant d'atteindre
ce but.
L IDENTITE DE L EDICVTION ET DE LA VIE 9
Y tendons-nous ? Sans doute. La force des choses
nous y pousse.
Dans un temps où les directions procèdent du l'ait
plus que de l'idée, l'intégralité du dogme et de la mo-
rale, qui est la condition nécessaire de l'identité de
l'éducation et de la vie, ne pouvait saisir les esprits
avec évidence qu'après une expérience complète du
rationalisme et de ses fruits. Cette expérience s'est fait
attendre un siècle : c'est ce qui explique les retards et les
méprises. Il est juste de le dire, à la décharge des édu-
cateurs de nos fdles. Si dans aucun camp, religieux ou
laïque, on n'a marché résolument vers le but à pour-
suivre, c'est que personne n'a entrevu l'avenir. L'opi-
nion publique n'a pas tout de suite pressenti le vide
que laisseraient, en disparaissant, les principes supé-
rieurs théoriquement attaqués, parce qu'ils devaient
s'imposer pratiquement longtemps encore et maintenir
les vertus qui sont indispensables aux sociétés civili-
sées. Le rationalisme n'est allé que lentement au bout
de ses conséquences ; il n'a que peu à peu détruit les
germes chrétiens dont il était embarrassé. 11 n'a pu y
parvenir entièrement, ainsi que Font observé, chacun
dans leur sphère, le cardinal Pie, Jules Simon et môme
Renan '. De même la morale adaptée à la démocratie
ne s'est que lentement et sourdement préparée aux for-
mules supérieures qui maintenant éclosent tout à coup
1 « Nous vivons d'une ombre, du parfum d'un vase vide ;
après nous on vivra de l'ombre d'une ombre. Je crains par mo-
ments que ce ne soit un peu léger. » — Renaît, Réponse à Llier-
bllhr: .
10 L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA ME
et surélèvent les devoirs alors précisément que les
peuples déchristianisés sont plus impuissants à les rem-
plir. — Les rationalistes n'ont pas vu les abîmes où
ils descendraient et les démocrates les sommets qu'ils
auraient à gravir.
Chez les catholiques, les illusions n'ont pas été moins
grandes. Les pères de famille, en donnant leurs fds à
l'Université, ne se sont pas doutés que leur éducation
serait naturaliste. Le fondateur de l'Université fran-
çaise, Napoléon I", n'avait-il pas dit qu'il la voulait
catholique!' Quant aux religieuses qui continuaient à
élever nos filles, elles ont été, elles aussi, plus ou moins
induites en erreur. — L'opinion publique n'a-t-elle
pas lutté désespérément contre tout ce qui pouvait éta-
blir un contact entre les idées démocratiques et l'esprit
delà femme ?
Tout est complexe, en France, à l'origine des temps
nouveaux ; de là les entraves, les surprises, les mé-
comptes de l'éducation contemporaine jusqu'ici inapte à
réal i ser pour la femme l'identité de l'éducation et de la vie.
Invitée à le faire, ses efforts semblent aboutir à d'inex-
tricables conflits dont les deux principaux s'accusent,
d'une part, chez les catholiques, entre les préjugés d'an-
tan et les exigences du siècle ; d'autre part, chez les
libres penseurs, entre l'irréligion et la morale. Au sein
même des institutions éducatriecs. couvents ou lycées,
le passé et l'avenir se heurtent en chocs répétés. On ne
discerne pas bien encore dans les deux camps l'élément
immuable de l'élément changeant, et on ne sait pas
faire à chacun la part utile. Là, on ne voit pas ou on
L IDENTITE DE L ÉDUCATION ET DE LA VIE 1 I
feint de ne pas voir que la transformation des institu-
tions et des mœurs ne peut rien contre l'éternité des
principes ; ici, on ne se rend pas compte que la dogma-
tique éternelle n'entraîné pas la survivance des formes
périssables, tour à tour revêtues par les institutions et
les mœurs. De cette confusion des idées résulte la con-
tradiction actuelle des faits. Toutefois les signes pré-
curseurs d'un accord possible s'annoncent à l'horizon.
11 sera facile d'en distinguer quelques-uns.
Je remarque qu'en conduisant la société française,
par la Révolution et ses suites, de l'ancien régime au
moderne, les circonstances historiques et sociales, ainsi
que les influences philosophiques, n'ont pas primitive-
ment compris la femme dans le mouvement démocra-
tique qui a si profondément transformé nos mœurs.
Cette omission a eu pour effet d'illusionner les rationa-
listes et les catholiques. Les rationalistes ont été lcnls
à voir la faiblesse morale de leur philosophie qui béné-
liciait pratiquement, par la femme croyante, d'un ap-
port chrétien énorme et capable de sauver, un certain
temps, les apparences. Les catholiques ont été lents à
connaître l'impuissance des méthodes anciennes appli-
quées aux temps nouveaux, parce qu'ils croyaient,
avec la niasse de la nation, que la femme tenue à l'écart,
abritée contre les tempêtes modernes, ne serait pas en-
traînée dans le mouvement démocratique qui aujour-
d'hui emporte tout. — Comment les penseurs d'alors
ne virent-ils pas à quel point il était vain et périlleux
de prétendre laisser une moitié de l'humanité en dehors
du progrès? Il serait intéressant de l'expliquer; mais
12 L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA VIE
on ne peut pas multiplier indéfiniment les investiga-
tions.
Que s'esl-il produit, depuis cent ans, dans les idées
et les faits relativement à l'éducation ?
Au soir du dernier siècle, un bouleversement sans
pareil dans l'histoire détruit en un jour le vieil édifice
national, dont les trois ordres, Noblesse, Clergé, Tiers-
Etat, réclamaient également la rénovation. Sous les
ruines amoncelées, un homme se lève : tandis que son
épée conquiert le monde, son génie restaure la société;
il refait la législation ; il organise l'éducation nationale
de l'homme ; il la met aux mains de l'Etat et proclame,
je le répète, qu'il la veut catholique. L'expérience, tou-
tefois, ne tarde pas à nous apprendre qu'un Bonaparte
lui-même ne saurait arrêter la marche philosophique
des idées et qu'une nalion, en se reconstituant, ne peut
pas oublier une moitié de son corps. Sans doute, il y
avait trop à faire au commencement de ce siècle, trop
d'édifices à relever, trop d'institutions neuves à fonder,
et s'il est vrai que Napoléon ait eu l'idée de régler éga-
lement l'éducation des filles, — on rapporte qu'il l'a
essayé en Italie, — en France toutefois il n'en fil rien.
Un grand fait demeure : quand l'éducation publique
s'organise en France parla main puissante de l'Etal,
elle ne saisit que l'homme, laissant de côté la femme, et
elle est en fait rationaliste par la plupart de ses profes-
seurs les plus éminents, tout en se proclamant catho-
lique en principe.
Malgré le décret impérial, la fausse théorie de la vé-
rité subjective et non objective, qui est entrée dans les
L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA VIE IO
esprits avec les fumées enivrantes de la liberté, dut
suivre son cours fatal et traverser les diverses étapes
qui conduisent toutes les erreurs humaines à leurs
ultimes conséquences.
On eut beau déclarer que la religion catholique était
la religion de la majorité des Français, l'Université im-
périale n'en professa pas moins les idées qui gouver-
naient alors sinon la masse du corps social, du moins
déjà ses sommités dirigeantes. Fille de Voltaire et de
Rousseau, l'Université fut rationaliste dès sa fondation,
par la raison bien simple qu'elle naquit à une époque
où la maîtrise des esprits appartenait à la philosophie
rationaliste. Elle propagea d'abord le rationalisme spi-
ritualiste, lequel admettait la triple croyance en Dieu,
en l'âme, en l'immortalité ; et pendant la première par-
tie du siècle, l'éducation nationale se fil à l'ombre de
ces trois grands dogmes implicitement et souvent expli-
citement mêlés aux leçons des professeurs. Leur incor-
poration avec les matières de renseignement entretint
dans la jeunesse un reste de croyance, car — il ne faut
pas l'oublier, — ce sont les infiltrations, d'ailleurs
inévitables, de la philosophie ambiante, qui, à travers
les leçons, pénètrent de principes vrais ou faux les
nations cultivées. La foi d'un peuple instruit est tou-
jours proportionnée à la philosophie et à la métaphy-
sique régnantes, parce que l'instruction donne aux
croyances un caractère scientifique. Si la triple
croyance en Dieu, en l'âme, en l'immortalité, a survécu
pendant la première moitié de ce siècle dans la jeunesse
des lycées, c'est parce qu'elle n'était pas encore mépri-
ili l'identité de l'éducation et de la vie
séc des intelligences. Aussi longtemps que la libre pen-
sée fut sincèrement spiritualiste, déiste, elle éleva des
générations spiritualistes et déistes comme ses maîtres.
Cependant tout évolue dans l'univers. Les systèmes
philosophiques décrivent leur cycle. Le rationalisme,
spiritualiste à ses débuts, devient, dans sa maturité,
matérialiste et athée. Dès lors l'éducation publique,
qui est le rapide canal des idées, entraîne les nouvelles
générations dans la voie de l'incrédulité. La perle de
la foi fut d'autant plus prompte qu'elle s'effectua sans
bruit et sans résistances.
Gomment l'éducation universitaire eut-elle été soup-
çonnée? L'Université n'était pas délibérément impie.
Elle a suivi les fluctuations de la philosophie, elle s'est
réglée sur sa lumière changeante. Mais les aumôniers
n'ont pas quitté les lycées ; ils font encore aujourd'hui
des catéchismes, des conférences ; ils préparent à la
première communion. Et cependant, combien déjeunes
lycéens cessent d'être chrétiens dès l'adolescence! Pour-
quoi cela?... Parce que la pénétration de la philoso-
phie régnante poursuit son œuvre. Ni l'aumônier, ni
les professeurs individuellement chrétiens qui servent
encore l'enseignement officiel ne peuvent conjurer les
effets de la neutralité. La foi n'entre plus dans le cœur
des étudiants parce qu'elle n'entre plus dans la doc-
trine enseignée. Les hommes cultivés reçoivent ac-
tuellement en France une éducation non religieuse, et
il est clair que le rationalisme vient d'aboutir en moins
d'un siècle, par la domination politique de la libre
pensée, à l'éducation sans Dieu.
L IDENTITE DE L ÉDUCATION ET DF, LA VIF 10
Le rationalisme est-il jugé pour cela? — Pas encore.
— Que les résultats moraux du rationalisme accusent
une décadence lamentable et dont les rationalistes
eux-mêmes se plaignent, ceci n'est pas douteux. En-
traînée par une littérature et des arts cyniquement na-
turalistes, la triste philosophie expire dans la corrup-
tion sénile qui en sera l'éternelle honte. Mais si la
morale indépendante n'a pas fait ses preuves com-
plètes, si la philosophie dont elle découle n'est pas
définitivement condamnée, c'est parce que la femme
est restée en dehors de son action. Toutefois, — inex-
plicable exemple de l'inconscience humaine, — au
moment où le libertinage de l'esprit et des mœurs
s'étend ainsi qu'une lèpre dans tous les rangs de la
société, on effectue officiellement en France l'unifica-
tion de l'instruction : elle sera dorénavant rationa-
liste pour la femme comme pour l'homme. Il fallait en
arriver là pour instruire le procès d'une philosophie si
mêlée, si captieuse, qui n'a dû ses seules sauvegardes
qu'au caractère partiel de ses manifestations et qui ne
pouvait trouver sa perte que dans la totalité de sa vic-
toire. A peine triomphe-t-elle qu'un grave conflit se
produit aussitôt. De l'égalité devant la raison va
naître l'égalité devant les mœurs : l'acceptera-t-on :*...
L'heure parait mal choisie. Et cependant l'égalité
des sexes en matière de mœurs, principe redouté,
émané directement de l'Evangile, trouve son applica-
tion forcée dans les démocraties, et voilà pourquoi il
s'impose à la notre : seulement il est inacceptable sans
une grande pureté de mœurs, et voilà pourquoi il pa-
i6 l'identité de l'éducation et de la vie
raît incompatible avec notre état actuel. L'égalité des
sexes en matières de mœurs règne en Amérique, où
elle engendre, par le respect que l'homme se porte à
lui-même, le respect qui est dû à la femme. Elle ne
règne pas en France où des paradoxes commodes
l'ont, d'ailleurs, longtemps discréditée. L'homme,
qu'elle tend désormais à astreindre aux plus rigoureux
préceptes, en fut naguère et constamment affranchi
sous la sanction même du plus grand code qu'il se
soit noblement donné... O contradiction.' ô surprise!
Le code de l'honneur, sublime dérivé du code divin,
serait-il, lui aussi, tributaire de la fameuse loi d'évo-
lution? N'aurait-il pas atteint dans tous ses articles la
perfection définitive? Se pourrait-il que la démocratie
en épurât certaines formules encore mêlées de quelque
alliage barbare? Mais quoi! Même avant sa rechris-
tianisation si malheureusement tardive, la démocratie
opérerait-elle ces transformations ascensionnelles ? —
Oui, s'il est vrai que les événements, les circonstances,
agissent puissamment sur les nations en les redressant,
en les élevant, — osons dire en les sanctifiant.
L'analyse impitoyable dont le scalpel ne respecte
rien, s'avise aujourd'hui que le sexe fort n'a pas craint
de satisfaire à l'honneur, en matière de mœurs, par
l'intermédiaire de la conscience féminine, sans doute
pour ne pas trop gêner la sienne. Par un de ces com-
promis spécieux et bien anciens qui, toutefois, ne
donnent pas toujours le change à l'opinion, on parle
d'un accord tacite qui réconcilia les bas instincts avec
les aspirations nobles et fit vivre honnêtement en-*
L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA VIE ly
semble le vice et l'honneur en confiant à la femme la
partie la plus délicate de la dignité masculine. De
cette manière, assure-t-on, les passions de l'homme
furent libres, sa dignité sauve ; et sur la foi d'une con-
vention séculaire, longtemps indiscutée, ce n'est pas
son propre libertinage qui déshonore l'homme, c'est
celui de l'épouse, de la mère, de la sœur, de la fille.
Conception géniale, il se peut, flatteuse assurément
pour la femme, mais vraiment simpliste et de nos
jours bien menacée, dès que l'éducation démocra-
tique, en saisissant la femme un siècle après l'homme,
vient bouleverser les mœurs brusquement trans-
formées. — Test-ce pas le progrès qui agit ici ? En
poussant l'humanité vers des perfectionnements suc-
cessifs, il use souvent d'industries variées et pleines
d'imprévu. C'est ce qui se produit relativement à l'un
des intérêts les plus troublants qui agile l'opinion et
met la libre pensée, la libre morale, en fâcheuse pos-
ture ; car, maintenir au profit de l'homme la licence
morale qui est la conséquence de la licence intellec-
tuelle et précipiter la femme dans la licence intellec-
tuelle en lui interdisant la licence morale, cela parait
singulièrement contradictoire et dangereux. Serait-il
bien aisé, dans de telles conditions, d'opérer pour les
femmes l'idendité de l'éducation et de la vie? Tout le
monde la rêve, et on a raison de la rêver, puisqu'une
société bien équilibrée ne peut pas s'en passer; mais il
est, à coup sûr, malheureux qu'on s'en avise lorsque
les principes fondamentaux sont contestés ou détruits.
Pendant la double étape philosophique et morale
iS l'identité de l'éducation et de la aie
qui conduit du spiritualisme au naturalisme, l'identité
tic l'éducation et de la vie ne préoccupait personne, par
la simple raison que nul ne songeait à unifier, en
France, l'éducation de l'homme et de la femme.
L'homme était entré seul dans le mouvement démo-
cratique. Maître de l'opinion, il s'accordait plein
droit à l'impiété et à l'immoralité; ni l'une ni l'autre
ne pouvaient entacher son honneur, n'attentaient à sa
réputation. Maintenant que la femme est livrée au
courant social, l'intégralité de la morale, à laquelle on
a vainement essayé de se soustraire en croyant qu'il
était possible d'affranchir au moins les hommes des
vertus les plus austères, apparaît tout à coup comme
une nécessité inéluctable sous peine des pires re-
vanches.
Si de la morale on passe à la philosophie, de même
que les excès de la corruption, en atteignant aujour-
d'hui la femme, semblent devoir tourner, théorique-
ment du moins, au profit de la morale intégrale, ainsi
l'on aperçoit que le rationalisme en fin d'évolution,
après ses vicissitudes el sa ruine, va servir de preuve
à l'intégralité indivisible du dogme catholique. C'est
une rançon que la banqueroute des croyances frag-
mentaires ne pouvait manquer de payer à l'Église j
mais cette banqueroute ne devait pas survenir avant
que la femme n'eût été, elle aussi, comme l'homme,
nourrie de rationalisme.
Du point de vue qui nous occupe, on dislingue
nettement deux périodes dans les suites de la Révolu-
tion française : l'une est remplie de l'homme seul.
L IDENTITE DE L ÉDUCATION ET DE LA AIE lO
l'autre avec l'homme a pris la femme. Durant la pre-
mière période tout va passablement, car la femme,
encore attachée au christianisme intégral, couvre les
erreurs partielles et croissantes par ce fait seul qu'elle
lutte contre la perversion morale par la pratique assi-
due des vertus.
Dans la seconde, il n'en va plus de môme. Les
choses se compliquent lorsque la femme entre en
scène, et ce qui les aggrave encore c'est qu'elle y entre
précisément à l'heure où l'évolution rationaliste
arrive à son terme destructeur. C'est à ce moment que
l'Etat a jugé bon d'enter sur son grand arbre univer-
sitaire la greffe féminine. L'unification intellectuelle
et morale des hommes et des femmes, — progrès si
désirable, — s'ébauche malheureusement en dehors
des principes qui sont la condition formelle des éman-
cipations saines et fécondes. On n'affranchit pas, on
licencie. L'opinion s'inquiète. A peine organisée, l'ins-
truction des femmes épouvante. — Serait-elle décidé-
ment un mal ? Ne doit-on pas la regarder au moins-
comme inopportune? Que n'a-t-on attendu, pour
l'inaugurer, le règne d'une philosophie meilleure!...
Vains débals. Il est trop tard ; le fait accompli s'im-
pose. Ni le plaisir de ceux que les échecs réjouissent,
ni le trouble des promoteurs que leur propre succès
intimide n'arrêtent la marche des circonstances. Ras-
surons-nous, cependant : la condamnation désormais
imminente du rationalisme et la conception d'un idéal
moral supérieur n'auraient pas été possibles durant la
première période où il ne s'agissait que de l'homme et
20 L IDENTITE DE LEDL CATION ET DE LA VIE
qui fut une période d'obstruction et d'illusions. Les
fils de A oltaire pressentaient bien que l'émancipation
normale de la femme les entraînerait eux-mêmes vers
une moralité plus pure et plus haute dont ils redou-
taient la sévérité. Chimérique et facile en ses aspira-
tions morales, le rationalisme pouvait secrètement se
rassurer tant que la femme restait pratiquement chré-
tienne. 11 la fallait réellement rationaliste, comme
l'homme, pour que l'opinion désenchantée comprit le
danger.
Sans doute, les résultats définitifs de la libre pensée
et de la philosophie rationaliste qui en dérive, des-
tinés à prouver expérimentalement l'unité intangible
du christianisme, ont frappé depuis longtemps des
esprits supérieurs. Les Newnian, les Manning, les
Tocqueville, les Le Play, et vingt autres venus du
protestantisme ou de la libre pensée, désertent le
rationalisme. Appliqués à l'étude de ces graves ques-
tions, maints penseurs se sont aperçus que la raison
individuelle s'abuse, quand elle espère conserver à son
gré telles ou telles mérités de choix arbitrairement ex-
traites du dépôt confié à la garde de l'Eglise et ils
adhèrent à la foi totale. Néanmoins si de grandes intel-
ligences reviennent de l'incroyance partielle ou radi-
cale au christianisme intégral, la masse est loin de les
suivre. Par quels moyens sera-t-elle convaincue, à une
époque où l'individualisme fait du plus ignorant un
juge des vérités les plus hautes;» Ce ne sont pas les
raisonnements, ce sont les circonstances qui les éclai-
reront. Pour ramener la foule il faudra que l'erreur
L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA VIE 2 I
philosophique, comme ces insectes qui meurent après
avoir piqué, jette dans les faits les conséquences de
l'idée. — Quel est le fruit du rationalisme parvenu à
son terme naturaliste! 1 ... L'immoralité. — Mais où
l'immoralité choquc-t-elle véritablement!*... Chez la
femme. A oilà pourquoi l'expérience pratique et con-
cluante ne pouvait pas se terminer avant d'avoir enve-
loppé la seconde moitié de la nation, et voilà pourquoi
elle s'achève, aujourd'hui que l'éducation officielle
élève les femmes selon la prétendue neutralité qui va
les conduire à l'irréligion après y avoir amené
l'homme.
1 Le silence systématique sur toute croyance ne pose
pas précisément, ce semble, les prémisses nécessaires à
la réalisation de l'identité de l'éducation et de la vie.
Elle ne paraît donc pos promise encore aux lycées de
jeunes filles.
Il
Mais tandis que l'Université organise l'éducation dé-
mocratique des femmes selon l'esprit dit « neutre »
qui, en effet, la gouverne au déclin de ce siècle, et si
l'incrédulité et l'immoralité menacent de faire avorter
les grandes espérances et l'œuvre magistrale de l'État,
il ne faut pas oublier, dira-t-on, que jusqu'à la fin du
second Empire les maisons religieuses ont été presque
sans rivales. C'est M. Duruy qui leur a porté, il y a
trente ans à peine, le premier coup, en fondant les fa-
meux cours qui firent alors tant de bruit et qui eurent
pour résultat prochain la complète organisation, sous
la troisième République, de l'enseignement officiel des
femmes. Avant cette organisation définitive et récente,
quand les maisons religieuses élevaient encore presque
exclusivement la femme française, les Ordres ensei-
gnants ont-ils fait un effort en faveur de l'identité de
l'éducation et de la vie ?
Non, répondra-t-on. L'éducation, dans leur sein, à
la fin du \iv e siècle comme avant la Révolution, s'ins-
pire de l'esprit aristocratique et l'instruction y suit gé-
néralement les vieux systèmes.
C'est possible. Mais est-il équitable de le leur repro-
l'identité de l'éducation et de LA VIE 23
cher} — On en doute dès que l'on considère les cir-
constances et les influences qui ont fixé leur attitude
lurant la double étape intellectuelle et morale accom-
plie par la société civile.
Les couvents, dit-on, n'essayèrent pas, sur le ter-
ni u de l'instruction, de lutter contre le rationalisme
par l' enseignement critique; eu matière d'éducation ils
De s'appliquèrent pas à incliner mus les tendances
modernes, c'est-à-dire à substituer à l'éducation aris-
tocratique du passé l'éducation démocratique de l'ave-
nir. — Ainsi les maisons religieuses n'auraient rien
l'ail depuis la chute de l'ancien régime pour établir au
profit de leur clientèle nombreuse l'identité de l'éduca-
tion et de la vie. — Soit. Mais qu'est-ce qu'elles pou-
vaient faire '.'... C'est ce qu'il importe de déterminer.
J'observe que les changements profonds; amenés par
les idées démocratiques, ne devaient atteindre les
femmes que très contrairement à la volonté générale
des hommes, et tardivement, sous l'action entravée de
la loi du progrès agissant seule avec la toute-puissance
impitoyable qui déjoue les faux calculs de la société
irréfléchie et illogiquement résistante.
Les bourgeois rationalistes du premier Empire et de
la monarchie de Juillet voulurent des femmes élevées
selon l'ancien régime. Démocrates pour eux, l'autocra-
tie de leur sexe masculin en faisait de purs aristocrates
dès qu'il s'agissait de leurs femmes et de leurs filles.
L'unification des mœurs, — à laquelle du reste la plu-
part des hommes entendent, encore aujourd'hui, éner-
giquement s'opposer, — ne devait faire que peu à peu
3 4 L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA VIE
quelque progrès sensible, et l'extinction graduelle des
usages aristocratiques évidemment condamnés sinon
complètement transformés en coutumes démocratiques
s'opère lentement, attendu que l'évolution part des faits,
avant de saisir les idées.
Gomment donc les maisons religieuses auraient-
elles tenté les réformes dont personne ne voulait, avant
que les besoins sociaux les imposassent, c'est-à-dire
pendant les périodes transitoires où l'opinion se refu-
sait à accepter pour les femmes ce qu'elle revendiquait
pour les hommes et avant le triomphe définitif des
faits appelés à renouveler les idées ?
On ne saurait trop insister sur les audaces et les timi-
dités alternantes du mouvement démocratique en
fiance, quand on recherche les causes de ses empor-
tements et de ses lenteurs, avec le sincère désir de ré-
partir équilablcmenl les responsabilités. On doit sans
cesse rappeler que la femme n'a pas été normalement
entraînée dans les grandes révolutions qui se pour-
suivent en ce siècle. Volontairement négligée par l'Etat,
tenue à l'abri du souffle de la philosophie novatrice
par les chefs de famille, il fallut soixante ans pour
qu'on s'avisât que la femme existait, qu'elle était en-
core élevée sous le règne de Napoléon III comme au
temps de Louis XIV, et que la poussée des choses ne
pouvait tolérer davantage celte anomalie longtemps
chère à l'esprit public.
Voilà pourquoi l'éducation des femmes, toujours
confiée aux couvents, s'y exerça pendant tout le. cours
du x[x c siècle, d'après l'antique système aristocratique.
L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA VIE 2U
Tandis que les lycées possédaient depuis plus de cin-
quante ans presque toutes les générations masculines,
la femme restait aux soins des maisons religieuses, pré-
cisément parce que le mouvement social ne s'accusait
pas encore à son égard ; et comme ce mouvement so-
cial ne se produisait pas en un tel sens, les maisons re-
ligieuses auraient agi contre l'esprit du temps si elles
se lussent avisées d'introduire chez elles prématurément
l'esprit démocratique auquel on désirait unanimement
en France soustraire la femme.
On objectera vainement que de grands changements,
favorables aux tendances démocratiques, — et ici nous
rendons aux mots « démocratique » et « aristocra-
tique » leur signification vulgaire, — étaient survenus
dans les couvents à la suite des modifications acquises
en ce qui concerne le recrutement des élèves et des
maîtresses désormais issues, non plus, comme autre-
fois, principalement de la noblesse, mais en majorité
de la bourgeoisie. Sans doute. Seulement cette bour-
geoisie ne cherchait qu'à s'aristocratîser, et les grands
couvents devinrent une sorte de caste ouverte d'autant
plus courue qu'elle offrait à la vanité un dernier moyen
de satisfaction. — Bizarrerie des choses humaines!
Même les hommes qui adoptaient le plus volontiers les
idées rationalistes et les habitudes démocratiques pour
eux et pour leurs fils, s'appliquaient à en préserver soi-
gneusement leurs fdles. On eût dit que, secrètement
inquiets de l'avenir, les Voltairiens d'hier se plaisaient
à défendre la femme derrière la muraille des cloîtres,
parce que le cloitre, restant clos par ses grilles, culti-
26 l'identité DE l'ÉDUCÀTIOU! et de la vie
vail en paix une pépinière d'épouses étrangères aux in-
fluences ambiantes et si souvent malsaines de l'époque.
Par un de ces accords tacites qui établissent quelque-
fois entre les plus grandes contradictions une éphémère
et fallacieuse paix, l'éducation féminine attacha long-
temps les démocrates incrédules aux systèmes aristo-
cratiques des maisons religieuses où ils prolongèrent
eux-mêmes délibérément des méthodes surannées.
Cette obstination conservatrice si singulière ne put
qu'illusionner les religieuses relativement aux véritables
besoins de la société contemporaine. (Je fut un grand
malheur, car la réforme urgente des systèmes éducatifs
cl dos programmes scolaires échut dès lors à l'Etat
neutre qui s'en empara. 11 faut expliquer ces choses
ignorées; la masse du public ne discerne pas, d'ordi-
naire, les anomalies qui sont ici les causes réelles de
l'infériorité de renseignement secondaire congréganiste
et de son esprit trop souvent retardataire.
Etrangers à la -vie du monde, les couvents ne sont
guère éclairés sur les besoins du temps que par les
familles, et ce sont les familles qui ont surtout contri-
bué à endormir les maîtresses de nos enfants. La plu-
part de ces familles n'ont rien pressenti non plus, rien
prévu des conséquences amenées par l'inauguration de
l'enseignement scientifique et critique et, en même
temps, par le mélange inévitable des différentes classes
de la société, mises en contact, par la force des choses.
On peut dire, d'ailleurs, que siles études sont restées
particulièrement littéraires et peu approfondies dans les
grands couvents, si l'on n'y a pas introduit au moins
L IDENTITE DE L EDUCATION ET DF. LA VIE 9~
l' argumentation nécessaire, c'est que l'atmosphère in-
tellectuelle, si troublée aujourd'hui partout, avait na-
guère des refuges dans bien des salons, autour de bien
des foyers où les principes fondamentaux de la religion
n'étaient pas ébranlés. L ne femme chrétienne, grande
dame ou petite bourgeoise, pouvait encore il y a trente
ans, dans nombre de milieux, ignorer les discussions
sur la divinité de Jésus-Chri-I el suc rexislencc de Dieu,
qui se produisent en tous lieux de nos jours ; elle n'était
pas appelée à les réfuter : la foi. la probité morale
aussi jouissaient d'une bienheureuse quiétude.
Voilà, en quelques grands traits, pourquoi les mai-
sons religieuses n'ont pas cherché à établir, jusqu'à ce
jour, l'identité de l'éducation et de la vie.
Cependant si elles le voulaient, le pourraient-
elles '}...
\<>us répondrons à celte question après avoir préala-
blement observé de plus près ce que, sous ce rapport,
l'on est véritablement autorisé à espérer delà vaste ten-
tative officielle si bien armée pour le succès.
in
L'Université est-elle apte à réaliser cotte fameuse
identité '}
Après avoir établi que l'identité de l'éducation et de
la vie s'opère par l'alliance du christianisme et de l'es-
prit démocratique, — c'est là notre thèse, — on
prouve trop aisément, hélas ! que l'Université ne peut
pas atteindre ce but aujourd'hui, parce que l'accord
nécessaire n'existe pas dans ses conseils entre les deux
facteurs requis. L'Etat prétendu neutre n'afûrme-t-il
pas. en effet, son indifférence voulue, avec une persis-
tance qui substitue l'opiniâtreté à l'évidence et à la dé-
monstration ? L'enseignement officiel ne se donne-t-il
pas formellement pour non chrétien par celte réserve
absolue qui, en pareille matière, est indiscutablement
significative?
Donc, puisque l'identité de l'éducation et de la vie
s'obtient par l'union des principes chrétiens et de l'évo-
lution démocratique, puisqu'il faut que l'enfance, l'ado-
lescence et la jeunesse soient préparées à l'existence
moderne par ces influences combinées, il est certain
que là où elles se séparent pour se combattre l'une
l'autre au lieu de s'unir pour agir ensemble dans l'édu-
HDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA VIE 2Q
cation, c'est l'impuissance. Toutefois, si l'on se con-
tentait de tirer de la seule raison religieuse les causes
de la faiblesse du système officiel, la discussion parai-
trait courte à ceux qui ne règlent pas leur opinion sur
les raisons originelles et supérieures. — Qu'à cela ne
tienne ! les arguments ne manquent pas. J'en vois un
surtout qui est de nature à frapper les libres penseurs
et les catholiques, car il se trouve qu'ils sont les uns
et les autres également menacés dans leurs plus chers
intérêts : l'éducation contemporaine, ainsi que nous
allons le démontrer, atteint les libres penseurs, chez
eux, dans leurs sentiments démocratiques, et les catho-
liques, chez eux encore, clans leur foi. L'émulation
excitée par la concurrence universitaire a entraîné les
catholiques dans une imitation si exacte, que leurs éta-
blissements libres n'assurent pas l'enseignement reli-
gieux tel qu'il le faudrait pour attacher solidement la
jeunesse aux croyances dogmatiques. Quand les catho-
liques feront leur examen de conscience à ce sujet, et
ils v seront amenés en s'occupant de la réforme de
l'éducation religieuse des fdles, on s'apercevra que le
principe delà neutralité agit aujourd'hui, de fait, là en-
core où on le réprouve. Bien que théoriquement con-
damné avec une sincérité qui n'est pas douteuse, pra-
tiquement il s'impose dans l'éducation des hommes
par les programmes, au nom des examens, des con-
cours, des carrières. Ainsi le vice de l'éducation con-
temporaine amoindrit l'enseignement dogmatique au
sein même des maisons religieuses. Dans l'Université,
effet curieux, il produit des conséquences également
00 I. IDENTITE DE I. INDICATION ET DE LA VIE
contraires à l'esprit de l'institution. Tandis que chez
les catholiques c'est la foi qui souffre, chez les libres
penseurs ce sera l'idée démocratique. On ne s'en est
pas avisé. Pourquoi ? Parce que l'erreur, on ne doit pas
se lasser de le répéter, n'apparaît flagrante que lors-
qu'elle touche à la femme. Il fallait attendre des lycées
déjeunes filles l'expérience concluante. On peut main-
tenant constater que l'éducation officielle porte un
grave préjudice au principe fondamental delà culture
intellectuelle ainsi qu'à l'idée démocratique. L'élroitessc
d'un enseignement découronné et la méconnaissance de
sa vertu désintéressée ont déplorablement trahi la belle
tentathe officielle. La culture intellectuelle chez les
femmes pouvait et dexail sauvegarder son caractère su-
périeur ; elle prend, au contraire, une inquiétante allure
de mercantilisme, elle crée une caste au lieu d'étendre
aux masses le privilège de l'instruction, ce qui serait le
propre de l'idée démocratique. Faire argent du savoir
acquis est aujourd'hui une ambition commune à un
très grand nombre d'élèves : cette ambition est
d'ailleurs assez naturelle, mais en se généralisant elle
fait un mal considérable. C'est l'ambition de carrière
qui a substitué l'instruction à l'éducation, et ainsi la
véritable notion de l'éducation a été dénaturée pour les
femmes comme pour les hommes. Elle tend à verser
dans le torrent professionnel. La petite ville, le village*
la campagne qui pourvoient de plus en plus les inter-
nats des lycées, leur confient bien moins des jeunes
filles à élever que des candidats à diplômer et à placer.
On souhaite moins une instruction supérieure qu'un
L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA ME 1
brevet utile. La savante école de Sèvres l'ait mirage :
n'assure-t-elle pas une chaire de professeur!* Ne sait-
on pas que les cours libres, grands el petits, recrutent
de préférence leur personnel enseignant parmi les vic-
times du concours officiel ? — D'accord : il faut vivre ;
oui. Mais il faut aussi sauver l'idéal en ce bas monde
et c'était le vrai but de l'instruction. Si elle devient, au
contraire, une nouvelle occasion d'étouffer l'idéal dans
l'âme de la femme, quelles mères notre éducation na-
tionale donnera-t-elle, demain, à la famille française!'
Sans doute, la question économique explique l'indus-
trialisation de tous les capitaux et l'instruction en est
un; on le fait valoir comme les autres, rien de plus
juste assurément. .Mais le mercantilisme de l'instruc-
tion, qui d'ailleurs fait tant de désabusées, en péné-
trant de son esprit utilitaire l'opinion égarée met en
péril des principes nécessaires à la civilisation : il ruine
la vertu désintéressée de la culture intellectuelle qui
sied si bien à la femme. C'est là un résultat qu'il faut
dénoncer comme un danger national. D'autre part, en
tarissant une des sources de l'idéal, on a discrédité les
gagne-pain qui sont encore les plus sûrs el les plus ac-
cessibles. La tentative universitaire a eu le cruel mé-
compte d'avilir de nouveau, comme il le fut dans l'an-
tiquité païenne, le travail manuel qui a retrouvé à Na-
zareth sa dignité el sa grandeur. Au plus beau temps
de la féodalité, le manoir seigneurial ne vit jamais châ-
telaine dédaigner l'aiguille comme fait aujourd'hui la
dernière des filles des champs, dès qu'elle a respiré
l'air du lycée. Cependant toutes n'acquerront pas avec
3a l'identité de l'éducation et de la vie
le diplôme les lettres de noblesse dont il semble que
les plus farouches démocrates ne peuvent plus se pas-
ser.
— Que deviennent vos jeunes fdlcs, quand elles sont
exécutées aux examens !» demandai-je un jour à l'une
de leurs directrices. Sans doute, elles prennent un
étal?
— « Pas une n'y .songe, » me répondit la maîtresse
attristée.
La vanité est donc telle chez ces pauvres enfants
qu'il devient impossible de leur faire comprendre l'au-
guste respectabilité du travail manuel pourtant si fé-
minin, la valeur pratique qui le distingue quand il est
exploité par l'intelligence au sein de la lamille, ce qui
est souvent réalisable, et surtout l'avantage de l'allier
à la culture intellectuelle. C'est ainsi que les Améri-
caines s'ingénient à associer l'idéal aux réalités les plus
vulgaires. Nous sommes loin, en France, de la fdle de
cuisine que M"" , Bentzon nous montre, aux Etats-
Unis, lavant sa a aisselle joyeusement, parce qu'elle
attend le livre que la bibliothèque roulante va lui four-
nir, livre sérieux qui lui apportera la part d'idéal à
laquelle elle a droit après avoir gagné son pain et qui
l'attachera aux préoccupations supérieures. Il lui est
même loisible d'écrire ses impressions à une de ces
femmes distinguées et généreuses qui se sont donné la
mission de correspondre avec les humbles pour établir
ces beaux contacts d'esprit, cette grande fraternité
morale qui doivent exister dans une pure démocratie.
(c Y a-t-il du moins, demandai-je encore à la jeune
L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA VIE 00
directrice qui \oulait bien me renseigner, quelques-
unes de vos élèves qui apprécient la vertu de l'instruc-
tion? Celles cpii retournent dans leur petit centre, après
avoir suivi les classes, savent-elles qu'elles ont charge
d'apporter à la maison le doux charme qu'on attend de
la femme cultivée et qu'elle doit répandre dans tous
les milieux, surtout dans les plus modestes, pour aider
l'homme à soutenir le poids de la vie et la société à
gagner des altitudes plus hautes ? »
— (i Hélas ! reprit mon interlocutrice, ceci est un rê\ e
jSous ne pouvons faire, dans aucun groupe, de Tins
traction désintéressée. Il règne dans nos lycées un
esprit qui déjouerait nos efforts. Les jeunes filles qui
tiennent la tète des classes donnent le ton. Gomment
ne le donneraient elles pas? Ce sont les courageuses,
les héroïques. Même celles de leurs compagnes qui ne
songent pas à conquérir les palmes, soit par incapacité,
soit parce qu'elles appartiennent à des familles assez
fortunées pour assurer leur établissement, n'ont pas
une conception plus élevée de l'instruction. »
Et de sages maîtresses qui n'ont jamais obéi au parti
pris sectaire tle faire de l'instructif m écrasante pour oppri-
mer les aspirations libératrices si naturelles à l'âme fémi-
nine, sentent l'effroi s'unir au découragement; plu-
sieurs, des meilleures, ayant mis tout leur enthousiasme,
tout leur dévouement au service de cette grande idée
de l'instruction de la femme, s'arrêtent, hésitantes.
Il en est qui secrètement se disent, dans les heures
de douloureuse méditation : ne faisons-nous pas fausse
route? Répandre l'instruction parmi les femmes est-ce
t>4 L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA. VIE
un bien, ou comme le pensent ses adversaires, ne serait-
ce pas un mal!' — Que de lumière clans ce doute !...
Non, loin d'être un mal, l'instruction est le plus grand
des biens pourvu qu'elle soit fidèle à sa mission qui est,
selon l'expression de Lacordaire, « de réparer la bles-
sure faite à l'intelligence par l'ignorance » et d'en-
seigner, pour cela, les vérités d'ordre général qui nous
permettent d'entrevoir les réalités supérieures, c'est-à-
dire les idées qui, par rapport à nous et dans leur en-
semble, constituent ce que nous nommons tidéal.
Mais l'instruction ainsi comprise ne saurait être
neutre. Il la faut affirmative, elle ne l'est pas; c'est ce
qui explique nos mécomptes et nos hésitations eu face
du progrès dévoyé. Sans principes affirmés, sans re-
ligion, il n'y a point de moyen de conduire la femme
même à ses fins terrestres, car celles-ci la destinent à
l'aire luire l'idéal au loyer domestique, et on ne peut
épanouir l'idéal dans les cœurs vides de foi.
L'insdustrialisation de la culture intellectuelle des
femmes, infidèle à la véritable destinée du savoir, nuit
profondémenl aux idées démocratiques. Ce point de
vue est de nature à frapper les esprits qui sont indiffé-
rents aux intérêts religieux. Si la notion de l'idéal se
dérobe el fuit, il est une autre notion singulièrement
chère au siècle qui est grandement lésée : l'éducation
officielle, en créant surtout une caste de tristes lettrées,
produit, par l'instruction, d'étranges démocrates.
Qu'est-ce doue que cette coterie infatuée, sinon un
mandarinat dédaigneux et stérile pour la société ?
C'est assez, dire qu'on aurait tort de rompler sur
l'identité de l'éducation et de l.v vie 35
l'Etat pour réaliser en France, actuellement, l'identité
de l'éducation et de la vie. Des deux facteurs requis
pour atteindre ce but, l'un, le christianisme, se voit
virtuellement banni, l'autre, l'esprit démocratique,
implicitement . dénaturé parce qu'il n'est pas chrétien,
se trouve pratiquement entamé. Toutefois, si après
les effets immédiats on considère les effets prochains et
réflexes, on reprend de l'espoir. Tl serait invraisem-
blable que l'Université française, en conviant les
femmes à lutter contre l'ignorance qui est un des pires
ennemis de l'humanité, vît son magistral effort avorter
misérablement. Tôt ou lard, l'enseignement officiel
s'émancipera du joug de la neutralité qui l'opprime.
En attendant, la vive compétition qui dispute aujour-
d'hui l'influence entre les couvents et les lycées
marche parallèlement vers le progrès : les deux insti-
tutions sortent du même berceau, et l'histoire nous
apprend que les agents multiples et si mélangés de la
civilisation se dépouillent peu à peu et sont finalement
asservis au perfectionnement laborieux de l'huma-
nité.
L'Université française agissant aujourd'hui sou- la
pression de notre démocratie évangélique quoique non
chrétienne, en poussant activement la culture intellec-
tuelle de la femme ne fait que suivre les inspirations du
christianisme ; c'est ce qu'il importe de remarquer afin
d'éviter les jugements équivoques. S'il est à propos de
blâmer la neutralité qui exclut de l'enseignement toute
dogmatique, s'il est bon de signaler les dangers qui
résultent de ce fait et mettent en péril, avec la vertu
36 l'jdextité de l'éducation et de la vie
du savoir, 1 esprit démocratique lui-même, con-
damner sans autre forme de procès, comme le font les
hommes de parti pris, le grand élan de l'Université en
faveur de l'instruction de la femme, ce n'est pas seu-
lement une injustice, c'est une folie. La passion fait de
déplorables apologistes, car. remarquons- le, les belles
créations de ce siècle, même lorsqu'elles trahissent
momentanément leurs fins supérieures, sont issues du
christianisme. Il y a donc lieu de déplorer les égare-
ments de la philosophie universitaire, mais non pas
l'impulsion donnée à la culture intellectuelle îles
femmes. Il est autrement plus exact, et autrement
plus habile de la part des contempteurs de l'Univer-
sité rationaliste, de proclamer, l'histoire en main, que
c'est l'Eglise, de saint Jérôme à Fénelon, de Fénelon
à Dupanloup, qui a poussé à ce progrès, et que, si ce
progrès continue à se développer en dehors del'Eglise,
c'est précisément parce que les principes chrétiens
qu'elle propage depuis dix-huit siècles ont pénétré
l'âme des peuples. Le mouvement officiel est un
triomphe public de la grande idée que l'Eglise et
ses apôtres ont depuis presque deux mille ans cons-
tamment soutenue dans le monde.
A ce premier motif de satisfaction s'en ajoute un
autre. A mesure que l'Université fait passer l'instruc-
tion dans les mœurs, elle l'organise méthodiquement.
L'ordre naît des divisions classiques, enseignement
primaire, enseignement secondaire, enseignement su-
périeur. La distribution de ces trois degrés concourt
déjà, dans une large mesure, à l'établissement futur
L IDENTITÉ DE L ÉDUCATION ET DE LA. VIE OJ
sinon immédiat de l'identité de l'éducation et de la
vie, laquelle se prépare sans doute durant les deux pre-
mières périodes, mais ne s'affirme et ne s'achève que
dans la troisième. C'est une grande chose que d'avoir
scindé les degrés en trois factions nettement définies et
de les avoir réglés chacun d'après d'excellentes mé-
thodes, parce qu'en créant le troisième degré on a
soustrait cette dernière période à l'internat qui pèse si
lourdement à la jeunesse française. Ce fait est considé-
rable. Ohservons-le en effet, l'enseignement supérieur
ne doit pas être seulement l'apanage des futures pro-
fesseurs, qui elles, du reste, subissent encore l'inter-
nat à Fontenay ou à Sèvres ; il faut qu'il devienne le
privilège de toutes les intelligences aptes à le recevoir,
non seulement à Paris où la Sorhonne est ouverte à
tous, mais dans la France entière où celles qui ne
seront pas à portée des leçons des maîtres célèbres le
puiseront par les grandes lectures dans les biblio-
thèques publiques ou associées.
IV
Voyons maintenant ce que les maisons religieuses,
qui n'ont pas cherché encore à établir l'identité de
l'éducation et de la vie, pourraient faire aujourd'hui
dans ce but si elle^ le voulaient.
On peut répondre a priori qu'elles ont les promesses
de succès, attendu qu'il s'agit pour elles simplement
de faire évoluer l'esprit aristocratique dont elles sont
pénétrées vers les idées démocratiques modernes,
tandis que l'Université, pour unir les deux facteurs
nécessaires à la réalisation du but que l'on poursuit,
devrait faire évoluer ses idées démocratiques vers le
christianisme. Or, il est plus facile de descendre le
courant que de le remonter ; et comme des croyances
positives solides son! les principes immuables qui
portent les assises de la vie. l'éducation religieuse est
la plus favorable à réaliser l'identité requise.
Mais si le souffle du ebrislianisme est susceptible
d'animer successivement les diverses formes du pro-
grès social, — et ses adversaires eux-mêmes com-
mencent à le craindre, — on se demande si les insti-
tutions auront le même pouvoir. En admettant que les
ordres religieux prennent le parti de se moderniser, ne
L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA ME OQ,
rencontreront-ils pas clans leur constitution même un
obstacle ?
Si l'on veut savoir quel est l'avenir des ordres ensei-
gnants en France, il suffît de porter les regards vers
l'Université. En établissant à son tour, dans une imita-
tion tardive, ses écoles et ses lycées, elle ne fait que re-
produire avec exactitude l'œuvre séculaire des ordres
enseignants. Il est donc clair que ceux-ci trouvent au
contraire à notre époque, dans les créations officielles.
une véritable sanction des formes anciennes, et ce fait
confirme dans leur autorité traditionnelle les commu-
nautés enseignantes. En multipliant les externats et les
internats déjeunes fdles. l'Etat s'est approprié des ins-
titutions antiques, et en les adoptant pour assurer un
senice national, il en fortifie la vitalité.
Il est certain d'autre part que les institutions com-
munautaires, dont les ordres religieux sont le type ac-
compli, deviennent indispensables aux sociétés parti-
cularistes, et les couvents, qui s'inspirent de l'esprit de
désintéressement, de dévouement, de sacrifice, après
avoir résisté à tous les temps, répondent merveilleuse-
ment au besoin présent. La France possède, sous forme
de cloîtres, des monuments scolaires magnifiques ; il
en existe dans les localités les plus reculées, là où le
budget de l'instruction publique, déjà si chargé, ne
pourra pas de longtemps faire affluer ses ressources.
Puisque les usages veulent de plus en plus l'éducation
du pensionnat, peut-on croire à l'improductivité pro-
chaine de l'outillage existant? Dans les grandes villes
où les lycées sont établis, c'est souvent à contre-cœur
^O I; IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA VIE
qu'on y a recours. Un grand nombre de familles confie-
raient plus volontiers leurs filles aux couvents. Seule la
supériorité de l'enseignement universitaire, supériorité
incontestable et incontestée, les sollicite et les détermine.
Le jour où renseignement libre sera à la hauteur de l'en-
seignemenl officiel, — et ce jour peut être demain, —
les jeunes filles reviendront en foule au couvent. On le
recherchera encore à cause de l'impossibilité où nous
sommes, à notre époque païenne, de faire de nos niai-
sons le temple qu'il faudrait qu'elles fussent pour en-
tourer l'enfance et l'adolescence d'une atmosphère abso-
lument pure. Pendant les quelques années laborieuses
qui précèdent l'ère ouverte de l'éducation supérieure,
laquelle ne saurait appartenir au pensionnat, car elle
doit être expérimentale, la jeunesse trouve au cloître
un milieu très favorable à la formation de l'âme. Ecar-
tée du mouvement mondain, elle connaît là les vifs
attraits supérieurs et en elle-même se développent les
forces cachées de la conscience. La vie surnaturelle
dont on la pénètre, et qui est inconnue dans une so-
ciété naturaliste, resterait à jamais irrévélée si la jeu-
nesse n'épanouissait pas son printemps dans une sorte
d'oasis réservée. N'a-t-on pas le devoir de donner à
l'enfance les joies et les secours d'une piété profonde ?
N'est-il pas utile de faire vivre à la femme la vie su-
périeure, avant de la jeter aux réalités de l'existence?
Pour que l'empreinte religieuse soit ineffaçable, pro-
tectrice et susceptible de ramener l'âge mûr, après des
oublis toujours possibles, aux souvenirs de la sereine
jeunesse, il la faut profonde. C'est l'éternelle gloire de
L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA VIE L{1
l'éducation religieuse que de munir intérieurement les
âmes dune boussole indestructible. Battus de la tem-
pête comme d'autres, ceux qui ont possédé le christia-
nisme, et que les passions n'ont pas épargnés, savent
du moins de quel côté s'ouvre le port du salut.
Tels sont les motifs qui paraissent assurer aux reli-
gieuses enseignantes un fort regain de vie dès qu'elles
auront mis l'enseignement congréganiste à la hauteur
de renseignement universitaire, et c'est à quoi elles
tendent, ainsi que nous allons le montrer.
Mais avant de parler du grand mouvement intellec-
tuel qui s'annonce, il faut encore examiner une objec-
tion sérieuse. — celle qui résulte de l'esprit prétendu
imineiblement réactionnaire et aristocratique des cou-
vents.
Pourquoi les maisons religieuses ont-elles, depuis
une vingtaine d'années, dans bien des régions, perdu
tant d'élèves! 1 Nous pourrions citer des communautés
jadis florissantes où le nombre des enfants est loin d'at-
teindre aujourd'hui celui des maîtresses. On va jusqu'à
parler de pensionnats fermés. Les religieuses répondent
que la concurrenre est eu effet redoutable, que l'infé-
riorité temporaire de leur enseignement, tout à coup
distancé par l'Université, explique ces dépeuplement-.
Elles reconnaissent qu'elles ne se sont pas avisées assez
tôt de l'invasion de l'Etat sur ce qu'elles croyaient être
leur domaine fermé. Elles n'avaient pas prévu que
l'Université, maîtresse des hommes, voudrait aussi,
tôt ou tard, former les femmes. On s'était endormi ;
on a perdu du terrain parce qu'on a perdu du temps :
!\i l'identité de l'éducation et de la vie
toutefois avec la volonté, l'intelligence, le zèle, qui
certes ne manquent pas aux religieuses, il ne sera pas
impossible de rétablir, assez v ite peut-être, entre l'en-
seignement officiel et l'enseignement libre, un égal ni-
veau.
Ce sera là sans doute un grand progrès, qui donnera
certainement des résultats excellents ; peut-on néan-
moins croire que les lycées vont se vider au profit des
couvents dès que ceux-ci auront relevé leur enseigne-
ment!» La libre pensée n'abandonne pas ses conquêtes.
Même quand l'imitation officielle témoigne de la vita-
lité de leurs impérissables formes, avec des institutions
pareilles et une égale instruction, les couvents restent
encore menacés. Ils ne pourront soutenir la lutte
qu'après avoir modifié profondément l'esprit qui les
anime. La victoire est promise aux institutions ensei-
gnantes (jui marcheront avec le christianisme dans les
voies démocratiques où la société esl définitivement
engagée. — 11 y a donc encore une question à poser.
Peut-on espérer des religieuses le changement d'orien-
tation d'où dépend la suprématie reconquise? Leurs
adversaires se dressent ici frémissants d'espérance et
le débat prend une certaine envergure. Suivons-le sans
parti pris.
Les couvents, dit-on, adopteront difficilement l'es-
prit moderne. Ils le baissent de confiance, et leur clien-
tèle, qui l'exécrait, puisqu'elle l'a si fortement combattu,
esl loin de s'y convertir. — C'est possible. — Mais
nous venons d'observer que leur clientèle s'éclaircit de
jour en jour, qu'ils commencent à s'en inquiéter assez
l'identité de l'éducation et de la vie 43
pour se prêter aux changements nécessaires. Beaucoup
de religieuses s'aperçoivent crue c'est pour avoir trop
longtemps conservé l'esprit et les méthodes antiques
qu'une partie notable de la génération actuelle est passée
aux lycées ou aux pensionnats séculiers qui se mul-
tiplient partout. Au statu quo néfaste qui les immobi-
lisa sous la pression des influences extérieures précé-
demment indiquées, succède un mouvement considé-
rable. À présent que l'unification de l'éducation des
hommes et des femmes, désormais accomplie, ne per-
met plus aux pères de famille \oltuiriens ou libertins
d'induire en erreur, ainsi que nous l'avons dénoncé,
les éducatrices religieuses, celles-ci jugent librement
et veulent entrer dans la voie du progrès. Il en est sans
doute qui, tenaces dans leur attachement aux usages
caducs, auront de la peine à s'arracher au passé. Jésus-
Christ, leur maître, a dit à ses apôtres : Laisse: les
morts ensevelir leurs morts. Les routiniers résistent,
entravent, mais disparaissent; s'ils avaient tant de
pouvoir, l'Eglise dans la suite des siècles n'aurait
pas frayé avec toutes les institutions auxquelles elle
s'e<l adaptée, survivant à toutes dans son immutabi-
lité. Quand les directions supérieures rencontrent de
la part des individualités inintelligentes une résistance
obstinée, le courant des faits se charge d'emporter les
obstacles, en emportant les hommes et les institutions
elles-mêmes. La clientèle s'éclaircit, c'est un avertisse-
sement ; les couvents l'ont entendu.
Si d'ailleurs les couvents furent « aristocratiques »
sous l'ancien régime, il faut en faire la juste remarque,
44 l'identité de l'éducation et de la aie
c'était pour s'adapter aux institutions d'alors. Cet
exemple des harmonies d'hier affirmait, dans la cor-
respondance passée de l'institution et des temps, la
préoccupation de l'accord temporairement rompu mais
qu'on doit s'efforcer de rétablir. Du reste, aristocratie
pour aristocratie, s'il en est une en celte fin de siècle,
n'est-ce point celle de l'or, essentiellement ouverte.
instable, antitraditionnelle? Ne réclame-t elle donc pas
une éducation spéciale, très différente de l'ancienne?
Les méthodes à jamais illustres par d'insignes résultais
n'ont réus>i jadis que parce qu'elles correspondaient
merveilleusement aux besoins de l'époque, et les fleurs
rares que, d'aventure, elles cultivent encore, ne s'épa-
nouissent qu'au sein de familles absolument exception-
nelles, susceptibles d'offrir aux anciens systèmes leur
ancien cadre. Si l'on faisait, de part et d'autre, cette
observation élémentaire, on abrégerait beaucoup la dis-
cussion.
Les couvents, en s'obstinant, rencontreraient des
obstacles véritablement insurmontables. Le vieux sys-
tème ne réussit qu'auprès d'une caste ; la caste n'existe
plus. Nous sommes loin du temps où le chapitre de
Remiremont pouvait, sans risquer tle se dépeupler,
fermer ses portes aux Filles de France. La mésalliance
de nos rois avec les Médicis a aujourd'hui de trop nom-
breux imitateurs. Le recrutement présente une première
difficulté. Opérer une sélection étroite parmi les élèves
îles pensionnats religieux, c'est écarter la majorité des
prétendantes. Le mélange inévitable a substitué à l'élé-
ment pour lequel les méthodes avaient été créées un
l'identité de l'éducation et DE LA VIE f[ô
élément nouveau tout à fait prédominant, d'où une
contradiction qui engendre le désordre et stérilise les
efforts. On le sent bien, mais comment l'éviter? —
Pratiquement, les grands couvents ne peuvent pas se
refuser à élever les jeunes personnes que des familles
très honorables veulent bien leur confier. On a cru
d'abord qu'une distinction rigoureuse opérerait le clas-
sement délicat à fixer. « Nous ne recevrons pas, ont dit
des religieuses, les jeunes filles dont les parents ont
enseigne sur boutique. » — ■ Mais qu'est-ce au juste
qu'enseigne sur boutique ? Il faudrait d'abord s'en-
tendre sur ce point-là. Nous ne voulons pas faire de
personnalités; mais quelle différence y a-t-il, par
exemple, entre enseigne sur boutique et étiquette sur
bouteilles? Les familles X. Y. Z., si connues à Paris,
et dont les noms honorés attirent ça et là sur les grands
boulevards et dans les quartiers commerçants l'atten-
tion du passant, n'ont-elles pas enseigne sur boutique ?
Leurs filles ne tiennent-elles pas dans le monde le
rang distingué dont elles sont si dignes? Ne seront-
elles pas presque à coup sûr demain comtesses ou mar-
quises ? Est-ce que les couvents de Paris voudraient
ou pourraient se dispenser de les élever ? — En pro-
vince, les choses sont véritablement comiques. Il y a
encore des villes où le bizarre ostracisme de 1' « en-
seigne sur boutique » fait loi. ■ — Eh bien ! dit-on, les
jeunes filles que les premiers couvents de la localité
n'admettent pas iront dans les maisons de second
ordre. — Erreur profonde : elles entrent dans les
grands couvents de Paris où leur origine est dissimu-
46 l'identité de l'éducation et de la aie
lée. D'où il suit que les filles des familles ayant l'en-
seigne sur boutique en province, reçoivent une éduca-
tion supérieure puisqu'elles bénéficient des avantages
de Paris. Ainsi, tandis qu'on aura tout fait pour éviter
la fusion démocratique des classes, l'on ne réussit, en
province du moins, qu'à intervertir l'ordre des privi-
lèges, et au détriment des familles anciennes que 4'on
voudrait favoriser.
