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Full text of "La Femme catholique et la démocratie française"

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P o ^ <h,c J v. 



LA FEMME CATHOLIQUE 



DEMOCRATIE FRANÇAISE 



DU MEME AUTEUR 



Nouvelle éducation de la femme dans les classes cul- 
tivées. L'éducation clans la famille et les institutrices. — La 
triple vocation de la femme. — Les grandes lectures. — In- 
nocence et Ignorance. — Une dogmatique de l'amour. — Nos 
programmes; leur justification. — ■ Les Dames du préceptorat 
chrétien (3 e édition), i vol. in-16 3 fr. 50 



LA 



FEMME CATHOLIQUE 



ET LA 



DÉMOCRATIE FRANÇAISE 



La Vicomtesse d'ADIIEMAR 



-*— *c_>"*^ï_a>— 



PARIS 

LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER 

PERRIN ET C ie , LIBRAIRES-ÉDITEURS 

35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35 

1900 

Tou 



I1BLIOTHECA 

ttav.ens^.. 



LC 

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AVAXT-PROPOS 



La formation chrétienne de la jeune fille, au double 
point de vue de ses devoirs futurs d'épouse et de mère, 
a été, depuis de longues années, l'objet particulier de 
nos méditations les plus profondes. 

Déjà, dans un premier ouvrage intitulé : Nouvelle 
éducation de la femme dans les classes cultivées, nous 
avons étudié ce grand thème, sous le rapport purement 
individuel et absolu, c'est-à-dire que nous avons exposé 
l'ensemble des principes directeurs qui nous paraissent 
de nature à développer, dans la jeune fille catholique, 
sa valeur personnelle la plus élevée. 

Le travail que nous publions aujourd'hui a pour but 
de considérer la nouvelle éducation de la femme catho- 
lique dans ses rapports avec l'état social ambiant qui 
manifestement est, parmi nous, en France, l'état dé- 
mocratique. 

Les chapitres, consacrés à des sujets différents, com- 
posant ce volume, sont ramenés à l'unité par cette pen- 



2 .U ANT-PROPOS 

sée qui leur sert d'axe et que nous avons empruntée 
au grand Pape Léon XIII : il faut que les catholiques 
français s'appliquent à christianiser la démocratie. 

Nous ne croyons pas nécessaire de prolonger cette 
préface. Notre livre s'expliquera de lui-même pour le 
lecteur sérieux, — nous disons sérieux, — auquel nous 
l'offrons. Puisse-t-il, moins que son aîné, soulever des 
polémiques ignorantes, distraites ou même calomnia- 
trices ! Notre âme, nous l'osons assurer, se tient à des 
hauteurs sereines où de pareilles clameurs ne sauraient 
atteindre. 

Nous continuerons à servir Dieu, l'Eglise et l'édu- 
cation de la femme, avec un zèle d'autant plus ardent 
qu'il aura, ça et là, été plus méconnu. Le désintéresse- 
ment n'est sûr de lui-même que lorsqu'il a traversé 
l'épreuve, sans fléchir. L'épreuve est faite pour nous. 

Nous accomplissons un devoir en appelant l'action 
de la femme catholique sur un terrain fécond, dont elle 
fut systématiquement écartée jusqu'à ce jour par des 
résistances très diversement inspirées, — le terrain où 
s'est organisée et où règne désormais la démocratie 
française. 



La femme catholique 

ET 

LA DÉMOCRATIE FRANÇAISE 



CHAPITRE PREMIER 



L'IDENTITÉ DE L'ÉDUCATION ET DE LA VIE 



AL Paul Bourget a dit, dans son livre Outre-Mer, 
une parole digne de fixer l'attention des éducateurs. Il 
a fait observer que les Vniérieains réalisent, pour la 
femme, ce qu'il appelle l'identité de l'éducation et de la 
vie. Ils jouissent donc par là d'un avantage qui nous 
manquerait. 

La remarque est grave. Elle mérite d'être examinée 
et elle soulève des questions qu'il est utile de poser. 

Pourquoi l'identité de l'éducation et de la vie exisle- 
l— elle par rapport à la femme <>n Amérique et n'existe- 
t-elle pas en France ? Est-elle le fruit d'une nouvelle, 
supériorité anglo-saxonne ? Est-elle un signe de race ? 
— Nous croyons qu'elle est tout simplement une 
bonne fortune temporaire, suite heureuse de l'accord 
naturel des institutions et des mœurs dans un pays qui 



[\ l'identité de l'éducation et de la. vie 

ne subit pas le fatal conflit de la raison et de la foi. ni 
l'antagonisme des idées aristocratiques et démocra- 
tiques ; — et pour éviter toute équivoque avant de nous 
servir des mots « aristocratique » et « démocratique » 
qui reviendront souvent dans ces pages, nous leur don- 
nerons le commentaire restrictif qui doit accompagner 
les termes généraux chaque fois qu'on les emploie dans 
un sens tout à fait particulier. C'est ici le cas... Nous 
traitons de l'éducation des femmes. Il est donc utile de 
spécifier qu'en la matière nous entendons par éduca- 
tion démocratique celle qui est orientée vers l'avenir et 
accepte les modifications survenues dans les conditions 
de l'existence telle que la fait à tous la société actuelle ; 
nous entendons par éducation aristocratique celle qui 
esl orientée vers le passé et cherche à éluder ou en- 
rayer les changements qui se produisent dans la vie de- 
puis cent ans. 

La société américaine, constituée dès sa fondation 
en démocratie chrétienne, exemple des vestiges que les 
traces de l'ancien régime mêlent encore en France à 
l'éducation des femmes catholiques, échappe égale- 
ment à la neutralité incrédule qui gouverne, chez, nous, 
l'éducation officielle. Aux Etats-Unis, l'éducation gé- 
nérale marche, sans nos violentes complications so- 
ciales, au pas de la chilisation contemporaine, et la phi- 
losophie rationaliste, là-bas à son aurore, n'a pas 
jusqu'ici pénétré la religion nationale toujours ferme- 
ment attachée, dans les innombrables sectes qui la re- 
présentent, à la croyance fondamentale du christia- 
nisme, c'est-à-dire à la divinité de Jésus-Christ. Dès 



L IDENTITE DE L EDUCATION* ET DE LA. ME O 

lors, l'éducation, dans le Nouveau-Monde, est à la l'ois 
démocratique et chrétienne. Voilà pourquoi elle parait 
mieux que la nôtre appropriée à la vie moderne. Mais 
pourquoi l'est-elle, sinon précisément parce qu'elle 
unit là-bas actuellement dans des proportions adé- 
quates la démocratie, progrès évolutif, et le christia- 
nisme, principe éternel? — C'est ce que j'appelle une 
bonne fortune, et j'ajoute qu'elle est temporaire parce 
qu'il est impossible que le slalu quo philosophique 
dont elle dépend se prolonge bien longtemps. Or, le 
jour où le christianisme « réformé » des Etats Unis su- 
bira les atteintes d'une critique puissante, le protestan- 
tisme ne résistera pas mieux là-bas qu'ici à l'exercice de 
son principe. Le libre examen, longtemps endormi, 
venant à agiter les esprits en Amérique comme il les 
tourmente au pays de Luther, — M. Georges Goyau 
a renseigné l'opinion sur ce sujet ', — il est probable 
que la lutte de la raison et de la foi, si funeste au pro- 
testantisme, ne lui sera pas moins préjudiciable aux 
contrées d'outre-mer que dans la patrie de Strauss. Le 
libre examen, mis en activité par la critique rationa- 
liste, y conduira les esprits, là comme ailleurs, jus- 
qu'à la libre pensée. S'ils s'y arrêtent en Amérique, 
que deviendra pendant cette halte l'équilibre religieux 
et social, puisqu'il résulte de l'union du christianisme 
et de la démocratie, et que deviendra l'identité de l'édu- 
cation et de la vie puisqu'elle ne peut pas exister sans 
cette union nécessaire ? Plus ou moins forte, plus ou 

1 L'Allemagne religieuse. Le Protestantisme. 



O L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA "ME 

moins prochaine, la crise est à craindre. — Il y aurait 
bien un moyen de l'éviter : il faudrait que, du jour où 
la science religieuse dégagera chez eux ses consé- 
quences logiques, les Américains voulussent adhérer 
au catholicisme en masse... Un tel revirement est-il 
possible ? 

Quoi qu'il en soit de l'éventualité de la crise aux 
Etats -l uis, elle sévit en France. Les proportions adé- 
quates des convictions chrétiennes et du progrès démo- 
cratique ne se rencontrenl pas actuellement dans les 
deux grands systèmes, laïque et religieux, qui se par- 
tagent la faveur des familles. Dans la plupart des éta- 
blissements laïques, l'éducation des femmes est démo- 
cratique et incrédule ; dans les maisons religieuses, elle 
est restée aristocratique au sens que nous avons indiqué. 
Comment y aurait-il identité, puisque l'identité dépend 
d'un accord de principes qui est rompu ? — C'est là 
aujourd'hui en France l'infortune de l'éducation fémi- 
nine. Mais cette infortune est également temporaire. 
Ainsi que nous l'expliquerons dans la suite de cette 
étude, des Symptômes divers autorisent à espérer que 
l'alliance des idées démocratiques et des croyances 
chrétiennes se fera chez nous, en faveur de la femme, 
plus tôt qu'on n'aurait osé le croire. L'alliance cimentée 
cette fois par l'Eglise catholique et non par les sectes 
protestantes n'ayant rien à redouter des investigations 
philosophico-scientiliqiies, notre pays pourrait bien re- 
gagner l'avance perdue. — Il n'y a pas ici une ques- 
tion de race : il y a une question d'étiage évolutif telle 
que les économistes commencent à en ébaucher la for- 



L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA VIE "] 

mule. M. Paul Leroy-Beaulieu le faisait très bien res- 
sortir en observant récemment que même la fécondité 
ou l'infécondité des nations n'est pas un signe de race, 
mais un effet changeant des idées et des mœurs. Cette 
opinion si juste est exactement applicable à la thèse que 
nous a suggérée la remarque de M. Paul Bourget. 
L'identité ou la non-identité de l'éducation et de la vie 
résulte, en un sens ou en l'autre, chez les nations qui 
en sont privées ou chez celles qui en jouissent, des cir- 
constances historiques et sociales, de l'état des mœurs, 
ainsi que des influences philosophiques et religieuses. 



Mais qu'est-ce que l'identité de l'éducation et de la 
> ie ? 

On peut en donner une définition susceptible de 
s'adapter aux considérations principales que nous 
avons à dégager de notre examen, en disant que l'iden- 
tité de l'éducation et de la vie est le ferme équilibre 
des principes théoriques et des vertus pratiques qui, les 
uns et les autres, se trouvent être le plus utiles à chaque 
époque. 

Or, les vertus distinclives des sociétés démocratiques 
ont un double caractère qui en rend la production et 
la pratique extrêmement difficiles. Elles sont de nature 
austère et d'application générale, d'où il suit qu'elles 
impliquent des principes très forts et très étendus. Il 
ne s'agit plus d'élever une aristocratie, mais de créer 
une élite, et il faudrait que cette élite, au lieu d'être 
une minorité comme l'indique le sens du mot, devînt 
la majorité agissante delà nation. Pour cela, il est abso- 
lument nécessaire que l'intégralité du dogme et de la 
morale soit acceptée. On n'aura pas réalisé pleinement 
l'identité de l'éducation et de la vie avant d'atteindre 
ce but. 



L IDENTITE DE L EDICVTION ET DE LA VIE 9 

Y tendons-nous ? Sans doute. La force des choses 
nous y pousse. 

Dans un temps où les directions procèdent du l'ait 
plus que de l'idée, l'intégralité du dogme et de la mo- 
rale, qui est la condition nécessaire de l'identité de 
l'éducation et de la vie, ne pouvait saisir les esprits 
avec évidence qu'après une expérience complète du 
rationalisme et de ses fruits. Cette expérience s'est fait 
attendre un siècle : c'est ce qui explique les retards et les 
méprises. Il est juste de le dire, à la décharge des édu- 
cateurs de nos fdles. Si dans aucun camp, religieux ou 
laïque, on n'a marché résolument vers le but à pour- 
suivre, c'est que personne n'a entrevu l'avenir. L'opi- 
nion publique n'a pas tout de suite pressenti le vide 
que laisseraient, en disparaissant, les principes supé- 
rieurs théoriquement attaqués, parce qu'ils devaient 
s'imposer pratiquement longtemps encore et maintenir 
les vertus qui sont indispensables aux sociétés civili- 
sées. Le rationalisme n'est allé que lentement au bout 
de ses conséquences ; il n'a que peu à peu détruit les 
germes chrétiens dont il était embarrassé. 11 n'a pu y 
parvenir entièrement, ainsi que Font observé, chacun 
dans leur sphère, le cardinal Pie, Jules Simon et môme 
Renan '. De même la morale adaptée à la démocratie 
ne s'est que lentement et sourdement préparée aux for- 
mules supérieures qui maintenant éclosent tout à coup 

1 « Nous vivons d'une ombre, du parfum d'un vase vide ; 
après nous on vivra de l'ombre d'une ombre. Je crains par mo- 
ments que ce ne soit un peu léger. » — Renaît, Réponse à Llier- 
bllhr: . 



10 L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA ME 

et surélèvent les devoirs alors précisément que les 
peuples déchristianisés sont plus impuissants à les rem- 
plir. — Les rationalistes n'ont pas vu les abîmes où 
ils descendraient et les démocrates les sommets qu'ils 
auraient à gravir. 

Chez les catholiques, les illusions n'ont pas été moins 
grandes. Les pères de famille, en donnant leurs fds à 
l'Université, ne se sont pas doutés que leur éducation 
serait naturaliste. Le fondateur de l'Université fran- 
çaise, Napoléon I", n'avait-il pas dit qu'il la voulait 
catholique!' Quant aux religieuses qui continuaient à 
élever nos filles, elles ont été, elles aussi, plus ou moins 
induites en erreur. — L'opinion publique n'a-t-elle 
pas lutté désespérément contre tout ce qui pouvait éta- 
blir un contact entre les idées démocratiques et l'esprit 
delà femme ? 

Tout est complexe, en France, à l'origine des temps 
nouveaux ; de là les entraves, les surprises, les mé- 
comptes de l'éducation contemporaine jusqu'ici inapte à 
réal i ser pour la femme l'identité de l'éducation et de la vie. 
Invitée à le faire, ses efforts semblent aboutir à d'inex- 
tricables conflits dont les deux principaux s'accusent, 
d'une part, chez les catholiques, entre les préjugés d'an- 
tan et les exigences du siècle ; d'autre part, chez les 
libres penseurs, entre l'irréligion et la morale. Au sein 
même des institutions éducatriecs. couvents ou lycées, 
le passé et l'avenir se heurtent en chocs répétés. On ne 
discerne pas bien encore dans les deux camps l'élément 
immuable de l'élément changeant, et on ne sait pas 
faire à chacun la part utile. Là, on ne voit pas ou on 



L IDENTITE DE L ÉDUCATION ET DE LA VIE 1 I 

feint de ne pas voir que la transformation des institu- 
tions et des mœurs ne peut rien contre l'éternité des 
principes ; ici, on ne se rend pas compte que la dogma- 
tique éternelle n'entraîné pas la survivance des formes 
périssables, tour à tour revêtues par les institutions et 
les mœurs. De cette confusion des idées résulte la con- 
tradiction actuelle des faits. Toutefois les signes pré- 
curseurs d'un accord possible s'annoncent à l'horizon. 
11 sera facile d'en distinguer quelques-uns. 

Je remarque qu'en conduisant la société française, 
par la Révolution et ses suites, de l'ancien régime au 
moderne, les circonstances historiques et sociales, ainsi 
que les influences philosophiques, n'ont pas primitive- 
ment compris la femme dans le mouvement démocra- 
tique qui a si profondément transformé nos mœurs. 
Cette omission a eu pour effet d'illusionner les rationa- 
listes et les catholiques. Les rationalistes ont été lcnls 
à voir la faiblesse morale de leur philosophie qui béné- 
liciait pratiquement, par la femme croyante, d'un ap- 
port chrétien énorme et capable de sauver, un certain 
temps, les apparences. Les catholiques ont été lents à 
connaître l'impuissance des méthodes anciennes appli- 
quées aux temps nouveaux, parce qu'ils croyaient, 
avec la niasse de la nation, que la femme tenue à l'écart, 
abritée contre les tempêtes modernes, ne serait pas en- 
traînée dans le mouvement démocratique qui aujour- 
d'hui emporte tout. — Comment les penseurs d'alors 
ne virent-ils pas à quel point il était vain et périlleux 
de prétendre laisser une moitié de l'humanité en dehors 
du progrès? Il serait intéressant de l'expliquer; mais 



12 L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA VIE 

on ne peut pas multiplier indéfiniment les investiga- 
tions. 

Que s'esl-il produit, depuis cent ans, dans les idées 
et les faits relativement à l'éducation ? 

Au soir du dernier siècle, un bouleversement sans 
pareil dans l'histoire détruit en un jour le vieil édifice 
national, dont les trois ordres, Noblesse, Clergé, Tiers- 
Etat, réclamaient également la rénovation. Sous les 
ruines amoncelées, un homme se lève : tandis que son 
épée conquiert le monde, son génie restaure la société; 
il refait la législation ; il organise l'éducation nationale 
de l'homme ; il la met aux mains de l'Etat et proclame, 
je le répète, qu'il la veut catholique. L'expérience, tou- 
tefois, ne tarde pas à nous apprendre qu'un Bonaparte 
lui-même ne saurait arrêter la marche philosophique 
des idées et qu'une nalion, en se reconstituant, ne peut 
pas oublier une moitié de son corps. Sans doute, il y 
avait trop à faire au commencement de ce siècle, trop 
d'édifices à relever, trop d'institutions neuves à fonder, 
et s'il est vrai que Napoléon ait eu l'idée de régler éga- 
lement l'éducation des filles, — on rapporte qu'il l'a 
essayé en Italie, — en France toutefois il n'en fil rien. 
Un grand fait demeure : quand l'éducation publique 
s'organise en France parla main puissante de l'Etal, 
elle ne saisit que l'homme, laissant de côté la femme, et 
elle est en fait rationaliste par la plupart de ses profes- 
seurs les plus éminents, tout en se proclamant catho- 
lique en principe. 

Malgré le décret impérial, la fausse théorie de la vé- 
rité subjective et non objective, qui est entrée dans les 



L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA VIE IO 

esprits avec les fumées enivrantes de la liberté, dut 
suivre son cours fatal et traverser les diverses étapes 
qui conduisent toutes les erreurs humaines à leurs 
ultimes conséquences. 

On eut beau déclarer que la religion catholique était 
la religion de la majorité des Français, l'Université im- 
périale n'en professa pas moins les idées qui gouver- 
naient alors sinon la masse du corps social, du moins 
déjà ses sommités dirigeantes. Fille de Voltaire et de 
Rousseau, l'Université fut rationaliste dès sa fondation, 
par la raison bien simple qu'elle naquit à une époque 
où la maîtrise des esprits appartenait à la philosophie 
rationaliste. Elle propagea d'abord le rationalisme spi- 
ritualiste, lequel admettait la triple croyance en Dieu, 
en l'âme, en l'immortalité ; et pendant la première par- 
tie du siècle, l'éducation nationale se fil à l'ombre de 
ces trois grands dogmes implicitement et souvent expli- 
citement mêlés aux leçons des professeurs. Leur incor- 
poration avec les matières de renseignement entretint 
dans la jeunesse un reste de croyance, car — il ne faut 
pas l'oublier, — ce sont les infiltrations, d'ailleurs 
inévitables, de la philosophie ambiante, qui, à travers 
les leçons, pénètrent de principes vrais ou faux les 
nations cultivées. La foi d'un peuple instruit est tou- 
jours proportionnée à la philosophie et à la métaphy- 
sique régnantes, parce que l'instruction donne aux 
croyances un caractère scientifique. Si la triple 
croyance en Dieu, en l'âme, en l'immortalité, a survécu 
pendant la première moitié de ce siècle dans la jeunesse 
des lycées, c'est parce qu'elle n'était pas encore mépri- 



ili l'identité de l'éducation et de la vie 

séc des intelligences. Aussi longtemps que la libre pen- 
sée fut sincèrement spiritualiste, déiste, elle éleva des 
générations spiritualistes et déistes comme ses maîtres. 
Cependant tout évolue dans l'univers. Les systèmes 
philosophiques décrivent leur cycle. Le rationalisme, 
spiritualiste à ses débuts, devient, dans sa maturité, 
matérialiste et athée. Dès lors l'éducation publique, 
qui est le rapide canal des idées, entraîne les nouvelles 
générations dans la voie de l'incrédulité. La perle de 
la foi fut d'autant plus prompte qu'elle s'effectua sans 
bruit et sans résistances. 

Gomment l'éducation universitaire eut-elle été soup- 
çonnée? L'Université n'était pas délibérément impie. 
Elle a suivi les fluctuations de la philosophie, elle s'est 
réglée sur sa lumière changeante. Mais les aumôniers 
n'ont pas quitté les lycées ; ils font encore aujourd'hui 
des catéchismes, des conférences ; ils préparent à la 
première communion. Et cependant, combien déjeunes 
lycéens cessent d'être chrétiens dès l'adolescence! Pour- 
quoi cela?... Parce que la pénétration de la philoso- 
phie régnante poursuit son œuvre. Ni l'aumônier, ni 
les professeurs individuellement chrétiens qui servent 
encore l'enseignement officiel ne peuvent conjurer les 
effets de la neutralité. La foi n'entre plus dans le cœur 
des étudiants parce qu'elle n'entre plus dans la doc- 
trine enseignée. Les hommes cultivés reçoivent ac- 
tuellement en France une éducation non religieuse, et 
il est clair que le rationalisme vient d'aboutir en moins 
d'un siècle, par la domination politique de la libre 
pensée, à l'éducation sans Dieu. 



L IDENTITE DE L ÉDUCATION ET DF, LA VIF 10 

Le rationalisme est-il jugé pour cela? — Pas encore. 
— Que les résultats moraux du rationalisme accusent 
une décadence lamentable et dont les rationalistes 
eux-mêmes se plaignent, ceci n'est pas douteux. En- 
traînée par une littérature et des arts cyniquement na- 
turalistes, la triste philosophie expire dans la corrup- 
tion sénile qui en sera l'éternelle honte. Mais si la 
morale indépendante n'a pas fait ses preuves com- 
plètes, si la philosophie dont elle découle n'est pas 
définitivement condamnée, c'est parce que la femme 
est restée en dehors de son action. Toutefois, — inex- 
plicable exemple de l'inconscience humaine, — au 
moment où le libertinage de l'esprit et des mœurs 
s'étend ainsi qu'une lèpre dans tous les rangs de la 
société, on effectue officiellement en France l'unifica- 
tion de l'instruction : elle sera dorénavant rationa- 
liste pour la femme comme pour l'homme. Il fallait en 
arriver là pour instruire le procès d'une philosophie si 
mêlée, si captieuse, qui n'a dû ses seules sauvegardes 
qu'au caractère partiel de ses manifestations et qui ne 
pouvait trouver sa perte que dans la totalité de sa vic- 
toire. A peine triomphe-t-elle qu'un grave conflit se 
produit aussitôt. De l'égalité devant la raison va 
naître l'égalité devant les mœurs : l'acceptera-t-on :*... 
L'heure parait mal choisie. Et cependant l'égalité 
des sexes en matière de mœurs, principe redouté, 
émané directement de l'Evangile, trouve son applica- 
tion forcée dans les démocraties, et voilà pourquoi il 
s'impose à la notre : seulement il est inacceptable sans 
une grande pureté de mœurs, et voilà pourquoi il pa- 



i6 l'identité de l'éducation et de la vie 

raît incompatible avec notre état actuel. L'égalité des 
sexes en matières de mœurs règne en Amérique, où 
elle engendre, par le respect que l'homme se porte à 
lui-même, le respect qui est dû à la femme. Elle ne 
règne pas en France où des paradoxes commodes 
l'ont, d'ailleurs, longtemps discréditée. L'homme, 
qu'elle tend désormais à astreindre aux plus rigoureux 
préceptes, en fut naguère et constamment affranchi 
sous la sanction même du plus grand code qu'il se 
soit noblement donné... O contradiction.' ô surprise! 
Le code de l'honneur, sublime dérivé du code divin, 
serait-il, lui aussi, tributaire de la fameuse loi d'évo- 
lution? N'aurait-il pas atteint dans tous ses articles la 
perfection définitive? Se pourrait-il que la démocratie 
en épurât certaines formules encore mêlées de quelque 
alliage barbare? Mais quoi! Même avant sa rechris- 
tianisation si malheureusement tardive, la démocratie 
opérerait-elle ces transformations ascensionnelles ? — 
Oui, s'il est vrai que les événements, les circonstances, 
agissent puissamment sur les nations en les redressant, 
en les élevant, — osons dire en les sanctifiant. 

L'analyse impitoyable dont le scalpel ne respecte 
rien, s'avise aujourd'hui que le sexe fort n'a pas craint 
de satisfaire à l'honneur, en matière de mœurs, par 
l'intermédiaire de la conscience féminine, sans doute 
pour ne pas trop gêner la sienne. Par un de ces com- 
promis spécieux et bien anciens qui, toutefois, ne 
donnent pas toujours le change à l'opinion, on parle 
d'un accord tacite qui réconcilia les bas instincts avec 
les aspirations nobles et fit vivre honnêtement en-* 



L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA VIE ly 

semble le vice et l'honneur en confiant à la femme la 
partie la plus délicate de la dignité masculine. De 
cette manière, assure-t-on, les passions de l'homme 
furent libres, sa dignité sauve ; et sur la foi d'une con- 
vention séculaire, longtemps indiscutée, ce n'est pas 
son propre libertinage qui déshonore l'homme, c'est 
celui de l'épouse, de la mère, de la sœur, de la fille. 
Conception géniale, il se peut, flatteuse assurément 
pour la femme, mais vraiment simpliste et de nos 
jours bien menacée, dès que l'éducation démocra- 
tique, en saisissant la femme un siècle après l'homme, 
vient bouleverser les mœurs brusquement trans- 
formées. — Test-ce pas le progrès qui agit ici ? En 
poussant l'humanité vers des perfectionnements suc- 
cessifs, il use souvent d'industries variées et pleines 
d'imprévu. C'est ce qui se produit relativement à l'un 
des intérêts les plus troublants qui agile l'opinion et 
met la libre pensée, la libre morale, en fâcheuse pos- 
ture ; car, maintenir au profit de l'homme la licence 
morale qui est la conséquence de la licence intellec- 
tuelle et précipiter la femme dans la licence intellec- 
tuelle en lui interdisant la licence morale, cela parait 
singulièrement contradictoire et dangereux. Serait-il 
bien aisé, dans de telles conditions, d'opérer pour les 
femmes l'idendité de l'éducation et de la vie? Tout le 
monde la rêve, et on a raison de la rêver, puisqu'une 
société bien équilibrée ne peut pas s'en passer; mais il 
est, à coup sûr, malheureux qu'on s'en avise lorsque 
les principes fondamentaux sont contestés ou détruits. 
Pendant la double étape philosophique et morale 



iS l'identité de l'éducation et de la aie 

qui conduit du spiritualisme au naturalisme, l'identité 
tic l'éducation et de la vie ne préoccupait personne, par 
la simple raison que nul ne songeait à unifier, en 
France, l'éducation de l'homme et de la femme. 
L'homme était entré seul dans le mouvement démo- 
cratique. Maître de l'opinion, il s'accordait plein 
droit à l'impiété et à l'immoralité; ni l'une ni l'autre 
ne pouvaient entacher son honneur, n'attentaient à sa 
réputation. Maintenant que la femme est livrée au 
courant social, l'intégralité de la morale, à laquelle on 
a vainement essayé de se soustraire en croyant qu'il 
était possible d'affranchir au moins les hommes des 
vertus les plus austères, apparaît tout à coup comme 
une nécessité inéluctable sous peine des pires re- 
vanches. 

Si de la morale on passe à la philosophie, de même 
que les excès de la corruption, en atteignant aujour- 
d'hui la femme, semblent devoir tourner, théorique- 
ment du moins, au profit de la morale intégrale, ainsi 
l'on aperçoit que le rationalisme en fin d'évolution, 
après ses vicissitudes el sa ruine, va servir de preuve 
à l'intégralité indivisible du dogme catholique. C'est 
une rançon que la banqueroute des croyances frag- 
mentaires ne pouvait manquer de payer à l'Église j 
mais cette banqueroute ne devait pas survenir avant 
que la femme n'eût été, elle aussi, comme l'homme, 
nourrie de rationalisme. 

Du point de vue qui nous occupe, on dislingue 
nettement deux périodes dans les suites de la Révolu- 
tion française : l'une est remplie de l'homme seul. 



L IDENTITE DE L ÉDUCATION ET DE LA AIE lO 

l'autre avec l'homme a pris la femme. Durant la pre- 
mière période tout va passablement, car la femme, 
encore attachée au christianisme intégral, couvre les 
erreurs partielles et croissantes par ce fait seul qu'elle 
lutte contre la perversion morale par la pratique assi- 
due des vertus. 

Dans la seconde, il n'en va plus de môme. Les 
choses se compliquent lorsque la femme entre en 
scène, et ce qui les aggrave encore c'est qu'elle y entre 
précisément à l'heure où l'évolution rationaliste 
arrive à son terme destructeur. C'est à ce moment que 
l'Etat a jugé bon d'enter sur son grand arbre univer- 
sitaire la greffe féminine. L'unification intellectuelle 
et morale des hommes et des femmes, — progrès si 
désirable, — s'ébauche malheureusement en dehors 
des principes qui sont la condition formelle des éman- 
cipations saines et fécondes. On n'affranchit pas, on 
licencie. L'opinion s'inquiète. A peine organisée, l'ins- 
truction des femmes épouvante. — Serait-elle décidé- 
ment un mal ? Ne doit-on pas la regarder au moins- 
comme inopportune? Que n'a-t-on attendu, pour 
l'inaugurer, le règne d'une philosophie meilleure!... 
Vains débals. Il est trop tard ; le fait accompli s'im- 
pose. Ni le plaisir de ceux que les échecs réjouissent, 
ni le trouble des promoteurs que leur propre succès 
intimide n'arrêtent la marche des circonstances. Ras- 
surons-nous, cependant : la condamnation désormais 
imminente du rationalisme et la conception d'un idéal 
moral supérieur n'auraient pas été possibles durant la 
première période où il ne s'agissait que de l'homme et 



20 L IDENTITE DE LEDL CATION ET DE LA VIE 

qui fut une période d'obstruction et d'illusions. Les 
fils de A oltaire pressentaient bien que l'émancipation 
normale de la femme les entraînerait eux-mêmes vers 
une moralité plus pure et plus haute dont ils redou- 
taient la sévérité. Chimérique et facile en ses aspira- 
tions morales, le rationalisme pouvait secrètement se 
rassurer tant que la femme restait pratiquement chré- 
tienne. 11 la fallait réellement rationaliste, comme 
l'homme, pour que l'opinion désenchantée comprit le 
danger. 

Sans doute, les résultats définitifs de la libre pensée 
et de la philosophie rationaliste qui en dérive, des- 
tinés à prouver expérimentalement l'unité intangible 
du christianisme, ont frappé depuis longtemps des 
esprits supérieurs. Les Newnian, les Manning, les 
Tocqueville, les Le Play, et vingt autres venus du 
protestantisme ou de la libre pensée, désertent le 
rationalisme. Appliqués à l'étude de ces graves ques- 
tions, maints penseurs se sont aperçus que la raison 
individuelle s'abuse, quand elle espère conserver à son 
gré telles ou telles mérités de choix arbitrairement ex- 
traites du dépôt confié à la garde de l'Eglise et ils 
adhèrent à la foi totale. Néanmoins si de grandes intel- 
ligences reviennent de l'incroyance partielle ou radi- 
cale au christianisme intégral, la masse est loin de les 
suivre. Par quels moyens sera-t-elle convaincue, à une 
époque où l'individualisme fait du plus ignorant un 
juge des vérités les plus hautes;» Ce ne sont pas les 
raisonnements, ce sont les circonstances qui les éclai- 
reront. Pour ramener la foule il faudra que l'erreur 



L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA VIE 2 I 

philosophique, comme ces insectes qui meurent après 
avoir piqué, jette dans les faits les conséquences de 
l'idée. — Quel est le fruit du rationalisme parvenu à 
son terme naturaliste! 1 ... L'immoralité. — Mais où 
l'immoralité choquc-t-elle véritablement!*... Chez la 
femme. A oilà pourquoi l'expérience pratique et con- 
cluante ne pouvait pas se terminer avant d'avoir enve- 
loppé la seconde moitié de la nation, et voilà pourquoi 
elle s'achève, aujourd'hui que l'éducation officielle 
élève les femmes selon la prétendue neutralité qui va 
les conduire à l'irréligion après y avoir amené 
l'homme. 

1 Le silence systématique sur toute croyance ne pose 

pas précisément, ce semble, les prémisses nécessaires à 

la réalisation de l'identité de l'éducation et de la vie. 

Elle ne paraît donc pos promise encore aux lycées de 

jeunes filles. 



Il 



Mais tandis que l'Université organise l'éducation dé- 
mocratique des femmes selon l'esprit dit « neutre » 
qui, en effet, la gouverne au déclin de ce siècle, et si 
l'incrédulité et l'immoralité menacent de faire avorter 
les grandes espérances et l'œuvre magistrale de l'État, 
il ne faut pas oublier, dira-t-on, que jusqu'à la fin du 
second Empire les maisons religieuses ont été presque 
sans rivales. C'est M. Duruy qui leur a porté, il y a 
trente ans à peine, le premier coup, en fondant les fa- 
meux cours qui firent alors tant de bruit et qui eurent 
pour résultat prochain la complète organisation, sous 
la troisième République, de l'enseignement officiel des 
femmes. Avant cette organisation définitive et récente, 
quand les maisons religieuses élevaient encore presque 
exclusivement la femme française, les Ordres ensei- 
gnants ont-ils fait un effort en faveur de l'identité de 
l'éducation et de la vie ? 

Non, répondra-t-on. L'éducation, dans leur sein, à 
la fin du \iv e siècle comme avant la Révolution, s'ins- 
pire de l'esprit aristocratique et l'instruction y suit gé- 
néralement les vieux systèmes. 

C'est possible. Mais est-il équitable de le leur repro- 



l'identité de l'éducation et de LA VIE 23 

cher} — On en doute dès que l'on considère les cir- 
constances et les influences qui ont fixé leur attitude 
lurant la double étape intellectuelle et morale accom- 
plie par la société civile. 

Les couvents, dit-on, n'essayèrent pas, sur le ter- 
ni u de l'instruction, de lutter contre le rationalisme 
par l' enseignement critique; eu matière d'éducation ils 
De s'appliquèrent pas à incliner mus les tendances 
modernes, c'est-à-dire à substituer à l'éducation aris- 
tocratique du passé l'éducation démocratique de l'ave- 
nir. — Ainsi les maisons religieuses n'auraient rien 
l'ail depuis la chute de l'ancien régime pour établir au 
profit de leur clientèle nombreuse l'identité de l'éduca- 
tion et de la vie. — Soit. Mais qu'est-ce qu'elles pou- 
vaient faire '.'... C'est ce qu'il importe de déterminer. 

J'observe que les changements profonds; amenés par 
les idées démocratiques, ne devaient atteindre les 
femmes que très contrairement à la volonté générale 
des hommes, et tardivement, sous l'action entravée de 
la loi du progrès agissant seule avec la toute-puissance 
impitoyable qui déjoue les faux calculs de la société 
irréfléchie et illogiquement résistante. 

Les bourgeois rationalistes du premier Empire et de 
la monarchie de Juillet voulurent des femmes élevées 
selon l'ancien régime. Démocrates pour eux, l'autocra- 
tie de leur sexe masculin en faisait de purs aristocrates 
dès qu'il s'agissait de leurs femmes et de leurs filles. 
L'unification des mœurs, — à laquelle du reste la plu- 
part des hommes entendent, encore aujourd'hui, éner- 
giquement s'opposer, — ne devait faire que peu à peu 



3 4 L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA VIE 

quelque progrès sensible, et l'extinction graduelle des 
usages aristocratiques évidemment condamnés sinon 
complètement transformés en coutumes démocratiques 
s'opère lentement, attendu que l'évolution part des faits, 
avant de saisir les idées. 

Gomment donc les maisons religieuses auraient- 
elles tenté les réformes dont personne ne voulait, avant 
que les besoins sociaux les imposassent, c'est-à-dire 
pendant les périodes transitoires où l'opinion se refu- 
sait à accepter pour les femmes ce qu'elle revendiquait 
pour les hommes et avant le triomphe définitif des 
faits appelés à renouveler les idées ? 

On ne saurait trop insister sur les audaces et les timi- 
dités alternantes du mouvement démocratique en 
fiance, quand on recherche les causes de ses empor- 
tements et de ses lenteurs, avec le sincère désir de ré- 
partir équilablcmenl les responsabilités. On doit sans 
cesse rappeler que la femme n'a pas été normalement 
entraînée dans les grandes révolutions qui se pour- 
suivent en ce siècle. Volontairement négligée par l'Etat, 
tenue à l'abri du souffle de la philosophie novatrice 
par les chefs de famille, il fallut soixante ans pour 
qu'on s'avisât que la femme existait, qu'elle était en- 
core élevée sous le règne de Napoléon III comme au 
temps de Louis XIV, et que la poussée des choses ne 
pouvait tolérer davantage celte anomalie longtemps 
chère à l'esprit public. 

Voilà pourquoi l'éducation des femmes, toujours 
confiée aux couvents, s'y exerça pendant tout le. cours 
du x[x c siècle, d'après l'antique système aristocratique. 



L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA VIE 2U 

Tandis que les lycées possédaient depuis plus de cin- 
quante ans presque toutes les générations masculines, 
la femme restait aux soins des maisons religieuses, pré- 
cisément parce que le mouvement social ne s'accusait 
pas encore à son égard ; et comme ce mouvement so- 
cial ne se produisait pas en un tel sens, les maisons re- 
ligieuses auraient agi contre l'esprit du temps si elles 
se lussent avisées d'introduire chez elles prématurément 
l'esprit démocratique auquel on désirait unanimement 
en France soustraire la femme. 

On objectera vainement que de grands changements, 
favorables aux tendances démocratiques, — et ici nous 
rendons aux mots « démocratique » et « aristocra- 
tique » leur signification vulgaire, — étaient survenus 
dans les couvents à la suite des modifications acquises 
en ce qui concerne le recrutement des élèves et des 
maîtresses désormais issues, non plus, comme autre- 
fois, principalement de la noblesse, mais en majorité 
de la bourgeoisie. Sans doute. Seulement cette bour- 
geoisie ne cherchait qu'à s'aristocratîser, et les grands 
couvents devinrent une sorte de caste ouverte d'autant 
plus courue qu'elle offrait à la vanité un dernier moyen 
de satisfaction. — Bizarrerie des choses humaines! 
Même les hommes qui adoptaient le plus volontiers les 
idées rationalistes et les habitudes démocratiques pour 
eux et pour leurs fils, s'appliquaient à en préserver soi- 
gneusement leurs fdles. On eût dit que, secrètement 
inquiets de l'avenir, les Voltairiens d'hier se plaisaient 
à défendre la femme derrière la muraille des cloîtres, 
parce que le cloitre, restant clos par ses grilles, culti- 



26 l'identité DE l'ÉDUCÀTIOU! et de la vie 

vail en paix une pépinière d'épouses étrangères aux in- 
fluences ambiantes et si souvent malsaines de l'époque. 
Par un de ces accords tacites qui établissent quelque- 
fois entre les plus grandes contradictions une éphémère 
et fallacieuse paix, l'éducation féminine attacha long- 
temps les démocrates incrédules aux systèmes aristo- 
cratiques des maisons religieuses où ils prolongèrent 
eux-mêmes délibérément des méthodes surannées. 

Cette obstination conservatrice si singulière ne put 
qu'illusionner les religieuses relativement aux véritables 
besoins de la société contemporaine. (Je fut un grand 
malheur, car la réforme urgente des systèmes éducatifs 
cl dos programmes scolaires échut dès lors à l'Etat 
neutre qui s'en empara. 11 faut expliquer ces choses 
ignorées; la masse du public ne discerne pas, d'ordi- 
naire, les anomalies qui sont ici les causes réelles de 
l'infériorité de renseignement secondaire congréganiste 
et de son esprit trop souvent retardataire. 

Etrangers à la -vie du monde, les couvents ne sont 
guère éclairés sur les besoins du temps que par les 
familles, et ce sont les familles qui ont surtout contri- 
bué à endormir les maîtresses de nos enfants. La plu- 
part de ces familles n'ont rien pressenti non plus, rien 
prévu des conséquences amenées par l'inauguration de 
l'enseignement scientifique et critique et, en même 
temps, par le mélange inévitable des différentes classes 
de la société, mises en contact, par la force des choses. 

On peut dire, d'ailleurs, que siles études sont restées 
particulièrement littéraires et peu approfondies dans les 
grands couvents, si l'on n'y a pas introduit au moins 



L IDENTITE DE L EDUCATION ET DF. LA VIE 9~ 

l' argumentation nécessaire, c'est que l'atmosphère in- 
tellectuelle, si troublée aujourd'hui partout, avait na- 
guère des refuges dans bien des salons, autour de bien 
des foyers où les principes fondamentaux de la religion 
n'étaient pas ébranlés. L ne femme chrétienne, grande 
dame ou petite bourgeoise, pouvait encore il y a trente 
ans, dans nombre de milieux, ignorer les discussions 
sur la divinité de Jésus-Chri-I el suc rexislencc de Dieu, 
qui se produisent en tous lieux de nos jours ; elle n'était 
pas appelée à les réfuter : la foi. la probité morale 
aussi jouissaient d'une bienheureuse quiétude. 

Voilà, en quelques grands traits, pourquoi les mai- 
sons religieuses n'ont pas cherché à établir, jusqu'à ce 
jour, l'identité de l'éducation et de la vie. 

Cependant si elles le voulaient, le pourraient- 
elles '}... 

\<>us répondrons à celte question après avoir préala- 
blement observé de plus près ce que, sous ce rapport, 
l'on est véritablement autorisé à espérer delà vaste ten- 
tative officielle si bien armée pour le succès. 



in 



L'Université est-elle apte à réaliser cotte fameuse 
identité '} 

Après avoir établi que l'identité de l'éducation et de 
la vie s'opère par l'alliance du christianisme et de l'es- 
prit démocratique, — c'est là notre thèse, — on 
prouve trop aisément, hélas ! que l'Université ne peut 
pas atteindre ce but aujourd'hui, parce que l'accord 
nécessaire n'existe pas dans ses conseils entre les deux 
facteurs requis. L'Etat prétendu neutre n'afûrme-t-il 
pas. en effet, son indifférence voulue, avec une persis- 
tance qui substitue l'opiniâtreté à l'évidence et à la dé- 
monstration ? L'enseignement officiel ne se donne-t-il 
pas formellement pour non chrétien par celte réserve 
absolue qui, en pareille matière, est indiscutablement 
significative? 

Donc, puisque l'identité de l'éducation et de la vie 
s'obtient par l'union des principes chrétiens et de l'évo- 
lution démocratique, puisqu'il faut que l'enfance, l'ado- 
lescence et la jeunesse soient préparées à l'existence 
moderne par ces influences combinées, il est certain 
que là où elles se séparent pour se combattre l'une 
l'autre au lieu de s'unir pour agir ensemble dans l'édu- 



HDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA VIE 2Q 

cation, c'est l'impuissance. Toutefois, si l'on se con- 
tentait de tirer de la seule raison religieuse les causes 
de la faiblesse du système officiel, la discussion parai- 
trait courte à ceux qui ne règlent pas leur opinion sur 
les raisons originelles et supérieures. — Qu'à cela ne 
tienne ! les arguments ne manquent pas. J'en vois un 
surtout qui est de nature à frapper les libres penseurs 
et les catholiques, car il se trouve qu'ils sont les uns 
et les autres également menacés dans leurs plus chers 
intérêts : l'éducation contemporaine, ainsi que nous 
allons le démontrer, atteint les libres penseurs, chez 
eux, dans leurs sentiments démocratiques, et les catho- 
liques, chez eux encore, clans leur foi. L'émulation 
excitée par la concurrence universitaire a entraîné les 
catholiques dans une imitation si exacte, que leurs éta- 
blissements libres n'assurent pas l'enseignement reli- 
gieux tel qu'il le faudrait pour attacher solidement la 
jeunesse aux croyances dogmatiques. Quand les catho- 
liques feront leur examen de conscience à ce sujet, et 
ils v seront amenés en s'occupant de la réforme de 
l'éducation religieuse des fdles, on s'apercevra que le 
principe delà neutralité agit aujourd'hui, de fait, là en- 
core où on le réprouve. Bien que théoriquement con- 
damné avec une sincérité qui n'est pas douteuse, pra- 
tiquement il s'impose dans l'éducation des hommes 
par les programmes, au nom des examens, des con- 
cours, des carrières. Ainsi le vice de l'éducation con- 
temporaine amoindrit l'enseignement dogmatique au 
sein même des maisons religieuses. Dans l'Université, 
effet curieux, il produit des conséquences également 



00 I. IDENTITE DE I. INDICATION ET DE LA VIE 

contraires à l'esprit de l'institution. Tandis que chez 
les catholiques c'est la foi qui souffre, chez les libres 
penseurs ce sera l'idée démocratique. On ne s'en est 
pas avisé. Pourquoi ? Parce que l'erreur, on ne doit pas 
se lasser de le répéter, n'apparaît flagrante que lors- 
qu'elle touche à la femme. Il fallait attendre des lycées 
déjeunes filles l'expérience concluante. On peut main- 
tenant constater que l'éducation officielle porte un 
grave préjudice au principe fondamental delà culture 
intellectuelle ainsi qu'à l'idée démocratique. L'élroitessc 
d'un enseignement découronné et la méconnaissance de 
sa vertu désintéressée ont déplorablement trahi la belle 
tentathe officielle. La culture intellectuelle chez les 
femmes pouvait et dexail sauvegarder son caractère su- 
périeur ; elle prend, au contraire, une inquiétante allure 
de mercantilisme, elle crée une caste au lieu d'étendre 
aux masses le privilège de l'instruction, ce qui serait le 
propre de l'idée démocratique. Faire argent du savoir 
acquis est aujourd'hui une ambition commune à un 
très grand nombre d'élèves : cette ambition est 
d'ailleurs assez naturelle, mais en se généralisant elle 
fait un mal considérable. C'est l'ambition de carrière 
qui a substitué l'instruction à l'éducation, et ainsi la 
véritable notion de l'éducation a été dénaturée pour les 
femmes comme pour les hommes. Elle tend à verser 
dans le torrent professionnel. La petite ville, le village* 
la campagne qui pourvoient de plus en plus les inter- 
nats des lycées, leur confient bien moins des jeunes 
filles à élever que des candidats à diplômer et à placer. 
On souhaite moins une instruction supérieure qu'un 



L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA ME 1 

brevet utile. La savante école de Sèvres l'ait mirage : 
n'assure-t-elle pas une chaire de professeur!* Ne sait- 
on pas que les cours libres, grands el petits, recrutent 
de préférence leur personnel enseignant parmi les vic- 
times du concours officiel ? — D'accord : il faut vivre ; 
oui. Mais il faut aussi sauver l'idéal en ce bas monde 
et c'était le vrai but de l'instruction. Si elle devient, au 
contraire, une nouvelle occasion d'étouffer l'idéal dans 
l'âme de la femme, quelles mères notre éducation na- 
tionale donnera-t-elle, demain, à la famille française!' 
Sans doute, la question économique explique l'indus- 
trialisation de tous les capitaux et l'instruction en est 
un; on le fait valoir comme les autres, rien de plus 
juste assurément. .Mais le mercantilisme de l'instruc- 
tion, qui d'ailleurs fait tant de désabusées, en péné- 
trant de son esprit utilitaire l'opinion égarée met en 
péril des principes nécessaires à la civilisation : il ruine 
la vertu désintéressée de la culture intellectuelle qui 
sied si bien à la femme. C'est là un résultat qu'il faut 
dénoncer comme un danger national. D'autre part, en 
tarissant une des sources de l'idéal, on a discrédité les 
gagne-pain qui sont encore les plus sûrs el les plus ac- 
cessibles. La tentative universitaire a eu le cruel mé- 
compte d'avilir de nouveau, comme il le fut dans l'an- 
tiquité païenne, le travail manuel qui a retrouvé à Na- 
zareth sa dignité el sa grandeur. Au plus beau temps 
de la féodalité, le manoir seigneurial ne vit jamais châ- 
telaine dédaigner l'aiguille comme fait aujourd'hui la 
dernière des filles des champs, dès qu'elle a respiré 
l'air du lycée. Cependant toutes n'acquerront pas avec 



3a l'identité de l'éducation et de la vie 

le diplôme les lettres de noblesse dont il semble que 
les plus farouches démocrates ne peuvent plus se pas- 
ser. 

— Que deviennent vos jeunes fdlcs, quand elles sont 
exécutées aux examens !» demandai-je un jour à l'une 
de leurs directrices. Sans doute, elles prennent un 
étal? 

— « Pas une n'y .songe, » me répondit la maîtresse 
attristée. 

La vanité est donc telle chez ces pauvres enfants 
qu'il devient impossible de leur faire comprendre l'au- 
guste respectabilité du travail manuel pourtant si fé- 
minin, la valeur pratique qui le distingue quand il est 
exploité par l'intelligence au sein de la lamille, ce qui 
est souvent réalisable, et surtout l'avantage de l'allier 
à la culture intellectuelle. C'est ainsi que les Améri- 
caines s'ingénient à associer l'idéal aux réalités les plus 
vulgaires. Nous sommes loin, en France, de la fdle de 
cuisine que M"" , Bentzon nous montre, aux Etats- 
Unis, lavant sa a aisselle joyeusement, parce qu'elle 
attend le livre que la bibliothèque roulante va lui four- 
nir, livre sérieux qui lui apportera la part d'idéal à 
laquelle elle a droit après avoir gagné son pain et qui 
l'attachera aux préoccupations supérieures. Il lui est 
même loisible d'écrire ses impressions à une de ces 
femmes distinguées et généreuses qui se sont donné la 
mission de correspondre avec les humbles pour établir 
ces beaux contacts d'esprit, cette grande fraternité 
morale qui doivent exister dans une pure démocratie. 

(c Y a-t-il du moins, demandai-je encore à la jeune 



L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA VIE 00 

directrice qui \oulait bien me renseigner, quelques- 
unes de vos élèves qui apprécient la vertu de l'instruc- 
tion? Celles cpii retournent dans leur petit centre, après 
avoir suivi les classes, savent-elles qu'elles ont charge 
d'apporter à la maison le doux charme qu'on attend de 
la femme cultivée et qu'elle doit répandre dans tous 
les milieux, surtout dans les plus modestes, pour aider 
l'homme à soutenir le poids de la vie et la société à 
gagner des altitudes plus hautes ? » 

— (i Hélas ! reprit mon interlocutrice, ceci est un rê\ e 
jSous ne pouvons faire, dans aucun groupe, de Tins 
traction désintéressée. Il règne dans nos lycées un 
esprit qui déjouerait nos efforts. Les jeunes filles qui 
tiennent la tète des classes donnent le ton. Gomment 
ne le donneraient elles pas? Ce sont les courageuses, 
les héroïques. Même celles de leurs compagnes qui ne 
songent pas à conquérir les palmes, soit par incapacité, 
soit parce qu'elles appartiennent à des familles assez 
fortunées pour assurer leur établissement, n'ont pas 
une conception plus élevée de l'instruction. » 

Et de sages maîtresses qui n'ont jamais obéi au parti 
pris sectaire tle faire de l'instructif m écrasante pour oppri- 
mer les aspirations libératrices si naturelles à l'âme fémi- 
nine, sentent l'effroi s'unir au découragement; plu- 
sieurs, des meilleures, ayant mis tout leur enthousiasme, 
tout leur dévouement au service de cette grande idée 
de l'instruction de la femme, s'arrêtent, hésitantes. 
Il en est qui secrètement se disent, dans les heures 
de douloureuse méditation : ne faisons-nous pas fausse 
route? Répandre l'instruction parmi les femmes est-ce 



t>4 L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA. VIE 

un bien, ou comme le pensent ses adversaires, ne serait- 
ce pas un mal!' — Que de lumière clans ce doute !... 
Non, loin d'être un mal, l'instruction est le plus grand 
des biens pourvu qu'elle soit fidèle à sa mission qui est, 
selon l'expression de Lacordaire, « de réparer la bles- 
sure faite à l'intelligence par l'ignorance » et d'en- 
seigner, pour cela, les vérités d'ordre général qui nous 
permettent d'entrevoir les réalités supérieures, c'est-à- 
dire les idées qui, par rapport à nous et dans leur en- 
semble, constituent ce que nous nommons tidéal. 
Mais l'instruction ainsi comprise ne saurait être 
neutre. Il la faut affirmative, elle ne l'est pas; c'est ce 
qui explique nos mécomptes et nos hésitations eu face 
du progrès dévoyé. Sans principes affirmés, sans re- 
ligion, il n'y a point de moyen de conduire la femme 
même à ses fins terrestres, car celles-ci la destinent à 
l'aire luire l'idéal au loyer domestique, et on ne peut 
épanouir l'idéal dans les cœurs vides de foi. 

L'insdustrialisation de la culture intellectuelle des 
femmes, infidèle à la véritable destinée du savoir, nuit 
profondémenl aux idées démocratiques. Ce point de 
vue est de nature à frapper les esprits qui sont indiffé- 
rents aux intérêts religieux. Si la notion de l'idéal se 
dérobe el fuit, il est une autre notion singulièrement 
chère au siècle qui est grandement lésée : l'éducation 
officielle, en créant surtout une caste de tristes lettrées, 
produit, par l'instruction, d'étranges démocrates. 
Qu'est-ce doue que cette coterie infatuée, sinon un 
mandarinat dédaigneux et stérile pour la société ? 

C'est assez, dire qu'on aurait tort de rompler sur 



l'identité de l'éducation et de l.v vie 35 

l'Etat pour réaliser en France, actuellement, l'identité 
de l'éducation et de la vie. Des deux facteurs requis 
pour atteindre ce but, l'un, le christianisme, se voit 
virtuellement banni, l'autre, l'esprit démocratique, 
implicitement . dénaturé parce qu'il n'est pas chrétien, 
se trouve pratiquement entamé. Toutefois, si après 
les effets immédiats on considère les effets prochains et 
réflexes, on reprend de l'espoir. Tl serait invraisem- 
blable que l'Université française, en conviant les 
femmes à lutter contre l'ignorance qui est un des pires 
ennemis de l'humanité, vît son magistral effort avorter 
misérablement. Tôt ou lard, l'enseignement officiel 
s'émancipera du joug de la neutralité qui l'opprime. 
En attendant, la vive compétition qui dispute aujour- 
d'hui l'influence entre les couvents et les lycées 
marche parallèlement vers le progrès : les deux insti- 
tutions sortent du même berceau, et l'histoire nous 
apprend que les agents multiples et si mélangés de la 
civilisation se dépouillent peu à peu et sont finalement 
asservis au perfectionnement laborieux de l'huma- 
nité. 

L'Université française agissant aujourd'hui sou- la 
pression de notre démocratie évangélique quoique non 
chrétienne, en poussant activement la culture intellec- 
tuelle de la femme ne fait que suivre les inspirations du 
christianisme ; c'est ce qu'il importe de remarquer afin 
d'éviter les jugements équivoques. S'il est à propos de 
blâmer la neutralité qui exclut de l'enseignement toute 
dogmatique, s'il est bon de signaler les dangers qui 
résultent de ce fait et mettent en péril, avec la vertu 



36 l'jdextité de l'éducation et de la vie 

du savoir, 1 esprit démocratique lui-même, con- 
damner sans autre forme de procès, comme le font les 
hommes de parti pris, le grand élan de l'Université en 
faveur de l'instruction de la femme, ce n'est pas seu- 
lement une injustice, c'est une folie. La passion fait de 
déplorables apologistes, car. remarquons- le, les belles 
créations de ce siècle, même lorsqu'elles trahissent 
momentanément leurs fins supérieures, sont issues du 
christianisme. Il y a donc lieu de déplorer les égare- 
ments de la philosophie universitaire, mais non pas 
l'impulsion donnée à la culture intellectuelle îles 
femmes. Il est autrement plus exact, et autrement 
plus habile de la part des contempteurs de l'Univer- 
sité rationaliste, de proclamer, l'histoire en main, que 
c'est l'Eglise, de saint Jérôme à Fénelon, de Fénelon 
à Dupanloup, qui a poussé à ce progrès, et que, si ce 
progrès continue à se développer en dehors del'Eglise, 
c'est précisément parce que les principes chrétiens 
qu'elle propage depuis dix-huit siècles ont pénétré 
l'âme des peuples. Le mouvement officiel est un 
triomphe public de la grande idée que l'Eglise et 
ses apôtres ont depuis presque deux mille ans cons- 
tamment soutenue dans le monde. 

A ce premier motif de satisfaction s'en ajoute un 
autre. A mesure que l'Université fait passer l'instruc- 
tion dans les mœurs, elle l'organise méthodiquement. 
L'ordre naît des divisions classiques, enseignement 
primaire, enseignement secondaire, enseignement su- 
périeur. La distribution de ces trois degrés concourt 
déjà, dans une large mesure, à l'établissement futur 



L IDENTITÉ DE L ÉDUCATION ET DE LA. VIE OJ 

sinon immédiat de l'identité de l'éducation et de la 
vie, laquelle se prépare sans doute durant les deux pre- 
mières périodes, mais ne s'affirme et ne s'achève que 
dans la troisième. C'est une grande chose que d'avoir 
scindé les degrés en trois factions nettement définies et 
de les avoir réglés chacun d'après d'excellentes mé- 
thodes, parce qu'en créant le troisième degré on a 
soustrait cette dernière période à l'internat qui pèse si 
lourdement à la jeunesse française. Ce fait est considé- 
rable. Ohservons-le en effet, l'enseignement supérieur 
ne doit pas être seulement l'apanage des futures pro- 
fesseurs, qui elles, du reste, subissent encore l'inter- 
nat à Fontenay ou à Sèvres ; il faut qu'il devienne le 
privilège de toutes les intelligences aptes à le recevoir, 
non seulement à Paris où la Sorhonne est ouverte à 
tous, mais dans la France entière où celles qui ne 
seront pas à portée des leçons des maîtres célèbres le 
puiseront par les grandes lectures dans les biblio- 
thèques publiques ou associées. 



IV 



Voyons maintenant ce que les maisons religieuses, 
qui n'ont pas cherché encore à établir l'identité de 
l'éducation et de la vie, pourraient faire aujourd'hui 
dans ce but si elle^ le voulaient. 

On peut répondre a priori qu'elles ont les promesses 
de succès, attendu qu'il s'agit pour elles simplement 
de faire évoluer l'esprit aristocratique dont elles sont 
pénétrées vers les idées démocratiques modernes, 
tandis que l'Université, pour unir les deux facteurs 
nécessaires à la réalisation du but que l'on poursuit, 
devrait faire évoluer ses idées démocratiques vers le 
christianisme. Or, il est plus facile de descendre le 
courant que de le remonter ; et comme des croyances 
positives solides son! les principes immuables qui 
portent les assises de la vie. l'éducation religieuse est 
la plus favorable à réaliser l'identité requise. 

Mais si le souffle du ebrislianisme est susceptible 
d'animer successivement les diverses formes du pro- 
grès social, — et ses adversaires eux-mêmes com- 
mencent à le craindre, — on se demande si les insti- 
tutions auront le même pouvoir. En admettant que les 
ordres religieux prennent le parti de se moderniser, ne 






L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA ME OQ, 

rencontreront-ils pas clans leur constitution même un 
obstacle ? 

Si l'on veut savoir quel est l'avenir des ordres ensei- 
gnants en France, il suffît de porter les regards vers 
l'Université. En établissant à son tour, dans une imita- 
tion tardive, ses écoles et ses lycées, elle ne fait que re- 
produire avec exactitude l'œuvre séculaire des ordres 
enseignants. Il est donc clair que ceux-ci trouvent au 
contraire à notre époque, dans les créations officielles. 
une véritable sanction des formes anciennes, et ce fait 
confirme dans leur autorité traditionnelle les commu- 
nautés enseignantes. En multipliant les externats et les 
internats déjeunes fdles. l'Etat s'est approprié des ins- 
titutions antiques, et en les adoptant pour assurer un 
senice national, il en fortifie la vitalité. 

Il est certain d'autre part que les institutions com- 
munautaires, dont les ordres religieux sont le type ac- 
compli, deviennent indispensables aux sociétés parti- 
cularistes, et les couvents, qui s'inspirent de l'esprit de 
désintéressement, de dévouement, de sacrifice, après 
avoir résisté à tous les temps, répondent merveilleuse- 
ment au besoin présent. La France possède, sous forme 
de cloîtres, des monuments scolaires magnifiques ; il 
en existe dans les localités les plus reculées, là où le 
budget de l'instruction publique, déjà si chargé, ne 
pourra pas de longtemps faire affluer ses ressources. 
Puisque les usages veulent de plus en plus l'éducation 
du pensionnat, peut-on croire à l'improductivité pro- 
chaine de l'outillage existant? Dans les grandes villes 
où les lycées sont établis, c'est souvent à contre-cœur 



^O I; IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA VIE 

qu'on y a recours. Un grand nombre de familles confie- 
raient plus volontiers leurs filles aux couvents. Seule la 
supériorité de l'enseignement universitaire, supériorité 
incontestable et incontestée, les sollicite et les détermine. 
Le jour où renseignement libre sera à la hauteur de l'en- 
seignemenl officiel, — et ce jour peut être demain, — 
les jeunes filles reviendront en foule au couvent. On le 
recherchera encore à cause de l'impossibilité où nous 
sommes, à notre époque païenne, de faire de nos niai- 
sons le temple qu'il faudrait qu'elles fussent pour en- 
tourer l'enfance et l'adolescence d'une atmosphère abso- 
lument pure. Pendant les quelques années laborieuses 
qui précèdent l'ère ouverte de l'éducation supérieure, 
laquelle ne saurait appartenir au pensionnat, car elle 
doit être expérimentale, la jeunesse trouve au cloître 
un milieu très favorable à la formation de l'âme. Ecar- 
tée du mouvement mondain, elle connaît là les vifs 
attraits supérieurs et en elle-même se développent les 
forces cachées de la conscience. La vie surnaturelle 
dont on la pénètre, et qui est inconnue dans une so- 
ciété naturaliste, resterait à jamais irrévélée si la jeu- 
nesse n'épanouissait pas son printemps dans une sorte 
d'oasis réservée. N'a-t-on pas le devoir de donner à 
l'enfance les joies et les secours d'une piété profonde ? 
N'est-il pas utile de faire vivre à la femme la vie su- 
périeure, avant de la jeter aux réalités de l'existence? 
Pour que l'empreinte religieuse soit ineffaçable, pro- 
tectrice et susceptible de ramener l'âge mûr, après des 
oublis toujours possibles, aux souvenirs de la sereine 
jeunesse, il la faut profonde. C'est l'éternelle gloire de 



L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA VIE L{1 

l'éducation religieuse que de munir intérieurement les 
âmes dune boussole indestructible. Battus de la tem- 
pête comme d'autres, ceux qui ont possédé le christia- 
nisme, et que les passions n'ont pas épargnés, savent 
du moins de quel côté s'ouvre le port du salut. 

Tels sont les motifs qui paraissent assurer aux reli- 
gieuses enseignantes un fort regain de vie dès qu'elles 
auront mis l'enseignement congréganiste à la hauteur 
de renseignement universitaire, et c'est à quoi elles 
tendent, ainsi que nous allons le montrer. 

Mais avant de parler du grand mouvement intellec- 
tuel qui s'annonce, il faut encore examiner une objec- 
tion sérieuse. — celle qui résulte de l'esprit prétendu 
imineiblement réactionnaire et aristocratique des cou- 
vents. 

Pourquoi les maisons religieuses ont-elles, depuis 
une vingtaine d'années, dans bien des régions, perdu 
tant d'élèves! 1 Nous pourrions citer des communautés 
jadis florissantes où le nombre des enfants est loin d'at- 
teindre aujourd'hui celui des maîtresses. On va jusqu'à 
parler de pensionnats fermés. Les religieuses répondent 
que la concurrenre est eu effet redoutable, que l'infé- 
riorité temporaire de leur enseignement, tout à coup 
distancé par l'Université, explique ces dépeuplement-. 
Elles reconnaissent qu'elles ne se sont pas avisées assez 
tôt de l'invasion de l'Etat sur ce qu'elles croyaient être 
leur domaine fermé. Elles n'avaient pas prévu que 
l'Université, maîtresse des hommes, voudrait aussi, 
tôt ou tard, former les femmes. On s'était endormi ; 
on a perdu du terrain parce qu'on a perdu du temps : 



!\i l'identité de l'éducation et de la vie 

toutefois avec la volonté, l'intelligence, le zèle, qui 
certes ne manquent pas aux religieuses, il ne sera pas 
impossible de rétablir, assez v ite peut-être, entre l'en- 
seignement officiel et l'enseignement libre, un égal ni- 
veau. 

Ce sera là sans doute un grand progrès, qui donnera 
certainement des résultats excellents ; peut-on néan- 
moins croire que les lycées vont se vider au profit des 
couvents dès que ceux-ci auront relevé leur enseigne- 
ment!» La libre pensée n'abandonne pas ses conquêtes. 
Même quand l'imitation officielle témoigne de la vita- 
lité de leurs impérissables formes, avec des institutions 
pareilles et une égale instruction, les couvents restent 
encore menacés. Ils ne pourront soutenir la lutte 
qu'après avoir modifié profondément l'esprit qui les 
anime. La victoire est promise aux institutions ensei- 
gnantes (jui marcheront avec le christianisme dans les 
voies démocratiques où la société esl définitivement 
engagée. — 11 y a donc encore une question à poser. 
Peut-on espérer des religieuses le changement d'orien- 
tation d'où dépend la suprématie reconquise? Leurs 
adversaires se dressent ici frémissants d'espérance et 
le débat prend une certaine envergure. Suivons-le sans 
parti pris. 

Les couvents, dit-on, adopteront difficilement l'es- 
prit moderne. Ils le baissent de confiance, et leur clien- 
tèle, qui l'exécrait, puisqu'elle l'a si fortement combattu, 
esl loin de s'y convertir. — C'est possible. — Mais 
nous venons d'observer que leur clientèle s'éclaircit de 
jour en jour, qu'ils commencent à s'en inquiéter assez 



l'identité de l'éducation et de la vie 43 

pour se prêter aux changements nécessaires. Beaucoup 
de religieuses s'aperçoivent crue c'est pour avoir trop 
longtemps conservé l'esprit et les méthodes antiques 
qu'une partie notable de la génération actuelle est passée 
aux lycées ou aux pensionnats séculiers qui se mul- 
tiplient partout. Au statu quo néfaste qui les immobi- 
lisa sous la pression des influences extérieures précé- 
demment indiquées, succède un mouvement considé- 
rable. À présent que l'unification de l'éducation des 
hommes et des femmes, désormais accomplie, ne per- 
met plus aux pères de famille \oltuiriens ou libertins 
d'induire en erreur, ainsi que nous l'avons dénoncé, 
les éducatrices religieuses, celles-ci jugent librement 
et veulent entrer dans la voie du progrès. Il en est sans 
doute qui, tenaces dans leur attachement aux usages 
caducs, auront de la peine à s'arracher au passé. Jésus- 
Christ, leur maître, a dit à ses apôtres : Laisse: les 
morts ensevelir leurs morts. Les routiniers résistent, 
entravent, mais disparaissent; s'ils avaient tant de 
pouvoir, l'Eglise dans la suite des siècles n'aurait 
pas frayé avec toutes les institutions auxquelles elle 
s'e<l adaptée, survivant à toutes dans son immutabi- 
lité. Quand les directions supérieures rencontrent de 
la part des individualités inintelligentes une résistance 
obstinée, le courant des faits se charge d'emporter les 
obstacles, en emportant les hommes et les institutions 
elles-mêmes. La clientèle s'éclaircit, c'est un avertisse- 
sement ; les couvents l'ont entendu. 

Si d'ailleurs les couvents furent « aristocratiques » 
sous l'ancien régime, il faut en faire la juste remarque, 



44 l'identité de l'éducation et de la aie 

c'était pour s'adapter aux institutions d'alors. Cet 
exemple des harmonies d'hier affirmait, dans la cor- 
respondance passée de l'institution et des temps, la 
préoccupation de l'accord temporairement rompu mais 
qu'on doit s'efforcer de rétablir. Du reste, aristocratie 
pour aristocratie, s'il en est une en celte fin de siècle, 
n'est-ce point celle de l'or, essentiellement ouverte. 
instable, antitraditionnelle? Ne réclame-t elle donc pas 
une éducation spéciale, très différente de l'ancienne? 
Les méthodes à jamais illustres par d'insignes résultais 
n'ont réus>i jadis que parce qu'elles correspondaient 
merveilleusement aux besoins de l'époque, et les fleurs 
rares que, d'aventure, elles cultivent encore, ne s'épa- 
nouissent qu'au sein de familles absolument exception- 
nelles, susceptibles d'offrir aux anciens systèmes leur 
ancien cadre. Si l'on faisait, de part et d'autre, cette 
observation élémentaire, on abrégerait beaucoup la dis- 
cussion. 

Les couvents, en s'obstinant, rencontreraient des 
obstacles véritablement insurmontables. Le vieux sys- 
tème ne réussit qu'auprès d'une caste ; la caste n'existe 
plus. Nous sommes loin du temps où le chapitre de 
Remiremont pouvait, sans risquer tle se dépeupler, 
fermer ses portes aux Filles de France. La mésalliance 
de nos rois avec les Médicis a aujourd'hui de trop nom- 
breux imitateurs. Le recrutement présente une première 
difficulté. Opérer une sélection étroite parmi les élèves 
îles pensionnats religieux, c'est écarter la majorité des 
prétendantes. Le mélange inévitable a substitué à l'élé- 
ment pour lequel les méthodes avaient été créées un 



l'identité de l'éducation et DE LA VIE f[ô 

élément nouveau tout à fait prédominant, d'où une 
contradiction qui engendre le désordre et stérilise les 
efforts. On le sent bien, mais comment l'éviter? — 
Pratiquement, les grands couvents ne peuvent pas se 
refuser à élever les jeunes personnes que des familles 
très honorables veulent bien leur confier. On a cru 
d'abord qu'une distinction rigoureuse opérerait le clas- 
sement délicat à fixer. « Nous ne recevrons pas, ont dit 
des religieuses, les jeunes filles dont les parents ont 
enseigne sur boutique. » — ■ Mais qu'est-ce au juste 
qu'enseigne sur boutique ? Il faudrait d'abord s'en- 
tendre sur ce point-là. Nous ne voulons pas faire de 
personnalités; mais quelle différence y a-t-il, par 
exemple, entre enseigne sur boutique et étiquette sur 
bouteilles? Les familles X. Y. Z., si connues à Paris, 
et dont les noms honorés attirent ça et là sur les grands 
boulevards et dans les quartiers commerçants l'atten- 
tion du passant, n'ont-elles pas enseigne sur boutique ? 
Leurs filles ne tiennent-elles pas dans le monde le 
rang distingué dont elles sont si dignes? Ne seront- 
elles pas presque à coup sûr demain comtesses ou mar- 
quises ? Est-ce que les couvents de Paris voudraient 
ou pourraient se dispenser de les élever ? — En pro- 
vince, les choses sont véritablement comiques. Il y a 
encore des villes où le bizarre ostracisme de 1' « en- 
seigne sur boutique » fait loi. ■ — Eh bien ! dit-on, les 
jeunes filles que les premiers couvents de la localité 
n'admettent pas iront dans les maisons de second 
ordre. — Erreur profonde : elles entrent dans les 
grands couvents de Paris où leur origine est dissimu- 



46 l'identité de l'éducation et de la aie 

lée. D'où il suit que les filles des familles ayant l'en- 
seigne sur boutique en province, reçoivent une éduca- 
tion supérieure puisqu'elles bénéficient des avantages 
de Paris. Ainsi, tandis qu'on aura tout fait pour éviter 
la fusion démocratique des classes, l'on ne réussit, en 
province du moins, qu'à intervertir l'ordre des privi- 
lèges, et au détriment des familles anciennes que 4'on 
voudrait favoriser. 

On n'a pas voulu admettre qu'il en serait tôt ou 
tard des tilles comme des garçons, et voici que le mé- 
lange s'impose inévitablement. La clé d'or ouvre les 
portes, et toutes les solutions sont enfantines à l'ex- 
ception d'une seule, celle qui consiste à former de ces 
éléments divers une élite puissante et nombreuse, en 
renouvelant les systèmes par une adaptation intelligente 
à l'étal actuel de la société. 

Les difficultés sonl d'ailleurs grandes et l'évolution 
délicate. L'émotion de- dignes religieuses ne se con- 
çoit que trop. Momentanément coalisée avec la libre 
pensée incrédule, la démocratie les épouvante. Elle se 
présente, en effet, assez mal dans son réalisme arro- 
gant. On désespère de modeler ce bloc à peine dé- 
grossi. Comment parvenir à l'affiner jusqu'à la perfec- 
tion nécessaire pour substituer à l'aristocratie restreinte 
une élite ouverte et sans cesse grandissante? 11 faut 
employer aujourd'hui les moyens dont l'efficacité a 
fait ses preuves. 11 faut diriger l'œuvre en la christia- 
nisant. — L'Eglise n'a-t-elle pas converti les barbares ? 
Les couvents ne possèdent-ils pas l'Evangile ? L'Evan- 
gile n'est il pas le texte même du code démocratique 



L'IDENTITÉ DE LÉUL r:\HHN ET DE LA VIE 4 ~ 

Ils n'ont qu'à le relire pour saisir clans la vie et dans 
les paroles de Jésus-Christ les préceptes et les conseils 
capables de conduire l'éducation chrétienne à ses fins 
présentes. Que l'idée démocratique soit essentiellement 
évangélique, ils ne peuvent plus en douter. Les im- 
mortelles encycliques du grand Pape Léon XIII en 
témoignent surabondamment. Comment les religieuses 
ne se fieraient-elles pas à cette lumière '. ] 

Est-ce que d'ailleurs les Religieux ne leur en donnent 
pas l'exemple? Les collèges libres où ils élèvent nos 
fils, qu'ils appartiennent aux Jésuites, aux Domini- 
cains, aux Mariâtes, aux Eudistes, aux Lazaristes, aux 
Basiliens ou autres, ne sont-ils pas tous effectivement 
démocratiques par l'unité des programmes uniformes 
et dans le recrutement des élèves, indistinctement ac- 
cueillis sans acception aucune de rang ni de milieu so • 
cial ? Quelques pièces du maire, du curé, du médecin, 
tels sont les titres identiques nécessaires à leur admis- 
sion, et telle aussi la preuve que les usages démocra- 
tiques n'ont rien de contradictoire au christianisme 
et que si les religieuses enseignantes ne s'y sou- 
mettent que tardivement, c'est, ainsi que nous l'avons 
indiqué', parce que les hommes ont mis entrave pouf 
les jeunes filles à la marche normale du progrès. 