On n'a pas voulu admettre qu'il en serait tôt ou
tard des tilles comme des garçons, et voici que le mé-
lange s'impose inévitablement. La clé d'or ouvre les
portes, et toutes les solutions sont enfantines à l'ex-
ception d'une seule, celle qui consiste à former de ces
éléments divers une élite puissante et nombreuse, en
renouvelant les systèmes par une adaptation intelligente
à l'étal actuel de la société.
Les difficultés sonl d'ailleurs grandes et l'évolution
délicate. L'émotion de- dignes religieuses ne se con-
çoit que trop. Momentanément coalisée avec la libre
pensée incrédule, la démocratie les épouvante. Elle se
présente, en effet, assez mal dans son réalisme arro-
gant. On désespère de modeler ce bloc à peine dé-
grossi. Comment parvenir à l'affiner jusqu'à la perfec-
tion nécessaire pour substituer à l'aristocratie restreinte
une élite ouverte et sans cesse grandissante? 11 faut
employer aujourd'hui les moyens dont l'efficacité a
fait ses preuves. 11 faut diriger l'œuvre en la christia-
nisant. — L'Eglise n'a-t-elle pas converti les barbares ?
Les couvents ne possèdent-ils pas l'Evangile ? L'Evan-
gile n'est il pas le texte même du code démocratique
L'IDENTITÉ DE LÉUL r:\HHN ET DE LA VIE 4 ~
Ils n'ont qu'à le relire pour saisir clans la vie et dans
les paroles de Jésus-Christ les préceptes et les conseils
capables de conduire l'éducation chrétienne à ses fins
présentes. Que l'idée démocratique soit essentiellement
évangélique, ils ne peuvent plus en douter. Les im-
mortelles encycliques du grand Pape Léon XIII en
témoignent surabondamment. Comment les religieuses
ne se fieraient-elles pas à cette lumière '. ]
Est-ce que d'ailleurs les Religieux ne leur en donnent
pas l'exemple? Les collèges libres où ils élèvent nos
fils, qu'ils appartiennent aux Jésuites, aux Domini-
cains, aux Mariâtes, aux Eudistes, aux Lazaristes, aux
Basiliens ou autres, ne sont-ils pas tous effectivement
démocratiques par l'unité des programmes uniformes
et dans le recrutement des élèves, indistinctement ac-
cueillis sans acception aucune de rang ni de milieu so •
cial ? Quelques pièces du maire, du curé, du médecin,
tels sont les titres identiques nécessaires à leur admis-
sion, et telle aussi la preuve que les usages démocra-
tiques n'ont rien de contradictoire au christianisme
et que si les religieuses enseignantes ne s'y sou-
mettent que tardivement, c'est, ainsi que nous l'avons
indiqué', parce que les hommes ont mis entrave pouf
les jeunes filles à la marche normale du progrès.
Le coup de clairon destiné à rassembler pour de
glorieuses campagnes l'armée monastique s'est fait
entendre. Il n'a pas retenti dans le vide. Soutenue par
de grands prélats, par des prêtres éminents, par des
laïques distingués, comprise par les Supérieures qui
dirigent d'importantes communautés. M me Marie dit
48 LIDEMTTÉ DE l'ÉDUCATIOH ET DE LA VIE
Sacré-Cœur, dans son beau livre : Les religieuses ensei-
gnantes et les nécessités de l'apostolat, n'a pas craint
d'exprimer avec une sainte hardiesse la pensée intime
des grandes religieuses ni d'exposer aux regards publics,
pour provoquer le zèle de salut, une situation d'ailleurs
mal dissimulée sous le faux contentement de quelques
aveugles volontaires. Ce livre est un signe des temps.
11 est la synthèse courageuse des craintes latentes
comme aussi des solides et grands espoirs. Il est la
voix du bon sens, le cri de l'apôtre, le pathétique appel
de la loi combative. La France l'entendra, et, mues
d'un élan puissant, les femmes chrétiennes travaille-
ront à l'utilisation léconde des forces séculaires, bien-
tôt rajeunies, de l'éducation religieuse '.
1 Après mille et une tribulations dont les auteurs rougiront
un jour, la Mère Marie du Sacré-Cœur a ouvert, dans Paris,
sous le nom d'Institut Sainte-Paule, une école de jeunes filles
qui, en quelques mois, est devenue très florissante.
Pourquoi l'identité do l'éducation et de la \ie a-t-elle
été réalisée en Amérique? — Parce que l'homme et la
femme ont marché ensemble, et d'un même pas, dans
les avenues qui conduisent les sociétés modernes à
leur développement ; parce que l'éducation des uns et
des autres, tout à la fois religieuse et démocratique,
tend à élever une nation, non à conserver une aristo-
cratie ou à créer un mandarinat.
Pourquoi l'identité de l'éducation et de la vie
n'existe-t-elle pas en France ? — Par des raisons in-
verses : parce que les deux systèmes d'éducation, ofli-
ciel et libre, ne réalisent encore, ni l'un ni l'autre,
l'accord des principes éternels avec l'état actuel de
l'évolution sociale, attendu que ceux qui ont accepté
l'évolution ont aussitôt abandonné les principes et
ceux qui gardent les principes ont longtemps redouté
l'évolution.
Ainsi, pour établir clic/ nous l'identité de l'éduca-
tion et de la vie, il faudrait que le système français
alliât désormais les deux facteurs qui en assurent le
succès ; il faudrait à la France une éducation sincè-
rement chrétienne et saintement démocratique!
00 L IDENTITE DE L ÉDUCATION ET DE LA VIE
Qui la lui donnera? — Nous avons répondu que ce
pouvaient être les couvents, puisqu'ils n'auraient qu'à
.réorganiser leur enseigner ent, à moderniser leur
esprit, à accepter les idées démocratiques qu'ils ont
mission d'assainir en les christianisant. Nous avons
exposé les arguments et les faits qui soutiennent celle
opinion. — Il resle maintenant à appeler l'attention
sur le danger que courrait la grande réforme entrevue,
si elle tournait à l'imitation trop exacte de l'Université.
En obéissant à l'émulation donnée à l'instruction, en se
pliant dans la mesure obligatoire aux programmes
ollîciels, il convient aux religieuses, osons le leur dire,
de conserver toute leur indépendance afin de s'em-
ployer à restaurer doucement, mais avec une persévé-
rance constante et au moyen d'un système: approprié
à celle lin supérieure, les véritables notions qui doi\ent
régir l'enseignement de la femme : il s'agit de sauver
la culture intellectuelle proprement libérale, car il
faut lui laisser des témoins dans ce siècle que les réa-
lités exaspèrent, qui a soif d'idéal et qui ne peut le
retrouver que dans l'âme de la femme ebrétienne.
Si les congrégations religieuses ne devaient se ré-
former que pour mettre leur enseignement à la
bailleur de celui du lycée, le résultat ne serait pas
complet. Elles ont plus et mieux à faire. Il leur
appartient de combattre d'abord par une réaction
puissante, immédiate, la tendance actuelle qui im-
prime à l'instruction des femmes un caractère ex-
clusivement professionnel; je dis exclusivement, car
l'instruction peut, bien entendu, offrir une carrière,
l'identité de l'éducation et de la vie 5i
et comme il y a beaucoup de femmes qui ont à gagner
leur vie, comme le professorat leur ouvre un dé-
bouché, il est 1res légitime qu'elles en profilent quand
elles en sont capables : pas d'équivoque à ce sujet,
mais aussi pas de méprise quant au but à pour-
suivre. 11 ne s'agit de rien moins, je le répète, que de
sauver la culture intellectuelle désintéressée, et le
devoir est d'autant plus impérieux qu'elle paraît plus
menacée. Fille noble par excellence, fdle libre, de
race antique, honorée de la Grèce et de Rome, du
moyen âge et de la Renaissance et du grand siècle,
depuis cent ans on entrave ses ailes et voici qu'aujour-
d'hui l'impitoyable siruggle for life, poussant à de
véritables excès cérébraux les individus âpres à faire
argent de tout parce qu'ils sont ivres de jouissance, la
culture intellectuelle désintéressée tend à disparaître.
Ne faut-il pas en restaurer les principes, en rétablir le
culte et, pour cela, lui refaire dc< pontifes? Où recru-
tera-t-on demain celle rare élite dont l'humanité a
besoin, parce qu'elle est une lumière, une consolation,
une vertu? Malheur aux nations qui détruisent la race
de ces prophètes augustes ! S'il n'en existait plus parmi
les hommes, que du moins il s'en trouve parmi les
femmes !
Les religieuses qui s'égareraient en imitant l'ensei-
gnement officiel, ne devront pas plus copier les reli-
gieux, à qui les examens ne permettent pas de modifier
pour nos fils le système universitaire ; d'où il suit que,
quelles que soient les bonnes volontés, il y a en réa-
lité encore trop peu de différence entre les institutions
09, L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA AIE
fondées par l'Etat et les écoles libres. Les familles ont
fait à ce sujet de vives réclamations. A tort ou à raison,
elles se plaignent que, dans les collèges religieux,
leurs fils n'acquièrent aucune connaissance scienti-
fique de la religion ; que, d'autre part, ce sont les cer-
veaux qu'on pèse et non pas les consciences ; que
l'orgueil du succès arrache aux directeurs des con-
cessions regrettables, leur inspire des rigueurs in-
justes ; qu'on garde parfois les mauvais sujets lors-
qu'ils font un candidat sûr à Saint-Cyr ou à l'Ecole
Polytechnique, et qu'on chasse sans autre motif des
jeunes gens excellents dont on brise avec désinvolture
la carrière d'ailleurs possible, simplement parce que
l'étourderie de leur i\^q laisse subsister un doute quant
à leur réussite. On ne peut, paraît-il, exposer l'Ecole
à une mauvaise chance. J'indique rapidement ces
plaintes pour montrer seulement quel est le danger
de celte nouvelle forme, de l'exploitation des études et
pour rappeler aux religieuses l'obligation de perpétuer
les traditionnelles fidélités de l'esprit national à la
connaissance supérieure, en se refusant à immoler sur
l'autel des diplômes la culture intellectuelle véritable-
ment libérale et désintéressée, et la science religieuse
plus que jamais nécessaire.
Le mot de M. Paul Bourget, qui appelle l'attention
sui- un vice de l'éducation française, est particulièrement
heureux, non pas seulement parce qu'il indique que
l'identité de l'éducation et de la vie nous manque,
mais parce que son observation s'applique très juste-
ment à la femme, En effet, — el c'est ici La conclu-
l'identité de l'éducation et de la vie 53
sion naturelle de celte courte étude, — l'identité de
l'éducation et de la vie, qu'on ne réclame pas encore
pour l'homme, ne peut être sérieusement tentée
d'abord qu'en faveur de la femme, en faveur des
mères : c'est de leurs entrailles crue sort la force de :
de la nation, c'est au souffle de leurs âmes que sa |
gloire déploie ses ailes !
CHAPITRE It
L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR DES FEMMES
Nous venons de voir quels sont les principes et les
institutions qui doivent ser\ ir à réaliser, en France,
l'identité de l'éducation et de la vie, et nous avons cons-
taté, pour la démocratie française, l'obligation de dé-
velopper la personnalité de la femme contemporaine,
au souffle du christianisme, dans le giron tutélaire de
l'Eglise.
Ce point acquis, il convient d'observer comment la
lumière s'est faite dans les esprits, et comment les cir-
constances ont préparé, chez les catholiques, une nou-
velle conception de l'éducation des femmes. L'histoire
telle qu'on la fait aujourd'hui s'attache aux côtés in-
times des choses ; on la fait telle souvent par vaine ou
indiscrète curiosité, quelquefois par le désir légitime
d'apprendre de quoi est tissée la trame des événements
humains. A ce titre la notation des incidents relatifs à
la nouvelle organisation de l'éducation de la femme
n'a rien d'oiseux. Ces incidents méritent qu'on les con-
naisse, non seulement pour l'intérêt qu'ils offrent par
56 l'enseignement supérieur des femmes
eux-mêmes, mais encore pour la haute leçon d'humi-
lité et d'amour qu'ils donnent en montrant aux partis
que l'orgueil et la haine réciproques ne s'expliquent par
aucun motif plausible, attendu que les efforts accom-
plis depuis trente ans pour préparer la grande figure
de la femme moderne appartiennent à tous les partis.
Mais qu'est-ce que la femme moderne? C'est la
femme de l'Ecriture sainte, la femme forte et géné-
reuse, type de race qui réunit aux caractères bibliques
ceux de l'Evangile jusqu'à réaliser le plein épanouisse-
ment de sa personnalité. La femme moderne, dès
longtemps préparée par des causes lointaines, naît au-
jourd'hui soudain de l'émulation, de la concurrence
créée par les partis ; et, heureusement pour tous, on
peut affirmer qu'elle recevra le baptême de l'Eglise.
Elle sera chrétienne parce que la fin des choses dépend
de leur origine. Or comme le développement de la
personnalité de la femme procède du christianisme, il
doit forcément y aboutir et provoquer unanimement la
sollicitude des chrétiens.
t
La culture intellectuelle de La femme a si sérieuse-
ment préoccupé notre époque, que la fin de ce siècle a
même pris souci de l'enseignement supérieur des
femmes. 11 s'est produit en sa faveur un mouvement
général qui, nous l'avons dit, a rapidement trouvé sa
Mjie dans l'Université, mais qui la cherche encore, chez
les catholiques, puisque l'irréligion actuelle favorise,
dans notre nation partagée, une dualité funeste et qui
sera d'ailleurs inévitable tant que Dieu restera exclu de
renseignement officiel.
L'Université avec ses immenses ressources pécu-
niaires, — son budget s'élève à deux cents millions, —
et avec les hommes tic talent et de savoir qu'elle forme
et qu'elle emploie, est une institution nationale dont le
mécanisme fonctionne aujourd'hui non seulement au
profit des hommes, mais encore au profit des femmes.
Après les garçons magnifiquement privilégiés, les filles
ont été comblées à leur tour. En moins de vingt ans,
l'Etat a bâti pour elles un grand nombre de lycées, tant
à Paris qu'en province.
Ce grand mouvement officiel, après avoir ajouté à
l'instruction primaire renouvelée et rajeunie, l'organi-
58 l'enseignement supérieur des femmes
sation récente de l'enseignement secondaire dont l'Ecole
de Sèvres fournit les maîtresses, a vivement stimulé
l'ardeur intellectuelle des femmes. Elles sont venues à
la Sorbonne, de plus en plus, suivre les cours que sans
doute elles n'avaient jamais dédaignés, mais auxquels
naguère on ne les voyait ni si nombreuses ni si assidues.
Il en est parmi elles qui, dans la conquête des grades,
ne s'arrêtent pas à la Licence et qui ambitionnent et
obtiennent l'Agrégation. L'enseignement supérieur des
femmes est donc entré dans les mœurs depuis qu'il a
trouvé dans l'Université française sa formule moderne.
Malheureusement l'Université doit être mise en sus-
picion. La formule actuelle de l'instruction publique,
exclusivement humaine, que dis-je ? moins qu'humaine,
pèche par une lacune immense. Il y manque Dieu,
Dieu qui a fait l'univers, Dieu qui créé et qui soutient
la vie de l'homme. Dieu à qui nous devons le souffle
immortel de notre a me ! Et en supprimant Dieu on a
supprimé dans l'homme le plus grand ressort de son
génie et de sa moralité. Les plus aveugles commencent
à s'en apercevoir.
L'athéisme implicite sinon toujours explicite de
l'enseignement universitaire, soulève d'assez vives
discussions. Les uns l'accentuent, les autres cherchent
à en dissimuler la réalité trop manifeste. » L'instruc-
tion publique n'esi pas athée », disent ils ; et ils mon-
trent dans les écoles primaires le nom de Dieu écrit
en grandes lettres sur les tableaux qui servent à ensei-
gner la morale aux enfants. En effet, par un reste de pu-
deur, fort significatif, on n'a pas osé passer Dieu
L ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR DES FEMMES 5g
sous silence à l'école communale. Mais l'existence de
Dieu implique une religion. — À quelle religion se
rattache donc l'idée divine universitaire ? Logique-
ment à la religion de la libre-pensée. — Et qu'est-ce
que la religion de la libre-pensée? C'est une philoso-
phie rationaliste dont les doctrines, au lieu d'être sur-
naturellement révélées par Dieu, sont fournies à
l'homme par lui-même sous l'autorité des apprécia-
tions individuelles. C'est une religion essentiellement
subjective, et ce fait capital implique la neutralité
forcée de l'enseignement qui s'en inspire, car si un
enseignement public peut bien se pénétrer de vérités
objectives — (comme chez les catholiques, puisque
leurs croyances ont un caractère d'extériorité et d'au-
torité intangible), — il ne saurait en être ainsi chez les
libres penseurs, même si on considère leur philoso-
phie comme une religion, car son caractère propre
est précisément de soumettre la doctrine infiniment
variable aux interprétations, j'allais presque dire aux
manipulations de l'individualisme. Dès lors, pour ne
pas ouvrir la porte à la plus affreuse confusion, la
neutralité résulte logiquement de la libre-pensée.
D'autre part, tandis qu'il est très simple, à la salle
d'asile, de réduire Dieu au seul énoncé de son nom, ce
qui permet encore de lui faire une place au tableau, à
mesure que l'instruction avance, la figure de Dieu de-
mande aussi à grandir, et pour la conserver dans les
développements de l'enseignement secondaire et supé-
rieur il faut des maîtres qui professent franchement
le déisme et en acceptent toutes les délicates et
(5o l'exseig>,eme>t supérieur des femmes
philosophiques conséquences : ceci est assez rare.
Mais à quoi bon poursuivre des débats que les faits
ont tranchés? L'athéisme universitaire, tant de fois
affirmé, a trouvé sa consécration officielle à la cérémo-
nie de l'inauguration de la nouvelle Sorbonne, le
19 novembre 1896. Ni M. Gréard, ni M. Rambaud,
ni M. Lavisse n'ont cru devoir, dans celte circonstance
solennelle, rattacher leur pensée à l'idée de Dieu. Les
croira-t-on déistes!' Dans les trois discours qu'ils ont
prononcés, aucun mot, aucune allusion nette ou xoilée
qui suppose chez eux la préoccupation de Dieu. N'ont-
ils pas oublié le tableau de l'école primaire?
Un principe en entraîne un autre. L'école, si elle
accepte sincèrement le nom de Dieu, ne peut pas refu-
ser de faire évoluer autour du Créateur son œuvre toute
entière. Si Dieu existe, on ne peut pas négliger de
connaître ce qu'il est, ce qu'il vent, ce qu'il ordonne.
Dira-t-on que c'est affaire an catéchisme de nous rap-
prendre et que l'Ecole laisse les enfants libres de rece-
voir au dehors L'instruction religieuse, selon leur con-
fession respeclive ? Ce n'est point répondre : la discus-
sion ne porte pas sur ce point; il s'agit de décider si
croire en Dieu n'oblige pas à prendre parti pour Dieu,
en orientant a ers lui la pensée du déisle au fur et à me-
sure que ses études évoluent dans le vaste champ des
connaissances humaines. Fuir celte orientation, consé-
quence inéluctable de la croyance en Dieu, n'est-ce
pas véritablement pratiquer l'athéisme, et dès que
l'orientation vers Dieu manque dans L'enseignement
secondaire, comme dans l'enseignement supérieur, n'y
l'enseignement supérieur des femmes Gi
a-t-il pas apparence que l'instruction officielle, tout
au moins dans ces deux derniers degrés, de fait, est
alliée? Pour le nier avec quelque vraisemblance de
sincérité, on appelle en témoignage la classe de philo-
sophie de nos Lycées. « Ses programmes, dit-on, gar-
dent une place à la métaphysique et ils énunièrent les
preuves de l'existence de Dieu. » — Sans doute. Mais
les classes de philosophie ne sont-elles pas de plus en
plus délaissées ? Est-ce toujours avec la conviction au
cœur que les maîtres, surtout parmi les plus jeunes,
exécutent le programme et inculquent fortement aux
élèves la notion pure et solide de Dieu? A-t-on ajouté
aux arguments classiques et vieillis les arguments nou-
veaux extraits des grands ouvrages récemment publiés
sur Dieu? Qui ne sait que la mise au point de l'argu-
mentation l'ait une grande partie de sa force ? Enfin
qu'est-ce qu'un Dieu que la philosophie exhume une
heure, à titre d'exercice intellectuel, que l'histoire ban-
nit, que la littérature ignore ou blasphème et outrage ?
— En vérité, comment est-il fait, ce Dieu que l'Etat
daigne conserver ' ?
« L'Université, dit-on encore, et ici la discussion
intéresse plus directement notre thèse, — l'Université
féminine n'est du moins pas athée. L'Ecole normale de
Sèvres élève chaque année des jeunes filles appartenant
1 Nous savons Je source certaine, car nous avons les cahiers
rie leurs élèves sous les yeux, qu'un nombre considérable de pro-
fesseurs de philosophie dans nos lycées, enseignent publiquement,
sous prétexte de kantisme, que les preuves de l'existenee de Dieu
ne lont pas irréfutables et pérampteires*
62 l'enseignement supérieur des femmes
à des familles chrétiennes, qui elles-mêmes pratiquent
à l'Ecole très librement et très fidèlement leur religion.
Plusieurs de ces femmes distinguées et généreuses ont
été influencées dans le choix de leur carrière par le
pieux désir d'exercer un apostolat fécond auprès des
jeunes filles qu'elles instruiront plus tard. » Nous ne
l'ignorons pas. Ces admirables dévouements porteront
à coup sûr des fruits bénis ; ils méritent les plus sincères
et les plus religieux hommages, car il est bon démener
la campagne sur tous les terrains et il est beau d'occu-
per vaillamment les postes d'honneur. Arrière donc
ceux qui voudraient décourager l'action apostolique
dans l'Université !
Il faut applaudir à ces tentatives consolantes et sou-
haiter d'en voir augmenter le nombre, mais il ne faut pas
embrouiller les thèses justes pour les rendre fausses, en
mêlant par exemple celle qui regarde la conversion si
désirable de l'Université avec celle qui se rapporte aux
intérêts si délicats de l'éducation chrétienne. Les pre-
miers essais de l'apostolat universitaire sont singulière-
ment gênés clans leur exercice discret. Dès que ces
apôtres zélées veulent tenter l'infusion de principes
chrétiens aux matières classiques du cours, l'autorité
les arrête et le cours redevient neutre ; ainsi l'exigent
les programmes. C'est la loi, il faut s'y soumettre ou
périr. Ce n'est assurément pas encore le moment, pour
les chrétiens, de confier la formation intellectuelle et
morale de leurs filles à l'Etat. L'enseignement univer-
sitaire est actuellement, dans les Lycées de filles, ce que
peu à peu il est devenu dans les Lycées de garçons,
l'enseignement supérieur des femmes 63
c'est-à-dire systématiquement étranger sinon hostile
aux principes positifs qui découlent du déisme scienti-
fiquement interprété, et ce sont ces faits trop connus
qui mettent en suspicion la méthode officielle.
Les chrétiens qui ne séparent pas l'instruction de
l'éducation et par conséquent des principes religieux
appelés à donner à l'instruction sa vraie valeur éduca-
tive, ne sauraient se contenter d'un déisme si borné et
si chétif. Ils ne peuvent donc profiter du haut ensei-
gnement universitaire. C'est là un immense malheur,
car tous ces beaux éléments de progrès, au lieu de nous
servir, sont exploités contre nous, et la position des
femmes chrétiennes, en matière d'enseignement supé-
rieur, est fort critique, puisque seul l'Etat est actuelle-
ment en mesure de fournir aux femmes cet enseigne-
ment supérieur qu'il a fait passer dans les mœurs, dont
il nous est impossible de bénéficier sans trahir nos
principes, et que nous devons néanmoins acquérir sous
peine de montrer une infériorité désastreuse.
Une double alternative se pose : d'une part, en pro-
fitant de l'enseignement prétendu neutre, on se déci-
dera à sacrifier la valeur éducative principale de l'ins-
truction avec l'espoir, — bien chimérique, — de ré-
parer à la maison et à l'église l'irréparable tort que la
neutralité fait à la religion ; elle l'a détruite chez les
hommes, pourquoi ne la détruirait-elle pas chez les
femmes ? Ou bien, si nous voulons conserver à l'instruc-
tion toute celle valeur éducative qui est capitale, nous
sommes forcés d'abandonner l'Université et de fonder
des cours philosophiquement chrétiens.
64 l'enseignement supérieur des femmes
La situation n'a, certes, pas paru indifférente. On
s'en est alarmé pour nos fils. La création des Univer-
sités catholiques est sortie de cette épouvante, et bien-
tôt des craintes semblables ont porté l'inquiétude du
côté de la femme. Les chrétiens s'assurent qu'ils ont le
devoir de faire pour leurs filles ce qu'ils avaient fait
pour leurs fils, et la tentative de l'Institut catholique
de Paris marque un premier pas vers ce but.
Il
Lorsque Mgr Péchenarcl ouvrait à la rue d'Assas, le
ii janvier 1897, des cours publics pour l'enseignement
supérieur des jeunes filles, l'éducation féminine en
France entrait dans une phase nouvelle qui indique le
point de départ d'un très grand mouvement, d'ailleurs
préparé depuis une dizaine d'années. Il est donc à pro-
pos d'observer les manifestations principales qui ont
préludé chez les catholiques à l'action désormais enga-
gée, car les divers et inévitables tâtonnements des
œuvres qui cherchent leur formule ont certainement
contribué à faire éclore clans la pensée féconde de
Mgr d'Hulst la grande idée qu'il n'a malheureusement
pas pu exécuter lui-même, mais qu'il avait noblement
conçue, mûrie, >ivifiée de son puissant esprit et que
ses successeurs ont réalisée fidèlement.
Chose curieuse, c'est par l'engouement de l'enseigne-
ment supérieur que la mode s'est tout à coup avisée de
mettre en vogue dans les salons la culture intellec-
tuelle des femmes. Attirées par la belle parole et le
vaste savoir d'éminents conférenciers, elles avaient peu
à peu rempli les amphithéâtres d'un nombreux audi-
toire parmi lequel on comptait assez de femmes catho-
tib l/ ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR DES FEMMES
liques, anciennes élèves, parfois rapidement moderni-
sées, de nos aristocratiques couvents. Réprouver, — et
il y eut des réprobateurs, — réprouver la présence de
ces aimables jeunes fdles aux magiques leçons qu'elles
venaient entendre et qu'elles n'auraient trouvé nulle
part plus exquises de forme et plus nourries de science.
c'était à coup sûr, aux yeux de plusieurs, d'un rigo-
risme rococo, très vieux-jeu, comme l'on dit en style
élégant. Cependant quelques esprits plus sérieux virent
là une anomalie flagrante. Ils prétendirent que tenir et
accepter pour une instruction éducative, selon les
principes catholiques, celle qui ne veut et ne peut pas
l'être, ce n'est assurément pas très logique. A la ré-
flexion et à l'expérience, on reconnut en effet qu'à la
Sorbonne les conclusions religieuses sont pour l'instant,
— et temporairement espérons-le, — positivement
écartées. On se plaignit, alléguant qu'il était 1res dur
et très malheureux que nos fdles ne puissent pas jouir
des charmes de l'érudition contemporaine ; mais ou
convint que si l'on ne voulait pas faire d'elles des libres
penseuses, comme on a fait de nos fds trop souvent des
libres penseurs, il était assez imprudent de leur injec-
ter la libre pensée par tous les porcs là précisément où
elle s'infuse correcte, délicate, avec un art, une élo-
quence, une force persuasive incalculable ! — Si, plus
tard, nos fdles, ayant acquis préalablement par de
hautes études positives et critiques la puissance d'argu
mentation nécessaire aux chrétiens dans les époques de
scepticisme, venaient assister à ces mêmes leçons, nul
doute que ce ne fut alors sans danger. Mais de les con-
l'enseignement supérieur des femmes 67
cluirc aux cours indépendants avant de les avoir ar-
mées pour une discussion subtile et difficile, il parut
que ce n'était pas le moyen propre à former leur juge-
ment, et ceci commença de se dire dans certains
cercles de famille, sous le manteau de la cheminée, tan-
dis que d'ailleurs en des groupes moins sévères d'autres
idées avaienl rouis el préféraient encore l'enseignement
universitaire. — "N oici le raisonnement : certains clans,
dils larges, accordent bien entendu que pour les cours
de religion, de philosophie, l'abstention s'impose. On
se tient loin de M. Jîéville, et les rares femmes assises
sous sa chaire du Collège de Fiance sont assurément
des duègnes incorruptibles. La Christologiè Johan-
nique, dans son jargon pédanlcsque, ne dit rien qui
vaille à la jeunesse qui déserte également les cours de
M. Ribot. Tandis qu'il faut voir comme atix rouis de
M. Larroumel on s'empresse, on s'entasse! — Lc±
mères préoccupées de la vertu éducative de l'instruction
regrettent bien çà et là que le professeur dédaigne,
par l'habitude générale, de sacrifier à la neutra-
lité moderne les aperçus profonds et les conclusions
utiles. Mais elles trouvent aussi de bonnes raisons pour
excuser leur snobisme ! Si, en somme, on reconnaît
que la religion ne peut pas être enseignée par des ratio-
nalistes à des catholiques ; que les catholiques ne
peuvent pas étudier la philosophie avec un maître qui
supprime la métaphysique ; qu'en littérature les con-
clusions seraient désirables, — on se retranche sur
l'histoire et l'on proteste qu'en histoire l'intransigeance
chrétienne ne saurait avoir raison. « L'histoire, dit-on.
(>8 l'enseignement supérieur des femmes
enseigne des faits ; pourvu qu'elle soit impartiale, c'est
tout ce qu'on est en droit de lui demander. Or l'his-
toire fut-elle jamais aussi impartiale que de nos jours
où elle est si richement documentée? Que peut-on re-
gretter, notamment, au cours de M. Lavisse quand il
parle, par exemple, du ministère de Golhert, delà taille
el de la gabelle? En vérité on ne sait pas ce cpie les
principes ont à voir là dedans. — Est-ce qu'on peut
faire de l'instruction éducative avec l'histoire des im-
pôts sous Louis XIV?... »
— « Mais assurément, répliquent 1rs partisans de
l'instruction éducative. Ici même, ajoutent-ils, des
habitudes d'esprit vraiment trop superficielles se
laissent encore prendre au piège dans leur ingénuité
sans défense. » Et aussitôt la preuve arrive, un peu
complaisamment développée peut-être, mais la chose
est importante, car si l'on établit qu'une histoire fis-
cale renferme des conclusions morales à l'usage des
jeunes (illes, conclusions qui font du reste tout L'in-
térêt de ces minuties fastidieuses ; si l'on découvre
dans les matières les plus sèches et les plus arides un
brin de substance qui leur donne la vertu éducative,
on aura, pense-t-on, démontré que l'ostracisme philo-
sophique, érigé à la hauteur d'une loi dans l'enseigne-
ment supérieur, est radicalement contraire à son lait
et que, d'ailleurs, dans la pratique, il n'existe pas. On
développe donc la thèse. On ne peut parler de rien,
affirme-t-on, sans toucher de près ou de loin aux
idées générales el aux principes inéluctables. — Ex-*
nlicites ou implicites, vraies on fausser hienl'aisante*
l'enseignement supérieur des femmes 6g
ou nuisibles, il y a des conclusions partout, et partout
elles s'imposent. Or, ces conclusions, à leur tour, se
déduisent de principes moraux qui relèvent logique-
ment de l'idée de Dieu, et par conséquent de la reli-
gion.
Du reste, le savant historien qui professe en Sor-
bonne est un esprit trop profond pour ne pas le voir,
et il jette la sonde lui-même dans l'océan des faits qu'il
explore, — seulement il rapporte une écaille au lieu
d'une perle.
Les souvenirs de l'expérience se présentent et char-
gent encore le procès. En réclame-t-on un exemple ?
— Le voici :
C'était en mai 1896. M- Lavisse, pour qui le mi-
nistère de Golberl est sans secrets, paraît-il, montrait,
dans une de ses dernières leçons, la défectuosité du
système financier sous Louis XIV. l'injustice dans la
répartition de l'impôt, l'arbitraire dans la taxe, l'odieux
du recouvrement, et résumait tous les malheurs causés
par le désordre, la concussion et les abus, si connus et
si exploités, de l'ancien régime. Après un tableau brossé
de main de maître, il se demande si Colbert a
été renseigné, s'il a voulu rétablir l'ordre et la
justice, et si, éclairé et résolu, il aurait pu réformer
les lois et les mœurs liscales de son temps. — Aux
deux premières questions, M. Lavisse répond par l'affir-
mative ; quant à la dernière, bien grave parce que
précisément elle est susceptible d'offrir à la postérité
une leçon utile, adroitement amenée en finale comme
pour dédommager l'assistance des ennuyeux détails
70 L ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR MES FEMMES
dont toute la valeur consisterait, ce semblé, à l'avoir
préparée, elle est examinée en deux mots, et ces deux
mois, inspirés sans doute d'une intention indulgente
envers Colbert, ne sont malheureusement que l'aveu
désastreux du plus décourageant scepticisme en ma-
tière d'économie politique: « Ce sont les hommes cpii
l'ont les lois, dit-il à peu près, et qui les appliquent ;
les lois seront donc toujours plus ou moins égoïstes et
injustes, car quoi de [>lns indestructible dans l'hu-
maine nature que l'injustice el l'égoïsme? »
La séance est levée. La foule lentement descend les
escaliers étroits, et quelles sont alors les réflexions qui
doivent se presser dans les jeunes têtes pensantes? — ■
\piès tout, songent plusieurs, les questions écono-
miques sont inextricables puisque la malice humaine
est impérissable. — Ceci dit, il esl douteux que l'en-
thousiasme entraîne vers la recherche du mieux l'esprit
qui retient des constatations si tristes : il faudrait être
bien naïf pour espérer ce sur quoi du reste on compte,
c'est-à-dire qu'une génération formée par de si grands
mailies à un si grand scepticisme ne deviendra pas
fatalement, de plus en plus, un composé de jouisseurs
et d'anarchisles.
Mais n'élevons pas le ton cl ne forçons pas la
voix. Contentons nous d'observer qu'il \ a tles conclu-
sions à extraire, même de l'histoire des impôts sous
Louis \1\. (-1 elles louchent, qu'on le veuille ou non,
à l'une des questions les plus discutées de notre
époque, celle qui a pour objet de décider quel est le
rolc du christianisme en matière d'économie sociale.
L ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR DES FEMMES 7I
A-t-il un but à remplir, oui ou non ? — Oui, puis-
qu'on déclare que l'égoïsme et l'injustice de notre
ua Une tiennent en échec les solutions bienfaisantes.
N'est-ce pas, en elle t, les rendre moins insolubles que
d'agir sur la nature humaine par les moyens qui
peuvent, sinon la guérir, du moins tempérer ses vices?
— Alais prôner ces remèdes ce serait s'avouer chré-
tien, et on ne l'est pas ; et parce qu'on ne l'est pas,
on ne peut pas aborder la philosophie de l'histoire
saine et véritablement scientifique, celle qui, sans re-
culer devant les peintures désolantes où l'on voit les
passions humaines trop souvent présider aux destinées
des peuples, affirme d'autant plus la nécessité de chris-
tianiser davantage les individus et les sociétés.
Telles sont les vérités qu'une certaine école se plaît
à extraire de l'histoire des finances sous Louis XIV et
qui, prétend-elle, intéressent nos filles. Mais nos
filles ne les soupçonneront pas, en sortant de la Su-
bonne. Ce qu'il eut été utile de leur apprendre, en re-
venant sur les détails innombrables de la fiscalité au
ïvn e siècle, c'est une leçon générale tirée du passé et
applicable aux choses présentes, choses dont on parle
journellement devant elles et qu'ainsi elles seront
aptes à juger sainement. Ne serait-ce pas une excel-
lente occasion de leur apprendre, par exemple, (pie les
économistes s'égarent en cherchai! I à organiser la dé-
mocratie en dehors du christianisme? Si on ne le leur
dit pas, peut-être se persuaderont-elles (pie. puisque
les démocrates sont souvent les adversaires de la foi,
c'est qu'il y a entre la foi et la démoccratie une in-
72 L ENSEIGNEMENT SUPERIEUR DES FEMMES
compatibilité irréductible ; dès lors, de quelque côté
que leur esprit s'oriente, elles seront tentées de donner
un coup de pioche de plus dans l'abîme que les erreurs
ont creusé entre l'Eglise et la société moderne.
Malheureusement les maîtres officiels de la jeunesse
ne croient ni au péché originel ni à l'assistance des
forces surnaturelles pour nous aider à triompher de
nos passions. De là leur scepticisme, d'autant plus
intense qu'une érudition plus vaste accumule aux
yeux des savants penchés sur les annales de l'histoire
les traces désolanles de la perversité humaine.
Mais alors l'histoire est-elle bien une science mo-
rale P La question devient discutable pour les audi-
trices de M. Lavisse. Elles peuvent se demander si ce
que l'on considère comme le rôle de la Providence ne
serait pas le hasard et la fatalité et si les dissertations
célèbres qui prétendent montrer dans les événements de
l'histoire universelle une volonté directrice ne sont pas
les jeux, sans doute admirables mais vains, du génie
puissant et doctrinaire. M.Albert Sorel, dont la grande
honnêteté de pensée attire toutes les sympathies, a
magistralement tranché la question. Oui, à l'en
croire, l'histoire est une science morale. Il s'en ex-
plique catégoriquement dans les Nouveaux essais
d'histoire et de critique*, .le voudrais citer en entier
les chapitres lumineux intitulés : Fatalisme et liberté et
L'action des hommes sur leur destinée. Us présentent
1 Nouveaux essais d'histoire el de critique, par Albert Sorel,
de l'Académie française. — l'Ion et Nourrit, éditeurs. Paris, iSq!S.
l'enseignement supérieur des femmes 7 3
une leçon complète de haute philosophie historique et
morale, et ceux qui, dans l'arbitraire enfantin de leurs
esprits passionnés, récusent les témoignages de doctri-
naires tels que Bossuet, s'assureront de la totale indé-
pendance de M. Albert Sorel en lisant cette profession
de foi :
(( Je ne discuterai point du hasard, dit-il ', ce
« sérail contradiction : Le hasard n'est pour ceux qui
« n'y croient pas que l'inexpliqué, et pour ceux qui y
« croient que l'inintelligible. Je ne discuterai pas sur la
(( Providence ; ce serait irrévérence autant que vanité. »
Ceci posé, il n'est plus question de la Providence ;
mais la liberté humaine avec ses droits, ses devoirs,
ses effets triomphe noblement du fatalisme. Voici en
quels termes M. Albert Sorel proclame sa victoire :
« Sommes-nous réduits à considérer l'humanité
« dans l'histoire comme des prisonniers qui, de la
« lucarne de leur tour, verraient passer la foule des
« hommes libres sans entendre ce qu'ils disent, sans
« connaître ce qui les meut et où ils vont ? A voir dans
« les événements humains un spectacle où nous ne
« sommes guère admis que durant les entr 'actes et
« dont le sujet nous demeure caché, une anarchie
« irréductible à l'ordre de la pensée ? »
« Je voudrais m'en expliquer en toute franchise,
« mais aussi en toute humilité. Je n'ai aucune pré-
« tention à résoudre, à poser même les éternelles
« énigmes »... « Restons sur terre ».
1 Patfe 21 e .
~\ l'enseignement supérieur des femmes
Donc pas de métaphysique : de la psychologie seu-
lement, mais une psychologie ou individuelle ou collec-
tive dont je m'empare à titre de témoignage scienti-
fique ayant sa place dans l'argumentation chrétienne et
une valeur non suspecte à la critique libre penseuse.
« Toutes les relations entre les hommes, poursuit
<( M. Albert Sorcl, toutes les lois et les polices des so-
« ciétés humaines reposent sur ce postulat que l'homme
c est libre en sa conscience et responsable de ses actes.
ti Toutes nos libertés publiques ne sont que l'exercice
c< de celte liberté fondamentale, et plus nous élargissons
« notre régime démocratique, plus nous parlons, écri-
' m mis. agissons, jugeons, acclamons, condamnons,
(i comme si nous étions libres et comme si les an 1res
c l'étaient. L'histoire étant lerécil des choses humaines.
« cette liberté-là s'\ retrouve à chaque page; je ne
« me charge point d'en découvrir une plus raffinée. Je
« la vois dans le passé, comme je la vois dans le pré-
« sent; comme je la vois je la montre et j'en fais la règle
« dénies jugements. Je n'en discute point en métaphy-
« sicien. J'en parle en homme qui a vécu parmi les
« hommes, a vu de près quelques événements, a ob-
« serve les autres hommes, s'est analysé soi-même et à
« porté, dans l'étude du passé, les mêmes procédés
« d'observation et d'analyse.
(i .le crois donc que l'homme est auteur en même
« temps que spectateur et acteur du grand spectacle de
« l'humanité, ,1e crois que les peuples, c'est-à-dire les
(i hommes collectifs, sont, dans les conditions natu-
u relies imposées à la vie humaine, les artisans de leur
L'ENSEIGNEMENT SÙPÉRIEUÎl DES FEMMES 75
« destinée, et que chaque homme, dans les conditions
« imposées à sa vie, demeure responsable de ses actes.
« Mais je crois aussi qu'il y a des conditions perma-
« nentes qui s'imposent à la vie des société humaines
« et à la vie de chaque homme ; qu'il y a un lien et un
g rapport entre la vie des générations, un enchaine-
« ment dans les choses humaines, une raison d'être
(( dans le développement do sociétés ; que le présent
« procède du passé et qu'il est gros de l'avenir ; que le
« passé est ce qu'il est, et, par suite, nécessaire, car
(( nous n'y pouvons rien changer ; que tout élément
« que nous y introduirions par hypothèse en houlever-
(i sciait toutes les conditions; que, par suite, les con-
« jèctures ré I respectives sont non seulement hasar-
« denses, mais impertinentes et vaines; que le présent,
« au contraire, étant dans une certaine mesure, ce que
« nous le faisons, il nous appartient dans cette nie-
« sure ; (pic s'il s'j trouve des conditions permanentes
c imposées, il y a des conditions temporaires qui
« peuvent être modifiées ; que si le passé est entière-
« renient fatal, l'avenir demeure en partie contingent ;
« que cet avenir enfin, étant conjectural, peut être un
« objet d'effort et d'espérance. Changer les choses hu-
« maines dans le passé est une absurdité ; les modifier
« dans l'avenir n'est pas une utopie. L'histoire, en dé-
fi gageant les conditions des faits accomplis, enseigne à
u la politique les conditions des faits à accomplir. C'est
« dans ces conditions, les unes immuables et les autres
(( mobiles, que s'exerce la liberté et que s'engage la
« responsabilité des hommes. »
-6 l'enseignement supérieur des femmes
Ces vues si nettes sur le fatalisme et la liberté sont
accompagnées, dans les considérations relatives à l'ac-
tion des hommes sur leur destinée, de développements
très remarquables. Avant de conclure « que l'histoire
est et doit demeurer une science morale », le grand
esprit auquel j'emprunte ma réponse aux idées de
M. La visse dit encore ' :
i' L'homme crée incessamment la fatalité qui s'im-
« pose aux générations. La route où se déroule la ca-
« ravane humaine est cimentée de la poussière des
« hommes. C'est ce qui fait que l'histoire n'est pas. ne
« saurait être assimilée à une mécanique et que la di-
« gnité de celte science l'élève au-dessus des sciences
« physiques. Elle est et doit demeurer une science
« morale.
(( Cet écho des actions humaines dans toute l'histoire
« de l'humanité, ces ricochets formidables du passé au
« présent sont la manifestation de la morale et sa sanc-
(i tion dans les affaires humaines. La fatalité y remplit
« le rôle de la Némésis des anciens. Elle est la grande
« justiciaire qui poursuit à travers les générations la
« faute des ancêtres ; elle juge les actions par leurs
c effets et les montre punies par leurs conséquences.
« Mais ces conséquences ne sont pas irrévocablesà tout
« jamais... »
Quand nos tilles font de l'histoire, disons-leur
que le christianisme est indispensable socialement,
parce qu'il enseigne que l'homme étant déchu doit
i Pat
I. ENSEIGNEMENT SUPERIEUB DES FEMMES ~~
lutter pour se relever, parce qu'il est un agent puissant
de perfectibilité individuelle agissant peu à peu sur la
collectivité, et enfin parce qu'il proclame la loi du sa-
crifice terrestre avec compensation future. Hélas ! il y
aura toujours des victimes dans les sociétés humaines ;
mais les victimes, il ne faut pas l'oublier, sont bien
moins nombreuses aujourd'hui qu'hier et plus rares
dans l'Europe chrétienne que dans l'Asie et l'Afrique
musulmanes et païennes*. — Les massacres odieux qui
pendant près de deux ans ont ensanglanté l'Arménie
n'auraient pas pu se produire en Europe, malgré l'abais-
sement hélas ! trop sensible et trop déplorable de la foi
chrétienne. Que nos professeurs de Sorbonne ap-
prennent par là. — car c'est une leçon de choses à la-
quelle leur programme lui-même les convie, je n'ose
dire les condamne, — oui, qu'ils apprennent à juger
les résultats funestes de leur prétendue neutralité ! La
neutralité, vis-à-vis des principes chrétiens, ne peut
que favoriser des mœurs homicides comme celles des
musulmans fanatiques. Sans doute la nature déchue
existe, chez le chrétien comme chez les adeptes de
Mahomet, et c'est de cette source que découlent encore
toutes les injustices qui désolent l'Europe elle-même.
Mais ces injustices, pourtant diminuées, si on les com-
pare à celles de l'Orient du Prophète, diminueraient
encore si la foi ressaisissait fortement les âmes et faisait
faire à la civilisation un nouveau progrès moral.
Ainsi donc, puisque désormais nos filles participent
à l'enseignement supérieur cpii est entré dans les mœurs,
les mœure chrétiennes ne doivent pas permettre qu'on
78 l'enseignement supérieur des FEMMES
le sépare des conclusions essentielles. Il ne faut jamais
oublier que l'érudition pure, c'est-à-dire l'accumula-
tion brute de faits, n'a qu'une très faible valeur éduca-
tive et que si l'instruction perd ce caractère éducatif,
combattu par la neutralité, elle n'a plus de raison
d'être. — Elle n'est alors qu'une sorte dp dilettantisme
pédantesque vraiment détestable et justement détesté.
III
Décidément soucieuse de rattacher ces efforts au
grand mouvement que l'Université a précipité en fa-
veur de l'enseignement supérieur par des créations mul-
tiples, l'éducation chrétienne subit à son tour l'influence
générale. Il y eut même des Religieuses, — et non pas.
certes, des moins distinguées. — qui suivirent chez
elles l'impulsion donnée au dehors. La pensée vint de
Mgr d'Hulst. Il la conçut alors cpie. sans doute, il ne
songeait pas encore à la tentative qui débutait bien toi
sous les meilleurs auspices à l'Institut catholique de
Paris. L'idée est de quelques années plus vieille que la
belle lettre-circulaire envoyée aux mères de famille en
mai 189G et qui a fait une nouvelle et profonde sensa-
tion lorsqu'on l'a relue avec le tableau des cours supé-
rieurs ouverts pour les jeunes filles le 11 janvier 1897
dans la salle des conférences de la rue d'Assas.
Mgr d'Hulst avait fait un premier essai d'enseigne-
ment supérieur dans un externat religieux. La Supé-
rieure de cette Institution, femme remarquablement
intelligente, nous disait, elle-même, naguère, que
les conférences instituées dans son pensionnat, avaient
été décidées à la demande de Mgr d'Hulst pour
So l'enseignement supérieur des femmes
tâcher de contrebalancer l'enseignement de la Sor-
bonne. On désirait empêcher lesjeunes filles de suivre
les cours universitaires, à cause des tendances philo-
sophiques erronées de la plupart des Maîtres, tendances
qu'à juste titre on trouve dangereuses. — Mais cet
essai devait-il satisfaire l'esprit exigeant de Mgrd'Hulst?
Il dut en saisir bientôt le vice fondamental qui était
do sacrifier le but poursuivi aux engouements de la
mode, en appelant dans le salon des Religieuses préci-
sément des adeptes de la neutralité dont on condamne
le système. Mgr d'ilulst Ait bien qu'on ne peut pas
efficacement combattre l'adversaire par l'adversaire. Il
eut alors l'idée d'une création toute différente. Il réso-
lut de faire donner l'enseignement supérieur chez lui
et par les siens. 11 avait à la rue d'Assas un corps de
professeurs prêts à agir selon les formes principes dont
h liante instruction ne peut se passer et qui ne se ma-
nifestent, hélas! que trop rarement chez les grands
conférenciers on xogue.
Nul doute que Mgr d'ilulst n'ait été profondément
heureux de toucher à la réalisation de ses projets s'il
avait entendu, dans cet externat, la conférence que
M. René Domine \ faisait le iû décembre 1896,,
quatre semaines avanl l'ouverture des nouveaux cours
de l'Institut catholique. On eut dit que pour mieux mar-
quer ce qu'il v a parfois de bizarre dans les tâtonnements
inévitable- des œuvres qui cherchent leur voie, tout
dans cette conférence mettait en saillie l'incompatibi-
lité de renseignement supérieur éducatif avec celui qui.
dans l'Université de France» s'est voué à la neutralité»
l'enseignement supérieur des femmes 81
M. René Doumic parlait de Boccace et de Machia-
vel. Les mères, ce soir là, sortirent mécontentes et rê-
veuses. Les maîtresses sentirent passer un doute dans
leur âme : elles se demandaient si de telles leçons ré-
pondaient bien au but visé et si vraiment elles garan-
tissaient à l'enseignement supérieur donné sous l'aile
du couvent, les principes qui manquent aux leçons
redoutées de la Sorbonne.
Que penser tout d'abord du sujet mémo de l'entre-
tien ? Est-il bien nécessaire de consacrer une confé-
rence, devant des jeunes filles, à Boccace et à Machia-
vel ? Dix lignes bien faites dans un bon manuel tic
littérature ne suffisent-elles pas à leur donner la con-
naissance qu'elles doivent avoir d'un conteur licencieux
et d'un politique immoral par principes ! C'est en vain
qu'on invoque les droits du talent. Est-ce qu'aux yeux
du chrétien le talent ne les perd pas quand il se désho-
nore, et certes qui s'est plus joué de la morale que
Boccace ? — Il fut beaucoup parlé de cette conférence
chez les mères alarmées. « Si l'on y tient, disaient-
elles, si l'on veut à tout prix que le talent de Boccace
ne puisse être passé sous silence lorsqu'on Irai te de la
littérature italienne dont il est un des premiers prosa-
teurs, nous demandons du moins un enseignement
complet, critique ; nous prétendons que le personnage
et ses œuvres soient jugés nettement el nettement con-
damnés. » C'est ce que le professeur n'a pas fait.
De l'épouvantable corruption de cette société floren-
tine qui s'amusait à écouter des contes obcènes pour
oublier les horreurs de la peste, il n'a soufflé mot. Il a
ti
8? L'ENSEIGNEMENT SUPÉRTEL'R DES FEMMES
lu quelques passages de Grisélidis, puis, il est vrai,
quittant un instant la réserve qu'il s'était imposée
lorsqu'il se fut agi de flageller l'impudeur libertine du
Décaméroû, il a esquisse, sur le thème de Grisélidis,
quelques aperçus assez particuliers. — Etait-ce ironie,
candeur, mépris ou gageure? nul ne le sait; toujours
est-il que la petite morale obligatoire devant une as-
semblée pieuse n'a l'ail rien moins que de proposer à
L'admiration des jeunes filles très attentives l'obéissance
d'une épouse qui va jusqu'à laisser tuer son (ils et sa
fille par amour pour son mari. — Grande fureur des
mères ! 11 n'esl vraimenl pas permis à un professeur de
L'autorité de M. Hem'' Doumic de duper et d'égarer
ainsi la jeunesse. Quel résultat peut donc produire une
telle leçon ? Deux, égalemenl probables, sont également
fâcheux. Ou bien la jeune fille naïve qui aura goûté le
clianne poétique de Grisélidis pensera que le Bécamé-
ron est nu recueil des plus aimables, et Lorsqu'elle se
trouvera dans une de ces réunions où l'on parle plus
ou moins de littérature, la pauvre enfant tombera dans
les filets que tresse nu enseignement si faux. Pour se
piquer de savoir, — et qui oserait la blâmer de mettre
à profit ses connaissances ? — elle parlera avec une
désinvolture toute parisienne du charmant Décaméron
et de ses routes délicieux. Noyez -vous l'ébabissement
de son interlocuteur:* Concevez-vous la belle opinion
qu'il emportera de la jeune fille, et de la science du
couvent? Après cette petite mésaventure, très regret-
table, car il est toujours fâcheux que nos institutions
soient, trahies par leurs élèves, — or, L'éducation reli-
I. ENSEIGNEMENT SUPERIEUR DES FEMMES
83
gîeuse le serait ici cruellement, — un fait plus grave
peut se produire : il peut arriver que la jeune fille de-
venue jeune femme trouve le Décaméron dans la bi-
bliothèque de son mari et le lise, car enfin, on lui a fait
un si bel éloge de Boccace ! Pourquoi ne la divertirait-
elle pas, un jour d'ennui?
Après Boccace voici venir Machiavel. On en parle
dix minutes, et pourquoi dire ['Pour affirmer, non sans
quelque embarras du reste, mais avec une vaillante
énergie, que l'injustice est utile en politique, parce que
la politique c'est un conflit d'intérêts et que dans un
tel conllit la justice n'a rien à voir! — Voilà sans
doute qui esl très humain. Toutefois n'est-il pas per-
mis de penser, sur un sujet si brûlant, que les consta-
tations des faits suffisent en pareille matière et qu'on
peut attendre quelques réserves au profit îles prin-
cipes?
C'est ce que se disaient enlre-ellcs, en sortant de la
conférence de M. Doumic, quelques mères inquiètes.
Rapprochant ces expériences décevantes du but qui les
avait inspirées, elles mesuraient toute la difficulté de
la lutte apostolique sur le terrain de l'enseignement su-
périeur. Les grandes forces intellectuelles avec les
grandes puissances du talent vont à l'I niversité, et
elles échappent au christianisme non pas seulement en
Sorbonne, mais aussi quand d'excellentes religieuses, >i
bien intentionnées, les attirent, ne fut-ce qu'en passant,
devant une assemblée catholique, et même quand elles
y sont représentées par les meilleurs esprits, les plus
courageux, les plus moraux. El pourquoi donc, car
84 l'enseignement si périeur des femmes
telle est bien la personnalité très respectable de
M. Doumic? — Parce qu'on ne se défait pas à volonté
des habitudes invétérées ; parce qu'on ne passe pas, en
une heure, du système de l'enseignement neutre au
système de l'enseignement vraiment éducatif; parce
qu'il faut connaître la jeune fille pour lui parler ; parce
qu'il faut savoir de quelles idées maîtresses doit s'ins-
pirer l'instruction supérieure des femmes chrétiennes,
cl parce que l'obéissance à toutes ces règles délicates ne
s'improvise pas, même à coup de talent.
IV
On salua donc avec joie l'organisation naissante de
l'enseignement supérieur, et les sentiments de mes-
quine rivalité, à cette occasion, ne trouvèrent nulle
part accès dans les âmes. Aussi bien les cours nouveaux
ne font de concurrence à aucune de nos institutions.
Les pensionnats libres ou religieux n'en sauraient con-
cevoir le plus léger ombrage. C'était la distinction des
degrés qui s'établissait ; elle n'en supprimait aucun,
elle délimitait ceux qui existent déjà, ce qui devait leur
permettre du reste d'acquérir dans leur genre un déve-
loppement plus parfait, et elle fondait celui qui n'exis-
tait pas encore. Les pensionnats gardaient l'enseigne-
ment primaire et secondaire, l'Institut catholique de
Paris y ajoutait l'enseignement supérieur qui nous
manquait.
On applaudit des deux mains. On loua encore, et
très haut, l'esprit qui avait présidé à la composition des
programmes, variés selon le but primordial vers lequel
devraient tendre tous les Maîtres et qui est de donner à
l'instruction toute sa valeur éducative.
Ces programmes étaient un véritable manifeste, des-
tiné à montrer, dans une petite synthèse, l'esprit de la
création nouvelle : ils renfermaient toutes les questions
80 l'enseignement supérieur des femmes
qui intéressenl le monde intelligent. Ils interrogent
l'antiquité et le temps présent, les littératures étran-
gères et la littérature nationale ; ils touchent aux insti-
tutions politiques el aux questii ms sociales ; ils abordent
le droit civil ; ils l'ont de la science, de la philosophie.
du dogme, de l'apologie. \ oilà sans doute un enseigne-
ment qui prend une certaine envergure et qui promet
de fraterniser avec toutes les préoccupations intellec-
tuelles de nos contemporains en éclairant les connais-
sances humaines de la lumière supérieure qui leur
donne tout leur coloris. Les professeurs de la rue
d'Assas sont chrétiens et peuvent par conséquent relier
les différentes branches du programme aux grands
principes généraux qui servent aux applications utiles
et qui impriment à la variété des ('"Indes le caractère
d'unité dont elles tirent leur force. Le maître extrait les
considérations philosophiques et religieuses destinées
à faire progresser ici-bas la morale, il complète libre-
ment, par des conclusions indispensables, les lacunes
de la neutralité, et ainsi nous axons enfin cette instruc-
tion éducative que tout le monde réclamait et dont la
France semblait avoir perdu le nécessaire privilège. La
saine philosophie, le dogme, l'apologétique, l'histoire
de l'Eglise assoient la critique sur les bases positives
qui en sont le socle et fournissent, dans les thèmes en-
seignés, les hautes conséquences qui en deviennent
le couronnement. Ainsi l'instruction supérieure des
femmes, telle qu'elle était inaugurée à l'Institut catho-
lique de Paris, apparaissait à l'origine riche en pro-
messes et en espérance-
l'enseignement supérieur des femmes 87
Cependant l'ouverture de ses cours supérieurs
n-'était que le point de départ d'une rénovation consi-
dérable, destinée à développer la personnalité de la
femme chrétienne non seulement au profit d'une élite
mais encore dans toutes les classes instruites, c'est-à-
dire dans les masses profondes de la nation. Des be-
soins généraux, vivement ressentis, préparaient et ren-
contraient des initiatives puissantes. Avant même que
la sage et habile administration de Mgr Péchenard,
prompte à vaincre les difficultés, eut abouti, à réta-
blissement de la grande œuvre inaugurée à l'Institut
catholique le 1 1 janvier 1897, une bataille mémorable
avait été livrée en laveur de la culture intellectuelle de
la femme chrétienne à l'église de la Madeleine, le
17 décembre 1896. Sous la présidence de M. l'abbé
ITerzog, toujours si empressé à encourager le zèle in-
telligent, M. l'Abbé Piémont avaii traité ce jour là de
l'éducation de la femme dans les classes cultivées et.
dans un saisissant et magistral discours, il avait re-
commandé à l'attention de son sympathique auditoire
l'œuvre des « Dames du Préceptorat chrétien », œuvre
qui, on le sait, se propose d'assurer les bienfaits de
l'enseignement supérieur aux institutrices vouées à
l'éducation des jeunes filles dans la famille. Enfin au
mois de mai 1898, c'est-à-dire dix-huit mois après
l'ouverture des cours publics de l'Institut catholique
de Paris et deux ans après la publication de notre
premier ouvrage, la librairie Rondelet mettait en vente
le livre désormais célèbre qui devait agiter vive-
ment l'opinion. L'auteur y réclamait pour les femmes
88 ^ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR DES FEMMES
élevées au couvent l'organisation large et générale de
l'enseignement secondaire libre et dans ce but propo-
sait la fondation d'une Ecole normale supérieure ou-
verte aux religieuses de tous les Ordres enseignants.