Le coup de clairon destiné à rassembler pour de 
glorieuses campagnes l'armée monastique s'est fait 
entendre. Il n'a pas retenti dans le vide. Soutenue par 
de grands prélats, par des prêtres éminents, par des 
laïques distingués, comprise par les Supérieures qui 
dirigent d'importantes communautés. M me Marie dit 



48 LIDEMTTÉ DE l'ÉDUCATIOH ET DE LA VIE 

Sacré-Cœur, dans son beau livre : Les religieuses ensei- 
gnantes et les nécessités de l'apostolat, n'a pas craint 
d'exprimer avec une sainte hardiesse la pensée intime 
des grandes religieuses ni d'exposer aux regards publics, 
pour provoquer le zèle de salut, une situation d'ailleurs 
mal dissimulée sous le faux contentement de quelques 
aveugles volontaires. Ce livre est un signe des temps. 
11 est la synthèse courageuse des craintes latentes 
comme aussi des solides et grands espoirs. Il est la 
voix du bon sens, le cri de l'apôtre, le pathétique appel 
de la loi combative. La France l'entendra, et, mues 
d'un élan puissant, les femmes chrétiennes travaille- 
ront à l'utilisation léconde des forces séculaires, bien- 
tôt rajeunies, de l'éducation religieuse '. 

1 Après mille et une tribulations dont les auteurs rougiront 
un jour, la Mère Marie du Sacré-Cœur a ouvert, dans Paris, 
sous le nom d'Institut Sainte-Paule, une école de jeunes filles 
qui, en quelques mois, est devenue très florissante. 



Pourquoi l'identité do l'éducation et de la \ie a-t-elle 
été réalisée en Amérique? — Parce que l'homme et la 
femme ont marché ensemble, et d'un même pas, dans 
les avenues qui conduisent les sociétés modernes à 
leur développement ; parce que l'éducation des uns et 
des autres, tout à la fois religieuse et démocratique, 
tend à élever une nation, non à conserver une aristo- 
cratie ou à créer un mandarinat. 

Pourquoi l'identité de l'éducation et de la vie 
n'existe-t-elle pas en France ? — Par des raisons in- 
verses : parce que les deux systèmes d'éducation, ofli- 
ciel et libre, ne réalisent encore, ni l'un ni l'autre, 
l'accord des principes éternels avec l'état actuel de 
l'évolution sociale, attendu que ceux qui ont accepté 
l'évolution ont aussitôt abandonné les principes et 
ceux qui gardent les principes ont longtemps redouté 
l'évolution. 

Ainsi, pour établir clic/ nous l'identité de l'éduca- 
tion et de la vie, il faudrait que le système français 
alliât désormais les deux facteurs qui en assurent le 
succès ; il faudrait à la France une éducation sincè- 
rement chrétienne et saintement démocratique! 



00 L IDENTITE DE L ÉDUCATION ET DE LA VIE 

Qui la lui donnera? — Nous avons répondu que ce 
pouvaient être les couvents, puisqu'ils n'auraient qu'à 
.réorganiser leur enseigner ent, à moderniser leur 
esprit, à accepter les idées démocratiques qu'ils ont 
mission d'assainir en les christianisant. Nous avons 
exposé les arguments et les faits qui soutiennent celle 
opinion. — Il resle maintenant à appeler l'attention 
sur le danger que courrait la grande réforme entrevue, 
si elle tournait à l'imitation trop exacte de l'Université. 
En obéissant à l'émulation donnée à l'instruction, en se 
pliant dans la mesure obligatoire aux programmes 
ollîciels, il convient aux religieuses, osons le leur dire, 
de conserver toute leur indépendance afin de s'em- 
ployer à restaurer doucement, mais avec une persévé- 
rance constante et au moyen d'un système: approprié 
à celle lin supérieure, les véritables notions qui doi\ent 
régir l'enseignement de la femme : il s'agit de sauver 
la culture intellectuelle proprement libérale, car il 
faut lui laisser des témoins dans ce siècle que les réa- 
lités exaspèrent, qui a soif d'idéal et qui ne peut le 
retrouver que dans l'âme de la femme ebrétienne. 

Si les congrégations religieuses ne devaient se ré- 
former que pour mettre leur enseignement à la 
bailleur de celui du lycée, le résultat ne serait pas 
complet. Elles ont plus et mieux à faire. Il leur 
appartient de combattre d'abord par une réaction 
puissante, immédiate, la tendance actuelle qui im- 
prime à l'instruction des femmes un caractère ex- 
clusivement professionnel; je dis exclusivement, car 
l'instruction peut, bien entendu, offrir une carrière, 



l'identité de l'éducation et de la vie 5i 

et comme il y a beaucoup de femmes qui ont à gagner 
leur vie, comme le professorat leur ouvre un dé- 
bouché, il est 1res légitime qu'elles en profilent quand 
elles en sont capables : pas d'équivoque à ce sujet, 
mais aussi pas de méprise quant au but à pour- 
suivre. 11 ne s'agit de rien moins, je le répète, que de 
sauver la culture intellectuelle désintéressée, et le 
devoir est d'autant plus impérieux qu'elle paraît plus 
menacée. Fille noble par excellence, fdle libre, de 
race antique, honorée de la Grèce et de Rome, du 
moyen âge et de la Renaissance et du grand siècle, 
depuis cent ans on entrave ses ailes et voici qu'aujour- 
d'hui l'impitoyable siruggle for life, poussant à de 
véritables excès cérébraux les individus âpres à faire 
argent de tout parce qu'ils sont ivres de jouissance, la 
culture intellectuelle désintéressée tend à disparaître. 
Ne faut-il pas en restaurer les principes, en rétablir le 
culte et, pour cela, lui refaire dc< pontifes? Où recru- 
tera-t-on demain celle rare élite dont l'humanité a 
besoin, parce qu'elle est une lumière, une consolation, 
une vertu? Malheur aux nations qui détruisent la race 
de ces prophètes augustes ! S'il n'en existait plus parmi 
les hommes, que du moins il s'en trouve parmi les 
femmes ! 

Les religieuses qui s'égareraient en imitant l'ensei- 
gnement officiel, ne devront pas plus copier les reli- 
gieux, à qui les examens ne permettent pas de modifier 
pour nos fils le système universitaire ; d'où il suit que, 
quelles que soient les bonnes volontés, il y a en réa- 
lité encore trop peu de différence entre les institutions 



09, L IDENTITE DE L EDUCATION ET DE LA AIE 

fondées par l'Etat et les écoles libres. Les familles ont 
fait à ce sujet de vives réclamations. A tort ou à raison, 
elles se plaignent que, dans les collèges religieux, 
leurs fils n'acquièrent aucune connaissance scienti- 
fique de la religion ; que, d'autre part, ce sont les cer- 
veaux qu'on pèse et non pas les consciences ; que 
l'orgueil du succès arrache aux directeurs des con- 
cessions regrettables, leur inspire des rigueurs in- 
justes ; qu'on garde parfois les mauvais sujets lors- 
qu'ils font un candidat sûr à Saint-Cyr ou à l'Ecole 
Polytechnique, et qu'on chasse sans autre motif des 
jeunes gens excellents dont on brise avec désinvolture 
la carrière d'ailleurs possible, simplement parce que 
l'étourderie de leur i\^q laisse subsister un doute quant 
à leur réussite. On ne peut, paraît-il, exposer l'Ecole 
à une mauvaise chance. J'indique rapidement ces 
plaintes pour montrer seulement quel est le danger 
de celte nouvelle forme, de l'exploitation des études et 
pour rappeler aux religieuses l'obligation de perpétuer 
les traditionnelles fidélités de l'esprit national à la 
connaissance supérieure, en se refusant à immoler sur 
l'autel des diplômes la culture intellectuelle véritable- 
ment libérale et désintéressée, et la science religieuse 
plus que jamais nécessaire. 

Le mot de M. Paul Bourget, qui appelle l'attention 
sui- un vice de l'éducation française, est particulièrement 
heureux, non pas seulement parce qu'il indique que 
l'identité de l'éducation et de la vie nous manque, 
mais parce que son observation s'applique très juste- 
ment à la femme, En effet, — el c'est ici La conclu- 



l'identité de l'éducation et de la vie 53 

sion naturelle de celte courte étude, — l'identité de 
l'éducation et de la vie, qu'on ne réclame pas encore 
pour l'homme, ne peut être sérieusement tentée 
d'abord qu'en faveur de la femme, en faveur des 
mères : c'est de leurs entrailles crue sort la force de : 
de la nation, c'est au souffle de leurs âmes que sa | 
gloire déploie ses ailes ! 



CHAPITRE It 



L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR DES FEMMES 



Nous venons de voir quels sont les principes et les 
institutions qui doivent ser\ ir à réaliser, en France, 
l'identité de l'éducation et de la vie, et nous avons cons- 
taté, pour la démocratie française, l'obligation de dé- 
velopper la personnalité de la femme contemporaine, 
au souffle du christianisme, dans le giron tutélaire de 
l'Eglise. 

Ce point acquis, il convient d'observer comment la 
lumière s'est faite dans les esprits, et comment les cir- 
constances ont préparé, chez les catholiques, une nou- 
velle conception de l'éducation des femmes. L'histoire 
telle qu'on la fait aujourd'hui s'attache aux côtés in- 
times des choses ; on la fait telle souvent par vaine ou 
indiscrète curiosité, quelquefois par le désir légitime 
d'apprendre de quoi est tissée la trame des événements 
humains. A ce titre la notation des incidents relatifs à 
la nouvelle organisation de l'éducation de la femme 
n'a rien d'oiseux. Ces incidents méritent qu'on les con- 
naisse, non seulement pour l'intérêt qu'ils offrent par 



56 l'enseignement supérieur des femmes 

eux-mêmes, mais encore pour la haute leçon d'humi- 
lité et d'amour qu'ils donnent en montrant aux partis 
que l'orgueil et la haine réciproques ne s'expliquent par 
aucun motif plausible, attendu que les efforts accom- 
plis depuis trente ans pour préparer la grande figure 
de la femme moderne appartiennent à tous les partis. 
Mais qu'est-ce que la femme moderne? C'est la 
femme de l'Ecriture sainte, la femme forte et géné- 
reuse, type de race qui réunit aux caractères bibliques 
ceux de l'Evangile jusqu'à réaliser le plein épanouisse- 
ment de sa personnalité. La femme moderne, dès 
longtemps préparée par des causes lointaines, naît au- 
jourd'hui soudain de l'émulation, de la concurrence 
créée par les partis ; et, heureusement pour tous, on 
peut affirmer qu'elle recevra le baptême de l'Eglise. 
Elle sera chrétienne parce que la fin des choses dépend 
de leur origine. Or comme le développement de la 
personnalité de la femme procède du christianisme, il 
doit forcément y aboutir et provoquer unanimement la 
sollicitude des chrétiens. 



t 



La culture intellectuelle de La femme a si sérieuse- 
ment préoccupé notre époque, que la fin de ce siècle a 
même pris souci de l'enseignement supérieur des 
femmes. 11 s'est produit en sa faveur un mouvement 
général qui, nous l'avons dit, a rapidement trouvé sa 
Mjie dans l'Université, mais qui la cherche encore, chez 
les catholiques, puisque l'irréligion actuelle favorise, 
dans notre nation partagée, une dualité funeste et qui 
sera d'ailleurs inévitable tant que Dieu restera exclu de 
renseignement officiel. 

L'Université avec ses immenses ressources pécu- 
niaires, — son budget s'élève à deux cents millions, — 
et avec les hommes tic talent et de savoir qu'elle forme 
et qu'elle emploie, est une institution nationale dont le 
mécanisme fonctionne aujourd'hui non seulement au 
profit des hommes, mais encore au profit des femmes. 
Après les garçons magnifiquement privilégiés, les filles 
ont été comblées à leur tour. En moins de vingt ans, 
l'Etat a bâti pour elles un grand nombre de lycées, tant 
à Paris qu'en province. 

Ce grand mouvement officiel, après avoir ajouté à 
l'instruction primaire renouvelée et rajeunie, l'organi- 



58 l'enseignement supérieur des femmes 

sation récente de l'enseignement secondaire dont l'Ecole 
de Sèvres fournit les maîtresses, a vivement stimulé 
l'ardeur intellectuelle des femmes. Elles sont venues à 
la Sorbonne, de plus en plus, suivre les cours que sans 
doute elles n'avaient jamais dédaignés, mais auxquels 
naguère on ne les voyait ni si nombreuses ni si assidues. 
Il en est parmi elles qui, dans la conquête des grades, 
ne s'arrêtent pas à la Licence et qui ambitionnent et 
obtiennent l'Agrégation. L'enseignement supérieur des 
femmes est donc entré dans les mœurs depuis qu'il a 
trouvé dans l'Université française sa formule moderne. 

Malheureusement l'Université doit être mise en sus- 
picion. La formule actuelle de l'instruction publique, 
exclusivement humaine, que dis-je ? moins qu'humaine, 
pèche par une lacune immense. Il y manque Dieu, 
Dieu qui a fait l'univers, Dieu qui créé et qui soutient 
la vie de l'homme. Dieu à qui nous devons le souffle 
immortel de notre a me ! Et en supprimant Dieu on a 
supprimé dans l'homme le plus grand ressort de son 
génie et de sa moralité. Les plus aveugles commencent 
à s'en apercevoir. 

L'athéisme implicite sinon toujours explicite de 
l'enseignement universitaire, soulève d'assez vives 
discussions. Les uns l'accentuent, les autres cherchent 
à en dissimuler la réalité trop manifeste. » L'instruc- 
tion publique n'esi pas athée », disent ils ; et ils mon- 
trent dans les écoles primaires le nom de Dieu écrit 
en grandes lettres sur les tableaux qui servent à ensei- 
gner la morale aux enfants. En effet, par un reste de pu- 
deur, fort significatif, on n'a pas osé passer Dieu 



L ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR DES FEMMES 5g 

sous silence à l'école communale. Mais l'existence de 
Dieu implique une religion. — À quelle religion se 
rattache donc l'idée divine universitaire ? Logique- 
ment à la religion de la libre-pensée. — Et qu'est-ce 
que la religion de la libre-pensée? C'est une philoso- 
phie rationaliste dont les doctrines, au lieu d'être sur- 
naturellement révélées par Dieu, sont fournies à 
l'homme par lui-même sous l'autorité des apprécia- 
tions individuelles. C'est une religion essentiellement 
subjective, et ce fait capital implique la neutralité 
forcée de l'enseignement qui s'en inspire, car si un 
enseignement public peut bien se pénétrer de vérités 
objectives — (comme chez les catholiques, puisque 
leurs croyances ont un caractère d'extériorité et d'au- 
torité intangible), — il ne saurait en être ainsi chez les 
libres penseurs, même si on considère leur philoso- 
phie comme une religion, car son caractère propre 
est précisément de soumettre la doctrine infiniment 
variable aux interprétations, j'allais presque dire aux 
manipulations de l'individualisme. Dès lors, pour ne 
pas ouvrir la porte à la plus affreuse confusion, la 
neutralité résulte logiquement de la libre-pensée. 

D'autre part, tandis qu'il est très simple, à la salle 
d'asile, de réduire Dieu au seul énoncé de son nom, ce 
qui permet encore de lui faire une place au tableau, à 
mesure que l'instruction avance, la figure de Dieu de- 
mande aussi à grandir, et pour la conserver dans les 
développements de l'enseignement secondaire et supé- 
rieur il faut des maîtres qui professent franchement 
le déisme et en acceptent toutes les délicates et 



(5o l'exseig>,eme>t supérieur des femmes 

philosophiques conséquences : ceci est assez rare. 

Mais à quoi bon poursuivre des débats que les faits 
ont tranchés? L'athéisme universitaire, tant de fois 
affirmé, a trouvé sa consécration officielle à la cérémo- 
nie de l'inauguration de la nouvelle Sorbonne, le 
19 novembre 1896. Ni M. Gréard, ni M. Rambaud, 
ni M. Lavisse n'ont cru devoir, dans celte circonstance 
solennelle, rattacher leur pensée à l'idée de Dieu. Les 
croira-t-on déistes!' Dans les trois discours qu'ils ont 
prononcés, aucun mot, aucune allusion nette ou xoilée 
qui suppose chez eux la préoccupation de Dieu. N'ont- 
ils pas oublié le tableau de l'école primaire? 

Un principe en entraîne un autre. L'école, si elle 
accepte sincèrement le nom de Dieu, ne peut pas refu- 
ser de faire évoluer autour du Créateur son œuvre toute 
entière. Si Dieu existe, on ne peut pas négliger de 
connaître ce qu'il est, ce qu'il vent, ce qu'il ordonne. 
Dira-t-on que c'est affaire an catéchisme de nous rap- 
prendre et que l'Ecole laisse les enfants libres de rece- 
voir au dehors L'instruction religieuse, selon leur con- 
fession respeclive ? Ce n'est point répondre : la discus- 
sion ne porte pas sur ce point; il s'agit de décider si 
croire en Dieu n'oblige pas à prendre parti pour Dieu, 
en orientant a ers lui la pensée du déisle au fur et à me- 
sure que ses études évoluent dans le vaste champ des 
connaissances humaines. Fuir celte orientation, consé- 
quence inéluctable de la croyance en Dieu, n'est-ce 
pas véritablement pratiquer l'athéisme, et dès que 
l'orientation vers Dieu manque dans L'enseignement 
secondaire, comme dans l'enseignement supérieur, n'y 



l'enseignement supérieur des femmes Gi 

a-t-il pas apparence que l'instruction officielle, tout 
au moins dans ces deux derniers degrés, de fait, est 
alliée? Pour le nier avec quelque vraisemblance de 
sincérité, on appelle en témoignage la classe de philo- 
sophie de nos Lycées. « Ses programmes, dit-on, gar- 
dent une place à la métaphysique et ils énunièrent les 
preuves de l'existence de Dieu. » — Sans doute. Mais 
les classes de philosophie ne sont-elles pas de plus en 
plus délaissées ? Est-ce toujours avec la conviction au 
cœur que les maîtres, surtout parmi les plus jeunes, 
exécutent le programme et inculquent fortement aux 
élèves la notion pure et solide de Dieu? A-t-on ajouté 
aux arguments classiques et vieillis les arguments nou- 
veaux extraits des grands ouvrages récemment publiés 
sur Dieu? Qui ne sait que la mise au point de l'argu- 
mentation l'ait une grande partie de sa force ? Enfin 
qu'est-ce qu'un Dieu que la philosophie exhume une 
heure, à titre d'exercice intellectuel, que l'histoire ban- 
nit, que la littérature ignore ou blasphème et outrage ? 
— En vérité, comment est-il fait, ce Dieu que l'Etat 
daigne conserver ' ? 

« L'Université, dit-on encore, et ici la discussion 
intéresse plus directement notre thèse, — l'Université 
féminine n'est du moins pas athée. L'Ecole normale de 
Sèvres élève chaque année des jeunes filles appartenant 

1 Nous savons Je source certaine, car nous avons les cahiers 
rie leurs élèves sous les yeux, qu'un nombre considérable de pro- 
fesseurs de philosophie dans nos lycées, enseignent publiquement, 
sous prétexte de kantisme, que les preuves de l'existenee de Dieu 
ne lont pas irréfutables et pérampteires* 



62 l'enseignement supérieur des femmes 

à des familles chrétiennes, qui elles-mêmes pratiquent 
à l'Ecole très librement et très fidèlement leur religion. 
Plusieurs de ces femmes distinguées et généreuses ont 
été influencées dans le choix de leur carrière par le 
pieux désir d'exercer un apostolat fécond auprès des 
jeunes filles qu'elles instruiront plus tard. » Nous ne 
l'ignorons pas. Ces admirables dévouements porteront 
à coup sûr des fruits bénis ; ils méritent les plus sincères 
et les plus religieux hommages, car il est bon démener 
la campagne sur tous les terrains et il est beau d'occu- 
per vaillamment les postes d'honneur. Arrière donc 
ceux qui voudraient décourager l'action apostolique 
dans l'Université ! 

Il faut applaudir à ces tentatives consolantes et sou- 
haiter d'en voir augmenter le nombre, mais il ne faut pas 
embrouiller les thèses justes pour les rendre fausses, en 
mêlant par exemple celle qui regarde la conversion si 
désirable de l'Université avec celle qui se rapporte aux 
intérêts si délicats de l'éducation chrétienne. Les pre- 
miers essais de l'apostolat universitaire sont singulière- 
ment gênés clans leur exercice discret. Dès que ces 
apôtres zélées veulent tenter l'infusion de principes 
chrétiens aux matières classiques du cours, l'autorité 
les arrête et le cours redevient neutre ; ainsi l'exigent 
les programmes. C'est la loi, il faut s'y soumettre ou 
périr. Ce n'est assurément pas encore le moment, pour 
les chrétiens, de confier la formation intellectuelle et 
morale de leurs filles à l'Etat. L'enseignement univer- 
sitaire est actuellement, dans les Lycées de filles, ce que 
peu à peu il est devenu dans les Lycées de garçons, 



l'enseignement supérieur des femmes 63 

c'est-à-dire systématiquement étranger sinon hostile 
aux principes positifs qui découlent du déisme scienti- 
fiquement interprété, et ce sont ces faits trop connus 
qui mettent en suspicion la méthode officielle. 

Les chrétiens qui ne séparent pas l'instruction de 
l'éducation et par conséquent des principes religieux 
appelés à donner à l'instruction sa vraie valeur éduca- 
tive, ne sauraient se contenter d'un déisme si borné et 
si chétif. Ils ne peuvent donc profiter du haut ensei- 
gnement universitaire. C'est là un immense malheur, 
car tous ces beaux éléments de progrès, au lieu de nous 
servir, sont exploités contre nous, et la position des 
femmes chrétiennes, en matière d'enseignement supé- 
rieur, est fort critique, puisque seul l'Etat est actuelle- 
ment en mesure de fournir aux femmes cet enseigne- 
ment supérieur qu'il a fait passer dans les mœurs, dont 
il nous est impossible de bénéficier sans trahir nos 
principes, et que nous devons néanmoins acquérir sous 
peine de montrer une infériorité désastreuse. 

Une double alternative se pose : d'une part, en pro- 
fitant de l'enseignement prétendu neutre, on se déci- 
dera à sacrifier la valeur éducative principale de l'ins- 
truction avec l'espoir, — bien chimérique, — de ré- 
parer à la maison et à l'église l'irréparable tort que la 
neutralité fait à la religion ; elle l'a détruite chez les 
hommes, pourquoi ne la détruirait-elle pas chez les 
femmes ? Ou bien, si nous voulons conserver à l'instruc- 
tion toute celle valeur éducative qui est capitale, nous 
sommes forcés d'abandonner l'Université et de fonder 
des cours philosophiquement chrétiens. 



64 l'enseignement supérieur des femmes 

La situation n'a, certes, pas paru indifférente. On 
s'en est alarmé pour nos fils. La création des Univer- 
sités catholiques est sortie de cette épouvante, et bien- 
tôt des craintes semblables ont porté l'inquiétude du 
côté de la femme. Les chrétiens s'assurent qu'ils ont le 
devoir de faire pour leurs filles ce qu'ils avaient fait 
pour leurs fils, et la tentative de l'Institut catholique 
de Paris marque un premier pas vers ce but. 



Il 



Lorsque Mgr Péchenarcl ouvrait à la rue d'Assas, le 
ii janvier 1897, des cours publics pour l'enseignement 
supérieur des jeunes filles, l'éducation féminine en 
France entrait dans une phase nouvelle qui indique le 
point de départ d'un très grand mouvement, d'ailleurs 
préparé depuis une dizaine d'années. Il est donc à pro- 
pos d'observer les manifestations principales qui ont 
préludé chez les catholiques à l'action désormais enga- 
gée, car les divers et inévitables tâtonnements des 
œuvres qui cherchent leur formule ont certainement 
contribué à faire éclore clans la pensée féconde de 
Mgr d'Hulst la grande idée qu'il n'a malheureusement 
pas pu exécuter lui-même, mais qu'il avait noblement 
conçue, mûrie, >ivifiée de son puissant esprit et que 
ses successeurs ont réalisée fidèlement. 

Chose curieuse, c'est par l'engouement de l'enseigne- 
ment supérieur que la mode s'est tout à coup avisée de 
mettre en vogue dans les salons la culture intellec- 
tuelle des femmes. Attirées par la belle parole et le 
vaste savoir d'éminents conférenciers, elles avaient peu 
à peu rempli les amphithéâtres d'un nombreux audi- 
toire parmi lequel on comptait assez de femmes catho- 



tib l/ ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR DES FEMMES 

liques, anciennes élèves, parfois rapidement moderni- 
sées, de nos aristocratiques couvents. Réprouver, — et 
il y eut des réprobateurs, — réprouver la présence de 
ces aimables jeunes fdles aux magiques leçons qu'elles 
venaient entendre et qu'elles n'auraient trouvé nulle 
part plus exquises de forme et plus nourries de science. 
c'était à coup sûr, aux yeux de plusieurs, d'un rigo- 
risme rococo, très vieux-jeu, comme l'on dit en style 
élégant. Cependant quelques esprits plus sérieux virent 
là une anomalie flagrante. Ils prétendirent que tenir et 
accepter pour une instruction éducative, selon les 
principes catholiques, celle qui ne veut et ne peut pas 
l'être, ce n'est assurément pas très logique. A la ré- 
flexion et à l'expérience, on reconnut en effet qu'à la 
Sorbonne les conclusions religieuses sont pour l'instant, 
— et temporairement espérons-le, — positivement 
écartées. On se plaignit, alléguant qu'il était 1res dur 
et très malheureux que nos fdles ne puissent pas jouir 
des charmes de l'érudition contemporaine ; mais ou 
convint que si l'on ne voulait pas faire d'elles des libres 
penseuses, comme on a fait de nos fds trop souvent des 
libres penseurs, il était assez imprudent de leur injec- 
ter la libre pensée par tous les porcs là précisément où 
elle s'infuse correcte, délicate, avec un art, une élo- 
quence, une force persuasive incalculable ! — Si, plus 
tard, nos fdles, ayant acquis préalablement par de 
hautes études positives et critiques la puissance d'argu 
mentation nécessaire aux chrétiens dans les époques de 
scepticisme, venaient assister à ces mêmes leçons, nul 
doute que ce ne fut alors sans danger. Mais de les con- 



l'enseignement supérieur des femmes 67 

cluirc aux cours indépendants avant de les avoir ar- 
mées pour une discussion subtile et difficile, il parut 
que ce n'était pas le moyen propre à former leur juge- 
ment, et ceci commença de se dire dans certains 
cercles de famille, sous le manteau de la cheminée, tan- 
dis que d'ailleurs en des groupes moins sévères d'autres 
idées avaienl rouis el préféraient encore l'enseignement 
universitaire. — "N oici le raisonnement : certains clans, 
dils larges, accordent bien entendu que pour les cours 
de religion, de philosophie, l'abstention s'impose. On 
se tient loin de M. Jîéville, et les rares femmes assises 
sous sa chaire du Collège de Fiance sont assurément 
des duègnes incorruptibles. La Christologiè Johan- 
nique, dans son jargon pédanlcsque, ne dit rien qui 
vaille à la jeunesse qui déserte également les cours de 
M. Ribot. Tandis qu'il faut voir comme atix rouis de 
M. Larroumel on s'empresse, on s'entasse! — Lc± 
mères préoccupées de la vertu éducative de l'instruction 
regrettent bien çà et là que le professeur dédaigne, 
par l'habitude générale, de sacrifier à la neutra- 
lité moderne les aperçus profonds et les conclusions 
utiles. Mais elles trouvent aussi de bonnes raisons pour 
excuser leur snobisme ! Si, en somme, on reconnaît 
que la religion ne peut pas être enseignée par des ratio- 
nalistes à des catholiques ; que les catholiques ne 
peuvent pas étudier la philosophie avec un maître qui 
supprime la métaphysique ; qu'en littérature les con- 
clusions seraient désirables, — on se retranche sur 
l'histoire et l'on proteste qu'en histoire l'intransigeance 
chrétienne ne saurait avoir raison. « L'histoire, dit-on. 



(>8 l'enseignement supérieur des femmes 

enseigne des faits ; pourvu qu'elle soit impartiale, c'est 
tout ce qu'on est en droit de lui demander. Or l'his- 
toire fut-elle jamais aussi impartiale que de nos jours 
où elle est si richement documentée? Que peut-on re- 
gretter, notamment, au cours de M. Lavisse quand il 
parle, par exemple, du ministère de Golhert, delà taille 
el de la gabelle? En vérité on ne sait pas ce cpie les 
principes ont à voir là dedans. — Est-ce qu'on peut 
faire de l'instruction éducative avec l'histoire des im- 
pôts sous Louis XIV?... » 

— « Mais assurément, répliquent 1rs partisans de 
l'instruction éducative. Ici même, ajoutent-ils, des 
habitudes d'esprit vraiment trop superficielles se 
laissent encore prendre au piège dans leur ingénuité 
sans défense. » Et aussitôt la preuve arrive, un peu 
complaisamment développée peut-être, mais la chose 
est importante, car si l'on établit qu'une histoire fis- 
cale renferme des conclusions morales à l'usage des 
jeunes (illes, conclusions qui font du reste tout L'in- 
térêt de ces minuties fastidieuses ; si l'on découvre 
dans les matières les plus sèches et les plus arides un 
brin de substance qui leur donne la vertu éducative, 
on aura, pense-t-on, démontré que l'ostracisme philo- 
sophique, érigé à la hauteur d'une loi dans l'enseigne- 
ment supérieur, est radicalement contraire à son lait 
et que, d'ailleurs, dans la pratique, il n'existe pas. On 
développe donc la thèse. On ne peut parler de rien, 
affirme-t-on, sans toucher de près ou de loin aux 
idées générales el aux principes inéluctables. — Ex-* 
nlicites ou implicites, vraies on fausser hienl'aisante* 






l'enseignement supérieur des femmes 6g 

ou nuisibles, il y a des conclusions partout, et partout 
elles s'imposent. Or, ces conclusions, à leur tour, se 
déduisent de principes moraux qui relèvent logique- 
ment de l'idée de Dieu, et par conséquent de la reli- 
gion. 

Du reste, le savant historien qui professe en Sor- 
bonne est un esprit trop profond pour ne pas le voir, 
et il jette la sonde lui-même dans l'océan des faits qu'il 
explore, — seulement il rapporte une écaille au lieu 
d'une perle. 

Les souvenirs de l'expérience se présentent et char- 
gent encore le procès. En réclame-t-on un exemple ? 
— Le voici : 

C'était en mai 1896. M- Lavisse, pour qui le mi- 
nistère de Golberl est sans secrets, paraît-il, montrait, 
dans une de ses dernières leçons, la défectuosité du 
système financier sous Louis XIV. l'injustice dans la 
répartition de l'impôt, l'arbitraire dans la taxe, l'odieux 
du recouvrement, et résumait tous les malheurs causés 
par le désordre, la concussion et les abus, si connus et 
si exploités, de l'ancien régime. Après un tableau brossé 
de main de maître, il se demande si Colbert a 
été renseigné, s'il a voulu rétablir l'ordre et la 
justice, et si, éclairé et résolu, il aurait pu réformer 
les lois et les mœurs liscales de son temps. — Aux 
deux premières questions, M. Lavisse répond par l'affir- 
mative ; quant à la dernière, bien grave parce que 
précisément elle est susceptible d'offrir à la postérité 
une leçon utile, adroitement amenée en finale comme 
pour dédommager l'assistance des ennuyeux détails 



70 L ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR MES FEMMES 

dont toute la valeur consisterait, ce semblé, à l'avoir 
préparée, elle est examinée en deux mots, et ces deux 
mois, inspirés sans doute d'une intention indulgente 
envers Colbert, ne sont malheureusement que l'aveu 
désastreux du plus décourageant scepticisme en ma- 
tière d'économie politique: « Ce sont les hommes cpii 
l'ont les lois, dit-il à peu près, et qui les appliquent ; 
les lois seront donc toujours plus ou moins égoïstes et 
injustes, car quoi de [>lns indestructible dans l'hu- 
maine nature que l'injustice el l'égoïsme? » 

La séance est levée. La foule lentement descend les 
escaliers étroits, et quelles sont alors les réflexions qui 
doivent se presser dans les jeunes têtes pensantes? — ■ 
\piès tout, songent plusieurs, les questions écono- 
miques sont inextricables puisque la malice humaine 
est impérissable. — Ceci dit, il esl douteux que l'en- 
thousiasme entraîne vers la recherche du mieux l'esprit 
qui retient des constatations si tristes : il faudrait être 
bien naïf pour espérer ce sur quoi du reste on compte, 
c'est-à-dire qu'une génération formée par de si grands 
mailies à un si grand scepticisme ne deviendra pas 
fatalement, de plus en plus, un composé de jouisseurs 
et d'anarchisles. 

Mais n'élevons pas le ton cl ne forçons pas la 
voix. Contentons nous d'observer qu'il \ a tles conclu- 
sions à extraire, même de l'histoire des impôts sous 
Louis \1\. (-1 elles louchent, qu'on le veuille ou non, 
à l'une des questions les plus discutées de notre 
époque, celle qui a pour objet de décider quel est le 
rolc du christianisme en matière d'économie sociale. 



L ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR DES FEMMES 7I 

A-t-il un but à remplir, oui ou non ? — Oui, puis- 
qu'on déclare que l'égoïsme et l'injustice de notre 
ua Une tiennent en échec les solutions bienfaisantes. 
N'est-ce pas, en elle t, les rendre moins insolubles que 
d'agir sur la nature humaine par les moyens qui 
peuvent, sinon la guérir, du moins tempérer ses vices? 
— Alais prôner ces remèdes ce serait s'avouer chré- 
tien, et on ne l'est pas ; et parce qu'on ne l'est pas, 
on ne peut pas aborder la philosophie de l'histoire 
saine et véritablement scientifique, celle qui, sans re- 
culer devant les peintures désolantes où l'on voit les 
passions humaines trop souvent présider aux destinées 
des peuples, affirme d'autant plus la nécessité de chris- 
tianiser davantage les individus et les sociétés. 

Telles sont les vérités qu'une certaine école se plaît 
à extraire de l'histoire des finances sous Louis XIV et 
qui, prétend-elle, intéressent nos filles. Mais nos 
filles ne les soupçonneront pas, en sortant de la Su- 
bonne. Ce qu'il eut été utile de leur apprendre, en re- 
venant sur les détails innombrables de la fiscalité au 
ïvn e siècle, c'est une leçon générale tirée du passé et 
applicable aux choses présentes, choses dont on parle 
journellement devant elles et qu'ainsi elles seront 
aptes à juger sainement. Ne serait-ce pas une excel- 
lente occasion de leur apprendre, par exemple, (pie les 
économistes s'égarent en cherchai! I à organiser la dé- 
mocratie en dehors du christianisme? Si on ne le leur 
dit pas, peut-être se persuaderont-elles (pie. puisque 
les démocrates sont souvent les adversaires de la foi, 
c'est qu'il y a entre la foi et la démoccratie une in- 



72 L ENSEIGNEMENT SUPERIEUR DES FEMMES 

compatibilité irréductible ; dès lors, de quelque côté 
que leur esprit s'oriente, elles seront tentées de donner 
un coup de pioche de plus dans l'abîme que les erreurs 
ont creusé entre l'Eglise et la société moderne. 

Malheureusement les maîtres officiels de la jeunesse 
ne croient ni au péché originel ni à l'assistance des 
forces surnaturelles pour nous aider à triompher de 
nos passions. De là leur scepticisme, d'autant plus 
intense qu'une érudition plus vaste accumule aux 
yeux des savants penchés sur les annales de l'histoire 
les traces désolanles de la perversité humaine. 

Mais alors l'histoire est-elle bien une science mo- 
rale P La question devient discutable pour les audi- 
trices de M. Lavisse. Elles peuvent se demander si ce 
que l'on considère comme le rôle de la Providence ne 
serait pas le hasard et la fatalité et si les dissertations 
célèbres qui prétendent montrer dans les événements de 
l'histoire universelle une volonté directrice ne sont pas 
les jeux, sans doute admirables mais vains, du génie 
puissant et doctrinaire. M.Albert Sorel, dont la grande 
honnêteté de pensée attire toutes les sympathies, a 
magistralement tranché la question. Oui, à l'en 
croire, l'histoire est une science morale. Il s'en ex- 
plique catégoriquement dans les Nouveaux essais 
d'histoire et de critique*, .le voudrais citer en entier 
les chapitres lumineux intitulés : Fatalisme et liberté et 
L'action des hommes sur leur destinée. Us présentent 



1 Nouveaux essais d'histoire el de critique, par Albert Sorel, 
de l'Académie française. — l'Ion et Nourrit, éditeurs. Paris, iSq!S. 



l'enseignement supérieur des femmes 7 3 

une leçon complète de haute philosophie historique et 
morale, et ceux qui, dans l'arbitraire enfantin de leurs 
esprits passionnés, récusent les témoignages de doctri- 
naires tels que Bossuet, s'assureront de la totale indé- 
pendance de M. Albert Sorel en lisant cette profession 
de foi : 

(( Je ne discuterai point du hasard, dit-il ', ce 
« sérail contradiction : Le hasard n'est pour ceux qui 
« n'y croient pas que l'inexpliqué, et pour ceux qui y 
« croient que l'inintelligible. Je ne discuterai pas sur la 
(( Providence ; ce serait irrévérence autant que vanité. » 

Ceci posé, il n'est plus question de la Providence ; 
mais la liberté humaine avec ses droits, ses devoirs, 
ses effets triomphe noblement du fatalisme. Voici en 
quels termes M. Albert Sorel proclame sa victoire : 

« Sommes-nous réduits à considérer l'humanité 
« dans l'histoire comme des prisonniers qui, de la 
« lucarne de leur tour, verraient passer la foule des 
« hommes libres sans entendre ce qu'ils disent, sans 
« connaître ce qui les meut et où ils vont ? A voir dans 
« les événements humains un spectacle où nous ne 
« sommes guère admis que durant les entr 'actes et 
« dont le sujet nous demeure caché, une anarchie 
« irréductible à l'ordre de la pensée ? » 

« Je voudrais m'en expliquer en toute franchise, 
« mais aussi en toute humilité. Je n'ai aucune pré- 
« tention à résoudre, à poser même les éternelles 
« énigmes »... « Restons sur terre ». 