Les esprits appliqués à suivre dans le cours des
événements la trame invisible des idées qui les mènent,
virent tout de suite le lien direct qui rattache la pensée
de M mp Marie du Sacré-Cœur à celle de Mgr d'IIulst
dont elle est la suite logique ; ils en saisirent la gran-
deur, en reconnurent la fécondité. Mais ces esprits
justes et pénétrants rencontrèrent des contraditeurs
inattendus. Il se produisit dans l'opinion un revire-
ment extraordinaire. Du jour au lendemain on vit
tourner en antipathie violente les sympathies de la
veille ; l'organisation de l'enseignement supérieur des
femmes chrétiennes, qui avait été unanimement
acclamée à l'Institut catholique, fut très àprenient dis-
cutée dès qu'on parla de l'étendre au corps professoral
des femmes chrétiennes françaises, c'est-à-dire aux
Beligieuses enseignantes.
A quoi attribuer ce brusque retour? — Aux causes
cpie nous avons déjà indiquées. 11 fut une manifestation
nouvelle des résistances implicites que l'opinion pu-
blique oppose en France, depuis cent ans. à la re-
prise normale de l'émancipation intellectuelle de la
lemme. En ces matières délicates on subit à contre
cœur le progrès; quand il gagne péniblement, on se
décide à faire la part du feu, mais l'on redoute les
clartés ravonnantes de la lumière comme les flammes
dévastatrices d'un incendie. En acceptant la création
l'enseignement supérieur des femmes 89
de l'enseignement supérieur des femmes à l'Institut
catholique de Paris où il s'était établi sous une forme
restreinte, on avait bien espéré l'y localiser et l'on ne
s'était poinl attendu à voir le pays entier bénéficier
bientôt dos avantages si récemment concédés à une
étroite minorité : de là la prodigieuse différence de
l'accueil fait à la tentative de Mgr d'Hulst et à celle de
la Mère Marie du Sacré-Cœur.
Nous retrouvons ici, avec les mêmes phénomènes
évolutifs, les mêmes conséquences pratiques. L'organi-
sation de l'enseignement supérieur, admise pour l'aris-
tocratie, est repoussée lorsqu'elle prétend favoriser
également les classes démocratiques ; et c'est encore
par le persistant conflit issu d'une conception sociale
surannée que s expliquent tour à tour les applaudisse-
ments et l'obstruction. Les cours supérieurs de femmes à
l'Institut catholique de Paris n'offensaient pas les sen-
timents rétrogrades, plutôt satisfaits au contraire, car
ils espéraient contenter ainsi sans trop de sacrifices les
exigences pressantes de l'époque : on augmenterait un
peu le savoir des jeunes filles privilégiées, et cette
concession, peu goûtée çà et là, n'aurait du moins rien
de menaçant pour les intérêts de caste. La Mère
Marie du Sacré-Cœur se présentait avec un autre esprit
et de bien autres desseins. Elle comprenait son siècle.
Elle visait les masses négligées qui, en province,
dans les grandes et les petites \illes, ont fidèlement
fréquenté les monastères tant qu'ils étaient à la hauteur
de leur mission et qui aujourd'hui, attirées dans les
lycées de filles par l'appât d'un enseignement plus
QO L ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR DES FEMMES
étendu et mieux donné, fournissent à l'Université une
clientèle chaque jour plus nombreuse. Dès que le
vaste et pieux projet de la Mère Mari* 1 du Sacré-Cœur
lui connu, une tempête formidable mit le monde reli-
gieux à feu et à sang. Pourquoi donc:' Uniquement,
je le répète, parce que la réforme de l'enseignement
des femmes chrétiennes, qui avait tout d'abord gardé
ses allures aristocratiques, entrait décidément dans la
voie démocratique en pénétrant au couvent, éduca-
teur de toutes les classes de la société.
La polémique ardente qui a si profondément agité
le monde religieux pendant l'été de 1898 après l'appa-
rition du livre intitulé : Les Religieuses enseignantes
et les nécessités de l'apostolat l , atteste trop clairement
l'émotion, je peux dire la colère des ennemis de la
démocratie. Née dans les journaux et les revues catho-
liques, colle polémique s'esl ('tondue en France aux
fouilles de toutes opinions sans en excepter les publi-
cations les plus indépendantes ; les organes libres
penseurs l'ont exploitée avec une fallacieuse ironie;
elle a même occupé la presse étrangère. Tant de bruit
mu un sujel qui paraît intéresser exclusivement les
congrégations religieuses prouve à quel point la cul-
ture intellectuelle, là où elle est susceptible d'en-
traîner la femme dans le courant démocratique, pas-
sionne certains esprits, et les violences de ceux, quels
1 Les Religieuses enseignantes ei les nécessités <!<• l'apostolat,
par M""' Marie du Sacré-Cœur. 1 volume, chez Rondelet,
éditeur, .'î rue <!<■ l'Abbave, à Paris,
L ENSEIG>EMENT SUPERIEUR DES FEMMES QI
qu'ils soient, qui l'ont admise pour les hautes classes
avec l'arrière pensée de l'y séquestrer, accusent une
hostilité significative dont il y aura lieu de pénétrer
1rs curieux motifs : c'est ce que nous ferons plus
loin.
On a dit tout d'abord que les résistances de certains
catholiques à l'organisation de l'enseignement supé-
rieur des femmes dans les couvents a eu pour cause
des divisions politiques et la susceptibilité naturelle
aux collectivités associées ; que, d'une part, l'appro-
bation des évêques soumis aux direct ions pontificales
s'élant déclarée la première en faveur du projet, les
autres évêques ne pouvaient pas, même sur ce terrain,
suivre une impulsion donnée par leurs adversaires po-
litiques ; que d'autre pari <U'< congrégations blessées
dans leur juste fierté, méconnues dans leur mérite,
n'avaient pas de leçons à recevoir et ne pouvaient en
accepter. Tout cela est puéril. 11 y a eu en effet des riva-
lités politiques et des blessures d'amour-propre assez
Aives : c'était inévitable, mais il faudrait tenir en bien
petite estime l'épiscopat et les couvents pour attribuer
à des sentiments si mesquins la tempête soulevée par
le projet qui avait pour but de fonder, en France, une
Ecole normale supérieure de religieuses, — sur le
modèle de l'Ecole normale qui existe, fonctionne, pros-
père à Bruges et rend au corps enseignant féminin
religieux en Belgique les plus grands senices.
On a dit encore que chez les catholiques réfractaires
l'hostilité, dégagée des questions de partis qui l'avaient
momentanément compliquée, s'était trouvée surtout
92 L ENSEIGNEMENT SUPERIEUR DES FEMMES
excitée par la juste crainte de la philosophie natura-
liste et par les tendances irréligieuses de la démocratie.
Ces deux considérations peuvent en effet fournir à
l'opposition signalée des arguments assez valables a
priori ; malheureusement ils se retournent de toute
leur force contre ceux qui en font état, dès que la
discussion prend quelque envergure, car s'il esl vrai
que les démocrates naturalistes se sont emparés de la
culture intellectuelle de la femme avec l'intention d'en
faire une arme philosophique et sociale en faveur de
leurs idées, il n'est pas moins vrai, d'un autre côté,
que la culture intellectuelle de la femme peut, en
d'autres mains, servir une cause diamétralement op-
posée, — et il est encore plus vrai de dire que les ca-
tholiques n'ont pas le droit de déposer les armes
lorsque la guerre commence. Mgr d'Ilulst, observait-
on. n'implantait l'enseignement supérieur que sur
les terrains aristocratiques où, croyait-on, la foi dé-
fiait invinciblement l'irréligion et le naturalisme : la
Mère Marie du Sacré-Cœur au contraire s'élançait à
pleines voiles dans les eaux de la démocratie, et sur
cette mer houleuse tout devenait écueil. Sans doute
on ne navigue pas sans risques, mais est-il profi-
table aux intérêts de rester éternellement au port,
est-il possible, sous prétexte de la perfidis des Unis.
d'amarrer pour jamais sa barque au cadenas!' La vie
paralysée, figée, ne serait qu'une mort anticipée et
d'ailleurs prochaine. Les maîtresses dévouées à l'édu-
cation de la démocratie pensent qu'il convient de
l'élever précisément pour la rendre chrétienne ; les
l'emseignement supérieur des femmes q3
plus nobles d'entre elles, celles qui ont la vision du
grand bien à faire, croient que la haute éducation
chrétienne et démocratique formerait une génération
capable de combattre le naturalisme, de démasquer la
fausse philosophie, de convertir à la foi chrétienne la
démocratie irréligieuse. (Jette espérance, d'ailleurs,
gardons-nous de l'oublier, a gagné des sympathies
supérieures et qui se sont très hautement affirmées
dans le monde laïque et religieux. 11 ne faudrait donc
pour s'entendre, — entre catholiques et au sujet de
l'enseignement supérieur des femmes, — qu'admettre
sincèrement l'avènement de la démocratie et sincère-
ment réprouver le naturalisme. Comment des chrétiens
ne le feraient-ils pas, puisque c'est l'Evangile qui a
lentement préparé l'avènement de la démocratie, et
l'Eglise qui renferme la dogmatique capable de ra-
mener la nature humaine déchue aux altitudes que le
progrès social l'invite à atteindre!'
Avec un aveuglement invraisemblable, les partis ré-
fractaires à l'organisation générale de l'enseignement
supérieur de la femme chrétienne ne virent pas que
nous nous trouvons entre deux alternatives : ou bien être
emportés par les eaux furieuses, ou bien les canaliser
pour voguer ensuite sur des ondes pacifiées. Certes, on
comprend chez les catholiques la peur de la démo-
cratie telle qu'elle se présente, mais puisque la démo-
cratie s'impose, comment en admettre l'inacceptation ?
Le devoir de la christianiser devient dès lors obligatoire ;
or, comme on ne saurait la christianiser sans mettre
à contribution le concours delà femme, encore croyante,
94 L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR Dl'S FEMMES
il importe de ne pas négliger le dernier moyen de sa-
lut ; et comme le concours de la femme croyante ne
peut être utile à notre époque de savoir que si elle est
instruite et développée, il faut de toute nécessité orga-
niser l'enseignement supérieur des jeunes fdles en assu-
rant le savoir à leur maîtresses, — puisque l'Etat
neutre, répondant au désir de la libre pensée, l'a fait
officiellement et magistralement. Cela parait élémen-
taire, et cependant les esprits se sont profondément
divisés sur cette question, et les polémiques ont démon-
tré que la personnalité de la femme ne plairait guère à
un certain monde rétrograde, puisqu'il l'a entravée
même lorsqu'on lui offrait les moyens de la former
chez lui, par lui, sous toutes les garanties religieuses
possibles et imaginables.
Les ennemis de l'Eglise ont pris note avec empres-
sement de l'opposition faite à la création de l'Ecole
normale supérieure de religieuses, et ils n'ont pas man-
qué cette belle occasion d'imputer à l'Eglise, qui a
été l'instigatrice de tous les progrès accomplis sur la
terre depuis dix-huit siècles, la responsabilité des ma-
nifestations anti-progressites qui se sont produite-, et
(jui ont momentanément triomphé puisqu'elles ont
obtenu en haut lieu un blâme spécieux qui oblige l'idée,
toujours indemne, à chercher dans d'autres formes
sa réalisation ajournée.
Ecoutons les libre penseurs.
Ils constatent d'abord le fait. «On a vu, disent-ils.
dans le groupe hostile à la formation de la personna-
lité de la femme par la culture intellectuelle, un grand
L ENSEIGNEMENT SUPERIEUR DES REFIMES QO
nombre d'ecclésiastiques cl de fidèles. Ils ont t'ait assez
de bruit à Paris et eu province pour éveiller notre at-
tention habituellement peu curieuse de leurs affaires.
Leurs journaux, leurs Semaines religieuses ont poussé
<;à et là de telles clameurs qu'il eut fallu être sourd
pour ne pas entendre. » — Soit. Je viens de le recon-
naître moi-même. Admettons que l'opposition ait été
formidable : reste à savoir ce que cela prouve. — Cela
prouve que la marche ascendante du progrès, aujour-
d'hui connue hier, rencontre sur sa route deux enne-
mis : l'inintelligence et les passions ; qu'en tous temps
ces deux ennemis trouvent de nombreuses recrues dans
les groupes inévitablement médiocres qui sont partout
et même au sein des institutions ayant pour but d'éle-
ver les esp its et les cœurs. C'est l'Eglise incontesta-
blement qui a voulu étendre aux iemmes les bienfaits
de l'instruction, elle qui a créé, avec mille difficultés,
la force acquise dont l'Université s'est emparée, elle
qui a préparé l'égalité intellectuelle de l'homme et de
la femme qui est l'affirmation du droit réciproque à la
personnalité, mais elle a dû lutter pour cela à travers
les siècles contre de fortes oppositions. Nous a\ons ex-
pliqué ces choses, je n'\ reviens pas. Je constate -eu
lement que cette victoire du christianisme sur l'incré-
dulité, par des incrédules tels que l'étaient les organi-
sateurs célèbres de l'enseignement officiel des femmes,
est un triomphe public de l'idée chrétienne et j'ajoute
qu'avant d'obtenir cette grande affirmation du principe
de l'égalité intellectuelle et morale des sexes, les diffi- _^
cultes que l'Eglise a dû vaincre étaient aussi considé-
g(5 l'enseignement supérieur des femmes
râbles que celles qui prétendraient arrêter le mouve-
ment actuel.
Si l'on voit des ecclésiastiques et des laïques réfrac-
taires à l'instruction de la femme, cela montre une fois
de plus que la complexité des choses humaines sur-
prend les esprits incapables de la pénétrer, les trouble
et les égare : de là l'incompétence de l'opinion moyenne
dans l'ordre des questions qui doivent être résolues
sciemment, c'est-à-dire par les intelligences d'élite
orientées vers l'avenir. Or, le savoir, l'orientation op-
portune, l'intuition philosophique sont des conditions
qui manquent à la masse, autant chez les croyants que
chez les incroyants :
« Quand les philosophes, qui marchent en avant, a
« dit Théodore Jouffroy, ont découvert la vérité, ils la
« proclament ; et, en la proclamant, ils la font con-
« naître aux masses qui ne l'auraient trouvée que plus
« tard. Ils précipitent donc le mouvement des masses.
« Mais la raison des masses n'accepte pas sans résis-
« tance cette nouvelle lumière. Il lui faut le temps de
« secouer les liens de l'habitude, il lui faut celui de
« comprendre ce qu'on lui annonce, il lui faut celui
a enfin de se l'approprier en le faisant descendre des
c formes abstraites de la science aux formes pratiques
o du sens commun. Cet enseignement est long. »
Les représentants de l'Eglise n'échappent pas à la
loi commune : la raison des masses qui se meuvent
dans son sein n'accepte jamais sans résistance la lumière
nouvelle.
11 y a eu, à toutes les époques, dans le clergé et
L ENSEIGNEMENT SUPERIEUR DES FEMMES QJ
parmi les fidèles, des individus doués de facultés
moyennes el de connaissances restreintes qui, d'ailleurs
avec une bonne foi complète, ont constitué des partis
réfractaires aux évolutions philosophiques et morales
de l'action évangélique. C'est ce qui s'est affirmé en-
core aujourd'hui dans la lutte engagée. Toutefois les
masses réfractaires n'ont pas empêché les progrès
d'aboutir finalement. Dans la société religieuse comme
dans la société civile le temps s'est chargé de montrer
que la force réactionnaire, toujours exercée par les in-
dividus et par les partis, si elle a été une des entraves
de la marche ascensionnelle du progrès, n'inculpe en
rien l'Eglise. Cela indique seulement que l'Eglise ne
peut marcher vile parce qu'elle est représentée par
des éléments humains soumis aux infirmités de leur na-
ture humaine. Il est donc vrai que la culture intellec-
tuelle de la femme, destinée à lui assurer sa personna-
lité, a rencontré des résistances dans le monde
catholique; il est encore plus vrai que ces résistances
étaient inévitables. Mais il est certain aussi qu'elles se-
ront tôt ou tard confondues, et peut-être pourrait-on
hâter l'aurore des grandes réconciliations si l'on pre-
nait la peine de réfléchir un peu plus sérieusement.
Nous ne saurions terminer ce rapide aperça sans dire
un mot des lectures, car l'acceptation de l'instruction
supérieure implique forcément l'ouverture des biblio-
thèques. A ce sujet encore les esprits paraissent trou-
blés. Cela se conçoit; il est mal aisé de débrouiller
l'échevcau si emmêlé de tous les fils conducteurs sur
lesquels passent les idées. Cependant lorsqu'on observe
attentivement la marche des idées, on est heureux de
découvrir parfois dans leur jeu compliqué un accord
rassurant. La question des lectures, qui est très étroi-
tement Liée à l'instruction età ses méthodes, nous offre
un frappant exemple. Si l'on voit d'une pari que les
lectures s'imposent dans une société cultivée où elles
font partie du programme actuel des femmes chré-
tienne-, car aucune femme chrétienne ne saurait exer-
cer sur le siècle incrédule l'apostolat qui lui incombe
sans connaître, pour le bien juger, ce que tout le
monde connaît et souvent juge mal ; si l'on considère
que d'autre part sans une instruction fortement po-
sitive les lectures seraient évidemment très dange-
reuses, puisque la majorité des écrivains professent
L ENSEU.XEMEM SUPERIEUR DES FEMMES 99
une philosophie et une religion erronées, il est à pro-
pos de remarquer que l'instruction positive s'organise
précisément quand l'instruction critique devient obli-
gatoire. Mais, dit-on, l'instruction critique esl-ellc
en réalité obligatoire? Je le crois. Je ne vois pas com-
ment on pourrait faire de l'enseignement développé
sans aborder les grandes lectures, et comme il est ma-
nifestement impossible d'aborder les grandes lectures
sans avoir été préalablement exercé à l'argumentation
critique, il me paraît également impossible de la né-
gliger. C'est ce qui m'a décidée à introduire clans de<,
programmes d'instruction supérieure pour les femmes
chrétiennes, mères ou institutrices destinées à éle\cr
des jeunes filles, l'usage de l'argumentation sur textes.
Portés à la connaissance du publie dans un livre paru
au commencement de 1896 et traitant de l'éducation
de la femme dans les classes cultivées ', — un an avant
l'ouverture des cours de l'Institut catholique de Paris,
— ces programmes ont soulevé des polémiques. Les
discussions ont été vives et, comme il arrive souvent en
pareil cas, la violence et la mauvaise foi de quelques
agresseurs ont dénaturé la pensée personnelle de l'au-
teur des nouveaux programmes. Soit ignorance, soit
feinte, les adversaires de l'argumentation critique sur
textes ont essayé" d'égarer l'opinion par d'insidieuses
transpositions. On a voulu faire croire que le promo-
teur des programmes nouveaux, e'n proposant l'élude
1 \ouvelle éducation de la Jemmc dan* les classes cultivées, par
la vicomtesse d'Àdhémar. 1 volume. Perrjg^jgàiiteur.
100 L ENSEIGNEMENT SUPERIEUR DES FEMMES
fragmentaire d'écrivains que d'abord il stigmatise et
déclare, formellement, pernicieux, tels que Renan et
Michelet, par exemple, ne cherchait qu'à joindre sa
voi\ aux bravos impies pour grossir la masse des adu-
lateurs enivrés. Avec moins de passion, la plus élémen-
taire honnêteté eut prévenu toute équivoque, attendu
que les partisans de l'argumentation critique sur textes
sont des catholiques militants dont le système poursuit
un but apostolique, ainsi qu'ils l'ont catégoriquement
affirmé eux-mêmes. — Mais puisque 1 injustice et la
calomnie s'en sonl mêlées, il convient de s'expli-
quer.
Les éducateurs chrétiens ont deux voies à suivre,
dans les temps de troubles philosophiques et de forte
érudition. Ils peinent ou bien prohiber sans autre
forme de procès toutes les productions de l'esprit
-inspirant d'une philosophie hétérodoxe, ou bien en
l'aire lire quelques-unes, au seul point de vue critique,
sous la direction préservatrice de maîtres savants, ca-
pables de dénoncer les manœuvres perfides et les ha-
biletés des ennemis de la foi. Si l'on défend purement
et simplement la lecture de tous les ouvrages inspirés
d'une philosophie erronée et malfaisante, qu'arrive-
l-il!' En admettant du reste que l'on soit obéi, — et la
chose est douteuse, — il est à craindre que l'on ob-
tienne des résultats opposés à ceux que l'on désire, en
creusant ainsi entre les catholiques et le siècle une scis-
sion de plus en plus profonde faite pour légitimer les
reproches que les adversaires de l'Eglise ne cessent de
nous adresser. — Nous n'avons pas le droit de nous
L ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR DES FEMMES TOI
séparer du siècle : nous avons le devoir d'attaquer
constamment ses erreurs.
L'éducation chrétienne supérieure, après avoir exclu
toute la littérarure passionnelle, et celle-là sans capitula-
tion, n'a pas d'autre ostracisme à prononcer. Elle doit
mettre en jugement et non en interdit les grandes pro-
ductions intellectuelles de nos contemporains, et le
système de l'ostracisme, conseillé par la paresse encore
plus que par la conscience, ne saurait convenir aux
maîtres de la jeunesse. On Fa bien senti toujours.
C'était pour rester en communication avec le siècle que
dans des temps plus calmes nos pères employaient l'an-
tique expurgata comme moyen de préservation. Mal-
heureusement cette ressource nous échappe. Simple,
facile, bonne quand elle suffisait, c*ette vénérable mé-
thode est notoirement inapplicable aujourd'hui. C'est
par des procédés autrement délicats et autrement ha-
biles qu'on doit opérer de nos jours le travail d'assai-
nissement intellectuel qui fut pratiqué à toutes les
époques et qui n'a jamais été plus nécessaire qu'à
l'heure présente. Mais il faut le faire sous une forme
appropriée aux besoins et à l'irradiation des idées.
Nous ne sommes plus aux prises avec ces ouvrages que
Vexpurgata dépouillait à légers coups de ciseaux, per-
mettant de passer aux mains de la jeunesse les grands
modèles de style et les principaux écrits des hommes
célèbres. Exemple topique : rien ne fut plus aisé que
de rendre inoffensif Le Siècle de Louis XIV, de Vol-
taire. Pour qu'un enfant de quinze ans put le lire sans
danger dans une édition spéciale, il a suffi de suppri-
102 L ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR DES FEMMES
mer les parties de l'histoire relatives aux mauvaises
mœurs du roi. Ainsi de beaucoup d'ouvrages classiques
se prêtant à des coupures peu importantes, car ils
offrent dans leur ensemble des pages impersonnelles,
pures d'esprit corrupteur et d'erreurs.
Mais quels sont aujourd'hui les travaux passibles
d'un expurgata protecteur? 11 ne s'agit plus d'une
anecdote à supprimer, d'une paye à couper. De la pre-
mière ligne à la dernière les écrivains les plus fameux,
les plus goûtés, les |>lu> répandus, les plus influents
s'inspirent d'une philosophie erronée, partout maî-
tresse, et qu'on s'insinue sans même qu'elle soit formu-
lée, car elle repose sur des pétitions de principes si cou-
rantes qu'on ne les énonce même plus. Voilà comment
la nouvelle j (répara lion des poisons intellectuels, mêlée à
la moelle de l'esprit, interdit aux chrétiens la méthode
• le {'expurgata, impraticable pour eux; et voilà pour-
quoi d'autre part le système de l'ostracisme, souvent
illusoire, remporte dans les conseils où l'on ne voit
que ces deux formes de défense.
Que la libre pensée puisse encore user des expur-
gata, cela s'explique. Elle professe la morale indépen-
dante et se satisfait pleinement pourvu qu'elle écarte,
d'ailleurs avec beaucoup de tolérance, les passages trop
crûment immoraux. Elle trouve encore dans l'applica-
tion de cette méthode une manière sûre de capter les
naïfs jusque chez les croyants, car les artifices dissi-
mulés prennent au piège les bonnes gens sans mé-
fiance.
Il se publie depuis quelques années une collection
L ETÏSEIGNEMEST SUPEBIEUB DES FEMMES IO.)
expurgée des principaux romanciers modernes sous
ce litre : Lectures littéraires. Pages choisies des Grands
Ecrivains. Présentés avec goût, précédés d'introductions
intéressantes, ces travaux exécutés par des hommes
distingués échappent encore moins que d'autres à la
nécessité de l'argumentation critique sur texte. Ils ne
saluaient servir à l'enseignement positif. Ceux qui les
ont créés leur donnaient celte destination destructive :
ils n'ont fait que fournir des matières nouvelles à une
divulgation très utile à l'exercice de la critique. Aussi
avant de se prononcer pour ou contre la méthode de
L'argumentation critique sur texte, les éducateurs dé-
sireux de prendre parti dans le débat feront hien de
parcourir ces collections curieuses. Je signale à leur
attention, entre autres, le volume consacré à Georg-es
Sand. Ils verront les tendances très apparentes dans
les « pages choisies » auxquelles s'ajoutent les « in-
troductions » assurément « choisies » et les « bio-
graphies » non moins évidemment « choisies ». Le
« choix » en ceci éclate dans l'esprit du préfacier
ou du biographe. C'est ce qui achève de condamner
ce genre considéré comme expurgata, car ces « Intro-
ductions » sont tissées d'appréciations de la plus auda-
cieuse fantaisie. Celle des « pages choisies » de
Georges Sand ose dire : g Le Ge'niedu Christianisme, que
Georges Sand avait lu avec sa grand'mère, l'avait dé-
tournée du dogme en l'inclinant vers l'art où elle pen-
chait. » Et si de T « Introduction » je passe à « La vie »,
le biographe la termine par ces mots : « Fut-il plus
belle vie que la sienne et plus utile à raconter ? »
lO'l L ENSEIGNEMENT SUPERIEUR DES FEMMES
Ce volume et bien d'autres du même genre peuvent
avoir leur place dans la bibliothèque des éducateurs
chrétiens, car ils rassemblent, dans une compilation dé-
veloppée, quelques belles pièces île grand style, mais
on n'en usera cpic pour les soumettre eux-mêmes à la
critique sur texte ; et je ne connais pasconlre une ten-
tative moderne à'expurgata d'argument plus probant
que les essais tentés de nos jours sur les écrivains du
\i\' siècle par la philosophie indépendante.
Ces recherches mêmes motivent impérieusement
l'emploi, d'ailleurs judicieux, des méthodes critiques
dont l'enseignement supérieur ne peut plus de nos jours
se passer, car il n'est pas de culture intellectuelle
complète et solide sans les grandes lectures, et celles-ci
embrassent forcément les œuvres contemporaines de
toutes tendances. D'ailleurs nous avons fait observer
f|ue nous ne voulions pas échapper aux prudentes exi-
gences de l'Eglise. 11 est entendu que nos maîtresses
chrétiennes demanderont à leur confesseur la permis-
sion de lire les livres mis à l'Index ou seulement sus-
pects qui ont dû être inscrits au programme des études
critiques, pour des raisons d'armement.
VI
Et maintenant résumons-nous.
L'organisation de l'enseignement supérieur des
femmes catholiques n'est pas encore établi en France
sur des bases larges et définitives. Il n'existe que sous
une lorme restreinte à l'Institut catholique de Paris où
la pensée de Mgr Dupanloup, ainsi que l'observait
M. Costa de Beauregard l , a enfin rencontré l'exécu-
tion qu'elle attendait depuis plus de trente ans. Ce sont
en effet, ne l'oublions pas, les cours fondés par
M. Du ru y dans les dernières années du second Empire
qui avaient ému le clairvoyant évêque d'Orléans ; c'est
lui qui a jeté le premier cri d'alarme, lui qui a im-
primé à la rénovation de la culture intellectuelle des
femmes chrétiennes l'impulsion qui l'entraîne dans
des voies nouvelles péniblement tracées mais décidément
ouvertes. Les hésitations ont été grandes, les tâtonne-
ments prolongés. Les catholiques réfractaires à l'éman-
cipation intellectuelle de la femme ont passé par des
étals d'esprit analogues à ceux qui. depuis cent ans,
animent les rationalistes. L'organisation de l'enseigne-
1 Discours prononcé à la séance d'ouverture dçs cours de
jeunes filles en novembre r8ûo,,
ioG l'enseignement supérieur des femmes
ment supérieur des femmes, en quelque sorte arraché
à l'autocratie masculine, n'a triomphé — et dans les
deux camps — que par la force externe et catégorique
de circonstances positivement arbitraires. Ces circons-
tances ont universellement influencé les promoteurs
de l'enseignement officiel et ceux de l'enseignement
libre. Tandis que chez ces derniers la reprise de la
culture intellectuelle de la femme s'est faite encore
dans un esprit aristocratique et au profit d'une élite,
chez les autres au contraire, par les lycées de jeunes
lillrs. on a voulu surtout atteindre les rangs compacts
de la démocratie. Des individualités puissantes ont
apposé le sceau de leur autorité au plan de conquête
ou de revanche, en voulant régler délinitivement ce que
les mœurs imposaient. Ici les Jules Ferry et les Paul Bcrt
ont achevé l'œuvre de Duruy, ailleurs la Mère Marie
du Sacré-Cœur a rêvé de compléter celle des Dupan-
loup et des d'IIulst. Effrayée du succès des lycées,
succès si menaçants pour l'Eglise, el instruite par une
de ces intuitions géniales que l'amour de Dieu donne
parfois aux grandes âmes, la Mère Marie du Sacré-
GœUr a embrassé d'un regard vaste l'universalité des
besoins. Elle a tracé les grandes lignes de la réforme
nécessaire, après avoir conçu cette pensée magniiique
d'offrir aux Congrégations menacées, alfaihlies par de
séniles entêtements, un puissant moyen de défense et
de renouveau. Si son œuvre avait abouti, nul ne peut
dire qui, en France, des lycées de l'Etal ou des pen-
sionnais Religieux, eut mieux contenté les familles ri
mieux servi lès intérêts delà société,
L ENSEIGNEMENT SUPER1EUB DES FEMMES 10"
L'œuvre n'aboutit pas. Les passions l'étouffèrcnt.
Ni l'excellence de la cause, ni l'intelligence, ni
l'héroïsme, ni la vertu de sa vaillante promotrice ne
parvinrent à dominer les cabales des partis. La restau-
ration des Ordres enseignants ne se fit pas, et l'Etat,
maître du champ de bataille, put continuer librement,
jusqu'à nouvel ordre, dans l'âme de la femme fran-
çaise, la desiruction des idées et des sentiments chré-
tiens.
Je dis « jusqu'à nouvel ordre », car un fait impor-
tant reste acquis. Les catholiques commencent à s'in-
quiéter des changements survenus dans les mœurs. Ils
comprennent la nécessité de réaliser l'identité de l'édu-
cation el de la vie ; ils entrevoient que la femme ne pont
plus larder à conquérir sa personnalité, non seulement
dans l'aristocratie où on la lui concède, mais aussi
dans les masses démocratiques où dos forces jalouses
voudraient en vain la comprimer.
Mais ne soyons point trop sévères. 11 paraîl certain
que les hostilités sincères, les seules redoutables, ont eu
pour cause chez ceux qu'elles ont armé contre le pro-
grès, l'insuffisante compréhension des temps modernes.
11 y a eu des âmes droites, en toute bonne foi, en toute
bonne volonté saisies, effrayées. L'observation impar-
tiale, la réflexion attentive, si elles veulent s'y livrer,
les rassureront, les orienteront; elles s'engageront
alors, elles aussi, dans l'action qui s'impose.
Le christianisme, n'en doutons pas, gardera en sa
possession la femme française, son honneur.
CHAPITRE 111
VERTUS CHRETIENNES ET DÉMOCRATIE
On signale la trop générale incompréhension de la
démocratie comme une cause préjudiciable au progrès
tic la société contemporaine. Des penseurs éminents
sont eux-mêmes troublés. M. Arthur Verhaegen, pré-
sident de la Ligue démocratique belge, a cité au Con-
grès pour le droit d'association qui s'est tenu à Paris
à la fin du mois de mai 1899, un mot significatif :
« Je cherche encore le concept de la démocratie, » lui a
dit un philosophe profond, grand écrivain français.
Celte parole est l'aveu d'un état d'esprit qui se for-
mule dans les belles intelligences et qui, dans les
masses, provoque, à l'occasion des faits actuels, des
discussions intéressantes à suivre.
On s'est efforcé d'agiter le monde catholique en
l'effrayant des opinions subversives qui, au nom de je
ne sais quelle sauvage et chimérique démocratie,
sonnent le glas des vertus chrétiennes les plus juste-
ment aimées. On a dit par exemple que l'humilité, la
mortification, la charité, n'avaient désormais aucun
IIO VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE
rôle à jouer parmi nous; que ces trois vertus, excel-
lentes jadis, ne sauraient convenir aux démocraties
Hères, heureuses, prospères. Maints catholiques se sont
émus et ils tiennent en suspicion un état social que
l'on proclame hostile aux conseils suprêmes de l'Evan-
gile. — Grave malentendu !
Prompts à envenimer les malentendus pour s'en
faire des instruments de combat, tous les ennemis de
la démocratie chrétienne, — les réactionnaires aussi
bien que les révolutionnaires. — essayent d'exploiter
ce malentendu nouveau en vue de brouiller la société
religieuse avec les temps présents.
Les révolutionnaires, qui se posent en promoteurs
et en maîtres du mouvement démocratique, avaient
besoin, pour l'accaparer, de le soustraire à l'influence
catholique ; d'autre part, les réactionnaires, qui pré-
tendent arrêter l'essor du mouvement démocratique,
accepté pourtant par Léon \lll. avaient intérêt à le
rendre suspect aux chrétiens afin d'empêcher les
chrétiens de lui communiquer les principes religieux
sans lesquels en effet la démocratie ne saurait vivre.
Arguer d'une prétendue contradiction entre les plus
belles vertus chrétiennes et l'esprit démocratique lut
assurément, de la part des révolutionnaires, une nia
nœuvre habile. Elle réussirait d'autant mieux que les
réactionnaires s'appliqueraient à accréditer celte fausse
idée d'incompatibilité pour s'en servir à leur profit.
Les révolutionnaires qui s'insurgent contre l'humilité,
la mortification, la charité, et les réactionnaires qui
croient ou feignent de croire à un conflit réel entre
VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE III
la démocratie et ces hautes vertus chrétiennes, non
seulement n'ont aucune preuve sérieuse à alléguer,
mais il est facile de leur montrer que l'état social
actuel se prêle moins qu'aucun autre à leurs arbitraires
déclarations.
A la vérité, il n'en est pas des vertus comme des
sciences qui transmettent aux générations futures le
bénéfice intégral des découvertes opérées. Les vertus
meurent avec ceux qui les possèdent et leur trans-
mission par la voie de l'influence, du conseil et de
l'exemple n'a rien qui s'impose; elle reste, pour ainsi
dire, toujours à recommencer. D'où la nécessité d'une
éducation morale qui, de bonne heure, s'empare de
la volonté flexible et l'incline vers le bien. Or, plus le
milieu social, où la volonté humaine est appelée à
s'épanouir au jour, semble réfractaire aux nobles habi-
tudes de défiance de soi-même, d'obéissance, de mor-
tification, sans lesquelles il est difficile aux hommes de
faire régner parmi eux la paix et la félicité publiques,
et plus la culture de ces hautes vertus s'impose au dé-
vouement des âmes supérieures.
Si donc on peut montrer que l'état démocratique
cvpose plus qu'aucun autre les citoyens à la jactance,
à l' immodération, aux ambitions folles, aux plaisirs et
aux succès de toute nature, plus la nécessité des
grandes vertus chrétiennes d'humilité, de subordina-
tion, de tempérance, apparaîtra magnifiquement. Or,
qui donc osera nier que, par les libertés qu'elles ac-
cordent à tous les membres égalisés de l'ordre social,
les démocraties ouvrent aux passions individuelles et
112 VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE
collectives une arène plus large? Qui donc, par consé-
quent, osera sagement nier que, loin de proscrire les
grandes vertus évangéliques, les nations démocratiques
ne soient faites, au contraire, pour en recevoir avec
reconnaissance le nécessaire bienfait?
C'est ce que nous entreprenons de mettre en lu-
mière. On verra que la démocratie est appelée, par les
besoins mêmes qui lui sont particuliers, à donner aux
vertus chrétiennes d'humilité, de mortification, de
charité, un vaste et nouvel épanouissement, si toute-
fois nous, catholiques, qui les représentons, nous sa-
vons comprendre notre époque et faire notre devoir.
Que faut-il penser do l'humilité?
On pourrai! écrire tirs volumes si l'on voulait
donner à cette question une réponse complète. Nous
dirons seulement que l'humilité parait nécessaire aux
démocraties cultivées parce qu'elle est le régulateur de
l'égalité, et. à ce titre, un des facteurs les plus puis-
sants de l'éducation sociale, c'est-à-dire le conservateur
de la distinction, de la délicatesse, de l'urbanité fran-
çaise.
Ces qualités utiles au commerce des hommes entre
eux sont menacées ; elles le sont par l'orgueil. Si elles
disparaissaient, nous retournerions à la barbarie.
Comment les sauvera-t-on ? — En remettant en
honneur la pratique de l'humilité.
Pourquoi donc l'humilité est-elle de régulateur de
l'égalité en même temps que le conservateur de la dis-
tinction, de la délicatesse, de l'urbanité? Tout simple-
ment parce qu'elle est la condition nécessaire du rap-
prochement des classes, la garantie suprême de la
société contre le nivellement par en bas. Jamais, en
effet, l'égalité ne s'établira par on haut si d'une part,
lee classes d'en haul c r refusaient, par orgueilj à
II [\ VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE
élever elles-mêmes les classes d'en bas. ou si d'autre
part les classes d'en bas, toujours par orgueil, ne
voulaient pas accepter la tutélaire assistance de celles
d'en haut. N 'avons-nous pas souffert déjà de ce
double orgueil? A quoi (Unie attribuer la reprise de
ce vice capital, sinon au dépérissement de la vertu
contraire, particulièrement discréditée à noire époque?
Pourquoi ce discrédit particulier? — Parce que le
régime démocratique, qui ne peut pas s'organiser
sans le concours d'une humilité générale et réci-
proque, exige une émission supérieure d'humilité,
et parce que cette émission supérieure tarde à se pro-
duire, étant redoutée de la nature humaine en raison
de l'effort qu'elle coulerait. Plus les circonstances la
pressent, plus la nature humaine se raidit. Cependant
l'appel est impératif. A mesure que les temps changent,
les manifestations des vertus se distinguent et semblent
se hiérarchiser en une suite de mérites grandissants,
(l'est ce qui arrive à l'humilité. Si l'on en suit pas à
pas les actes à travers les siècles, on la trouve liée aux.
divers étals sociaux et l'on constate qu'elle revêt avec
chacun d'eux des aspects changeants que l'on pourrait
réduire à la différence essentielle de l'aspect démocra-
tique et de l'aspect aristocratique.
L'aspecl démocratique se montre tout d'abord dans
son intégrale pureté à l'aurore du christianisme, quand
les premiers chrétiens se séparent des Juifs el des
païens pour vivre à pari dans une égalilé de. rang
qu'aucune société n'a jamais réalisée ni axant ni après
eux. Cette réunion des premiers disciples de Jésus-
.
VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE II J
Christ en démocratie chrétienne ne dura pas. Résultat
surnaturel d'un primitif clan de foi, elle traça en
raccourci, sur un dessin parlait, le plan des sociétés
futures ; mais avant que les nations reconstituées
pussent penser à reporter les lignes de ce plan typique
sur le dessin immense des grands Etats modernes, il
fallut d'abord fonder ces Etats et passer par la série
des institutions favorables àileur établissement. A oilà
pourquoi à la démocratie évangélique sortie de Jéru-
salem et de Rome pour conquérir le monde barbare,
s'imposèrent les formes féodales et aristocratiques,
jusqu'à l'avènement des temps modernes qui sont
l'heure marquée par la Providence pour ramener les
nations désormais constituées aux mœurs démocra-
tiques des premiers âges chrétiens.
La pratique de l'humilité s'harmonise, tour à tour,
avec les diverses exigences des états sociaux variés,
mais c'est toujours pour s'élever en difficultés et en
mérites. Elle est plus facile dans la démocratie extrê-
mement restreinte des premières sociétés où les chré-
tiens vivaient cachés, totalement désintéressés des
choses terrestres, égaux déjà comme au ciel. Elle est
encore assez accessible quand elle n'engage qu'une
aristocratie séparée de la plèbe et qui ne la pratique
qu'entre privilégiés. Elle paraît décidément sévère
lorsque les temps la commandent entre tous les
hommes, et surtout lorsque ces temps s'ouvrent à une
époque où la civilisation enflamme les esprits d'un
orgueil immodéré.
On voit, dès lors, que les manifestations actuelles
lit) VERTUS CHRÉTIENNES ET DEMOCRATIE
de l'humilité, loin d'être inférieures aujourd'hui à ce
qu'elles lurent autrefois, exigent au contraire des
humbles sincères un vrai mérite. Et ne nous y trom-
pons pas ; cette formidable explosion de l'orgueil qui
prouve si bien la nécessité d'un retour à l'humilité,
montre que la pratique générale et réciproque de col le
vertu trop décriée est d'une importance souveraine.
En matière d'éducation, par exemple, les plaintes
sont unanimes et d'ailleurs justifiées. Il est donc à
propos de signaler aux éducateurs le rapport intime
qui lie la pratique de l'humilité au succès de la bonne
éducation.
En un pays qui n'a plus d'aristocratie héréditaire,
la distinction, la délicatesse, charme des relations, sont
doublement menacées puisque les lois d'une sévère éti-
quette tombent en désuétude et puisque l'urbanité a
perdu ses modèles autorisés. L'urbanité, qui fut long-
temps l'apanage d'une élite, s'inspire du respect du pro-
chain, lequel procède lui-même d'une humilité noble
et digne appliquée à honorer l'humanité clans l'homme.
'l'a ni que cette élite fut une aristocratie, on observera
«pie l'humilité pratiquée sous forme d'urbanité s'exer-
çait entre personnes exceptionnelles, entre « gens de
qualité » comme on les appelait. Alors elle coûtait peu
à l'orgueil. Echangée d'égal à égal, dans les rangs
étroits d'une caste exclusive, la déférence réciproque
ét;iit un réciproque hommage, rendu à de communs
privilèges. Aujourd'hui l'urbanité délicate, distinguée,
demande plus de sacrifices à la nature humaine. Elle a
toujours le môme principe] elle dérive toujours dfl
▼ERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE I L ~
l'humilité, niais elle en réclame, ainsi que nous l'avons
dit, une émission très supérieure, depuis que les castes
sont détruites. C'est à ce qui remplace l'ancienne aris-
tocratie, c'est à ce qu'on nomme aujourd'hui « les
classes dirigeantes » qu'il appartient de donner un
grand exemple d'humilité et de porter suhliiuement
l'exercice de cette vertu à la hauteur des besoins pré-
sents ; sinon la distinction, la délicatesse, l'urbanité
seront de plus en plus compromises et le nivellement
par en bas de plus en plus maître. La morgue appelle
la morgue. Quand « la superbe », pour employer Je
mot de Bossuet, devient l'apanage ridicule des uns et
des autres, à tous les degrés de l'échelle, c'est partout
l'orgueil sans frein, l'homme alors tirant vanité du laid
comme du beau.
Un démocrate fort intelligent que l'on présentait un
jour à une femme du monde, lui dit eu manière
d'exorde cette étrange parole : « .le suis démocrate,
Madame, je n'ai pas d'éducation, je suis grossier. »
— Il s'en taisait gloire, et certes cette gloire lui serait
venue sans réclame, car le manque d'éducation, la gros-
sièreté, se révélaient d'eux mêmes dans toutes ses
attitudes. Pourquoi s'affichait-il? — Par orgueil. Peut-
être encore par représailles contre l'orgueil d'autrui.
— D'une part il n'avait pas pris soin de corriger sa
rudesse native, d'autre pari ses manières frustes avaient
sans doute provoqué chez les privilégiés de la distinc-
tion et de la délicatesse un dédain méprisant donl il
s'était offensé. La dame s'indigna et l'entretien resta
court. — Ainsi le heurt de deux orgueils s'était croisé,
Il8 VERTUS CHRETIENNES ET DÉMOGH1 1 11:
là où l'apport affectueux d'une sympathique humilité
eut été si opportun et si bienfaisant. Quand la démo-
cratie s'annonce avec celle rudesse elle est fort déplai-
sante, car si la rudesse s'allie parfois avec la franchise
tout comme la finesse peut s'allier à la duplicité, ce
n'est pas une raison d'oublier que la franchise gagne
beaucoup à avoir de la tenue et la linesse de la sincé-
rité.
Le plaidoyer de la grossièreté qui se prétend plus
sincère étant plus naturelle n'est qu'un sophisme, et
la mauvaise volonté des sujets à élever ne change rien
aux devoirs des éducateurs. Ceux qui possèdent la dis-
tinction doivent l'enseigner à ceux qui ne l'ont pas,
ceux qui ne l'ont pas doivent consentir à l'apprendre
de ceux qui L'ont. L'obligation paraît peu goûtée. Pour-
quoi ? — Parce que personne n'est humble. — On ob-
jectequela crainte matérielle des contacts désagréables
arrête la générosité : de même, dit-on, qu'une per-
sonne propre redoute la souillure, ainsi une personne
de fine éducation fuit le commerce des gens mal éle-
vés. Raison superficielle qui ne saurait, en tons les cas.
s'appliquer à des chrétiens.
De louables efforts attestent assez le pouvoir de la
charité prompte à vaincre les répugnances. Les grandes
dames affrontent les galetas sordides. Elles dominent
les dégoûts en présence des plus rebutantes misères.
Qu'est-ce qui les arrêterait donc quand il s'agit sim
plement de communiquer avec des personnes d'édu-
cation inférieure, dans le but de les élever? Ne serait-ce
point l'humilité qui fait ici défaut? V laver les plaies
VERTUS CHRÉTIENNES ET DEMOCRATIE IIO
d'une mendiante les orgueilleux ne pensent rien abdi-
quer, ils pensent s'honorer ; à fréquenter les personnes
d'un rang- légèrement inférieur ils croiraient livrer
quelques pouces de cette distance qu'avant tout ils
prétendent garder ; et voilà le secret motif de leur sé-
cheresse. Les condescendances ne coûtent qu'à la va-
nité. A une époque où la richesse vient plus vite que
la distinction, les parvenus de la fortune se placent eux-
mêmes au sommet de la hiérarchie sociale et y sont
agréés. Cependant, grossièreté pour grossièreté, lorsque
grossièreté il y a, celle de l'heureux agioteur, que l'on
accepte, n'est-elle pas plus détestable que celle, honnête
et débonnaire, de quelque paysan du Danube? Et ce
paysan du Danube à son tour, quand l'orgueil l'ins-
pire, ne devient-il pas, lui aussi, un ours véritable, s'il
se drape, hirsute et rogne, dans les guenilles de sa mau-
vaise éducation? — Qu'est-ce à dire? La démocratie
serait fatalement vouée à la grossièreté en frac, en ves-
ton ou en blouse, si les vertus chrétiennes, qui sont la
source de toute éducation, tendaient à disparaître. Et
parmi ces vertus l'humilité, que d'aucuns déclarent su-
rannée, doit jouer dans l'œuvre sociale un rùlc prépon-
dérant qui exige des elîorts désintéressés.
Il faut que les survivants de l'aristocratie, tradition-
nels détenteurs de la bonne éducation, exercent une
influence active sur les nouveaux venus de la démocra-
tie mouvante qui accède par l'intelligence, par le tra-
vail, aux premières places. Il faut que toute classe arri-
vée se penche aussitôt vers l'autre pour l'aider à
acquérir à son tour des qualités indispensables au pro-
l'JO VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE
grès de l'éducation nationale. Mais le mouvement de
retour n'est pas moins nécessaire : il faut que les classes
d'en bas imitent l'humilité des classes d'en haut cl
qu'elles acceptent la leçon qui leur est enseignée. Or ce
qui l'ait si utile cet échange réciproque d'humilité, c'esl
que l'humilité est en elïet le régulateur de l'égalité dans
les sociétés démocratique-.
La générosité se concilie du reste merveilleusement,
ici, avec l'intérêt. Si les occupants des sommets de la
société croyaient pouvoir se dispenser d'élever les
groupes qui ne les ont pas atteints et faillissaient ainsi
à leur devoir, ils seraient tôt ou tard eux-mêmes con-
fondus : la distinction, n'étant plus respectée par la
masse, ne saurait se conserver dans une minorité désor-
mais sans garantie contre les coups de la fortune et
contre le mélange inévitable. Quoi qu'elle fasse pour
s'isoler, la minorité vit en commerce avec la majo-
rité dont elle subit les influences, le jour où elle ne les
régie plus. Toute minorité qui use de ses prérogatives
en égoïste, sans en remplir les charges, perd ce qui lui
reste d'autorité. Qu'elle dédaigne l'humilité, l'orgueil
va se répandre. L'orgueil de quelques grands fera l'or-
gueil de tous les petits.
La présidente d'un patronage d'enfants qui certes
n'avait pas pour associées des duchesses ou des million-
naires, mais de simples filles de bons bourgeois, me
confiait un jour les embarras extrêmes que lui cau-
sait l'orgueil de ses collaboratrices. Sur cette scène
plus que modeste s'élevaient des rivalités inouïes, dignes
d'enrichir le répertoire d'un Scribe ou d'un Labiche.
VERTUS CHRETIENNES ET OEM0CUATIE 121
Croirait-on que les jeunes patronesses, en arrivant à
la réunion, refusaient de se saluer entre elles:' Elles
voulaient bien occuper pendant une après-midi des
vagabonds ramassés dans la rue ; leur vanité n'en souf-
frait pas, satisfaite au contraire d'imiter ainsi l'exemple
des grandes dames. Mais demander à la fille du notaire
de saluer la fdle du pharmacien, sa coadjutrice, ou à la
fille du pharmacien de saluer la fdle du libraire, ou à
la lille du libraire de saluer la fdle du mercier, il parait
que c'était trop attendre de ces demoiselles. On dût
inscrire au règlement un article spécial qui exigeait le
salut entre tous les membres de la Société. — Que
manquait-il à ces jeunes personnes? — Un peu d'hu-
milité. . . Est-on vraiment sérieux quand on ose dire que
l'humilité n'a plus de raison d'être dans les sociétés
démocratiques?
Dans la belle conférence prononcée à Besançon le
19 novembre 1898 à l'occasion du huitième congrès de
la jeunesse catholique, M. Ferdinand Brunetière, trai-
tant du besoin de croire, a poussé un grand cri
d'alarme contre l'orgueil du siècle : « Manquer d'hu-
c milité, a-t-il dit, c'est ce qu'on pourrait appeler la
« grande hérésie des temps modernes, et si toutes les hé-
< résies ne sont, à vrai dire, que l'épanouissement doc-
« trinal d'un vice premier delà nature humaine, notre
« grand vice à nous, dans noire siècle ou même depuis
« quatre ou cinq cents ans, c'est l'orgueil. Nous n'avons
c retenu de la Genèse que le mot du serpent : Et eri-
» tis sicut Du. »
On commence à s'apercevoir qu'il est temps derap-
122 VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE
peler au monde la parole du Christ : « Apprenez de
moi que je suis doux et humble de cœur ; » et qui-
conque encore désire ressembler au Dieu fait homme,
doit reproduire aujourd'hui comme hier, demain
comme aujourd'hui le trait de marque : l'humilité.
Tentés de l'oublier, les circonstances se chargent de
nous en faire ressouvenir. L'orgueil nous a tellement
déformés, que l'esprit public s'est l'ait, en France, selon
la forte expression d'un prédicateur célèbre 1 , une « men-
talité viciée, n Attisé pendant quatre ou cinq cents ans,
l'orgueil a fini par nous frapper d'un aveuglement qui
met en péril la raison humaine. Encore triomphante
ainsi, la guerre faite à l'humilité, loin de marquer un
progrès comme le souhaitent ses promoteurs ratio-
nalistes, menace au contraire les principes modernes
eux-mêmes. L'expérience démontre que là où l'orgueil
s'accroît, c'est au détriment de loul ce qui fait la gran-
deur de l'homme, et point certes au profit de sa gloire ;
c'est contre l'intelligence que l'orgueil conspire, contre
le jugement, contre le sens commun, contre les plus
puissants facteurs de l'ordre social. Témoins les aber-
rations qui ont véritablement affolé et déshonoré la
lin du \iv° siècle.
Si donc l'orgeuil est « notre grand vice depuis
quatre ou cinq cents ans », comment ferons-nous pour
réapprendre la vertu qui nous manque et dont les plus
élémentaires notions ont presque disparu parmi nous:'
Qui nous rendra l'humilité ?Oserais-je conclure qu'elle
1 Le II. I*. Goubé, Conjérences de la Madeleine Â.vent, t SyS.
VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE 120
nous viendra peut-être d'où ne l'attendaient pas ses
ennemis? — Si j'avance que la restauration de l'humi-
lité peut résulter du développement de la science, on
répond que c'est elle, la science, précisément la grande
prévaricatrice, elle qui du même coup a, il est vrai,
transformé le monde, mais allumé dans toutes les tètes
l'incendie de l'orgueil. Soyons juste ; observons que la
science vient de naître et qu'on ne saurait, sans décon-
venue, préjuger de passions actuelles éphémères, indé-
pendantes de la science, agitées par la vanité des
hommes, des effets définitifs. De ce que la jeune science
;i grisé quelques esprits affaiblis, il serait téméraire de
conclure qu'elle n'est pas une force saine. Le vin nou-
veau trouble l'homme, le vin vieux le fortifie. La
science donne son résultat à son heure. Llle réserve
finalement à tous une grande leçon d'humilité. Quand
la science aura pris possession d'elle-même dans l'in-
telligence troublée des savants, leur révélant avec sa
force ses bornes, elle contribuera à éclairer l'homme
sur sa propre valeur. Semblables à ces enfants qui, de
leurs petits doigts, cherchent à saisir les étoiles que leur
yeux admirent au ciel, les premiers savants de notre
âge scientifique ont cru pouvoir chanter dans leurs
balbutiements indécis les prodiges de la science ; ils
ont cru prendre le soleil dans leurs mains. Candide
méprise dont ils reconnaîtront bientôt l'indéniable en-
fantillage ! A mesure qu'elle grandit, la science apporte
dans chacune de ses découvertes une leçon d'humilité
telle que l'homme n'en a peut-être encore jamais reçue.
De nouvelles étoiles naissent sous les verres puissants.
\'2[\ VERTUS CHRETIENNES El DEMOCRATIE
et toujours la distance augmente entre les mains ten-
dues et les mondes plus hauts, et le savant déconcerté
n'avance que pour apercevoir les superpositions
luxantes del 'inaccessible.
Au retour d'un voyage pittoresque où j'avais tra-
versé des contrées différentes, je me pris à souhaiter de
connaître les causes du dessin géographique dont
le- accidents bizarres avaient frappé ma curiosité. Je
détachai de ma bibliothèque un des récents ouvrages
de M. de Lapparent et je me mis à lire la première leçon.
L'auteur y expose quelques principes généraux. En
expliquant ce que doit être désormais la géographie,
qui entend bien ne pas demeurer une science pure-
ment descriptive, il énumère ce que l'on doit sa-
voir pour faire sérieusemenl de la géographie phy-
sique :
« Ainsi compris, dit-il, le cadre de cette science esl
« extrêmement vaste. D'une part elle embrasse la défi-
c nilion précise, au point de vue de la forme et delà
(( genèse, de toutes les unités homogènes entre les-
« quelles peut se diviser la surface du globe. D'autre
a part, il lui appartient de rechercher comment la
« forme de ces unité réagit sur la distribution de con-
« ditions physiques dont le principe est extérieur à
(( noire planète, et d'où dépendent ici-bas les réactions
ii de tout ordre qui s'accomplissent à la surface, soit
« dans le règne minéral, soit dans le monde organique.