1 Patfe 21 e . 



~\ l'enseignement supérieur des femmes 

Donc pas de métaphysique : de la psychologie seu- 
lement, mais une psychologie ou individuelle ou collec- 
tive dont je m'empare à titre de témoignage scienti- 
fique ayant sa place dans l'argumentation chrétienne et 
une valeur non suspecte à la critique libre penseuse. 

« Toutes les relations entre les hommes, poursuit 
<( M. Albert Sorcl, toutes les lois et les polices des so- 
« ciétés humaines reposent sur ce postulat que l'homme 
c est libre en sa conscience et responsable de ses actes. 
ti Toutes nos libertés publiques ne sont que l'exercice 
c< de celte liberté fondamentale, et plus nous élargissons 
« notre régime démocratique, plus nous parlons, écri- 
' m mis. agissons, jugeons, acclamons, condamnons, 
(i comme si nous étions libres et comme si les an 1res 
c l'étaient. L'histoire étant lerécil des choses humaines. 
« cette liberté-là s'\ retrouve à chaque page; je ne 
« me charge point d'en découvrir une plus raffinée. Je 
« la vois dans le passé, comme je la vois dans le pré- 
« sent; comme je la vois je la montre et j'en fais la règle 
« dénies jugements. Je n'en discute point en métaphy- 
« sicien. J'en parle en homme qui a vécu parmi les 
« hommes, a vu de près quelques événements, a ob- 
« serve les autres hommes, s'est analysé soi-même et à 
« porté, dans l'étude du passé, les mêmes procédés 
« d'observation et d'analyse. 

(i .le crois donc que l'homme est auteur en même 
« temps que spectateur et acteur du grand spectacle de 
« l'humanité, ,1e crois que les peuples, c'est-à-dire les 
(i hommes collectifs, sont, dans les conditions natu- 
u relies imposées à la vie humaine, les artisans de leur 



L'ENSEIGNEMENT SÙPÉRIEUÎl DES FEMMES 75 

« destinée, et que chaque homme, dans les conditions 
« imposées à sa vie, demeure responsable de ses actes. 
« Mais je crois aussi qu'il y a des conditions perma- 
« nentes qui s'imposent à la vie des société humaines 
« et à la vie de chaque homme ; qu'il y a un lien et un 
g rapport entre la vie des générations, un enchaine- 
« ment dans les choses humaines, une raison d'être 
(( dans le développement do sociétés ; que le présent 
« procède du passé et qu'il est gros de l'avenir ; que le 
« passé est ce qu'il est, et, par suite, nécessaire, car 
(( nous n'y pouvons rien changer ; que tout élément 
« que nous y introduirions par hypothèse en houlever- 
(i sciait toutes les conditions; que, par suite, les con- 
« jèctures ré I respectives sont non seulement hasar- 
« denses, mais impertinentes et vaines; que le présent, 
« au contraire, étant dans une certaine mesure, ce que 
« nous le faisons, il nous appartient dans cette nie- 
« sure ; (pic s'il s'j trouve des conditions permanentes 
c imposées, il y a des conditions temporaires qui 
« peuvent être modifiées ; que si le passé est entière- 
« renient fatal, l'avenir demeure en partie contingent ; 
« que cet avenir enfin, étant conjectural, peut être un 
« objet d'effort et d'espérance. Changer les choses hu- 
« maines dans le passé est une absurdité ; les modifier 
« dans l'avenir n'est pas une utopie. L'histoire, en dé- 
fi gageant les conditions des faits accomplis, enseigne à 
u la politique les conditions des faits à accomplir. C'est 
« dans ces conditions, les unes immuables et les autres 
(( mobiles, que s'exerce la liberté et que s'engage la 
« responsabilité des hommes. » 



-6 l'enseignement supérieur des femmes 

Ces vues si nettes sur le fatalisme et la liberté sont 
accompagnées, dans les considérations relatives à l'ac- 
tion des hommes sur leur destinée, de développements 
très remarquables. Avant de conclure « que l'histoire 
est et doit demeurer une science morale », le grand 
esprit auquel j'emprunte ma réponse aux idées de 
M. La visse dit encore ' : 

i' L'homme crée incessamment la fatalité qui s'im- 
« pose aux générations. La route où se déroule la ca- 
« ravane humaine est cimentée de la poussière des 
« hommes. C'est ce qui fait que l'histoire n'est pas. ne 
« saurait être assimilée à une mécanique et que la di- 
« gnité de celte science l'élève au-dessus des sciences 
« physiques. Elle est et doit demeurer une science 
« morale. 

(( Cet écho des actions humaines dans toute l'histoire 
« de l'humanité, ces ricochets formidables du passé au 
« présent sont la manifestation de la morale et sa sanc- 
(i tion dans les affaires humaines. La fatalité y remplit 
« le rôle de la Némésis des anciens. Elle est la grande 
« justiciaire qui poursuit à travers les générations la 
« faute des ancêtres ; elle juge les actions par leurs 
c effets et les montre punies par leurs conséquences. 
« Mais ces conséquences ne sont pas irrévocablesà tout 
« jamais... » 

Quand nos tilles font de l'histoire, disons-leur 
que le christianisme est indispensable socialement, 
parce qu'il enseigne que l'homme étant déchu doit 



i Pat 



I. ENSEIGNEMENT SUPERIEUB DES FEMMES ~~ 

lutter pour se relever, parce qu'il est un agent puissant 
de perfectibilité individuelle agissant peu à peu sur la 
collectivité, et enfin parce qu'il proclame la loi du sa- 
crifice terrestre avec compensation future. Hélas ! il y 
aura toujours des victimes dans les sociétés humaines ; 
mais les victimes, il ne faut pas l'oublier, sont bien 
moins nombreuses aujourd'hui qu'hier et plus rares 
dans l'Europe chrétienne que dans l'Asie et l'Afrique 
musulmanes et païennes*. — Les massacres odieux qui 
pendant près de deux ans ont ensanglanté l'Arménie 
n'auraient pas pu se produire en Europe, malgré l'abais- 
sement hélas ! trop sensible et trop déplorable de la foi 
chrétienne. Que nos professeurs de Sorbonne ap- 
prennent par là. — car c'est une leçon de choses à la- 
quelle leur programme lui-même les convie, je n'ose 
dire les condamne, — oui, qu'ils apprennent à juger 
les résultats funestes de leur prétendue neutralité ! La 
neutralité, vis-à-vis des principes chrétiens, ne peut 
que favoriser des mœurs homicides comme celles des 
musulmans fanatiques. Sans doute la nature déchue 
existe, chez le chrétien comme chez les adeptes de 
Mahomet, et c'est de cette source que découlent encore 
toutes les injustices qui désolent l'Europe elle-même. 
Mais ces injustices, pourtant diminuées, si on les com- 
pare à celles de l'Orient du Prophète, diminueraient 
encore si la foi ressaisissait fortement les âmes et faisait 
faire à la civilisation un nouveau progrès moral. 

Ainsi donc, puisque désormais nos filles participent 
à l'enseignement supérieur cpii est entré dans les mœurs, 
les mœure chrétiennes ne doivent pas permettre qu'on 



78 l'enseignement supérieur des FEMMES 

le sépare des conclusions essentielles. Il ne faut jamais 
oublier que l'érudition pure, c'est-à-dire l'accumula- 
tion brute de faits, n'a qu'une très faible valeur éduca- 
tive et que si l'instruction perd ce caractère éducatif, 
combattu par la neutralité, elle n'a plus de raison 
d'être. — Elle n'est alors qu'une sorte dp dilettantisme 
pédantesque vraiment détestable et justement détesté. 



III 



Décidément soucieuse de rattacher ces efforts au 
grand mouvement que l'Université a précipité en fa- 
veur de l'enseignement supérieur par des créations mul- 
tiples, l'éducation chrétienne subit à son tour l'influence 
générale. Il y eut même des Religieuses, — et non pas. 
certes, des moins distinguées. — qui suivirent chez 
elles l'impulsion donnée au dehors. La pensée vint de 
Mgr d'Hulst. Il la conçut alors cpie. sans doute, il ne 
songeait pas encore à la tentative qui débutait bien toi 
sous les meilleurs auspices à l'Institut catholique de 
Paris. L'idée est de quelques années plus vieille que la 
belle lettre-circulaire envoyée aux mères de famille en 
mai 189G et qui a fait une nouvelle et profonde sensa- 
tion lorsqu'on l'a relue avec le tableau des cours supé- 
rieurs ouverts pour les jeunes filles le 11 janvier 1897 
dans la salle des conférences de la rue d'Assas. 

Mgr d'Hulst avait fait un premier essai d'enseigne- 
ment supérieur dans un externat religieux. La Supé- 
rieure de cette Institution, femme remarquablement 
intelligente, nous disait, elle-même, naguère, que 
les conférences instituées dans son pensionnat, avaient 
été décidées à la demande de Mgr d'Hulst pour 



So l'enseignement supérieur des femmes 

tâcher de contrebalancer l'enseignement de la Sor- 
bonne. On désirait empêcher lesjeunes filles de suivre 
les cours universitaires, à cause des tendances philo- 
sophiques erronées de la plupart des Maîtres, tendances 
qu'à juste titre on trouve dangereuses. — Mais cet 
essai devait-il satisfaire l'esprit exigeant de Mgrd'Hulst? 
Il dut en saisir bientôt le vice fondamental qui était 
do sacrifier le but poursuivi aux engouements de la 
mode, en appelant dans le salon des Religieuses préci- 
sément des adeptes de la neutralité dont on condamne 
le système. Mgr d'ilulst Ait bien qu'on ne peut pas 
efficacement combattre l'adversaire par l'adversaire. Il 
eut alors l'idée d'une création toute différente. Il réso- 
lut de faire donner l'enseignement supérieur chez lui 
et par les siens. 11 avait à la rue d'Assas un corps de 
professeurs prêts à agir selon les formes principes dont 
h liante instruction ne peut se passer et qui ne se ma- 
nifestent, hélas! que trop rarement chez les grands 
conférenciers on xogue. 

Nul doute que Mgr d'ilulst n'ait été profondément 
heureux de toucher à la réalisation de ses projets s'il 
avait entendu, dans cet externat, la conférence que 
M. René Domine \ faisait le iû décembre 1896,, 
quatre semaines avanl l'ouverture des nouveaux cours 
de l'Institut catholique. On eut dit que pour mieux mar- 
quer ce qu'il v a parfois de bizarre dans les tâtonnements 
inévitable- des œuvres qui cherchent leur voie, tout 
dans cette conférence mettait en saillie l'incompatibi- 
lité de renseignement supérieur éducatif avec celui qui. 
dans l'Université de France» s'est voué à la neutralité» 



l'enseignement supérieur des femmes 81 

M. René Doumic parlait de Boccace et de Machia- 
vel. Les mères, ce soir là, sortirent mécontentes et rê- 
veuses. Les maîtresses sentirent passer un doute dans 
leur âme : elles se demandaient si de telles leçons ré- 
pondaient bien au but visé et si vraiment elles garan- 
tissaient à l'enseignement supérieur donné sous l'aile 
du couvent, les principes qui manquent aux leçons 
redoutées de la Sorbonne. 

Que penser tout d'abord du sujet mémo de l'entre- 
tien ? Est-il bien nécessaire de consacrer une confé- 
rence, devant des jeunes filles, à Boccace et à Machia- 
vel ? Dix lignes bien faites dans un bon manuel tic 
littérature ne suffisent-elles pas à leur donner la con- 
naissance qu'elles doivent avoir d'un conteur licencieux 
et d'un politique immoral par principes ! C'est en vain 
qu'on invoque les droits du talent. Est-ce qu'aux yeux 
du chrétien le talent ne les perd pas quand il se désho- 
nore, et certes qui s'est plus joué de la morale que 
Boccace ? — Il fut beaucoup parlé de cette conférence 
chez les mères alarmées. « Si l'on y tient, disaient- 
elles, si l'on veut à tout prix que le talent de Boccace 
ne puisse être passé sous silence lorsqu'on Irai te de la 
littérature italienne dont il est un des premiers prosa- 
teurs, nous demandons du moins un enseignement 
complet, critique ; nous prétendons que le personnage 
et ses œuvres soient jugés nettement el nettement con- 
damnés. » C'est ce que le professeur n'a pas fait. 

De l'épouvantable corruption de cette société floren- 
tine qui s'amusait à écouter des contes obcènes pour 
oublier les horreurs de la peste, il n'a soufflé mot. Il a 

ti 



8? L'ENSEIGNEMENT SUPÉRTEL'R DES FEMMES 

lu quelques passages de Grisélidis, puis, il est vrai, 
quittant un instant la réserve qu'il s'était imposée 
lorsqu'il se fut agi de flageller l'impudeur libertine du 
Décaméroû, il a esquisse, sur le thème de Grisélidis, 
quelques aperçus assez particuliers. — Etait-ce ironie, 
candeur, mépris ou gageure? nul ne le sait; toujours 
est-il que la petite morale obligatoire devant une as- 
semblée pieuse n'a l'ail rien moins que de proposer à 
L'admiration des jeunes filles très attentives l'obéissance 
d'une épouse qui va jusqu'à laisser tuer son (ils et sa 
fille par amour pour son mari. — Grande fureur des 
mères ! 11 n'esl vraimenl pas permis à un professeur de 
L'autorité de M. Hem'' Doumic de duper et d'égarer 
ainsi la jeunesse. Quel résultat peut donc produire une 
telle leçon ? Deux, égalemenl probables, sont également 
fâcheux. Ou bien la jeune fille naïve qui aura goûté le 
clianne poétique de Grisélidis pensera que le Bécamé- 
ron est nu recueil des plus aimables, et Lorsqu'elle se 
trouvera dans une de ces réunions où l'on parle plus 
ou moins de littérature, la pauvre enfant tombera dans 
les filets que tresse nu enseignement si faux. Pour se 
piquer de savoir, — et qui oserait la blâmer de mettre 
à profit ses connaissances ? — elle parlera avec une 
désinvolture toute parisienne du charmant Décaméron 
et de ses routes délicieux. Noyez -vous l'ébabissement 
de son interlocuteur:* Concevez-vous la belle opinion 
qu'il emportera de la jeune fille, et de la science du 
couvent? Après cette petite mésaventure, très regret- 
table, car il est toujours fâcheux que nos institutions 
soient, trahies par leurs élèves, — or, L'éducation reli- 



I. ENSEIGNEMENT SUPERIEUR DES FEMMES 



83 



gîeuse le serait ici cruellement, — un fait plus grave 
peut se produire : il peut arriver que la jeune fille de- 
venue jeune femme trouve le Décaméron dans la bi- 
bliothèque de son mari et le lise, car enfin, on lui a fait 
un si bel éloge de Boccace ! Pourquoi ne la divertirait- 
elle pas, un jour d'ennui? 

Après Boccace voici venir Machiavel. On en parle 
dix minutes, et pourquoi dire ['Pour affirmer, non sans 
quelque embarras du reste, mais avec une vaillante 
énergie, que l'injustice est utile en politique, parce que 
la politique c'est un conflit d'intérêts et que dans un 
tel conllit la justice n'a rien à voir! — Voilà sans 
doute qui esl très humain. Toutefois n'est-il pas per- 
mis de penser, sur un sujet si brûlant, que les consta- 
tations des faits suffisent en pareille matière et qu'on 
peut attendre quelques réserves au profit îles prin- 
cipes? 

C'est ce que se disaient enlre-ellcs, en sortant de la 
conférence de M. Doumic, quelques mères inquiètes. 
Rapprochant ces expériences décevantes du but qui les 
avait inspirées, elles mesuraient toute la difficulté de 
la lutte apostolique sur le terrain de l'enseignement su- 
périeur. Les grandes forces intellectuelles avec les 
grandes puissances du talent vont à l'I niversité, et 
elles échappent au christianisme non pas seulement en 
Sorbonne, mais aussi quand d'excellentes religieuses, >i 
bien intentionnées, les attirent, ne fut-ce qu'en passant, 
devant une assemblée catholique, et même quand elles 
y sont représentées par les meilleurs esprits, les plus 
courageux, les plus moraux. El pourquoi donc, car 



84 l'enseignement si périeur des femmes 

telle est bien la personnalité très respectable de 
M. Doumic? — Parce qu'on ne se défait pas à volonté 
des habitudes invétérées ; parce qu'on ne passe pas, en 
une heure, du système de l'enseignement neutre au 
système de l'enseignement vraiment éducatif; parce 
qu'il faut connaître la jeune fille pour lui parler ; parce 
qu'il faut savoir de quelles idées maîtresses doit s'ins- 
pirer l'instruction supérieure des femmes chrétiennes, 
cl parce que l'obéissance à toutes ces règles délicates ne 
s'improvise pas, même à coup de talent. 



IV 



On salua donc avec joie l'organisation naissante de 
l'enseignement supérieur, et les sentiments de mes- 
quine rivalité, à cette occasion, ne trouvèrent nulle 
part accès dans les âmes. Aussi bien les cours nouveaux 
ne font de concurrence à aucune de nos institutions. 
Les pensionnats libres ou religieux n'en sauraient con- 
cevoir le plus léger ombrage. C'était la distinction des 
degrés qui s'établissait ; elle n'en supprimait aucun, 
elle délimitait ceux qui existent déjà, ce qui devait leur 
permettre du reste d'acquérir dans leur genre un déve- 
loppement plus parfait, et elle fondait celui qui n'exis- 
tait pas encore. Les pensionnats gardaient l'enseigne- 
ment primaire et secondaire, l'Institut catholique de 
Paris y ajoutait l'enseignement supérieur qui nous 
manquait. 

On applaudit des deux mains. On loua encore, et 
très haut, l'esprit qui avait présidé à la composition des 
programmes, variés selon le but primordial vers lequel 
devraient tendre tous les Maîtres et qui est de donner à 
l'instruction toute sa valeur éducative. 

Ces programmes étaient un véritable manifeste, des- 
tiné à montrer, dans une petite synthèse, l'esprit de la 
création nouvelle : ils renfermaient toutes les questions 



80 l'enseignement supérieur des femmes 

qui intéressenl le monde intelligent. Ils interrogent 
l'antiquité et le temps présent, les littératures étran- 
gères et la littérature nationale ; ils touchent aux insti- 
tutions politiques el aux questii ms sociales ; ils abordent 
le droit civil ; ils l'ont de la science, de la philosophie. 
du dogme, de l'apologie. \ oilà sans doute un enseigne- 
ment qui prend une certaine envergure et qui promet 
de fraterniser avec toutes les préoccupations intellec- 
tuelles de nos contemporains en éclairant les connais- 
sances humaines de la lumière supérieure qui leur 
donne tout leur coloris. Les professeurs de la rue 
d'Assas sont chrétiens et peuvent par conséquent relier 
les différentes branches du programme aux grands 
principes généraux qui servent aux applications utiles 
et qui impriment à la variété des ('"Indes le caractère 
d'unité dont elles tirent leur force. Le maître extrait les 
considérations philosophiques et religieuses destinées 
à faire progresser ici-bas la morale, il complète libre- 
ment, par des conclusions indispensables, les lacunes 
de la neutralité, et ainsi nous axons enfin cette instruc- 
tion éducative que tout le monde réclamait et dont la 
France semblait avoir perdu le nécessaire privilège. La 
saine philosophie, le dogme, l'apologétique, l'histoire 
de l'Eglise assoient la critique sur les bases positives 
qui en sont le socle et fournissent, dans les thèmes en- 
seignés, les hautes conséquences qui en deviennent 
le couronnement. Ainsi l'instruction supérieure des 
femmes, telle qu'elle était inaugurée à l'Institut catho- 
lique de Paris, apparaissait à l'origine riche en pro- 
messes et en espérance- 



l'enseignement supérieur des femmes 87 

Cependant l'ouverture de ses cours supérieurs 
n-'était que le point de départ d'une rénovation consi- 
dérable, destinée à développer la personnalité de la 
femme chrétienne non seulement au profit d'une élite 
mais encore dans toutes les classes instruites, c'est-à- 
dire dans les masses profondes de la nation. Des be- 
soins généraux, vivement ressentis, préparaient et ren- 
contraient des initiatives puissantes. Avant même que 
la sage et habile administration de Mgr Péchenard, 
prompte à vaincre les difficultés, eut abouti, à réta- 
blissement de la grande œuvre inaugurée à l'Institut 
catholique le 1 1 janvier 1897, une bataille mémorable 
avait été livrée en laveur de la culture intellectuelle de 
la femme chrétienne à l'église de la Madeleine, le 
17 décembre 1896. Sous la présidence de M. l'abbé 
ITerzog, toujours si empressé à encourager le zèle in- 
telligent, M. l'Abbé Piémont avaii traité ce jour là de 
l'éducation de la femme dans les classes cultivées et. 
dans un saisissant et magistral discours, il avait re- 
commandé à l'attention de son sympathique auditoire 
l'œuvre des « Dames du Préceptorat chrétien », œuvre 
qui, on le sait, se propose d'assurer les bienfaits de 
l'enseignement supérieur aux institutrices vouées à 
l'éducation des jeunes filles dans la famille. Enfin au 
mois de mai 1898, c'est-à-dire dix-huit mois après 
l'ouverture des cours publics de l'Institut catholique 
de Paris et deux ans après la publication de notre 
premier ouvrage, la librairie Rondelet mettait en vente 
le livre désormais célèbre qui devait agiter vive- 
ment l'opinion. L'auteur y réclamait pour les femmes 



88 ^ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR DES FEMMES 

élevées au couvent l'organisation large et générale de 
l'enseignement secondaire libre et dans ce but propo- 
sait la fondation d'une Ecole normale supérieure ou- 
verte aux religieuses de tous les Ordres enseignants. 

Les esprits appliqués à suivre dans le cours des 
événements la trame invisible des idées qui les mènent, 
virent tout de suite le lien direct qui rattache la pensée 
de M mp Marie du Sacré-Cœur à celle de Mgr d'IIulst 
dont elle est la suite logique ; ils en saisirent la gran- 
deur, en reconnurent la fécondité. Mais ces esprits 
justes et pénétrants rencontrèrent des contraditeurs 
inattendus. Il se produisit dans l'opinion un revire- 
ment extraordinaire. Du jour au lendemain on vit 
tourner en antipathie violente les sympathies de la 
veille ; l'organisation de l'enseignement supérieur des 
femmes chrétiennes, qui avait été unanimement 
acclamée à l'Institut catholique, fut très àprenient dis- 
cutée dès qu'on parla de l'étendre au corps professoral 
des femmes chrétiennes françaises, c'est-à-dire aux 
Beligieuses enseignantes. 

A quoi attribuer ce brusque retour? — Aux causes 
cpie nous avons déjà indiquées. 11 fut une manifestation 
nouvelle des résistances implicites que l'opinion pu- 
blique oppose en France, depuis cent ans. à la re- 
prise normale de l'émancipation intellectuelle de la 
lemme. En ces matières délicates on subit à contre 
cœur le progrès; quand il gagne péniblement, on se 
décide à faire la part du feu, mais l'on redoute les 
clartés ravonnantes de la lumière comme les flammes 
dévastatrices d'un incendie. En acceptant la création 



l'enseignement supérieur des femmes 89 

de l'enseignement supérieur des femmes à l'Institut 
catholique de Paris où il s'était établi sous une forme 
restreinte, on avait bien espéré l'y localiser et l'on ne 
s'était poinl attendu à voir le pays entier bénéficier 
bientôt dos avantages si récemment concédés à une 
étroite minorité : de là la prodigieuse différence de 
l'accueil fait à la tentative de Mgr d'Hulst et à celle de 
la Mère Marie du Sacré-Cœur. 

Nous retrouvons ici, avec les mêmes phénomènes 
évolutifs, les mêmes conséquences pratiques. L'organi- 
sation de l'enseignement supérieur, admise pour l'aris- 
tocratie, est repoussée lorsqu'elle prétend favoriser 
également les classes démocratiques ; et c'est encore 
par le persistant conflit issu d'une conception sociale 
surannée que s expliquent tour à tour les applaudisse- 
ments et l'obstruction. Les cours supérieurs de femmes à 
l'Institut catholique de Paris n'offensaient pas les sen- 
timents rétrogrades, plutôt satisfaits au contraire, car 
ils espéraient contenter ainsi sans trop de sacrifices les 
exigences pressantes de l'époque : on augmenterait un 
peu le savoir des jeunes filles privilégiées, et cette 
concession, peu goûtée çà et là, n'aurait du moins rien 
de menaçant pour les intérêts de caste. La Mère 
Marie du Sacré-Cœur se présentait avec un autre esprit 
et de bien autres desseins. Elle comprenait son siècle. 
Elle visait les masses négligées qui, en province, 
dans les grandes et les petites \illes, ont fidèlement 
fréquenté les monastères tant qu'ils étaient à la hauteur 
de leur mission et qui aujourd'hui, attirées dans les 
lycées de filles par l'appât d'un enseignement plus 



QO L ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR DES FEMMES 

étendu et mieux donné, fournissent à l'Université une 
clientèle chaque jour plus nombreuse. Dès que le 
vaste et pieux projet de la Mère Mari* 1 du Sacré-Cœur 
lui connu, une tempête formidable mit le monde reli- 
gieux à feu et à sang. Pourquoi donc:' Uniquement, 
je le répète, parce que la réforme de l'enseignement 
des femmes chrétiennes, qui avait tout d'abord gardé 
ses allures aristocratiques, entrait décidément dans la 
voie démocratique en pénétrant au couvent, éduca- 
teur de toutes les classes de la société. 

La polémique ardente qui a si profondément agité 
le monde religieux pendant l'été de 1898 après l'appa- 
rition du livre intitulé : Les Religieuses enseignantes 
et les nécessités de l'apostolat l , atteste trop clairement 
l'émotion, je peux dire la colère des ennemis de la 
démocratie. Née dans les journaux et les revues catho- 
liques, colle polémique s'esl ('tondue en France aux 
fouilles de toutes opinions sans en excepter les publi- 
cations les plus indépendantes ; les organes libres 
penseurs l'ont exploitée avec une fallacieuse ironie; 
elle a même occupé la presse étrangère. Tant de bruit 
mu un sujel qui paraît intéresser exclusivement les 
congrégations religieuses prouve à quel point la cul- 
ture intellectuelle, là où elle est susceptible d'en- 
traîner la femme dans le courant démocratique, pas- 
sionne certains esprits, et les violences de ceux, quels 



1 Les Religieuses enseignantes ei les nécessités <!<• l'apostolat, 
par M""' Marie du Sacré-Cœur. 1 volume, chez Rondelet, 
éditeur, .'î rue <!<■ l'Abbave, à Paris, 



L ENSEIG>EMENT SUPERIEUR DES FEMMES QI 

qu'ils soient, qui l'ont admise pour les hautes classes 
avec l'arrière pensée de l'y séquestrer, accusent une 
hostilité significative dont il y aura lieu de pénétrer 
1rs curieux motifs : c'est ce que nous ferons plus 
loin. 

On a dit tout d'abord que les résistances de certains 
catholiques à l'organisation de l'enseignement supé- 
rieur des femmes dans les couvents a eu pour cause 
des divisions politiques et la susceptibilité naturelle 
aux collectivités associées ; que, d'une part, l'appro- 
bation des évêques soumis aux direct ions pontificales 
s'élant déclarée la première en faveur du projet, les 
autres évêques ne pouvaient pas, même sur ce terrain, 
suivre une impulsion donnée par leurs adversaires po- 
litiques ; que d'autre pari <U'< congrégations blessées 
dans leur juste fierté, méconnues dans leur mérite, 
n'avaient pas de leçons à recevoir et ne pouvaient en 
accepter. Tout cela est puéril. 11 y a eu en effet des riva- 
lités politiques et des blessures d'amour-propre assez 
Aives : c'était inévitable, mais il faudrait tenir en bien 
petite estime l'épiscopat et les couvents pour attribuer 
à des sentiments si mesquins la tempête soulevée par 
le projet qui avait pour but de fonder, en France, une 
Ecole normale supérieure de religieuses, — sur le 
modèle de l'Ecole normale qui existe, fonctionne, pros- 
père à Bruges et rend au corps enseignant féminin 
religieux en Belgique les plus grands senices. 

On a dit encore que chez les catholiques réfractaires 
l'hostilité, dégagée des questions de partis qui l'avaient 
momentanément compliquée, s'était trouvée surtout 



92 L ENSEIGNEMENT SUPERIEUR DES FEMMES 

excitée par la juste crainte de la philosophie natura- 
liste et par les tendances irréligieuses de la démocratie. 
Ces deux considérations peuvent en effet fournir à 
l'opposition signalée des arguments assez valables a 
priori ; malheureusement ils se retournent de toute 
leur force contre ceux qui en font état, dès que la 
discussion prend quelque envergure, car s'il esl vrai 
que les démocrates naturalistes se sont emparés de la 
culture intellectuelle de la femme avec l'intention d'en 
faire une arme philosophique et sociale en faveur de 
leurs idées, il n'est pas moins vrai, d'un autre côté, 
que la culture intellectuelle de la femme peut, en 
d'autres mains, servir une cause diamétralement op- 
posée, — et il est encore plus vrai de dire que les ca- 
tholiques n'ont pas le droit de déposer les armes 
lorsque la guerre commence. Mgr d'Ilulst, observait- 
on. n'implantait l'enseignement supérieur que sur 
les terrains aristocratiques où, croyait-on, la foi dé- 
fiait invinciblement l'irréligion et le naturalisme : la 
Mère Marie du Sacré-Cœur au contraire s'élançait à 
pleines voiles dans les eaux de la démocratie, et sur 
cette mer houleuse tout devenait écueil. Sans doute 
on ne navigue pas sans risques, mais est-il profi- 
table aux intérêts de rester éternellement au port, 
est-il possible, sous prétexte de la perfidis des Unis. 
d'amarrer pour jamais sa barque au cadenas!' La vie 
paralysée, figée, ne serait qu'une mort anticipée et 
d'ailleurs prochaine. Les maîtresses dévouées à l'édu- 
cation de la démocratie pensent qu'il convient de 
l'élever précisément pour la rendre chrétienne ; les 



l'emseignement supérieur des femmes q3 

plus nobles d'entre elles, celles qui ont la vision du 
grand bien à faire, croient que la haute éducation 
chrétienne et démocratique formerait une génération 
capable de combattre le naturalisme, de démasquer la 
fausse philosophie, de convertir à la foi chrétienne la 
démocratie irréligieuse. (Jette espérance, d'ailleurs, 
gardons-nous de l'oublier, a gagné des sympathies 
supérieures et qui se sont très hautement affirmées 
dans le monde laïque et religieux. 11 ne faudrait donc 
pour s'entendre, — entre catholiques et au sujet de 
l'enseignement supérieur des femmes, — qu'admettre 
sincèrement l'avènement de la démocratie et sincère- 
ment réprouver le naturalisme. Comment des chrétiens 
ne le feraient-ils pas, puisque c'est l'Evangile qui a 
lentement préparé l'avènement de la démocratie, et 
l'Eglise qui renferme la dogmatique capable de ra- 
mener la nature humaine déchue aux altitudes que le 
progrès social l'invite à atteindre!' 

Avec un aveuglement invraisemblable, les partis ré- 
fractaires à l'organisation générale de l'enseignement 
supérieur de la femme chrétienne ne virent pas que 
nous nous trouvons entre deux alternatives : ou bien être 
emportés par les eaux furieuses, ou bien les canaliser 
pour voguer ensuite sur des ondes pacifiées. Certes, on 
comprend chez les catholiques la peur de la démo- 
cratie telle qu'elle se présente, mais puisque la démo- 
cratie s'impose, comment en admettre l'inacceptation ? 
Le devoir de la christianiser devient dès lors obligatoire ; 
or, comme on ne saurait la christianiser sans mettre 
à contribution le concours delà femme, encore croyante, 



94 L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR Dl'S FEMMES 

il importe de ne pas négliger le dernier moyen de sa- 
lut ; et comme le concours de la femme croyante ne 
peut être utile à notre époque de savoir que si elle est 
instruite et développée, il faut de toute nécessité orga- 
niser l'enseignement supérieur des jeunes fdles en assu- 
rant le savoir à leur maîtresses, — puisque l'Etat 
neutre, répondant au désir de la libre pensée, l'a fait 
officiellement et magistralement. Cela parait élémen- 
taire, et cependant les esprits se sont profondément 
divisés sur cette question, et les polémiques ont démon- 
tré que la personnalité de la femme ne plairait guère à 
un certain monde rétrograde, puisqu'il l'a entravée 
même lorsqu'on lui offrait les moyens de la former 
chez lui, par lui, sous toutes les garanties religieuses 
possibles et imaginables. 

Les ennemis de l'Eglise ont pris note avec empres- 
sement de l'opposition faite à la création de l'Ecole 
normale supérieure de religieuses, et ils n'ont pas man- 
qué cette belle occasion d'imputer à l'Eglise, qui a 
été l'instigatrice de tous les progrès accomplis sur la 
terre depuis dix-huit siècles, la responsabilité des ma- 
nifestations anti-progressites qui se sont produite-, et 
(jui ont momentanément triomphé puisqu'elles ont 
obtenu en haut lieu un blâme spécieux qui oblige l'idée, 
toujours indemne, à chercher dans d'autres formes 
sa réalisation ajournée. 

Ecoutons les libre penseurs. 

Ils constatent d'abord le fait. «On a vu, disent-ils. 
dans le groupe hostile à la formation de la personna- 
lité de la femme par la culture intellectuelle, un grand 



L ENSEIGNEMENT SUPERIEUR DES REFIMES QO 

nombre d'ecclésiastiques cl de fidèles. Ils ont t'ait assez 
de bruit à Paris et eu province pour éveiller notre at- 
tention habituellement peu curieuse de leurs affaires. 
Leurs journaux, leurs Semaines religieuses ont poussé 
<;à et là de telles clameurs qu'il eut fallu être sourd 
pour ne pas entendre. » — Soit. Je viens de le recon- 
naître moi-même. Admettons que l'opposition ait été 
formidable : reste à savoir ce que cela prouve. — Cela 
prouve que la marche ascendante du progrès, aujour- 
d'hui connue hier, rencontre sur sa route deux enne- 
mis : l'inintelligence et les passions ; qu'en tous temps 
ces deux ennemis trouvent de nombreuses recrues dans 
les groupes inévitablement médiocres qui sont partout 
et même au sein des institutions ayant pour but d'éle- 
ver les esp its et les cœurs. C'est l'Eglise incontesta- 
blement qui a voulu étendre aux iemmes les bienfaits 
de l'instruction, elle qui a créé, avec mille difficultés, 
la force acquise dont l'Université s'est emparée, elle 
qui a préparé l'égalité intellectuelle de l'homme et de 
la femme qui est l'affirmation du droit réciproque à la 
personnalité, mais elle a dû lutter pour cela à travers 
les siècles contre de fortes oppositions. Nous a\ons ex- 
pliqué ces choses, je n'\ reviens pas. Je constate -eu 
lement que cette victoire du christianisme sur l'incré- 
dulité, par des incrédules tels que l'étaient les organi- 
sateurs célèbres de l'enseignement officiel des femmes, 
est un triomphe public de l'idée chrétienne et j'ajoute 
qu'avant d'obtenir cette grande affirmation du principe 
de l'égalité intellectuelle et morale des sexes, les diffi- _^ 
cultes que l'Eglise a dû vaincre étaient aussi considé- 



g(5 l'enseignement supérieur des femmes 

râbles que celles qui prétendraient arrêter le mouve- 
ment actuel. 

Si l'on voit des ecclésiastiques et des laïques réfrac- 
taires à l'instruction de la femme, cela montre une fois 
de plus que la complexité des choses humaines sur- 
prend les esprits incapables de la pénétrer, les trouble 
et les égare : de là l'incompétence de l'opinion moyenne 
dans l'ordre des questions qui doivent être résolues 
sciemment, c'est-à-dire par les intelligences d'élite 
orientées vers l'avenir. Or, le savoir, l'orientation op- 
portune, l'intuition philosophique sont des conditions 
qui manquent à la masse, autant chez les croyants que 
chez les incroyants : 

« Quand les philosophes, qui marchent en avant, a 
« dit Théodore Jouffroy, ont découvert la vérité, ils la 
« proclament ; et, en la proclamant, ils la font con- 
« naître aux masses qui ne l'auraient trouvée que plus 
« tard. Ils précipitent donc le mouvement des masses. 
« Mais la raison des masses n'accepte pas sans résis- 
« tance cette nouvelle lumière. Il lui faut le temps de 
« secouer les liens de l'habitude, il lui faut celui de 
« comprendre ce qu'on lui annonce, il lui faut celui 
a enfin de se l'approprier en le faisant descendre des 
c formes abstraites de la science aux formes pratiques 
o du sens commun. Cet enseignement est long. » 

Les représentants de l'Eglise n'échappent pas à la 
loi commune : la raison des masses qui se meuvent 
dans son sein n'accepte jamais sans résistance la lumière 
nouvelle. 