(i Après quoi la science achève son œuvre, en traçant
« le tableau des résultats définitifs qu'engendre cette
« combinaison d'éléments divers, et où l'activité hu-
VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE 120
<( maine intervient pour sa grande et légitime part '. »
Ce simple paragraphe me rendit songeuse. — Eh !
quoi ! Voilà donc ce qu'il fallait apprendre pour com-
mencer à savoir quelque chose de quelque chose dans
l'ensemble des connaissances qui constituent un seul
des patrimoines scientifiques ! Et il y a un nombre in-
fini de ces quelque chose dont chacun esl à lui seul
un monde ! — Comment l'homme résisterait-il à cette
leçon qui esl. d'ailleurs, de celles qu'il aime puisqu'elle
esl proprement une leçon de choses? En présence de
telles immensités, il parait impossible que le sentiment
de son néant ne le saisisse pas et ne lui arrache pas
une parole d'humilité. La multiplicité des sciences, en
nous découvrant encore que chacune d'elles n'est qu'une
parcelle du monde des inconnus et des mystères, ne
nous apprend rien déplus positif que les étroites limites
de nos facultés bornées. Ce qu'on appelle l'incon-
naissable, est-ce autre chose que la fin de nos puis-
sances ? Que si du reste l'homme, pris d'ivresse, en
touchant à la fin de ses puissances n'était pas tout de
suite rendu à l'humilité, une autre cause la lui im-
poserait, car il n'est rien de plus tutélaire ni de plus
bienfaisant que la vraie science. Se met-il à l'œuvre pour
étudier le quelque chose du quelque chose dont il a fait
son tout, l'homme répandra dans un travail herculéen,
et sans récompense glorieuse, les sueurs de son front.
Comme l'antique ermite au désert , perdu clans l'oraison,
comme le Bénédictin enseveli dans sa cellule, le savant
' I., ■<;„>* ■/.- C'nffrnphlç par \, -!.• 1.;i|.|»iipmI , psifri; V> (
126 VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE
plongé dans l'observation sera de même souvent ignoré.
Obscur martyr de ses efforts infatigables, il n'aura qu'un
nom inconnu, il ne léguera à la postérité que des pierres
communes enfoncées dans l'édifice qu'elle construit.
il ne vivra pas plus dans la mémoire des hommes que
les ouvriers, constructeurs vaillants de nos cathédrales,
ou que tant d'héroïques soldats tombés loin des regards
de l'histoire et couchés sans épitaphe sous les gazons
du champ d'honneur. Et combien grande sera de nos
jours la part d'humilité pratiquée par ces vrais savants
eu un siècle de folle vanité ! Si le savant se compare aux
poètes, aux: littérateurs, aux artistes, il se verra dé-
passer en célébrité flatteuse par les moindres, par celui
qui fil un sonnet, parcelle qui chanta sur les tréteaux,
tandis que lui. laborieux et utile, ne connaîtra point
les hommages de la foule, ni la renommée qui couronne
les vivants et glorifie les morts.
L'humilité qui est si propice aux individus dans les
démocraties où elle sert de régulateur aux rapports des
citoyens entre eux, et qui paraît trouver un stimulant
dans les labeurs delà science, rencontre encore dans les
formes nom elles des institutions sociales une occasion
d'affirmer sa force conquérante et sa permanente op-
portunité. Les sceptiques réactionnaires qui ne seraient
pas convaincus de la vitalité que le courant démo-
cratique communique aux vertus évangéliques, re-
connaîtraient leur erreur s'ils étendaient leur examen
jusqu'aux collectivités. Le développement des asso-
ciations, combattu niais nécessaire, leur émancipation
légale en vain ajournée par les pouvoirs publics, mul-
VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE l'î~
tiplieront tôt on tard ces vastes personnalités collectives,
qui jusqu'ici ont trop reflété les passions et les intérêts
des individus, et les obligeront, pour grandir et pour
prospérer, au respect réciproque. Devenues très nom-
breuses et très libres, les associations ne vivront en paix
les unes avec les autres, qu'à la condition de remplir,
comme les individus, tous les devoirs de la sociabilité.
Or quel progrès que celui qui mettrait l'humilité en
bonneur dans les collectivités si disposées à s'en af-
franchir !
I ne des plus grandes objections laites à la morale
chrétienne est celle-ci : la morale chrétienne, dit-on,
ne gouverne pas les Etats ; l'humilité surtout est
bannie de leurs conseils. C'est malheureusement vrai.
L'histoire atteste que les nations ont endurci leur per-
sonnalité dans l'orgueil. Elevé à la hauteur d'un intérêt
patriotique, cet orgueil a conçu et accompli les grands
forfaits qui sont la honte du genre humain. M. Uberl
Sorel a écrit sous ce litre : a La liaison d'Etat, » une
étude qui est bien l'un des documents les plus navrants
que l'on puisse lire. Par une longue série de lamentables
exemples, il donne cent fois la preuve que la morale
évangélique a pu être prêchée pendant dix-huit siècles
el persévéramment pratiquée par des hommes de bonne
volonté, sans pénétrer les rapports internationaux. L'on
reconnaît avec douleur que, deux mille ans après
.[('sus-Christ, la morale évangélique reste encore singu-
lièrement étrangère aux relations des peuples. Ces
grandes collectivités qu'on appelle les nations ont cru
pouvoir s'en passer. N'ont-elles pas constamment sub-
128 VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE
stitué au juste sentiment de la fierté noble qui est si
légitime, un orgueil sans dignité? Le l'ait est si cer-
tain qu'il est presque puéril de le constater et il est si
universellement admis qu'on ose à peine le flétrir
comme un outrage public l'ait à l'Evangile.
La France cependant offre le rare exemple d'une
nation à la fois lière et humble : (1ère de tout ce qu'il
y a de grand dans sa noble personnalité, humble parce
qu'elle n'a pas craint, souvent, de concourir sans om-
brage au développement des autres personnalités na-
tionales qui composent la famille humaine. Qu'est-ce
qui a fait la France sur ce point si supérieure aux
autres nations? — C'est sa religion, semence de géné-
rosité et source de l'humilité vraie.
Enfin nous observerons, en terminant ces considé-
rations sommaires, que l'humilité revêt plusieurs
formes et que, pour satisfaire aux obligations actuelles,
il convient de cultiver l'humilité non seulement sous
sa forme ascétique, mais surtout, et résolument, sous
sa forme sociale.
.l'entends par forme ascétique l'humilité qui veut
dominer toutes les forces naturelles de l'esprit pour li-
vrer l'âme dépouillée à l'action surnaturelle de Dieu
seul, connue le font dans le mystère des cloîtres les dis-
ciples des saint Jean delà Croix et des sainte Thérèse :
j'entends par forme sociale l'humilité qui veut vaincre
l'orgueil en cultivant néanmoins et puisamment les
forces naturelles de l'esprit, que la Providence désiré
mettre en valeur au grand jour, pour le progrès de la
société
VERTL'S CHRETIENNES ET DEMOCRATIE I2Q
« L'humilité, a dit un théologien célèbre, c'est la vé-
rité. » Il a voulu exprimer par là que l'humilité est pour
l'homme, religieux ou laïque, l'exacte connaissance de
soi-même et le juste sentiment de la puissance divine
qui communique à la créature des pouvoirs pour agir
plus spécialement soit dans l'ordre naturel, soit dans
l'ordre surnaturel. Je dis plus spécialement, car ces
pouvoirs s'associent toujours ; il est impossible de les
séparer ici-bas. L'un ou l'autre cependant prévaut
tour à tour, et c'est là l'origine des vocations indivi-
duelles qui, à certains hommes donnent le pouvoir de
vivre de la vie chrétienne ascétique dans les commu-
nautés contemplatives et pénitentes, à d'autres hommes
le pouvoir de vivre de la vie chrétienne sociale. Ces
deux pouvoirs, sans rien changer à la force des vertus,
leur imposent, dans la pratique, des formes différentes ;
et ce qui fait leur excellence commune, c'est leur adap-
tation au but qu'elles poursuivent. Il y a excès chaque
fois que l'humilité prétend revêtir, dans l'action sociale,
la forme ascétique, et l'on doit bien reconnaître que
cette interversion peut résulter d'une sorte d'orgueil
incitant à préférer la forme ascétique de l'humilité,
regardée comme supérieure. On serait peut-être en
droit de soupçonner ici une certaine illusion, car, pour
le dire en passant, la pratique de l'humilité au sein de
la société exige un grand héroïsme.
Sous l'effort de ces suggestions captieuses on a vu de
belles intelligences, troublées par ce prétendu conflit
du perfectionnement individuel avec le perfectionne-
ment social, s'imaginer qu'il n'y a pas d'humilité
!»
IOO VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE
assurée en dehors de l'humilité ascétique, tandis que
d'autre part on croit celle-ci seule digne des aspirations
supérieures, seule méritoire, seule féconde. Je ne dis-
cute pas de la supériorité ou du mérite. Salomé de-
manda pour ses deux fils une place à la droite et à la
gauche du Seigneur. Elle ne lui fut point accordée. Qui
dira cependant que Jacques et Jean n'étaient pas de
bons serviteurs de Jésus-Christ ?
Quand des âmes sans vocation ascétique mais des-
tinées à remplir une mission sociale, cherchent à étouf-
fer les dons et les attraits personnels qu'elles ont
reçus à cet effet, elles font dévier leurs forces, perdues
dès lors pour l'apostolat, et la société est frustrée sans
profit pour ces àmes elles-mêmes. Elles établissent
une sorte de dilapidation qui gaspille en pure perte les
meilleures réserves morales. Si les catholiques dépen-
saient à propos les trésors qu'ils possèdent, sans plus
d'effort, mais avec des efforts mieux dirigés, il est pro-
bable que l'humilité serait plus productive.
Ce n'est pas l'humilité qui manque aux catholiques :
ce qui leur manque, c'est d'en faire toujours une dé-
pense judicieuse ; et ce que les circonstances leur de-
mandent, ccn'cot pas d'acquérir plus d'humilité, c'est
d'employer celle qu'ils ont au service public et social
qui la réel a nie.
Ne rencontre- t-on pas des femmes [>ieuses en qui la
fausse recherche de la perfection du « moi » paralyse
les énergies expansives, seules véritablement capables
d'exercer de grandes influences, de produire de grandes
œuvres? 11 en est qui se refusent à l'étude qu'elles ai-
VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE 101
ment, à la lecture qui les intéresse, à la composition qui
les charme, alors que Dieu ne les avait clouées d'attraits
et de talent que pour marquer par ce signe sa volonté.
Telle qui, prenant part à la lutte, assurerait des vic-
toires, se cache de peur que l'orgueil ne la saisisse
sous les drapeaux glorieux. Retirée dans sa tente,
elle passe tout le temps de la guerre, c'est -à dire toute
la vie, hypnotisée en clle-nièuic ; elle examine au mi-
croscope les poussières de sa conscience, elle protège
l'hermine de son âme, pendant que la poudre noircit les
tuniques et que la mitraille déchire les combat-
tants.
J'ai connu une personne de réelle valeur qui aurait
pu se faire une place honorée dans les lettres, si elle
avait voulu. C'eût été pour elle l'heureux emploi de
ses loisirs et de ses facultés, la satisfaction bienfaisante
de ses goûts, le contentement de son âme, l'accomplis-
sement de sa mission dans la société. Eh bien ! celle
femme supérieure et excellente avait dans la raison un
pli, une barre d'arrêt. Sur l'humilité, sur la perfection
propre et le salut propre, elle avait des idées tellement
fausses qu'il fut impossible de la décider à employer à la
défense de la religion ce que Dieu lui avait donné pour
cela. Elle s'obstina dans l'effroi de la tentation d'or-
gueil ; et comme d'autre part elle avait l'invincible at-
trait de la plume, elle fit un journal intime que j'ai lu, qui
est plein de talent, qui porte le sceau d'une très grande
âme et qui n'est qu'un lamentable tissu d'ergotages
oiseux où la prétendue recherche de je ne sais quelle
humilité conventionnelle et dévoyée revient comme
102 VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE
un tic moral, comme une obsession de la conscience.
Il est donc parfaitement exact de dire que l'humilité
revêt plusieurs formes, que si l'une consiste à sacrifier
les puissances humaines pour livrer les âmes choisies
à la seule action divine selon la méthode ascétique des
Ordres pénitents et contemplatifs, l'autre invile les ca-
tholiques militants à exploiter courageusement les
hautes facultés reçues de Dieu pour le plus grand bien
du double perfectionnement individuel et social. Cette
dernière forme est assurément très virile, très éminente,
très opportune.
Quoi qu'on dise et que l'on fasse, l'on ne saurait
persuader aux penseurs sérieux que la démocratie se
passera d'humilité à l'heure même où la pratique en
devient plus que jamais indispensable et se présente
sous un aspect particulièrement austère. Il est plus
exact d'affirmer que l'émission supérieure d'humilité
requise par le régime démocratique est redoutée ; mais
cet aveu sincère n'est point de nature à impressionner
les catholiques : eux seuls sont capables de ne pas céder
à la faiblesse humaine, car la religion leur prêche
l'exercice héroïque des vertus et leur assure l'assistance
nécessaire.
II
Voyons si ce qui est vrai de l'humilité l'est égale-
ment de la mortification, et si la mortification a, elle
aussi, encore un rôle à jouer dans les sociétés démocra-
tiques.
A son sujet, les partis recommencent le débat. Los
uns, disciples de Rousseau, proclament avec lui
l'excellence de la nature humaine et décrètent, au nom
du progrès matériel, l'extinction graduelle de la souf-
france. La mortification est donc parfaitement inulile
à leurs yeux. Les autres, qui croient à la déchéance
originelle et à l'incurable souffrance qu'elle entraîne,
protestent juslement : malheureusement, à leur tour, ils
s'égarent en exagérations inverses. D'un côté on abhorre
la religion qu'on croit être un obstacle au progrès ma-
tériel, de l'autre on incrimine le progrès matériel parce
que, dit-on, c'est lui qui, en transformant l'existence
terrestre, fait oublier le ciel. La science pour ceux-là
est une divinité ; pour ceux-ci elle est une force sus-
citée par l'enfer. Combien sont vaines de pareilles dis-
cussions ! On ne remplacera pas la lumière électrique
par la lanterne fumeuse, pas plus qu'on ne substituera
à d'impérissables vertus une savante exploitation de la
nature. Le progrès matériel est, sans doute, un grand
libérateur, mais il ne dégagera jamais l'homme des ser-
104 VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE
vitudes morales. Du reslc les améliorations de l'exis-
tence n'ont pas jusqu'ici enlevé à la mortification l'oc-
casion de s'exercer. Les cris de joie ont-ils étouffé les
cris de la misère? Tandis que la masse ameutée des
éternels soutirants élève ses clameurs sinistres d'une
extrémité du monde à l'autre, la plainte humaine fait
certes assez de bruit et « il faudrait être terriblement
sourd, disait naguère le R. P. Etourneau à Notre-
Dame, pour ne pas l'entendre ». Jusqu'à nouvel ordre,
en basant ses jugements sur les expériences acquises à
ce jour, on observe qu'il existe un rapport très intime
en Uc le progrès matériel et la permanence de la dé-
tresse humaine, et l'on est en droit de considérer celle
détresse, puisqu'il faut bien l'accepter, tant qu'elle n'est
pas adoucie, comme une cruelle mortification. L'exa-
men délaillé de ce rapport curieux formerait un long
el suggestif chapitre, si l'on étudiait de près le jeu caché
des préceptes évangéliques agissant dans noire Age
utilitaire au profil des pins purs conseils de la dogma-
tique chrétienne.
Je n'entreprends pas une aussi grande tâche. Je me
borne à établir ici que le régime moderne, fait histo-
rique, résultat inéluctable de circonstances souve-
raines, pris à son moment actuel, non seulernenl n'est
pas incompatible avec la mortification, mais en re-
quiert au contraire une émission supérieure : le tra-
vail, le travail très dur, ce qu'on appelle le « surtra-
vail )>, en s'imposant plus ou moins à chacun, mêle
désormais à toutes les vies une part de mortification
certaine et considérable,
VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE 100
Si la science, avec ses utiles applications, a telle-
ment changé les conditions de la vie que tout le monde
bénéficie relativement du bien-être acquis, ce progrès,
— et c'en est un surtout à cuise de sa répercussion
dans l'ordre moral, — astreint précisément à des
efforts constants tous les individus qui désirent profiter
des améliorations établies. La parole biblique s'accom-
plit. Chaque homme est de plus en plus obligé de
« travailler à la sueur de son Iront ». Le travail uni-
versel, comme pour châtier la transgression dos oisifs,
se présente à tous sous la forme sévère du travail très
dur. Et voilà l'acte providentiel réalisé par l'état dé-
mocratique. La ruine des privilèges, la destruction
graduelle des distinctions sociales, la fusion des classes
condamnent à un labeur qui n'a certainement pas été
soupçonné de l'antiquité, ceux qui veulent se maintenir,
non point dans une haute situation, — ceci sera tou-
jours exceptionnel, — mais simplement au-dessus du
prolétariat. La fortune inactive ne suffit plus à faire
des privilégiés beati possidentes ; le travail reste le seul
dispensateur des biens, et l'on peut dire que l'ordre
économique distribue à chacun, dans toute la société,
son inévitable fardeau de mortification.
Que fait l'industrie, la grande maîtresse des temps
modernes!' Elle enrégimente au travail très dur l'armée
ouvrière, innombrable légion d'hommes : « Si le vol-
a can industriel, dit M. Victor Bérard l , continue sa
1 L'Angleterre cl l'empire du monde. Revue de Paris, i5 jan-
vier 1S99.
l36 VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE
« marche en poussant ses coulées delétiers et ses mares
« fumantes ; — si à chaque pas nouveau il faut jeter
« une gigantesque pelletée d'hommes dans la gueule
« du monstre ; si en une seule année, de 1895 à 1896,
« dans le seul comté de Wanvick, dans ce pays noir
(( qui entoure Birmingham, six cents nouveaux bagnes,
« ateliers ou usines, ont ouvert leurs portes, c'est près
(( de vingt-trois mille nouveaux esclaves ligotés au
c banc de galère ou jetés aux puits de mines, aux dents
« des machines, aux roues, aux feux ou aux ténèbres.
« Tètes écrasées, échines brisées, bras arrachés, jambes
« ou mains broyées, c'est bon an mal an trois cents
« cadavres et deux mille cinq cents infirmes que l'on
« retire de ce pays noir... » Je ne fais pas de commen-
taires et je ne multiplie pas les citations ; saisie au ha-
sard d'une lecture celle-ci, peut-être trop oratoire, té-
moigne éloquemment. Elle ne s'applique, Dieu merci,
qu'à l'Angleterre où le cri fameux : « enrichissez-
vous ! » paraît être le dernier mot du progrès et tente-
rait d'éveiller un écho jusque clans la générosité fran-
çaise, si la France n'était le doux nid des pitiés hu-
maines et l'aire des nobles sentiments.
Les tableaux tragiques ne manquent pas en ce genre.
Ames sensibles ou agitateurs ambitieux, les philan-
thropes aussi bien que les exploitateurs de colères les
ont peints en couleurs assez violentes pour attirer le
regard. Il suffit. — Si de l'armée ouvrière on passe
aux classes supérieures, que fait l'instruction pu-
blique ? Elle impose le travail très dur à toute la foule
scolaire, enrégimentée elle aussi, sans égards pour le
VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE IOJ
corps, au mépris des plus élémentaires notions d'hy-
giène, avec un incroyable oubli des intérêts primor-
diaux de la race. Au-dessus du bagne de la mine la
société institue la geôle du lycée. L'enfant a-t-il
achevé là ses dix ans de fers, voici pour le jeune
homme la série des concours. C'est l'entassement des
lutteurs, c'est la bataille des compétitions désespérées.
Si les concours n'ont pas présenté en France comme
en Chine, à en croire M. Pierre Leroy-Beaulieu,
« quatorze mille candidats mandarins pour cent cin-
quante diplômes » , il est certain que la poussée des
concurrents inflige aux lauréats, et même à ceux qui
échouent, le travail très dur. Le lauréat devenu pro-
fessionnel, les besoins du succès dans l'exercice de la
carrière acquise l'astreignent à un travail très dur.
Médecin, avocat, ingénieur, professeur, dès qu'il pré-
tend ne pas végéter, les obligations sont écrasantes.
Observez le savant, vous le trouvez penché sur les mi-
croscopes ou les cornues du matin au soir, vous le
voyez appliqué, durant de longues veilles, à rédiger
des notes, à collationner des observations, à com-
menter les expériences de ses collègues. Interrogez le
commerçant, l'industriel, ils répondent qu'ils ont la
fièvre ; la concurrence les menace, les guette, les exé-
cute à la plus légère défaillance. — Etudes faites,
carrière obtenue, aspire-t-on à s'établir, le mariage
apporte avec lui ses lourdes charges, et dans ce nouvel
état le travail très dur se décuple pour le père et pour
la mère qui veulent fonder une famille et l'élever selon
les nécessités actuelles. Que n'a-t-on pas dit à ce
l38 VERTUS CHTUÉTTENNES ET DEMOCRATIE
sujet? Amis de la vie facile, les ménages contempo-
rain^ sont épouvantés par les devoirs grandissants. On
célèbre les malheurs des parents avec une emphase
quelquefois ridicule, et c'est un thème si cher aux écri-
vains qu'ils n'ont pas assez de larmes pour apitoyer
le monde sur l'infortune des pères eL des mères en-
tourés de nombreux enfants. Quoi qu'il en soit de ces
lamentations souvent justes, la lutte pour l'existence
donne à chacun une tache énorme. Notoirement assu-
jettis à un travail allant parfois jusqu'au travail cruel,
tous les hommes en subissent plus ou moins la loi.
Si ce n'est pas là une conséquence directe du déve-
loppement de la démocratie, puisque le surlravail est
une plaie économique qui ronge tous les peuples, sous
tous les régimes, le régime démocratique néanmoins,
tel qu'il existe, n'a pas su encore arrêter ces excès.
— La démocratie dune, loin d'échapper à la mortifi-
cation, en généralise les peines : elle l'impose à tout
le monde sous la forme du travail et du travail très
dur. Ainsi ceux qui annoncent l'extinction graduelle de
la souffrance tôt ou tard détruite, disent-ils, par les
améliorations matérielles et les perfectionnements éco-
nomiques, choisissent mal leur temps pour s'insurger
contre la mortification et l'attaquer dans son principe
et dans ses modèles. Quand ils se rient des asiles
réservés à son exercice en quelque sorte professionnel,
ils ont beau déclarer que les cloîtres, vestiges ridi-
cules d'un passé suranné, sont un anachronisme par-
venu à fin de bail sans prorogation possible avec la
société future, leurs arrêts, d'ailleurs contradictoires à
VERTUS CHRÉTIENNES ET DEMOCRATIE I^Q,
la saine philosophie, rencontrent précisément dans les
Conditions présentes de la vie moderne un démenti
formel. Sans arguments valables ils ne font qu'attester
mal à propos la séculaire antipathie de l'homme pour
la pénitence, et leurs réclamations n'ont rien de neuf. Le
culte de la souffrance qui était en scandale aux Juifs,
que saint Paul avait tant de peine à défendre contre
l'horreur des Gentils, que les chrétiens ont toujours
redouté puisque les sectes, filles de Luther, ont voulu
surtout s'en affranchir en désertant l'Eglise, demeure
encore l'épouvantai! des impies, quelquefois même
des croyants. Mais notre instinctive répulsion ne nous
empêche pas d'y être asservis tous. L'ordre providen-
tiel se prépare des sujets chez ceux-là même cpii le
nient, et c'est l'impitoyable discipline de la démo-
cratie qui achemine peu à peu à l'observance de la
loi divine tons les hommes astreints à l'accepter sous
sa forme originelle et permanente : le travail uni-
versel se charge de répondre aux dissertations sonores
et oiseuses. En assujettissant Ions les hommes, le tra-
vail utilise jusqu'au désir des jouissances immédiates.
Tel qui possède déjà les biens indispensables et
pourrait vivre modeste et satisfait, ne se livre-t-il pas
à un effort surérogatoire sous l'aiguillon de besoins
superflus ?
Cependant, le travail universel n'acquiert toute sa
vertu que s'il ne soulève pas de révolte. La révolte
s'excite par le spectacle des jouisseurs impudents ; elle
se câline à la vue de ceux qui peinent, soumis et géné-
reux, dans la mortification voulue. C'est pourquoi,
i/jO VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE
après l'action rédemptrice que le sacrifice du Sauveur
accomplit sur la croix et avec l'action pénitente que
toute créature doit exercer dans le monde en vue de
son propre salut, la souffrance qui rappelle à chacun le
but de la vie mortelle, temps d'épreuves et de mérites,
invite quelques élus à entrer dans une participation
plus ardente des douleurs expiatrices et rédemptrices
et à en faire une profession hautement instructive.
Tel est le rôle des Ordres pénitents, toujours néces-
saires. Tandis que la Providence courbe tous les indi-
vidus sous la loi du travail qui est une grande mortifi-
cation, l'Eglise perpétue dans les cloîtres la glorieuse
lignée des pénitents volontaires. Postérité des Jean-
Baptiste, race impérissable, tant que le monde aura
besoin de secours et de stimulants, les héros de la
mortification qui viennent offrir aux faibles, par leurs
mérites et leurs exemples, une force et une leçon,
seront des aides et des modèles. Ils affirment cons-
tamment, dans leur vie, la supériorité des biens
éternels sur les biens de la terre. Leurs exemples glo-
rieux sont une démonstration de la juste hiérarchie du
bonheur. Ne serviraient-ils qu'à en conserver parmi
nous la notion et l'application, ce n'est point un léger
service qu'encore ils nous rendraient, car plus l'homme
comprend et accepte cette juste hiérarchie, plus il
jouit dès ce monde de la plus grande somme de con-
tentement qu'il puisse goûter. Et ce qui est vrai des
individus l'est également des sociétés où la pratique
générale du sacrifice est, en effet, la seule route qui
conduise à un progrès stable et universel. L'incurable
VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE I !\ I
égoïsme nous tient assurément fort éloignés de ce pro-
grès dont nul ne sait s'il atteindra jamais sa plénitude
dans la mystérieuse évolution des temps et des choses.
Comment toutefois ne pas voir que la société ne peut
échapper à ce principe nécessaire, puisque la philoso-
phie indépendante, qui prétend la diriger, prêche
elle-même, sous le nom de « morale de l'intérêt », l'idée
divine du sacrifice ?
On serait mal venu à supprimer les maîtres de la
mortification, le jour où la société entre dans ces nou-
veaux sentiers. Les Ordres pénitents, qui correspondent
à un besoin profond de la nature déchue, restent par
là toujours opportuns : on ne les discuterait pas si l'on
distinguait entre l'idée et les formes. L'idée est perma-
nente; les formes sont variables selon les temps et les
mœurs. Des que le renouvellement des conditions de
la vie a constamment obligé les Ordres pénitents à
opérer une évolution concordante au déploiement suc-
cessif des divers états sociaux modifiés, on peut obser-
ver que l'harmonie du progrès réclame, dans les démo-
craties contemporaines, de la part des Communautés
pénitentes, une autre évolution, c'est-à-dire l'exercice
de la mortification sous la forme présente du travail
très dur. Mais rien n'autorise à décréter que ce travail
très dur, volontairement pratiqué par les Ordres Reli-
gieux dans le domaine qui leur est propre, ne doit pas
conserver la verdeur et la fécondité sous le régime dé-
mocratique. Une telle affirmation serait contraire à la
réalité des faits.
Qu'est-ce que le solitaire monastique? C'est un
1 -12 VEUT L S C1IUETIE:N>'ES ET DEMOCRATIE
homme consacré à Dieu et à l'humanité. Exempt des
soucis du monde et de la famille, il est voué au service
supérieur de Dieu et des hommes. Dégagé par la tem-
pérance des devoirs multiples qui pèsent sur les autres
hommes, c'est aussi un producteur qui ne consomme
pas. De là, l'immutalibilité fondamentale et l'avantage
utilitaire de sa mission qui est à la fois permanente et
variable. Elle est permanente dans sa vocation géné-
reuse dont rien ne modifie l'inspiration, elle est varia-
ble dans ses moyens toujours dépendants du mouve-
ment des sociétés qui pénètre forcément l'activité
monastique.
Interrogeons l'histoire. La mortification reflète dans
le cloître les besoins el les mœurs publics ; elle se res-
sent de la race, du milieu, du moment. Dans les forêts
de la Gaule, au moyen Age. elle est agricole avec les
Hercule chrétiens qui défient les demi-Dieux de la
légende. En Espagne, au \\i" siècle, avec les sainte
Thérèse et les saint Jean delà Croix, sous leciel volup-
tueux et sur la terre sanguinaire, au pays des casta-
gnettes el des guitares, des poignards et des toréa-
dors, la pénitence est cruelle et romantique. Les temps
sont-ils tributaires des préoccupations intellectuelles,
c'est aux labeurs de la pensée (pie le moine se livre. Les
Ordres pénitents d'hommes ou de femmes qui ont
accompli aux époques barbares l'œuvre civilisatrice
se sont toujours distribué le travail. Les Bénédictins
et les Bénédictines, les Chartreux et les Clarisses,
les Trappistes et les Carmélites, les missionnaires
hommes et femmes nous font Aoir la mortification
VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE l!\ô
matérielle ou intellectuelle pratiquée dès les premiers
siècles jusqu'à nos jours sous la forme, voulue de Dieu,
du travail exercé sans relâche. Ils blanchissent sur les
parchemins, ils enrichissent les bibliothèques, ils défri-
chent les landes, ils abattent les forêts, ils poussent la
charrue et la herse ; et dans les recherches savantes
comme dans l'exploitation agricole et industrielle, ils
sont des initiateurs, demandant à la science des ins-
truments de progrès qu'ils répandent autour d'eux par
l'exemple de leurs expériences hardies. Ainsi est main-
tenu le rapport nécessaire entre les conditions actuelles
du monde et la vie féconde du cloître. Si cet accord
venait à manquer, le cloître ne rendrait plus à la société
les services qu'elle attend de lui, et la société dès lors
n'en comprendrait plus l'utilité ; c'est ce qui pourrait
mettre en péril la vitalité do L'institution monastique,
mais rien n'annonce que les temps et les mœurs
modernes ne puissent pas accorder la mortification
religieuse a\ec les nécessités actuelles. Non seulement
rien, dans le régime démocratique, ne s'oppose à l'a-
daptation, mais en s'accomplissant l'adaptation fournit
aux ordres pénitents une occasion de mortification
digne de stimuler l'ardeur rajeunie des dévouements.
En vain les ennemis de la religion prétendent qu'il n'y a
plus de travaux spéciaux à l'activité monastique.
Erreur : il y a toujours les mêmes et il y en a de nou-
veaux.
Dans l'ordre matériel les travaux meurtriers sont tou-
jours l'apanage des religieux. Le défrichement colonial
les attire sur les continents et aux îles insalubres. On
1 44 VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE
les trouve dans les régions à peine explorées de l'Afri-
que, à Madagascar où les instituteurs et les institu-
trices universitaires n'ont nulle envie de leur disputer
l'école. Les Pères blancs et les Sœurs blanches, nés
d'hier à l'appel du Cardinal Lavigerie, portent la civi-
lisation et la vérité chez les peuplades les plus sauvages,
sous les cieux les plus incléments,, dans la fournaise
des latitudes torrides. — Pourquoi d'autres héros,
prêts à enrôler au cruel service de l'usine des bataillons
d'engagés volontaires tels que l'Eglise en a toujours
levé, ne surgiraient-ils pas parmi nous Plis ne nous
font défaut que parce que nous en sommes indignes.
Comment, en effet, seraient-ils accueillis ? Qu'une
troupe d'élite se recrute et s'embauche aux travaux
ouvriers les plus durs pour accomplir une œuvre de
magnanime encouragement, est-ce que tous les
cailloux du chemin ne se jetteraient pas d'eux-mêmes
contre elle ? Repoussée par les masses infortunées que
le souci du pain affole et soulève, elle le serait encore
par les capitalistes jaloux que toute concurrence révolte.
Quand un peuple a perdu le sens du sublime, le
sublime le fuit. Quoi qu'il en soit cependant de notre
état d'âme et de nos problèmes économiques, si néan-
moins demain des moines s'assemblaient sous un
prieur pour descendre à la mine ou bien pour affronter
les enfers temporaires où la machine met au monde,
dans le sang, ses bienfaits à venir, en voyant ces
géants, dignes émules de leurs glorieux devanciers,
porter encore une fois la vertu chrétienne au summum
de ses puissances, dirait-on que le régime démocrali-
VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE 1^5
que, tel qu'il se présente, est réfractaire à la mortifi-
cation claustrale?
Mais c'est, surtout, clans l'ordre intellectuel que se
manifeste et s'accuse la concordance des besoins
sociaux et des services monastiques. La tâche, loin
d'elle disputée par la misère ou par le lucre, trouve au
contraire, clans les conditions générales de l'existence,
une alliée imprévue. La démocratie tolère de moins
en moins les travaux purement honorifiques, elle rejette
de plus en plus les spéculateurs désintéressés, et cela
dans un temps où la restauration des principes réclame
particulièrement des travailleurs libres, maîtres de
s'adonner sans réserve, avec compétence, aux re-
cherches philosophiques et métaphysiques dont les
formules dédaignées et sur certains points très en retard
manquent à la pensée humaine. Où trouve-t-on ces
travailleurs désintéressés ? — Dans les cellules. La
libération de l'esprit résulte de l'absence de soucis
matériels et moraux. L'homme la rencontre en toute
sa plénitude clans la cellule où lui sont assurés le pain
du corps et le pain de l'âme. Si les intellectuels, comme
autrefois leshumanistes, ont fait, quatre siècles après eux,
tant de mal à la pensée contemporaine, les erreurs de
celte seconde Renaissance seraient suivies de quelques
bienfaits le jour où l'intelligence humaine, appuyée
sur l'intelligence divine, s'appliquerait à classer les
matériaux de toute provenance qu'un siècle d'admirable
activité mais dénué de philosophie n'a pu cju 'amon-
celer sans ordre. L'expression proverbiale « travaux de
Bénédictins » a plus qu'une valeur légendaire. L'his-
T^G VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE
toire devra encore à ces infatigables chercheurs des
trouvailles précieuses. « La publication des Registres
<( des Papes d'Avignon, l'une des grandes œuvres
« patronéespar Léon XIII, dit M. Pastor, a été confiée
« aux soins des Bénédictins de Moravie et du Mont-
Cassin ' ». Ceux de France fouillent le passé dans les
innombrables richesses documentaires dont ils dis-
posent. Non seulement l'étude des siences historiques
et de beaucoup d'autres sciences n'a pas cessé d'ocuper
les religieux que l'Eglise sait si bien employer, mais, de
plus, la mission apologétique au xx e siècle réclame, chez
les penseurs religieux, une érudition el un effort dont
ils sont particulièrement capables.
A une époque où les études psychologiques, long-
temps exploitées par le matérialisme, intéressent tout
le monde, ne croit-on pas que la mystique proprement!
dite a des renseignements et des directions à donner?
Une confrontation intelligente de la psychologie avedj
la mystique religieuse devient utile, puisque les gens
les plus ignorants en matière de dogme inventent une
psychologie mystique véritablement extravagante. Mal-
gré le dédain affecté pour l'ordre surnaturel, malgré
les arbitraires limites tracées par les pontifes de l'in-
connaissable, la curiosité maladive du public défend de
compter sur l'indifférence en ces questions délicates et
le siècle de l'intellectualisme se prête mal au désintéres-
sement des choses mystiques, quand la psychologie na-
1 Histoire des Papes depuis la fin du moyen âge, par lo D r Louis
Pastor. traduit de l'allemand par Furcy-Raynaud.
VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE I r \ ~
turaliste aboutit à une mysticité esthétique qui jette
la perturbation clans les choses saintes et trouble les
consciences. C'est pour les penseurs qualifiés une nou-
velle raison de s'attacher davantage à ces problèmes de
la science et de la théologie.
Pourquoi donc dans les Chartreuses, dans les Car-
mels, dans tous les monastères où les archives closes
sont si riches en observations intimes, leurs savants
conservateurs n'ouvriraient ils pas ces recueils de psy-
chologie vécue pendant des siècles, pour en extraire des
témoignages sur la vie de l'âme ? Pourquoi ces docu-
ments authentiques, collationnés et expliqués par des
maîtres autorisés, ne seraient-ils pas employés à la dé-
fense de la foi et à l'argumentation victorieuse des vé-
rités évangéliques, au fur et à mesure que la vulgarisa-
tion de la science naturelle permettra de faire à ces
délicates confrontations une part utile à l'apologétique
contemporaine ? Voilà des travaux spéciaux qui con-
viennent bien aussi à la cellule monastique. Ils four-
nissent aux Ordres pénitents matière importante au
grand labeur intellectuel qu'eux seuls, du reste, sont en
état d'accomplir, et qui, par l'effort, peut aller jusqu'à
la mortification.
Mais il est temps d'ajouter à ces considérations assez
sommaires une dernière et nécessaire remarque. Il faut
observer que la mortification est un moyen et qu'elle
n'est pas à elle-même son propre but. La mortification
solde la dette du péché originel par des sacrifices qui se
différencient selon les époques, et ces sacrifices attirent
S nr les sociétés qui en ont l'honneur, des récompenses
i'icS VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE
proportionnées à l'intelligence et à la valeur dépensées.
Ceci posé, et après avoir constaté à quel point
les temps présents s'accordent avec la mortifica-
tion, il est encore intéressant de se demander quelle
pourrait bien être la récompense particulière promise
aux sacrifices commandés par le régime démocratique.
Disons-le hardiment, l'exercice obligatoire de la mor-
tification par le travail général servira certainement à
obtenir un peu plus de justice dans l'application de la
loi du travail. Le travail est de commandement divin ;
mais il a des limites dont il n'est pas permis de sortir.
Qui dit excès, dit désordre. Si difficile à réglementer,
la juste loi du travail est une de celles que l'homme a
le plus violées, et le régime actuel, précisément à cause
de ses rigueurs, pourrait bien ouvrir 1ère d'un grand
perfectionnement social. De même que les peuples re-
doutaient moins la guerre avant l'établissement du ser-
vice militaire obligatoire, de même la question du tra-
vail n'avait pas l'importance publique qu'elle acquiert
depuis que le travail est de plus en plus une nécessité
générale. Avec les esclaves, les citoyens d'Athènes ou
de Rome n'avaient pas peur du travail ; avec les serfs,
les aristocraties féodales ne le craignaient pas davantage.
Maintenant même si quelque irréalisable privilège pou-
vait exempter à jamais du service laborieux des oligar-
chies assez fortes pour exploiter le prolétariat, le régime
moderne du travail ne vaudrait pas mieux que l'ancien.
L'armée ouvrière, s'il y avait encore parmi nous des
oisifs assurés, pourrait bien succomber à la peine; elle
n'intéresserait pas plus que les esclaves d'autrefois ces
VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE 1 49
égoïstes dispensés que la raison réprouve dans leur
égoïsme et que la morale comme la justice ne dispensent
pas. L'aurore de la délivrance s'annonce, parce que la
démocratie égalitaire, achevant d'attacher à toutes les
tètes le joug redouté, chacun s'aperçoit que la société
outrepasse l'ordre divin quand elle exige une somme
de fatigue que le corps ne peut pas donner et que lame
ne doit pas accepter. Mais comment songeraient-ils à
l'âme, ceux qui la nient ? Ici se révèlent et le hienfait de
la religion et l'erreur de ceux qui espèrent la détruire
en déclarant que les vertus évangéliques n'ont plus
cours dans les démocraties : les faits montrent dans
toute la force de l'évidence non seulement l'utilité des
vertus chrétiennes, mais leur nécessité rigoureuse et
leurs magnifiques conquêtes. La généreuse et univer-
selle pratique du travail assurera une répartition du
travail meilleure, plus équitable, plus humaine, respec-
tueuse des forces physiques et des droits de l'âme, le
jour où elle sera réglée par une démocratie non plus
seulement évangélique clans ses aspirations hautes, mais
formellement chrétienne dans ses croyances positives.
En attendant, le régime moderne, loin d'être incom-
patible avec la mortification, en demande au contraire
une émission supérieure. Il reste acquis que les vertus
impérissables se manifestent, tour à tour, sous des
formes différentes de celles qu'elles ont revêtue dans le
passé, mais leur principe ne varie pas, et leur force
éternelle, ne pouvant décroître, prend un nouvel élan
ascensionnel, dans la sphère de la démocratie. — Il en
est ainsi pour la mortification comme pour l'humilité.
III
Que devons-nous, en dernier lieu, penser de la cha-
rité? A-telle encore un rôle à jouer sur la scène ac-
tuelle, ou faut-il croire qu'en déroulant sur les actes
passés le lourd rideau qui tombe aux époques finies,
l'acte prochain, ainsi que l'annoncent les détracteurs
de la charité, s'achèvera sans elle?
Ce sont ici les faits qui répondent. Ils nous montrent
qu'à aucun moment, dans l'histoire, la charité ne s'est
présentée sous une figure plus belle qu'aujourd'hui où.
dans une aspiration si large, si noble, si haute, elle
demande le suprême bienfait, — le don de la mérité.
Le plus vulgaire penseur tant soit peu attentif aux ma-
nifestations des idées et des choses, constate que l'anar-
chie complète règne dans les esprits, qu'elle boulc-
verse la démocratie française, qu'elle met en péril la
raison humaine. — Soit, dit-on ; mais qu'est-ce qui
pourra conjurer le péril ? Serait-ce la charité? — Sans
ijoute; et le raisonnement est des plus simples. Le pé-
ril ne peut être conjuré que par une solide restaura-
tion des principes uécessaires. Les principes néces-
saires ne peuvent rentrer dans le patrimoine public
que par l'adhésion des consciences éclairées. L'adhé-
VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE IOI
sion ne peut être acquise que par l'enseignement des
vérités supérieures, seules capables d'orienter l'homme
vers sa destinée. Les vérités supérieures ne peuvent
être enseignées que par ceux qui les connaissent.
L'apostolat catholique doit donc plus que jamais accom-
plir l'acte de charité parfait, celui qui consiste à coopé-
rer avec Dieu au don de la vérité. — Et voilà ce qui
met en honneur aujourd'hui la charité, autant et plus
qu'à nulle autre époque passée.
Assurément, les chrétiens sont tous persuadés de la
nécessité de la charité ; ce ne sont pas eux qui la dé-
crient, ils se plaignent au contraire de ce que la démo-
cratie s'y montre hostile, et certains catholiques mo-
tivent précisément par cette hostilité leur aversion pour
un régime qui serait réfractaire à la plus grande des
vertus évangéliques. Ceux qui formulent le litige en
bes termes jugent superficiellement. La question est
plus profonde. Il ne s'agit pas de savoir si quelques
démocrates sectaires se montrent hostiles à la charité,
mais si le régime démocratique y est réellement réfrac-
taire. Il ne l'est pas. Il existe sans doute des systèmes
philosophiques et sociaux hostiles à la charité ; mais ces
systèmes, qui se sont rencontrés avec l'avènement du
régime démocratique et y ont été mêlés par la force
des circonstances, n'ont avec lui que des liens occa-
sionnels et fortuits; ils n'en représentent aucunement
l'idée.
Beaucoup de catholiques et des meilleurs, surtout
parmi ceux qui résident en province, gémissent sur
l'inanité du zèle charitable, se troublent et accusent
l52 VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE
les temps et les institutions. — Qu'est-ce à dire ?
Leur bonne foi est ici surprise à propos de la cha-
rité comme elle l'a été à propos de la mortification
et de l'humilité. Ils ne se rendent pas compte que les
formes et les moyens, seuls, de la charité, ont changé
avec les conditions économiques, et que la charité,
loin d'être atteinte, trouvera, dans des adaptations
nouvelles, des devoirs plus grands, des puissances plus
orles.
En attendant, pour saisir les véritables causes du
tort fait à la vertu de charité, il est nécessaire d'inter-
roger, très brièvement d'ailleurs, la philosophie et
même la métaphysique, car le tort résulte surtout
du naturalisme et de ses effets. Le naturalisme a étouffé
la vraie notion de la charité. Il a produit un vide phi-
losophique et métaphysique dont les conséquences sont
graves. L'ignorance des vraies sources de la charité,
sources divines, n'a pas activé seulement chez des
non-catholiques plus ou moins croyants ou tout
à fait incrédules l'organisation théorique des sys-
tèmes qui restreignent ou bannissent la charité ; elle a
encore égaré, chez des catholiques plus sensibles
qu'éclairés, le sentiment et l'exercice de la charité.
Ces systèmes sont le faux individualisme, dont il sera
intéressant de noter les contradictions, car il désavoue
la charité tout en la pratiquant, et le collectivisme
qui, logique avec lui-même, la supprime radicalement.
Développé sous l'influence graduelle de l'incrédulité
croissante, le naturalisme, qui mine les idées supé-
rieures en dédaignant la métaphysique, a donc détruit
VERTUS CHRÉTIENNES ET DEMOCRATIE l53
la notion de ce que nous appellerons « la charité béa-
tifique », et cette notion essentielle, désormais mé-
connue de la majorité des penseurs, n'a pas pu dispa-
raître de l'atmosphère intellectuelle générale sans se
dérober peu à peu à l'attention, même d'un grand
nombre de chrétiens : là est la cause originelle et
cachée du trouble qui les émeut,
Qu'est-ce que la charité béatifique? C'est tout sim-
plement la charité divine, cause et fin de toute charité.
(( Aimer Dieu par-dessus toute chose et le prochain
comme soi-même », entraîne, pour l'homme, le bon-
heur par excellence, celui qui nous sera donné aux
cieux quand nous jouirons de la vue de l'essence di-
vine et infinie. Celte vue. celte vision intuitive, comme
disent les théologiens, constitue la béatitude par excel-
lence. De là, notre expression de charité béatifique. La
libre pensée, en s'afîranchissant de cette notion trans-
cendante, a ouvert dans la région des idées une brèche
qui, d'abord inaperçue, s'est insensiblement agrandie.
Par là sont entrées dans l'esprit public les erreurs fa-
vorables aux perturbations que le naturalisme a por-
tées jusque chez les chrétiens, et propices à la con-
ception des systèmes sociaux où la charité n'aurait plus
cours. Aussitôt l'idée de charité s'est abaissée. On
a confondu la charité avec l'aumône, tandis que l'au-
mône est essentiellement distincte de la charité. L'une
ne suppose pas nécessairement l'autre. Saint Paul le
dit en ces termes catégoriques : « Quand je distribue-
« rais toutes mes richesses pour nourrir les pauvres et
« que je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n'ai
104 VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE
« pas la charité tout cela ne me sert de rien ' . » La cha-
rité est autre chose que l'aumône : elle est l'amour.
« Dieu est charité, » dit saint Jean. C'est ce qui
place la charité singulièrement au-dessus de l'aumône.
L'une est la cause génératrice immense, l'autre est un
de ses moindres effets : — et voilà la confusion fâ-
cheuse que ces négations métaphysiques établissent
jusque dans l'esprit de certains chrétiens.
Il est des faits qui mettent en lumière les désolantes
conséquences du mépris philosophique et religieux en
matière de charité. N'est-ce p;is ce mépris qui explique
les haines momentanées dont a souffert la fin du
xi\' siècle ? S'il est vrai que les agitations sociales sont
toujours proportionnées à l'erreur qui les produit, la
postérité saura le prix des vérités nécessaires en faisant
le compte de ce que le dédain de lune d'elles a coûté à
la génération présente. Connue les cyclones terrestres
que les savants annoncent à l'aspecl des I rouées noires
du soleil, les tempêtes morales qui ébranlent l'huma-
nité onl leur cause dans les trouées métaphysiques, et
les révolutions n'onl pas d'origine plus certaine. Si
donc la raison secrète des divisions qui déchirent la
société n'esl autre que la méconnaissance d'une dog-
matique fondamentale, nous pouvons en dégager une
première conclusion : la démocratie ne saurai! se passer
de formules précises relatives à la charité divine,
puisque la fraternité qui est l'honneur de l'idée démo-
J Premiire Epître de saint Pmil aux Corinthiens. Chap. \m.
\ erset ô.
VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE IOO
cratiquc a failli sombrer clans la tourmente de l'irré-
ligion.
Cependant, les principes, même dédaignés, conser-
vent une force aecpiise capable de prolonger ses effets.
Que le battant de la cloche frappe le bronze, l'air s'é-
branle, les sonorités se répercutent longtemps après
que le contact a cessé : elles vonl en s'alfaiblissant,
elles finissent par s'éteindre, mais seulement lors-
qu'elles ont épuisé les derniers murmures des loin-
taines vibrations. Ainsi la charité devenue bienfaisance
ou aumône s'exerce en actes successifs dont l'inégale
valeur décroît au fur et à mesure que la débilité humaine
s'éloigne davantage de la puissance divine, et le natura-
lisme, s'emparant aujourd'hui des nations chrétiennes,
n'a pas pu encore dilapider chez elles tout l'héritage
évangélique. Néanmoins la bienfaisance matérielle s'est
trop substituée à la bienfaisance morale, et cette substi-
tution a créé un mal, car elle a renversé l'ordre des pri-
mautés établies en matière de charité. Ceci est un acci-
dent. La démocratie en souffre, mais elle n'en saurait
avoir la responsabilité, cpii incombe au naturalisme dont
tous nos contemporains se sont laissé plus ou moins
pénétrer.
Des théories individualistes espèrent se passer de la
charité en rendant chaque individu capable de se suffire
à lui-même. Les collectivistes s!insurgent définitive-
ment contre elle, et prétendent abolir même la bienfai-
sance matérielle en réalisant l'égalité de possession. En
matière économique ces conceptions sociales croient
pouvoir supprimer la charité, soit par la libre concur-
l56 VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE
rence individualiste dont M. Alfred Fouillée a dénoncé
la notoire immoralité, soit par la communauté des
biens collectiviste qui, selon cet écrivain profond,
serait le résultat logique de la libre concurrence.
Dans la magistrale étude qu'il a publiée sous ce
titre : La justice sociale 1 , l'éminent penseur a, sur
ce point, noblement vengé la France, trop calom-
niée dans le monde. Il a indiqué que, dans le tra-
gique débat des thèses sociales, c'est la France
qui joue le grand rôle de justice et de raison, parce
qu'elle est également réfractairc, en matière écono-
mique, aux duretés de l'individualisme et aux tyran-
nies du collectivisme. En rendant à la France l'hom-
mage qui lui revient, en montrant qu'elle a conçu un
idéal très élevé de justice sociale, seul digne de
l'homme, M. Fouillée a fourni un argument de haute
portée. On peut s'en emparer pour observer que, sous
l'empire des différentes notions dogmatiques ou phi-
losophiques, les questions sociales ont évolué chez les
chrétiens et chez les libres penseurs. Dans l'Angleterre
protestante et sincèrement religieuse, dans l'Allemagne
libre penseuse en dépit de l'exemple impérial et des
prescriptions officielles, les systèmes individualiste et
collectiviste, lesquels d'après M. Fouillée n'en feraient
qu'un, fixé à des degrés divers, se sont développés en
raison des atteintes portées à la croyance. En Angle-
terre, le dogme est respecté, en Allemagne, on l'attaque.
Quelques rares que soient, en France, les personnes
1 Revue des Deux-Mondes. I e * .Mars 1899.
VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE IDJ
sérieusement attentives au mouvement religieux exté-
rieur, surtout au delà du Rhin, on sait cependant que
le protestantisme anglais incline vers un retour à la foi
catholique et que le protestantisme allemand tend à se
dégager au contraire du dogme et en particulier de la
théologie. Le hel ouvrage de M. Thureau-Dangin sur
La Renaissance catholique en Angleterre au XIX e
siècle ', dont le premier volume paru vient d'avoir un
si grand succès, est singulièrement instructif. Quant à
ce qui regarde l'Allemagne, tout le monde connaît le
livre très documenté de M. Georges Goyau -. M me Ar-
vèdeBarine 3 appelait récemment l'attention sur une
conférence de M. Adolf Harnack, depuis publiée en bro-
chure et traduite aussitôt en anglais. Ce professeur
célèbre, connu en Allemagne par ses travaux d'histoire
religieuse, pousse un grand cri d'alarme. Il s'afflige
d'avoir maintes fois rencontré dans des discours ou des
écrits l'opinion que la théologie est de nulle impor-
tance : « Ses compatriotes, rapporte M"'" Arvède Barine,
« en sont à maudire au fond de leur cœur les profes-
« seurs de théologie qui leur paraissent « superflus et
« décourageants ». Un peu plus, on les traiterait de
« malfaiteurs, et cela dans les cercles religieux. —
« On nous dit, poursuit M. Adolf Harnack, que la
i La Renaissance catholique en Angleterre au xix c ' siècle, i 1 '-' par-
tir, Newman et le mouvement d'Oxford. Chez Pion et Nourrit
1899.
* L'Allemagne religieuse par M. Georges Goyau. Chez Perrin.
3 Feuilleton du Journal des Débats. 5, juillet 1899. L'Avenir
du Protestantisme.
l5S VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE
« théologie va être remplacée parmi christianisme non
« dogmatique, ou par un système philanthrophiqUe, ou
« par quelque chose qu'on ne connaît pas encore. Il
« parait que la théologie ne peut plus rien pour nous,
« qu'elle ne l'ait plus que nous gêner pour la vive cons-
« cience des forces de la religion. C'est une conviction
« arrêtée, que je pourrais, je crois, relever tout aussi
u souvent dans les pages de nos journaux religieux
« que dans les vigoureux sermons ou les sérieuses
« exhortations de nos prédicateurs populaires ou de
« nos philosophes religieux. »
Dans la France, si longtemps catholique, le levain
d'une dogmatique intégrale n'est point encore éliminé
malgré les efforts des ennemis de la religion. Le tempé-
rament acquis offre chez nous de grandes résistances aux
-\ -truies excessifs qui s'y heurtent à des aspirations plus
généreuses et à un sentiment plus vrai des droits de la
liberté. Les rapports qui unissent la dogmatique aux
systèmes sociaux sont indéniables. Les collectivistes,
entièrement dégagés de toute religion, rêvent l'aboli-
tion radicale de la charité par la suppression de la
propriété personnelle. C'est logique et catégorique
autant que chimérique. Chez les individualistes pro-
testants les influences agissantes de l'Evangile conser-
vent l'exercice de la bienfaisance. Par une contradiction
d'ailleurs assez fréquente chez les peuples actifs, l'op-
position des systèmes économiques et des croyances reli-
gieuses toujours ferventes laisse fleurir la charité. Dès
lors, chez les Anglo-Saxons la générosité des citoyens,
supérieure à l'égoïsme national, s'ingénie à entretenir
VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATES I,)Q
pour tous les besoins des œuvres admirables. Quoi qu'il
en soit, ce qui nous intéresse, c'est de constater que les
systèmes économiques en honneur dans les nations
individualistes, pas plus que les chimères collectivistes,
heureusement encore non expérimentées, n'ont aucun
lien originel et nécessaire avec le régime démocratique.
En ce qui concerne les collectivistes, la discussion est
oiseuse, d'abord parce que leurs théories ne trouvent
d'application dans aucun pays ; en second lieu parce
qu'elles n'ont aucun rapport direct avec le régime
démocratique, — attendu que c'est surtout dans l'Alle-
magne monarchique, presque féodale, que leurs apôtres
cherchent des prosélytes, — et si le collectivisme par-
vient çà et là en France à l'aire écouter ses formules ta-
pageuses, c'est à la faveur de l'anarchie des idées et des
agitations politiques. Quant à l'individualisme, il est né
et s'est développé au pays le plus aristocratique du
monde, en Angleterre. De l'Angleterre il est passé en
Amérique, transmis par le sang de la race, et là s'est
bientôt mêlé à la démocratie, mais il n'en est pas issu ;
de plus il est à remarquer que l'esprit démocratique,
lorsqu'il est profondément chrétien comme aux Etals-
Unis, exerce une influence heureuse sur les tendances
individualistes. Les entreprises de la charité privée,
bien autrement a astes et puissantes en Amérique qu'en
Angleterre, en témoignent éloquemment. Nous esti-
mons d'ailleurs que, si l'individualisme, dont on
médit trop en France, y était mieux expliqué, mieux
compris, et pratiqué sous l'action catholique qui
lui manque ailleurs, il y serait singulièrement rehaussé
l60 VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE
et v ferait un grand bien ; car, outre que le dé-
veloppement de toute la personnalité humaine, voulu
des individualistes, contribue au progrès social, s'il s'ac-
complissait sainement — c'est-à-dire sans faillir à la
mission supérieure dont trop souvent l'individualiste
ne se doute pas et qui est de concourir au bien général,
— l'individualisme serait encore en harmonie com-
plète avec l'Evangile et le dogme. Quand le Christ
nous dit : « Soyez parfaits comme votre Père céleste
est parfait, » ne prononce-t-il pas un magnifique appel
au développement de la personnalité humaine ? Et la
doctrine du salut, n'est-clle pas absolument individua-
liste ? Elle l'est, certes ; seulement le salut individuel
ne s'opère que par le sacrifice, et c'est une grande leçon,
un sublime exemple que donne aux hommes l'indivi-
dualisme des Saints, cette élite qui pousse le développe-
ment de la personnalité supérieure jusqu'à ses ultimes
puissances pour en consacrer le don généreux à Dieu
et aux hommes.
Si d'autre part le sentiment de la charité s'affecte
chez certains chrétiens de l'effort de la philanthro-
pie et des modifications économiques qui ont changé
les formes de la bienfaisance, ce n'est pas non plus ici
au régime démocratique qu'en toute bonne foi il faut
s'en prendre. On ne s'explique d'ailleurs pas le trouble
des esprits en ces matières. Nous ne voyons pas bien
ce qn'il y aurait à redouter de l'action philanthropique
ou de l'évolution des procédés de la bienfaisance.
Dans le tourbillon des idées en mouvement, la phi-
lanthropie et la charité se livrent un assaut déraison-
VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE l6l
nable. Ce n'est pas quand la philanthropie multiplie
ses services et assiste la charité de son large concours,
affirmant ainsi son origine évangélique, qu'il convient
de lui marchander le respect, la louange même. La
philanthropie et la charité ont chacune leur terrain
propre. La philanthropie ne fait du mal à la charité
que lorsque les chrétiens, au lieu de l'utiliser dans son
domaine spécial, subissent la contagion de son exemple,
désertent leur domaine particulier et détournent ainsi,
au profit de la philanthropie, les ressources qu'ils de-
vaient réserver à la haute charité. Cette faute est encore
une maladresse. Si d'aventure les chrétiens imitent la
philanthropie que d'ailleurs ils critiquent, ils ne par-
viennent pas toujours à l'égaler en tout, car leurs
œuvres de bienfaisance, d'existence très ancienne,
gênées par un traditionnalisme invétéré, ne peuvent
pas user à leur gré des moyens nouveaux qui fécondent
les œuvres philanthropiques d'organisation récente, tout
à fait libres de les employer, et qui disposent, en outre,
des appuis nationaux et officiels. Tandis que, par la
multiplicité de ses créations, la philanthropie laisse pré-
cisément des loisirs et des économies budgétaires à la
haute charité, celle-ci n'a qu'à retenir ces avantages
pour ses œuvres confessionnelles qui sont impéris-
sables, qui demeurent son monopole glorieux et qui
restent, plus que jamais, nécessaires à une époque où la
neutralité irréligieuse prive la haute charité de tous les
concours publics en faveur du don suprême, en
faveur du don de la vérité.
Une veuve riche et pieuse qui habite seule un chà-
IÔ2 VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE
teau situé au centre d'un village prospère, me disait
un jour, en soupirant :
« La vie n'est pas intéressante aujourd'hui ; il n'y
« a plus de pauvres, on ne peut plus faire la c.ha-
« rite. »
Cette excellente personne exprimait une idée assez
répandue en province, très déprimante, très nuisible,
car il n'y a rien de plus funeste que les conflits, même
imaginaires, entre les idées et les faits. La charité ne
saurait périr sous l'action du progrès matériel : elle se
transforme, elle s'élève.
« Quand je compare mon existence à celle de mes
« aïeules, disait cette femme émue, je me sens inutile et
« je constate que mes services n'ont plus d'emploi. »
Elle me montrait par la fenêtre ouverte devant nous
des maisons solides et bien bâties groupées autour de
sa demeure :
« Il y a cinquante ans tout ce que vous voyez là
« n'existait pas. Quelques masures, entre le château et
« l'église, rasaient le sol sous leurs toits de chaume ;
a il n'y avait dans le hameau ni médecin, ni pharma-
« cien, ni magasins. Nos grand'mères alors soignaient
« les malades, préparaient les médicaments, faisaient
« les vêtements. C'était la belle époque de la charité !
« Aujourd'hui tout est changé. Il y a ici, à ma porte, un
(( docteur fort instruit, plus loin un pharmacien diplômé
« et là, sur la place publique, un grand bazard où la
« confection vendu vil prix des produits manufacturés.
« Les tailler, les coudre serait assurément plus coû-
te teux que de les acheter. Qu'ai-je à faire? Puis-je dé-
VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE l63
« penser au profit de mon entourage un dévouement
« qui est sans objet ? »
Etranges lamentations ! Les conditions de la vie
meilleure pour tous ne sauraient décevoir les âmes cha-
ritables. Les idées delà bonne dame ne sont pas, hélas !
exceptionnelles en province. Elles ont franchi les murs
du château. Elles ont gagné, de prie-Dieu à prie-Dieu,
les notables zélatrices des œuvres, qui n'oublient qu'une
chose, c'est de se demander si les modifications éco-
nomiques entraînées par le progrès social n'ont pas
changé les formes et les moyens de la bienfaisance.
L'obstination à vouloir bêcher toujours le même carré
de terre avec la même vieille pioche, explique l'atonie
de certaines œuvres paroissiales à la fin du xix e siècle.
Et cependant on accuse aveuglément le régime démo-
cratique, qui n'est point en cause et n'a rien à voir
dans les échecs déplorés. La démocratie s'oppose-t-elle
à ce qu'on descende sur le forum, à ce qu'on entre au
foyer domestique des ouvriers, à ce qu'on redresse les
esprils faussés, à ce qu'on cultive tant d'intelligences
ouvertes, à ce qu'on substitue aux plaisirs bas des dé-
lassements nobles, enfin à ce qu'on guide les cons-
ciences dévoyées ?
« La charité est passée de mode, continuait mon in-
« terlocutrice ; ou bien on en a fait un luxe inabordable.
« Les millionnaires seuls peuvent la pratiquer. Ils ont à
« fournir le budget de l'enseignement libre ; c'est à coups
« de chèques qu'on le couvre et les dons en argent,
« modestes ou considérables, se font d'un geste ou
« d'un trait de plume. Cela ne remplit pas la vie quo-
1 64 VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE
« tidienne. En province elle reste vide, inoccupée, sans
« but... »
Qu'est-ce à dire, sinon que dans les petits centres,
les villages, les campagnes, là même où l'on a de la
bonne volonté, du temps et aussi un aliment à l'exercice
de la charité supérieure, on ne voit pas le but à atteindre
ni les moyens à employer ? Sans vouloir contrister les
bonnes âmes qui tricotent pieusement des bas ou qui
pieusement confectionnent des chemises, — ceci leur
est un grand mérite puisque Dieu regarde surtout l'in-
tention et ici l'intention est parfaite. — on peut ob-
server que l'actualité réclame autre chose ; et c'est ce
qu'il est à propos de répondre aux plaintes de la châte-
laine découragée. Parce qu'on ne se bat plus à la lance
dans les croisades d'aujourd'hui et de demain, parce
qu'il y faut l'arsenal d'une artillerie puissante mais avant
tout intellectuelle, et parce que c'est aux chrétiens qu'il
appartient de forger cette artillerie et d'en apprendre
aux troupes de l'avenir le savant maniement, est-ce une
raison de croire que la charité n'a plus qu'à dé-
sarmer ?
Oui, la charité réclame les œuvres intellectuelles
chrétiennes; et certes les mérites n'y perdront rien, car
les oeuvres intellectuelles sont beaucoup plus pénibles
que les œuvres matérielles. C'est peut-être ce qui les
discrédite. On les tente néanmoins, elles naissent et
prospèrent à Paris ; mais chacun sait les difficultés
qu'elles rencontrent en province. Quand on a essayé
d'établir les œuvres si intéressantes des catéchismes
pour les enfants de l'école laïque, on a eu grand'peine
VERTUS CHRÉTIENNES ET DEMOCRATIE l65
à recruter les dames monitrices, même dans les villes
où le zèle ne manque pas, puisque toute la société y
collabore avec empressement aux diverses œuvres de
couture, pour les vestiaires des pauvres, pour l'habille-
ment des enfants de la première communion, pour
l'entretien ou la confection des ornements d'église,
pour les travaux des missions etc. etc. On cite des pa-
roisses où les jeunes filles sollicitées, — et l'on s'adressait
aux plus pieuses, — ont déclaré que la culture intel-
lectuelle les rebutait, qu'elles ne voulaient pas en-
seigner, que pour enseigner d'ailleurs il faut savoir et
qu'elles ne se sentaient pas le courage d'apprendre.
Voilà la preuve que l'apostolat intellectuel demande
des dévouements supérieurs et que par conséquent les
besoins de la démocratie, loin de mettre la charité en
décroissance, la grandissent, l'élèvent, l'appellent
toujours plus haut.
L'oeuvre pie de la charité dans la France entière, aux
champs, au bourg, à la ville, — c'est de travailler à
l'éducation sociale !
IV
S'il est vrai que la trop générale incompréhension
de la démocratie soit préjudiciable à l'harmonie du
progrès social, l'observateur attentif aux phénomènes
actuels fait œuvre utile lorsqu'il essaye de dissiper les
ombres qui obscurcissent une des idées directrices de
la civilisation contemporaine. Il est d'autant plus libre,
que son sujet l'élève au-dessus des querelles politiques.
C'est ici le cas. Les matières dont nous avons traité
échappent en effet aux discussions des partis, puisque
les prétendants au sceptre royal ou impérial eux-mêmes
adhèrent à l'idée démocratique, inspiratrice de tous les
gouvernements modernes.
Nous espérons avoir montré que le régime démocra-
tique, loin d'être incompatible avec les plus austères
vertus, tend au contraire à les imposer à tous. Le ma-
gnifique accord qui existe entre les préceptes évangé-
liques et les besoins de la démocratie ne peut que
réjouir les chrétiens. La démocratie ne leur demande
pas de déchirer la glorieuse bannière où sont inscrits
ces mots sacrés. Humilité, Mortification, Charité ;
elle les invite à la tenir plus ferme, à la porter plus haut
dans la guerre permanente contre l'orgueil, contre la
volupté, contre l'égoïsme !
CHAPITRE IV
LE PROGRÈS DANS LES CONGRÉGATIONS
ENSEIGNANTES
Si nous accédons à une époque où l'étude analy-
tique des grandes œuvres de l'esprit humain ne peut
pas se faire sans danger à cause de la philosophie
erronée qui inspire un très grand nombre d'écrivains et
de penseurs ; si d'autre part l'étude analytique est l'un
des plus puissants moyens d'éducation quand on
l'emploie à la lumière des principes vrais, — il faut
des maîtresses qui inculquent profondément ces vrais
principes à la jeunesse par l'enseignement positif, ainsi
que nous l'avons longuement expliqué dans un pré-
cédent ouvrage ' , et qui, en même temps, habituent
leurs élèves à tenir en main le flambeau directeur de
l'esprit, que la libre pensée a cru devoir éteindre en
bannissant de son programme scolaire le christianisme.
1 Nouvelle éducation de la Jemme dans les classes cultivées, par
la Vicomtesse d'Adhémar. i volume, chez Perrin.
i68
LE PROGRES
J'entends par là que la raison humaine, fière de sa
fdiation glorieuse et toujours appuyée sur la raison
divine dont elle procède, doit s'exercer par un jugement
conscient et fort, capable de discerner en tous ordres
l'erreur et la vérité. La neutralité, qui est l'infécon-
dation voulue de l'esprit, fait aux catholiques la partie
belle ; elle leur abandonne la haute culture des germes
de la vie, elle les rend seuls maîtres des études ana-
lytiques profondes et développées allant de l'examen
des principes à l'examen des conséquences, reliant les
faits aux idées, les idées à la vérité que personne n'est
libre de dédaigner parce qu'elle émane de Dieu dont
nous sommes tous les créatures dépendantes. Non
seulement l'enseignement éducatif appartient de droit
au christianisme, mais les vastes programmes aban-
donnés jusqu'à nouvel ordre par l'enseignement officiel
n'ont de refuge que chez les catholiques.
Les maîtres de l'Université ne s'y trompent pas. Le
désarroi de la pensée contemporaine leur arrache des
aveux significatifs, et dans la fameuse querelle des
études classiques les défenseurs du grec et du latin,
qui veulent faire étudier le siècle de Périclès et le siècle
d'Auguste parce qu'on ne peut pas analyser le siècle
de Louis XIV, s'abandonnent parfois à d'instructives
réflexions :
« Pour que le professeur donne un enseignement
« iort, efficace, dit M. René Doumic, il faut qu'il se
« sente libre, maître de tout dire, de pousser ses idées
a jusqu'au bout, de livrer le fond de sa pensée. Cette
« liberté, il peut l'avoir avec les textes antiques, il ne
DANS LES CONGRÉGATIONS ENSEIGNANTES IÔQ
( l'a pas avec les textes français eux-mêmes. C'est ce
qui a été excellemment mis en lumière dans ce
passage de la déposition de M. Brunetière : — « Les
textes qui servent de base à l'enseignement classique
étant en général antérieurs au christianisme ont ce
grand avantage de n'être pas confessionnels... Il est
très difficile à un professeur impartial, mais qui
pourtant a ses idées, ses convictions à lui, d'expliquer
un peu à fond les Lettres provinciales. Il lui est
( encore très difficile de parler avec liberté deV Histoire
< des Variations, très difficile également d'expliquer
( les textes de Voltaire, de Diderot, ou même la Pro-
cession du Vicaire Savoyard. Vous mettez ce pro-
( fesseur dans une situation gênante ; il est exposé à
< chaque instant à faire appel aux passions qui com-
( mencent à se faire jour chez les élèves, ou à donner
< un enseignement qui blessera les familles. » — Les
( auteurs allemands et anglais offrent les mêmes diffi-
< cultes. Ils en offrent d'autres encore. Admirons-les
( donc, lisons-les, pratiquons-les plus que nous n'avons
' fait jusqu'ici; mais ne fondons pas sur eux notre
( enseignement. Renoncer à la tradition universitaire
telle qu'elle s'est d'elle-même établie, serait fausser
( l'esprit de l'Université, y faire souffler tous les vents
de la dispute, et, en ouvrant les portes du lycée aux
bruits de la mêlée contemporaine, y ruiner jusqu'à
la possibilité d'une éducation 1 . »
1 Revue des Deux-Mondes du i5 août 1899. — L'éducation
nationale dans l'Université, par René Doumic.
I7O LE PROGRÈS
Soit. Que l'Université garde sa tradition, c'est-à-dire
qu'elle reste « en dehors de la mêlée contemporaine ».
puisqu'on ne peut aborder au lycée les idées qui pas-
sionnent la société moderne sans « y ruiner jusqu'à
la possibilité d'une éducation». — Je ne discute pas
les intérêts et les pouvoirs du lycée. Je constate que
les universitaires eux-mêmes nous en montrent les
bornes étroites, et je crie aux éducatrices religieuses de
nos fdles : vous seules pouvez passer outre ! Passez-donc ;
l'enseignement supérieur vous appartient. Donnez-le
donc. Faites l'étude classique du xvn" siècle avec
Bossuet, avec Fénelon, avec Pascal, avec les beaux
génies philosophiques qui sont une des plus grandes
gloires de la France et que vous avez seules, paraît-il,
le droit de connaître et d'aimer. Du xvn siècle passez
au suivanl ; traversez vile sa forêt d'arbres secs où. çà
et là, quelque sève empruntée anime encore quelques
rameaux vcrls. Entiez enfin à pleines voiles dans les
grandes eaux îles temps présents ; vous les explorerez
sans crainte, avec le Christ à la barre ; vous êtes là
dans le domaine propre à l'enseignement supérieur !
Les grandes lectures raisonnées rcslenl actuellement
le monopole de l'éducation chrétienne, et voilà ce qui
assure encore de beaux jours aux institutions catholiques,
pourvu que, sans larder, elles s'adaptent aux nouveaux
besoins. La chose est réalisable sous trois conditions :
il faut accomplir les modifications pratiques que réclame
le déplacement des idées et des mœurs ; il faut élever
selon les exigences requises l'élément démocratique ;
il faut accepter la personnalité de la femme telle que le
DANS LES CONGREGATIONS ENSEIGNANTES I7I
veut l'état présent de la société et la former chré-
tiennement en vue de sa mission actuelle. Ces trois
conditions remplies établiront entre les congrégations
enseignantes et le progrès, des rapports susceptibles
de diriger sainement le progrès vers le but moral dont
tant d'influences adverses s'acharnent à le faire
dévier.
Lorsque M me Marie du Sacré-Cœur a voulu restau-
rer l'enseignement congréganisle, l'opposition faite à
sa tentative s'est affolée sous l'action de pressentiments
instinctifs d'autant plus effrayants qu'ils étaient moins
définis. Les modifications d'ordre pratique se dressèrent
en une masse confuse ; on crut à une bombe prête à
faire sauter la maison ! Les besoins normaux de la dé-
mocratie furent confondus a\ec les pires exigences ré-
volutionnaires. Enfin la personnalité de la femme, telle
que la veulent les temps présents, apparut à beaucoup
de congrégations surprises comme un monstre dont
l'horreur les hypnotisa. Saisies par l'effroi, à travers
des larmes et des regrets elles crurent voir la femme
chrétienne ensevelie sous ces ruines et remplacée ici-
bas par l'orgueilleuse virago ou la sotte pécore dont
nous serions, en effet, menacés, si la personnalité de
la femme contemporaine était décidément formée par la
neutralité officielle. Il faut se ressaisir ! Avec du sang-
froid on observe que les modifications d'ordre pratique,
loin d'atteindre l'essentiel, touchent seulement à l'ac-
cessoire ; que la mise au point des systèmes d'édu-
cation et des mœurs favorise l'épanouissement des
principes immuables, et qu'enfin la religion tant atta-
I~2 LE PROGRES
quée, tant calomniée, tant menacée, tant méprisée, re-
trouvera dans la femme contemporaine catholique un
champion qui pourrait bien lui manquer de plus en
plus, si les éducatrices dédaignaient les leçons du
temps.
Les couvents se sont effrayés du trouble qu'amène-
raient dans leurs habitudes séculaires les modifications
requises par les nécessités du temps ; et voilà la princi-
pale cause de la résistance que quelques-uns d'entre
eux ont opposée au mouvement rénovateur. Il est à
propos de leur faire observer que ces modifications ne
portent pas sur les principes fondamentaux ; elles ne
touchent, répétons-le, qu'à l'accessoire.
Les couvents ne sauraient éterniser tous les usages
qui remontent à leur fondation. Pourquoi s'entêteraient-
ils ? Il est évident qu'ils peuvent s'harmoniser avec les
temps sans trahir l'idée qui les a créés et ne doit pas
cesser de les animer. Une distinction très simple,
quoique très importante, fera la lumière et mettra fin au
malaise. Il faut distinguer entre l'immuable et le chan-
geant ; il faut faire au profit des filles ce que l'on a fait
au profit des garçons. Les Religieux éducateurs ont
bien été obligés d'accepter les habitudes publiques ; les
Religieuses éducatrices céderont au même courant et
elles auraient grand intérêt à les imiter dans la mesure
nécessaire. Elles l'auraient fait depuis longtemps
d'ailleurs, n'en doutons pas, si des forces adverses
I j4 1-E PROGRÈS
puissantes, ennemies de la personnalité de la femme,
ne s'étaient conjurées pour les retenir. On dit que nous
ne sommes pas bien éloignés de l'heure où les Supé-
rieures générales, obligées de soustraire à la stérilité des
Ordres doués d'une fécondité virtuelle, rédigeront et
présenteront à Rome les « cahiers des réformes » qu'on
y attend, paraît-il. Cela n'aurait rien de bien étonnant.
Conçus et rédigés pour rajeunir les usages monastiques
et les articles du règlement qui seraient incompatibles
avec notre ('[toque, ces cahiers des réformes atteste-
raient hautement la vitalité des institutions. Que prou-
veraient-ils, sinon qu'après trois, quatre, cinq siècles
d'immutabilité la mise au point devient urgente i> N'est-
il pas beau d'avoir construit, il y a cinq cents ans, des
édi lices assez puissants pour être indestructibles, et
n'est-il pas vrai que les monuments les plus anciens,
ceux qui ont résisté au temps, aux assauts, sont encore
ceux qui se prêtent aux aménagements modernes ?
Qu'on ne croie pas que la nécessité de la mise au point
ne soit pas ressentie intra-muros. Il pénètre sous les
voûtes du cloître quelques souffles de cette atmosphère
extérieure indispensable à l'aération vitale; la vocation
de la charité et de la piété s'en vivifie. La femme est
entraînée dans l'évolution sociale. Quand les couvents
le comprendront, ils reprendront une puissance dont
les œuvres étonneront le monde.
L'immutabilité des usages monastiques s'est çà et
là conservée de toutes pièces. Inspirées par une fausse
notion du respect qui est dû aux saints fonda-
teurs d'Ordres, les antiques familles religieuses ont
DANS LES CONGREGATIONS ENSEIGNANTES iyO
longtemps confondu le changeant avec l'immuable.
M. Carra de Vaux en a fait la juste remarque en par-
lant de l'Ordre de Saint-François, dans un dialogue
pittoresque mais grave par le sujet qu'il traite, et qui a
paru dans la Revue de l'Institut catholique de Paris :
(( Que si cet Ordre, dit-il. au moins en France, ne se
« développe pas davantage et n'a pas de plus grands -
« succès, cela tient à des difficultés surtout extérieures. .
« Par suite de l'élévation progressive du bien-être dans
« les masses et des transformations survenues en con—
« séquence dans le mode de vie et de vêtement des
« pauvres, le Franciscain, demeuré dans la fixité de sa
« règle, se trouve aujourd'hui très dissemblable, par
« les apparences extérieures, de ces ouvriers, de ces
« humbles, de ces gueux, auxquels tout d'abord il res-
« semblait si fort. Le contraste produit par le costume
« franciscain mis en regard de tous les costumes mo-
« dernes, est si intense, qu'il faut, pour soutenir ce con-
« traste, autant de courage qu'il en faul dans d'autres
« Ordres pour supporter toutes les rigueurs de la règle.
« En d'autres termes, un Franciscain ne peut plus être
« qu'un héros. Or, un Ordre qui aspire à se répandre
« et à se multiplier ne doit exiger de ses recrues que
« des qualités qui soient elles-mêmes répandues et
« communes, comme la bonté, l'humilité, le dévoue-
« ment, le courage à un certain degré, mais il ne faut
« pas qu'il exige d'elles l'héroïsme qui est un don rare
« et réservé. » Cela est d'autant plus fâcheux que,
d'après cet écrivain : « De tous les Ordres qui existent
« aujourd'hui, celui qui, par son esprit, son attitude et
ïy6 LE PROGRÈS
« ses grâces spéciales parait le mieux répondre aux be-
« soins du peuple, c'est l'Ordre de Saint-François. » —
Il arrive donc un moment où le changeant se dégage de
l'immuable, où le développement de la forme vivante
brise ses moules trop étroits. Tel le mouvement qui
s'opère au sein des congrégations enseignantes. L'his-
toire des grands Ordres et de leurs fondateurs renferme
une haute leçon. Le Saint de génie donne à sa création
une forme perfectible, une forme ascensionnelle, car le
génie tient sa puissance de ses ailes qui ne sauraient
rester repliées. L'inintelligente, l'inerte fidélité, en pré-
tendant immobiliser les institutions qui doivent respirer
la vie pour être capables d'action, comprend bien mal
le culte des ancêtres !
Il y a des Carmélites qui sont obligées de faire fa-
briquer spécialement les tasses dans lesquelles elles
boivent. On les façonnait, au temps de sainte Thérèse,
avec deux anses. Le modèle est introuvable aujourd'hui :
n'importe, il les faut ainsi. — Or l'admirable Sainte,
expiatrice sublime des péchés d'autrui, qu'a-t-elle ins-
titué dans ses monastères, sinon la pénitence par la
mortification et par la pauvreté ? Elle a voulu cela tou-
jours ; elle n'a pas voulu toujours les tasses à deux
anses, et comme elle avait infiniment d'esprit, — n'en
déplaise aux amateurs de la vertu bête, — il est pro-
bable que, reparaissant au milieu de ses filles, elle s'amu-
serait un peu de les voir si appliquées à sauver l'im-
mutabilité des formes dans les ustensiles de ménage.
Est-ce que la sainte pauvreté souffrirait beaucoup si les
réfectoires du Carmel avaient aujourd'hui des tasses
DANS LES CONGRÉGATIONS ENSEIGNANTES 1 77
comme tout le monde en a, très ordinaires bien en-
tendu, les plus communes qu'il se puisse, mais enfin
telles qu'on les achète partout, s«ns avoir recours à une
fabrication exceptionnelle plus coûteuse ? En vertu
d'un décret autorisé, le monastère substituant à la tasse
à deux anses celle à une seule, ferait-il vraiment une
révolution scandaleuse?
La tasse à deux anses, si l'on y réfléchit, a plus de
portée qu'il n'y paraît. Ce simple détail fournit un
exemple significatif des confusions établies entre le
changeant et l'immuable. Des routines pareilles, à la
rigueur admissibles pour les Ordres contemplatifs sépa-
rés du monde, lont aux autres couvents un tort extrême
et notamment aux Ordres enseignants. Il en est, et des
plus aristocratiques, qui, fondés en plein xix e siècle,
se sont imposé l'usage des fourchettes de bois. Or la
viande n'est pas toujours tendre, dans les couvents, et
l'on devine avec quelle gaieté les élèves se représentent
les luttes qui se livrent, au réfectoire privé, entre l'inof-
fensif trident et le classique beefsteack qui se défend
déjà si bien lui-même ! Les grandes vertus de la
vie religieuse gagneraient singulièrement à se déga-
ger des recherches mesquines ; dès qu'on s'y aban-
donne, elles envahissent et étouffent les préoccupations
supérieures. Les Religieuses enseignantes ne peuvent
conserver impunément, même dans leurs habitudes
personnelles, les coutumes surannées : l'anachronisme
qu'elles prétendent soustraire à la curiosité, — et les
mystères tôt ou tard découverts ne valent rien pour la
jeunesse, — choque les élèves, les dispose à regarder
iy8 LE PROGRÈS
leurs maîtresses comme un spécimen des choses an-
tiques, qu'on respecte en souriant, mais qu'on ne sau-
rait prendre en exemple.
On a dit que l'esprit suranné des communautés atta-
chées à l'immutabilité des formes éloigne de la vie
religieuse des postulantes excellentes. D'aucuns yont
même jusqu'à croire que, si l'on secouait les saintes
poussières, on verrait des àmesjeunes, vivantes, apos-
toliques, embrasser la vie religieuse pour le plus grand
bien des couvents où elles exerceraient une influence
rénovatrice. On se plaint qu'il y a quelques non valeurs
très gênantes dans les couvents et qu'elles y sont atti-
rées précisément par l'appât de l'immobilisation
chère aux natures pauvres. Des gens méchants, et il
n'en manque pas de par le monde, auraient encore
insinué que les résistances de certaines religieuses aux
transformations opportunes sont moins naïves qu'elles
n'en ont l'air. D'après ces malveillants, au culte de
l'antique se mêlerait surtout l'amour de la quiétude
paresseuse, le petit bien-être monastique chercherait
sa béatitude dans la stagnation ; et v oilà pourquoi la
suppression de la lasse à deux anses, révolution inouïe,
véritable « américanisme », devient un scandale. Les
roulinistes, peut-être inoffensifs à eux-mêmes, sont
les pires ennemis des couvents. A force d'en rétrécir
l'esprit, ils en éloignent l'élément vital. D'autre part
ceux qui ne comprennent pas la nécessité de faire
ôonfectionner des écuelles préhistoriques pour manger
sa soupe, ne peuvent Aoir sans pitié ces stérilisantes
recherches de la vétille. Voilà pourquoi, dans l'extrême
DANS LES CONGREGATIONS ENSEIGNANTES IyQ
confusion d'opinions superficielles qui est un des mal-
heurs de notre époque, il se rencontre des catholiques
opposés au maintien des couvents. Ne pouvant accep-
ter l'immutabilité inintelligente dont un certain parti
se montre si jaloux, ils proclament, au nom même
des intérêts religieux, la fin prochaine et nécessaire des
couvents, tout comme les libres penseurs déclarent la
fin prochaine de l'Eglise. Les couvents disent les uns,
l'Eglise disent les autres, ont rendu à l'humanité des
services immenses depuis l'ère chrétienne, mais ils ont
fini leur temps. - — Non, les couvents pas plus que
l'Eglise n'ont fini de rendre à la société les services que
le monde attend de l'Eglise et de ses institutions. Les
saintes associations où la virginité trouve de surs asiles
ne peuvent pas mourir, parce qu'elles répondent à des
besoins ainsi qu'à des principes impérissables. Ne peut-
on pas croire que les outrances du struggle for life,
si dures en leur réalisme brutal, décideront les âmes
idéales à fuir les villes de boom ' et à chercher au
cloître une existence tranquille et normale? Les cou-
vents doivent se modifier, non pas dans le principe
qui en a inspiré la fondation, mais dans l'orientation
de l'esprit et la réglementation des usages. 11 faut
regarder vers l'avenir et réadapter au point atteint par
la civilisation ce qui, ayant été approprié au passé, ne
l'est plus au présent : cela tombe sous le sens. Les
supérieures, en observant et en réfléchissant, verront
vite où devrait porter la réforme. Quant aux ordres
1 Paui de Rousiers: I.o vie Américaine. Ranches et fermes.
l8o LE PROGRÈS
et congrégations nés au xix' siècle qui se prévaudraient
de leur jeunesse pour se croire dispensés de tout chan-
gement, ils oublieraient qu'ils ont subi comme leurs
aînés des influences anciennes, attendu qu'elles ont
dominé jusqu'à nos jours. La femme française, à
peine entraînée dans le mouvement social, échappait
hier encore à ces exigences désormais inévitables.
La question des couvents se pose donc ainsi : sont-
ils oui ou non compatibles avec des états sociaux dif-
férents? — C'est l'histoire qui répond. Ne les voit-on
pas fleurir sous l'empire romain, alors que saint Jé-
rôme réunit au mont Aventin les Marcelle, les Paule,
les Eustochie et tant d'autres femmes éminentes du
iv° siècle? N'ont-ils pas résisté aux assauts de la barba-
rie ? N'acquièrent-ils pas un développement magnifique
à l'époque féodale, se féodalisant alors pour s'adapter,
comme plus tard, pour s'adapter encore, ils devaient
s'aristocratiser sous le règne de Louis XIV ? Pourquoi
cette admirable force évolutive ? Serait-elle arrêtée par
l'avènement de la démocratie ? Toutes nos annales
prouvent la vitalité des couvents, car elles attestent
leur permanence à travers les Ages, sous les régimes
politiques et sociaux les plus divers. Cette permanence
a sa cause dans les aspirations les plus profondes
de l'âme humaine. C'est ce qui fait impérissables
les institutions monastiques.
La vie religieuse en communauté répond à un besoin
de l'âme, et ce besoin est incontestablement ressenti
dans cette fin de siècle. Il n'est pas jusqu'au mouve-
ment féministe qui. en essayant de se propager dans
I
DANS LES CONGRÉGATIONS ENSEIGNANTES l8l
les groupes catholiques, pourrait avoir des effets im-
rjrévus et pousserait la femme au couvent, quand les
couvents, réadaptés aux temps modernes, seront, comme
ils le furent primitivement, des foyers apostoliques
expansifs susceptibles d'utiliser les hautes intelligences
et les grands cœurs. Une féministe distinguée nous
disait qu'au fond l'idée de la chasteté et le désir de
l'apostolat séduisent la plupart des féministes honnêtes
et respectables. Nous avons aussi constaté, dans nos
rapports avec des femmes indépendantes et non chré-
tiennes, l'exactitude de ce fait. Il cache quelquefois un
peu de révolte contre la loi naturelle, ou plutôt contre
les excès du naturalisme, mais il confirme que la vir-
ginité est une vocation, qu'il lui faut des refuges, et
que si on savait la protéger elle fournirait à l'action
des forces précieuses. Il se constitue aujourd'hui, parmi
les jeunes filles chrétiennes appartenant à l'Université,
des groupes curieux à observer. Après avoir passépar les
écoles de Sèvres ou de Fontenay, plusieurs d'entre elles
ont conçu le noble dessein de faire de l'enseignement
public un instrument de conquête religieuse. Vérita-
bles apôtres, elles n'ont pas songé à entrer dans les
couvents, parce que les couvents, tels qu'ils existent,
ne leur paraissent pas un terrain d'action assez animé
et assez ouvert. Elles ont rêvé d'un apostolat plus large,
plus expansif, plus fécond, dans les rangs compacts de
notre société déchristianisée. Elles sont admirables, je
les connais, je les vénère. Je les plains aussi, car elles
se heurtent, dans l'exercice de leur sacerdoce doulou-
reux, à un obstacle presque insurmontable, à l'irré-
lS2 LF. PROGRÈS
ductible neutralité officielle. Il n'est point douteux que
les congrégations enseignantes trouveraient, parmi
ces jeunes filles, les meilleures religieuses, et on
peut espérer que quelques-unes d'entre elles seront heu-
reuses de prendre le voile, le jour où les communautés
vouées à l'éducation répondront et se prêteront aux
nécessités contemporaines.
II
Lorsqu'il fut question de foncier une Ecole normale
supérieure pour donner aux religieuses enseignantes
une instruction capable de soutenir la concurrence uni-
versitaire, de toutes parts les adversaires du projet
poussèrent le même cri : « on ne pourrait pas, disaient-
ils, faire vivre ensemble des religieuses appartenant à
des Ordres différents, sans mettre en péril l'esprit par-
ticulier de ebacun. » Cette crainte a été si forte, qu'elle
a servi d'argument principal aux opposants. Les défen-
seurs de l'Ecole normale ont dû se donner une 'peine
infinie pour énumérer toutes les précautions qu'on
prendrait afin d'éviter un si « terrible malheur ». Per-
sonne toutefois n'a posé la question avec toute la sim-
plicité etla sincérité qu'elle comporte.
Mais en quoi consiste exactement l'esprit particulier
de tel ou tel Ordre, et qu'entend-on sauver par là?
Nous ne parlons que des Ordres enseignants bien en-
tendu. On en compte plus de cent : il y aurait donc
cent esprits particuliers ? — C'est beaucoup ! Il faut
reconnaître, il faut affirmer que les institutions reli-
gieuses enseignantes ne souffrent, dans leur esprit,
qu'une seule distinction ; elle dérive de l'esprit aristo-
I 84 LE PROGRÈS
cratique ou de l'esprit démocratique, et c'est tout.
Car enfin, au point de vue doctrinal il ne peut y avoir
d'esprit particulier, puisque l'unité dogmatique est
l'essence même de l'Eglise. Ferait-on consister l'esprit
particulier en quelque préférence de dévotion? Mais
toutes les dévotions ont la même origine et le même
but; elles viennent de Dieu et elles y retournent. On
ne voit guère, entre les Ordres, que nuances, et dans
notre siècle de lumière les nuances pâlissent, dispa-
raissent, comme toutes les teintes effacées qu'on éclaire.
Nous n'avons pour nos fds, en France, que deux
grandes institutions enseignantes de couleurs vérita-
blement tranchées, et que l'on oppose l'une à l'autre;
les Jésuites et les Dominicains. Dans l'ensemble des
autres collèges libres, tenus par des prêtres ou des reli-
gieux, y a-t-il réellement un esprit particulier à chacun ?
Non. Les influences dislinctives pourraient-elles,
d'ailleurs, prévaloir avec la similitude absolue des pro-
grammes d'études qui absorbent toutes les préoccupa-
lions? Malgré les tendances évidentes, à peine sub-
siste-t-il quelque trace des distinctions établies, car elles
résultent de l'esprit plus ou moins ancien ou plus ou
moins moderne, et ce plus ou moins s'atténue là
encore, se trouble, s'altère par la marche inévitable
des idées.
En somme, les distinctions de l'esprit particulier se
réduisent à une seule, entre l'esprit ancien ou aristo-
cratique et l'esprit moderne ou démocratique. On
pouvait préjuger que les grands couvents à tendances
aristocratiques n'auraient pas été exposés au contact
DAIïS LES CONGRÉGATIONS ENSEIGNANTES l85
redouté de l'Ecole normale de Religieuses, si on l'avait
fondée en France. Avec les immenses ressources dont
ils disposent, il leur est loisible, si bon leur semble, de
constituer eux-mêmes leur propre enseignement supé-
rieur, selon leur orientation, et dès lors de conserver à
leur esprit ses sanctuaires, qui dureront tant qu'ils le
pourront, et qui ont une physionomie très caracté-
risée.
Les magnifiques salons de la rue de Varennes ne
conservent-ils pas un aspect essentiellement ancien
régime ? Les principes aristocratiques qui inspirent
cette institution célèbre, pourtant fondée longtemps
après la Révolution par une femme de génie qui fut en
même temps une sainte, s'affirment dans les lignes
architecturales du vieil hôtel de Biron, dans sa déco-
ration intacte aux belles boiseries Louis XV, aux
portes hautes richement sculptées. Les grandes dames
en cornette qui viennent faire leur élégante révérence
et recevoir les visiteuses avec la grâce austère qui a
tant de charme encore dans son anachronisme sédui-
sant, font un tableau exquis en lui-même, et cepen-
dant il y a bien de la confusion à Farrière-plan ! Qu'on
jette un regard sur la liste des jeunes filles somptueu-
sement élevées là. Avec les noms de la plus noble
aristocratie il en est d'autres, et en grand nombre,
qui doivent être bien étonnées d'avoir tabouret en
cette cour. Le Sacré-Cœur est une institution spécia-
lement aristocratique, qui a un caractère propre et un
esprit propre. Elle ne peut pas le perdre sous peine
de compromettre son succès, et il est à remarquer que
l86 LE PROGRÈS
ce caractère a été dénaturé par V mélange dos élèves.
L'évolution moderne, l'adaptation des autres couvents
aux besoins actuels, si elle avait réussi, aurait contribué
à rendre au Sacré-Cœur une homogénéité nécessaire.
Elle l'aurait débarrassé des éléments hétérogènes qui
font disparate aujourd'hui dans ses pensionnats en
s'en emparant, et ainsi eût prolongé l'heureuse appli-
cation des vieux systèmes là où elle est encore lo-
gique. Le Sacré-Cœur demeure une institution privi-
légiée, qui ne peut, convenir qu'à un groupe très
sélectionné. Si une Ecole normale de Religieuses, sur le
modèle de celle qui existe à Bruges, s'était ouverte
dans notre pays, à la voix de la Mère Marie du
Sacré-Cœur, les grands couvents aristocratiques,
en France, loin de rencontrer dans cette institution
une concurrence funeste, en auraient bénéficié indirec-
tement, puisque les vieux systèmes aristocratiques,
actuellement gênés dans leur application, se verrraient
affranchis de leurs embarras. On a beau multiplier
les compromis, établir les rangs bien plus par la for-
tune que par la naissance, la démocratie que l'on veut
éviter avance toujours; elle est entrée avec les élèves
dans les bastilles gardées. Or les institutions éduca-
triecs sont, tout comme les autres, régies par une loi
primordiale en vertu de laquelle l'accord ou le désac-
cord du système avec les sujets devient une cause de
réussite ou de défaite. Cette loi a gouverné les Ordres
religieux dans le passé, ce qui fil leur fortune ; elle les
gouvernera dans l'avenir prochain des réformes réa-
lisées, ce qui rétablira leur crédit. En attendant elle ne
DANS LES CONGRÉGATIONS ENSEIGNANTES l8~
los gouverne plus. Malgré la multiplicité des « esprits
propres », la seule distinction réelle n'est pas encore
nettement maîtresse ; c'est un malheur pour tout le
monde. En effet, les derniers succès des grands cou-
vents aristocratiques aussi bien que leurs échecs s'ex-
pliquent, les uns et les autres, par la fidélité ou la
dérogation à la loi nécessaire d'harmonie entre la
clientèle et l'esprit particulier.
L'esprit aristocratique a-t-il encore une clientèle?
L'harmonie existe-t-ellc quelquefois ? Oui : elle existe
quand le sujet possède également la naissance, la for-
tune et la religion. Quoique très exceptionnelles, ces
conditions réunies se rencontrent. L'éducation aristo-
cratique du couvent, s' exerçant dès lors sur son ter-
rain, donne aujourd'hui comme hier des femmes
véritablement exquises. Là où les familles chrétiennes
aristocratiques et riches ont pu maintenir leur situa-
tion traditionnelle, dans un milieu aussi rare que pri-
vilégié, s'épanouissent des jeunes filles dignes de toutes
les admirations. On saluait naguère, avec un respect
justement mérité, les grands exemples de courage que
la femme aristocratique chrétienne a donnés si géné-
reusement dans la catastrophe du Bazar de la Charité.
En célébrant ces héroïnes, mortes le \ mai 1S97, l'en-
thousiasme public rendait un nouvel hommage au
passé dont ces saintes femmes renouvelaient les gloires :
« Mesdames », — s'écriait à ce sujet un écrivain
distingué, dans un transport bien naturel, — « Mes-
« dames, conservez-nous la vieille éducation, soyez
«arriérées,.. » Soit. Mais les partisans de la vieille
l88 LE PROGRÈS
éducation, qui ne convient qu'à une rare élite et plus
du tout à la masse, ne peuvent trouver mauvais que
les promoteurs d'une éducation plus moderne se pré-
occupent à leur tour de répondre à des besoins géné-
raux. \ a-t-il d'ailleurs actuellement beaucoup de
milieux compatibles avec l'éducation « arriérée », et
ces milieux, déjà si peu denses, là où ils subsistent, ne
s'éclaircissent-ils pas avec une extraordinaire rapidité ?
Considérons de plus près ces jeunes fdles aristocra-
tiques dont la personnalité charmante, quand elle se
rencontre, garde parmi nous tant de séduction. Il
suffit de les replacer dans leur cadre pour com-
prendre qu'il serait fou de généraliser plus longtemps
les règles tout à fait exceptionnelles qui peuvent
encore, çà et là. convenir à quelques-unes d'entre elles.
— Prenons, par exemple, le chapitre de la piété et
celui des distractions. En ces matières, les idées, même
dans les couvents de fondation récente, n'ont pas été
modifiées. Elles paraissent aujourd'hui d'autant plus
surannées qu'elles ont plus que leur Age. En vertu
peut-être de l'immobilisation des intérêts de la femme,
les congrégations qui datent de ce siècle J sont encore
1 D'après des recherches laites dans le curieux et savant ou-
vrage publié on i865 par M. l'abbé Maillaguct sous le titre :
Le miroir (1rs Ordres et Instituts religieux île France, 55 congré-
gations nouvelles adonnées à renseignement des jeunes fdles ont
été fondées en France depuis le commencement du siècle jusqu'en
i805. 11 est à remarquer que d'autres congrégations enseignantes
se sont formées depuis la publication de ce livre documentaire et
que la plupart des Ordres hospitaliers ont des écoles.
(Note de l'auteur.)
DANS LES CONGRÉGATIONS ENSEIGNANTES 189
imitées de l'ancien régime. Les pratiques religieuses y
sont accumulées, les distractions publiques con-
damnées, défendues. Pourquoi ? Parce que la vie de
nos grand'mères, telle qu'elle s'est maintenue avant
le changement profond des mœurs, était restée casa-
nière et recluse. Nous n'avons pas à décider si ce fut
un bien ou un mal; il suffit d'observer que les femmes,
nobles ou bourgeoises, à Paris ou en province, à la
ville ou à la campagne, passaient leurs jours entre
l'église et le foyer. La piété et la retraite monastiques
dont elles contractaient l'habitude au couvent et dont
on leur prêchait la continuation dans le monde, s'ac-
cordaient à merveille avec l'existence sédentaire et fermée
qu'elles y menaient. Mais quelle différence entre la
vie de nos grand'mères et celle de nos filles ! Ainsi
que l'observait très judicieusement Tocqueville : « dans
les sociétés démocratiques, la piété n'a pas les mêmes
formes que dans les sociétés aristocratiques », et ainsi
que l'a dit après lui le comte de Chabrol : « le nouveau
caractère de la piété, loin de nuire à la haute sainteté,
ne cherche qu'à la répandre, et il y réussit parce qu'il
s'harmonise avec les temps » . Sur le chapitre de la
piété, les éducatrices déconcertées se prennent parfois à
comparer les résultats d'hier avec ceux d'aujourd'hui,
dont partout on se plaint. — Comment se fait-il, dit-
on, que des principes d'éducation religieuse iden-
tiques donnent, à un demi-siècle d'intervalle, des
(mils si différents ? La nature humaine ne varie pas, la
force de la grâce non plus. Pourquoi, avec les mêmes
ennemis à combattre et avec les mêmes moyens em-
1Q0 LE PROGRES
ployés pour les vaincre, échoue-t-on souvent là où l'on
réussissait presque toujours ? — La cause en est très
simple. On réussissait autrefois parce que les habitudes
de piété correspondaient à l'état social du temps, lequel
se prêtait à leur application. Contractées au pensionnat,
les habitudes prises se conlinuaient tout naturellement
à la maison. Maintenant les jeunes femmes ne le
peuvent pas : alors c'est la déroute. L'éducation sou-
cieuse de conserver à la foi et à la vertu les généra-
tions prochaines, ne doit plus imposer à tout le monde
comme règle de toute la vie les habitudes monastiques
dont nous avons dit la puissance d'attrait si bienfai-
sante à l'enfance, mais qui ne sauraient rester une
obligation. C'est presque forcer la jeune femme à ne
pas persévérer, puisqu'on lui demande une persévé-
rance irréalisable.
Si de la piété on passe aux distractions, il est facile
de voir qu'ici encore les préceptes aristocratiques ne
conviennent pas à toutes les situations. Tandis que
dans certains centres familiaux il est loisible de pros-
crire les divertissements publics sans risquer de ré-
volter les aspirations aux plaisirs légitimes, res-
treindre chacun aux seules récréations privées c'est ou-
blier la diversité des existences. Voici par exemple telle
jeune fille, fière de n'avoir jamais pénétré dans une salle
de spectacle, pas même à l'Opéra où sa mère proteste
avec orgueil ne devoir jamais la conduire. Sans exami-
ner s'il n'y aurait pas utilité à former le jugement de la
jeunesse en lui entr'ouvrant un peu la vie moderne,
pour lui apprendre à discerner ce qui est licite ou illi-
DANS LES CONGREG.VTIONS ENSEIGNANTES I9I
cite, sans se demander si la prohibition excessive
n'amènera pas, après le mariage, une de ces réactions
redoutables qui attirent les honnêtes femmes dans des
lieux où elles ne devraient point paraître, l'analyse des
distractions permises ou défendues montre qu'il est ma-
laisé d'appliquer des préceptes directeurs uniformes à
des existences très différentes. Comment refuser équita-
blement toute espèce de plaisirs publics, alors qu'il y a
des privilégiées qui les trouvent sous une forme privée ?
Au sein même de la famille, chez des amis, les artistes
célèbres viennent se faire applaudir par les douairières
les plus rigides et par les jeunes fdles les plus sévère-
ment élevées. On se passe alors fort bien du théâtre.
Quand l'Opéra ou la Comédie française se rendent
à domicile, pas n'est besoin d'aller à eux. Mais est-ce
plus mal d'entendre Rose Caron ou Reichembcrg sur
leur scène que chez soi ? Ne pas aller à l'Opéra ou
aux Français, parce qu'on a dans son salon les
meilleurs artistes, est-ce une vertu ou un avantage? Si
c'est un avantage, et la chose parait assez certaine, où
place-t-on la logique ? Tout cela est bien difficile à sou-
tenir, — à moins que les couvents destinés à élever
cette aristocratie agréablement tributaire de fiers prin-
cipes facilement gardés, ne lui restent exclusivement ré-
servés.
Alors l'esprit particulier trouvera satisfaction légi-
time, parce qu'il y aura matière. Mais dans les autres
a mvents, dans la généralité des communautés très nom-
breuses qui élèvent la masse des femmes françaises, il ne
peut y avoir matière à esprit aristocratique : l'esprit par-
ig2 LE PROGRES
ticulier est forcément démocratique. C'est la formation
des Religieuses enseignantes appartenant à l'ensemble
de ces communautés que M mc Marie du Sacré-Cœur se
proposait de favoriser en leur donnant les moyens d'étu-
dier ; c'est pour elles tout spécialement qu'elle voulait
fonder l'institution nouvelle. On ne saisit donc pas très
bien ce que réclamaient les adversaires du projet quand
ils disaient que les Religieuses envoyées par les commu-
nautés à l'Ecole normale supérieure perdraient l'esprit
particulier de leur Ordre. Il eut été plus exact et plus
franc d'avouer qu'elles perdraient l'esprit du passé
pour adopter celui du prescrit, car au fond toute la
question se résume en ces deux mots.
Disons-le encore, l'organisation de l'éducation de la
démocratie intéresse l'aristocratie très directement.
Parmi ceux qui résistent au mouvement actuel, il
n'en est peut-être pas de plus mal inspirés, selon
leurs propres intérêts, que ceux qui parlent au nom
de l'aristocratie. Fidèles aux traditions d'urbanité,
de politesse, de délicatesse qui tendent hélas ! à se
perdre et qu'il faut maintenir à tout prix pour ne pas
devenir des barbares grossiers, les groupes aristocra-
tiques qui prisent très légitimement le bon ton et le bon
goût se méprennent sur les moyens propres à con-
server la distinction des manières, qui est la condition
des rapports publics. Ils oublient qu'ils sont impuis-
sants à la sauver en France, demain, s'il ne l'enseignent
pas aux couches nouvelles, et ils seront les premiers a
souffrir du manque général d'éducation, puisqu'ils ne
pourront pas éviter les contacts, j'allais dire de rang,
DANS LES CONGRÉGATIONS ENSEIGNANTES I0O
— mais, il n'y a plus de rangs, — j'allais dire de classe,
— mais les classes existent-elles encore ? — disons donc
les contacts tout court. Ils ne pourront pas plus, de-
main, les éviter pour leurs filles qu'ils ne les évitent,
aujourd'hui, pour leurs fils. Ils ont donc un intérêt di-
rect à laisser élever les futures compagnes de leurs
filles, à permettre qu'on leur communique peu à peu
quelque chose de cette délicatesse de langage, de tenue,
d'allure générale qui est la caractéristique de la dis-
tinction, ne fut ce que parce qu'il serait puéril de
compter, en ce qui regarde la préservation, sur un
cordon sanitaire qui n'existe plus.
D'ailleurs la distinction des manières, dans l'avenir,
doit, en se reconstituant, se restaurer. Se rencontre-t-elle
encore en France ? Est-ce que le chic est vraiment de
la distinction aristocratique? Et le chic n'est-ii pas à
peu près ce qui en a été sauvé dans le monde élégant
qui en fait avec si peu de goût un étalage tapageur?
Je ne voudrais pas confondre avec la phalange mou-
vante, higarrée, cosmopolite, insoucieuse de vérité,
bande folle en quête de plaisir, de succès mondains,
d'amusettes vaines et de vaine gloriole, l'élite vé-
ritablement aristocratique que j'ai caractérisée en disant
qu'elle a pour elle la naissance, la fortune, la religion.
Et cependant, qu'est-ce donc qui l'en sépare, sinon
l'âge? Aune ou deux générations d'intervalle, combien
de parents qui ont vu leurs enfants, leurs filles même
quitter les salons trop austères pour les cabarets à la
mode, narguer la vieille chaise à porteurs qui décore
le vestibule, franchir l'entrée à bicyclette, couper les
j3
iq4 le progrès
longues traînes, raccourcir la jupe gênante et s'élancer,
lestes et dégagées, là où l'on s'amuse. Voilà, ce me
semble, l'aristocratie qui se démocratise ! Eh bien,
c'est le contraire quelle devrait faire. On lui demande
à'aristocratlser, d'imposer le bon ton et non pas d'ac-
cepter le mauvais. On lui demande de chercher à con-
server la distinction des manières en l'observant d'abord
et en la propageant ; on lui demande d'en semer
le germe dans tous les sillons ouverts de la société.
Mais la distinction extérieure est toujours le reflet de
la distinction intérieure. Ce que les compagnies de
Gyp nous montrent de chic ou d'impertinence, osc-
t-on prétendre que cela c'est l'aristocratique élégance
de nos pères? Ce n'est pas non plus, dit-on, l'aristo-
cratique élégance de nos pères que l'on donnerait à la
démocratie, même en parvenant à l'élever, puisque c'est
son inévitable ascension qui a troublé la 'pureté de la
distinction française. Il est certain que les sociétés ne
seront plus en talon rouge, ni en poudre à la maré-
chale, mais il esl certain aussi qu'elles peuvent, qu'elles
doivent avoir l'urbanité, la politesse, la grâce, le tact,
la délicatesse qui constituent les bonnes manières.
On ne peut nier que l'aristocratie, forcée de conclure,
tous les jours, des alliances avec la démocratie sur le
terrain social, ne soit également obligée d'en con-
tracter d'intimes sur le terrain familial. Son intérêt
seul l'inviterait donc à activer et non à entraver l'effort
qui se fait du côté de l'éducation générale.
Il ne faut pas oublier d'ailleurs qu'en France la ques-
tion esl très complexe, par suite de l'abolition du droit
DANS LES CONGREGATIONS ENSEIGNANTES 1QO
d'aînesse qui a détruit la caste supérieure. En Angle-
terre, l'aristocratie a servi très utilement à favoriser
l'éducation de la démocratie. Elle a d'abord conservé
dans son propre sein des modèles parfaits de bonne
éducation, et elle a pu stimuler le goût des bonnes
manières dans les autres classes très nombreuses qui ne
sauraient prétendre à entrer dans l'aristocratie fermée.
C'est précisément cette barrière, abattue en France,
qui permet à la caste anglaise de se montrer condes-
cendante et tulélaire. Elle peut l'être sans générosité.
11 existe en Angleterre deux sortes de distinction : celle
du lord, qui est native et reste son apanage héréditaire ;
celle du gentleman, qui s'acquiert et qui constitue ce
brevet de distinction nécessaire et désiré de tout anglo-
saxon.
Je causais un jour avec une vieille marquise char-
mante et très <( ancien régime », dans le salon d'un des
couvents les plus aristocratiques de Paris. Je venais
entretenir cette grande dame d'une œuvre ayant pour
but de chercher à propager l'éducation dans les classe-
bourgeoises et même populaires. La vénérable aïeule s
fort intelligente d'ailleurs, gronda avec une violence
inouïe contre ce qu'elle appelait « le déclassement des
individus ». Elle essaya de me prouver par mille et une
raisons qu'on ne pouvait pas faire un tort plus grand
aux classes démocratiques, que de leur donner des ma-
nières, des goûts, des idées « au-dessus de leur condi-
tion ». Je fais grâce de la théorie. Qui ne la connaît à
fond ? Cette vieille marquise, une très digne femme,
essayait de rebâtir encore, de ses mains débiles, les
10,6 LE PROGRÈS
remparts écroulés, les mâchicoulis détruits, qui préser-
vaient jadis la caste féodale. Elle avait une nombreuse
famille, et ce fut la cause d'une première division de
ses biens. L'un de ses fils, général distingué qui avait
fait un mariage selon son rang mais sans fortune,
avait lui-même cinq enfants dont quatre filles. Pas
une vocation religieuse, et chez toutes le vif désir de se
marier ! L'excellente grand'mère compta d'abord sur
les lieutenants du régiment pour épouser ses petites-
filles. L'aînée devint en effet la femme d'un officier.
Mais combien pour les autres la destinée lut amère !
L'une échut à un veuf très mûr, la troisième à un
modeste fonctionnaire, et la quatrième à un agriculteur
enrichi. Quant au fils, il fut fort heureux de rencontrer
une villageoise fortement dotée, une « demoiselle de
vin » comme on se plaît à désigner, en certaine pro-
vince, les filles de paysans pourvues d'un gros sac
gagné dans un commerce lucratif. La pauvre marquise
ne s'était jamais consolée de ces mariages. DuAicillard
elle n'avait pas rougi, car il avait bon ton ; mais du
fonctionnaire, de l'agriculteur et de la « demoiselle de
vin )> elle ne pouvait soutenir la vue. — Pourquoi '}
Parce cpie l'éducation leur manquait totalement. —
Belle personne, la jeune femme ;bons garçons, les jeunes
gens ; il axaient assez de qualités de cœur et d'intelli-
gence pour faire des ménages heureux. 11 ne leur
manquait que d'être ce que les anglais appellent lady
like cl gentlman like.. .
L'organisation de l'éducation de la démocratie inté-
resse très directement l'aristocratie. Elle ne peut pas
DANS LES CONGREGATIONS ENSEIGNANTES I97
tarder à s'apercevoir qu'elle a été très mal inspirée,
quand elle a voulu résister au mouvement actuel. Il
est inutile d'ailleurs de revenir sur ce point délicat, que
nous avons traité en parlant des vertus chrétiennes et de
leurs rapports avec la démocratie. Il suffit ici de le rap-
peler. Notre but immédiat est autre. Nous avons cher-
ché à rassurer les congrégations inquiètes, en leur
montrant que l'esprit de foi n'est nullement menacé
par l'adaptation nécessaire de l'éducation chrétienne aux
exigences démocratiques. Et cela ressort d'une seule
et unique distinction. La force des choses paraît déci-
dément subdiviser les Ordres enseignants de femmes,
comme l'ont été les Ordres enseignants d'hommes, en
deux groupes. D'un côté les pensionnais à tendance
aristocratique : ils pourront toujours s'isoler à leur
gré el se satisfaire pleinement, en restant à part. D'un
autre côté les pensionnats à tendance démocratique,
et ceux-ci, à l'encontre des précédents, devront leur
prospérité future à l'accord général de l'action com-
mune. Une magistrale unité de vues, conforme aux
besoins modernes, leur attribuerait un monopole su-
perbe. Ils opéreraient l'identité de l'éducation et de la
vie, dans la morale, par les principes et par la foi.
CHAPITRE Y
L\ PERSONNALITÉ DE L\ FEMME
Les résistances d'un certain parti catholique à la res-
tauration de l'enseignement religieux des femmes ont
eu encore d'autres causes. C'est le résultat même de la
haute éducation qu'on redoute, car on sait qu'elle favo-
risera la formation de la personnalité féminine. Or,
certains hommes craignent que l'affirmation de cette
personnalité, par son action incontestable, n'ait un
effet de perturbation dans la famille et dans la société
au lieu d'être, comme le croient les promoteurs de
l'enseignement supérieur, un des meilleurs moyens de
régénérer la famille et de restituer ainsi à la société la
vigilante puissance moralisatrice qui lui manque de
plus en plus.
Mais en quoi l'affirmation de la personnalité de la
femme pourrait-elle nuire à la famille ? Une femme
forte, chrétienne d'esprit et de cœur , serait-elle
pour cela moins fidèle aux devoirs familiaux ? Jeune
fille remplirait-elle moins bien les devoirs filiaux et
fraternels ? — Assurément non. Ce serait une absur-
200 LA PERSONNALITE DE LA FEMME
dite de le prétendre et personne ne le soutient. Ce
n'est pas là que l'opinion résiste, c'est seulement lors-
qu'il est question des devoirs de l'épouse dans le ma-
riage. Chaque fois que le progrès moral, lentement
issu de l'Evangile, tend à élever un peu plus haut la
vie conjugale, chacun se trouhle et les meilleur s
adeptes de la morale font quelquefois alors, sans le
savoir et sans le vouloir, cause commune avec ses
pires ennemis. Ainsi s'est accréditée l'idée que la per-
sonnalité de la femme chrétienne créerait un conflit au
foyer conjugal où elle pratiquerait la vertu consciente.
Serait-ce la vertu consciente qui déplaît? Et qui donc
la redoute ? — Ce ne peut-être les chrétiens.
On ne comprendrait rien à ce qui s'est passé dans le
monde catholique lorsqu'il s'est agi d'assurer l'ensei-
gnement supérieur des femmes, si l'on se refusait à
reconnaître que le naturalisme a faussé des principes
essentiels à la morale, en altérant la notion des rapports
généraux de l'homme et de la femme partout, jusque
dans le mariage chrétien ; car c'est en conséquence de
fausses notions courantes au sujet du mariage que la
personnalité de la femme est redoutée. Il s'est établi
un préjugé qui a pesé sur les éducatrices. On leur a
fait croire qu'en développant la personnalité de la
femme elles mettraient en danger la paix familiale et
la morale. Elles ont également craint, — et bien à tort,
— que la personnalité de la femme ne fut une éman-
cipation contraire aux influences nécessaires de la di-
rection spirituelle.