11 y a eu, à toutes les époques, dans le clergé et 



L ENSEIGNEMENT SUPERIEUR DES FEMMES QJ 

parmi les fidèles, des individus doués de facultés 
moyennes el de connaissances restreintes qui, d'ailleurs 
avec une bonne foi complète, ont constitué des partis 
réfractaires aux évolutions philosophiques et morales 
de l'action évangélique. C'est ce qui s'est affirmé en- 
core aujourd'hui dans la lutte engagée. Toutefois les 
masses réfractaires n'ont pas empêché les progrès 
d'aboutir finalement. Dans la société religieuse comme 
dans la société civile le temps s'est chargé de montrer 
que la force réactionnaire, toujours exercée par les in- 
dividus et par les partis, si elle a été une des entraves 
de la marche ascensionnelle du progrès, n'inculpe en 
rien l'Eglise. Cela indique seulement que l'Eglise ne 
peut marcher vile parce qu'elle est représentée par 
des éléments humains soumis aux infirmités de leur na- 
ture humaine. Il est donc vrai que la culture intellec- 
tuelle de la femme, destinée à lui assurer sa personna- 
lité, a rencontré des résistances dans le monde 
catholique; il est encore plus vrai que ces résistances 
étaient inévitables. Mais il est certain aussi qu'elles se- 
ront tôt ou tard confondues, et peut-être pourrait-on 
hâter l'aurore des grandes réconciliations si l'on pre- 
nait la peine de réfléchir un peu plus sérieusement. 



Nous ne saurions terminer ce rapide aperça sans dire 
un mot des lectures, car l'acceptation de l'instruction 
supérieure implique forcément l'ouverture des biblio- 
thèques. A ce sujet encore les esprits paraissent trou- 
blés. Cela se conçoit; il est mal aisé de débrouiller 
l'échevcau si emmêlé de tous les fils conducteurs sur 
lesquels passent les idées. Cependant lorsqu'on observe 
attentivement la marche des idées, on est heureux de 
découvrir parfois dans leur jeu compliqué un accord 
rassurant. La question des lectures, qui est très étroi- 
tement Liée à l'instruction età ses méthodes, nous offre 
un frappant exemple. Si l'on voit d'une pari que les 
lectures s'imposent dans une société cultivée où elles 
font partie du programme actuel des femmes chré- 
tienne-, car aucune femme chrétienne ne saurait exer- 
cer sur le siècle incrédule l'apostolat qui lui incombe 
sans connaître, pour le bien juger, ce que tout le 
monde connaît et souvent juge mal ; si l'on considère 
que d'autre part sans une instruction fortement po- 
sitive les lectures seraient évidemment très dange- 
reuses, puisque la majorité des écrivains professent 



L ENSEU.XEMEM SUPERIEUR DES FEMMES 99 

une philosophie et une religion erronées, il est à pro- 
pos de remarquer que l'instruction positive s'organise 
précisément quand l'instruction critique devient obli- 
gatoire. Mais, dit-on, l'instruction critique esl-ellc 
en réalité obligatoire? Je le crois. Je ne vois pas com- 
ment on pourrait faire de l'enseignement développé 
sans aborder les grandes lectures, et comme il est ma- 
nifestement impossible d'aborder les grandes lectures 
sans avoir été préalablement exercé à l'argumentation 
critique, il me paraît également impossible de la né- 
gliger. C'est ce qui m'a décidée à introduire clans de<, 
programmes d'instruction supérieure pour les femmes 
chrétiennes, mères ou institutrices destinées à éle\cr 
des jeunes filles, l'usage de l'argumentation sur textes. 
Portés à la connaissance du publie dans un livre paru 
au commencement de 1896 et traitant de l'éducation 
de la femme dans les classes cultivées ', — un an avant 
l'ouverture des cours de l'Institut catholique de Paris, 
— ces programmes ont soulevé des polémiques. Les 
discussions ont été vives et, comme il arrive souvent en 
pareil cas, la violence et la mauvaise foi de quelques 
agresseurs ont dénaturé la pensée personnelle de l'au- 
teur des nouveaux programmes. Soit ignorance, soit 
feinte, les adversaires de l'argumentation critique sur 
textes ont essayé" d'égarer l'opinion par d'insidieuses 
transpositions. On a voulu faire croire que le promo- 
teur des programmes nouveaux, e'n proposant l'élude 



1 \ouvelle éducation de la Jemmc dan* les classes cultivées, par 
la vicomtesse d'Àdhémar. 1 volume. Perrjg^jgàiiteur. 



100 L ENSEIGNEMENT SUPERIEUR DES FEMMES 

fragmentaire d'écrivains que d'abord il stigmatise et 
déclare, formellement, pernicieux, tels que Renan et 
Michelet, par exemple, ne cherchait qu'à joindre sa 
voi\ aux bravos impies pour grossir la masse des adu- 
lateurs enivrés. Avec moins de passion, la plus élémen- 
taire honnêteté eut prévenu toute équivoque, attendu 
que les partisans de l'argumentation critique sur textes 
sont des catholiques militants dont le système poursuit 
un but apostolique, ainsi qu'ils l'ont catégoriquement 
affirmé eux-mêmes. — Mais puisque 1 injustice et la 
calomnie s'en sonl mêlées, il convient de s'expli- 
quer. 

Les éducateurs chrétiens ont deux voies à suivre, 
dans les temps de troubles philosophiques et de forte 
érudition. Ils peinent ou bien prohiber sans autre 
forme de procès toutes les productions de l'esprit 
-inspirant d'une philosophie hétérodoxe, ou bien en 
l'aire lire quelques-unes, au seul point de vue critique, 
sous la direction préservatrice de maîtres savants, ca- 
pables de dénoncer les manœuvres perfides et les ha- 
biletés des ennemis de la foi. Si l'on défend purement 
et simplement la lecture de tous les ouvrages inspirés 
d'une philosophie erronée et malfaisante, qu'arrive- 
l-il!' En admettant du reste que l'on soit obéi, — et la 
chose est douteuse, — il est à craindre que l'on ob- 
tienne des résultats opposés à ceux que l'on désire, en 
creusant ainsi entre les catholiques et le siècle une scis- 
sion de plus en plus profonde faite pour légitimer les 
reproches que les adversaires de l'Eglise ne cessent de 
nous adresser. — Nous n'avons pas le droit de nous 



L ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR DES FEMMES TOI 

séparer du siècle : nous avons le devoir d'attaquer 
constamment ses erreurs. 

L'éducation chrétienne supérieure, après avoir exclu 
toute la littérarure passionnelle, et celle-là sans capitula- 
tion, n'a pas d'autre ostracisme à prononcer. Elle doit 
mettre en jugement et non en interdit les grandes pro- 
ductions intellectuelles de nos contemporains, et le 
système de l'ostracisme, conseillé par la paresse encore 
plus que par la conscience, ne saurait convenir aux 
maîtres de la jeunesse. On Fa bien senti toujours. 
C'était pour rester en communication avec le siècle que 
dans des temps plus calmes nos pères employaient l'an- 
tique expurgata comme moyen de préservation. Mal- 
heureusement cette ressource nous échappe. Simple, 
facile, bonne quand elle suffisait, c*ette vénérable mé- 
thode est notoirement inapplicable aujourd'hui. C'est 
par des procédés autrement délicats et autrement ha- 
biles qu'on doit opérer de nos jours le travail d'assai- 
nissement intellectuel qui fut pratiqué à toutes les 
époques et qui n'a jamais été plus nécessaire qu'à 
l'heure présente. Mais il faut le faire sous une forme 
appropriée aux besoins et à l'irradiation des idées. 
Nous ne sommes plus aux prises avec ces ouvrages que 
Vexpurgata dépouillait à légers coups de ciseaux, per- 
mettant de passer aux mains de la jeunesse les grands 
modèles de style et les principaux écrits des hommes 
célèbres. Exemple topique : rien ne fut plus aisé que 
de rendre inoffensif Le Siècle de Louis XIV, de Vol- 
taire. Pour qu'un enfant de quinze ans put le lire sans 
danger dans une édition spéciale, il a suffi de suppri- 



102 L ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR DES FEMMES 

mer les parties de l'histoire relatives aux mauvaises 
mœurs du roi. Ainsi de beaucoup d'ouvrages classiques 
se prêtant à des coupures peu importantes, car ils 
offrent dans leur ensemble des pages impersonnelles, 
pures d'esprit corrupteur et d'erreurs. 

Mais quels sont aujourd'hui les travaux passibles 
d'un expurgata protecteur? 11 ne s'agit plus d'une 
anecdote à supprimer, d'une paye à couper. De la pre- 
mière ligne à la dernière les écrivains les plus fameux, 
les plus goûtés, les |>lu> répandus, les plus influents 
s'inspirent d'une philosophie erronée, partout maî- 
tresse, et qu'on s'insinue sans même qu'elle soit formu- 
lée, car elle repose sur des pétitions de principes si cou- 
rantes qu'on ne les énonce même plus. Voilà comment 
la nouvelle j (répara lion des poisons intellectuels, mêlée à 
la moelle de l'esprit, interdit aux chrétiens la méthode 
• le {'expurgata, impraticable pour eux; et voilà pour- 
quoi d'autre part le système de l'ostracisme, souvent 
illusoire, remporte dans les conseils où l'on ne voit 
que ces deux formes de défense. 

Que la libre pensée puisse encore user des expur- 
gata, cela s'explique. Elle professe la morale indépen- 
dante et se satisfait pleinement pourvu qu'elle écarte, 
d'ailleurs avec beaucoup de tolérance, les passages trop 
crûment immoraux. Elle trouve encore dans l'applica- 
tion de cette méthode une manière sûre de capter les 
naïfs jusque chez les croyants, car les artifices dissi- 
mulés prennent au piège les bonnes gens sans mé- 
fiance. 

Il se publie depuis quelques années une collection 



L ETÏSEIGNEMEST SUPEBIEUB DES FEMMES IO.) 

expurgée des principaux romanciers modernes sous 
ce litre : Lectures littéraires. Pages choisies des Grands 
Ecrivains. Présentés avec goût, précédés d'introductions 
intéressantes, ces travaux exécutés par des hommes 
distingués échappent encore moins que d'autres à la 
nécessité de l'argumentation critique sur texte. Ils ne 
saluaient servir à l'enseignement positif. Ceux qui les 
ont créés leur donnaient celte destination destructive : 
ils n'ont fait que fournir des matières nouvelles à une 
divulgation très utile à l'exercice de la critique. Aussi 
avant de se prononcer pour ou contre la méthode de 
L'argumentation critique sur texte, les éducateurs dé- 
sireux de prendre parti dans le débat feront hien de 
parcourir ces collections curieuses. Je signale à leur 
attention, entre autres, le volume consacré à Georg-es 
Sand. Ils verront les tendances très apparentes dans 
les « pages choisies » auxquelles s'ajoutent les « in- 
troductions » assurément « choisies » et les « bio- 
graphies » non moins évidemment « choisies ». Le 
« choix » en ceci éclate dans l'esprit du préfacier 
ou du biographe. C'est ce qui achève de condamner 
ce genre considéré comme expurgata, car ces « Intro- 
ductions » sont tissées d'appréciations de la plus auda- 
cieuse fantaisie. Celle des « pages choisies » de 
Georges Sand ose dire : g Le Ge'niedu Christianisme, que 
Georges Sand avait lu avec sa grand'mère, l'avait dé- 
tournée du dogme en l'inclinant vers l'art où elle pen- 
chait. » Et si de T « Introduction » je passe à « La vie », 
le biographe la termine par ces mots : « Fut-il plus 
belle vie que la sienne et plus utile à raconter ? » 



lO'l L ENSEIGNEMENT SUPERIEUR DES FEMMES 

Ce volume et bien d'autres du même genre peuvent 
avoir leur place dans la bibliothèque des éducateurs 
chrétiens, car ils rassemblent, dans une compilation dé- 
veloppée, quelques belles pièces île grand style, mais 
on n'en usera cpic pour les soumettre eux-mêmes à la 
critique sur texte ; et je ne connais pasconlre une ten- 
tative moderne à'expurgata d'argument plus probant 
que les essais tentés de nos jours sur les écrivains du 
\i\' siècle par la philosophie indépendante. 

Ces recherches mêmes motivent impérieusement 
l'emploi, d'ailleurs judicieux, des méthodes critiques 
dont l'enseignement supérieur ne peut plus de nos jours 
se passer, car il n'est pas de culture intellectuelle 
complète et solide sans les grandes lectures, et celles-ci 
embrassent forcément les œuvres contemporaines de 
toutes tendances. D'ailleurs nous avons fait observer 
f|ue nous ne voulions pas échapper aux prudentes exi- 
gences de l'Eglise. 11 est entendu que nos maîtresses 
chrétiennes demanderont à leur confesseur la permis- 
sion de lire les livres mis à l'Index ou seulement sus- 
pects qui ont dû être inscrits au programme des études 
critiques, pour des raisons d'armement. 



VI 



Et maintenant résumons-nous. 

L'organisation de l'enseignement supérieur des 
femmes catholiques n'est pas encore établi en France 
sur des bases larges et définitives. Il n'existe que sous 
une lorme restreinte à l'Institut catholique de Paris où 
la pensée de Mgr Dupanloup, ainsi que l'observait 
M. Costa de Beauregard l , a enfin rencontré l'exécu- 
tion qu'elle attendait depuis plus de trente ans. Ce sont 
en effet, ne l'oublions pas, les cours fondés par 
M. Du ru y dans les dernières années du second Empire 
qui avaient ému le clairvoyant évêque d'Orléans ; c'est 
lui qui a jeté le premier cri d'alarme, lui qui a im- 
primé à la rénovation de la culture intellectuelle des 
femmes chrétiennes l'impulsion qui l'entraîne dans 
des voies nouvelles péniblement tracées mais décidément 
ouvertes. Les hésitations ont été grandes, les tâtonne- 
ments prolongés. Les catholiques réfractaires à l'éman- 
cipation intellectuelle de la femme ont passé par des 
étals d'esprit analogues à ceux qui. depuis cent ans, 
animent les rationalistes. L'organisation de l'enseigne- 

1 Discours prononcé à la séance d'ouverture dçs cours de 
jeunes filles en novembre r8ûo,, 



ioG l'enseignement supérieur des femmes 

ment supérieur des femmes, en quelque sorte arraché 
à l'autocratie masculine, n'a triomphé — et dans les 
deux camps — que par la force externe et catégorique 
de circonstances positivement arbitraires. Ces circons- 
tances ont universellement influencé les promoteurs 
de l'enseignement officiel et ceux de l'enseignement 
libre. Tandis que chez ces derniers la reprise de la 
culture intellectuelle de la femme s'est faite encore 
dans un esprit aristocratique et au profit d'une élite, 
chez les autres au contraire, par les lycées de jeunes 
lillrs. on a voulu surtout atteindre les rangs compacts 
de la démocratie. Des individualités puissantes ont 
apposé le sceau de leur autorité au plan de conquête 
ou de revanche, en voulant régler délinitivement ce que 
les mœurs imposaient. Ici les Jules Ferry et les Paul Bcrt 
ont achevé l'œuvre de Duruy, ailleurs la Mère Marie 
du Sacré-Cœur a rêvé de compléter celle des Dupan- 
loup et des d'IIulst. Effrayée du succès des lycées, 
succès si menaçants pour l'Eglise, el instruite par une 
de ces intuitions géniales que l'amour de Dieu donne 
parfois aux grandes âmes, la Mère Marie du Sacré- 
GœUr a embrassé d'un regard vaste l'universalité des 
besoins. Elle a tracé les grandes lignes de la réforme 
nécessaire, après avoir conçu cette pensée magniiique 
d'offrir aux Congrégations menacées, alfaihlies par de 
séniles entêtements, un puissant moyen de défense et 
de renouveau. Si son œuvre avait abouti, nul ne peut 
dire qui, en France, des lycées de l'Etal ou des pen- 
sionnais Religieux, eut mieux contenté les familles ri 
mieux servi lès intérêts delà société, 



L ENSEIGNEMENT SUPER1EUB DES FEMMES 10" 

L'œuvre n'aboutit pas. Les passions l'étouffèrcnt. 
Ni l'excellence de la cause, ni l'intelligence, ni 
l'héroïsme, ni la vertu de sa vaillante promotrice ne 
parvinrent à dominer les cabales des partis. La restau- 
ration des Ordres enseignants ne se fit pas, et l'Etat, 
maître du champ de bataille, put continuer librement, 
jusqu'à nouvel ordre, dans l'âme de la femme fran- 
çaise, la desiruction des idées et des sentiments chré- 
tiens. 

Je dis « jusqu'à nouvel ordre », car un fait impor- 
tant reste acquis. Les catholiques commencent à s'in- 
quiéter des changements survenus dans les mœurs. Ils 
comprennent la nécessité de réaliser l'identité de l'édu- 
cation el de la vie ; ils entrevoient que la femme ne pont 
plus larder à conquérir sa personnalité, non seulement 
dans l'aristocratie où on la lui concède, mais aussi 
dans les masses démocratiques où dos forces jalouses 
voudraient en vain la comprimer. 

Mais ne soyons point trop sévères. 11 paraîl certain 
que les hostilités sincères, les seules redoutables, ont eu 
pour cause chez ceux qu'elles ont armé contre le pro- 
grès, l'insuffisante compréhension des temps modernes. 
11 y a eu des âmes droites, en toute bonne foi, en toute 
bonne volonté saisies, effrayées. L'observation impar- 
tiale, la réflexion attentive, si elles veulent s'y livrer, 
les rassureront, les orienteront; elles s'engageront 
alors, elles aussi, dans l'action qui s'impose. 

Le christianisme, n'en doutons pas, gardera en sa 
possession la femme française, son honneur. 



CHAPITRE 111 



VERTUS CHRETIENNES ET DÉMOCRATIE 



On signale la trop générale incompréhension de la 
démocratie comme une cause préjudiciable au progrès 
tic la société contemporaine. Des penseurs éminents 
sont eux-mêmes troublés. M. Arthur Verhaegen, pré- 
sident de la Ligue démocratique belge, a cité au Con- 
grès pour le droit d'association qui s'est tenu à Paris 
à la fin du mois de mai 1899, un mot significatif : 
« Je cherche encore le concept de la démocratie, » lui a 
dit un philosophe profond, grand écrivain français. 
Celte parole est l'aveu d'un état d'esprit qui se for- 
mule dans les belles intelligences et qui, dans les 
masses, provoque, à l'occasion des faits actuels, des 
discussions intéressantes à suivre. 

On s'est efforcé d'agiter le monde catholique en 
l'effrayant des opinions subversives qui, au nom de je 
ne sais quelle sauvage et chimérique démocratie, 
sonnent le glas des vertus chrétiennes les plus juste- 
ment aimées. On a dit par exemple que l'humilité, la 
mortification, la charité, n'avaient désormais aucun 



IIO VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE 

rôle à jouer parmi nous; que ces trois vertus, excel- 
lentes jadis, ne sauraient convenir aux démocraties 
Hères, heureuses, prospères. Maints catholiques se sont 
émus et ils tiennent en suspicion un état social que 
l'on proclame hostile aux conseils suprêmes de l'Evan- 
gile. — Grave malentendu ! 

Prompts à envenimer les malentendus pour s'en 
faire des instruments de combat, tous les ennemis de 
la démocratie chrétienne, — les réactionnaires aussi 
bien que les révolutionnaires. — essayent d'exploiter 
ce malentendu nouveau en vue de brouiller la société 
religieuse avec les temps présents. 

Les révolutionnaires, qui se posent en promoteurs 
et en maîtres du mouvement démocratique, avaient 
besoin, pour l'accaparer, de le soustraire à l'influence 
catholique ; d'autre part, les réactionnaires, qui pré- 
tendent arrêter l'essor du mouvement démocratique, 
accepté pourtant par Léon \lll. avaient intérêt à le 
rendre suspect aux chrétiens afin d'empêcher les 
chrétiens de lui communiquer les principes religieux 
sans lesquels en effet la démocratie ne saurait vivre. 
Arguer d'une prétendue contradiction entre les plus 
belles vertus chrétiennes et l'esprit démocratique lut 
assurément, de la part des révolutionnaires, une nia 
nœuvre habile. Elle réussirait d'autant mieux que les 
réactionnaires s'appliqueraient à accréditer celte fausse 
idée d'incompatibilité pour s'en servir à leur profit. 
Les révolutionnaires qui s'insurgent contre l'humilité, 
la mortification, la charité, et les réactionnaires qui 
croient ou feignent de croire à un conflit réel entre 



VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE III 

la démocratie et ces hautes vertus chrétiennes, non 
seulement n'ont aucune preuve sérieuse à alléguer, 
mais il est facile de leur montrer que l'état social 
actuel se prêle moins qu'aucun autre à leurs arbitraires 
déclarations. 

A la vérité, il n'en est pas des vertus comme des 
sciences qui transmettent aux générations futures le 
bénéfice intégral des découvertes opérées. Les vertus 
meurent avec ceux qui les possèdent et leur trans- 
mission par la voie de l'influence, du conseil et de 
l'exemple n'a rien qui s'impose; elle reste, pour ainsi 
dire, toujours à recommencer. D'où la nécessité d'une 
éducation morale qui, de bonne heure, s'empare de 
la volonté flexible et l'incline vers le bien. Or, plus le 
milieu social, où la volonté humaine est appelée à 
s'épanouir au jour, semble réfractaire aux nobles habi- 
tudes de défiance de soi-même, d'obéissance, de mor- 
tification, sans lesquelles il est difficile aux hommes de 
faire régner parmi eux la paix et la félicité publiques, 
et plus la culture de ces hautes vertus s'impose au dé- 
vouement des âmes supérieures. 

Si donc on peut montrer que l'état démocratique 
cvpose plus qu'aucun autre les citoyens à la jactance, 
à l' immodération, aux ambitions folles, aux plaisirs et 
aux succès de toute nature, plus la nécessité des 
grandes vertus chrétiennes d'humilité, de subordina- 
tion, de tempérance, apparaîtra magnifiquement. Or, 
qui donc osera nier que, par les libertés qu'elles ac- 
cordent à tous les membres égalisés de l'ordre social, 
les démocraties ouvrent aux passions individuelles et 



112 VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE 

collectives une arène plus large? Qui donc, par consé- 
quent, osera sagement nier que, loin de proscrire les 
grandes vertus évangéliques, les nations démocratiques 
ne soient faites, au contraire, pour en recevoir avec 
reconnaissance le nécessaire bienfait? 

C'est ce que nous entreprenons de mettre en lu- 
mière. On verra que la démocratie est appelée, par les 
besoins mêmes qui lui sont particuliers, à donner aux 
vertus chrétiennes d'humilité, de mortification, de 
charité, un vaste et nouvel épanouissement, si toute- 
fois nous, catholiques, qui les représentons, nous sa- 
vons comprendre notre époque et faire notre devoir. 



Que faut-il penser do l'humilité? 

On pourrai! écrire tirs volumes si l'on voulait 
donner à cette question une réponse complète. Nous 
dirons seulement que l'humilité parait nécessaire aux 
démocraties cultivées parce qu'elle est le régulateur de 
l'égalité, et. à ce titre, un des facteurs les plus puis- 
sants de l'éducation sociale, c'est-à-dire le conservateur 
de la distinction, de la délicatesse, de l'urbanité fran- 
çaise. 

Ces qualités utiles au commerce des hommes entre 
eux sont menacées ; elles le sont par l'orgueil. Si elles 
disparaissaient, nous retournerions à la barbarie. 
Comment les sauvera-t-on ? — En remettant en 
honneur la pratique de l'humilité. 

Pourquoi donc l'humilité est-elle de régulateur de 
l'égalité en même temps que le conservateur de la dis- 
tinction, de la délicatesse, de l'urbanité? Tout simple- 
ment parce qu'elle est la condition nécessaire du rap- 
prochement des classes, la garantie suprême de la 
société contre le nivellement par en bas. Jamais, en 
effet, l'égalité ne s'établira par on haut si d'une part, 
lee classes d'en haul c r refusaient, par orgueilj à 



II [\ VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE 

élever elles-mêmes les classes d'en bas. ou si d'autre 
part les classes d'en bas, toujours par orgueil, ne 
voulaient pas accepter la tutélaire assistance de celles 
d'en haut. N 'avons-nous pas souffert déjà de ce 
double orgueil? A quoi (Unie attribuer la reprise de 
ce vice capital, sinon au dépérissement de la vertu 
contraire, particulièrement discréditée à noire époque? 

Pourquoi ce discrédit particulier? — Parce que le 
régime démocratique, qui ne peut pas s'organiser 
sans le concours d'une humilité générale et réci- 
proque, exige une émission supérieure d'humilité, 
et parce que cette émission supérieure tarde à se pro- 
duire, étant redoutée de la nature humaine en raison 
de l'effort qu'elle coulerait. Plus les circonstances la 
pressent, plus la nature humaine se raidit. Cependant 
l'appel est impératif. A mesure que les temps changent, 
les manifestations des vertus se distinguent et semblent 
se hiérarchiser en une suite de mérites grandissants, 
(l'est ce qui arrive à l'humilité. Si l'on en suit pas à 
pas les actes à travers les siècles, on la trouve liée aux. 
divers étals sociaux et l'on constate qu'elle revêt avec 
chacun d'eux des aspects changeants que l'on pourrait 
réduire à la différence essentielle de l'aspect démocra- 
tique et de l'aspect aristocratique. 

L'aspecl démocratique se montre tout d'abord dans 
son intégrale pureté à l'aurore du christianisme, quand 
les premiers chrétiens se séparent des Juifs el des 
païens pour vivre à pari dans une égalilé de. rang 
qu'aucune société n'a jamais réalisée ni axant ni après 
eux. Cette réunion des premiers disciples de Jésus- 



. 



VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE II J 

Christ en démocratie chrétienne ne dura pas. Résultat 
surnaturel d'un primitif clan de foi, elle traça en 
raccourci, sur un dessin parlait, le plan des sociétés 
futures ; mais avant que les nations reconstituées 
pussent penser à reporter les lignes de ce plan typique 
sur le dessin immense des grands Etats modernes, il 
fallut d'abord fonder ces Etats et passer par la série 
des institutions favorables àileur établissement. A oilà 
pourquoi à la démocratie évangélique sortie de Jéru- 
salem et de Rome pour conquérir le monde barbare, 
s'imposèrent les formes féodales et aristocratiques, 
jusqu'à l'avènement des temps modernes qui sont 
l'heure marquée par la Providence pour ramener les 
nations désormais constituées aux mœurs démocra- 
tiques des premiers âges chrétiens. 

La pratique de l'humilité s'harmonise, tour à tour, 
avec les diverses exigences des états sociaux variés, 
mais c'est toujours pour s'élever en difficultés et en 
mérites. Elle est plus facile dans la démocratie extrê- 
mement restreinte des premières sociétés où les chré- 
tiens vivaient cachés, totalement désintéressés des 
choses terrestres, égaux déjà comme au ciel. Elle est 
encore assez accessible quand elle n'engage qu'une 
aristocratie séparée de la plèbe et qui ne la pratique 
qu'entre privilégiés. Elle paraît décidément sévère 
lorsque les temps la commandent entre tous les 
hommes, et surtout lorsque ces temps s'ouvrent à une 
époque où la civilisation enflamme les esprits d'un 
orgueil immodéré. 

On voit, dès lors, que les manifestations actuelles 



lit) VERTUS CHRÉTIENNES ET DEMOCRATIE 

de l'humilité, loin d'être inférieures aujourd'hui à ce 
qu'elles lurent autrefois, exigent au contraire des 
humbles sincères un vrai mérite. Et ne nous y trom- 
pons pas ; cette formidable explosion de l'orgueil qui 
prouve si bien la nécessité d'un retour à l'humilité, 
montre que la pratique générale et réciproque de col le 
vertu trop décriée est d'une importance souveraine. 
En matière d'éducation, par exemple, les plaintes 
sont unanimes et d'ailleurs justifiées. Il est donc à 
propos de signaler aux éducateurs le rapport intime 
qui lie la pratique de l'humilité au succès de la bonne 
éducation. 

En un pays qui n'a plus d'aristocratie héréditaire, 
la distinction, la délicatesse, charme des relations, sont 
doublement menacées puisque les lois d'une sévère éti- 
quette tombent en désuétude et puisque l'urbanité a 
perdu ses modèles autorisés. L'urbanité, qui fut long- 
temps l'apanage d'une élite, s'inspire du respect du pro- 
chain, lequel procède lui-même d'une humilité noble 
et digne appliquée à honorer l'humanité clans l'homme. 
'l'a ni que cette élite fut une aristocratie, on observera 
«pie l'humilité pratiquée sous forme d'urbanité s'exer- 
çait entre personnes exceptionnelles, entre « gens de 
qualité » comme on les appelait. Alors elle coûtait peu 
à l'orgueil. Echangée d'égal à égal, dans les rangs 
étroits d'une caste exclusive, la déférence réciproque 
ét;iit un réciproque hommage, rendu à de communs 
privilèges. Aujourd'hui l'urbanité délicate, distinguée, 
demande plus de sacrifices à la nature humaine. Elle a 
toujours le môme principe] elle dérive toujours dfl 



▼ERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE I L ~ 

l'humilité, niais elle en réclame, ainsi que nous l'avons 
dit, une émission très supérieure, depuis que les castes 
sont détruites. C'est à ce qui remplace l'ancienne aris- 
tocratie, c'est à ce qu'on nomme aujourd'hui « les 
classes dirigeantes » qu'il appartient de donner un 
grand exemple d'humilité et de porter suhliiuement 
l'exercice de cette vertu à la hauteur des besoins pré- 
sents ; sinon la distinction, la délicatesse, l'urbanité 
seront de plus en plus compromises et le nivellement 
par en bas de plus en plus maître. La morgue appelle 
la morgue. Quand « la superbe », pour employer Je 
mot de Bossuet, devient l'apanage ridicule des uns et 
des autres, à tous les degrés de l'échelle, c'est partout 
l'orgueil sans frein, l'homme alors tirant vanité du laid 
comme du beau. 

Un démocrate fort intelligent que l'on présentait un 
jour à une femme du monde, lui dit eu manière 
d'exorde cette étrange parole : « .le suis démocrate, 
Madame, je n'ai pas d'éducation, je suis grossier. » 

— Il s'en taisait gloire, et certes cette gloire lui serait 
venue sans réclame, car le manque d'éducation, la gros- 
sièreté, se révélaient d'eux mêmes dans toutes ses 
attitudes. Pourquoi s'affichait-il? — Par orgueil. Peut- 
être encore par représailles contre l'orgueil d'autrui. 

— D'une part il n'avait pas pris soin de corriger sa 
rudesse native, d'autre pari ses manières frustes avaient 
sans doute provoqué chez les privilégiés de la distinc- 
tion et de la délicatesse un dédain méprisant donl il 
s'était offensé. La dame s'indigna et l'entretien resta 
court. — Ainsi le heurt de deux orgueils s'était croisé, 



Il8 VERTUS CHRETIENNES ET DÉMOGH1 1 11: 

là où l'apport affectueux d'une sympathique humilité 
eut été si opportun et si bienfaisant. Quand la démo- 
cratie s'annonce avec celle rudesse elle est fort déplai- 
sante, car si la rudesse s'allie parfois avec la franchise 
tout comme la finesse peut s'allier à la duplicité, ce 
n'est pas une raison d'oublier que la franchise gagne 
beaucoup à avoir de la tenue et la linesse de la sincé- 
rité. 

Le plaidoyer de la grossièreté qui se prétend plus 
sincère étant plus naturelle n'est qu'un sophisme, et 
la mauvaise volonté des sujets à élever ne change rien 
aux devoirs des éducateurs. Ceux qui possèdent la dis- 
tinction doivent l'enseigner à ceux qui ne l'ont pas, 
ceux qui ne l'ont pas doivent consentir à l'apprendre 
de ceux qui L'ont. L'obligation paraît peu goûtée. Pour- 
quoi ? — Parce que personne n'est humble. — On ob- 
jectequela crainte matérielle des contacts désagréables 
arrête la générosité : de même, dit-on, qu'une per- 
sonne propre redoute la souillure, ainsi une personne 
de fine éducation fuit le commerce des gens mal éle- 
vés. Raison superficielle qui ne saurait, en tons les cas. 
s'appliquer à des chrétiens. 

De louables efforts attestent assez le pouvoir de la 
charité prompte à vaincre les répugnances. Les grandes 
dames affrontent les galetas sordides. Elles dominent 
les dégoûts en présence des plus rebutantes misères. 
Qu'est-ce qui les arrêterait donc quand il s'agit sim 
plement de communiquer avec des personnes d'édu- 
cation inférieure, dans le but de les élever? Ne serait-ce 
point l'humilité qui fait ici défaut? V laver les plaies 



VERTUS CHRÉTIENNES ET DEMOCRATIE IIO 

d'une mendiante les orgueilleux ne pensent rien abdi- 
quer, ils pensent s'honorer ; à fréquenter les personnes 
d'un rang- légèrement inférieur ils croiraient livrer 
quelques pouces de cette distance qu'avant tout ils 
prétendent garder ; et voilà le secret motif de leur sé- 
cheresse. Les condescendances ne coûtent qu'à la va- 
nité. A une époque où la richesse vient plus vite que 
la distinction, les parvenus de la fortune se placent eux- 
mêmes au sommet de la hiérarchie sociale et y sont 
agréés. Cependant, grossièreté pour grossièreté, lorsque 
grossièreté il y a, celle de l'heureux agioteur, que l'on 
accepte, n'est-elle pas plus détestable que celle, honnête 
et débonnaire, de quelque paysan du Danube? Et ce 
paysan du Danube à son tour, quand l'orgueil l'ins- 
pire, ne devient-il pas, lui aussi, un ours véritable, s'il 
se drape, hirsute et rogne, dans les guenilles de sa mau- 
vaise éducation? — Qu'est-ce à dire? La démocratie 
serait fatalement vouée à la grossièreté en frac, en ves- 
ton ou en blouse, si les vertus chrétiennes, qui sont la 
source de toute éducation, tendaient à disparaître. Et 
parmi ces vertus l'humilité, que d'aucuns déclarent su- 
rannée, doit jouer dans l'œuvre sociale un rùlc prépon- 
dérant qui exige des elîorts désintéressés. 

Il faut que les survivants de l'aristocratie, tradition- 
nels détenteurs de la bonne éducation, exercent une 
influence active sur les nouveaux venus de la démocra- 
tie mouvante qui accède par l'intelligence, par le tra- 
vail, aux premières places. Il faut que toute classe arri- 
vée se penche aussitôt vers l'autre pour l'aider à 
acquérir à son tour des qualités indispensables au pro- 



l'JO VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE 

grès de l'éducation nationale. Mais le mouvement de 
retour n'est pas moins nécessaire : il faut que les classes 
d'en bas imitent l'humilité des classes d'en haut cl 
qu'elles acceptent la leçon qui leur est enseignée. Or ce 
qui l'ait si utile cet échange réciproque d'humilité, c'esl 
que l'humilité est en elïet le régulateur de l'égalité dans 
les sociétés démocratique-. 

La générosité se concilie du reste merveilleusement, 
ici, avec l'intérêt. Si les occupants des sommets de la 
société croyaient pouvoir se dispenser d'élever les 
groupes qui ne les ont pas atteints et faillissaient ainsi 
à leur devoir, ils seraient tôt ou tard eux-mêmes con- 
fondus : la distinction, n'étant plus respectée par la 
masse, ne saurait se conserver dans une minorité désor- 
mais sans garantie contre les coups de la fortune et 
contre le mélange inévitable. Quoi qu'elle fasse pour 
s'isoler, la minorité vit en commerce avec la majo- 
rité dont elle subit les influences, le jour où elle ne les 
régie plus. Toute minorité qui use de ses prérogatives 
en égoïste, sans en remplir les charges, perd ce qui lui 
reste d'autorité. Qu'elle dédaigne l'humilité, l'orgueil 
va se répandre. L'orgueil de quelques grands fera l'or- 
gueil de tous les petits. 

La présidente d'un patronage d'enfants qui certes 
n'avait pas pour associées des duchesses ou des million- 
naires, mais de simples filles de bons bourgeois, me 
confiait un jour les embarras extrêmes que lui cau- 
sait l'orgueil de ses collaboratrices. Sur cette scène 
plus que modeste s'élevaient des rivalités inouïes, dignes 
d'enrichir le répertoire d'un Scribe ou d'un Labiche. 



VERTUS CHRETIENNES ET OEM0CUATIE 121 

Croirait-on que les jeunes patronesses, en arrivant à 
la réunion, refusaient de se saluer entre elles:' Elles 
voulaient bien occuper pendant une après-midi des 
vagabonds ramassés dans la rue ; leur vanité n'en souf- 
frait pas, satisfaite au contraire d'imiter ainsi l'exemple 
des grandes dames. Mais demander à la fille du notaire 
de saluer la fdle du pharmacien, sa coadjutrice, ou à la 
fille du pharmacien de saluer la fdle du libraire, ou à 
la lille du libraire de saluer la fdle du mercier, il parait 
que c'était trop attendre de ces demoiselles. On dût 
inscrire au règlement un article spécial qui exigeait le 
salut entre tous les membres de la Société. — Que 
manquait-il à ces jeunes personnes? — Un peu d'hu- 
milité. . . Est-on vraiment sérieux quand on ose dire que 
l'humilité n'a plus de raison d'être dans les sociétés 
démocratiques? 