Les débats, sur ce point, furent très vifs : « — Nous,
LA PERSONNALITE DE LA FEMME 201
(( dirent les libres penseurs, nous voyons bien que
« la culture intellectuelle des femmes porte un coup
« sérieux au sensualisme : vous, catholiques, vous n'en
« convenez pas parce qu'il ne vous plaît pas de vous
« avouer gènes par des sujétions inférieures ; au fond, ce
« sont elles que vous cherchez à ménager, quand vous
« prétendez limiter la personnalité de la femme ; vous
« capitulez devant la volupté, car vous avez vu tout
« de suite les conséquences que l'influence d'une
« femme chrétienne instruite, développée, ayant une
« personnalité forte et consciente de ses devoirs, exer-
« cerait dans le mariage ; vos protestations s'élèvent
« contre la personnalité qui pourrait se défendre contre
« l'égoïsme et les passions. » Les libres penseurs sont
sévères. Ils ont du moins compris que toute la ques-
tion, si irritante, se réduit à ceci : la femme aura-t-elle
ou n'aura-t-elle pas une personnalité ?
Les incrédules ont été, en effet, les premiers à pré-
voir que la personnalité de la femme ne pouvait pas tar-
der à s'affirmer. Plus habiles que les catholiques résis-
tants, ils l'ont acceptée et résolument se sont faits, à la
fin du xix e siècle, les promoteurs officiels de la cul-
ture intellectuelle. Accaparant ainsi l'instruction de la
femme, ils espéraient s'en assurer le monopole, dans
le but d'échapper eux-mêmes aux révoltes de la mo-
rale chrétienne rendue plus austère par le dévelop-
pement de la personnalité féminine. De deux maux
choisissant le moindre, ils ont fondé l'enseignement
supérieur à l'école de Sèvres, fort opportunément à
leur gré, pour l'emprisonner dans la neutralité : dès
902 LA PEKSONN ALITE DE LA FEMME
lors, pensent-ils, la femme instruite sera incrédule, et
avec l'incrédulité la personnalité est moins gênante,
car l'incrédulité admet beaucoup de licence et ferme
les yeux sur beaucoup de désordres. — C'est très
juste.
Chez les chrétiens, soumis aux préceptes de l'Evan-
gile, le niveau moral s'élève avec la connaissance ; et la
connaissance progressive les mène à la pratique de la
morale intégrale. Comment ne la redouteraient-ils pas
quand ils sont, comme les libres penseurs, troublés eux
aussi par des influences psychologiques destructives des
énergies morales? Permettraient-ils qu'une personna-
lité sage vienne s'établir au foyer domestique, précisé-
ment à l'heure où les suggestions ambiantes ont affolé
les passions? En de telles circonstances ne serait-ce
pas provoquer un conflit chez les époux et communi-
quer à la famille un ébranlement dangereux? Si la
femme a une personnalité elle parlera, car elle a beau-
coup à dire au nom de l'enfant et des intérêts de la
race, ('/est ce qu'on ne veut pas écouter. Cependant
l'inévitable question se formule ainsi : comment la
raison et la conscience accordent-elles, dans la mono-
gamie honnête, au profit de tous les intéressés, père,
mère, enfants, les droits des sens et les droits de
la vie?... De savants théologiens étudieront mieux sans
doute dans l'avenir ces grands problèmes, car la
science biologique parait suffisamment avancée aujour-
d'hui pour qu'il leur soit possible de donner une solu-
tion autorisée. La règle des mœurs dans le mariage ne
pourra qu'y gagner, et la foi également. Et si des
LA PERSONNALITÉ DE LA FEMME 200
temps barbares ont permis, dit-on, que de pseudo-
chrétiens en vinssent à discuter si la femme avait une
àme, il ne faudrait pas qu'il s'en rencontrât de nos
jours d'assez ignorants pour discuter si elle a un corps
soumis aux lois communes et si la préservation de sa
postérité a des droits. Si la femme tourne un feuillet
de plus dans le livre que le Christ est venu écrire ici-
bas sous l'inspiration de sa divine charité, il est bon
qu'elle y lise des leçons supérieures, bienfaisantes a
la famille et à la société. Poursuivant dès lors sa mis-
sion avec la force cl à la lumière de la certitude
chrétienne, elle continuera à hausser toujours la con-
ception d'une moralité plus élevée. C'est pourquoi des
évèqucs éclairés, des piètres instruits, des laïques
croyants, inaccessibles aux raisonnements hypocrites,
ont manifesté qu'ils n'étaient point ennemis de la per-
sonnalité féminine, en approuvant noblement l'effort
qui se produit en sa faveur.
Sans l'épanouissement chrétien de sa personnalité,
la femme ne serait pas apte désormais à donner à
l'homme l'assistance qu'il réclame d'elle. Ne fera-l-elle
pas plus d'ailleurs, même au point de vue du bonheur
terrestre, au point de vue du véritable amour, en
l'aidant peu à peu à vaincre ses funestes passions
qu'en les subissant sans plaintes? On ne doit pas faire
à l'homme l'injure de supposer qu'il aime ses passions.
Vcst-il pas plus vrai qu'il en souffre, qu'il en gémit,
qu'il demande un baume pour les calmer, un amour
vrai pour doucement les endormir au foyer familial,
près du berceau joyeux où les enfants naissent, vivent.
204 LA PERSONNALITÉ DE LA FEMME
grandissent, sains et robustes, tendrement défendus
contre un instinct infanticide qui attacherait des
crêpes aux rubans blancs ?
Les hommes profondément chrétiens ne s'insurgent
pas contre la personnalité de la femme, puisqu'il en
est des plus intelligents, des plus moraux, des plus
religieux à la tête du mouvement qui veut permettre
aux femmes chrétiennes d'avoir une personnalité
nécessaire. — Pourquoi celle personnalité est-elle
nécessaire? Parce que les rapports entre les époux,
dans leur tendance vers une moralité supérieure et un
retour au vrai bonheur, sont appelés à une plus grande
perfection. Ils ne sauraient l'atteindre sans le secours
d'une femme chrétienne, et comme le type accompli
de la femme chrétienne implique la vertu du cœur et
de l'esprit, il n'y a pas de chrétienne complète, dans
les classes cultivées, sans un développement sérieux de
la conscience et de l'intelligence.
La loi est défigurée. Qui se souvient que Dieu en
créant la femme a voulu donner à l'homme « une aide »
semblable à lui, adjutorium si mi le sibi, et non un ins-
trument de plaisir ? Les passions, qui après la chute
devaient tout pervertir, ont sur ce point si profondé-
ment atteint le plan primitif, que dix-neuf siècles de
christianisme n'ont pas réussi à rétablir encore dans
toute sa netteté la juste notion de la pensée divine.
Quels sont ceux qui à notre époque, en France,
savent que la femme est destinée à remplir un rôle
moralisateur; que ses propres efforts doivent stimuler
ceux de l'homme dans la lutte séculaire de notre
LA PERSONNALITÉ DE LA FEMME 200
pauvre humanité aux prises avec le mal, et qu'une
action commune du couple humain est seule ca-
pable, avec le secours de la grâce, de ramener la
famille et par conséquent la société vers des régions
plus clémentes ? La barbarie avait ensanglanté le genre
humain, la volupté devenue une règle de vie l'énervé,
l'excède, le lue, car à mesure qu'elle corrompt la
jeunesse elle attaque la notion pure du mariage
chrétien.
Les résistances à l'épanouissement de la personna-
lité féminine seront d'ailleurs éphémères dans les
milieux où nous les avons signalées. Si elles ont été
excitées par le naturalisme, elles s'entretiennent par la
méconnaissance des temps présents et le mépris des
sciences naturelles, mépris et méconnaissance qui ne
sauraient durer et qui, ayant été les meilleurs auxi-
liaires du naturalisme, le laisseront bien au dépourvu
quand leur complicité lui fera défaut.
Pour être capables de comprendre et de favoriser la
mission moralisatrice de la femme chrétienne à notre
époque et de combattre le préjugé qui a pesé sur les
éducatrices, les hommes qui font l'opinion ont en effet
besoin de trois choses : la connaissance des temps
présents, la connaissance des sciences naturelles et une
assistance surnaturelle profonde. Par la juste connais-
sance des temps présents, ils s'assurent que les rapports
familiaux et sociaux entre l'homme et la femme revêtent
dans les démocraties des caractères particuliers ; par
la connaissance des sciences naturelles, ils apprennent
que le mariage doit aux intérêts de la race des austérités
2u6 LA PERSONNALITÉ DE LA FEMME
inéluctables ; par l'assistance surnaturelle, c'est-à-dire
par la grâce, ils parviennent à s'élever jusqu'à l'ac-
ceptation et à la pratique des devoirs qui sont le
salut du foyer domestique. De ces trois conditions, celle
qui est incontestablement la plus difficile à remplir
appartient aux catboliques. puisqu'ils ont la fui et que
L'assistance surnaturelle de la grâce en résulte. D'autre
part la connaissance îles temps présents s'impose par
son caractère palpable e! pressant ; on a beau se défendre,
on ne peut se soustraire à une leçon qui est celle de
l'expérience. Quant aux sciences naturelles, à mesure
qu'elles intéressent plus vivement le public, elles se
répandent, elles pénètrent même dans les séminaires,
ainsi que l'a éloqueinment réclamé Mgr Baunard et,
selon le vœu de M. ï\es Le Querdec, il est question
de leur l'aire une place dans renseignement secondaire
des jeunes filles chrétiennes. Là, accompagnées d'une
philosophie saine, elles échapperont aux Causses con-
clusions des penseurs d'aventure.
La femme accède à la personnalité par la force du
progrès. Cette personnalité sera chrétienne on athée,
mais elle sera. Malheur à la France si les catholiques
ne le comprenaient pas. et s'ils se refusaient à cul-
tiver l'afbre que l'Evangile a semé. Car c'est eux qui
ont mission d'en surveiller la croissance, d'en arroser
le pied, d'en émonder les branches, d'en écarter les
broussailles, d'en préserver le faite.
La femme a besoin de l'aflirmation de son être, dont
la possession propre lui est garantie, du reste, par son
droit au commerce direct avec Dieu. Si la femme
LA. PERSONNALITE DL - LA FEMME 20"
a été créée pour assister l'homme, elle l'a été également
pour aimer Dieu. Elle est toujours libre de sa virginité,
et cette liberté suprême atteste le droit sacré de la
femme à la personnalité. Ce ne sont pas les catholiques
qui peuvent raisonnablement la lui contester. Ils ne la
lui contestent pas, puisque le représentant du Christ,
le successeur de saint Pierre, le Chef suprême de
l'Eglise, le Pape Léon XIII a couvert de sa haute pro-
tection l'intrépide religieuse qui a conçu le grand dessein
d'approprier l'éducation catholique aux besoins du
temps, et quia écrit aussi ce beau livre : La formation
catholique delà femme contemporaine ! . En accueillant
l'auguste femme avec une paternelle bonté, le 18 mai
1899, le Souverain Pontife lui a directement adressé
ces encourageantes paroles : a ^ous savons que vos
« principes sur l'éducation sont bons : allez, retournez
(( à Paris, continuez à enseigner, et que la bénédiction
« apostolique repose survotre tête ! »
En attendant, la libre pensée naturaliste s'est faite
auprès des catholiques superficiels l'avocat du diable.
Tandis que des voix secrètes conspiraient contre l'épa-
nouissement de la personnalité de la femme, les plai
doyers publics exploitaient la situation et cherchaient à
égarer les catholiques. « Avec la personnalité de la
« femme, s'écriaient encordes libres penseurs, ne v( >ye/.-
« vous pas où vous allez survotre propre terrain? C'est
1 La formation catholique de la femme contemporaine, par
M mc Marie du Sacré-Cœur. Chez Rondelet, éditeur, ou chez
l'auteur, h l'Institut Sainte-Paule, 76 rue d" V.ssas.
208 LA PERSONNALITÉ DE LA FEMME
« la destruction de tout, c'est la fin de votre règne, car
« c'est l'effondrement de la direction spirituelle. Vous
« anéantissez vous mêmes la force principale de votre
« religion. Permettez-nous de sourire quand quelques-
« uns d'entre vous ajoutent à des commentaires sur la
« nécessité de développer la personnalité féminine,
« personnalité qui vous sera si funeste, cette conclusion
« fantaisiste que c'est la théologie catholique qui l'au-
« torise, en posant les droits de la femme à la virginité.
« Nous savons que la virginité ne l'affranchit nullement,
« puisque la direction spirituelle courbe même et
c surtout la religieuse sous l'autocratie du prêtre. La
« direction spirituelle partout se dresse comme une
« entrave canonique à la libre expansion de la per-
« sonnalité féminine, que vous prétendriez favoriser.
« C'est un joug inévitable, c'est un dogme ! »
Je ne répondrai qu'un mot : il y a dogme et dogme.
11 y a le dogme tel que l'Eglise l'enseigne et le dogme
tel que la libre pensée l'invente. Entre ces deux for-
mules, on ne contestera pas, sans doute, aux catho-
liques, le droit de se fier à la première.
La direction spirituelle, telle que l'Eglise la conseille,
n'a absolument rien de commun avec l'idée que l'on
s'en fait chez les incroyants. Le développement de la
personnalité de la femme ne saurait en rien affaiblir son
autorité légitime. Il suffit pour s'en convaincre de sa-
voir ce qu'est la vraie direction, et pour cela d'ouvrir
les livres que nos immortels docteurs onl écrits sur ce
sujet. On y apprendra comment l'Eglise entend la di-
rection spirituelle, et qu'il ne faut pas la confondre avec
LA PERSONNALITE DE LA FEMME
209
des commérages de sacristie qui la travestissent. Il ar-
rive malheureusement trop souvent qu'au lieu d'étu-
dier la science religieuse dans des ouvrages authen-
tiques, on s'en rapporte à des interprétations arbitraires
qui ont créé des usages abusifs et trompeurs. C'est
pourquoi la restauration des vrais principes de la di-
rection spirituelle et le retour à une sage pratique de
ses conseils est très désirable, et comme la personna-
lité supérieure de la femme favoriserait ces grands in-
térêts, ce n'est pas en leur nom qu'on peut combattre
un progrès dont ils bénéficieraient.
Je causais un jour de ces graves questions avec une
libre penseuse à qui ces erreurs avaient coûté la foi. Il
importe de les dénoncer. Je crois utile de rapporter ici
ce pénible entretien. Il montrera quels sont les incon-
vénients de la direction, lorsqu'elle ne s'exerce plus
d'après la règle de l'Eglise, c'est-à-dire dans des ma-
tières de haute spiritualité, entre des âmes d'élite. Quand
elle se mêle à la confession, qui en est très distincte,
pour toucher dans des âmes ordinaires aux cotés in-
times et réservés de la vie, on court les plus grands
dangers. On agite des éléments humains, et ils entrent
lamentablement en cause.
Ecoutez plutôt l'histoire de notre distinguée libre-
penseuse, qui fut tout d'abord une zélée catholique :
Remarquable par l'élévation de son esprit et de son
cœur, cette femme infortunée me fit entendre un des
plus violents réquisitoires qui aient jamais attaqué ce
qu'elle appelait « la direction catholique ». Chose cu-
rieuse, elle se plaignait surtout de ses effets sur l'homme.
i4
2JO LA PERSONNALITE DE TA FEMME
Elle attribuait à son directeur une véritable aversion
pour la femme ; elle en avait été d'autant plus affectée
que « cette aversion, disait-elle, s'alliait à une grande
<( pureté de mœurs; c'était donc bien l'Eglise qui en
« seignait le mépris de la femme, puisqu'il remplis
c< sait un cœur sacerdotal si respectable ». Elle me ra-
conta sa vie. Non seulement elle avait eu le double
malheur de se confier elle-même, avec la plus fâcheuse
intempérance, à un prêtre trop disposé à l'écouler,
mais son mari également, ayant confondu la confession
avec je ne sais quelle direction extraordinaire, ils
avaient soumis les oreilles de ce prêtre, d'ailleurs peu
éclairé, à des détails qu'elles ne devaient pas entendre,
cl il était résulté de leurs intempestives communica-
tions des entretiens qui avaient remué les éléments
humains dont l'agitation troublante devient fatale. Si.
en effet, les éléments humains apparaissent dans la
direction, ils la font descendre des régions hautes,
son domaine; ils la ravalent au terre à terre, misé-
rable déplacement qui porte le contact là où il ne peut
échapper aux ambiances temporelles que le spirituel
ne saurait subir. Voilà pourquoi l'Eglise réprouve l'er-
reur qui consiste à matérialiser en quelque sorle la di-
rection, si justement nommée direction spirituelle, el
pourquoi, lorsque l'erreur se produit malgré l'Eglise, la
déviation d'un principe mal compris et mal appliqué
entraîne des difficultés insolubles et parfois des désastres
irréparables. — C'est ce qui était arrivé à mon inter-
locutrice.
Libre penseuse ci-devant catholique, elle avait reçu
LA PERSONNALITE DE LA FEMME 211
une éducation étroite, appliquée à étouffer la personna-
lité. Ce fut son malheur, car la personnalité ne laide
pas à s'accuser, chez les êtres fortement doués, et quand
leur formation religieuse a été manquée, la personnalité
s'accuse souvent hors de l'Eglise. Une mère impru-
dente avait cherché à comprimer tous les dons, peut-
être pour se mieux décharger ; c'est à grand'peinc
qu'on cultive les plantes rares, et la paresse maternelle
a aussi quelquefois de tristes prétextes. Cette mère im-
prudente avait inculqué à la jeune 1111e des principes
dangereux ; au lieu de lui apprendre à s'examiner et à
se juger sous sa propre responsabilité, pour confesser
ensuite ses fautes au tribunal de la pénitence et en re-
cevoir l'absolution sacramentelle, on l'avait soumise à
la dépendance tyrannique d'un véritable autocrate, et
on lui aA r ait enseigné par l'exemple et par le conseil
qu'il fallait livrer la conduite de tous ses actes à un
juge, à un maître. L'application de pareils préceptes,
absolument contraires au vœu de l'Eglise, par consé-
quent nuisible, le devient particulièrement quand il
s'agit d'une personne de haute intelligence. Nul
d'ailleurs n'a le droit de s'affranchir de soi-même. Tan-
dis que l'Eglise professe une doctrine si sage, par rap-
port à la confession, ne l'exige qu'une fois par an. la
souhaite beaucoup plus fréquente, sans doute, mais la
veut toujours sobre, pure et réservée, la mère avait
livré sa fille à une de ces substitutions permanentes de
conscience, déplorable en soi. et véritablement désas-
treuse quand la personnalité qui abdique est supérieure
à celle qui usurpe. L'Eglise condamne formellement
212 LA PERSONNALITE DE LA FEMME
ces substitutions. La direction, pour les gens du monde,
ne peut pas avoir d'autre but que de développer la cons-
cience individuelle, et c'est ainsi que la comprennent
tous les grands directeurs.
L'une des pénitentes de Mgr Dupanloup, — je tiens
le fait d'elle-même, — s'accusait un jour en confession
d'être allée au bal :
« Y avez- vous fait du mal ? »
— « Non. »
— « Eh bien, reprit l'Evêque, je n'ai pas à savoir
« dès lors si vous êtes allée au bal. Jugez-vous, dite
« vos péchés, et ne racontez pas les épisodes de votre
« vie. »
Ainsi parlent les vrais directeurs, mais ainsi ne par-
lait pas celui de notre pauvre libre penseuse.
Pendant son existence de jeune fdle il paraît que les
choses s'étaient assez bien passées. C'est naturel. Les
grandes difficultés de la vie ne se présentent, pour la
femme, que dans le mariage. Jeune fdle, elle vogue en
eaux douces sur des lacs tranquilles, étroits et sans
écueils. Il faut pour lui faire connaître ces difficultés
que le mariage la débarque, et après l'avoir promenée
pendant quelques jours, quelques semaines, quelques
mois dans un parc plus ou moins enchanteur, la
réembarque enfin pour la grande traversée de la
vie, non plus cette fois sur un lac paisible el resserré,
mais sur la vaste mer dont un de nos poètes ' a
dit:
1 La mer, poésie de Gabriel Vicaire.
LA PERSONNALITÉ DE LA FEMME 2l3
« Mais le havre tranquille est voisin de l'écueil,
« Et sitôt qu'a soufflé le vent de la colère
« La terre s'inquiète et tremble, et prend le deuil.
« Toi qui riais, joyeuse et libre, à tout venant,
« Tu sombres dans la nuit, tu t'embrumes de larmes.
« Plus même une lumière à ton front rayonnant ! »
La jeune femme se heurta bientôt au conflit terrible
qui étreint le cœur des épouses devenues mères, le jour
où les passions établissent entre le père et l'enfant cette
rivalité inouïe qui fait tant de victimes. Elle fut mère
une première fois ; elle voulut nourrir son fils. À peine
quelque temps l'enfant prospère avait-il bu le lait ma-
ternel, que déjà les sources en sont atteintes. Une con-
ception nouvelle commence, c'est l'allaitement avec la
gestation simultanée. Le premier né dépérit et s'étiole.
On prend une nourrice, elle ne vaut rien. On en
change, même erreur. La dentition se déclare, l'enfant
affaibli ne supporte pas la crise, il succombe. La mère
au sein tari lui passe la petite robe blanche, lui met
aux mains une fleur, le couvre de ses baisers et de ses
larmes, et puis on le lui emporte là-bas, sous la dalle
froide où près des vieux hélas ! vont les jeunes
aussi...
« Alors, poursuivit celle mère désolée dont le se-
« cond enfant mourut aussi en bas âge et n'eut pas
« d'autre frère, alors je regardai le ciel. Toutes les
« effluves de la tendresse divine enveloppèrent mon
« cœur endolori, je sentis comme un rayon delà bonté
« d'en haut qui réchauffait mon âme, et tout à coup
•214 LA PERSONNALITE DE L.V FEMME
(( une voix très claire dit au dedans de moi ces paroles :
ci Non, ce n'est pas moi, ton Dieu, ma fdle, qui ai fait
(( cela. L'enfant que je t'avais donné devait vivre. 11
« est mort parce qu'on lui a pris ta sève maternelle, et
« lu pouvais, et lu devais doucement, affectueusement
« mais héroïquement la défendre... »
Lue question terrible, tragique, s'élait alors élevée
dans l'esprit de la femme : où était le devoir? le vrai
devoir ?
« 11 y a vingt ans, me dit-elle, que j'ai entendu ce
« premier appel affolé de ma conscience surprise ; à
<( vingt ans de dislance il résonne encore, et j'en
« frémis, car ce fut lui qui à jamais brisa le lien qui
i' m'attachait à la foi. »
Ce qui avait exaspéré la femme, ce qui avait amené
sa chute dans l'irréligion, ce fut cette substitution de
conscience qui pesait sur le couple conjugal ; ce fut,
avec la direction fausse qu'elle avait subie et qui lui
prêchait, dit-elle, un sacrifice contre nature, la direc-
tion qui s'exerçait sur son mari en lui permettant au
nom des mœurs, au nom de la fidélité, une intempé-
rance inhumaine. — Eh quoi ! dira-ton, un mari
dé\ol peut-il faire une femme alliée?... Le cas est
rare sans doute ; il n'en est pas moins réel.
Emportée par les regrets et la douleur, l'infor-
tunée enveloppait, quoiqu'à tort, le sacerdoce cl toute
l'Eglise dans sa vindicte, et revenait sans cesse aux
mêmes étonnements. Elle cherchait à s'expliquer la
contradiction qu'elle avait saisie chez le conseiller fu-
neste :
LA PERSONNALITE DE LA FEMME 210
« Il unissait, disait-elle, à une pureté de mœurs
« irréprochable une conception du mariage oclicuse-
« ment matérielle et basse. En quelque sorte, il prê-
<( chait le sensualisme, et il observait la chasteté ! —
« Conçoit-on cela?... C'est donc au nom de l'Eglise
« qu'il parlait, puisque ce n'était pas au nom de ses
« passions? »
Non, ce n'est ni au nom de l'Eglise ni au nom de
ses passions qu'il parlait : c'est sous l'influence de
l'atmosphère environnante. Il subissait les sentiments
qui régnent chez les voluptueux dont il recevait les
confidences, et les soumettant, selon sa faible com-
préhension, à la loi rigoureuse du mariage, il envisa-
geait le devoir sous un aspect moral très faux, il allait
jusqu'à admettre le sacrifice de la race.
— « Il n'avait, dit-elle, aucune pitié de moi non
o plus ! »
J'expliquai alors que le sensualisme peut exister à
l'état latent et endurcir l'homme contre la femme ;
que lorsqu'un homme, prêtre ou non, conserve \l-
vaces en lui des instincts irréduits, et que, de plus, ou
les éveille par des confidences déplacées, deux choses
peuvent garantir son cœur de l'aversion de la femme ;
les rapports de fraternité ou d'amitié, l'amitié qui est
le sentiment de Jésus-Christ et des Ames exception-
nelles qui lui ressemblent, la fraternité qui est le rap-
port cordial entre tous les êtres humains. En dehors
de la fraternité ou de l'amitié, les passions forment
une mer de feu; seuls les êtres à qui Dieu donne
des ailes peuvent la franchir sans se brûler. Or les
2l6 LA PERSONNALITÉ DE LA FEMME
hommes n'ont pas tous des ailes, fussent-ils prêtres.
C'est ici qu'on voit toute l'importance des mœurs
publiques et leur action réflexe sur les choses saintes.
Dans les pays latins, où la fraternité des sexes est encore
inconnue, parce que la personnalité de la femme n'est
pas formée, il est des prêtres qui peuvent porter le
poids des usages jusqu'en leur mission paternelle.
Ceux donc qui les interrogent sans prudence et intro-
duisent des éléments humains dans la direction, dont
ils falsifient ainsi le caractère intangiblement spirituel,
peuvent hélas ! devenir leurs propres victimes.
J'eus une peine infinie à faire comprendre à mon
interlocutrice comment il peut y avoir des prêtres
comme celui qu'elle me décrivait, austères, scrupu-
leux, voués de toute leur foi au bien des âmes, et ca-
pables cependant de graves erreurs dans leur minis-
tère ; comment ces erreurs sont le produit des mœurs
sociales et non pas delà religion. Nous causâmes très
longtemps de ces choses intimes. M mo X, qui avait
beaucoup étudié les questions de race, se rendit à mes
observations :
« Oui, dit-elle, des souvenir? me reviennent et me
« frappent. Vous avez raison. Le type de religieux qui
« a fait tant de mal à mon foyer n'est peut-être pas la
c< résultante d'un principe, mais tout simplement,
« comme vous le dites, le produit de nos mœurs par-
ci liculières. J'ai beaucoup voyagé, ajoula-t-elle. J'ai
« vu beaucoup de monde, reçu beaucoup de confi-
« dences et provoqué beaucoup de discussions sur le
« sujet qui me préoccupe. En effet, on ne rencontre
LA PERSONNALITE DE LA FEMME 217
<( guère, chez le prêtre vertueux, l'antipathie de la
« femme, que clans certains pays, notamment dans
« quelques pays latins où la fraternité ne règne pas
« encore dans la société comme elle règne dans la fa-
« mille. »
— « Si de tels rapports s'établissaient, lui dis-jc,
a ne doutez pas qu'on verrait tomber ces aversions. »
Ils s'établiront lorsque la personnalité de la femme
moderne sera chrétiennement formée.
Quand un homme n'a pas avec la femme des rap-
ports de fraternité, et c'est ordinairement le cas
pour le prêtre en pays latin, il ne connaît pas la
femme, à moins que Dieu ne la lui révèle ; ceci n'a
lieu que très rarement. Dès lors il est inévitable que
cet homme subisse l'influence des notions couramment
admises. Dans un temps où la littérature, qui traite
presque exclusivement des rapports entre les sexes,
s'inspire du naturalisme le plus bas et regarde la
femme comme un être de volupté, l'abominable per-
turbation de l'esprit public se répercute partout. Elle
vicie les notions générales chez tous les hommes, et il
peut y avoir des prêtres qui, dans leur ignorance des
sciences physiologiques, ne soupçonnent pas le côté
forcément austère du mariage chrétien et les réserves
qu'il implique. En toute bonne foi. ils pensent que la
volupté est irrésistible et que pour éviter le désordre
il y a lieu de la rendre licite par le mariage ouvert à
tous les appétits.
— « Ah ! je saisis, s'écria la libre penseuse impla-
cable. Les notions actuelles conduisent donc de tels
210 LA PERSONNALITE DE LA FEMME
<( prêtres à ne voir dans les femmes que de vils objets
« de plaisir, fatalement subordonnés aux excès hypo-
« critement considérés comme légitimes. Voilà pour-
« quoi on dégage si facilement la conscience des maris
« de l'austérité nécessaire dans la vie conjugale, pour-
« quoi ni l'avenir de la race, ni le respect delà Aie hu-
« maine n'arrête quand il s'agit d'émanciper les pas-
« sions dans ce qu'on croit moral, pourquoi l'on fait
« de la monogame ainsi interprétée une institution
c stupide ou barbare !... »
La bombe avait éclaté. Tout était dit : que répondre
à cette colère ?...
Un philosophe qui connaissait bien le cœur humain,
en dépit de ses erreurs sur la nature, a tait quelque
part une observation remarquable : « Jésus-Christ,
« a-t-il écrit, a su frayer avec les femmes ». Pourquoi?
Parce qu'il était, en tant qu'homme parfait, dans t\c<
rapports parfaits avec la femme. Ces rapports d'ami
à amie seront, après Jésus-Christ, dans la suite de
l'histoire, le signe auquel on distingue chez les
hommes ceux dont l'âme ressemble davantage à celle
de [leur divin maître, et ils inspirent aujourd'hui
les opinions justes relatives à la condition, à la desti-
née, au rôle social de la femme.
Nous abordions un sujet très délicat. Il s'imposait
parla gravité de la circonstance et dans l'intérêt de
cette à me en détresse. Nous lui avons dit toute notre
pensée.
Les prêtres qui sont, ou du moins qui devraient être
autant d'autres Christ, ne savent pas tous, dit-on,
LA PERSONNALITE DE LA FEMME 2 1 Q
« frayer avec la femme » comme leur divin modèle.
Et parce que les incroyants ont fait cette remarque à
laquelle les croyants n'ont pas toujours fait de réponse
satisfaisante, les agitateurs de consciences paraissent
disposer contre les catholiques d'un argument sérieux.
Sans doute on a répondu, et prouvé l'histoire en
mains, qu'un grand nombre de saints prêtres ont su
comme Jésus-Chris! « frayer avec la femme » ; que
c'est par la traditionnelle et impérissable fidélité
de ces parfaites relations que la morale, émancipa-
trice de la femme, a peu à peu conduit les progrès
au point atteint, progrès dont bénéficient aujour-
d'hui toutes les nations civilisées. On est en droit
d'ajouter que puisque le corps sacerdotal a pu pro-
duire une pareille évolution, on doit le juger d'après
les membres distingués qui l'ont opérée et non sur les
représentants inférieurs qui auraient essayé, vainement
d'ailleurs, d'en arrêter le cours. On doit également
considérer l'action des causes circonstancielles qui,
selon les temps, favorisent ou entravent les relations
saines de l'homme et de la femme. Parmi ces causes
Je naturalisme joue un rôle prépondérant, car il exerce
les influences ambiantes que nous avons dénoncées, di-
rectement ou indirectement, sur toute notre génération,
sans en excepter le prêtre lui-même ; celui-ci, même
sur le sommet sacré où le tient son ministère, ne voit-
il pas déferler à ses pieds la mer orageuse des passions
humaines, n'esl-il pas enveloppé de l'embrun de cetle
mer mouvante qui l'environne, et lorsque la tempête
des erreurs du siècle est déchaînée, peut-il se soustraire
220 LA PERSONNALITE DE LA FEMME
à l'écume qui jaillit quelquefois sur sa robe? — N'est-
ce pas le naturalisme, pour ainsi dire atmosphérique,
des idées, qui s'oppose aujourd'hui, en France, à l'ex-
tension des relations fraternelles que les inévitables
fréquentations de la vie rendent pourtant de plus en
plus nécessaires ? Dès qu'elles ne régnent pas, libres et
pures, dans la société, il en résulte un grand malaise
dans les rapports de la femme et du prêtre, et ce ma-
laise contribue encore à fausser la prétendue direction
spirituelle en lui faisant oublier la mission idéale de
la femme. Là où les prêtres n'ont pas su « frayer
avec la femme », ce n'est pas parce qu'ils étaient
prêtres, mais au contraire parce qu'ils ne l'étaient pas
assez. Quand ils le sont complètement, ils saisissent
aussitôt les conseils supérieurs de l'esprit saint et ils
favorisent la mission idéale de la femme dans la fa-
mille et dans la société.
— « Soit, me dit mon interlocutrice ; mais alors ce
« sont des saints, et on ne peut pas espérer que tous
« les prêtres seront des saints. »
Non, la débilité humaine ne permet pas d'y comp-
ter ; mais souvenons-nous que les saints en traînent peu
à peu les masses. Us ont la puissance qui soulève la
conscience et porte aux altitudes morales, par l'effort
des individualités, les multitudes conquises. On com-
prend que tous les prêtres ne peuvent pas avoir les in-
tuitions données aux saints. Il y a là une loi formelle.
Ce sont les individualités d'élite qui devancent les
temps, ce ne sont pas les masses où les êtres médiocres
dominent. La masse des prêtres ne peut pas, plus que
LA PERSONNALITE DE LA FEMME 221
les autres masses, échapper aux lois communes. C'est
d'elle que surgissent les hommes au front desquels on
a vu briller du même éclat deux étoiles trop rarement
sœurs, l'étoile du génie, l'étoile de la sainteté : cela
suffit à la justification du sacerdoce et à sa gloire. Le
sacerdoce, assurément, a encore une autre supériorité.
Dans ses rangs compacts, les âmes qui ont la vertu sans
avoir le génie peuvent acquérir, par le don du Saint-
Esprit, les communications que le génie offre à ses
privilégiés. Alors, même sans génie au sens ordinaire
du mot, de tels prêtres comprennent la femme comme
le Christ l'a comprise, l'aiment comme le Christ l'a ai-
mée, vénérant dans les femmes leur mère auguste à
leurs yeux comme le Christ a vénéré sa Mère im-
mortellement sacrée. Ce sont aussi les expressions et
les procédés de l'apôtre saint Paul, celui qui de tous
les chrétiens eut du christianisme la compréhension la
plus vaste. Les efforts de ces saints et humbles prêtres,
combinés avec les enseignements des grands docteurs
de l'Eglise, ont conduit à son progrès actuel l'œuvre de
réhabilitation, d'affranchissement, que le Christ a com-
mencée en faveur de la femme et qu'il veut pousser plus
loin encore, car après la réhabilitation, après l'affran-
chissement viendra l'action féconde que le christia-
nisme réclame pour atteindre ses fins sociales. — Que
si maintenant, là où manquent la connaissance des
temps présents et une assistance surnaturelle pro-
fonde, il y a des prêtres qui ressemblent, par leurs
idées, au reste de leurs contemporains, est-ce bien
étonnant ') Ils ne connaissent pas la femme telle qu'elle
222 LA PERSONNALITE DE LA FEMME
est, telle qu'elle doit être ; donc ils ne la comprennent
pas, n'admettent pas sa mission idéale dans la so-
ciété, et dès lors s'opposent à la culture qui doit
ci instituer en elle une forte personnalité. Mais parce
qu'il existe de tels prêtres, on n'a pas le droit d'en con-
clure que le prêtre en général ne comprend pas la to-
tale et divine mission de la femme. Le prêtre, en tant
que prêtre, et s'il est véritablement prêtre, la comprend
et l'aime mieux que quiconque, puisqu'il est assisté
dans son esprit et dans son cœur par la grâce divine, et
puisque la grâce veut l'amour dont Jésus-Christ a
donné le parfait exemple.
Qui a plus estimé la femme <jue L'illustre évêque
d'Orléans, Mgr Dupanloup, l'immortel éducateur, l'ini-
tiateur béni de tout le mouvement présent en faveur
du développement intellectuel qui crée une personna-
lité à la femme? Le développement de celle personna-
lité, essentiellement moral, nécessaire à l'équilibre des
résultats d'une civilisation avancée et des progrès so-
ciaux de l'humanité, contribuerait beaucoup à établir
dans les rapports entre les divers éléments de la société,
même entre la femme et le prêtre, des relations sainte-
ment fraternelles qui, si elles prévalaient, ne nuiraient
ni aux vertus privées, ni aux vertus publiques, et favo-
riseraient la juste compréhension et la saine pratique
de la vraie direction spirituelle.
Il n'y a donc pas lieu de redouter l'épanouissement de
la personnalité de la femme chrétienne ; pour que celte
personnalité, dont l'éclosion ne saurait tarder, donne
de bons fruits, il faut qu'elle fleurisse en terre sainte.
LA PERSONNALITE DE LA FEMME 2 20
Ce sont les catholiques qui ont le devoir de la cultiver.
S'ils s'y refusaient, le nombre des libres penseuses,
telles que celle dont nous avons sténographié, à titre de
renseignement utile, le virulent réquisitoire, ne ferait
probablement qu'augmenter en France. — Ils ne s'y
refuseront pas ; car tout les invile à réfléchir, et toutes
les observations leur montrent l'évidence de leur devoir
et de leur force.
CHAPITRE VI
LE FÉMINISME
REFLEXIONS PHILOSOPHIQUES
S'il est une question épineuse et entre toutes, em-
broussaillée, irritante, c'est bien, assurément, la ques-
tion féministe. Aussi a-t-il été de mode, tout d'abord,
ou de tactique, de s'en désintéresser en riant. Mais les
événements vont vite, à notre époque. Bientôt l'atten-
tion publique a été saisie, et les esprits clairvoyants in-
clinent à considérer désormais le féminisme comme
une force dont il serait téméraire de nier l'existence et
dangereux d'abandonner les effets au hasard des quan-
tités négligeables. Dès lors, la presse et les revues ont
ouvert un jour sur la question. Des femmes d'esprit et
de coeur l'ont notamment étudiée, soit en Amérique,
où elle a eu tout son éclat, soit en Angleterre, où d'as-
sez vilaines ombres lui font noires tâches. Cependant
si l'histoire a inscrit les faits, et principalement les
faits d actualité, la philosophie muette et expectante
n'est point encore intervenue. Jusqu'ici elle n'a pas fait
i5
2 26 LE FÉMINISME
entendre, au-dessus des luttes de parti, les paroles paci-
fiantes dont elle est la gardienne et dont il serait temps,
peut-être, de lui arracher le secret.
C'est pourquoi il paraît à propos de se demander
d'où vient le féminisme et où il va.
Quelle est son origine, quels sont ses droits, les dan-
gers dont il menace la société, ou les services que,
fidèle à sa mission, il devrait lui rendre, — voilà ce
qu'il importe de déterminer avant d'aborder l'étude des
faits et leur évolution.
On peut considérer le féminisme sous deux chefs :
théoriquement, au point de vue absolu, et pratique-
ment, au point de vue du mouvement actuel qu'il
opère. Cette distinction, en devenant le leit motiv du
thème, le soustrait aux dissonances qui le faussent, et
offre l'avantage d'harmoniser entre elles ses différentes
parties, de telle sorte que les conséquences pratiques et
changeantes de la question féministe se rattachent
toutes aux principes immuables qui les éclairent et les
expliquent.
Examiné au point de vue spéculatif idéal, le fémi-
nisme n'est-il pas un mal, du fait même de son essence,
laquelle n'est autre que l'individualisation des sexes ?
Ne s'ensuit il pas que la justice philosophique purement
spéculative serait en droit de prononcer sa condamna-
tion, car le féminisme se trouve en opposition avec le
plan primitif qui avait conçu l'humanité homme et
femme ' et uni les sexes par des liens destinés à être
1 Genèse, ch. i. « tl les créa à son image et les fit mâle et fe-
LE FEMINISME 227
les sources de la vie et de la félicité terrestres ? Que
fait-il en effet ? Il individualise, — c'est son unique
raison d'être, — donc il dissocie le couple humain et
devient par là un ennemi de l'union sacrée sur laquelle
reposent la famille, la société, le bonheur. Toutefois,
si forte que paraisse cette remarque, il est à propos de
reconnaître tout de suite qu'elle ne saurait, à aucun
titre, constituer une objection susceptible de légitimer
en fait la condamnation anticipée du mouvement fémi-
niste. Il y a lieu seulement de la mettre en évidence.
attendu qu'elle renferme le motif supérieur des anti-
pathies profondes que le mouvement féministe éveille
souvent, sans qu'il soit besoin d'invoquer contre lui les
écarts qui l'ont discrédité. Il faut inscrire en tête de
ligne cette raison philosophique des aversions qu'il sou-
lève, parce qu'elle les explique partout où elles se ren-
contrent, que ce soitchez les athées ou chez les croyants,
chez les hommes ou chez les femmes ; puis encore
parce qu'elle est rarement invoquée dans la discussion,
et enfin parce qu'elle oblige le penseur à remonter des
causes secondes aux causes premières et à rattacher le
féminisme au grand phénomène qui donne la solution
philosophique des difficultés terrestres : j'ai nommé le
péché originel.
Que si. maintenant, on passe de la spéculation à
l'observation, le féminisme, considéré dès lors, non
plus au point de vue du principe, mais au point de vue
mette. » — Selon la religion incloue, il en fut de même : « Ma-
nuu se dédouble : une de ses moitiés forme l'homme, l'autre la
femme. »
2 28 LE FÉMINISME
du fait, apparaît, au commencement des temps, comme
une réalité naissante, plus ou moins retardée, mais tôt
ou tard inéluctable. Suite prochaine des accidents
malheureux qui brisèrent l'harmonie primitive, la dis-
sociation du couple humain, manifestée à l'aurore des
sociétés par les tolérances légales ou par la corruption
des mœurs, annonce le féminisme et y prélude. Le fé-
minisme est aussi vieux que le monde. Lorsque l'ange
Michel, magnifiquement évoqué par Milton dans une
page célèbre, conduisit Adam sur une montagne élevée
pour lui montrer de là tous les désastres qui devaient
atteindre l'humanité désobéissante, s'il avait pu dis-
tinguer le détail de nos malheurs, nul doute que son
doigt menaçant n'eût signalé, parmi les fléaux à venir,
l'inimitié du couple humain et n'eût ajouté à la liste
de nos châtiments, après la longue humiliation de la
femme, après son exploitation séculaire, cette légitime
levée de boucliers à laquelle nous assistons aujourd'hui
et qui se nomme « le Féminisme ».
Beaucoup s'imaginent qu'il est né d'hier. Effective-
ment, oui ; mais son germe, pour avoir fleuri tard,
n'a pas laissé que d'éclater tôt et de pousser sous
terre sa lente croissance. Dès que l'humanité ne
marche pas par couples intégraux, la dissociation con-
jugale apparaît dans le monde. Cette dissociation fut
connue des Juifs, puisqu'ils avaient légalement, selon
le terme biblique, des concubines ; elle fut connue des
païens, qui vicièrent si atrocement les lois de la na-
ture ; elle fut connue des chrétiens qui, par l'institu-
tion de la virginité monastique, lui donnèrent une
LE FÉMINISME 229
solution supérieure ; elle fut connue des musulmans,
qui l'établirent clans sa manifestation la plus brutale.
Et voilà les causes secondes qui, sourdement, prépa-
raient le féminisme.
La dissociation du couple humain avait eu, jusqu'à
nos jours, deux formes générales : la polygamie an-
tique et la virginité chrétienne. C'est sous ces deux
aspects que le féminisme, en dehors du mot, s'est tour
à tour développé dans le vice ou dans la vertu. Assez
ignoré pour échapper à une définition grammaticale, il
fut longtemps inaperçu, et son état civil date à peine
d'un quart de siècle. Mais s'il n'eut que tard, avec
un nom, la libre allure désormais acquise, c'est lui
néanmoins qui se recueillait déjà sous la tente des pa-
triarches, lui qui gémit dans les harems de Mahomet, lui
encore qui, sanctifié, triomphe dans la vie claustrale. Dès
que la monogamie, atteinte par les passions, ne sait
plus satisfaire l'homme dans un cœur à cœur immu-
ble, le féminisme est né. Suscité par l'égoïsme mascu-
lin, noble ou vil, esclave ou libre, impudique ou virgi-
nal, quel qu'en soit l'esprit, il existe, il progresse. Voici
venir la triste Agar, suivie d'une grande multitude.
Ce sont les profanées errantes dans les déserts de
l'abandon, de la honte, de la misère, et qui enfan-
tent par représailles les Cléopâtre fatales et éper-
dues. Voici venir plus haut, cohorte nimbée d'or,
les saintes du Christ. — Mais qui êtes-vous, anges
et sphinges, sinon les avant-gardes de la radieuse
phalange qu'il était réservé à l'humanité d'enrégi-
menter pour le service du bien, ou celles que notre
23o LE FÉMINISME
fin de siècle naturaliste devait armer pour la guerre
des sexes !
Les nouvelles amazones rencontrent dans les institu-
tions politiques un appui considérable du fait de la
démocratie égalitaire et émancipatrice, tandis que le
strugglefor life juxtapose sur le terrain économique la
formidable concurrence de l'homme et de la femme ;
d'où il résulte que le féminisme actuel n'est ni plus ni
moins qu'une revendication par la femme de sou
honneur et de son pain. Le railler, l'exécuter, reste
toujours une ressource ; mais qui sait si le rire de
Voltaire n'a pas trouvé son maître dans la désolation
universelle, et qui nous assure que les autodafés en
effigie ne sont pas le plus dérisoire des anachronismes ?
Le mouvement féministe est engagé. Il s'accélère,
il se généralise. M m " Dronsart, dont les tableaux his-
toriques se recommandent par l'exactitude du dé-
tail, assure que le féminisme américain, — et il est
considéré comme le père de tous les autres, — ne
compte que vingt-cinq années d'existence. Or voici que
déjà il occupe, avec les immenses Etats-Unis, des po-
sitions plus ou moins avancées dans toute la vieille
Europe. N'est-il pas temps de compter avec lui, et
aussi d'admirer les prodiges qu'il a accomplis de
l'autre côté de l'Océan? En France même, le fémi-
nisme invite, — que dis-je? — il force l'attention du
penseur soucieux do garantir la société contre des
troubles qui la menaceraient certainement si l'on
n'avait soin de retenir dans la vérité chrétienne les
apôtres agissants.
LE FEMINISME 20 1
On évitera d'ailleurs toute équivoque sur cette ques-
tion brûlante, en éclairant l'opinion par les hautes
vérités qui la dominent, à savoir, — comme nous
l'avons fait observer tout d'abord, — que la dissocia-
tion du couple humain résulte, ainsi que tous nos
autres maux, de leur source commune, et qu'ainsi
on ne peut pas plus invoquer contre le féminisme que
contre les autres mouvements sociaux, l'argument tiré
du plan primitif. L'économie primitive est brisée, et,
quoi qu'en disent les prophètes de l'âge d'or, il est à
craindre, si l'on juge de l'avenir par le passé, que les
nations et les individus ne reconstitueront guère ici-
bas que des à peu près et rencontreront toujours, dans
les produits mélangés de la civilisation, des conflits à
concilier. Le féminisme en est un ; c'est une force
aujourd'hui développée, qui se combinera désormais,
bon gré mal gré, avec les éléments qui entraînent la
société à des destinées inconnues.
De deux choses Tune, ou bien cette force entravera
la marche, toujours difficile, du progrès, ou bien, —
et c'est là notre espoir, — elle s'orientera dans des
hauteurs saines pour contribuer au perfectionnement
des peuples et des individus, en concourant à l'œuvre
pie des temps modernes qui n'est autre que la restau-
ration intime du couple humain. — Disons-le sans
tarder : ce n'est pas, à notre avis, le mouvement fé-
ministe qui produira ce résultat heureux. C'est le
mouvement féminin catholique, celui-là même qui,
prenant le fleuve à sa source, cherche à l'endiguer.
à le canaliser pour le contenir et en régler le cours sans
20 2 LE FEMINISME
accident. Le mouvement féministe indépendant et le
mouvement féminin catholique se proposent également
de développer, au xx c siècle, la personnalité de la
femme. Le premier a plus spécialement pour but
l'émancipation proprement dite, le second, mieux
éclairé, se propose de former selon l'Evangile la per-
sonnalité que les mœurs modernes réclament, afin de
préparer des femmes capables de remplir leur triple
vocation par rapport à Dieu, par rapport au ma-
riage et par rapport à la maternité. Par ce mouve-
ment féminin catholique s'accomplira la restauration
intime du couple humain que nous avons appelée et
qui est bien, en effet, l'œuvre pie de notre époque.
Abordons, sans autre préambule, l'examen des faits
contemporains ramenés à deux groupes sur lesquels
portera tout l'intérêt de ces observations : le fémi-
nisme américain et le féminisme français.
Le beau travail de M""' Bcnlzon que tout le monde
a lu, et dont, après un tel succès, l'éloge n'est plus
à faire, donne une vision aussi nette que vivante des
mœurs et de l'activité féminines aux Etats-Unis.
C'est, entre les ouvrages parus sur ce sujet, le plus
impartial, le plus complet, le plus clair et par consé-
quent le plus propre à servir de thème auv écrivains
français qui étudient les questions féministes. Mais,
tel quel, ce thème est très vaste et très suggestif sur-
tout. La pensée en quête de renseignements utiles se
verrait entraînée à des considérations véritablement
immenses, si elle voulait faire le tour de chaque idée
qu'il remue. — On se contentera d'en examiner ici
quelques-unes des plus importantes parmi celles qui
intéressent directement les préoccupations actuelles.
Tout d'abord, quel est le trait qui semble caracté-
riser la femme américaine photographiée dans les
divers groupes représentés par le merveilleux instan-
tané de M me Bentzon ?
Ce qui distingue la femme d'action américaine,
c'est une tendance à se désexucdiser pour se dévouer,
substituant à l'amour des hommes l'amour de l'hu-
"20 II LB FÉMINISME
manité. Ce caractère propre, gros de conséquences
assurément très complexes, explique l'antipathie de
tant d'hommes et de tant de femmes de tous pays,
comme aussi il justifie également en sens inverse la
faveur que d'autres témoignent. En France, — c'est
à la France que nous ramenons nos observations, —
l'Américaine n'est pas sympathique. Profondément
pénétrée, comme toutes les nations catholiques, par
des influences religieuses qui, chez les races latines.
ont développé une distinction des sexes prépondérante,
la France s'est fait un tempérament réfractaire aux ten-
tatives d'unification qui se produisent dans le nouveau
monde, et elle en accueille avec humeur les triomphes,
d'autant plus qu'elle a, certes, connu le dévouement
et qu'elle a vu fleurir les plus belles oeuvres de la cha-
rité sous l'inspiration d'un zèle catholique foncièrement
étranger au mouvement américain. Toutefois, cer-
taines rumeurs sourdes, de plus en plus perceptibles,
annoncent déjà (pic le phénomène constaté aux Etats-
Unis pourrait bien s'étendre des races saxonnes aux
race- Latines, et de L'Amérique gagner la France ;
surtout si la France achève de perdre la loi aux
croyances traditionnelles.
Mais, dira-t-on, qu'est-ce que la désérialisation ?
— C'est une tendance de L'homme el de la femme à
oublier leur sexe pour établir entre les individus mâles
et femelles, non pas l'union à laquelle les convie leur
diversité, mais une égalité séparatiste de plus en plus
complète; tendance qui parait bien barbare en notre
beau pays de galanterie et d'amour, et qui lest, en
LE FEMINISME 200
effet, puisqu'il faut, pour l'expliquer, créer un de ces
néologismes fatidiques que la langue des penseurs
sanctionne sans cloute plus volontiers que les diction-
naires des académies.
Je ne prétends pas louer la désexualisation en la nom-
mant ; je la constate. Que si je suis amenée à en signaler
l'avantage, dans une certaine mesure, à l'heure actuelle
en France, dirait-on qu'elle est condamnée par l'Eglise ?
— Je m'explique ; pas d'équivoque. Elle l'est dans
deux cas : ou bien quand pratiquement elle égare des
Origène et des Abélard, ou bien quand théorique-
ment elle vicie la métaphysique. Or j'entends par dé-
sexualisation un état général des esprits et des mœurs
qui n'infirme rien métaphysiquement, mais qui dis
lingue et spécifie, bornant les rapports d'amour à leur
limite incontestablement très restreinte et développant
sur un champ incontestablement très vaste les rapports
de la fraternité. Si c'est cette fraternité qui choque, la
famille devient un scandale, car tout s'enchaine, et la
société est une grande famille ; mais les rapports de La
fraternité répondent aux vœux de la nature et de la
morale dans la famille, ils y répondent de même dans
l.i société, puisqu'ils y sont inévitables avec la vie ouverte
d'aujourd'hui. Ils entrent peu à peu dans les mœurs,
dans tous les pays, sous la poussée de l'activité con-
temporaine, et dans toutes les classes de la société, sans
en excepter les privilégiées, impérieusement arrachées
au dilettantisme improductif. Les conditions de la vie
présente troublent partout la quiétude paresseuse. Le
péremptoire souci du gagne pain embauche au travail
a36 LE FÉMINISME
les derniers des oisifs ; il prend les femmes comme
les hommes ; ce travail tant disputé les met en con-,
tact, et la marée montante des besoins les jette pêle-
mêle sur les terres où se livre la tragique bataille des
intérêts humains.
La fraternité sociale des sexes, imitée de la frater-
nité familiale, ne doit pas être, du reste, un encoura-
gement au célibat ni une entrave à la virginité reli-
gieuse. Appliquée aux relations publiques, elle doit
s'établir dans la société civile de couple à couple
comme d'individu à individu ; seuls y échappent les
peuples qui vivent sous la loi de Mahomet où il n'y a
pas de couples. Nécessaire aux mariés comme aux
non mariés, la fraternité n'est un danger que si elle
nuit aux rapports d'un ordre supérieur qui a, il est
vrai, de très rares témoins ici-bas mais dont il faut ce-
pendant réserver les droits sacrés. Je veux parler de
la vie monastique, contemplative et cloîtrée, qui est,
en effet, menacée dans les pays où la désexualisation
s'est tout d'abord manifestée, c'est-à-dire dans les
Etats-Unis; mais elle y est menacée par les influences
longtemps souveraines du protestantisme qui, ne la
comprenant pas, la met en interdit.
Quand des catholiques français, redoutant chez nous
l'invasion des mœurs américaines, ont pris peur, s'ils
avaient motivé philosophiquement leur crainte au lieu
de se livrer à des violences puériles, il eut été plus ha-
bile de leur part de substituer des arguments de fond
aux accusations d'américanisme devenues dans leur
vocabulaire de véritables injures. Il paraît clair qu'en
LE FÉMINISME 207
Amérique la camaraderie fraternelle peut abaisser le
niveau des âmes, mais c'est parce que le protestantisme
y a ruiné dans les esprits la notion supérieure de la
virginité religieuse. Ceci n'est donc pas un effet obli-
gatoire de la fraternité ; c'est la conséquence d'une
dogmatique découronnée. La virginité religieuse im-
plique dans son terme élevé une sexualisation morale
profonde, car ceux qui s'y consacrent vouent à Dieu
dans leur intégralité tous les sentiments que le cœur
humain peut éprouver. S'il advenait qu'un peuple
abusât assez de la désexualisation pour perdre la no-
tion pure de la haute virginité, atteint par une infério-
rité philosophique et morale il tomberait fatalement en
décadence, car la sexualisation est un principe de fé-
condité dans l'ordre moral aussi bien que dans l'ordre
matériel. Est-ce là ce que redoutent des catholiques en
présence de ce qu'ils appellent les dangers de l'améri-
canisme ? Leurs appréhensions deviennent alors intelli-
gibles, car elles s'appuient sur des raisons sérieuses. Mais
ces appréhensions sont bien vaines en France. Les na-
tions catholiques n'ont rien à craindre de l'importation
de la fraternité dans les mœurs privées et publiques ;
c'est là qu'au contraire les nations catholiques repren-
nent l'avantage dont trop inconsidérément on les croit
dépourvues. Elles peuvent seules sauver l'univers civilisé
de la désexualisation qui le menacerait en s'accentuant,
car elles possèdent encore des âmes entières, ayant reçu
en dépôt, pratiqué pendant dix-huit siècles et conservé
jusqu'à nos jours l'intégralité du dogme qui renferme
la métaphysique immuable et la philosophie complète.
238 EE FÉMINISME
Mais on ne saurait malheureusement attendre clés na-
tions catholiques l'action normale de leur influence
avant qu'elles n'aient réalisé leur propre assainissement
par les rapports de fraternité nécessaires entre l'homme
et la femme. Alors leur tour viendra d'agir, elles aussi,
sur les peuples plus jeunes, en leur donnant les no-
tions religieuses supérieures qui leur manquent
encore.
Parmi les races latines, une nation dès longtemps
destinée aux grandes choses servira de trait d'union
entre le Midi et le Nord. Cette nation c'est celle-là qui,
ainsi que l'a rappelé M. Brunetière ' a, dès l'année 1791,
apporté L'enseignement catholique aux Américains pai
les Sulpiciens qui fondèrent à Baltimore le premier
grand-séminaire des Etats-Unis : c'est la France.
Mais, je le répèle, avant de remplir la mission qui lui
incombe, des changements s'imposent à ses mœurs.
Sont-ils possibles ? — Oui, puisque la France, catho-
lique et démocratique, se trouve orientée vers l'avenir
philosophiquement et socialement.
Les rapports que la France, si elle veut se perfec-
tionner, devra favoriser entre l'homme et la femme,
seront le contre-poison du naturalisme dont elle csl in-
toxiquée, et deviendront un des agents les plus puis-
sants de sa rénovation morale. Pas n'est besoin de cal-
quer ces rapports sur ceux qui gouvernent les Anglo-
Savons. On ne le pourrait d'ailleurs, attendu que la
1 Le Catholicisme aux Etats-Unis, par M. Ferdinand Brune-
tière. Revue des Deux-Mondes, i r ' novembre 1898.