Dans la belle conférence prononcée à Besançon le 
19 novembre 1898 à l'occasion du huitième congrès de 
la jeunesse catholique, M. Ferdinand Brunetière, trai- 
tant du besoin de croire, a poussé un grand cri 
d'alarme contre l'orgueil du siècle : « Manquer d'hu- 
c milité, a-t-il dit, c'est ce qu'on pourrait appeler la 
« grande hérésie des temps modernes, et si toutes les hé- 
< résies ne sont, à vrai dire, que l'épanouissement doc- 
« trinal d'un vice premier delà nature humaine, notre 
« grand vice à nous, dans noire siècle ou même depuis 
« quatre ou cinq cents ans, c'est l'orgueil. Nous n'avons 
c retenu de la Genèse que le mot du serpent : Et eri- 
» tis sicut Du. » 

On commence à s'apercevoir qu'il est temps derap- 



122 VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE 

peler au monde la parole du Christ : « Apprenez de 
moi que je suis doux et humble de cœur ; » et qui- 
conque encore désire ressembler au Dieu fait homme, 
doit reproduire aujourd'hui comme hier, demain 
comme aujourd'hui le trait de marque : l'humilité. 
Tentés de l'oublier, les circonstances se chargent de 
nous en faire ressouvenir. L'orgueil nous a tellement 
déformés, que l'esprit public s'est l'ait, en France, selon 
la forte expression d'un prédicateur célèbre 1 , une « men- 
talité viciée, n Attisé pendant quatre ou cinq cents ans, 
l'orgueil a fini par nous frapper d'un aveuglement qui 
met en péril la raison humaine. Encore triomphante 
ainsi, la guerre faite à l'humilité, loin de marquer un 
progrès comme le souhaitent ses promoteurs ratio- 
nalistes, menace au contraire les principes modernes 
eux-mêmes. L'expérience démontre que là où l'orgueil 
s'accroît, c'est au détriment de loul ce qui fait la gran- 
deur de l'homme, et point certes au profit de sa gloire ; 
c'est contre l'intelligence que l'orgueil conspire, contre 
le jugement, contre le sens commun, contre les plus 
puissants facteurs de l'ordre social. Témoins les aber- 
rations qui ont véritablement affolé et déshonoré la 
lin du \iv° siècle. 

Si donc l'orgeuil est « notre grand vice depuis 
quatre ou cinq cents ans », comment ferons-nous pour 
réapprendre la vertu qui nous manque et dont les plus 
élémentaires notions ont presque disparu parmi nous:' 
Qui nous rendra l'humilité ?Oserais-je conclure qu'elle 

1 Le II. I*. Goubé, Conjérences de la Madeleine Â.vent, t SyS. 



VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE 120 

nous viendra peut-être d'où ne l'attendaient pas ses 
ennemis? — Si j'avance que la restauration de l'humi- 
lité peut résulter du développement de la science, on 
répond que c'est elle, la science, précisément la grande 
prévaricatrice, elle qui du même coup a, il est vrai, 
transformé le monde, mais allumé dans toutes les tètes 
l'incendie de l'orgueil. Soyons juste ; observons que la 
science vient de naître et qu'on ne saurait, sans décon- 
venue, préjuger de passions actuelles éphémères, indé- 
pendantes de la science, agitées par la vanité des 
hommes, des effets définitifs. De ce que la jeune science 
;i grisé quelques esprits affaiblis, il serait téméraire de 
conclure qu'elle n'est pas une force saine. Le vin nou- 
veau trouble l'homme, le vin vieux le fortifie. La 
science donne son résultat à son heure. Llle réserve 
finalement à tous une grande leçon d'humilité. Quand 
la science aura pris possession d'elle-même dans l'in- 
telligence troublée des savants, leur révélant avec sa 
force ses bornes, elle contribuera à éclairer l'homme 
sur sa propre valeur. Semblables à ces enfants qui, de 
leurs petits doigts, cherchent à saisir les étoiles que leur 
yeux admirent au ciel, les premiers savants de notre 
âge scientifique ont cru pouvoir chanter dans leurs 
balbutiements indécis les prodiges de la science ; ils 
ont cru prendre le soleil dans leurs mains. Candide 
méprise dont ils reconnaîtront bientôt l'indéniable en- 
fantillage ! A mesure qu'elle grandit, la science apporte 
dans chacune de ses découvertes une leçon d'humilité 
telle que l'homme n'en a peut-être encore jamais reçue. 
De nouvelles étoiles naissent sous les verres puissants. 



\'2[\ VERTUS CHRETIENNES El DEMOCRATIE 

et toujours la distance augmente entre les mains ten- 
dues et les mondes plus hauts, et le savant déconcerté 
n'avance que pour apercevoir les superpositions 
luxantes del 'inaccessible. 

Au retour d'un voyage pittoresque où j'avais tra- 
versé des contrées différentes, je me pris à souhaiter de 
connaître les causes du dessin géographique dont 
le- accidents bizarres avaient frappé ma curiosité. Je 
détachai de ma bibliothèque un des récents ouvrages 
de M. de Lapparent et je me mis à lire la première leçon. 
L'auteur y expose quelques principes généraux. En 
expliquant ce que doit être désormais la géographie, 
qui entend bien ne pas demeurer une science pure- 
ment descriptive, il énumère ce que l'on doit sa- 
voir pour faire sérieusemenl de la géographie phy- 
sique : 

« Ainsi compris, dit-il, le cadre de cette science esl 
« extrêmement vaste. D'une part elle embrasse la défi- 
c nilion précise, au point de vue de la forme et delà 
(( genèse, de toutes les unités homogènes entre les- 
« quelles peut se diviser la surface du globe. D'autre 
a part, il lui appartient de rechercher comment la 
« forme de ces unité réagit sur la distribution de con- 
« ditions physiques dont le principe est extérieur à 
(( noire planète, et d'où dépendent ici-bas les réactions 
ii de tout ordre qui s'accomplissent à la surface, soit 
« dans le règne minéral, soit dans le monde organique. 
(i Après quoi la science achève son œuvre, en traçant 
« le tableau des résultats définitifs qu'engendre cette 
« combinaison d'éléments divers, et où l'activité hu- 



VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE 120 

<( maine intervient pour sa grande et légitime part '. » 
Ce simple paragraphe me rendit songeuse. — Eh ! 
quoi ! Voilà donc ce qu'il fallait apprendre pour com- 
mencer à savoir quelque chose de quelque chose dans 
l'ensemble des connaissances qui constituent un seul 
des patrimoines scientifiques ! Et il y a un nombre in- 
fini de ces quelque chose dont chacun esl à lui seul 
un monde ! — Comment l'homme résisterait-il à cette 
leçon qui esl. d'ailleurs, de celles qu'il aime puisqu'elle 
esl proprement une leçon de choses? En présence de 
telles immensités, il parait impossible que le sentiment 
de son néant ne le saisisse pas et ne lui arrache pas 
une parole d'humilité. La multiplicité des sciences, en 
nous découvrant encore que chacune d'elles n'est qu'une 
parcelle du monde des inconnus et des mystères, ne 
nous apprend rien déplus positif que les étroites limites 
de nos facultés bornées. Ce qu'on appelle l'incon- 
naissable, est-ce autre chose que la fin de nos puis- 
sances ? Que si du reste l'homme, pris d'ivresse, en 
touchant à la fin de ses puissances n'était pas tout de 
suite rendu à l'humilité, une autre cause la lui im- 
poserait, car il n'est rien de plus tutélaire ni de plus 
bienfaisant que la vraie science. Se met-il à l'œuvre pour 
étudier le quelque chose du quelque chose dont il a fait 
son tout, l'homme répandra dans un travail herculéen, 
et sans récompense glorieuse, les sueurs de son front. 
Comme l'antique ermite au désert , perdu clans l'oraison, 
comme le Bénédictin enseveli dans sa cellule, le savant 

' I., ■<;„>* ■/.- C'nffrnphlç par \, -!.• 1.;i|.|»iipmI , psifri; V> ( 



126 VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE 

plongé dans l'observation sera de même souvent ignoré. 
Obscur martyr de ses efforts infatigables, il n'aura qu'un 
nom inconnu, il ne léguera à la postérité que des pierres 
communes enfoncées dans l'édifice qu'elle construit. 
il ne vivra pas plus dans la mémoire des hommes que 
les ouvriers, constructeurs vaillants de nos cathédrales, 
ou que tant d'héroïques soldats tombés loin des regards 
de l'histoire et couchés sans épitaphe sous les gazons 
du champ d'honneur. Et combien grande sera de nos 
jours la part d'humilité pratiquée par ces vrais savants 
eu un siècle de folle vanité ! Si le savant se compare aux 
poètes, aux: littérateurs, aux artistes, il se verra dé- 
passer en célébrité flatteuse par les moindres, par celui 
qui fil un sonnet, parcelle qui chanta sur les tréteaux, 
tandis que lui. laborieux et utile, ne connaîtra point 
les hommages de la foule, ni la renommée qui couronne 
les vivants et glorifie les morts. 

L'humilité qui est si propice aux individus dans les 
démocraties où elle sert de régulateur aux rapports des 
citoyens entre eux, et qui paraît trouver un stimulant 
dans les labeurs delà science, rencontre encore dans les 
formes nom elles des institutions sociales une occasion 
d'affirmer sa force conquérante et sa permanente op- 
portunité. Les sceptiques réactionnaires qui ne seraient 
pas convaincus de la vitalité que le courant démo- 
cratique communique aux vertus évangéliques, re- 
connaîtraient leur erreur s'ils étendaient leur examen 
jusqu'aux collectivités. Le développement des asso- 
ciations, combattu niais nécessaire, leur émancipation 
légale en vain ajournée par les pouvoirs publics, mul- 



VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE l'î~ 

tiplieront tôt on tard ces vastes personnalités collectives, 
qui jusqu'ici ont trop reflété les passions et les intérêts 
des individus, et les obligeront, pour grandir et pour 
prospérer, au respect réciproque. Devenues très nom- 
breuses et très libres, les associations ne vivront en paix 
les unes avec les autres, qu'à la condition de remplir, 
comme les individus, tous les devoirs de la sociabilité. 
Or quel progrès que celui qui mettrait l'humilité en 
bonneur dans les collectivités si disposées à s'en af- 
franchir ! 

I ne des plus grandes objections laites à la morale 
chrétienne est celle-ci : la morale chrétienne, dit-on, 
ne gouverne pas les Etats ; l'humilité surtout est 
bannie de leurs conseils. C'est malheureusement vrai. 
L'histoire atteste que les nations ont endurci leur per- 
sonnalité dans l'orgueil. Elevé à la hauteur d'un intérêt 
patriotique, cet orgueil a conçu et accompli les grands 
forfaits qui sont la honte du genre humain. M. Uberl 
Sorel a écrit sous ce litre : a La liaison d'Etat, » une 
étude qui est bien l'un des documents les plus navrants 
que l'on puisse lire. Par une longue série de lamentables 
exemples, il donne cent fois la preuve que la morale 
évangélique a pu être prêchée pendant dix-huit siècles 
el persévéramment pratiquée par des hommes de bonne 
volonté, sans pénétrer les rapports internationaux. L'on 
reconnaît avec douleur que, deux mille ans après 
.[('sus-Christ, la morale évangélique reste encore singu- 
lièrement étrangère aux relations des peuples. Ces 
grandes collectivités qu'on appelle les nations ont cru 
pouvoir s'en passer. N'ont-elles pas constamment sub- 



128 VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE 

stitué au juste sentiment de la fierté noble qui est si 
légitime, un orgueil sans dignité? Le l'ait est si cer- 
tain qu'il est presque puéril de le constater et il est si 
universellement admis qu'on ose à peine le flétrir 
comme un outrage public l'ait à l'Evangile. 

La France cependant offre le rare exemple d'une 
nation à la fois lière et humble : (1ère de tout ce qu'il 
y a de grand dans sa noble personnalité, humble parce 
qu'elle n'a pas craint, souvent, de concourir sans om- 
brage au développement des autres personnalités na- 
tionales qui composent la famille humaine. Qu'est-ce 
qui a fait la France sur ce point si supérieure aux 
autres nations? — C'est sa religion, semence de géné- 
rosité et source de l'humilité vraie. 

Enfin nous observerons, en terminant ces considé- 
rations sommaires, que l'humilité revêt plusieurs 
formes et que, pour satisfaire aux obligations actuelles, 
il convient de cultiver l'humilité non seulement sous 
sa forme ascétique, mais surtout, et résolument, sous 
sa forme sociale. 

.l'entends par forme ascétique l'humilité qui veut 
dominer toutes les forces naturelles de l'esprit pour li- 
vrer l'âme dépouillée à l'action surnaturelle de Dieu 
seul, connue le font dans le mystère des cloîtres les dis- 
ciples des saint Jean delà Croix et des sainte Thérèse : 
j'entends par forme sociale l'humilité qui veut vaincre 
l'orgueil en cultivant néanmoins et puisamment les 
forces naturelles de l'esprit, que la Providence désiré 
mettre en valeur au grand jour, pour le progrès de la 
société 



VERTL'S CHRETIENNES ET DEMOCRATIE I2Q 

« L'humilité, a dit un théologien célèbre, c'est la vé- 
rité. » Il a voulu exprimer par là que l'humilité est pour 
l'homme, religieux ou laïque, l'exacte connaissance de 
soi-même et le juste sentiment de la puissance divine 
qui communique à la créature des pouvoirs pour agir 
plus spécialement soit dans l'ordre naturel, soit dans 
l'ordre surnaturel. Je dis plus spécialement, car ces 
pouvoirs s'associent toujours ; il est impossible de les 
séparer ici-bas. L'un ou l'autre cependant prévaut 
tour à tour, et c'est là l'origine des vocations indivi- 
duelles qui, à certains hommes donnent le pouvoir de 
vivre de la vie chrétienne ascétique dans les commu- 
nautés contemplatives et pénitentes, à d'autres hommes 
le pouvoir de vivre de la vie chrétienne sociale. Ces 
deux pouvoirs, sans rien changer à la force des vertus, 
leur imposent, dans la pratique, des formes différentes ; 
et ce qui fait leur excellence commune, c'est leur adap- 
tation au but qu'elles poursuivent. Il y a excès chaque 
fois que l'humilité prétend revêtir, dans l'action sociale, 
la forme ascétique, et l'on doit bien reconnaître que 
cette interversion peut résulter d'une sorte d'orgueil 
incitant à préférer la forme ascétique de l'humilité, 
regardée comme supérieure. On serait peut-être en 
droit de soupçonner ici une certaine illusion, car, pour 
le dire en passant, la pratique de l'humilité au sein de 
la société exige un grand héroïsme. 

Sous l'effort de ces suggestions captieuses on a vu de 
belles intelligences, troublées par ce prétendu conflit 
du perfectionnement individuel avec le perfectionne- 
ment social, s'imaginer qu'il n'y a pas d'humilité 

!» 



IOO VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE 

assurée en dehors de l'humilité ascétique, tandis que 
d'autre part on croit celle-ci seule digne des aspirations 
supérieures, seule méritoire, seule féconde. Je ne dis- 
cute pas de la supériorité ou du mérite. Salomé de- 
manda pour ses deux fils une place à la droite et à la 
gauche du Seigneur. Elle ne lui fut point accordée. Qui 
dira cependant que Jacques et Jean n'étaient pas de 
bons serviteurs de Jésus-Christ ? 

Quand des âmes sans vocation ascétique mais des- 
tinées à remplir une mission sociale, cherchent à étouf- 
fer les dons et les attraits personnels qu'elles ont 
reçus à cet effet, elles font dévier leurs forces, perdues 
dès lors pour l'apostolat, et la société est frustrée sans 
profit pour ces àmes elles-mêmes. Elles établissent 
une sorte de dilapidation qui gaspille en pure perte les 
meilleures réserves morales. Si les catholiques dépen- 
saient à propos les trésors qu'ils possèdent, sans plus 
d'effort, mais avec des efforts mieux dirigés, il est pro- 
bable que l'humilité serait plus productive. 

Ce n'est pas l'humilité qui manque aux catholiques : 
ce qui leur manque, c'est d'en faire toujours une dé- 
pense judicieuse ; et ce que les circonstances leur de- 
mandent, ccn'cot pas d'acquérir plus d'humilité, c'est 
d'employer celle qu'ils ont au service public et social 
qui la réel a nie. 

Ne rencontre- t-on pas des femmes [>ieuses en qui la 
fausse recherche de la perfection du « moi » paralyse 
les énergies expansives, seules véritablement capables 
d'exercer de grandes influences, de produire de grandes 
œuvres? 11 en est qui se refusent à l'étude qu'elles ai- 



VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE 101 

ment, à la lecture qui les intéresse, à la composition qui 
les charme, alors que Dieu ne les avait clouées d'attraits 
et de talent que pour marquer par ce signe sa volonté. 
Telle qui, prenant part à la lutte, assurerait des vic- 
toires, se cache de peur que l'orgueil ne la saisisse 
sous les drapeaux glorieux. Retirée dans sa tente, 
elle passe tout le temps de la guerre, c'est -à dire toute 
la vie, hypnotisée en clle-nièuic ; elle examine au mi- 
croscope les poussières de sa conscience, elle protège 
l'hermine de son âme, pendant que la poudre noircit les 
tuniques et que la mitraille déchire les combat- 
tants. 

J'ai connu une personne de réelle valeur qui aurait 
pu se faire une place honorée dans les lettres, si elle 
avait voulu. C'eût été pour elle l'heureux emploi de 
ses loisirs et de ses facultés, la satisfaction bienfaisante 
de ses goûts, le contentement de son âme, l'accomplis- 
sement de sa mission dans la société. Eh bien ! celle 
femme supérieure et excellente avait dans la raison un 
pli, une barre d'arrêt. Sur l'humilité, sur la perfection 
propre et le salut propre, elle avait des idées tellement 
fausses qu'il fut impossible de la décider à employer à la 
défense de la religion ce que Dieu lui avait donné pour 
cela. Elle s'obstina dans l'effroi de la tentation d'or- 
gueil ; et comme d'autre part elle avait l'invincible at- 
trait de la plume, elle fit un journal intime que j'ai lu, qui 
est plein de talent, qui porte le sceau d'une très grande 
âme et qui n'est qu'un lamentable tissu d'ergotages 
oiseux où la prétendue recherche de je ne sais quelle 
humilité conventionnelle et dévoyée revient comme 



102 VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE 

un tic moral, comme une obsession de la conscience. 

Il est donc parfaitement exact de dire que l'humilité 
revêt plusieurs formes, que si l'une consiste à sacrifier 
les puissances humaines pour livrer les âmes choisies 
à la seule action divine selon la méthode ascétique des 
Ordres pénitents et contemplatifs, l'autre invile les ca- 
tholiques militants à exploiter courageusement les 
hautes facultés reçues de Dieu pour le plus grand bien 
du double perfectionnement individuel et social. Cette 
dernière forme est assurément très virile, très éminente, 
très opportune. 

Quoi qu'on dise et que l'on fasse, l'on ne saurait 
persuader aux penseurs sérieux que la démocratie se 
passera d'humilité à l'heure même où la pratique en 
devient plus que jamais indispensable et se présente 
sous un aspect particulièrement austère. Il est plus 
exact d'affirmer que l'émission supérieure d'humilité 
requise par le régime démocratique est redoutée ; mais 
cet aveu sincère n'est point de nature à impressionner 
les catholiques : eux seuls sont capables de ne pas céder 
à la faiblesse humaine, car la religion leur prêche 
l'exercice héroïque des vertus et leur assure l'assistance 
nécessaire. 






II 



Voyons si ce qui est vrai de l'humilité l'est égale- 
ment de la mortification, et si la mortification a, elle 
aussi, encore un rôle à jouer dans les sociétés démocra- 
tiques. 

A son sujet, les partis recommencent le débat. Los 
uns, disciples de Rousseau, proclament avec lui 
l'excellence de la nature humaine et décrètent, au nom 
du progrès matériel, l'extinction graduelle de la souf- 
france. La mortification est donc parfaitement inulile 
à leurs yeux. Les autres, qui croient à la déchéance 
originelle et à l'incurable souffrance qu'elle entraîne, 
protestent juslement : malheureusement, à leur tour, ils 
s'égarent en exagérations inverses. D'un côté on abhorre 
la religion qu'on croit être un obstacle au progrès ma- 
tériel, de l'autre on incrimine le progrès matériel parce 
que, dit-on, c'est lui qui, en transformant l'existence 
terrestre, fait oublier le ciel. La science pour ceux-là 
est une divinité ; pour ceux-ci elle est une force sus- 
citée par l'enfer. Combien sont vaines de pareilles dis- 
cussions ! On ne remplacera pas la lumière électrique 
par la lanterne fumeuse, pas plus qu'on ne substituera 
à d'impérissables vertus une savante exploitation de la 
nature. Le progrès matériel est, sans doute, un grand 
libérateur, mais il ne dégagera jamais l'homme des ser- 



104 VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE 

vitudes morales. Du reslc les améliorations de l'exis- 
tence n'ont pas jusqu'ici enlevé à la mortification l'oc- 
casion de s'exercer. Les cris de joie ont-ils étouffé les 
cris de la misère? Tandis que la masse ameutée des 
éternels soutirants élève ses clameurs sinistres d'une 
extrémité du monde à l'autre, la plainte humaine fait 
certes assez de bruit et « il faudrait être terriblement 
sourd, disait naguère le R. P. Etourneau à Notre- 
Dame, pour ne pas l'entendre ». Jusqu'à nouvel ordre, 
en basant ses jugements sur les expériences acquises à 
ce jour, on observe qu'il existe un rapport très intime 
en Uc le progrès matériel et la permanence de la dé- 
tresse humaine, et l'on est en droit de considérer celle 
détresse, puisqu'il faut bien l'accepter, tant qu'elle n'est 
pas adoucie, comme une cruelle mortification. L'exa- 
men délaillé de ce rapport curieux formerait un long 
el suggestif chapitre, si l'on étudiait de près le jeu caché 
des préceptes évangéliques agissant dans noire Age 
utilitaire au profil des pins purs conseils de la dogma- 
tique chrétienne. 

Je n'entreprends pas une aussi grande tâche. Je me 
borne à établir ici que le régime moderne, fait histo- 
rique, résultat inéluctable de circonstances souve- 
raines, pris à son moment actuel, non seulernenl n'est 
pas incompatible avec la mortification, mais en re- 
quiert au contraire une émission supérieure : le tra- 
vail, le travail très dur, ce qu'on appelle le « surtra- 
vail )>, en s'imposant plus ou moins à chacun, mêle 
désormais à toutes les vies une part de mortification 
certaine et considérable, 






VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE 100 

Si la science, avec ses utiles applications, a telle- 
ment changé les conditions de la vie que tout le monde 
bénéficie relativement du bien-être acquis, ce progrès, 
— et c'en est un surtout à cuise de sa répercussion 
dans l'ordre moral, — astreint précisément à des 
efforts constants tous les individus qui désirent profiter 
des améliorations établies. La parole biblique s'accom- 
plit. Chaque homme est de plus en plus obligé de 
« travailler à la sueur de son Iront ». Le travail uni- 
versel, comme pour châtier la transgression dos oisifs, 
se présente à tous sous la forme sévère du travail très 
dur. Et voilà l'acte providentiel réalisé par l'état dé- 
mocratique. La ruine des privilèges, la destruction 
graduelle des distinctions sociales, la fusion des classes 
condamnent à un labeur qui n'a certainement pas été 
soupçonné de l'antiquité, ceux qui veulent se maintenir, 
non point dans une haute situation, — ceci sera tou- 
jours exceptionnel, — mais simplement au-dessus du 
prolétariat. La fortune inactive ne suffit plus à faire 
des privilégiés beati possidentes ; le travail reste le seul 
dispensateur des biens, et l'on peut dire que l'ordre 
économique distribue à chacun, dans toute la société, 
son inévitable fardeau de mortification. 

Que fait l'industrie, la grande maîtresse des temps 
modernes!' Elle enrégimente au travail très dur l'armée 
ouvrière, innombrable légion d'hommes : « Si le vol- 
a can industriel, dit M. Victor Bérard l , continue sa 



1 L'Angleterre cl l'empire du monde. Revue de Paris, i5 jan- 
vier 1S99. 



l36 VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE 

« marche en poussant ses coulées delétiers et ses mares 
« fumantes ; — si à chaque pas nouveau il faut jeter 
« une gigantesque pelletée d'hommes dans la gueule 
« du monstre ; si en une seule année, de 1895 à 1896, 
« dans le seul comté de Wanvick, dans ce pays noir 
(( qui entoure Birmingham, six cents nouveaux bagnes, 
« ateliers ou usines, ont ouvert leurs portes, c'est près 
(( de vingt-trois mille nouveaux esclaves ligotés au 
c banc de galère ou jetés aux puits de mines, aux dents 
« des machines, aux roues, aux feux ou aux ténèbres. 
« Tètes écrasées, échines brisées, bras arrachés, jambes 
« ou mains broyées, c'est bon an mal an trois cents 
« cadavres et deux mille cinq cents infirmes que l'on 
« retire de ce pays noir... » Je ne fais pas de commen- 
taires et je ne multiplie pas les citations ; saisie au ha- 
sard d'une lecture celle-ci, peut-être trop oratoire, té- 
moigne éloquemment. Elle ne s'applique, Dieu merci, 
qu'à l'Angleterre où le cri fameux : « enrichissez- 
vous ! » paraît être le dernier mot du progrès et tente- 
rait d'éveiller un écho jusque clans la générosité fran- 
çaise, si la France n'était le doux nid des pitiés hu- 
maines et l'aire des nobles sentiments. 

Les tableaux tragiques ne manquent pas en ce genre. 
Ames sensibles ou agitateurs ambitieux, les philan- 
thropes aussi bien que les exploitateurs de colères les 
ont peints en couleurs assez violentes pour attirer le 
regard. Il suffit. — Si de l'armée ouvrière on passe 
aux classes supérieures, que fait l'instruction pu- 
blique ? Elle impose le travail très dur à toute la foule 
scolaire, enrégimentée elle aussi, sans égards pour le 



VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE IOJ 

corps, au mépris des plus élémentaires notions d'hy- 
giène, avec un incroyable oubli des intérêts primor- 
diaux de la race. Au-dessus du bagne de la mine la 
société institue la geôle du lycée. L'enfant a-t-il 
achevé là ses dix ans de fers, voici pour le jeune 
homme la série des concours. C'est l'entassement des 
lutteurs, c'est la bataille des compétitions désespérées. 
Si les concours n'ont pas présenté en France comme 
en Chine, à en croire M. Pierre Leroy-Beaulieu, 
« quatorze mille candidats mandarins pour cent cin- 
quante diplômes » , il est certain que la poussée des 
concurrents inflige aux lauréats, et même à ceux qui 
échouent, le travail très dur. Le lauréat devenu pro- 
fessionnel, les besoins du succès dans l'exercice de la 
carrière acquise l'astreignent à un travail très dur. 
Médecin, avocat, ingénieur, professeur, dès qu'il pré- 
tend ne pas végéter, les obligations sont écrasantes. 
Observez le savant, vous le trouvez penché sur les mi- 
croscopes ou les cornues du matin au soir, vous le 
voyez appliqué, durant de longues veilles, à rédiger 
des notes, à collationner des observations, à com- 
menter les expériences de ses collègues. Interrogez le 
commerçant, l'industriel, ils répondent qu'ils ont la 
fièvre ; la concurrence les menace, les guette, les exé- 
cute à la plus légère défaillance. — Etudes faites, 
carrière obtenue, aspire-t-on à s'établir, le mariage 
apporte avec lui ses lourdes charges, et dans ce nouvel 
état le travail très dur se décuple pour le père et pour 
la mère qui veulent fonder une famille et l'élever selon 
les nécessités actuelles. Que n'a-t-on pas dit à ce 



l38 VERTUS CHTUÉTTENNES ET DEMOCRATIE 

sujet? Amis de la vie facile, les ménages contempo- 
rain^ sont épouvantés par les devoirs grandissants. On 
célèbre les malheurs des parents avec une emphase 
quelquefois ridicule, et c'est un thème si cher aux écri- 
vains qu'ils n'ont pas assez de larmes pour apitoyer 
le monde sur l'infortune des pères eL des mères en- 
tourés de nombreux enfants. Quoi qu'il en soit de ces 
lamentations souvent justes, la lutte pour l'existence 
donne à chacun une tache énorme. Notoirement assu- 
jettis à un travail allant parfois jusqu'au travail cruel, 
tous les hommes en subissent plus ou moins la loi. 
Si ce n'est pas là une conséquence directe du déve- 
loppement de la démocratie, puisque le surlravail est 
une plaie économique qui ronge tous les peuples, sous 
tous les régimes, le régime démocratique néanmoins, 
tel qu'il existe, n'a pas su encore arrêter ces excès. 
— La démocratie dune, loin d'échapper à la mortifi- 
cation, en généralise les peines : elle l'impose à tout 
le monde sous la forme du travail et du travail très 
dur. Ainsi ceux qui annoncent l'extinction graduelle de 
la souffrance tôt ou tard détruite, disent-ils, par les 
améliorations matérielles et les perfectionnements éco- 
nomiques, choisissent mal leur temps pour s'insurger 
contre la mortification et l'attaquer dans son principe 
et dans ses modèles. Quand ils se rient des asiles 
réservés à son exercice en quelque sorte professionnel, 
ils ont beau déclarer que les cloîtres, vestiges ridi- 
cules d'un passé suranné, sont un anachronisme par- 
venu à fin de bail sans prorogation possible avec la 
société future, leurs arrêts, d'ailleurs contradictoires à 



VERTUS CHRÉTIENNES ET DEMOCRATIE I^Q, 

la saine philosophie, rencontrent précisément dans les 
Conditions présentes de la vie moderne un démenti 
formel. Sans arguments valables ils ne font qu'attester 
mal à propos la séculaire antipathie de l'homme pour 
la pénitence, et leurs réclamations n'ont rien de neuf. Le 
culte de la souffrance qui était en scandale aux Juifs, 
que saint Paul avait tant de peine à défendre contre 
l'horreur des Gentils, que les chrétiens ont toujours 
redouté puisque les sectes, filles de Luther, ont voulu 
surtout s'en affranchir en désertant l'Eglise, demeure 
encore l'épouvantai! des impies, quelquefois même 
des croyants. Mais notre instinctive répulsion ne nous 
empêche pas d'y être asservis tous. L'ordre providen- 
tiel se prépare des sujets chez ceux-là même cpii le 
nient, et c'est l'impitoyable discipline de la démo- 
cratie qui achemine peu à peu à l'observance de la 
loi divine tons les hommes astreints à l'accepter sous 
sa forme originelle et permanente : le travail uni- 
versel se charge de répondre aux dissertations sonores 
et oiseuses. En assujettissant Ions les hommes, le tra- 
vail utilise jusqu'au désir des jouissances immédiates. 
Tel qui possède déjà les biens indispensables et 
pourrait vivre modeste et satisfait, ne se livre-t-il pas 
à un effort surérogatoire sous l'aiguillon de besoins 
superflus ? 

Cependant, le travail universel n'acquiert toute sa 
vertu que s'il ne soulève pas de révolte. La révolte 
s'excite par le spectacle des jouisseurs impudents ; elle 
se câline à la vue de ceux qui peinent, soumis et géné- 
reux, dans la mortification voulue. C'est pourquoi, 



i/jO VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE 

après l'action rédemptrice que le sacrifice du Sauveur 
accomplit sur la croix et avec l'action pénitente que 
toute créature doit exercer dans le monde en vue de 
son propre salut, la souffrance qui rappelle à chacun le 
but de la vie mortelle, temps d'épreuves et de mérites, 
invite quelques élus à entrer dans une participation 
plus ardente des douleurs expiatrices et rédemptrices 
et à en faire une profession hautement instructive. 
Tel est le rôle des Ordres pénitents, toujours néces- 
saires. Tandis que la Providence courbe tous les indi- 
vidus sous la loi du travail qui est une grande mortifi- 
cation, l'Eglise perpétue dans les cloîtres la glorieuse 
lignée des pénitents volontaires. Postérité des Jean- 
Baptiste, race impérissable, tant que le monde aura 
besoin de secours et de stimulants, les héros de la 
mortification qui viennent offrir aux faibles, par leurs 
mérites et leurs exemples, une force et une leçon, 
seront des aides et des modèles. Ils affirment cons- 
tamment, dans leur vie, la supériorité des biens 
éternels sur les biens de la terre. Leurs exemples glo- 
rieux sont une démonstration de la juste hiérarchie du 
bonheur. Ne serviraient-ils qu'à en conserver parmi 
nous la notion et l'application, ce n'est point un léger 
service qu'encore ils nous rendraient, car plus l'homme 
comprend et accepte cette juste hiérarchie, plus il 
jouit dès ce monde de la plus grande somme de con- 
tentement qu'il puisse goûter. Et ce qui est vrai des 
individus l'est également des sociétés où la pratique 
générale du sacrifice est, en effet, la seule route qui 
conduise à un progrès stable et universel. L'incurable 



VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE I !\ I 

égoïsme nous tient assurément fort éloignés de ce pro- 
grès dont nul ne sait s'il atteindra jamais sa plénitude 
dans la mystérieuse évolution des temps et des choses. 
Comment toutefois ne pas voir que la société ne peut 
échapper à ce principe nécessaire, puisque la philoso- 
phie indépendante, qui prétend la diriger, prêche 
elle-même, sous le nom de « morale de l'intérêt », l'idée 
divine du sacrifice ? 

On serait mal venu à supprimer les maîtres de la 
mortification, le jour où la société entre dans ces nou- 
veaux sentiers. Les Ordres pénitents, qui correspondent 
à un besoin profond de la nature déchue, restent par 
là toujours opportuns : on ne les discuterait pas si l'on 
distinguait entre l'idée et les formes. L'idée est perma- 
nente; les formes sont variables selon les temps et les 
mœurs. Des que le renouvellement des conditions de 
la vie a constamment obligé les Ordres pénitents à 
opérer une évolution concordante au déploiement suc- 
cessif des divers états sociaux modifiés, on peut obser- 
ver que l'harmonie du progrès réclame, dans les démo- 
craties contemporaines, de la part des Communautés 
pénitentes, une autre évolution, c'est-à-dire l'exercice 
de la mortification sous la forme présente du travail 
très dur. Mais rien n'autorise à décréter que ce travail 
très dur, volontairement pratiqué par les Ordres Reli- 
gieux dans le domaine qui leur est propre, ne doit pas 
conserver la verdeur et la fécondité sous le régime dé- 
mocratique. Une telle affirmation serait contraire à la 
réalité des faits. 

Qu'est-ce que le solitaire monastique? C'est un 



1 -12 VEUT L S C1IUETIE:N>'ES ET DEMOCRATIE 

homme consacré à Dieu et à l'humanité. Exempt des 
soucis du monde et de la famille, il est voué au service 
supérieur de Dieu et des hommes. Dégagé par la tem- 
pérance des devoirs multiples qui pèsent sur les autres 
hommes, c'est aussi un producteur qui ne consomme 
pas. De là, l'immutalibilité fondamentale et l'avantage 
utilitaire de sa mission qui est à la fois permanente et 
variable. Elle est permanente dans sa vocation géné- 
reuse dont rien ne modifie l'inspiration, elle est varia- 
ble dans ses moyens toujours dépendants du mouve- 
ment des sociétés qui pénètre forcément l'activité 
monastique. 

Interrogeons l'histoire. La mortification reflète dans 
le cloître les besoins el les mœurs publics ; elle se res- 
sent de la race, du milieu, du moment. Dans les forêts 
de la Gaule, au moyen Age. elle est agricole avec les 
Hercule chrétiens qui défient les demi-Dieux de la 
légende. En Espagne, au \\i" siècle, avec les sainte 
Thérèse et les saint Jean delà Croix, sous leciel volup- 
tueux et sur la terre sanguinaire, au pays des casta- 
gnettes el des guitares, des poignards et des toréa- 
dors, la pénitence est cruelle et romantique. Les temps 
sont-ils tributaires des préoccupations intellectuelles, 
c'est aux labeurs de la pensée (pie le moine se livre. Les 
Ordres pénitents d'hommes ou de femmes qui ont 
accompli aux époques barbares l'œuvre civilisatrice 
se sont toujours distribué le travail. Les Bénédictins 
et les Bénédictines, les Chartreux et les Clarisses, 
les Trappistes et les Carmélites, les missionnaires 
hommes et femmes nous font Aoir la mortification 



VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE l!\ô 

matérielle ou intellectuelle pratiquée dès les premiers 
siècles jusqu'à nos jours sous la forme, voulue de Dieu, 
du travail exercé sans relâche. Ils blanchissent sur les 
parchemins, ils enrichissent les bibliothèques, ils défri- 
chent les landes, ils abattent les forêts, ils poussent la 
charrue et la herse ; et dans les recherches savantes 
comme dans l'exploitation agricole et industrielle, ils 
sont des initiateurs, demandant à la science des ins- 
truments de progrès qu'ils répandent autour d'eux par 
l'exemple de leurs expériences hardies. Ainsi est main- 
tenu le rapport nécessaire entre les conditions actuelles 
du monde et la vie féconde du cloître. Si cet accord 
venait à manquer, le cloître ne rendrait plus à la société 
les services qu'elle attend de lui, et la société dès lors 
n'en comprendrait plus l'utilité ; c'est ce qui pourrait 
mettre en péril la vitalité do L'institution monastique, 
mais rien n'annonce que les temps et les mœurs 
modernes ne puissent pas accorder la mortification 
religieuse a\ec les nécessités actuelles. Non seulement 
rien, dans le régime démocratique, ne s'oppose à l'a- 
daptation, mais en s'accomplissant l'adaptation fournit 
aux ordres pénitents une occasion de mortification 
digne de stimuler l'ardeur rajeunie des dévouements. 
En vain les ennemis de la religion prétendent qu'il n'y a 
plus de travaux spéciaux à l'activité monastique. 
Erreur : il y a toujours les mêmes et il y en a de nou- 
veaux. 