LE FEMINISME 200
femme française, après avoir occupé la place éminenle
que lui attribue l'Eglise, n'acceptera jamais, dans la fa-
mille, le rôle subordonné de l'anglaise, ni ne satisfera
sa tendresse maternelle des sentiments de l'américaine,
ni n'étouffera dans son âme l'appel à la vocation sacrée,
à la vie monastique contemplative inconnue de ses sœurs
d'outre-mer. Mais si les rapports des sexes, en France,
n'ont pas à calquer ce qui se fait à l'étranger, ils ont ce-
pendant quelque chose à emprunter : c'est ce que nous
voulons indiquer. Nous disons que la métaphysique et
la morale exigent désormais, sur le terrain social, des
échanges réciproques entre les nations civilisées et pro-
gressistes appartenant aux races prépondérantes. C'est
la force latine qui, par la théologie catholique, devra
exercer les influences intimes et maintenir les liens
complets de l'homme et de la femme entre eux et avec
Dieu, tels qu'ils sont compris chez les peuples latins où
ils dérivent de leur religion ; c'est la force anglo-saxonne
qui donnera aux rapports extérieurs de l'homme et de
la femme le caractère public que nécessitent les con-
ditions de la vie dans les temps démocratiques. Du
mélange proportionnel de ces deux forces, — car si la
France emprunte, elle communique bien davantage,
— dépendent le développement de la morale comme
aussi la prospérité des autres nations. Dans ce partage
des rôles, où serait pour la France, je le demande,
l'humiliation dont un pharisaïsme inintelligent et or-
gueilleux cherche à faire grand bruit? Le maintien
philosophique des dogmes favorables à la forte sexua-
lisation des esprits d'une part, et d'autre part le déve-
2/ÎO LE FÉMINISME
loppement raisonnable d'une certaine désexvialisation
publique exigée par les fréquentations constantes de
l'activité sociale, sont deux agents irrécusables du pro-
grès moderne, nécessaires à l'épanouissement de la fa-
mille proprement dite, de la famille sociale et de la fa-
mille religieuse. Si l'on en veut la preuve, elle se
manifeste dans une anomalie bizarre.
Qu'est-ce qui se passe aujourd'hui en France avec la
sexualisation latine et en Amérique avec la désexuali-
sation anglo-saxonne, telles qu'elles régnent actuelle-
ment dans les deux pays!' Il arrive que ces deux états
de mœurs agissent contrairement à leur pouvoir. La
sexualisation latine produit chez nous une déperdition
grave, et la désexualisation anglo-saxonne assure à nos
voisins une prospérité menaçante ; chez eux la vie dé-
borde, chez nous elle se retire. La contradiction est
étrange; elle est surtout dangereuse, car elle établit
bien des mirages et fail bien des dupes; elle laisse
croire que la rupture de la relation qui existe entre les
principes et les mœurs n'a pas d'importance; elle accré-
dite par là, dans les idées, un désordre qui tôt ou tard
passera dans les faits. Pour faire cesser chez elle cette
contradiction, la France n'aurait qu'à constituer les
rapports publics des sexes selon la loi normale qui les
régit, et pour obtenir ce résultat elle doit incontestable-
ment provoquer dans les mœurs la fraternité. Les rap-
ports d'amour, bien qu'ils soient l'expression suprême
de l'union, ne sauraient avoir, avec la primauté qui
leur revient dans l'ordre philosophique, la prédomi-
nance qu'on cherche à leur accorder dans la société et
LE FEMINISME 2£| I
même dans le mariage. L'expérience nous apprend que
là où règne cette prédominance naturaliste, elle en-
gendre les complications, le malheur, la stérilité.
L'amour devient alors la volupté, et la volupté est l'im-
placable ennemie du bonheur, de la morale, delà race.
Les latins sont gangrenés par ce mal. 11 s'est infiltré
jusqu'à leurs moelles, au mépris de la loi divine, des
intérêts humains, de l'honnêteté la plus élémentaire,
cherchant des accommodements impossibles, matéria-
lisant tout sans en excepter le mariage dont la notion
chrétienne est faussée. Le naturalisme, en exploitant la
forte sexualisation des races latines, en a perverti les
effets et rendu nécessaire un correctif puissant : c'est
ce qui invite les latins à importer dans leurs mœurs
une part dedésexualisation.
Vouée aux œuvres qui l'enfièvrent et qui s'exercent
non pas derrière des grilles inconnues là-bas, mais à
l'air libre, la jeune Américaine, disons-le sans détour,
bien qu'elle oublie son sexe au souille de l'altruisme,
se dénature incontestablement et par là elle peut exercer
des influences dont l'entraînement serait redoutable
car on ne s'attaque pas impunément aux beaux mys-
tères du cœur. La religieuse catholique, étrangère à
l'amour humain, le respecte et l'honore dans son sym-
bolisme dogmatique ; elle reste donc philosophique-
ment supérieure à la célibataire philanthrope d'outre-
mer. Pour étudier sans parti-pris la métamor-
phose de la femme américaine, il convient de se placer
sur le terrain de l'actualité et des faits. On s'aperçoit
alors que l'égalité séparatiste des sexes est un phéno-
12/^2 LE FÉMINISME
mène accompli, niais temporaire, espérons-le, car il est
de l'ordre de ceux que les sociétés engendrent clans les
périodes de transition et de renouvellement. Des cir-
constances spéciales ont fait de la femme, aux Etats-
Unis, les pionniers nécessaires et infatigables de la ci-
vilisation ; de là l'habitude des exercices violents, le
goût dès lors utile des sports virils, toutes choses qui
devaient largement contribuer à l'oubli du sexe vile et
franchement avoué par la tenue et par le costume. Elles
coupent leurs cheveux, prennent la casquette, la che-
mise de flanelle, la jaquette tailleur, la cravate
d'homme, gardant d'ailleurs la jupe, car L'honnête e^t
dans leur nature. Ce costume masculin et décent est-il
une pure excentricité, une simple mode? Assurément
non. Les engouements qui durent et se généralisent ont
des causes moins futiles. Peut être ne serait-il pas sans
intérêt de les rechercher, fût-ce au prix de quelques
efforts. La pensée superficielle, dans la rapidité de ses
conclusions ordinaires, est presque toujours surprise
des découvertes qui la frappent, lorsque, plus sérieuse,
elle quille les surfaces pour sonder les profondeurs.
Ainsi la méditation des choses féminines en Amérique,
passant de la constatation des usages à l'étudedela re-
ligion et des institutions nationales et enveloppant dans
un cercle élargi les éléments d'une analyse plus com-
plète, découvre dans la démocratie, dans les croyances,
dans les mœurs publiques, des forces destinées à
produire, par de nouvelles combinaisons, de nou-
veaux phénomènes. Celui qui nous occupe dérive de
ces trois facteurs.
le féminisme 12/10
La situation économique, en séparant les hommes et
les femmes pour les besoins de la conquête territoriale
et agricole, n'avait pas trop de leurs bras divisés, ici et
là, pour créer un monde nouveau avant de le peupler ;
donc primitivement pas d'unions et, partant, pas de
distinction de sexe. L'individualisme démocratique,
succédant à la lutte ardente pour la vie, incite encore
au maintien du célibat, même dans les pays conquis
où l'homme et la femme, habitués à la séparation, se
rencontrent sans se chercher dans le mariage. Enfin
la religion protestante, qui impose au célibat la forme
laïque libre, ajoute aussi un agent puissant aux causes
multiples qui ont tant favorisé l'oubli du sexe, car
l'ordre surnaturel n'exerce pas ici son contre-poids
nécessaire, tandis que le catholicisme, même chez les
peuples démocratiques et avec les mœurs qu'entraîne
l'émancipation de la femme, conservera toujours les
distinctions sexuelles dont sa doctrine, nettement for-
mulée par saint Paul, réclame le symbolisme.
Le phénomène de désexualisation qui s'est opéré en
Amérique s'explique donc de lui-même. Mais si de la
constatation du fait et après l'indication rapide des
causes particulières qui l'ont produit, on se risquait à
un interrogatoire plus complet, essayant de faire
marcher d'un pas égal la civilisation et la philosophie
équilibrées l'une par l'autre, les difficultés ne tarde-
raient pas à se multiplier. Il se pourrait qu'en jetant
un coup d'oeil d'ensemble sur l'évolution enveloppante
de la société contemporaine, on vînt à lire au frontis-
pice de l'avenir les termes d'un inévitable dilemme :
•2 [\[\ LE FÉMINISME
ou bien la démocratie de moins en moins chrétienne
et de plus en plus oublieuse des formules métaphy-
siques et dogmatiques qui sont depuis mille huit
cents ans la boussole de l'humanité, marchera vers
une désexualisation forcée, croissante, implacable, tôt
ou tard mortelle à la race ; ou bien en revenant à
l'Eglise, elle retrouvera dans ses formules antiques le
secret d'adapter les exigences d'aujourd'hui aux prin-
cipes d'hier, et par ce retour philosophique aux vastes
conceptions originelles, elle rentrera dans l'intégrité
du plan divin — et vivra. Puisque le célibat, qu'on le
veuille ou non, tend à s'imposer à un nombre tou-
jours croissant d'individus dans les civilisations avan-
cées, la démocratie chrétienne substituerait du moins
au célibat qui dissocie le couple, unifie, identifie
l'individu, et par conséquent stérilise les cœurs et les
esprits aussi bien que les corps, un célibat respec-
tueux, dans l'ordre intellectuel et moral, des corres-
pondances fécondes résultant de la diversité des
sexes ; peut-être rebaptiserait-on alors le célibat futur
du nom si imprudemment bafoué et cependant à
jamais glorieux qu'il portait autrefois lorsqu'il s'ap-
pelait la virginité chrétienne.
En attendant, le célibat se présente aux Etats-Unis
sous une forme qu'il est bien permis de trouver dé-
plaisante, lorsqu'on se rappelle le plan primitif. Le
célibat économique rompt totalement l'union voulue
de Dieu, or Dieu n'a pas fait l'homme et la femme
pour s'égaler isolément, mais pour établir entre leurs
facultés diverses un échange fécond d'idées et de sen-
LE FÉMINISME 2 4 5
timents. Cependant, si l'oubli du sexe parait être un
mal en soi, il n'en reste pas moins acquis qu'on doit
le regarder aujourd'hui comme un agent de progrès
moral transitoire, et correspondant à l'état actuel des
sociétés. Qu'il entraîne, en se développant, la perte
des choses regrettées, qu'un à un les lambeaux d'un
passé cher se détachent et tombent, nul n'y peut
rien. Les gens d'autrefois récriminent en vain, car ce
sont les gens d'aujourd'hui qui font les mœurs. La
désexualisation, après avoir saisi le nouveau monde
d'abord, commence à tenter l'ancien. Les protesta-
tions s'élèvent; le lait existe, il agit, il marche im-
perturbablement, rien ne l'arrête dans sa voie silencieuse,
sourde aux échos du respect humain, libre, conqué-
rante !
Mais pourquoi nous effrayer ! } Le christianisme ca-
tholique, en pénétrant le mouvement, n'est-il pas sus-
ceptible de le ramener à des fins sublimes ?
Il
Parmi tant de clameurs ameutées, les plus reten-
tissantes partent du dilettantisme furieux et châtié.
Son omnipotence outragée dénie aux Américaines les
dons artistiques, et, de ce chef, fulmine contre leur
métamorphose barbare. En peinture, en musique,
disent nos esthètes, le beau leur échappe ; elles ne le
sentent pas. L'idéal plastique et harmonique de la
forme et des sons ne les subjugue pas, ces femmes
qui n'en sont pins ! Et ce n'est pas, comme on le
prétend, parce qu'elles appartiennent à un monde
trop jeune qu'elles ne sont pas artistes, mais parce que
l'annihilation du sexe leur ôte le sentiment esthétique,
car le sentiment yient de l'amour, et sans le sexe il n'y
a pas d'amour. — Assurément ; mais qu'y faire PL'évo-
lution sociale a ses rigueurs ; il en est d'implacables.
Sur les avenues fleuries du progrès, les roses gardent
leurs épines. Il semble qu'un arrêt cruel interdise aux
générations orgueilleuses la jouissance simultanée de
tous les biens laborieusement conquis. Nous avons la
main trop petite pour serrer les gerbes nouvelles avec les
palmes d'an tan. De môme que les moissons de nos
champs se consomment successivement, celles de demain
LE FÉMINISME 2^7
naissant sur la poussière de celles d'hier, ainsi les
floraisons du progrès ne sont point immortelles, et
dissemblables en sont les fruits. 11 y a là une loi que
nous sommes trop enclins à oublier. Le trésor incor-
ruptible de l'humanité ne se forme, d'ailleurs, que
dans l'ordre moral. Consolons-nous ; l'humanité y
tend, elle y marche, et quand le christianisme aura
pris possession de la démocratie qui ne peut pas
se passer de lui, alors le vrai progrès, le seul,
le progrès moral l'élèvera vers les altitudes su-
périeures : la société est obligée de les atteindre si elle
veut goûter aux biens qui furent çà et là l'apanage
d'aristocraties détruites et que l'effort transitoire de
l'évolution actuelle cherche à assurer aux démocraties
pacifiées et vertueuses.
Revenons à l'Amérique et aux Américaines. Avant
de savoir ce que valent contre elles les fureurs de
l'csthétismc, il importerait de considérer un peu les
obligations de leur vie. Vont-elles pas besoin, par
exemple, d'acquérir les habitudes masculines qui sont
naturellement contraires à leur sexe? Dans les condi-
tions de l'activité qu'elles exercent aux Etats-Unis,
est-il possible qu'elles les dédaignent, et les eussent-
elles si bien acquises sans nécessité ? Tout nous
montre à quel point elles réussissent à développer les
qualités qu'en France l'homme seul possède. Voyez les
clubs si nombreux et regardez comment les femmes
s'\ comportent ; elles y sont aussi paisibles que les
hommes les mieux rompus à la vie publique. Les
associations féministes de toutes sortes croissent et se
240 LE FEMINISME
multiplient de jour en jour ; il règne entre leurs
membres une entente qui étonne les Françaises ; on
y discute des questions que l'ancien monde parait
attribuer à l'homme, par droit de monopole intan-
gible : on y connaît une discipline exacte. Les
femmes, masculinisées par le goût de l'activité exté-
rieure, le sont encore par l'émancipation dont elles
jouissent, par l'influence qu'elles exercent dans les
matières auxquelles, en Europe, elles demeurent tout
à lait étrangères. On rencontre chez elles des virilités
inouïes. Elles font la police, obtiennent justice, dé-
fendent la veuve et l'orphelin : elles sont les cheva-
liers de la démocratie.
On leur reproche de ne pas être artistes et on dit :
c'est l'oubli du sexe qui fait ici échec à l'art. Théori-
quement, la plainte est juste; pratiquement, est-elle
légitime? >» 'est-ce pas plutôt le courant démocratique
qui agit en ceci et entraîne l'art à des transformations
inévitables? N'est-ce pas sa force saine qui trans-
forme l'esthétisme quintessencié en une sorte de dilu-
tion qui parait fade aux délicats, mais qui devient
susceptible d'abreuver les masses? Les Américaines
philanthropes ne bannissent point l'art. Sans connaître
les hautes spéculations de la philosophie, elles arrivent,
par le bon sens et par le cœur, aux mêmes conclu-
sions que le génie, et elles pensent, avec Lamennais.
que « l'art pour l'art est une absurdité ■ ». Elles
voient dans l'art une parcelle d'idéal réalisé, elle s'ap-
1 Lamennais. — De l'art et du beau, p.io.
LE FÉMINISME 2 49
pliquent à la recueillir pour consoler les déshérités.
Ainsi compris, l'art, grâce à leurs efforts, trouve des
fervents dans les rangs les plus humbles de la société,
témoins ces ouvrières qui emploient leurs économies à
l'acquisition de photographies de tableaux, et ces filles
de cuisine qui lavent la vaisselle en pensant aux
livres que la bibliothèque roulante va leur apporter.
Ce ne sont pas des esthètes en ivresse ni des dilettantes
éperdus ; ce sont des cœurs sensibles au beau qui
prennent l'art comme une récréation fugitive, comme
une récompense forcément éphémère, comme un en-
couragement rénovateur, et non point comme un dé-
lire enveloppant et mortel. Elles croient que la terre-
est le lieu de l'action, non celui de l'extase ; elles
pensent que l'esthétisme dilettante est fatalement cor-
rupteur des peuples, parce que les individus qui com-
posent les foules ne possèdent personnellement ni le
génie ni la vertu suprême, double condition rarissime,
en tous les cas toujours très relativement remplie, en
matière d'art, pour conserver la suave innocence esthé-
tique. Sages el judicieuses, ces Minerves américaines
apprécient sainement les besoins indestructibles de
l'âme humaine, elles cultivent, non pas l'esthétisme
qui heureusement n'a pas encore régné chez elles,
niais le sentiment populaire de l'idéal qu'elles cher-
chent à développer. Il leur parait injuste de confondre
l'esthétisme avec un idéal d'art. Ne semble-t-ilpas, en
effet, que, sous l'empire des démocraties modernes ',
1 // ne Jant jamais confondre les démocraties modernes pures
25o T.E FÉMINISME
la nécessité de bannir l'esthétisme pour s'attacher à
l'idéal est d'autant plus pressante que l'esthétisme
contemporain subit davantage les subordinations na-
turalistes qui en sont l'essence ? Dans les sociétés
où il possède jusqu'à la folie les littérateurs et les ar-
tistes, voit-on revivre sous son influence le sentiment
de l'idéal ? Quand la sensation joue dans la délec-
tation esthétique un rôle prépondérant qui la maté-
rialise, le culte du plaisir triomphe, — et alors,
malheur à l'idéal ! C'est Tainequi le dit (et cependant
il ne passe pas pour un ascète farouche ou un Savo-
narole irrité) en des pages charmantes qui retracent le
magnifique épanouissement d'art provoqué par les
Médicis avec une pléiade de talents incomparables.
Taine indique, à cette époque florentine, la pente
fatale sur laquelle on va glisser « par le culte du
plaisir », qui est toujours la conséquence de l'esthé-
tisme :
« Ici percent, dit-il, avec le paganisme restauré,
l'allégresse épicurienne, la volonté de jouir quand
même et tout de suite, et cet instinct du plaisir que la
sérieuse philosophie et la gravité politique avaient
jusqu'ici tempéré et contenu. Avec l'Arioste, l'Àrétin
et tant d'autres, on verra bientôt arriver la débauche
voluptueuse, le scepticisme déclaré, plus tard le dé-
vergondage cynique. Ces heureuses et délicates civili-
sations qui s'établirent sur le culte de l'esprit et du
avec les démocraties de l'antiquité, qui avaient des esclaves cl étaient,
par conséquent, bel et bien des aristocraties,
LE FEMINISME 201
plaisir, la Grèce du iv e siècle, la Provence du xir",
l'Italie du xvi e , n'étaient pas durables. L'homme y man-
quait de frein. Apres un vil* élan d'invention et de
génie, il s'échappait vers la licence et l'égoïsme ; l'ar-
tiste et le penseur dégénérés faisaient place au dilet-
tante et au sophiste ' » .
N'avons-nous pas, au xix e siècle, nos Arioste et
nos Àrétin ? Ne sont-ils pas mille fois plus dangereux
aujourd'hui qu'alors, puisqu'au lieu de ne paraître,
comme au xvi e siècle, qu'au sein des aristocraties,
parmi le groupe restreint des grands seigneurs, ils
pullulent dans tous les rangs sociaux chez les peuples
démocratiques ? L'Américaine philanthrope conçoit
l'idéal sous sa firme altruiste, dans la fleur de charité
dont elle égrène les pétales sur la terre ingrate foulée
par les petits et les déshérités. V ceux-ci elle offre
précisément la coupe de l'idéal .
Mais cela semble nouveauté. M Bentzon elle-
même s'en étonne. Après avoir décrit \\ ellesley. le
superbe collège, elle se demande s'il n'y a pas un in-
convénient grave à faire vivre pendant quatre ans
dans un véritable palais des jeunes fdles destinées à
mener ensuite une existence plus que modeste. N'est-
ce pas le règne de l'esthétisme qui soulève une pareille
question, n'est-ce pas l'abus qui compromet ici
l'usage? Refuser l'idéal à son heure, c'est exposer le
coeur humain, prisonnier des instincts, aux sugges-
tions, aux excès réalistes, c'est faire le procès de la
1 Taihe. — Voyage en Italie, t. II, p. i33.
2Ô2
LE FEMINISME
culture, c'est couper les ailes, c'est voiler les rayons.
Les couvents ont été beaux, autrefois, quand ils étaient
riches ; de nos jours la chapelle y reste soignée, dé-
corée : c'est pour honorer l'hôte divin, sans doute,
mais c'est aussi pour donner, par ce luxe innocent,
une idée d'élégance, c'est-à-dire une notion d'idéal.
Quels que soient, du reste, les avis sur les consé-
quences et le préjudice que porte à l'esthétisme l'oubli
du sexe, il est positif que si l'on compare la tentative
américaine à l'effort contraire que la littérature con-
temporaine affole en France, on est bien forcé de re-
connaître que c'est un très grand mal de ne voir
jamais chez la femme que le sexe, et dans les rap-
ports de l'homme et de la femme que la sensation.
Du reste, la désexualisation qui serait, en effet, un
malheur, une décadence innommable avec le matéria-
lisme, se prèle à devenir, au contraire, une véritable
force dès qu'en supprimant l'esclavage sensuel elle
rend à l'âme une vitalité magnifique dans l'esprit et
dans le cœur. Elle peut très bien ne pas détruire la
sympathie de l'homme et de la femme; elle ne l'atteint
pas irrémédiablement, si l'on en juge par les consé-
quences qu'elle présente aux Etats-Unis. Telle qu'elle
y existe, elle tend beaucoup plus à la sympathie que la
volupté égoïste.
Peut-être la destinée qui tisse nos jours de misère
et de gloire ne s'est-elle servie de la désexualisation
philanthropique indépendante que pour mettre à
portée de tous les esprits les grandes vérités que les
vieilles formules trop sublimes tenaient trop au-dessus
LE FÉMINISME 253
de nos fronts courbés. La désexualisation laïque altruiste
ne devient-elle pas une espèce de virginité naturelle
plus accessible ? Pourquoi ne contribuerait-elle pas à
populariser son aînée, la virginité surnaturelle dont
nous parlions tantôt? Les vérités religieueses n'onl-
elles pas pour habitude de se laïciser en se vulga-
risant, comme la loi morale du Christ devenue la loi
morale universelle du monde civilisé ? Quand elles
pénètrent la multitude après avoir été l'apanage
exclusif d'une élite restreinte, n'est-ce pas alors
qu'elles triomphent ? C'est bien ce qui s'est pro-
duit surtout pour la fraternité. Sans doute les soldats,
dans le premier éblouissement causé par la victoire,
oublient le chef à qui ils la doivent ; mais leur ingra-
titude passagère ne sert qu'à renforcer leurs acclama-
tions prochaines. Célibat pour célibat, qui sait si, peu
à peu, l'on ne préférera pas à la virginité indépendante
avec l'oubli du sexe, la virginité chrétienne qui peut
très bien ne pas être la rupture de l'homme et de la
femme, qui n'entraîne pas l'agamie morale, et qui doit,
tout au contraire, cimenter des unions spirituelles et
fécondes, telles que quelques grands saints les ont réa-
lisées?
Les annales chrétiennes ne nous apprennent-elles
pas, en effet, que dès ici-bas il est des élus qui peuvent
connaître en esprit l'avant-goût de la communion béa-
tifique, et ces élus se rencontrent seulement au sein de
l'Eglise où ils sont les fruits d'une dogmatique qui
fait la force des peuples catholiques puissamment sexua-
lisés? Cette force a ses périls, ce n'est pas douteux,
2 | LE FEMINISME
c'est même fatal à cause du péché originel, nous l'avons
reconnu ; mais elle a aussi ses effets magnifiques, privi-
lège sans pareil dont la fraternité enfantine de peuples
incomplètement chrétiens ne saurait cueillir, même
dans les âmes d'élection, les fleurs qui ont embaumé
l'humanité.
Dirait-on qu'il ne faut pas exagérer l'intérêt des
communications supérieures qui ont existé entre les
Saints, que l'histoire en indique assurément quelques
exemples mais qu'elle nous les montre infiniment rares
et qu'on ne peut leur attribuer une réelle influence
sur les progrès moraux et religieux de l'humanité ') 11
serait juste d'observer que l'histoire ne rapporte pas
tous les secrets intimes ; ceux qui les ont portés dans
des coeurs purs seuls dignes de les garder, se sont ap-
pliqués à les ensevelir au plus profond de leur âme, non
pas seulement pour les y dérober à la curiosité maligne,
mais pour s'en voiler à eux-mêmes les splendeurs
trop éclatantes.
M. A. Sabatier a fait à ce sujet une observation très
utile, dans sa belle étude sur la vie de saint François
d'Assise. Désireux de pénétrer lui aussi les mystères
de la douce liaison qui unissait sainte Claire au grand
prédicant de la pauvreté, il a accumulé les documents,
multiplié les recherches, et ces investigations minu-
tieuses lui ont prouvé que les premiers Franciscains,
en écrivant la biographie de leur maître, s'étaient étr-
illés à laisser dans l'ombre ses rapports religieux si in-
fimes avec la fondatrice des Clarisses. Soit qu'ils en
aient été eux-mêmes étonnés, soit qu'ils aient craint
LE FEMINISME 200
que d'autres n'y missent du scandale, il est certain
qu'ils ont volontairement soustrait aux regards de la
postérité le sanctuaire inexploré de deux âmes admira-
blement pures et superbement belles. Pareilles précau-
tions ont été prises en pareil cas par les biographes dis-
crets des Saints, et lorsqu'ils ont rencontré les mêmes
m \ stères clans d'autres vies d'une sainteté moins uni-
versellement reconnue, craignant ici davantage l'inin-
telligente méchanceté, ils ont fait plus de silence sur des
choses plus augustes. Mais les gloires les plus cacbées
laissent toujours percer quelques rayons, et ces rayons,
parvenant jusqu'à nous, suffisent à nous faire voir que
la dogmatique catholique, si elle engendre la forte sexua-
lisation dont l'humanité libre a déplorablement abu-
sé, elle suscite aussi et bien davantage des exemples
remarquables qui attestent hautement jusqu'où s'élèvent
les à mes sur les ailes de là foi. Les peuples protestants
ont pu être préservés de certains excès, mais ils ont
payé cette préservation d'une mutilation morale.
L'on doit observer que si nos grands Saints furent
très certainement asexués dans leurs sens, leur âme
garda du moins la dualité typique qui les rend parti-
cipants aux splendeurs de la Trinité, et qui fut même
très favorable aux arts, puisque la renaissance italienne
se donne pour père précisément le grand mystique
d'Assise, François l'Ascète !
La déscxualisation féministe n'est pas autre chose
qu'un essai d'assainissement, physiologique et psycho-
logique à la fois, opéré par une réaction vigoureuse
contre la sexualisation excessive et désordonnée dont
256 LE FÉMINISME
nous souffrons et qui amoncelle entre l'homme et la
femme des haines farouches. Le joug de la volupté
fausse les suprêmes ressorts de l'âme. Tout ce qui peut
contribuer à la dégager doit être considéré comme un
bienfait social, et il est assez naturel que le triomphe
croissant de la fraternité soit favorable à cette camara-
derie noble et pure qui fait, chez les peuples jeunes,
de certains hommes et de certaines femmes, non plus
des amants, mais des frères. Couples puissants, couples
féconds de l'avenir, les esthètes eux-mêmes ont besoin
de votre sang pour régénérer leur race étiolée, névro-
sée ! Le jour approche où l'homme efféminé sera heu-
reux de refaire ses muscles, et c'est dans la virilité de
la femme qu'il retrempera la sienne !
III
A quoi les Américaines doivent-elles la faculté d'ac-
complir les grandes œuvres qu'elles ont entreprises?
Qu'est-ce qui maintient entre elles la bonne intelli-
gence si rare, dit-on, et non sans raison, dans les asso-
ciations féminines ? Comment imposent-elles à leur
compatriotes ce respect si frappant en Amérique et
qui, en France, se pratique seulement d'homme à
homme ? Comment réussissent-elles dans leurs tenta-
tives de coéducation qui sont très remarquables ? Est-ce
que leur succès, dans toutes ces choses, ne résulte pas,
en grande partie, de la franche fraternité qui règne
dans les sociétés américaines désexualisées ?
Les conséquences de ce fait sont énormes. C'est
lui qui autorise les femmes laïques à exercer les œuvres
de zèle en plein soleil, sans murailles, ni tours, ni
grilles, sur le plus vaste pied qu'il soit possible d'ima-
giner, et en portant des secours innombrables, phy-
siques, intellectuels, moraux sur tous les domaines.
Nobles croisés, apôtres héroïques, elles touchent à
tout ; elles ouvrent des écoles, bâtissent des collèges
somptueux, tiennent des prisons, exploitent des fermes-
modèles) créent des œuvres pour tous les besoins, loge-
258 LE FÉMINISME
nienls d'ouvriers, cercles d'ouvrières, assistance des
enfants abandonnés, refuges des étrangers indigents,
discipline des vagabonds, éducation des nègres, des
Indiens, moralisation de tous les vices, sociétés de tem-
pérance, soins de toutes les maladies, elles ont même
consacré un hôpital spécial aux ivrognes, elles orga-
nisent des clubs littéraires, artistiques ; du haut en
bas de l'échelle sociale, depuis les salons jusqu'aux
élables, depuis la salle d'asile jusqu'à l'Université, elles
passent des grands aux petits, comme pour cimenter
ensemble toutes les pierres brutes ou taillées de l'édifice
social, et comme pour unir par je ne sais quel contact
intime et profond les fractions éparses de l'âme hu-
maine. Toutes les œuvres magnifiques dont les femmes
s'occupent ont été fondées par elles, et ce sont elles
qui les entretiennent de leurs deniers, ou plutôt de
leurs dollars, car elles y emploient des fortunes royale-.
Aussi, par un de ces effets heureux que le bien multi-
plie, la désexualisation à pente généreuse n'a pas peu
contribué à tempérer, en Amérique, la haine du capi-
tal. Enfin, elles imposent le respect aux hommes, et
c'est ici qu'on se réjouit surtout de la métamorphose
bienfaisante qui transforme leurs rapports, ici qu'on en
admira les plus beaux fruits, car, en se faisant respec-
ter, les femmes attachent le respect à tout ce qu'elles
touchent, et comme elles touchent à tout, en tout elles
le sauvent.
Les clubs de femme n'excitent pas un sourire, en
Amérique. Leur influence est acceptée et fertile par-
tout où elle agit, et sous quelque forme que ce soin
LE FEMINISME
209
Les « oratrices » se font écouter. Toutes ne possèdent
pas l'éloquence sans laquelle la plus juste thèse ne tient
pas, chez nous, vingt personnes assemblées. On les
suit parce qu'elles traitent des sujets sérieux et parce
que le dilettantisme n'exerce pas là -bas l'action délé-
tère qui, en France, ne tend à rien moins qu'à détruire
la puissance des idées ; le dilettantisme procède, remar-
quons-le, très directement de l'outrance de la sexualité.
Les oratrices américaines ont l'intelligence des sujets
qu'elles étudient, l'art de les présenter selon le point
de vue de l'auditoire, la foi en leur thèse ; elles ont sur-
tout le zèle désintéressé que la défense d'une grande
cause inspire à ceux qui lui uni dévoué leur vie.
Si, d'ailleurs, la femme savait s'astreindre, aujour-
d'hui qu'elle veut parler aussi à l'Europe, à ne traiter
que des thèmes honnêtes et justes, avec compétence,
dans le but généreux de faire le bien, elle exercerait sur
la société de l'ancien monde une action que Dieu peut-
être attend d'elle. Peut-être détrônerait-elle, ç,à et là,
le vieux tyran qui s'appelle la raillerie. Peut-être extir-
perait-elle quelques germes du scepticisme qui nous
tue, et parviendrait-elle encore à restaurer publique-
ment la dignité de la femme chez quelques types mar-
qués, ramenant peu à peu clans l'esprit des hommes
le respect que tous ont plus ou moins désappris, que
certaines féministes professionnelles achèvent de perdre
par leurs excentricités, leurs utopies, leurs revendica-
tions impossibles ou haineuses, et qu'un moraliste et
un penseur éminents, Legouvé et Le Play, ont à si
juste litre considéré comme le facteur de notre relève-
2ÔO LE FÉMINISME
ment social. — Le respect est bien près de l'amour.
Qu'il renaisse parmi nous en transformant l'affection
conjugale, en remettant les sens dans leurs frontières,
en rétablissant le culte du célibat honnête ! Dans le res-
pect public de la femme mariée ou non mariée, on re-
trouvera les doux accords de l'amour, dans le mariage,
dans la fraternité humaine et dans la divine charité.
C'est à cette action qu'il importe de convier le fémi-
nisme français. Il peut accomplir, ou tout au moins
favoriser par une forte influence la plupart des innova-
tions désormais inscrites en tête du programme social,
innovations souvent risquées, et qui réclameraient,
pour tourner à bien, des conditions de sécurité rigou-
reuses. La coéducation, par exemple, dont il est tant
parlé aujourd'hui, que les uns redoutent, que d'autres
désirent, qu'en droite philosophie il est difficile de ne
pas approuver, au moins spéculativement, dès qu'on
fait rentrer l'institution de la famille dans le cadre du
plan primitif, — car dans la famille, frères et sœurs
s'élèvent ensemble, — la coéducation, dis-je, a fait un
pas en Amérique, grâce aux femmes qui l'ont essayée
très prudemment et sous la sauvegarde des mœurs spé-
ciales à leur pays.
La coéducation fleurit en Amérique sans inconvé-
nients entre Indiens, nègres ou blancs. On la déclare
impossible en France. Sans nul doute, elle y serait en
effet très difficile à faire accepter, non seulement parce
que d'infâmes promoteurs l'ont odieusement déshono-
rée, mais aussi parce que les mœurs nationales ne s'y
prêtent pas. D'une part, l'incrédulité publique et offi- 1
LE FÉMINISME 26 1
cielle lui oppose, dans l'Université, une entrave insur-
montable, alors qu'aux Etats-Unis les principes chré-
tiens gouvernent l'école ; d'autre part, dans les établis-
sements religieux, on ne pourrait la pratiquer qu'après
avoir bouleversé tout ce qui existe, attendu que le sys-
tème de la séparation des sexes y régit toutes les insti-
tutions éducatrices. Du reste, les essais publics de coé-
ducation, officielle ou libre, seraient à l'heure actuelle
extrêmement chanceux dans les deux camps, à cause
de la sensualité universelle propagée par les lettres et
les arts et qui a vicié le tempérament national. La ren-
contre de l'homme et de la femme n'échappe aux in-
convénients qu'elle offre que dans deux milieux : en
sont exempts les êtres simples doués d'une animalité
saine et que n'a pas pervertis une imagination dissolue,
ou bien les êtres supérieurs qui se sont élevés par une
dogmatique transcendante au-dessus des régions trou-
blées de la chair. La salubrité physiologique et psycho-
logique des femmes qui l'ont essayée aux Etats-Unis
dans une atmosphère réellement salubre, avec des êtres
sains aussi et simples, sous l'autorité de la morale
chrétienne, a permis à ces tentatives de s'exercer et de
réussir ; de sorte que la coéducation paraît devoir ses
succès ou son développement heureux en partie au pro-
grès de la désexualisation, en partie au maintien des
croyances chrétiennes, et il y a assurément entre ces
deux systèmes une corrélation profonde, favorable à
l'un comme à l'autre. Les Américaines le savent si bien,
qu'elles n'essayent la coéducation que là où la désexua-
lisation est fortement établie. On ne l'applique qu'aux
262 LE FÉMINISME
sujets physiquement et moralement bons, jamais à
l'enfance mauvaise. La société de l'homme et de la
femme, si libre en Amérique, y est extrêmement re-
doutée dès qu'elle pourrait associer des créatures viciées.
En pareil cas, ce jugement sûr qui naît de l'honnêteté
sincère et qui gouverne les associations bienfaisantes
aux Etats-Unis, relève les grilles abattues et sépare inexo-
rablement les sexes.
L'attention des penseurs ne méditera pas en vain
les remarques de M" u ' Bentzon. Elles empruntent aux
expériences d'un grand peuple de graves arguments
contre les essais de coéducation qu'on tente chez nous
précisément là où l'Amérique, dont on se réclame, les
proscrit énergiquement. Les abominables résultats, qui
oui fait récemment tant de bruit en France, ne prouvent
donc rien contre le système de la coéducation. Us in-
diquent seulement que les tentatives concluantes exigent
une atmosphère honnête, des sujets simples, une reli-
gion forte ; ils démontrent que les sociétés malades,
impies et dissolues rencontrent dans la précoce immo-
ralité de l'enfance, dans la complicité des mœurs et
l'incrédulité des maîtres, des obstacles capitaux qui dé-
jouent par a\ancetous les essais publics de coéducation.
Quelle que soit donc l'opinion adoptée en principe par
les esprits très divisés sur cette grave question, en fait
ils s'accorderont sur un point, à savoir que, même si
les pontifes actuels de la coéducation en France
n'avaient pas compromis en d'inconcevables excès ce
système d'éducation, il ne saurait être inauguré sous
le règne du naturalisme, notre souverain. Pour en faire
LE FÉMINISME 263
bénéficier l'école populaire, il faudrait le double con-
cours d'une désexualisation avancée en même temps
que d'une rechristianisation nationale : or, toutes les
tendances actuelles sont contraires à cette double con-
dition de succès. — Il est donc probable qu'en France
les essais publics de coéducatkm, impraticables jusqu'à
nouvel ordre, sont pour longtemps ajournés.
Cependant quelques femmes chrétiennes et progres-
sistes ont aussi pensé à préparer discrètement dans
notre pays l'entrée de l'éducation dans les voies nou-
velles qui s'ouvrent et où il importe tant de ne pas
s'engager sans préparation. Les Dames du préceptorat
chrétien se proposent de porter ce système, en raccourci
et par occasion, au sein des familles où elles seront ap-
pelées. Là. sous une surveillance assidue, dans des
milieux de choix, pourquoi ne garderait-on pas les
frères et les sœurs jusque vers l'âge de douze ou
treize ans. sous la pure et douce influence d'une femme-
précepteur? On ferait ainsi dans de bonnes conditions
des essais privés très opportuns et qui ne seraient pas
inutiles, si la coéducation doit passer dans les mœurs
tôt ou tard.
IV
Si la France n'a pas apprécié à sa juste valeur le
grand mouvement de la femme en Amérique, ce dédain
s'explique surtout par les différences de religion
et de mœurs qui séparent les deux pays. Il s'en-
tretient, dans le camp religieux réactionnaire, par
les parallèles superficiels couronnés de conclusions
arbitraires ; dans le camp laïque progressiste, par les in-
conséquences d'une société qui a longtemps voulu et
espéré démocratiser l'homme, mais non la femme.
Dans l'ordre des comparaisons religieuses usuelles, on
a vite fait d'attribuer aux différences de croyances les
qualités et les défauts de la France ou de l'Amérique,
et voilà le monde catholique français en défiance contre
le monde protestant américain. On n'admirera pas les
Américains parce qu'on croirait du même coup admi-
rer le protestantisme. Dans les groupes indépendants
libres penseurs, on ne l'admirera pas davantage, parce
que l'homme, malgré quelques exceptions plus tapa-
geuses que sincères, n'accepte pas l'émancipation de la
femme, qui est une concurrence. Dès qu'on appro-
fondit tant soit peu les motifs qui ont tenu en suspicion
le nouveau-monde chez les catholiques et chez les
LE FÉMINISME 265
libres penseurs, il serait juste de revenir à la sympa-
thie, car l'antipathie préexistante résulte, en matière
religieuse ou sectaire, d'une équivoque, et, en matière
de mœurs, elle repose sur un anachronisme trop usé
pour résister longtemps.
Observe-t-on ce qui se passe dans l'Amérique pro-
testante, on enregistre des faits qui déconcertent l'opi-
nion. D'après les statistiques bien renseignées, on ne
compte pas moins de mille sectes aux Etats-Unis ; on
voit régner entre ces différentes Eglises, ou plus exac-
tement enlre ces divers clochers, une entente assez par-
faite pour grouper entre elles ces innombrables sectes
sur le terrain de la charité. Elles font leurs œuvres côte
à côte, souvent même ensemble. « Vous voyez bien,
s'écrient dès lors les ennemis de l'Eglise, que le règne
des sectes est excellent : au lieu de nuire à l'union, il
la cimente. Les sectes s'accommodent de la variété des
esprits, elles acceptent avec sagesse la multiplication
inévitable des points de vue humains : toute la gamme
des idées donne ainsi sa noie dans le beau concert des
œuvres organisées par d intelligentes fondatrices res-
pectueuses de la liberté individuelle. » Et alors la libre
pensée, bien décidée d'ailleurs à ne pas permettre que
la liberté individuelle, si encensée lorsqu'elle sert à
combattre l'Eglise, s'affirme dans les mœurs par
l'émancipation de la femme, la libre pensée, dis-je,
soulève une tempête d'applaudissements en faveur des
sectes de l'Amérique. Or, si les libres penseurs applau-
dissent, les croyants ne savent mieux faire que de
siffler. Dès lors la badauderie générale exploite, pour
266 LE FÉMINISME
Je malheur de la vérité, cette belle manifestation d'union.
Détachée de ses causes, elle se tourne contre le principe
de l'unité et engendre des conséquences philoso-
phiques qui augmentent l'horrible confusion intellec-
tuelle dans tous les camps. La libre pensée proclame à
sons de trompe que les fruits de l'hérésie sont bien
meilleurs que ceux de la vérité, et certains catholiques,
aveuglés par une manœuvre dont ils sont les dupes, ne
s'aperçoivent pas que ce qui agit si efficacement en Amé-
rique, ce n'est pas l'erreur, mais bien, au contraire, les
contacts de la vérité. D'où vient, en effet, l'union cha-
ritable des sectes!» Elle vient assurément des points
communs qui rapprochent, non de ceux qui divisent ;
elle résulte des vérités évangéliques que l'hérésie pro-
testante a consenées. et non des erreurs qu'elle y
mêle.
Quand les sectes ont des représentants comme les
femmes américaines, en qui la passion de la charité al-
lume vraiment les feux du divin amour, les âmes de ces
apôtres empruntent au ciel sa force d'union, tandis que
lorsqu'on voit, au contraire, des catholiques, qui croient
tousauxmèmesdogmcs, se diviser sur les opinions secon-
daires et fomenter entre eux la haine, l'indiscipline, la
guerre, il est bien permis de jeter un regard d'envie là-
bas, sur la terre encore heureuse où fleurit, si belle,
l'union des femmes pour le bien. A force d'aimer,
celles-là conquerront la foi complète; à force de haïr,
ne iinirons-nous pas par la perdre?
L'hôpital de Baltimore nous offre le type d'une asso-
ciation religieuse et laïque dont les membres appar-
LE FÉMINISME 267
tiennent non seulement à des sectes différentes, mais à
différentes religions. Ici les nurses protestantes tra-
vaillent avec les Sœurs de Saint- Vincent de Paul. On
remarquera, du reste, que les rapports respectifs des
divers membres sont réglés selon les droits que l'Eglise
n'abdique jamais, imposant sa suprématie dans les
collaborations entre prolestants el catholiques. C'est la
Supérieure Religieuse qui exerce « aimablement » une
autorité inflexible. Ainsi les associations charitables
qui, selon la pensée de Léon XIII, s'établissent avec le
concours de toutes les bonnes volontés, peuvent exister
là-bas non seulement entre les différentes confessions
protestantes, mais entre les sectes et l'Eglise, car elles
sont toutes éminemment religieuses, et lorsque l'élément
catholique y est représenté, c'est lui qui prime.
En France, les œuvres sont confessionnelles : ou ca-
tholiques, ou protestantes, ou juives. Quand elles ne
sont pas confessionnelles et associent des membres
d'opinions différentes, on les intitule « neutres », et
cela signifie qu'elles sont athées ; voilà pourquoi les
catholiques sont forcés chez nous de les négliger. En
Amérique, dans les écoles non confessionnelles, dans
celles, par exemple, qui correspondent à nos établisse-
ments neutres, on ne demande pas de profession de foi,
on n'en exige aucune de la part des enfants. Est-ce in-
différence? — Nullement. Par suite d'un accord tacite et
unanime, les grands principes de la foi chrétienne ne
sont pas discutes, précisément parce quils sont ac-
ceptés; et c'est d'après eux qu'on élève la jeunesse.
Dans ces écoles mélangées que nous pouvons très bien
2 68 LE FÉMINISME
comparer à nos écoles dites neutres, puisqu'elles ne se
rattachent formellement à aucune confession particu-
lière, la neutralité, au lieu d'être athée, s'applique fidè-
lement à rester chrétienne. Les enfants y lisent la
Bible, ils y font la prière en commun, et parmi ces
femmes qui les instruisent, venues de toutes les sectes
pour unir leurs efforts dans l'accomplissement du bien,
il n'y en a pas une seule qui soit ce que nous appelons
« neutre » : elles croient toutes aux grandes vérités
évangéliques, elles en pénètrent l'enseignement qu'elles
donnent. Certains catholiques sont réellement bien
malavisés quand ils leur refusent une équitable admi-
ration, qui serait de leur intérêt même.
Si des antipathies religieuses nous passons aux anti-
pathies de mœurs, elles sont grandes entre la femme
américaine et la femme française. Celle-ci est encore
gouvernée, dans notre société moderne, par des lois
publiques et privées de l'ancien régime, fortement an-
crées dans l'esprit de l'homme. On doit observer ce-
pendant que des changements s'opèrent. La vie pra-
tique a des exigences inexorables, des revanches inévi-
tables. Dans une société individualiste, les hommes ont
eu beau ne reconnaître légalement et effectivement
que leur individualisme à eux, l'égoïsme masculin
impliquait l'autre, et il faut bien avouer aujourd'hui
que l'individualisme de la femme, né de celui de
l'homme, se dresse contre l'homme et s'élève peu à peu,
non pas sans doute bien menaçant pour ses droits, —
car la raison du plus fort est toujours la meilleure, —
mais fatal assurément à son bonheur.
LE FÉMINISME 2 6f)
Quoi qu'il en soit, la femme française imite déjà
l'Américaine dans ses mœurs et l'imitera de plus en
plus, par la force même de l'impulsion démocratique
accélérée. Elle exerce le professorat dans l'Université
qui a créé pour elle des lycées de filles ; elle occupe un
grand nombre de places dans nos administrations pu-
bliques ou privées ; elle fait de la médecine, de l'agri-
culture, des affaires ; elle remplit les ateliers de pein-
ture et de sculpture ; elle vient de se faire ouvrir, non
sans quelque bruit, l'Ecole des beaux-arts ; bref, elle
quitte l'aiguille, c'est-à-dire qu'elle s'élève du métier
à la profession, et, dans la profession, elle brigue tous
les emplois de l'homme ; partout elle commence à le
suppléer, à le remplacer même en certaines occupa-
tions paisibles où ses qualités d'ordre, de patience,
d'application, rendent son concours très précieux.
V
Ce qui ressort do l'élude du féminisme américain,
c'est qu'il n'inscrit pas en léte de son programme le
chapitre des revendications ; par là surtout il se dis-
tingue du féminisme français, lequel a, sur ce ter-
rain, des raisons de combattre qui ne seraient pas
motivées aux Etats-Unis.
Remarquons avec M mo Bentzon qu'en Amérique les
femmes dévouées à la cause revendicatrice (il y en a
quelques-unes cependant) sont toutes de mœurs irré-
prochables et ne mêlent pas à leurs plaintes les fureurs
révolutionnaires qui, lorsqu'elles se produisent, s'at-
tirent de dures répliques et compromettent les récla-
mai ions les plus légitimes. La grande leçon du
féminisme américain est, pour les femmes embar-
rassées de loisirs tristes et de forces stériles, un en-
couragement à l'action, une leçon d'apostolat. En
occupant ces loisirs et en exerçant ces forces, les
femmes françaises obtiendront le respect qui honore
magnifiquement leurs sœurs d'outre-mer, donneront
crédit et autorité à leurs ambitions opportunes. Et l'on
doit observer qu'en France, où la femme ne jouit pas
de droils nécessaires, il ne serait pas équitable de
r.K FEMINISME 27 1
blâmer l'effort qu'elle fait pour les obtenir de la légis-
lation.
Qu'elles sont belles les qualités de ces Américaines
généreuses ! Des convictions inébranlables les pré-
servent du respect humain ; aucune crainte du ridicule
ne les retient ; leur tact exquis obtient soumission des
pires indisciplinés. Elles ont l'esprit et l'art du com-
mandement. Dans ce pays de la liberté, elles s'en-
tendent à gouverner comme ailleurs, mieux qu'ailleurs.
Elles se souviennent que la fermeté est un élément
essentiel de la bonté et savent que, au contraire, la
sensibilité lui est néfaste. Judicieuses et éclairées, le
bon sens avec la connaissance profonde de la nature
humaine se manifeste dans leurs œuvres. C'est ainsi.
par exemple, que dans cette patrie de la coéducation et
de la camaraderie des sexes, on redoute tellement les
hommes au milieu des malheureuses femmes tombées,
que le médecin lui-même est une femme. On a raison :
l'homme le plus bienfaisant est un danger à la prison,
à l'hôpital, à l'asile d'aliénées.
Parlerons-nous de l'héroïsme des Américaines ?
Quelle dramatique et touchante odyssée que celle de
miss Fletcher chez les Indiens ! Elle donne sa vie à
l'une des œuvres les plus considérables qui aient été en-
treprises en Amérique, l'œuvre qui tend à résoudre le
grand problème du rapprochement des races. Elle passe
des années à étudier l'ethnologie, l'archéologie, la mu-
sique des Omahas, car c'est par leur amour de la mu-
sique, étrangement barbare d'ailleurs, que miss Flel-
clier essayera de gagner la confiance des Indiens. « Ces
172
LE FEMINISME
longues recherches, dit M me Bentzon, laforcèrent de vivre
au milieu des Indiens, dans quelles dures conditions, il
faut le lui entendre conter, si modeste, si oublieuse de
soi qu'elle puisse être. Un témoignage visible de ses
souffrances frappe les yeux avant qu'elle ait parlé ;
elle boîte, — infirmité glorieuse comme une blessure
reçue au feu. C'est la trace d'une maladie grave qu'elle
subit sous la tente, soignée par les Indiens... »
En Amérique, les existences actives sont légion. En
France, assurément, il ne pourrait y en avoir autant,
et il faut s'en féliciter, car le nombre des femmes cé-
libataires, jeunes ou A'icilles, n'est que trop considé-
rable ; il l'est moins cependant que parmi certaines
populations très denses du nouveau-monde. Le fémi-
nisme a le devoir de protéger cette phalange aban-
donnée, de la consoler, — de l'utiliser.
L'évolution que les femmes ont opérée aux Etats-
Unis sera difficile à réaliser en France, bien qu'on y
trouve actuellement presque tous les besoins de la
jeune Amérique engendrés par les progrès de la dé-
mocratie ; mais des différences énormes entre les deux
pays accumulent chez nous les difficultés. Tandis que
la terre d'Amérique offre encore à l'extension de la
société les vastes espaces de la prairie, dans l'ancien
monde, au contraire, toute la place est occupée ; si, çà
et là, cependant, on rencontre quelques champs im-
productifs, ce sont ceux que les ruines du passé,
encombrent sous forme de préjugés tenaces et qu'il
faudrait extirper du terrain avant l'ensemencement
nouveau : grave obstacle qui multiplie les entraves
LE FEMINISME 2~0
et allume une guerre sourde ou déclarée. Entre les par-
tisans d'hier qui veulent sauver l'ancienne loi et les
partisans de demain cpii cherchent à lui substituer la
nouvelle, le progrès ne trouve pas sa voie. Il ne con-
vient pas au\ femmes de France de s'engager sans
discernement dans une téméraire imitation. Le mou-
vement féministe n'aurait aucune chance de succès s'il
calquait servilement son programme sur le progra ninic
américain.
En politique, par exemple, ne serait-ce pas une
insigne folie que de prétendre à l'égalité des droits ?
Ce n'est pas à une époque où les excès et les incon-
séquences du suffrage universel se font si vivement
sentir qu'il faut parler de donner le vote aux femmes.
Du reste, il y a des femmes en Amérique qui ne le
désirent pas ; on peut voir néanmoins combien elles
agissent sur l'esprit public. Ce qu'il importerait
d'imiter, ce sont les associations charitables de femmes
non mariées et mariées, au lieu de continuer à croire
que certaines œuvres de zèle ne sauraient appartenir
qu'aux cloîtres et que le monde ne peut vivre que de
plaisirs. Il faut que les femmes du monde mettent la
main au travail de moralisation exigé d'elles par le
malheur des temps. Elles n'innoveraient certes pas,
elles reproduiraient de beaux mouvements de l'his-
toire. Si, à propos des mœurs touchantes qui régnent
dans les clubs aux Etats-Unis, M me Bentzon remarque
avec justesse que ces usages rappellent les scènes qui
se passaient chez les premiers chrétiens, il ne serait
pas moins exact d'observer que les femmes chré-
'ï-jtx LE FÉMINISME
tiennes, en s'adonnant à la bienfaisance, continuent
traditionnellement la belle action de charité qui s fait
la gloire de l'Eglise et de la France. Sans remonter
plus loin que le xvn 9 siècle, et même sans sortir du
nôtre, il est facile de retrouver dans les annales mo-
dernes et contemporaines des pages singulièrement
glorieuses et suggestives.
Au xvif siècle, les femmes françaises, sous l'ému-
lation de saint Vincent de Paul, ont émerveillé le
monde par les prodiges de leur charité. Si l'on veut
avoir une idée de ce qu'elles ont pu accomplir dans
une société quand elles ont galvanisé la grande voca-
tion généreuse qui est de tous les temps, il suilit de lire
les beaux volumes que l'abbé Bougaud a consacrés à
l'histoire de saint Vincent de Paul cl les études émou-
vantes de Maxime du Camp sur la chanté privée à
Paris.
Nous devrions ciler ici tout le chapitre dans lequel
l'historien de Monsieur l incenl raconte l'admirable
enthousiasme que ce saint souleva chez les femmes
chrétiennes; nous devrions ciler la liste entière des
grands noms qui se sont immortalisés dans l'exercice
de la charité. On \ verrait que l'annorial français a
bien mérité de l'Eglise :
i' Voilà donc )>, s'écrie l'abbé Bougaud, ému d'une
sainte admiration, en voyant tant de femmes encore
plus distinguées par leurs vertus (pie par leur émi-
nente position, se consacrer entièrement au soula-
gement des misères, « voilà donc la plus haute no-
blesse de France et la reine elle-même aux pieds des
LE FÉMINISME 270
pauvres. Voilà les grandes dames de Pari-, el de la
province, niellant leur influence, leur cœur, leur for-
tune, leurs soins personnels au service des malades
dans les hôpitaux, des enfants trouvés, des prison-
niers et des forçats, consolant leurs douleurs, pansant
leurs plaies et reprenant enfin, avec un éclat extraor-
dinaire, ce ministère de la charité confié à la femme
chrétienne, et qui avait un peu baissé dans le monde ».
— « Il y a huit cents ans ou environ, disait saint
"S incent de Paul aux Dames de charité, que les femmes
n'ont point eu d'emploi public dans l'Eglise. Et voilà
que Dieu s'adresse à vous, Mesdames, pour suppléer
à cette lacune... La collation et l'instruction des
pauvres à l 'Hôtel-Dieu, la nourriture et l'éducation
des enfants trouvés, le soin de pourvoir aux nécessilés
spirituelles et corporelles des criminels condamnés aux
galères, l'assistance des frontières et provinces ruinées,
la contribution aux missions d'Orient, du Septentrion
et du Midi : ce sont là. Mesdames, les emplois de
votre compagnie. Quoi ! des dames, faire tout cela !
Oui, voilà ce que, depuis vingt ans, Dieu vous a fait
la grâce d'entreprendre et de soutenir. »
Et Maxime du Camp parlant de nos contempo
raines :
« Il y a, dit-il, des femmes du inonde, jeunes et
jolies, faites pour tous les plaisirs, habituées à tous les
luxes, sollicitées par tous les enivrements, qui visitent
les pauvres, soignent les malades, bercent les enfants
sans mère et ne s'en vantent pas. On dirait qu'elles
sont fortifiées par le mystère même de leur dévoue-
2 "6 LE FÉMINISME
ment ; au milieu des tentations qui les assaillent, elles
traversent la vie sans faiblir, soutenues par l'énergie
intérieure qui les a faites charitables et discrètes. Au
temps de ma jeunesse, il en est que j'ai surprises,
cheminant dans la voie douloureuse où chacune de
leurs stations était marquée par un bienfait. De loin,
me dissimulant, je les ai suivies ; j'ai pénétré après
elles dans les bouges où elles étaient entrées comme un
rayonnement, et j'y retrouvais quelque chose de la
lumière qui les environnait. Plus d'une fois, il m'est
arrivé de les rencontrer, le soir, dans un salon, sous
la clarté des lustres, enjouées, spirituelles, plaisantes,
aimant à plaire et conservant clans le regard, dans le
sourire, celle sérénité qui est le parfum de l'âme sa-
tisfaite d'elle-même. Elles gardaient si bien leur secret
que, pour plus d'une, nul ne l'a jamais soupçonné. »
A côté de ces dévouements individuels qui sont
d'un si grand prix et témoignent de l'existence, en
France, du vrai féminisme à l'Américaine, il ne faut
pas oublier qu'il existe aussi à Paris un assez grand
nombres d'associations également inconnues. Elles se
dissimulent comme les individualités du grand inonde,
d'abord parce qu'un instinct puissant de modestie les
invite à pratiquer en corps la vertu d'humilité, — la
chose est assez rare pour qu'on la loue en passant, —
et puis parce que ces associations, d'apparence pure-
ment philanthropique et humanitaire, veulent apporter
dans les établissements qu'elles visitent, avec le secours
matériel, l'assistance morale, et qu'elles perdraient le
droit d'entrer dans un hôpital ou dans une prison si I
LE FEMINISME 277
elles avouaient qu'elles parleront de Dieu au détenu
dans sa cellule de pénitence ou au mourant qui expire
sur le lit abandonné, dans la salle commune.
Nous ne soulèverons pas le voile qui recouvre ces
mystères consolants. Nous les indiquons ici pour
montrer que la femme française ne se laissera pas sur-
passer en générosité par la femme américaine.
M
Une différence capitale distingue le féminisme en
France et en Amérique. En Amérique le féminisme om-
brasse presque toute l'action féminime; en France l'ac-
tion féminine agit en dehors du féminisme. Cela tient à
des différences religieuses et sociales entre les deux
pays. Tandis que le vieux— monde catholique pour-
voyait naguère par les œuvres congréganisles et par
ses affiliées à tous les besoins sociaux, satisfaisant
nièine, jusqu'à l'ouverture des lycées de filles, presque
seul à l'éducation des femmes, le nouveau-monde
protestant a organisé laïquement ces grands services.
Alors qu'aux Etats-Unis nous avons vu les femmes
s'emparer de l'action dans tous les domaines de la
bienfaisance matérielle et morale, en France les fémi-
nistes se sont attaquées principalement aux idées. Elles
jettentdans l'arène de la pensée les théories les plus va-
riées et les plus discutables. La dissemblance du procédé
américain et du procédé français, qui a tant .d'autres
causes historiques, s'explique encore par la différence
des habitudes nationales. Les Anglo-Saxons, à l'encontre
îles Latins, mettent la pratique avant la théorie. Epris
d'action plus que de dissertation, ils ne soulèvent pas
LE FEMINISME 2~Q
les tempêtes d'idées dont la France est aujourd'hui si
agitée. Ce ne sont pourtant pas les femmes qui ont,
chez nous, déchaîné le courant; il est la crue de la
pensée masculine, elles y tourhillenl. avec les hommes.
Les idées ue valent ni plus ni moins de part et d'autre,
seulement elles révoltent davantage chez les femmes
parce que les femmes n'avaient pas jusqu'ici mêlé
leurs voix aux clameurs tapageuses des hommes et
parce que, la nature les ayant douées d'un organe plus
aigu, les cris qu'il rend, lorsqu'elles le forcent, ont
quelque chose de particulièrement aigre et déplai-
sant.
Depuis une dizaine d'années les féministes ont
donc fondé en France des journaux, des Revues ; elles
ont organisé le congrès de Paris en 1896; elles ont
parlé et écrit sur les questions qui les intéressent.
— Pourquoi pas? Est-ce que toutes les questions ne
les intéressent pas directement ou indirectement} —
Sans doute. — Les puhlicalions surgissent : La
Femme, Le Journal des Femmes, la Revue Féministe,
Lu Revue des Femmes russes el des Femmes fran-
çaises... tant d'autres dont le titre nous échappe;
enfin. Le Féminisme chrétien, L'avant-courrière, La
Fronde, Le Pain. Les Droits de la femme...
Le livre avait précédé les journaux et les Revues.
Dès le début de la campagne, il y a longtemps, l'ou-
vrage de M"" Maria Deraisme. Eve dans Ihamanilé.
semail les germes qui se sont développés depuis. Son
volume naturaliste, pénétré d'ailleurs d'intentions
généreuses, fourmillait d'erreurs, enfantait mille chi-
280 LE FÉMINISME
mères. Il fit école. Quelques féministes assagies re-
grettèrent bientôt cependant que leur premier apôtre
ait bâti son système sur les sables de l'utopie et s'aper-
çurent qu'il eût mieux valu aussi tracer un plan de
conquêtes moins révolutionnaire, plus d'accord avec
la nature humaine. Mais on avait des ailes. Ce fut un
autre malheur. Dominant à vol d'oiseau les obstacles,
on s'imagina les vaincre faute de les voir. S'élevant de
rêve en rêve, on accéda bientôt à ces régions décidément
fatales où l'on se joue des faits dans les visions menson-
gères, dans d'illusion, dans le vide. D'un mot on con-
damne, on déclare l'œuvre du passé mauvaise, et d'un
bond on saute à terre... Vite, au travail ! il y va du
salut de l'humanité ! que les femmes entrent en lice ! Re-
former la législation, reviser le code, changer les mœurs,
délier le cœur pour arriver à la morale par l'amour
libre, affranchir l'esprit pour secouer le joug de la re-
ligion, supprimer les guerres, détruire les passions !...
ne sera-ce pas établir demain l'âge d'or? — Ces
actives ménagères de la sociélé croient naïvement
qu'elles vont retourner la face du monde d'un coup de
poignet, comme elles ont coutume de retourner une
omelette dans la poêle à frire, et qu'ensuite elles ser-
viront tout chaud à l'humanité le plat sucré du
bonheur.
Telle fut, à son aurore, l'opinion que le féminisme
donna de lui. La France eut un sourire... Un quart do
siècle a passé sur les débauches effervescentes des re-
vendications premières et l'on peut maintenant en dé-
gager le trait caractéristique : elles furent plus illumi-
LE FEMINISME 201
nistes que proprement féministes. Il suffit pour s'en
convaincre de voir ce que devient le féminisme à me-
sure qu'il prend possession de lui-même. Si l'on com-
pare le ton du Congrès de Paris, en juin 1S96, avec ce-
lui du Congrès de Bruxelles au mois d'août 1897, on
constate le souci d'éviter les excès et de rester dans les
limites de la raison. Les premiers écarts sont la simple
reproduction d'un phénomène connu, aussi masculin
que féminin, et qui n'est autre que le mépris du réel
et du vrai, propre aux réformateurs radicaux et Imagi-
natifs. Faisant table rase des institutions, ils attaquent
du même coup les principes et le bon sens. Ce n'est pas
nouveau, l'histoire est toute remplie de ces jacqueries
d'idées. Témoignage bizarre de l'éternel enfantillage de
l'homme, nos révolutions morales n'avaient pas attendu
l'alliance du féminisme pour révéler l'égarement pos-
sible de toutes les têtes humaines à courte ou longue
chevelure. Les hommes et les femmes, quand ils s'af-
franchissent des vérités supérieures, ne sont plus en
tous les temps que des bandes folles lancées à la pour-
suite de quelque chimère. En pleine licence on substi-
tue aux lois fixes de l'ordre divin les fantaisies mobiles
de l'individu. Soumises — comme tant d'hommes —
aux inspirations subjectives, nos hasardeuses réforma-
trices ont enveloppé dans leurs recherches désordonnées
les questions les plus considérables, sans s'inquiéter des
principes souverains qui gouvernent la raison. Elles ont
pris fait et cause dans les conflits politiques et sociaux,
elles ont excité les passions publiques, elles ont servi
d'instrument aux batailleurs de profession, dont les
202 LE FÉMINISME
intérêts féministes sont assurément le moindre souci.
Mais, encore une fois, entraînées et dupées, ce n'est pas
elles qui ont inventé le libertinage philosophique. Les
hommes depuis longtemps l'exploitent. Si les revendi-
catrices se sont perdues dans le dédale des questions
économiques, sociales, morales, philosophiques, poli-
tiques, religieuses, c'est parce que les femmes ont
traité leurs propres intérêts à la manière des hommes,
selon le procédé subjectif qui inspire toute la libre pen-
sée.
Il est cependant des plaidoyers proprement fémi-
nistes que les revendicatrices de toutes nuances pré-
sentent avec persistance et unanimité. Tel celui qui de-
mande justice pour l'activité intellectuelle de la femme
entravée et... méconnue.
La discussion n'est pas nouvelle. Motivée avec
quelque ingénuité (tant il est vrai que certaines récla-
mations sont souvent de naïfs aveux), elle s'exprime
candidement, par exemple, dans le programme de la
Revue féministe, le I er octobre 1895 :
« Nous voulons taire en sorte que l'on cesse de con-
« sidérer comme des exceptions les artistes, les savantes,
« chaque jour plus nombreuses et plus intéressantes. »
Soit. La publicité joue incontcslablement son rôle
vulgarisateur, en toutes choses, désormais, et dispose
A'\u\c influence indéniable pour ou contre le talent et
le -avoir. Mais seraient-ce les seuls efforts de lajprèsse
qui manifestent le mérite? — Quand il est médiocre.
sans doute. Et cependant les applaudissements de com-
mande ou (le complaisance trouvent peu d'écho. De
LE FÉMINISME 283
tant d'œuvres mort-nées qu'un éditeur accepte à la fa-
veur d'une préface signée d'un nom plus ou moins re-
tentissant, combien en est-il que le zèle de l'amitié ou
la coterie de l'admiration mutuelle aient réussi à faire
vivre ') Mesdemoiselles ou Mesdames \, \ et Z, grands
poètes incompris, n'ont, parait-il, pas ému le monde.
— Qu'y faire? Le féminisme réclame, c'est son droit.
L'opinion reste sourde, n'est-ce pas son droit aussi? —
Donnez-nous des Lamartine, la célébrité viendra toute
seule, comme elle est venue à M'" e de Staël, à Georges
Sand, à M me de Girardin, à M""' Vigée-Lebrun, à
Rosa Bonheur etc. Quand le mérite est supérieur la
voix ou le silence des journaux peut bien hâter ou re-
tarder ses triomphes, il ne les crée ni les étouffe. Le
génie porte en soi sa force rayonnante; l'histoire en
sait tôt ou tard les actes et elle inscrit dans ses annales
les noms clignes d'éclat quel qu'en soit le genre, mas-
culin ou féminin. — Les savantes et les grandes ar-
tistes sont jusqu'ici des exceptions. Vienne un jour où
elles n'en seraient plus, tout le monde le constatera
sans qu'il soit besoin de la publicité pour l'annoncer à
l'univers.
u Nous ferons connaître au grand public qui trop
« souvent les ignore, poursuit la Revue féministe, les
(( noms de celles qui luttent glorieusement, etquelque-
« l'ois dans l'ombre, la bonne lutte fraternelle de l'Idéal
« et de la Charité. »
Rien de mieux assurément. Mettre une auréole au
iront des Saintes c'est honorer la vertu et fixer sur elle
les regards si facilement distraits par les brillantes in-
28/f LE FÉMINISME
carnations du mal. Célébrer dès ce bas monde les mé-
rites obscurs, c'est œuvre pie, car la gloire n'éclaire pas
toujours de son flambeau les régions solitaires où s'exer-
cent les nobles actions. Mais qui comptera les créatures
belles et bonnes tombées en poussière sur le chemin
du temps sans laisser à la postérité le plus chétil lam-
beau d'elles-mêmes ? On dirait crue la Providence ja-
louse se réserve la proclamation ultime des renommées
éternelles ; il y a là, semble-t-il, une loi des apothéoses
qui domine les bonnes volontés de la justice humaine,
et parmi les grands oubliés de la terre dont le ciel seul
tient le livre d'or, n'y a-l-il pas autant d'hommes que
de femmes:*
Les capacités scientifiques sont revendiquées aussi
hautement que les aptitudes littéraires. Est-ce bien
utile et bien adroit ? Les coups d'encensoir ne servent
qu'à obscurcir de nuages les lueurs naissantes de l'au-
rore désirée. Des maîtres de la science se montrent
précisément disposés à regarder la femme comme une
collaboratrice capable de les aider, bien mieux, de les
suivre. Interrogé à ce sujet, l'un de nos plus éminents
chirurgiens, le docteur Segond, — je n'hésite pas à le
nommer pour donner au témoignage toute sa valeur,
— nous déclarait que les femmes étudiant la médecine,
avaient l 'intelligence aussi puissante que les hommes :
« De plus, ajoutait-il, on rencontre chez elles une ap-
(i plication, une conscience, un sérieux, une conviction
« plus rares, au moins comme élèves, que chez les
(i jeunes gens. A part l'inégalité des forces physiques,
« concluait-il, je ne vois aucune différence d'aptitudes
LE FÉMINISME 2 85
« scientifiques entre les candidats des deux sexes qui
« fréquentent les écoles de médecine. » — Voilà une
constatation, certes, assez flatteuse ! Si l'on se place au
point de vue utilitaire et moral la question des femmes
médecins ne se discute d'ailleurs pas. Il les faut, et il
en faut partout, pour soigner les femmes. C'est un vé-
ritable scandale qu'une femme ne puisse même pas
prendre une douche sans que ce soit un homme qui
prétende la lui donner, sous prétexte que la science
manque aux employées des établissements hydrothéra-
piques. Ne fut-ce que là, une femme docteur serait
bien à sa place. Que de maux négligés plutôt que d'en
confier l'examen à des hommes ne préviendrait-elle pas
et quels services ne rendrait-elle pas aux familles, sur-
tout pour les enfants ?
Personne ne refuse plus aux femmes les capacités in-
tellectuelles. Un professeur de l'Université, M. Rébière,
a écrit sous ce titre : Les /'cm mes dans la Scicnrc, un
gros volume dans lequel il s'applique à établir par une
série de biographies, plus ou moins développées, que
la femme est très capable de science, puisque de tout
temps elle en a fait avec succès. Mais jusqu'ici aucune
ne s'y est encore signalée avec éclat. En médecine no-
tamment, malgré le nombre des doctoresses croissant,
aucune d'elles n'est un Gharcot, un Bouchard, un Po-
tain. C'est pourquoi en attendant l'apparition, sans
doute possible, d'un génie de femme comparable, par
exemple dans l'ordre des sciences, au génie d'une Ca-
therine de Russie dans l'ordre politique, il est au moins
prématuré d'enfler les éloges jusqu'à l'hyperbole. Qui
12 S6 LE FÉMINISME
veut trop prouver ne prouve rien, et toute exagération
amène une rectification. Les adversaires des féministes
les écrasent facilement dès qu'ils citent les noms très
masculins des véritables illustrations de la science. —
Qu'il se lève parmi les femmes des étoiles de première
grandeur ; elles seront vues de la foule. Et qui sait si
la Proï idence, après avoir fait tant de grâces à la femme
depuis dix-huit siècles, n'attend pas d'elle maintenant
un retour à la foi et à l'humilité pour bénir son action
si riche en promesses ?
V coté de la petite musique des réclamations enfan-
tines, retentit la tribune oratoire ouverte à la revendi-
cation des autres « causes justes », comme on les ap-
pelle. Les grands champions déploient leur éloquence.
On défend la femme contre la tyrannie des préjugés
ou contre les duretés de la vie. Celles qui ont acquis
par leur talent le droit de tenir une plume remarquée
veulent frayer le passage à leurs sœurs et les entraînent
à la conquête des carrières masculines. Puisque, en
effet, les conditions économiques et sociales de l'heure
actuelle tendent à imposer le travail à presque toutes
les femmes, de quel droit les empêcherait-on de péné-
trer dans les arènes où se disputent les diplômes, dans
les administrations publiques ou privées qui assurent
une place, cet idéal du Français, dans toutes les usines
qui chauffent leurs feux, voire même clans les grandes
foires à paroles du palais et du journalisme où l'on fait
commerce de mots et de phrases, sinon toujours d'idées
el de principes!' Nous entrons dès lors au cœur de la
question. — L'antagonisme des sexes ! La concurrence
LE FEMINISME
économique ! \ oilà de grands mots mais aussi de grands
intérêts. C'est tout le système social qui se meut dans
l'envergure du problème, avec ses complexités mul-
tiples, délicates, insaisissables, menaçantes, car, avons-
nous dit, il ne s'agit pour la femme de rien moins que
de la revendication de son pain et de son honneur, et
voilà ce qui a fait la force des féministes. — Gomment
ont-elles procédé ? Elles ont tâtonne à grands gestes
jusqu'au jour où, avec la méthode habile dont elle a
bientôt récolté les fruits et cueilli les lauriers dans le
vote de « lois justes », M me Schmall prenait résolument
l'offensive, sans déclamations, dans le programme de
Vavant-courriere, se dégageait des utopies sociolo-
giques et abandonnait à lui-même le dévergondage sub-
versif des violentes qui revendiquent à tort et à tra-
vers avec l'inconscience des ignorants et l'assurance
des incapables. Ce fut une date dans l'histoire du fémi-
nisme. On avait compris qu'il fallait progresser avec
ordre et mesure. Les groupes subversifs, qui dans
leur hâte à changer la face du monde, abdiquent toute
sagesse, furent jugés dès lors. Il y eut des féministes
qui comprirent les dangers suscités par les situations
contraires à tous les principes, et si elles ne peinent
se dérober au conflit créé par l'état aigu de l'indivi-
dualisme, elles voulurent du moins travailler à la paci-
fication et en abréger la durée.
Cependant, de plus en plus, le féminisme radical, dé-
semparé, exploité, se heurte à d'infranchissables obs-
tacles. Il se perd dans un dédale où la divergence des
principes égare les bonnes volontés et conspire contre
288 LE FÉMINISME
l'entente éventuelle qu'on croit néanmoins obtenir au
profit d'une action commune. Mêlé à toutes les intem-
pérances de la libre pensée incrédule, il touche inévi-
tablement aux questions philosophiques, religieuses,
politiques, sociales qui divisent l'opinion contempo-
raine, qu'on ne peut plus supprimer par le procédé
usé des pétitions de principes, et qui sont devenues
pour le féminisme radical une véritable pierre d'achop-
pement. Ce n'est plus du féminisme, c'est du socia-
lisme, du naturalisme. Il serait oiseux d'analyser les di-
verses opinions de ces groupes incohérents. Il nous
reste à dire que des femmes chrétiennes ont formé un
groupe catholique connu sous le nom de Féminisme
chrétien, et à voir comment les catholiques ont accueilli
le mouvement féministe. Animé d'un sincère désir de
travailler à la reconstitution de la famille, de restaurer
l'union de l'homme et de femme, ce groupe essentielle-
ment philanthropique et moralisateur, ne s'est associé
qu'aux revendications justes dont la satisfaction, utile
au progrès social et à la morale, non seulement ne
saurait rencontrer d'irréductibles ennemis, mais rallie
tous les suffrages.
VII
Quelle a été l'attitude générale des catholiques à
l'égard du féminisme en France? Ils ont distingué entre
le féminisme qui participe à toutes les extravagances
des partis révolutionnaires et les idées licites qui, sous
le nom de féminisme, s'inspirent d'un esprit de justice,
de dévouement, de progrès, tendant surtout à fortifier
la personnalité de la femme.
M. Paul Grévin, ancien avocat général, faisait le
7 mai 1897, au Cercle catholique du Luxembourg, une
conférence sur ce sujet : « L'émancipation scientifique
et politique de la femme. » C'était entrer de plein pied
dans la question féministe. Nous ne la discuterons pas.
Mais un tel fait, en un tel lieu, témoigne de l'attention
que la société catholique accorde à ces propositions nou-
velles. Ceux qui ont assisté à cette réunion et se rap-
pellent les conclusions de l'orateur, savent que les sym-
pathies de certains catholiques ne craignent pas de
s'affirmer parfois en faveur de certaines revendications,
même de celles qui paraissent avancées.
Traiter de l'émancipation scientifique de la femme
dans un Cercle catholique, n'est point assurément une
étonnante merveille. Nul n'ignore que l'Eglise a prôné
•!)
2QO LE FÉMINISME
de longue date la culture intellectuelle de la femme et
n'a jamais cessé de la stimuler et de la protéger. En I
portant cette thèse au Cercle du Luxembourg le con- 3
férencier ne surprenait personne. Mais défendre devant I
un pareil auditoire les droits civils de la femme, récla-
mer pour elle le droit de vote, voilà sans contredit de
la hardiesse. Nous n'examinerons pas ces conclusions ; I
nous remarquons seulement qu'elles ont pu être pré-
sentées et accueillies dans un milieu absolument ortho-
doxe. On peut également citer la conférence que
M. René de Matilde a faite sur le rôle social de la 1
femme, au printemps de la même année, à l'amphi-
théâtre de l'Institut catholique de Paris. La séance, pré-
sidée par le Nonce apostolique, fut ouverte par Mgr Pé-
chenard qui parla du féminisme et exprima l'intérêt de
l'Eglise pour un mouvement qui demande à être étudié
et dirigé. Enfin M. François Yeuillot s'est expliqué
clairement sur la question, dans VI nivers, le 6 août
1897, et voici en quels termes:
« Le féminisme, en somme, — essayons un peu de
c le définir, — est toute théorie, tout syslèmc d'idées
(( qui prétend que la loi blesse un ou plusieurs droits
(i de la femme et qui, par conséquent, revendique une
« modification de la loi ; qui soutient que les mœurs
« n'accordent pas à la femme, en tel ou tel point, la si
« lualion qu'elle en devrait tenir et qui, par conséquent,
<( cherche à promouvoir un changement dans les mœurs.
ci Evidemment, si l'on admet qu'au regard du chrétien
« rien, dans la loi civile ou clans les mœurs du temps,
« ne lèse on ne moleste la femme, — oui, dans ce <a
LE FÉMINISME 2QI
c le féminisme chrétien est un non sens. Mais quel ca-
« tholique, après un coup d'œil jeté sur la législation
« française et sur les coutumes du jour, oserait émettre
« une pareille assertion ? »
Rien de pins vrai. Aussi bien, depuis les attaques si
éloquentes du vénérable académicien Ernest Legouvé.
qui fut un des premiers à dénoncer les injustices de la
loi française à l'égard de la femme dans son beau livre :
Histoire morale des femmes, personne ne trouvera
mauvais que les femmes aient souci de faire modifier
la législation pour améliorer leur sort et pour favoriser
l'action morale qu'elles doivent intelligemment porter
sur de nouveaux terrains et notamment sur le terrain
social. Ce n'est pas toutefois le féminisme qui réalisera
en France la réforme nécessaire. Elle ressort de circons-
tances générales impérieuses ; elle est la conséquence
de l'action politique, sociale, philosophique, religieuse
qui se déroule depuis cent ans, et, comme tout grand
progrès, elle ne peut réussir que sous l'égide de l'Eglise.
C'est pourquoi la Providence, attentive aux destinées
des nations, a suscité en France un mouvement bien
autrement intéressant, bien autrement large que le
mouvement féministe: c'est le mouvement féminin
catholique. A Fencontre du féminisme indépendant qui
ne s'embarrasse, avons-nous dit. ni de philosophie,
ni d'histoire, ni de religion et prétend changer la lace
iu monde en vingt-quatre heures ; en dehors <\n Fé-
minisme chrétien qui tente de faire prévaloir les reven-
dications justes et opportunes, le véritable mouvement
féminin catholique porte son effort sur l'éducation de
292 I^E FÉMINISME
la femme, et c'est par là seulement qu'il peut assurer
le progrès nécessaire, c'est-à-dire former la personna-
lité de la femme chrétienne, telle que la réclament les
temps modernes.
Parmi les œuvres sociales la première, la plus im-
portante c'est incontestablement l'éducation. L'éduca-
tion est la condition sine qua non de la cohésion néces-
saire des volontés. Si on les souhaite unies pour l'ac-
tion future, il n'y a pas d'autre moyen de les accorder
que de les incliner à l'acceptation des mêmes principes,
et c'est là l'effet propre de l'éducation chrétienne.
Il convient donc avant tout de faire l'éducation de
la femme en vue de sa grande vocation actuelle, en vue
du rôle nouveau qu'elle doit désormais remplir dans la
société, car la femme n'a pas encore été préparée à
l'action qu'on attend d'elle, et il est élémentaire d'ins -
truire les troupes avant de les mener au combat. Telle
est l'idée qui inspire les promoteurs du mouvement
féminin catholique. Nous avons rapporté leurs actes
principaux en étudiant l'organisation de l'enseignement
supérieur des femmes catholiques en France à la lin
du xi\ e siècle. Ce mouvement a subi un temps d'arrêt,
mais il est conduit par des personnalités remarquables,
convaincues, patientes, décidées, qui ne capituleront
pas devant les obstacles et sauront élever le devoir au-
dessus des difficultés.
VIII
En attendant, le féminisme proprement dit n'a pas
réussi en France. C'est une question de fait : le fait
s'accuse à l'heure où nous publions cet ouvrage. Nous
en avons la preuve dans le fractionnement qui désa-
grège les différents groupes voués à la défense des in-
térêts de la femme. Les bonnes volontés diverses qui
s'attachent à la revendication de ses droits, à l'amélio-
ration de sa condition, au soulagement de ses misères
n'ont pu s'entendre et s'unir. Leur accord en s'affirmant
dans un seul et magistral congrès (i) à l'Exposition
universelle de 1900 aurait réalisé une imposante ma-
nifestation. Or cette manifestation n'aura pas lieu. Il y
aura deux congrès officiels, l'un féminin, l'autre fémi-
niste, celui de M" c Sarah Monod et celui de M me Ma-
ria Pognon. En outre le Féminisme chrétien ne siégera
ni à l'un ni à l'autre : il s'associe à un congrès qui
(1) A l'heure où nous écrivons les congrès féministe et cfeeu-
vrcs féminines sont annoncés, leurs programmes sont publiés,
leurs promoteurs connus, mais ils n'ont pas eu lieu et nous
n'avons pas ta prétention, en conséquence, d'en préjuger formel-
lement. A l'occasion de faits d'actualité, il ne s'agit ici que de
considérations générales et philosophiques.
2g4 I.E FÉMINISME
n'est ni féminin, ni féministe, ni officiel, le « Congrès
international des œuvres catholiques », où l'on ouvrira,
pour les œuvres de femmes, une section présidée par
M mc de Bully. Celle assemblée, d'un caractère privé,
n'entrera pas au Palais des Congrès, elle tiendra ses
séances dans une salle particulière et il est peu pro-
bable qu'elle s'applique à mettre en évidence le Fémi-
nisme chrétien dont les représentants, essentiellement
novateurs, vont se trouver noyés dans les eaux lentes
des œuvres traditionnelles.
Ainsi donc à l'Exposition universelle de 1900 deux
groupes constitués auront le bénéfice des appuis offi-
ciels et fixeront l'attention publique : le groupe des
dames protestantes et le groupe de la libre pensée. La
retraite du Féminisme chrétien atteste que les féministes
sincèrement catholiques n'ont pas pu se faire une place
dans l'un des congrès militants et en ont été réduites
à s'effacer, du reste honorablement.
Quels seront les sentiments de la France en présence 1
des deux Congrès désormais maîtres du terrain!' L'on
peut sans se croire prophète entrevoir la direction des
sympathies générales. Elles iront au congrès féminin.'
et non au congrès féministe.
Le congrès féminin s'occupera de philanthropie, de
moralisation, d'économie sociale, d'éducation, de légis-
lation, par conséquent même de certaines revendications
raisonnables et généralement acceptées. Il s'annonce
avec des allures modérées, prudentes, s'abrite sous les g
noms les plus respectés, se soumet à la présidence d'une
femme hautement chrétienne qui ne laissera certaine-
LE FEMINISME 290
ment pas attaquer la foi religieuse. Qui donc n'ap-
plaudirait pas ?
Il est à craindre au contraire que le congrès fémi-*
rdste, ouvertement libre penseur, peuplé de person-
nalités révolutionnaires, poussé par des fauteurs
d'agitation politique, ne se montre aussi radical en
1900. qu'il l'a été. en 189G, à l'hôtel des Sociétés
savantes. On s'en souvient, tout y fut discuté,
jusqu'aux: principes mêmes sur lesquels reposent
la société et la morale. Quelques femmes sans con-
naissances profondes, d'esprit sectaire, égarées par la
philosophie naturaliste, échangèrent intempestivement
des vues humanitaires plus ou moins séduisantes et
très chimériques. Elles firent pendant une semaine
un peu de volume et beaucoup de bruit. Le
quartier latin s'égaya, la presse dit un mot, mais la
France resta parfaitement indifférente. Moins indiffé-
rente et dès lors sévère se montrerait l'opinion d'un
immense auditoire international, dans les grandes
assises prochaines, pour dc<. perversions d'idées tapa-
geuses et pour des excès de langage que toute la
fermeté et l'autorité reconnues d'une présidente très
digne seraient impuissantes à réprimer. Le bon renom
de la femme française n'est-il pas exposé à en souffrir?
Nous ne croyons donc pas nous tromper en préjugeant
que le groupe protestant dit de la a Conférence de
Versailles », réuni à l'Exposition universelle de 1900,
fera réellement honneur aux pouvoirs publics qui le
protègent dans cette circonstance solennelle, et aura un
succès mérité.
206 LE FÉMINISME
Si de l'observation des faits l'on passe à l'examen
de leurs causes, l'on constate que le féminisme propre-
ment dit ne pouvait pas réussir en France. Le fémi-
nisme indépendant s'est condammé lui-même en se
faisant naturaliste et en s'inféodant aux partis révolu-
tionnaires qui l'ont, dès l'origine, enrégimenté sous
les drapeaux de l'utopie. Le Féminisme chrétien, sus-
cité parmi les catholiques, n'a pu se développer faute
de recrutement, car il n'y avait pas de recrutement
possible pour lui au sein de l'Eglise où la sélection
des âmes s'opère au profit des Ordres religieux. Bien
que l'Eglise n'ait pas blâmé le mouvement féministe,
bien qu'un certain nombre de catholiques se soient
intéressés à ses efforts honnêtes et à ses revendications
légitimes, ainsi que nous nous plaisons à le répéler,
quelles qu'aient été les approbations, les sympathies
mêmes, la société généreuse du Féminisme chrétien a
fait une tentative vaine. Jusqu'ici la prépondérance
appartient aux femmes protestantes dès longtemps
organisées et dont l'initiative prend un nouvel essor.
La conférence de Versailles qui les réunit chaque
année, au mois de juin, chez M mc Henri Mallet, dans
sa belle propriété des Ombrages, fut tout d'abord
exclusivement philanthropique. En l'emportant au-
jourd'hui dans la faveur publique sur les sociétés fémi-
nistes, elle ne lutte plus seulement pour les œuvres,
elle s'intéresse, elle s'associe même aux revendications
justes et sensées : voilà ce qui augmente encore sa
puissance. D'ailleurs les femmes protestantes forment
en France le seul groupe féminin véritablement homo-
LE FÉMINISME 297
gène. Entre elles, mêmes opinions en tous ordres. For-
mellement spiritualistes, elles font la concentration
religieuse autour de quelques dogmes essentiels de la
foi : croyance en Dieu, en L'immortalité de l'âme et en
la morale évangélique. Ces trois points auxquels toutes
adhèrent par obligation primordiale inscrite à leurs
statuts, unissent les orthodoxes qui proclament la di-
vinité de Jésus-Christ aux libéraux qui la contestent
ou la nient. Les opinions politiques et l'orientation
sociale leur sont encore communes. Depuis les nobles
femmes qui ne peuvent mettre au service de l'huma-
nité que leur intelligence et leur cœur jusqu'à celles qui
y consacrent aussi des fortunes considérables, toutes
sont franchement républicaines et sincèrement amies
de la démocratie. Par suite d'un commode accord le
silence règne, dans ce groupe protestant, sur les ma-
tières religieuses que l'on rencontrerait en abordant
les hautes questions dogmatiques ; le libre examen
s'arrête aux problèmes transcendants, ses solutions
moyennes rallient de nombreux suffrages. La caracté-
ristique d'une mission aussi habilement circonscrite,
c'est de paraître a priori éminemment raisonnable et
de l'être en effet aux yeux de ceux qui se sont immo-
bilisés dans les sphères où la raison commune suffit
aux problèmes étudiés. De là son crédit auprès des
déistes humanitaires, auprès des neutres, peut-être
auprès de certains esprits superficiels que contente
une philosophie bourgeoise et bornée. D'autre part le
protestantisme n'a pas de couvents. Il s'en suit que
chez les protestants toutes les individualités généreuses
2f)8 LE FÉMINISME
restent dans le monde, et voilà pour les œuvres laïques
des recrues qui ont manqué au Féminisme chrétien.
Chez les catholiques, répétons-le, la sélection des âmes
s'opère au profit des Ordres religieux. Il est vrai que
toutes les femmes catholiques dévouées ne revêtent
pas la cornette ou le voile ; chacun sait qu'elles
tondent aussi dans le monde des œuvres florissantes,
surtout à Paris et dans les grandes villes, néanmoins
la vie religieuse prélève un contingent très considé-
rable parmi elles au détriment de l'action laïque.
On objectera que les protestants ont leurs sortes de
couvents. C'est exact, il existe à Paris des maisons de
Diaconesses. 11 y en a d'autres en province. Ces
pieuses femmes méritent toute l'admiration qui
s'attache au dévouement ; nous sommes heureux de
rendre un public hommage à leurs vertus chrétiennes.
.Mais les religieuses protestantes que n'engagent aucun
vœu, qui souvent se marient, — et elles font hien car
elles en ont le droit, — ne se distinguent pas des
femmes célibataires vouées comme elles aux œuvres
philanthropiques. On est donc autorisé à dire que le
protestantisme n'a pas de véritables couvents ; dans
ses communautés les membres ne se lient par aucune
consécration supérieure et ses communautés sont telle-
ment rares, même dans les paya protestants, que je
crois pouvoir affirmer, sans avoir établi de statistique,
qu'il existe en Angleterre et en Allemagne plus de
couvents catholiques que de maisons de Diaconesses.
Or la suppression de la vie monastique favorise l'ac-
tion féminine, en lui réservant un recrutement gêné-
LE FKMIMSME 2QQ
rai et expansif. Il est par conséquent tout à fait
logique de voir la Conférence de Versailles organiser
son Congrès à L'Exposition universelle de 1900 et
compter sur les sympathies françaises el étrangères
qui n'iront assurément pas aux partis révolution-
naires.
Il n'est pas étonnant, d'autre part, que le Féminisme
chrétien n'ait pas pu se multiplier dans la société ca-
tholique où les Ordres religieux demeurent les foyers
des grands services de la charité. Si l'on dit que ces
foyers ne satisfont pas à tous les besoins et laissent
en souffrance l'œuvre sociale, je n'en disconviens pas,
mais j'accorde encore moins (pie qui que ce soit y
satisfasse mieux. L'œuvre sociale dépend d'une diffu-
sion de principes qui ne viendra ni de la libre pensée
ni du protestantisme. Le protestantisme prend l'avan-
tage sur la libre pensée parce qu'il n'est pas neutre et
parce que son rationalisme spiritualisle. évangélique,
répond au désir général de laisser des croyances aux
femmes.
Telles sont les causes principales de la primauté
de sympathie promise aux femmes protestantes dans
le prochain congrès. Cette prépondérance du protes-
tantisme peut être diversement interprétée : en tous les
cas, elle signale une défaite de l'irréligion, et elle
pourrait bien marquer un retour à la foi. Nous entrons
dans une époque où l'étude raisonnée des dogmes
prend tout son développement scientifique. Il faudra
bien dès lors que le libre examen marche et qu'il con-
duise le philosophe instruit et sincère aux affirmations
3ûO LE FÉMINISME
supérieures de la vérité intégrale, c'est-à-dire de la
foi catholique. Pourquoi la France protestante n'au-
rait-elle pas son Newman ? — Mais si les femmes
catholiques n'ont pas pris une part notable au mou-
vement féministe proprement revendicateur qui est
resté livré surtout à la libre pensée, si le mouvement
philanthropique féminin que manifestent officielle-
ment les femmes protestantes avec un éclat qu'é-
vitent humblement d'autres dévouements sublimes,
est-ce à dire que les femmes catholiques laïques ne
font rien ? Le lecteur de nos précédentes études est
renseigné à cet égard : en les écrivant nous n'avons
pas eu d'autre but que de mettre en lumière le
magnifique effort des femmes catholiques au xiv°
siècle. Sans négliger le développement de ses œu-
vres charitables qui abondent et qui se multiplient
de jour en jour selon les besoins sociaux, l'action
féminine catholique, à l'encontre de l'action fémi-
nine proteslante, veut spécialement s'adonner à
l'apostolat philosophique et religieux. Elle s'exerce
dans l'éducation qui cherche sa voie. Là elle jouera
un rôle prépondérant, unique. Elle s'applique à har-
moniser l'éducation de la femme chrétienne avec
les temps modernes, sans rien abdiquer des prin-
cipes traditionnels qui sont immuables. Elle a com-
mencé par le commencement, orientée dès le départ
vers le but suprême. Tandis que plus timide, et
pour cause, la neutralité qui ne fait que de l'ins-
Iruclion et point de l'éducation, le protestantisme
qui ne fait que de la philanthrophie et point
LE FEMINISME OOI
de l'enseignement dogmatique ne prétendent tra-
vailler que dans « l'entre-deux », comme dit Pascal,
l'action catholique descend jusqu'aux profondeurs
cachées des idées pour les porter ensuite sur les
cimes où s'épanouit leur splendeur et se révèle leur
puissance. Malgré la libre pensée, malgré le rationa-
lisme protestant et malgré aussi, disons-le, la routine
d'un faux traditionnalisme inerte ou rétrograde,
l'action catholique se consacre à la formation de la
femme chrétienne française. Et la femme de l'avenir
c'est en effet la femme catholique, la femme de France,
fille de Glotilde rebaptisée par Léon XIII, celle-là
même que le grand mouvement féminin catholique
se propose de former dans le vieux monde, en pays
latin, pour servir les intérêts de la société.
\ a-t-il lieu, à ce sujet, de faire intervenir dans le
débat la fameuse question des races P Il est au moins
obligatoire d'en dire un mot, puisqu'il a été beaucoup
parlé des femmes américaines dans ce volume lorsque
nous avons traité de l'identité de l'éducation et de la
Aie, et ici même dans la première partie de cette
élude.
JY
M. Dcmolins. dans ses ouvrages aussi discuté?
que lus, a abordé de front la question des races en la
circonscrivant. Pour lui, la grande rivalité s'accuse
aujourd'hui entre les Anglo-Saxons et les Latins. De
là les discussions vives qui prennent dans tous les
partis un caractère aigu, car les questions de race ne
sont au fond que des questions nationales et reli-
gieuses, et celles-ci sont les plus passionnantes. Elles
posent des problèmes dont l'étendue, la complexité.
l'intérêt majeur appellent de vastes développements dès
qu'on veut embrasser l'ensemble des idées engagées.
Ce n'est point nécessaire ici où il ne s'agit que de dis-
tinguer entre les femmes anglo saxonnes, et les femmes
latines personnifiées dans la femme française. Convain-
cue, d'ailleurs, qu'avec des atavismes de moins en moins
intacts, il n'y a pas de question de race entre peuples
civilisés et chrétiens, mais qu'il y a surtout une ques-
tion d'étiage évolutif, une alternance de niveaux dans
le partage des progrès, — quelle que soit la valeur de
notre opinion personnelle sur un sujet aussi brûlant,
du point de vue qui nous occupe nous sommes
heureux de présenter quelques réflexions susceptibles
LE FEMINISME OOô
de contenter en France le patriotisme ému cl la reli-
gion atteinte. Nous croyons que la femme française,
en accédant par une formation profondément éduca-
tive à une personnalité conforme aux besoins des
temps, modifiera les opinions préconçues au sujet de
la question des races et remettra en valeur l'antique
supériorité des races latines. Le vif débat qui s'agite
relativement à la primauté décisive et croissante de
peuples aujourd'hui prépondérants et demain, dit-on.
souverains, se rattache assez étroitement à des aperçus
que l'on n'a pas encore envisagés, que la suite de
cette étude nous découvre en se déroulant, et à l'exa-
men desquels nous ne saurions nous dérober tout à
fait.
Une part de responsabilité incombe dans l'évolution
des races latines et anglo-saxonnes aux rapports entre
l'homme et la femme, et par conséquent à la person-
nalité de la femme, (les rapports privés et publics
sont un facteur social important ; de leur caractère
normal ou anormal résultent de bons ou de mauvais
effets ; ce caractère est plus ou moins normal ou anor-
mal selon qu'il s'écarte ou se rapproche plus ou moins
des vœux actuels du progrès conduisant toujours cl
partout à ses fins, les éléments que lui fournissent à la
fois les principes immortels et les phénomènes chan-
geants. Les races latines et les races anglo-saxonnes
sont de nos jours, en effet, les artisans principaux du
perfectionnement social, puisque les premières pos-
sèdent les principes immortels, tandis que les autres
se trouvent placées à l'orientation voulue par les phé-
3o4 LE FÉMINISME
nomènes changeants. Si c'est donc en vertu d'une
intuition très juste que l'opinion a déterminé les riva-
lités prochaines et spécifié qu'elles s'exercent entre
les anglo--saxons et les latins, c'est aussi dans le très
juste sentiment d'une noble fierté que la France peut
se porter aux avant-gardes du progrès en poursuivant
la haute mission qu'elle a charge de remplir et qui lui
appartient plus que jamais dans la société contempo-
raine, parce que la France catholique, où le fémi-
nisme n'a pas pu se développer, a charge de donner
encore au monde la femme telle que la réclament la
famille, la société, la religion. Cette femme lui manque
depuis cent ans parce que les destinées de l'homme se
sont renouvellées en 1789 sans qu'une transformation
harmonique, corollaire, se fit au profit de la femme :
elle s'opère actuellement. La femme française qui a
eu, au cours de notre histoire, une personnalité ma-
gnifique, soit dans les temps féodaux où elle partageait
les pouvoirs des chefs de famille, gouvernant même
toute seule les territoires qui lui appartenaient, soit
aux grandes époques de la monarchie où elle exerçait
une si puissante influence sur le mouvement intellec-
tuel, la femme française, dis-je, que la révolution et
ses suites ont temporairement anihilée, mais à qui
aujourd'hui les conditions économiques et sociales ten-
dent à rendre sa personnalité perdue, ne lardera pas à
la reconquérir. Alors seront certainement modifiés, et
peut-être en tous pays, les rapports de l'homme et de
la femme, au grand profit de la morale.
Il est à remarquer que la personnalité de la femme
LE FÉMINISME 3o5
s'est affirmée selon son véritable caractère dans la
France catholique où elle a donné à l'épouse le charme
et la force, à la mère la tendresse et la virilité, à la re-
ligieuse enfin, dans la virginité consacrée, urie indivi-
dualisation exempte de tout amoindrissement. La
femme anglaise, étrangement flétrie dans le poème na-
tional qui en donne une idée si matérielle et si infé-
rieure, n'a rien de la femme latine. Quelle distance
entre la Béatrice du Dante et l'Eve de Milton ! L'Eve
de Milton, personnifiant l'idéal de la femme, ne laisse
rien soupçonner de la médiation rédemptrice accom-
plie par la A ierge Marie et si magnifiquement poétisée
dans le type de la femme chrétienne telle que Dante la
fait apparaître clans la noble Béatrice aux portes du
ciel. L'Eve de Milton n'est pas même la digne com-
pagne de l'homme que Dieu a voulue, elle est une
créature subordonnée, asservie à son maître, incapable
de réaliser l'union intellectuelle et morale qui achève
l'harmonie du couple humain. Ainsi conçue, la femme
anglaise, ignorée comme rédemptrice, amoindrie comme
épouse, comme mère, déchoit encore quand elle s'in-
dividualise, car il y a certainement un abîme entre la
célibataire d'outre-manche et la religieuse latine. Quant
à la femme américaine, elle n'a pas à cette heure donné
son type définitif. Elle ne le donnera pas tant que la
vie fébrile du nouveau-monde, privant la famille de
stabilité, d'attache, de « home », ne laisse la famille se
fonder que pour se disperser aussitôt et lui refuse l'in-
timité profonde qui est la véritable source des senti-
ments puissants. Toutefois, en attendant que la société
ao
3o6
LE FEMINISME
et la famille américaines, mieux établies, fixent la per-
sonnalité de la femme clans sa caractéristique propre,
il faut reconnaître que la femme américaine possède en
elle les éléments naturels qui font la forte personnalité ;
elle le montre dans l'activité qu'elle déploie au service
de toutes les grandes œuvres.
Nul n'ose contester la mission future des Anglo-
Saxons, beaucoup discutent celle des Latins. Ceux qui
admettent l'importance sociale des rapports entre les
sexes devront accorder aux Latins et aux Anglo-Saxons,
du moins sur ce point, une part d'influence propor-
tionnelle, attendu que ces rapports varient du tout au
tout chez ces divers peuples, que chacune des tendances
nationales opposées va vers l'excès, et comme il est
dangereux de ne charger qu'un des plateaux de la ba-
lance, il devient loi ou lard obligatoire d'égaliser les
poids pour établir l'équilibre : il faudra donc que les
Latins empruntent quelque chose aux Anglo-Saxons, et
les Anglo-Saxons quelque chose aux Latins.
L'Amérique, avons-nous dit, est un pays de déséria-
lisation et la France au contraire un pays de sexuali-
satiou très forte. Nous avons expliqué que la désevna-
lisalion d'un peuple c'est la prédominance des rapports
fraternels entre l'homme et la femme, tandis que la
signalisation c'est la suppression des rapports frater-
nels bannis des relations publiques et rédnils, môme
dans la famille, à l'expression la plus restreinte. L'Amé-
rique vit trop exclusivement sous le premier de ces
régimes, la France trop exclusivement sous le second.
La forte sexualisation est incontestablement un pri-
LE FEMINISME 007
vilège, mais à la condition qu'elle soit réglée par une
métaphysique profonde, tempérée par une morale
austère. Elle devient un danger dans les époques de
naturalisme comme la nôtre, car le naturalisme amal-
gamé à la psychologie a engendré dans les pays latins.
par l'excès, une lamentable corruption. Nous n'en
guérirons pas sans provoquer, à titre de révulsif, une
désexualisation mesurée, et voilà ce que les Latins doi-
vent emprunter aux Anglo-Saxons. Les Anglo-Saxons
se sont vus portés vers la désexualisation à une époque
où la vie extérieure et l'activité des intérêts la récla-
ment ; cet accord des besoins sociaux et des mœurs a
créé un avantage là où il y a cependant une infériorité ;
voilà ce qui obligera les Vnglo-Saxons à recourir tôt ou
tard aux Latins. Les Latins restent les dépositaires de la
doctrine chrétienne entière qu'ils ont longtemps pro-
fessée et dont ils sont pénétrés, c'est ce qui fait leur
force indestructible ; les Anglo Saxons se trouvent être
les propagateurs des moeurs sociales essentielles aux
démocraties, c'est ce qui les place à l'orientation vou-
lue par les phénomènes changeants. Comment récuser
la mission des Latins ') Comment nier que la France soit
la nation choisie pour la remplir quand, par un privi-
lège indiscuté, la France réalise seule parfaitement les
deux types supérieurs de la femme chrétienne épouse
et mère ou vierge et religieuse ? Ce privilège manifesle,
directement issu de la religion, montre à quel point les
dogmes soutiennent la marche ascendante du progrès
et favorisent la prospérité de la famille et de la société
en assurant le juste partage des vocations, soit au pro-
3o8 LE FÉMINISME
fit du mariage qui sollicite la masse des femmes, soit
au profit de la virginité religieuse qui attire les âmes
exceptionnelles. Les dogmes, quoique vivement atta-
qués en France, y exercent encore par la force acquise
une action profonde, et c'est pourquoi la France est
un pays de forte sexualisation où le féminisme est resté
sans prise et où la célibataire américaine ne s'acclima-
tera jamais. Restaurer le mariage et la virginité reli-
gieuse, c'est doter les peuples d'éléments de saine pros-
périté morale. La personnalité de la femme y concourra.
L'on peut dire que les divers mouvements, féministes ou
féminins, quels que soient leurs erreurs ou leurs excès,
ont pour but, à notre époque, de recréer la personna-
lité de la femme, et l'on doit ajouter que le mouvement
féminin catholique français peut seul fixer celte per-
sonnalité dans la femme forte et dévouée selon l'évan-
gile.
Les sociétés protestantes anglo-saxonnes, dépossédées
de la dogmatique intégrale, ont pu jusqu'à présent ne
pas souffrir de ce qui leur manque, en Europe parce
qu'elles sont restées en monarchie avec une religion
d'Etat à surface intangible ; au nouveau-monde parce
que l'activité de la création les absorbe encore. Mais si
la domination de la libre pensée mettait fin au régime
des religions d'Etat, si quelque Cromwel aux cent têtes
renversait en Europe l'institution monarchique la plus
solide, ou si les Etats-Unis définitivement organisés
atteignaient au repos, les protestants Anglo-Saxons ici
désarmés de l'autorité du dogme national, ou délivrés
là du labeur qui les absorbe, s'apercevraient bientôt
LE FÉMINISME OOQ
que quelque chose d'essentiel leur fait défaut. Les so-
ciétés en progrès ne peuvent pas se passer longtemps des
hautes formules dogmatiques et elles s'en aperçoivent
le jour où les conséquences que ces formules entraînent
cessent tout à fait de se produire. Ce sont elles qui ont
magnifiquement développé la femme française, si supé-
rieure à toutes les autres. Ainsi dans la question de ri-
valité entre les Anglo-Saxons et les Latins, les notions
transcendantes éclairant le débat, il est permis de dire
que les races latines sont incomparablement supérieures
aux anglo-saxonnes par la richesse de leurs dons, au
premier rang desquels se place la sexualité puissante
qui, sans les opposer l'une à l'autre, assure aux deux
moitiés du couple humain leur individualité et affirme
par conséquent celle de la femme aussi bien que celle
de l'homme. 11 est vrai que ce privilège a été pour les
Latins, de nos jours, une occasion de chute, mais il
peut, il doit devenir pour eux un moyen de relèvement.
Les races latines sont plus vieilles que les anglo-
saxonnes. C'est la jeunesse de celles-ci qui leur donne
la maîtrise actuelle. Si l'on prêche aux Latins l'imita-
tion des Anglo-Saxons, c'est parce que le triomphe mo-
mentané de ceux-ci, là surtout où, comme en Amé-
rique, ils existent en démocratie républicaine, exerce
sur le monde une influence qui ne fera que croître et
à laquelle, on le sait bien, il deviendra de plus en plus
difficile d'échapper.
Les races latines, en tant que catholiques, et c'est
bien leur religion qui a maintenu leur caractère, peuvent
sans trembler accepter ce qui s'impose, adopter ce
OIO LE FEMINISME
qu'elles ont préparé. Il faut toujours rappeler que la
démocratie est sortie de l'évangile. Or qui est-ce qui
possède l'évangile interprété selon le vœu de Jésus-
Christ par l'autorité de son Eglise? Ne sont-ce pas les
races latines? Qu'un renouveau de foi vienne à se saisir
d'elles, qu'un souffle inspiré d'apostolat passe sur leurs
tètes vénérables, elles dépouilleronl la chevelure blanche
et, refaites dans la jeunesse des idées éternelles, elles
porteront encore une fois dans un monde que les
sciences sont en train de transformer les principes im-
muables dont une dispensation plus haute et plus large
est seule capable de sauver des peuples en péril. La-
tins et Anglo-Saxons ne sauraient se soustraire long-
lemps aux communications morales et religieuses qui
les sollicitent, que dis-je? à l'union sainte dans L'Eglise
qui sérail un des plus grands événements de l'histoire.
Les Américains sont un peuple jeune qui a très
bien réalisé le développement des rapports fraternels,
mais qui n'est pas allé plus loin. C'est à la famille la-
tine que la famille anglo-saxonne demandera ses mo-
dèles: c'est à la femme française qu'elle empruntera
son type achevé, car la femme française est la seule
qui ail acquis une grande, belle et sympathique person-
nalité. Ni l'anglaise, ni l'allemande, ni l'américaine ne
l'ont de même nature, parce qu'elles ne sont pas de
même manière orientées vers Dieu, soit clans l'union
surnaturelle de la vie religieuse, soit dans l'union con-
jugale restaurée au souffle de la religion intégrale. La
camaraderie anglo-saxonne n'est point assurément le
dernier mot des rapports voulus entre l'homme et la
LE FEMINISME 6 I I
femme. Je n'en veux pour prouve que l'analogie exis-
tant entre la famille et la société. Dans la famille Dieu
a placé les frères et les sueurs, dans la société également.
Dans la société comme clans la famille les frères et les
sœurs doivent savoir frayer librement, purement, inno-
cemment, mais les rapports fraternels, pas plus clans la
société que clans la famille, ne peuvent être le tout de
la Aie. Les enfants deviennent des adolescents, les ado-
lescents des adultes, alors se produit une crise plus ou
moins ajournée mais inévitable chez les êtres complets.
Deux alternatives se présentent relativement à la sexua-
lité qui s'annonce non seulement dans la chair, mais,
phénomène non moins certain, aussi cl surtout clans
l'esprit : on peut alors ou combattre la loi divine ou
bien l'accepter, non seulement physiquement mais en-
core moralement. Ces deux manières d'agir procèdent
de deux manières tic penser, car ce sont deux religions
distinctes qui font des lois si différentes. La protestante
essaie de prolonger l'âge fraternel innocent mais sté-
rile, la catholique accepte franchement l'âge des unions
conscientes et fécondes ; elle veut des mariages, devrais
mariages chrétiens tels qu'on ne les connaît presque
plus à notre époque d'incrédulité, elle veut aussi des vo-
cations religieuses, car la vie monastique répond, dans
la virginité, aux aspirations hautes des âmes entières,
et ces âmes entières, très rares en Angleterre, en
Allemagne, en Amérique, elles n'existent qu'en France.
Si du reste la dogmatique protestante a pu suffire
un temps aux Anglo-Saxons, elle ne les contentera pas
toujours. La facilité des communications ne contribue
OI2 LE FEMINISME
pas seulement aux échanges commerciaux, elle mêle le
sang des peuples et modifie leurs idées ; elle sert puis-
samment au triomphe de l'unité religieuse ; peu à peu
la vérité établit son règne universel, et Ton aperçoit da-
vantage de jour en jour le rapport qui existe entre le
dogme et les mœurs. En s' effrayant de la désexualisa-
tion américaine, les opinions, certes, ne connaissent
pas toute leur force. Il est clair que cette tendance des
mœurs est fâcheuse dès qu'elle nuit au mariage et à la
virginité. Elle leur nuit quand elle trouble l'économie
naturelle et surnaturelle ; elle la trouble quand les vé-
rités supérieures sont ignorées ou niées. Alors les in-
fluences du dogme n'agissent plus sur les mœurs. Ces
rapports mystérieux de la théologie avec les mœurs,
indéniables et manifestes, ne sont pas aperçus de tout
le monde, car pour porter la vue de l'homme dans des
fonds de ciel si hauts, il faut des docteurs puissants qui
ne s'appellent ni Luther, ni Calvin, encore moins Vol-
taire ou Renan ; l'Eglise les nomme saint Bernard,
saint Thomas, Laeordaire, Monsabré ; mais qui est-ce
qui lit aujourd'hui leurs incomparables ouvrages? La
dogmatique intégrale, en rétablissant toute la vérité ré-
vélée connue, fournit un enseignement profond au pen-
seur qui observe l'importance de la loi de sexualisation
dans l'univers. Elle lui apprend que cette loi, souve-
raine dans la nature créée puisque le monde organique
lui est soumis par la vie, le monde matériel par ses
combinaisons, régit encore le monde spirituel où les
fécondités de la société des âmes confirment son action
universelle et vit éternellement dans les splendeurs de
LE FEMINISME ÔlÔ
la Trinité. On ne peut donc, sans diminuer la vérité et
sans atteindre la loi des lois, poser en principe la dé-
sexualisation comme un phénomène normal. Elle est
un phénomène d'ordre relatif, temporaire, occasionnel
et qui cesse d'être bienfaisant pour devenir dangereux
lorsque, comme en Amérique, il n'a pas son correctif
nécessaire dans une religion qui donne au mariage
toute sa sainteté et à la virginité religieuse tout son es-
sor. La difficulté de vivre impose, dans les démocra-
ties régies par notre état économique, la privation du
mariage à un certain nombre d'individus, hommes et
femmes, et tous n'ont pas la vocation religieuse. Us
composent la triste armée des célibataires. A ceux-là les
promiscuités de la vie font un devoir, au nom de la
morale, de ne pas concevoir entre eux d'autres rapports
que ceux de fraternité. La part utile de désexualisation
que nous avons réclamée pour la France, où elle ne
saurait dégénérer en excès, consiste simplement dans
l'exercice de ces rapports de fraternité entre l'homme
et la femme.
Mais ce que le patriotisme el la foi des français
doivent désirer de toute leur force, c'est l'apparition pro-
chaine de la femme moderne. Et ici pas d'équivoque :
j'entends par femme moderne celle qui épanouit dans
son àme, à l'heure présente, la fleur fraîche des vertus
chrétiennes telles que l'épouss, la mère, la vierge selon
Dieu doivent les pratiquer au cours des siècles. — Et
j'ose dire que tout concourt à préparer à la France
cette fille de nos aïeules .
Discuter avec passion la supériorité de deux grandes
OI/J LE FÉMINISME
races, comme on le fait de nos jours, c'est affirmer par
là même la vitalité de l'une et de l'autre. Ramené aux
intérêts qui nous occupent, c'est-à-dire à la question
féministe et féminine, le débat se simplifie et le spectacle
des faits suggère des conclusions heureuses. Il n'y a
point de question de races ; il n'y a qu'une question
de religion et d'orientation. Les Latins ont la religion
intégrale, ils sont catholiques ; les Anglo-Saxons ont
l'orientation opportune, ils sont démocrates. L'avenir
de la société dépend de l'union de ces deux forces : elle
se fera.
X
C'est le développement de la personnalité de la
femme qui contribuera, dans une très large mesure, à la
fusion des forces vitales de la société. Et quand je dis
que des causes multiples concourent à préparer en
France la formation de la femme moderne, j'en vois
une preuve dans les symptômes que nous révèlent ces
diverses études.
L'identité de l'éducation et de la vie, résultant de l'ac-
tion universitaire et de l'organisation de l'enseignement
supérieur libre ; les intérêts de la démocratie remettant
eu bonneur les grandes vertus évangéliques de l'humi-
lité, de la mortification, de la charité ; les tentatives
féministes, montrant par leur effort combien la femme
aspire à prendre possession d'elle-même et par leur
échec en France combien notre pays répugne à la fausse
individualisation des sexes; tous ces phénomènes actuels
et loutes les circonstances qui les enveloppent, exa-
minés au cours de cet ouvrage, accusent un mouve-
ment général qui a pour but de former la personna-
lité de la femme, de lui tracer sa voie, de lui rendre
3l6 LE FEMINISME
son influence dans la société où il faut qu'elle ait
toujours le pouvoir de faire ce que Dieu veut.
Que les chrétiens se réjouissent ! La femme catho-
lique ne tardera pas à remplir, dans la démocratie
contemporaine, son rùle auguste et sacré. — C'est à
l'Eglise et à la France que le monde devra ce nouveau
progrès.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
Avant-Propos I
Chapitre I er . — L'identité de l'éducation et de la vie . 3
Chapitre II. — L'enseignement supérieur des femmes . 55
Chapitre III. — Vertus chrétiennes et démocratie. . ioy
Chapitre IV. — Le proches dans les congrégations ensei-
gnantes 167
Chapitre V. — La personnalité de la femme. ... jqy
Chapitre VI. - — Le féminisme aa5
Imprimerie Bussière. — Saint-Amand ((Hier).
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéance
The Library
University of Ottawa
Date Due
n 7 AVR. 1995
tO DEC. 1996
DEC 81996
lll^^l 001 138 170b
LC 2092 «A4 1900
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