Dans l'ordre matériel les travaux meurtriers sont tou- 
jours l'apanage des religieux. Le défrichement colonial 
les attire sur les continents et aux îles insalubres. On 



1 44 VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE 

les trouve dans les régions à peine explorées de l'Afri- 
que, à Madagascar où les instituteurs et les institu- 
trices universitaires n'ont nulle envie de leur disputer 
l'école. Les Pères blancs et les Sœurs blanches, nés 
d'hier à l'appel du Cardinal Lavigerie, portent la civi- 
lisation et la vérité chez les peuplades les plus sauvages, 
sous les cieux les plus incléments,, dans la fournaise 
des latitudes torrides. — Pourquoi d'autres héros, 
prêts à enrôler au cruel service de l'usine des bataillons 
d'engagés volontaires tels que l'Eglise en a toujours 
levé, ne surgiraient-ils pas parmi nous Plis ne nous 
font défaut que parce que nous en sommes indignes. 
Comment, en effet, seraient-ils accueillis ? Qu'une 
troupe d'élite se recrute et s'embauche aux travaux 
ouvriers les plus durs pour accomplir une œuvre de 
magnanime encouragement, est-ce que tous les 
cailloux du chemin ne se jetteraient pas d'eux-mêmes 
contre elle ? Repoussée par les masses infortunées que 
le souci du pain affole et soulève, elle le serait encore 
par les capitalistes jaloux que toute concurrence révolte. 
Quand un peuple a perdu le sens du sublime, le 
sublime le fuit. Quoi qu'il en soit cependant de notre 
état d'âme et de nos problèmes économiques, si néan- 
moins demain des moines s'assemblaient sous un 
prieur pour descendre à la mine ou bien pour affronter 
les enfers temporaires où la machine met au monde, 
dans le sang, ses bienfaits à venir, en voyant ces 
géants, dignes émules de leurs glorieux devanciers, 
porter encore une fois la vertu chrétienne au summum 
de ses puissances, dirait-on que le régime démocrali- 






VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE 1^5 

que, tel qu'il se présente, est réfractaire à la mortifi- 
cation claustrale? 

Mais c'est, surtout, clans l'ordre intellectuel que se 
manifeste et s'accuse la concordance des besoins 
sociaux et des services monastiques. La tâche, loin 
d'elle disputée par la misère ou par le lucre, trouve au 
contraire, clans les conditions générales de l'existence, 
une alliée imprévue. La démocratie tolère de moins 
en moins les travaux purement honorifiques, elle rejette 
de plus en plus les spéculateurs désintéressés, et cela 
dans un temps où la restauration des principes réclame 
particulièrement des travailleurs libres, maîtres de 
s'adonner sans réserve, avec compétence, aux re- 
cherches philosophiques et métaphysiques dont les 
formules dédaignées et sur certains points très en retard 
manquent à la pensée humaine. Où trouve-t-on ces 
travailleurs désintéressés ? — Dans les cellules. La 
libération de l'esprit résulte de l'absence de soucis 
matériels et moraux. L'homme la rencontre en toute 
sa plénitude clans la cellule où lui sont assurés le pain 
du corps et le pain de l'âme. Si les intellectuels, comme 
autrefois leshumanistes, ont fait, quatre siècles après eux, 
tant de mal à la pensée contemporaine, les erreurs de 
celte seconde Renaissance seraient suivies de quelques 
bienfaits le jour où l'intelligence humaine, appuyée 
sur l'intelligence divine, s'appliquerait à classer les 
matériaux de toute provenance qu'un siècle d'admirable 
activité mais dénué de philosophie n'a pu cju 'amon- 
celer sans ordre. L'expression proverbiale « travaux de 
Bénédictins » a plus qu'une valeur légendaire. L'his- 



T^G VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE 

toire devra encore à ces infatigables chercheurs des 
trouvailles précieuses. « La publication des Registres 
<( des Papes d'Avignon, l'une des grandes œuvres 
« patronéespar Léon XIII, dit M. Pastor, a été confiée 
« aux soins des Bénédictins de Moravie et du Mont- 
Cassin ' ». Ceux de France fouillent le passé dans les 
innombrables richesses documentaires dont ils dis- 
posent. Non seulement l'étude des siences historiques 
et de beaucoup d'autres sciences n'a pas cessé d'ocuper 
les religieux que l'Eglise sait si bien employer, mais, de 
plus, la mission apologétique au xx e siècle réclame, chez 
les penseurs religieux, une érudition el un effort dont 
ils sont particulièrement capables. 

A une époque où les études psychologiques, long- 
temps exploitées par le matérialisme, intéressent tout 
le monde, ne croit-on pas que la mystique proprement! 
dite a des renseignements et des directions à donner? 
Une confrontation intelligente de la psychologie avedj 
la mystique religieuse devient utile, puisque les gens 
les plus ignorants en matière de dogme inventent une 
psychologie mystique véritablement extravagante. Mal- 
gré le dédain affecté pour l'ordre surnaturel, malgré 
les arbitraires limites tracées par les pontifes de l'in- 
connaissable, la curiosité maladive du public défend de 
compter sur l'indifférence en ces questions délicates et 
le siècle de l'intellectualisme se prête mal au désintéres- 
sement des choses mystiques, quand la psychologie na- 



1 Histoire des Papes depuis la fin du moyen âge, par lo D r Louis 
Pastor. traduit de l'allemand par Furcy-Raynaud. 



VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE I r \ ~ 

turaliste aboutit à une mysticité esthétique qui jette 
la perturbation clans les choses saintes et trouble les 
consciences. C'est pour les penseurs qualifiés une nou- 
velle raison de s'attacher davantage à ces problèmes de 
la science et de la théologie. 

Pourquoi donc dans les Chartreuses, dans les Car- 
mels, dans tous les monastères où les archives closes 
sont si riches en observations intimes, leurs savants 
conservateurs n'ouvriraient ils pas ces recueils de psy- 
chologie vécue pendant des siècles, pour en extraire des 
témoignages sur la vie de l'âme ? Pourquoi ces docu- 
ments authentiques, collationnés et expliqués par des 
maîtres autorisés, ne seraient-ils pas employés à la dé- 
fense de la foi et à l'argumentation victorieuse des vé- 
rités évangéliques, au fur et à mesure que la vulgarisa- 
tion de la science naturelle permettra de faire à ces 
délicates confrontations une part utile à l'apologétique 
contemporaine ? Voilà des travaux spéciaux qui con- 
viennent bien aussi à la cellule monastique. Ils four- 
nissent aux Ordres pénitents matière importante au 
grand labeur intellectuel qu'eux seuls, du reste, sont en 
état d'accomplir, et qui, par l'effort, peut aller jusqu'à 
la mortification. 

Mais il est temps d'ajouter à ces considérations assez 
sommaires une dernière et nécessaire remarque. Il faut 
observer que la mortification est un moyen et qu'elle 
n'est pas à elle-même son propre but. La mortification 
solde la dette du péché originel par des sacrifices qui se 
différencient selon les époques, et ces sacrifices attirent 
S nr les sociétés qui en ont l'honneur, des récompenses 



i'icS VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE 

proportionnées à l'intelligence et à la valeur dépensées. 
Ceci posé, et après avoir constaté à quel point 
les temps présents s'accordent avec la mortifica- 
tion, il est encore intéressant de se demander quelle 
pourrait bien être la récompense particulière promise 
aux sacrifices commandés par le régime démocratique. 
Disons-le hardiment, l'exercice obligatoire de la mor- 
tification par le travail général servira certainement à 
obtenir un peu plus de justice dans l'application de la 
loi du travail. Le travail est de commandement divin ; 
mais il a des limites dont il n'est pas permis de sortir. 
Qui dit excès, dit désordre. Si difficile à réglementer, 
la juste loi du travail est une de celles que l'homme a 
le plus violées, et le régime actuel, précisément à cause 
de ses rigueurs, pourrait bien ouvrir 1ère d'un grand 
perfectionnement social. De même que les peuples re- 
doutaient moins la guerre avant l'établissement du ser- 
vice militaire obligatoire, de même la question du tra- 
vail n'avait pas l'importance publique qu'elle acquiert 
depuis que le travail est de plus en plus une nécessité 
générale. Avec les esclaves, les citoyens d'Athènes ou 
de Rome n'avaient pas peur du travail ; avec les serfs, 
les aristocraties féodales ne le craignaient pas davantage. 
Maintenant même si quelque irréalisable privilège pou- 
vait exempter à jamais du service laborieux des oligar- 
chies assez fortes pour exploiter le prolétariat, le régime 
moderne du travail ne vaudrait pas mieux que l'ancien. 
L'armée ouvrière, s'il y avait encore parmi nous des 
oisifs assurés, pourrait bien succomber à la peine; elle 
n'intéresserait pas plus que les esclaves d'autrefois ces 



VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE 1 49 

égoïstes dispensés que la raison réprouve dans leur 
égoïsme et que la morale comme la justice ne dispensent 
pas. L'aurore de la délivrance s'annonce, parce que la 
démocratie égalitaire, achevant d'attacher à toutes les 
tètes le joug redouté, chacun s'aperçoit que la société 
outrepasse l'ordre divin quand elle exige une somme 
de fatigue que le corps ne peut pas donner et que lame 
ne doit pas accepter. Mais comment songeraient-ils à 
l'âme, ceux qui la nient ? Ici se révèlent et le hienfait de 
la religion et l'erreur de ceux qui espèrent la détruire 
en déclarant que les vertus évangéliques n'ont plus 
cours dans les démocraties : les faits montrent dans 
toute la force de l'évidence non seulement l'utilité des 
vertus chrétiennes, mais leur nécessité rigoureuse et 
leurs magnifiques conquêtes. La généreuse et univer- 
selle pratique du travail assurera une répartition du 
travail meilleure, plus équitable, plus humaine, respec- 
tueuse des forces physiques et des droits de l'âme, le 
jour où elle sera réglée par une démocratie non plus 
seulement évangélique clans ses aspirations hautes, mais 
formellement chrétienne dans ses croyances positives. 
En attendant, le régime moderne, loin d'être incom- 
patible avec la mortification, en demande au contraire 
une émission supérieure. Il reste acquis que les vertus 
impérissables se manifestent, tour à tour, sous des 
formes différentes de celles qu'elles ont revêtue dans le 
passé, mais leur principe ne varie pas, et leur force 
éternelle, ne pouvant décroître, prend un nouvel élan 
ascensionnel, dans la sphère de la démocratie. — Il en 
est ainsi pour la mortification comme pour l'humilité. 



III 



Que devons-nous, en dernier lieu, penser de la cha- 
rité? A-telle encore un rôle à jouer sur la scène ac- 
tuelle, ou faut-il croire qu'en déroulant sur les actes 
passés le lourd rideau qui tombe aux époques finies, 
l'acte prochain, ainsi que l'annoncent les détracteurs 
de la charité, s'achèvera sans elle? 

Ce sont ici les faits qui répondent. Ils nous montrent 
qu'à aucun moment, dans l'histoire, la charité ne s'est 
présentée sous une figure plus belle qu'aujourd'hui où. 
dans une aspiration si large, si noble, si haute, elle 
demande le suprême bienfait, — le don de la mérité. 

Le plus vulgaire penseur tant soit peu attentif aux ma- 
nifestations des idées et des choses, constate que l'anar- 
chie complète règne dans les esprits, qu'elle boulc- 
verse la démocratie française, qu'elle met en péril la 
raison humaine. — Soit, dit-on ; mais qu'est-ce qui 
pourra conjurer le péril ? Serait-ce la charité? — Sans 
ijoute; et le raisonnement est des plus simples. Le pé- 
ril ne peut être conjuré que par une solide restaura- 
tion des principes uécessaires. Les principes néces- 
saires ne peuvent rentrer dans le patrimoine public 
que par l'adhésion des consciences éclairées. L'adhé- 



VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE IOI 

sion ne peut être acquise que par l'enseignement des 
vérités supérieures, seules capables d'orienter l'homme 
vers sa destinée. Les vérités supérieures ne peuvent 
être enseignées que par ceux qui les connaissent. 
L'apostolat catholique doit donc plus que jamais accom- 
plir l'acte de charité parfait, celui qui consiste à coopé- 
rer avec Dieu au don de la vérité. — Et voilà ce qui 
met en honneur aujourd'hui la charité, autant et plus 
qu'à nulle autre époque passée. 

Assurément, les chrétiens sont tous persuadés de la 
nécessité de la charité ; ce ne sont pas eux qui la dé- 
crient, ils se plaignent au contraire de ce que la démo- 
cratie s'y montre hostile, et certains catholiques mo- 
tivent précisément par cette hostilité leur aversion pour 
un régime qui serait réfractaire à la plus grande des 
vertus évangéliques. Ceux qui formulent le litige en 
bes termes jugent superficiellement. La question est 
plus profonde. Il ne s'agit pas de savoir si quelques 
démocrates sectaires se montrent hostiles à la charité, 
mais si le régime démocratique y est réellement réfrac- 
taire. Il ne l'est pas. Il existe sans doute des systèmes 
philosophiques et sociaux hostiles à la charité ; mais ces 
systèmes, qui se sont rencontrés avec l'avènement du 
régime démocratique et y ont été mêlés par la force 
des circonstances, n'ont avec lui que des liens occa- 
sionnels et fortuits; ils n'en représentent aucunement 
l'idée. 

Beaucoup de catholiques et des meilleurs, surtout 
parmi ceux qui résident en province, gémissent sur 
l'inanité du zèle charitable, se troublent et accusent 



l52 VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE 

les temps et les institutions. — Qu'est-ce à dire ? 
Leur bonne foi est ici surprise à propos de la cha- 
rité comme elle l'a été à propos de la mortification 
et de l'humilité. Ils ne se rendent pas compte que les 
formes et les moyens, seuls, de la charité, ont changé 
avec les conditions économiques, et que la charité, 
loin d'être atteinte, trouvera, dans des adaptations 
nouvelles, des devoirs plus grands, des puissances plus 
orles. 

En attendant, pour saisir les véritables causes du 
tort fait à la vertu de charité, il est nécessaire d'inter- 
roger, très brièvement d'ailleurs, la philosophie et 
même la métaphysique, car le tort résulte surtout 
du naturalisme et de ses effets. Le naturalisme a étouffé 
la vraie notion de la charité. Il a produit un vide phi- 
losophique et métaphysique dont les conséquences sont 
graves. L'ignorance des vraies sources de la charité, 
sources divines, n'a pas activé seulement chez des 
non-catholiques plus ou moins croyants ou tout 
à fait incrédules l'organisation théorique des sys- 
tèmes qui restreignent ou bannissent la charité ; elle a 
encore égaré, chez des catholiques plus sensibles 
qu'éclairés, le sentiment et l'exercice de la charité. 
Ces systèmes sont le faux individualisme, dont il sera 
intéressant de noter les contradictions, car il désavoue 
la charité tout en la pratiquant, et le collectivisme 
qui, logique avec lui-même, la supprime radicalement. 
Développé sous l'influence graduelle de l'incrédulité 
croissante, le naturalisme, qui mine les idées supé- 
rieures en dédaignant la métaphysique, a donc détruit 



VERTUS CHRÉTIENNES ET DEMOCRATIE l53 

la notion de ce que nous appellerons « la charité béa- 
tifique », et cette notion essentielle, désormais mé- 
connue de la majorité des penseurs, n'a pas pu dispa- 
raître de l'atmosphère intellectuelle générale sans se 
dérober peu à peu à l'attention, même d'un grand 
nombre de chrétiens : là est la cause originelle et 
cachée du trouble qui les émeut, 

Qu'est-ce que la charité béatifique? C'est tout sim- 
plement la charité divine, cause et fin de toute charité. 
(( Aimer Dieu par-dessus toute chose et le prochain 
comme soi-même », entraîne, pour l'homme, le bon- 
heur par excellence, celui qui nous sera donné aux 
cieux quand nous jouirons de la vue de l'essence di- 
vine et infinie. Celte vue. celte vision intuitive, comme 
disent les théologiens, constitue la béatitude par excel- 
lence. De là, notre expression de charité béatifique. La 
libre pensée, en s'afîranchissant de cette notion trans- 
cendante, a ouvert dans la région des idées une brèche 
qui, d'abord inaperçue, s'est insensiblement agrandie. 
Par là sont entrées dans l'esprit public les erreurs fa- 
vorables aux perturbations que le naturalisme a por- 
tées jusque chez les chrétiens, et propices à la con- 
ception des systèmes sociaux où la charité n'aurait plus 
cours. Aussitôt l'idée de charité s'est abaissée. On 
a confondu la charité avec l'aumône, tandis que l'au- 
mône est essentiellement distincte de la charité. L'une 
ne suppose pas nécessairement l'autre. Saint Paul le 
dit en ces termes catégoriques : « Quand je distribue- 
« rais toutes mes richesses pour nourrir les pauvres et 
« que je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n'ai 



104 VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE 

« pas la charité tout cela ne me sert de rien ' . » La cha- 
rité est autre chose que l'aumône : elle est l'amour. 
« Dieu est charité, » dit saint Jean. C'est ce qui 
place la charité singulièrement au-dessus de l'aumône. 
L'une est la cause génératrice immense, l'autre est un 
de ses moindres effets : — et voilà la confusion fâ- 
cheuse que ces négations métaphysiques établissent 
jusque dans l'esprit de certains chrétiens. 

Il est des faits qui mettent en lumière les désolantes 
conséquences du mépris philosophique et religieux en 
matière de charité. N'est-ce p;is ce mépris qui explique 
les haines momentanées dont a souffert la fin du 
xi\' siècle ? S'il est vrai que les agitations sociales sont 
toujours proportionnées à l'erreur qui les produit, la 
postérité saura le prix des vérités nécessaires en faisant 
le compte de ce que le dédain de lune d'elles a coûté à 
la génération présente. Connue les cyclones terrestres 
que les savants annoncent à l'aspecl des I rouées noires 
du soleil, les tempêtes morales qui ébranlent l'huma- 
nité onl leur cause dans les trouées métaphysiques, et 
les révolutions n'onl pas d'origine plus certaine. Si 
donc la raison secrète des divisions qui déchirent la 
société n'esl autre que la méconnaissance d'une dog- 
matique fondamentale, nous pouvons en dégager une 
première conclusion : la démocratie ne saurai! se passer 
de formules précises relatives à la charité divine, 
puisque la fraternité qui est l'honneur de l'idée démo- 



J Premiire Epître de saint Pmil aux Corinthiens. Chap. \m. 
\ erset ô. 



VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATIE IOO 

cratiquc a failli sombrer clans la tourmente de l'irré- 
ligion. 

Cependant, les principes, même dédaignés, conser- 
vent une force aecpiise capable de prolonger ses effets. 
Que le battant de la cloche frappe le bronze, l'air s'é- 
branle, les sonorités se répercutent longtemps après 
que le contact a cessé : elles vonl en s'alfaiblissant, 
elles finissent par s'éteindre, mais seulement lors- 
qu'elles ont épuisé les derniers murmures des loin- 
taines vibrations. Ainsi la charité devenue bienfaisance 
ou aumône s'exerce en actes successifs dont l'inégale 
valeur décroît au fur et à mesure que la débilité humaine 
s'éloigne davantage de la puissance divine, et le natura- 
lisme, s'emparant aujourd'hui des nations chrétiennes, 
n'a pas pu encore dilapider chez elles tout l'héritage 
évangélique. Néanmoins la bienfaisance matérielle s'est 
trop substituée à la bienfaisance morale, et cette substi- 
tution a créé un mal, car elle a renversé l'ordre des pri- 
mautés établies en matière de charité. Ceci est un acci- 
dent. La démocratie en souffre, mais elle n'en saurait 
avoir la responsabilité, cpii incombe au naturalisme dont 
tous nos contemporains se sont laissé plus ou moins 
pénétrer. 

Des théories individualistes espèrent se passer de la 
charité en rendant chaque individu capable de se suffire 
à lui-même. Les collectivistes s!insurgent définitive- 
ment contre elle, et prétendent abolir même la bienfai- 
sance matérielle en réalisant l'égalité de possession. En 
matière économique ces conceptions sociales croient 
pouvoir supprimer la charité, soit par la libre concur- 



l56 VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE 

rence individualiste dont M. Alfred Fouillée a dénoncé 
la notoire immoralité, soit par la communauté des 
biens collectiviste qui, selon cet écrivain profond, 
serait le résultat logique de la libre concurrence. 
Dans la magistrale étude qu'il a publiée sous ce 
titre : La justice sociale 1 , l'éminent penseur a, sur 
ce point, noblement vengé la France, trop calom- 
niée dans le monde. Il a indiqué que, dans le tra- 
gique débat des thèses sociales, c'est la France 
qui joue le grand rôle de justice et de raison, parce 
qu'elle est également réfractairc, en matière écono- 
mique, aux duretés de l'individualisme et aux tyran- 
nies du collectivisme. En rendant à la France l'hom- 
mage qui lui revient, en montrant qu'elle a conçu un 
idéal très élevé de justice sociale, seul digne de 
l'homme, M. Fouillée a fourni un argument de haute 
portée. On peut s'en emparer pour observer que, sous 
l'empire des différentes notions dogmatiques ou phi- 
losophiques, les questions sociales ont évolué chez les 
chrétiens et chez les libres penseurs. Dans l'Angleterre 
protestante et sincèrement religieuse, dans l'Allemagne 
libre penseuse en dépit de l'exemple impérial et des 
prescriptions officielles, les systèmes individualiste et 
collectiviste, lesquels d'après M. Fouillée n'en feraient 
qu'un, fixé à des degrés divers, se sont développés en 
raison des atteintes portées à la croyance. En Angle- 
terre, le dogme est respecté, en Allemagne, on l'attaque. 
Quelques rares que soient, en France, les personnes 

1 Revue des Deux-Mondes. I e * .Mars 1899. 



VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE IDJ 

sérieusement attentives au mouvement religieux exté- 
rieur, surtout au delà du Rhin, on sait cependant que 
le protestantisme anglais incline vers un retour à la foi 
catholique et que le protestantisme allemand tend à se 
dégager au contraire du dogme et en particulier de la 
théologie. Le hel ouvrage de M. Thureau-Dangin sur 
La Renaissance catholique en Angleterre au XIX e 
siècle ', dont le premier volume paru vient d'avoir un 
si grand succès, est singulièrement instructif. Quant à 
ce qui regarde l'Allemagne, tout le monde connaît le 
livre très documenté de M. Georges Goyau -. M me Ar- 
vèdeBarine 3 appelait récemment l'attention sur une 
conférence de M. Adolf Harnack, depuis publiée en bro- 
chure et traduite aussitôt en anglais. Ce professeur 
célèbre, connu en Allemagne par ses travaux d'histoire 
religieuse, pousse un grand cri d'alarme. Il s'afflige 
d'avoir maintes fois rencontré dans des discours ou des 
écrits l'opinion que la théologie est de nulle impor- 
tance : « Ses compatriotes, rapporte M"'" Arvède Barine, 
« en sont à maudire au fond de leur cœur les profes- 
« seurs de théologie qui leur paraissent « superflus et 
« décourageants ». Un peu plus, on les traiterait de 
« malfaiteurs, et cela dans les cercles religieux. — 
« On nous dit, poursuit M. Adolf Harnack, que la 

i La Renaissance catholique en Angleterre au xix c ' siècle, i 1 '-' par- 
tir, Newman et le mouvement d'Oxford. Chez Pion et Nourrit 
1899. 

* L'Allemagne religieuse par M. Georges Goyau. Chez Perrin. 

3 Feuilleton du Journal des Débats. 5, juillet 1899. L'Avenir 
du Protestantisme. 



l5S VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE 

« théologie va être remplacée parmi christianisme non 
« dogmatique, ou par un système philanthrophiqUe, ou 
« par quelque chose qu'on ne connaît pas encore. Il 
« parait que la théologie ne peut plus rien pour nous, 
« qu'elle ne l'ait plus que nous gêner pour la vive cons- 
« cience des forces de la religion. C'est une conviction 
« arrêtée, que je pourrais, je crois, relever tout aussi 
u souvent dans les pages de nos journaux religieux 
« que dans les vigoureux sermons ou les sérieuses 
« exhortations de nos prédicateurs populaires ou de 
« nos philosophes religieux. » 

Dans la France, si longtemps catholique, le levain 
d'une dogmatique intégrale n'est point encore éliminé 
malgré les efforts des ennemis de la religion. Le tempé- 
rament acquis offre chez nous de grandes résistances aux 
-\ -truies excessifs qui s'y heurtent à des aspirations plus 
généreuses et à un sentiment plus vrai des droits de la 
liberté. Les rapports qui unissent la dogmatique aux 
systèmes sociaux sont indéniables. Les collectivistes, 
entièrement dégagés de toute religion, rêvent l'aboli- 
tion radicale de la charité par la suppression de la 
propriété personnelle. C'est logique et catégorique 
autant que chimérique. Chez les individualistes pro- 
testants les influences agissantes de l'Evangile conser- 
vent l'exercice de la bienfaisance. Par une contradiction 
d'ailleurs assez fréquente chez les peuples actifs, l'op- 
position des systèmes économiques et des croyances reli- 
gieuses toujours ferventes laisse fleurir la charité. Dès 
lors, chez les Anglo-Saxons la générosité des citoyens, 
supérieure à l'égoïsme national, s'ingénie à entretenir 



VERTUS CHRETIENNES ET DEMOCRATES I,)Q 

pour tous les besoins des œuvres admirables. Quoi qu'il 
en soit, ce qui nous intéresse, c'est de constater que les 
systèmes économiques en honneur dans les nations 
individualistes, pas plus que les chimères collectivistes, 
heureusement encore non expérimentées, n'ont aucun 
lien originel et nécessaire avec le régime démocratique. 
En ce qui concerne les collectivistes, la discussion est 
oiseuse, d'abord parce que leurs théories ne trouvent 
d'application dans aucun pays ; en second lieu parce 
qu'elles n'ont aucun rapport direct avec le régime 
démocratique, — attendu que c'est surtout dans l'Alle- 
magne monarchique, presque féodale, que leurs apôtres 
cherchent des prosélytes, — et si le collectivisme par- 
vient çà et là en France à l'aire écouter ses formules ta- 
pageuses, c'est à la faveur de l'anarchie des idées et des 
agitations politiques. Quant à l'individualisme, il est né 
et s'est développé au pays le plus aristocratique du 
monde, en Angleterre. De l'Angleterre il est passé en 
Amérique, transmis par le sang de la race, et là s'est 
bientôt mêlé à la démocratie, mais il n'en est pas issu ; 
de plus il est à remarquer que l'esprit démocratique, 
lorsqu'il est profondément chrétien comme aux Etals- 
Unis, exerce une influence heureuse sur les tendances 
individualistes. Les entreprises de la charité privée, 
bien autrement a astes et puissantes en Amérique qu'en 
Angleterre, en témoignent éloquemment. Nous esti- 
mons d'ailleurs que, si l'individualisme, dont on 
médit trop en France, y était mieux expliqué, mieux 
compris, et pratiqué sous l'action catholique qui 
lui manque ailleurs, il y serait singulièrement rehaussé 



l60 VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE 

et v ferait un grand bien ; car, outre que le dé- 
veloppement de toute la personnalité humaine, voulu 
des individualistes, contribue au progrès social, s'il s'ac- 
complissait sainement — c'est-à-dire sans faillir à la 
mission supérieure dont trop souvent l'individualiste 
ne se doute pas et qui est de concourir au bien général, 
— l'individualisme serait encore en harmonie com- 
plète avec l'Evangile et le dogme. Quand le Christ 
nous dit : « Soyez parfaits comme votre Père céleste 
est parfait, » ne prononce-t-il pas un magnifique appel 
au développement de la personnalité humaine ? Et la 
doctrine du salut, n'est-clle pas absolument individua- 
liste ? Elle l'est, certes ; seulement le salut individuel 
ne s'opère que par le sacrifice, et c'est une grande leçon, 
un sublime exemple que donne aux hommes l'indivi- 
dualisme des Saints, cette élite qui pousse le développe- 
ment de la personnalité supérieure jusqu'à ses ultimes 
puissances pour en consacrer le don généreux à Dieu 
et aux hommes. 

Si d'autre part le sentiment de la charité s'affecte 
chez certains chrétiens de l'effort de la philanthro- 
pie et des modifications économiques qui ont changé 
les formes de la bienfaisance, ce n'est pas non plus ici 
au régime démocratique qu'en toute bonne foi il faut 
s'en prendre. On ne s'explique d'ailleurs pas le trouble 
des esprits en ces matières. Nous ne voyons pas bien 
ce qn'il y aurait à redouter de l'action philanthropique 
ou de l'évolution des procédés de la bienfaisance. 

Dans le tourbillon des idées en mouvement, la phi- 
lanthropie et la charité se livrent un assaut déraison- 



VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE l6l 

nable. Ce n'est pas quand la philanthropie multiplie 
ses services et assiste la charité de son large concours, 
affirmant ainsi son origine évangélique, qu'il convient 
de lui marchander le respect, la louange même. La 
philanthropie et la charité ont chacune leur terrain 
propre. La philanthropie ne fait du mal à la charité 
que lorsque les chrétiens, au lieu de l'utiliser dans son 
domaine spécial, subissent la contagion de son exemple, 
désertent leur domaine particulier et détournent ainsi, 
au profit de la philanthropie, les ressources qu'ils de- 
vaient réserver à la haute charité. Cette faute est encore 
une maladresse. Si d'aventure les chrétiens imitent la 
philanthropie que d'ailleurs ils critiquent, ils ne par- 
viennent pas toujours à l'égaler en tout, car leurs 
œuvres de bienfaisance, d'existence très ancienne, 
gênées par un traditionnalisme invétéré, ne peuvent 
pas user à leur gré des moyens nouveaux qui fécondent 
les œuvres philanthropiques d'organisation récente, tout 
à fait libres de les employer, et qui disposent, en outre, 
des appuis nationaux et officiels. Tandis que, par la 
multiplicité de ses créations, la philanthropie laisse pré- 
cisément des loisirs et des économies budgétaires à la 
haute charité, celle-ci n'a qu'à retenir ces avantages 
pour ses œuvres confessionnelles qui sont impéris- 
sables, qui demeurent son monopole glorieux et qui 
restent, plus que jamais, nécessaires à une époque où la 
neutralité irréligieuse prive la haute charité de tous les 
concours publics en faveur du don suprême, en 
faveur du don de la vérité. 

Une veuve riche et pieuse qui habite seule un chà- 



IÔ2 VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE 

teau situé au centre d'un village prospère, me disait 
un jour, en soupirant : 

« La vie n'est pas intéressante aujourd'hui ; il n'y 
« a plus de pauvres, on ne peut plus faire la c.ha- 
« rite. » 

Cette excellente personne exprimait une idée assez 
répandue en province, très déprimante, très nuisible, 
car il n'y a rien de plus funeste que les conflits, même 
imaginaires, entre les idées et les faits. La charité ne 
saurait périr sous l'action du progrès matériel : elle se 
transforme, elle s'élève. 

« Quand je compare mon existence à celle de mes 
« aïeules, disait cette femme émue, je me sens inutile et 
« je constate que mes services n'ont plus d'emploi. » 

Elle me montrait par la fenêtre ouverte devant nous 
des maisons solides et bien bâties groupées autour de 
sa demeure : 

« Il y a cinquante ans tout ce que vous voyez là 
« n'existait pas. Quelques masures, entre le château et 
« l'église, rasaient le sol sous leurs toits de chaume ; 
a il n'y avait dans le hameau ni médecin, ni pharma- 
« cien, ni magasins. Nos grand'mères alors soignaient 
« les malades, préparaient les médicaments, faisaient 
« les vêtements. C'était la belle époque de la charité ! 
« Aujourd'hui tout est changé. Il y a ici, à ma porte, un 
(( docteur fort instruit, plus loin un pharmacien diplômé 
« et là, sur la place publique, un grand bazard où la 
« confection vendu vil prix des produits manufacturés. 
« Les tailler, les coudre serait assurément plus coû- 
te teux que de les acheter. Qu'ai-je à faire? Puis-je dé- 



VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE l63 

« penser au profit de mon entourage un dévouement 
« qui est sans objet ? » 

Etranges lamentations ! Les conditions de la vie 
meilleure pour tous ne sauraient décevoir les âmes cha- 
ritables. Les idées delà bonne dame ne sont pas, hélas ! 
exceptionnelles en province. Elles ont franchi les murs 
du château. Elles ont gagné, de prie-Dieu à prie-Dieu, 
les notables zélatrices des œuvres, qui n'oublient qu'une 
chose, c'est de se demander si les modifications éco- 
nomiques entraînées par le progrès social n'ont pas 
changé les formes et les moyens de la bienfaisance. 
L'obstination à vouloir bêcher toujours le même carré 
de terre avec la même vieille pioche, explique l'atonie 
de certaines œuvres paroissiales à la fin du xix e siècle. 
Et cependant on accuse aveuglément le régime démo- 
cratique, qui n'est point en cause et n'a rien à voir 
dans les échecs déplorés. La démocratie s'oppose-t-elle 
à ce qu'on descende sur le forum, à ce qu'on entre au 
foyer domestique des ouvriers, à ce qu'on redresse les 
esprils faussés, à ce qu'on cultive tant d'intelligences 
ouvertes, à ce qu'on substitue aux plaisirs bas des dé- 
lassements nobles, enfin à ce qu'on guide les cons- 
ciences dévoyées ? 

« La charité est passée de mode, continuait mon in- 
« terlocutrice ; ou bien on en a fait un luxe inabordable. 
« Les millionnaires seuls peuvent la pratiquer. Ils ont à 
« fournir le budget de l'enseignement libre ; c'est à coups 
« de chèques qu'on le couvre et les dons en argent, 
« modestes ou considérables, se font d'un geste ou 
« d'un trait de plume. Cela ne remplit pas la vie quo- 



1 64 VERTUS CHRÉTIENNES ET DÉMOCRATIE 

« tidienne. En province elle reste vide, inoccupée, sans 
« but... » 

Qu'est-ce à dire, sinon que dans les petits centres, 
les villages, les campagnes, là même où l'on a de la 
bonne volonté, du temps et aussi un aliment à l'exercice 
de la charité supérieure, on ne voit pas le but à atteindre 
ni les moyens à employer ? Sans vouloir contrister les 
bonnes âmes qui tricotent pieusement des bas ou qui 
pieusement confectionnent des chemises, — ceci leur 
est un grand mérite puisque Dieu regarde surtout l'in- 
tention et ici l'intention est parfaite. — on peut ob- 
server que l'actualité réclame autre chose ; et c'est ce 
qu'il est à propos de répondre aux plaintes de la châte- 
laine découragée. Parce qu'on ne se bat plus à la lance 
dans les croisades d'aujourd'hui et de demain, parce 
qu'il y faut l'arsenal d'une artillerie puissante mais avant 
tout intellectuelle, et parce que c'est aux chrétiens qu'il 
appartient de forger cette artillerie et d'en apprendre 
aux troupes de l'avenir le savant maniement, est-ce une 
raison de croire que la charité n'a plus qu'à dé- 
sarmer ? 

Oui, la charité réclame les œuvres intellectuelles 

chrétiennes; et certes les mérites n'y perdront rien, car 
les oeuvres intellectuelles sont beaucoup plus pénibles 
que les œuvres matérielles. C'est peut-être ce qui les 
discrédite. On les tente néanmoins, elles naissent et 
prospèrent à Paris ; mais chacun sait les difficultés 
qu'elles rencontrent en province. Quand on a essayé 
d'établir les œuvres si intéressantes des catéchismes 
pour les enfants de l'école laïque, on a eu grand'peine 



VERTUS CHRÉTIENNES ET DEMOCRATIE l65 

à recruter les dames monitrices, même dans les villes 
où le zèle ne manque pas, puisque toute la société y 
collabore avec empressement aux diverses œuvres de 
couture, pour les vestiaires des pauvres, pour l'habille- 
ment des enfants de la première communion, pour 
l'entretien ou la confection des ornements d'église, 
pour les travaux des missions etc. etc. On cite des pa- 
roisses où les jeunes filles sollicitées, — et l'on s'adressait 
aux plus pieuses, — ont déclaré que la culture intel- 
lectuelle les rebutait, qu'elles ne voulaient pas en- 
seigner, que pour enseigner d'ailleurs il faut savoir et 
qu'elles ne se sentaient pas le courage d'apprendre. 
Voilà la preuve que l'apostolat intellectuel demande 
des dévouements supérieurs et que par conséquent les 
besoins de la démocratie, loin de mettre la charité en 
décroissance, la grandissent, l'élèvent, l'appellent 
toujours plus haut. 

L'oeuvre pie de la charité dans la France entière, aux 
champs, au bourg, à la ville, — c'est de travailler à 
l'éducation sociale ! 



IV 



S'il est vrai que la trop générale incompréhension 
de la démocratie soit préjudiciable à l'harmonie du 
progrès social, l'observateur attentif aux phénomènes 
actuels fait œuvre utile lorsqu'il essaye de dissiper les 
ombres qui obscurcissent une des idées directrices de 
la civilisation contemporaine. Il est d'autant plus libre, 
que son sujet l'élève au-dessus des querelles politiques. 
C'est ici le cas. Les matières dont nous avons traité 
échappent en effet aux discussions des partis, puisque 
les prétendants au sceptre royal ou impérial eux-mêmes 
adhèrent à l'idée démocratique, inspiratrice de tous les 
gouvernements modernes. 

Nous espérons avoir montré que le régime démocra- 
tique, loin d'être incompatible avec les plus austères 
vertus, tend au contraire à les imposer à tous. Le ma- 
gnifique accord qui existe entre les préceptes évangé- 
liques et les besoins de la démocratie ne peut que 
réjouir les chrétiens. La démocratie ne leur demande 
pas de déchirer la glorieuse bannière où sont inscrits 
ces mots sacrés. Humilité, Mortification, Charité ; 
elle les invite à la tenir plus ferme, à la porter plus haut 
dans la guerre permanente contre l'orgueil, contre la 
volupté, contre l'égoïsme ! 



CHAPITRE IV 

LE PROGRÈS DANS LES CONGRÉGATIONS 
ENSEIGNANTES 



Si nous accédons à une époque où l'étude analy- 
tique des grandes œuvres de l'esprit humain ne peut 
pas se faire sans danger à cause de la philosophie 
erronée qui inspire un très grand nombre d'écrivains et 
de penseurs ; si d'autre part l'étude analytique est l'un 
des plus puissants moyens d'éducation quand on 
l'emploie à la lumière des principes vrais, — il faut 
des maîtresses qui inculquent profondément ces vrais 
principes à la jeunesse par l'enseignement positif, ainsi 
que nous l'avons longuement expliqué dans un pré- 
cédent ouvrage ' , et qui, en même temps, habituent 
leurs élèves à tenir en main le flambeau directeur de 
l'esprit, que la libre pensée a cru devoir éteindre en 
bannissant de son programme scolaire le christianisme. 

1 Nouvelle éducation de la Jemme dans les classes cultivées, par 
la Vicomtesse d'Adhémar. i volume, chez Perrin. 



i68 



LE PROGRES 



J'entends par là que la raison humaine, fière de sa 
fdiation glorieuse et toujours appuyée sur la raison 
divine dont elle procède, doit s'exercer par un jugement 
conscient et fort, capable de discerner en tous ordres 
l'erreur et la vérité. La neutralité, qui est l'infécon- 
dation voulue de l'esprit, fait aux catholiques la partie 
belle ; elle leur abandonne la haute culture des germes 
de la vie, elle les rend seuls maîtres des études ana- 
lytiques profondes et développées allant de l'examen 
des principes à l'examen des conséquences, reliant les 
faits aux idées, les idées à la vérité que personne n'est 
libre de dédaigner parce qu'elle émane de Dieu dont 
nous sommes tous les créatures dépendantes. Non 
seulement l'enseignement éducatif appartient de droit 
au christianisme, mais les vastes programmes aban- 
donnés jusqu'à nouvel ordre par l'enseignement officiel 
n'ont de refuge que chez les catholiques. 

Les maîtres de l'Université ne s'y trompent pas. Le 
désarroi de la pensée contemporaine leur arrache des 
aveux significatifs, et dans la fameuse querelle des 
études classiques les défenseurs du grec et du latin, 
qui veulent faire étudier le siècle de Périclès et le siècle 
d'Auguste parce qu'on ne peut pas analyser le siècle 
de Louis XIV, s'abandonnent parfois à d'instructives 
réflexions : 

« Pour que le professeur donne un enseignement 
« iort, efficace, dit M. René Doumic, il faut qu'il se 
« sente libre, maître de tout dire, de pousser ses idées 
a jusqu'au bout, de livrer le fond de sa pensée. Cette 
« liberté, il peut l'avoir avec les textes antiques, il ne 



DANS LES CONGRÉGATIONS ENSEIGNANTES IÔQ 

( l'a pas avec les textes français eux-mêmes. C'est ce 
qui a été excellemment mis en lumière dans ce 
passage de la déposition de M. Brunetière : — « Les 
textes qui servent de base à l'enseignement classique 
étant en général antérieurs au christianisme ont ce 
grand avantage de n'être pas confessionnels... Il est 
très difficile à un professeur impartial, mais qui 
pourtant a ses idées, ses convictions à lui, d'expliquer 
un peu à fond les Lettres provinciales. Il lui est 

( encore très difficile de parler avec liberté deV Histoire 

< des Variations, très difficile également d'expliquer 
( les textes de Voltaire, de Diderot, ou même la Pro- 
cession du Vicaire Savoyard. Vous mettez ce pro- 
( fesseur dans une situation gênante ; il est exposé à 

< chaque instant à faire appel aux passions qui com- 
( mencent à se faire jour chez les élèves, ou à donner 

< un enseignement qui blessera les familles. » — Les 
( auteurs allemands et anglais offrent les mêmes diffi- 

< cultes. Ils en offrent d'autres encore. Admirons-les 
( donc, lisons-les, pratiquons-les plus que nous n'avons 
' fait jusqu'ici; mais ne fondons pas sur eux notre 
( enseignement. Renoncer à la tradition universitaire 

telle qu'elle s'est d'elle-même établie, serait fausser 
( l'esprit de l'Université, y faire souffler tous les vents 
de la dispute, et, en ouvrant les portes du lycée aux 
bruits de la mêlée contemporaine, y ruiner jusqu'à 
la possibilité d'une éducation 1 . » 

1 Revue des Deux-Mondes du i5 août 1899. — L'éducation 
nationale dans l'Université, par René Doumic. 



I7O LE PROGRÈS 

Soit. Que l'Université garde sa tradition, c'est-à-dire 
qu'elle reste « en dehors de la mêlée contemporaine ». 
puisqu'on ne peut aborder au lycée les idées qui pas- 
sionnent la société moderne sans « y ruiner jusqu'à 
la possibilité d'une éducation». — Je ne discute pas 
les intérêts et les pouvoirs du lycée. Je constate que 
les universitaires eux-mêmes nous en montrent les 
bornes étroites, et je crie aux éducatrices religieuses de 
nos fdles : vous seules pouvez passer outre ! Passez-donc ; 
l'enseignement supérieur vous appartient. Donnez-le 
donc. Faites l'étude classique du xvn" siècle avec 
Bossuet, avec Fénelon, avec Pascal, avec les beaux 
génies philosophiques qui sont une des plus grandes 
gloires de la France et que vous avez seules, paraît-il, 
le droit de connaître et d'aimer. Du xvn siècle passez 
au suivanl ; traversez vile sa forêt d'arbres secs où. çà 
et là, quelque sève empruntée anime encore quelques 
rameaux vcrls. Entiez enfin à pleines voiles dans les 
grandes eaux îles temps présents ; vous les explorerez 
sans crainte, avec le Christ à la barre ; vous êtes là 
dans le domaine propre à l'enseignement supérieur ! 

Les grandes lectures raisonnées rcslenl actuellement 
le monopole de l'éducation chrétienne, et voilà ce qui 
assure encore de beaux jours aux institutions catholiques, 
pourvu que, sans larder, elles s'adaptent aux nouveaux 
besoins. La chose est réalisable sous trois conditions : 
il faut accomplir les modifications pratiques que réclame 
le déplacement des idées et des mœurs ; il faut élever 
selon les exigences requises l'élément démocratique ; 
il faut accepter la personnalité de la femme telle que le 



DANS LES CONGREGATIONS ENSEIGNANTES I7I 

veut l'état présent de la société et la former chré- 
tiennement en vue de sa mission actuelle. Ces trois 
conditions remplies établiront entre les congrégations 
enseignantes et le progrès, des rapports susceptibles 
de diriger sainement le progrès vers le but moral dont 
tant d'influences adverses s'acharnent à le faire 
dévier. 

Lorsque M me Marie du Sacré-Cœur a voulu restau- 
rer l'enseignement congréganisle, l'opposition faite à 
sa tentative s'est affolée sous l'action de pressentiments 
instinctifs d'autant plus effrayants qu'ils étaient moins 
définis. Les modifications d'ordre pratique se dressèrent 
en une masse confuse ; on crut à une bombe prête à 
faire sauter la maison ! Les besoins normaux de la dé- 
mocratie furent confondus a\ec les pires exigences ré- 
volutionnaires. Enfin la personnalité de la femme, telle 
que la veulent les temps présents, apparut à beaucoup 
de congrégations surprises comme un monstre dont 
l'horreur les hypnotisa. Saisies par l'effroi, à travers 
des larmes et des regrets elles crurent voir la femme 
chrétienne ensevelie sous ces ruines et remplacée ici- 
bas par l'orgueilleuse virago ou la sotte pécore dont 
nous serions, en effet, menacés, si la personnalité de 
la femme contemporaine était décidément formée par la 
neutralité officielle. Il faut se ressaisir ! Avec du sang- 
froid on observe que les modifications d'ordre pratique, 
loin d'atteindre l'essentiel, touchent seulement à l'ac- 
cessoire ; que la mise au point des systèmes d'édu- 
cation et des mœurs favorise l'épanouissement des 
principes immuables, et qu'enfin la religion tant atta- 



I~2 LE PROGRES 

quée, tant calomniée, tant menacée, tant méprisée, re- 
trouvera dans la femme contemporaine catholique un 
champion qui pourrait bien lui manquer de plus en 
plus, si les éducatrices dédaignaient les leçons du 
temps. 



Les couvents se sont effrayés du trouble qu'amène- 
raient dans leurs habitudes séculaires les modifications 
requises par les nécessités du temps ; et voilà la princi- 
pale cause de la résistance que quelques-uns d'entre 
eux ont opposée au mouvement rénovateur. Il est à 
propos de leur faire observer que ces modifications ne 
portent pas sur les principes fondamentaux ; elles ne 
touchent, répétons-le, qu'à l'accessoire. 

Les couvents ne sauraient éterniser tous les usages 
qui remontent à leur fondation. Pourquoi s'entêteraient- 
ils ? Il est évident qu'ils peuvent s'harmoniser avec les 
temps sans trahir l'idée qui les a créés et ne doit pas 
cesser de les animer. Une distinction très simple, 
quoique très importante, fera la lumière et mettra fin au 
malaise. Il faut distinguer entre l'immuable et le chan- 
geant ; il faut faire au profit des filles ce que l'on a fait 
au profit des garçons. Les Religieux éducateurs ont 
bien été obligés d'accepter les habitudes publiques ; les 
Religieuses éducatrices céderont au même courant et 
elles auraient grand intérêt à les imiter dans la mesure 
nécessaire. Elles l'auraient fait depuis longtemps 
d'ailleurs, n'en doutons pas, si des forces adverses 



I j4 1-E PROGRÈS 

puissantes, ennemies de la personnalité de la femme, 
ne s'étaient conjurées pour les retenir. On dit que nous 
ne sommes pas bien éloignés de l'heure où les Supé- 
rieures générales, obligées de soustraire à la stérilité des 
Ordres doués d'une fécondité virtuelle, rédigeront et 
présenteront à Rome les « cahiers des réformes » qu'on 
y attend, paraît-il. Cela n'aurait rien de bien étonnant. 
Conçus et rédigés pour rajeunir les usages monastiques 
et les articles du règlement qui seraient incompatibles 
avec notre ('[toque, ces cahiers des réformes atteste- 
raient hautement la vitalité des institutions. Que prou- 
veraient-ils, sinon qu'après trois, quatre, cinq siècles 
d'immutabilité la mise au point devient urgente i> N'est- 
il pas beau d'avoir construit, il y a cinq cents ans, des 
édi lices assez puissants pour être indestructibles, et 
n'est-il pas vrai que les monuments les plus anciens, 
ceux qui ont résisté au temps, aux assauts, sont encore 
ceux qui se prêtent aux aménagements modernes ? 
Qu'on ne croie pas que la nécessité de la mise au point 
ne soit pas ressentie intra-muros. Il pénètre sous les 
voûtes du cloître quelques souffles de cette atmosphère 
extérieure indispensable à l'aération vitale; la vocation 
de la charité et de la piété s'en vivifie. La femme est 
entraînée dans l'évolution sociale. Quand les couvents 
le comprendront, ils reprendront une puissance dont 
les œuvres étonneront le monde. 

L'immutabilité des usages monastiques s'est çà et 
là conservée de toutes pièces. Inspirées par une fausse 
notion du respect qui est dû aux saints fonda- 
teurs d'Ordres, les antiques familles religieuses ont 



DANS LES CONGREGATIONS ENSEIGNANTES iyO 

longtemps confondu le changeant avec l'immuable. 
M. Carra de Vaux en a fait la juste remarque en par- 
lant de l'Ordre de Saint-François, dans un dialogue 
pittoresque mais grave par le sujet qu'il traite, et qui a 
paru dans la Revue de l'Institut catholique de Paris : 
(( Que si cet Ordre, dit-il. au moins en France, ne se 
« développe pas davantage et n'a pas de plus grands - 
« succès, cela tient à des difficultés surtout extérieures. . 
« Par suite de l'élévation progressive du bien-être dans 
« les masses et des transformations survenues en con— 
« séquence dans le mode de vie et de vêtement des 
« pauvres, le Franciscain, demeuré dans la fixité de sa 
« règle, se trouve aujourd'hui très dissemblable, par 
« les apparences extérieures, de ces ouvriers, de ces 
« humbles, de ces gueux, auxquels tout d'abord il res- 
« semblait si fort. Le contraste produit par le costume 
« franciscain mis en regard de tous les costumes mo- 
« dernes, est si intense, qu'il faut, pour soutenir ce con- 
« traste, autant de courage qu'il en faul dans d'autres 
« Ordres pour supporter toutes les rigueurs de la règle. 
« En d'autres termes, un Franciscain ne peut plus être 
« qu'un héros. Or, un Ordre qui aspire à se répandre 
« et à se multiplier ne doit exiger de ses recrues que 
« des qualités qui soient elles-mêmes répandues et 
« communes, comme la bonté, l'humilité, le dévoue- 
« ment, le courage à un certain degré, mais il ne faut 
« pas qu'il exige d'elles l'héroïsme qui est un don rare 
« et réservé. » Cela est d'autant plus fâcheux que, 
d'après cet écrivain : « De tous les Ordres qui existent 
« aujourd'hui, celui qui, par son esprit, son attitude et 



ïy6 LE PROGRÈS 

« ses grâces spéciales parait le mieux répondre aux be- 
« soins du peuple, c'est l'Ordre de Saint-François. » — 
Il arrive donc un moment où le changeant se dégage de 
l'immuable, où le développement de la forme vivante 
brise ses moules trop étroits. Tel le mouvement qui 
s'opère au sein des congrégations enseignantes. L'his- 
toire des grands Ordres et de leurs fondateurs renferme 
une haute leçon. Le Saint de génie donne à sa création 
une forme perfectible, une forme ascensionnelle, car le 
génie tient sa puissance de ses ailes qui ne sauraient 
rester repliées. L'inintelligente, l'inerte fidélité, en pré- 
tendant immobiliser les institutions qui doivent respirer 
la vie pour être capables d'action, comprend bien mal 
le culte des ancêtres ! 

Il y a des Carmélites qui sont obligées de faire fa- 
briquer spécialement les tasses dans lesquelles elles 
boivent. On les façonnait, au temps de sainte Thérèse, 
avec deux anses. Le modèle est introuvable aujourd'hui : 
n'importe, il les faut ainsi. — Or l'admirable Sainte, 
expiatrice sublime des péchés d'autrui, qu'a-t-elle ins- 
titué dans ses monastères, sinon la pénitence par la 
mortification et par la pauvreté ? Elle a voulu cela tou- 
jours ; elle n'a pas voulu toujours les tasses à deux 
anses, et comme elle avait infiniment d'esprit, — n'en 
déplaise aux amateurs de la vertu bête, — il est pro- 
bable que, reparaissant au milieu de ses filles, elle s'amu- 
serait un peu de les voir si appliquées à sauver l'im- 
mutabilité des formes dans les ustensiles de ménage. 
Est-ce que la sainte pauvreté souffrirait beaucoup si les 
réfectoires du Carmel avaient aujourd'hui des tasses 



DANS LES CONGRÉGATIONS ENSEIGNANTES 1 77 

comme tout le monde en a, très ordinaires bien en- 
tendu, les plus communes qu'il se puisse, mais enfin 
telles qu'on les achète partout, s«ns avoir recours à une 
fabrication exceptionnelle plus coûteuse ? En vertu 
d'un décret autorisé, le monastère substituant à la tasse 
à deux anses celle à une seule, ferait-il vraiment une 
révolution scandaleuse? 

La tasse à deux anses, si l'on y réfléchit, a plus de 
portée qu'il n'y paraît. Ce simple détail fournit un 
exemple significatif des confusions établies entre le 
changeant et l'immuable. Des routines pareilles, à la 
rigueur admissibles pour les Ordres contemplatifs sépa- 
rés du monde, lont aux autres couvents un tort extrême 
et notamment aux Ordres enseignants. Il en est, et des 
plus aristocratiques, qui, fondés en plein xix e siècle, 
se sont imposé l'usage des fourchettes de bois. Or la 
viande n'est pas toujours tendre, dans les couvents, et 
l'on devine avec quelle gaieté les élèves se représentent 
les luttes qui se livrent, au réfectoire privé, entre l'inof- 
fensif trident et le classique beefsteack qui se défend 
déjà si bien lui-même ! Les grandes vertus de la 
vie religieuse gagneraient singulièrement à se déga- 
ger des recherches mesquines ; dès qu'on s'y aban- 
donne, elles envahissent et étouffent les préoccupations 
supérieures. Les Religieuses enseignantes ne peuvent 
conserver impunément, même dans leurs habitudes 
personnelles, les coutumes surannées : l'anachronisme 
qu'elles prétendent soustraire à la curiosité, — et les 
mystères tôt ou tard découverts ne valent rien pour la 
jeunesse, — choque les élèves, les dispose à regarder 



iy8 LE PROGRÈS 

leurs maîtresses comme un spécimen des choses an- 
tiques, qu'on respecte en souriant, mais qu'on ne sau- 
rait prendre en exemple. 

On a dit que l'esprit suranné des communautés atta- 
chées à l'immutabilité des formes éloigne de la vie 
religieuse des postulantes excellentes. D'aucuns yont 
même jusqu'à croire que, si l'on secouait les saintes 
poussières, on verrait des àmesjeunes, vivantes, apos- 
toliques, embrasser la vie religieuse pour le plus grand 
bien des couvents où elles exerceraient une influence 
rénovatrice. On se plaint qu'il y a quelques non valeurs 
très gênantes dans les couvents et qu'elles y sont atti- 
rées précisément par l'appât de l'immobilisation 
chère aux natures pauvres. Des gens méchants, et il 
n'en manque pas de par le monde, auraient encore 
insinué que les résistances de certaines religieuses aux 
transformations opportunes sont moins naïves qu'elles 
n'en ont l'air. D'après ces malveillants, au culte de 
l'antique se mêlerait surtout l'amour de la quiétude 
paresseuse, le petit bien-être monastique chercherait 
sa béatitude dans la stagnation ; et v oilà pourquoi la 
suppression de la lasse à deux anses, révolution inouïe, 
véritable « américanisme », devient un scandale. Les 
roulinistes, peut-être inoffensifs à eux-mêmes, sont 
les pires ennemis des couvents. A force d'en rétrécir 
l'esprit, ils en éloignent l'élément vital. D'autre part 
ceux qui ne comprennent pas la nécessité de faire 
ôonfectionner des écuelles préhistoriques pour manger 
sa soupe, ne peuvent Aoir sans pitié ces stérilisantes 
recherches de la vétille. Voilà pourquoi, dans l'extrême 



DANS LES CONGREGATIONS ENSEIGNANTES IyQ 

confusion d'opinions superficielles qui est un des mal- 
heurs de notre époque, il se rencontre des catholiques 
opposés au maintien des couvents. Ne pouvant accep- 
ter l'immutabilité inintelligente dont un certain parti 
se montre si jaloux, ils proclament, au nom même 
des intérêts religieux, la fin prochaine et nécessaire des 
couvents, tout comme les libres penseurs déclarent la 
fin prochaine de l'Eglise. Les couvents disent les uns, 
l'Eglise disent les autres, ont rendu à l'humanité des 
services immenses depuis l'ère chrétienne, mais ils ont 
fini leur temps. - — Non, les couvents pas plus que 
l'Eglise n'ont fini de rendre à la société les services que 
le monde attend de l'Eglise et de ses institutions. Les 
saintes associations où la virginité trouve de surs asiles 
ne peuvent pas mourir, parce qu'elles répondent à des 
besoins ainsi qu'à des principes impérissables. Ne peut- 
on pas croire que les outrances du struggle for life, 
si dures en leur réalisme brutal, décideront les âmes 
idéales à fuir les villes de boom ' et à chercher au 
cloître une existence tranquille et normale? Les cou- 
vents doivent se modifier, non pas dans le principe 
qui en a inspiré la fondation, mais dans l'orientation 
de l'esprit et la réglementation des usages. 11 faut 
regarder vers l'avenir et réadapter au point atteint par 
la civilisation ce qui, ayant été approprié au passé, ne 
l'est plus au présent : cela tombe sous le sens. Les 
supérieures, en observant et en réfléchissant, verront 
vite où devrait porter la réforme. Quant aux ordres 

1 Paui de Rousiers: I.o vie Américaine. Ranches et fermes. 



l8o LE PROGRÈS 

et congrégations nés au xix' siècle qui se prévaudraient 
de leur jeunesse pour se croire dispensés de tout chan- 
gement, ils oublieraient qu'ils ont subi comme leurs 
aînés des influences anciennes, attendu qu'elles ont 
dominé jusqu'à nos jours. La femme française, à 
peine entraînée dans le mouvement social, échappait 
hier encore à ces exigences désormais inévitables. 

La question des couvents se pose donc ainsi : sont- 
ils oui ou non compatibles avec des états sociaux dif- 
férents? — C'est l'histoire qui répond. Ne les voit-on 
pas fleurir sous l'empire romain, alors que saint Jé- 
rôme réunit au mont Aventin les Marcelle, les Paule, 
les Eustochie et tant d'autres femmes éminentes du 
iv° siècle? N'ont-ils pas résisté aux assauts de la barba- 
rie ? N'acquièrent-ils pas un développement magnifique 
à l'époque féodale, se féodalisant alors pour s'adapter, 
comme plus tard, pour s'adapter encore, ils devaient 
s'aristocratiser sous le règne de Louis XIV ? Pourquoi 
cette admirable force évolutive ? Serait-elle arrêtée par 
l'avènement de la démocratie ? Toutes nos annales 
prouvent la vitalité des couvents, car elles attestent 
leur permanence à travers les Ages, sous les régimes 
politiques et sociaux les plus divers. Cette permanence 
a sa cause dans les aspirations les plus profondes 
de l'âme humaine. C'est ce qui fait impérissables 
les institutions monastiques. 

La vie religieuse en communauté répond à un besoin 
de l'âme, et ce besoin est incontestablement ressenti 
dans cette fin de siècle. Il n'est pas jusqu'au mouve- 
ment féministe qui. en essayant de se propager dans 



I 



DANS LES CONGRÉGATIONS ENSEIGNANTES l8l 

les groupes catholiques, pourrait avoir des effets im- 
rjrévus et pousserait la femme au couvent, quand les 
couvents, réadaptés aux temps modernes, seront, comme 
ils le furent primitivement, des foyers apostoliques 
expansifs susceptibles d'utiliser les hautes intelligences 
et les grands cœurs. Une féministe distinguée nous 
disait qu'au fond l'idée de la chasteté et le désir de 
l'apostolat séduisent la plupart des féministes honnêtes 
et respectables. Nous avons aussi constaté, dans nos 
rapports avec des femmes indépendantes et non chré- 
tiennes, l'exactitude de ce fait. Il cache quelquefois un 
peu de révolte contre la loi naturelle, ou plutôt contre 
les excès du naturalisme, mais il confirme que la vir- 
ginité est une vocation, qu'il lui faut des refuges, et 
que si on savait la protéger elle fournirait à l'action 
des forces précieuses. Il se constitue aujourd'hui, parmi 
les jeunes filles chrétiennes appartenant à l'Université, 
des groupes curieux à observer. Après avoir passépar les 
écoles de Sèvres ou de Fontenay, plusieurs d'entre elles 
ont conçu le noble dessein de faire de l'enseignement 
public un instrument de conquête religieuse. Vérita- 
bles apôtres, elles n'ont pas songé à entrer dans les 
couvents, parce que les couvents, tels qu'ils existent, 
ne leur paraissent pas un terrain d'action assez animé 
et assez ouvert. Elles ont rêvé d'un apostolat plus large, 
plus expansif, plus fécond, dans les rangs compacts de 
notre société déchristianisée. Elles sont admirables, je 
les connais, je les vénère. Je les plains aussi, car elles 
se heurtent, dans l'exercice de leur sacerdoce doulou- 
reux, à un obstacle presque insurmontable, à l'irré- 



lS2 LF. PROGRÈS 

ductible neutralité officielle. Il n'est point douteux que 
les congrégations enseignantes trouveraient, parmi 
ces jeunes filles, les meilleures religieuses, et on 
peut espérer que quelques-unes d'entre elles seront heu- 
reuses de prendre le voile, le jour où les communautés 
vouées à l'éducation répondront et se prêteront aux 
nécessités contemporaines. 



II 



Lorsqu'il fut question de foncier une Ecole normale 
supérieure pour donner aux religieuses enseignantes 
une instruction capable de soutenir la concurrence uni- 
versitaire, de toutes parts les adversaires du projet 
poussèrent le même cri : « on ne pourrait pas, disaient- 
ils, faire vivre ensemble des religieuses appartenant à 
des Ordres différents, sans mettre en péril l'esprit par- 
ticulier de ebacun. » Cette crainte a été si forte, qu'elle 
a servi d'argument principal aux opposants. Les défen- 
seurs de l'Ecole normale ont dû se donner une 'peine 
infinie pour énumérer toutes les précautions qu'on 
prendrait afin d'éviter un si « terrible malheur ». Per- 
sonne toutefois n'a posé la question avec toute la sim- 
plicité etla sincérité qu'elle comporte. 

Mais en quoi consiste exactement l'esprit particulier 
de tel ou tel Ordre, et qu'entend-on sauver par là? 
Nous ne parlons que des Ordres enseignants bien en- 
tendu. On en compte plus de cent : il y aurait donc 
cent esprits particuliers ? — C'est beaucoup ! Il faut 
reconnaître, il faut affirmer que les institutions reli- 
gieuses enseignantes ne souffrent, dans leur esprit, 
qu'une seule distinction ; elle dérive de l'esprit aristo- 



I 84 LE PROGRÈS 

cratique ou de l'esprit démocratique, et c'est tout. 
Car enfin, au point de vue doctrinal il ne peut y avoir 
d'esprit particulier, puisque l'unité dogmatique est 
l'essence même de l'Eglise. Ferait-on consister l'esprit 
particulier en quelque préférence de dévotion? Mais 
toutes les dévotions ont la même origine et le même 
but; elles viennent de Dieu et elles y retournent. On 
ne voit guère, entre les Ordres, que nuances, et dans 
notre siècle de lumière les nuances pâlissent, dispa- 
raissent, comme toutes les teintes effacées qu'on éclaire. 

Nous n'avons pour nos fds, en France, que deux 
grandes institutions enseignantes de couleurs vérita- 
blement tranchées, et que l'on oppose l'une à l'autre; 
les Jésuites et les Dominicains. Dans l'ensemble des 
autres collèges libres, tenus par des prêtres ou des reli- 
gieux, y a-t-il réellement un esprit particulier à chacun ? 
Non. Les influences dislinctives pourraient-elles, 
d'ailleurs, prévaloir avec la similitude absolue des pro- 
grammes d'études qui absorbent toutes les préoccupa- 
lions? Malgré les tendances évidentes, à peine sub- 
siste-t-il quelque trace des distinctions établies, car elles 
résultent de l'esprit plus ou moins ancien ou plus ou 
moins moderne, et ce plus ou moins s'atténue là 
encore, se trouble, s'altère par la marche inévitable 
des idées. 

En somme, les distinctions de l'esprit particulier se 
réduisent à une seule, entre l'esprit ancien ou aristo- 
cratique et l'esprit moderne ou démocratique. On 
pouvait préjuger que les grands couvents à tendances 
aristocratiques n'auraient pas été exposés au contact 



DAIïS LES CONGRÉGATIONS ENSEIGNANTES l85 

redouté de l'Ecole normale de Religieuses, si on l'avait 
fondée en France. Avec les immenses ressources dont 
ils disposent, il leur est loisible, si bon leur semble, de 
constituer eux-mêmes leur propre enseignement supé- 
rieur, selon leur orientation, et dès lors de conserver à 
leur esprit ses sanctuaires, qui dureront tant qu'ils le 
pourront, et qui ont une physionomie très caracté- 
risée. 

Les magnifiques salons de la rue de Varennes ne 
conservent-ils pas un aspect essentiellement ancien 
régime ? Les principes aristocratiques qui inspirent 
cette institution célèbre, pourtant fondée longtemps 
après la Révolution par une femme de génie qui fut en 
même temps une sainte, s'affirment dans les lignes 
architecturales du vieil hôtel de Biron, dans sa déco- 
ration intacte aux belles boiseries Louis XV, aux 
portes hautes richement sculptées. Les grandes dames 
en cornette qui viennent faire leur élégante révérence 
et recevoir les visiteuses avec la grâce austère qui a 
tant de charme encore dans son anachronisme sédui- 
sant, font un tableau exquis en lui-même, et cepen- 
dant il y a bien de la confusion à Farrière-plan ! Qu'on 
jette un regard sur la liste des jeunes filles somptueu- 
sement élevées là. Avec les noms de la plus noble 
aristocratie il en est d'autres, et en grand nombre, 
qui doivent être bien étonnées d'avoir tabouret en 
cette cour. Le Sacré-Cœur est une institution spécia- 
lement aristocratique, qui a un caractère propre et un 
esprit propre. Elle ne peut pas le perdre sous peine 
de compromettre son succès, et il est à remarquer que 



l86 LE PROGRÈS 

ce caractère a été dénaturé par V mélange dos élèves. 
L'évolution moderne, l'adaptation des autres couvents 
aux besoins actuels, si elle avait réussi, aurait contribué 
à rendre au Sacré-Cœur une homogénéité nécessaire. 
Elle l'aurait débarrassé des éléments hétérogènes qui 
font disparate aujourd'hui dans ses pensionnats en 
s'en emparant, et ainsi eût prolongé l'heureuse appli- 
cation des vieux systèmes là où elle est encore lo- 
gique. Le Sacré-Cœur demeure une institution privi- 
légiée, qui ne peut, convenir qu'à un groupe très 
sélectionné. Si une Ecole normale de Religieuses, sur le 
modèle de celle qui existe à Bruges, s'était ouverte 
dans notre pays, à la voix de la Mère Marie du 
Sacré-Cœur, les grands couvents aristocratiques, 
en France, loin de rencontrer dans cette institution 
une concurrence funeste, en auraient bénéficié indirec- 
tement, puisque les vieux systèmes aristocratiques, 
actuellement gênés dans leur application, se verrraient 
affranchis de leurs embarras. On a beau multiplier 
les compromis, établir les rangs bien plus par la for- 
tune que par la naissance, la démocratie que l'on veut 
éviter avance toujours; elle est entrée avec les élèves 
dans les bastilles gardées. Or les institutions éduca- 
triecs sont, tout comme les autres, régies par une loi 
primordiale en vertu de laquelle l'accord ou le désac- 
cord du système avec les sujets devient une cause de 
réussite ou de défaite. Cette loi a gouverné les Ordres 
religieux dans le passé, ce qui fil leur fortune ; elle les 
gouvernera dans l'avenir prochain des réformes réa- 
lisées, ce qui rétablira leur crédit. En attendant elle ne 



DANS LES CONGRÉGATIONS ENSEIGNANTES l8~ 

los gouverne plus. Malgré la multiplicité des « esprits 
propres », la seule distinction réelle n'est pas encore 
nettement maîtresse ; c'est un malheur pour tout le 
monde. En effet, les derniers succès des grands cou- 
vents aristocratiques aussi bien que leurs échecs s'ex- 
pliquent, les uns et les autres, par la fidélité ou la 
dérogation à la loi nécessaire d'harmonie entre la 
clientèle et l'esprit particulier. 

L'esprit aristocratique a-t-il encore une clientèle? 
L'harmonie existe-t-ellc quelquefois ? Oui : elle existe 
quand le sujet possède également la naissance, la for- 
tune et la religion. Quoique très exceptionnelles, ces 
conditions réunies se rencontrent. L'éducation aristo- 
cratique du couvent, s' exerçant dès lors sur son ter- 
rain, donne aujourd'hui comme hier des femmes 
véritablement exquises. Là où les familles chrétiennes 
aristocratiques et riches ont pu maintenir leur situa- 
tion traditionnelle, dans un milieu aussi rare que pri- 
vilégié, s'épanouissent des jeunes filles dignes de toutes 
les admirations. On saluait naguère, avec un respect 
justement mérité, les grands exemples de courage que 
la femme aristocratique chrétienne a donnés si géné- 
reusement dans la catastrophe du Bazar de la Charité. 
En célébrant ces héroïnes, mortes le \ mai 1S97, l'en- 
thousiasme public rendait un nouvel hommage au 
passé dont ces saintes femmes renouvelaient les gloires : 

« Mesdames », — s'écriait à ce sujet un écrivain 
distingué, dans un transport bien naturel, — « Mes- 
« dames, conservez-nous la vieille éducation, soyez 
«arriérées,.. » Soit. Mais les partisans de la vieille 



l88 LE PROGRÈS 

éducation, qui ne convient qu'à une rare élite et plus 
du tout à la masse, ne peuvent trouver mauvais que 
les promoteurs d'une éducation plus moderne se pré- 
occupent à leur tour de répondre à des besoins géné- 
raux. \ a-t-il d'ailleurs actuellement beaucoup de 
milieux compatibles avec l'éducation « arriérée », et 
ces milieux, déjà si peu denses, là où ils subsistent, ne 
s'éclaircissent-ils pas avec une extraordinaire rapidité ? 
Considérons de plus près ces jeunes fdles aristocra- 
tiques dont la personnalité charmante, quand elle se 
rencontre, garde parmi nous tant de séduction. Il 
suffit de les replacer dans leur cadre pour com- 
prendre qu'il serait fou de généraliser plus longtemps 
les règles tout à fait exceptionnelles qui peuvent 
encore, çà et là. convenir à quelques-unes d'entre elles. 
— Prenons, par exemple, le chapitre de la piété et 
celui des distractions. En ces matières, les idées, même 
dans les couvents de fondation récente, n'ont pas été 
modifiées. Elles paraissent aujourd'hui d'autant plus 
surannées qu'elles ont plus que leur Age. En vertu 
peut-être de l'immobilisation des intérêts de la femme, 
les congrégations qui datent de ce siècle J sont encore 

1 D'après des recherches laites dans le curieux et savant ou- 
vrage publié on i865 par M. l'abbé Maillaguct sous le titre : 
Le miroir (1rs Ordres et Instituts religieux île France, 55 congré- 
gations nouvelles adonnées à renseignement des jeunes fdles ont 
été fondées en France depuis le commencement du siècle jusqu'en 
i805. 11 est à remarquer que d'autres congrégations enseignantes 
se sont formées depuis la publication de ce livre documentaire et 
que la plupart des Ordres hospitaliers ont des écoles. 

(Note de l'auteur.) 






DANS LES CONGRÉGATIONS ENSEIGNANTES 189 

imitées de l'ancien régime. Les pratiques religieuses y 
sont accumulées, les distractions publiques con- 
damnées, défendues. Pourquoi ? Parce que la vie de 
nos grand'mères, telle qu'elle s'est maintenue avant 
le changement profond des mœurs, était restée casa- 
nière et recluse. Nous n'avons pas à décider si ce fut 
un bien ou un mal; il suffit d'observer que les femmes, 
nobles ou bourgeoises, à Paris ou en province, à la 
ville ou à la campagne, passaient leurs jours entre 
l'église et le foyer. La piété et la retraite monastiques 
dont elles contractaient l'habitude au couvent et dont 
on leur prêchait la continuation dans le monde, s'ac- 
cordaient à merveille avec l'existence sédentaire et fermée 
qu'elles y menaient. Mais quelle différence entre la 
vie de nos grand'mères et celle de nos filles ! Ainsi 
que l'observait très judicieusement Tocqueville : « dans 
les sociétés démocratiques, la piété n'a pas les mêmes 
formes que dans les sociétés aristocratiques », et ainsi 
que l'a dit après lui le comte de Chabrol : « le nouveau 
caractère de la piété, loin de nuire à la haute sainteté, 
ne cherche qu'à la répandre, et il y réussit parce qu'il 
s'harmonise avec les temps » . Sur le chapitre de la 
piété, les éducatrices déconcertées se prennent parfois à 
comparer les résultats d'hier avec ceux d'aujourd'hui, 
dont partout on se plaint. — Comment se fait-il, dit- 
on, que des principes d'éducation religieuse iden- 
tiques donnent, à un demi-siècle d'intervalle, des 
(mils si différents ? La nature humaine ne varie pas, la 
force de la grâce non plus. Pourquoi, avec les mêmes 
ennemis à combattre et avec les mêmes moyens em- 



1Q0 LE PROGRES 

ployés pour les vaincre, échoue-t-on souvent là où l'on 
réussissait presque toujours ? — La cause en est très 
simple. On réussissait autrefois parce que les habitudes 
de piété correspondaient à l'état social du temps, lequel 
se prêtait à leur application. Contractées au pensionnat, 
les habitudes prises se conlinuaient tout naturellement 
à la maison. Maintenant les jeunes femmes ne le 
peuvent pas : alors c'est la déroute. L'éducation sou- 
cieuse de conserver à la foi et à la vertu les généra- 
tions prochaines, ne doit plus imposer à tout le monde 
comme règle de toute la vie les habitudes monastiques 
dont nous avons dit la puissance d'attrait si bienfai- 
sante à l'enfance, mais qui ne sauraient rester une 
obligation. C'est presque forcer la jeune femme à ne 
pas persévérer, puisqu'on lui demande une persévé- 
rance irréalisable. 

Si de la piété on passe aux distractions, il est facile 
de voir qu'ici encore les préceptes aristocratiques ne 
conviennent pas à toutes les situations. Tandis que 
dans certains centres familiaux il est loisible de pros- 
crire les divertissements publics sans risquer de ré- 
volter les aspirations aux plaisirs légitimes, res- 
treindre chacun aux seules récréations privées c'est ou- 
blier la diversité des existences. Voici par exemple telle 
jeune fille, fière de n'avoir jamais pénétré dans une salle 
de spectacle, pas même à l'Opéra où sa mère proteste 
avec orgueil ne devoir jamais la conduire. Sans exami- 
ner s'il n'y aurait pas utilité à former le jugement de la 
jeunesse en lui entr'ouvrant un peu la vie moderne, 
pour lui apprendre à discerner ce qui est licite ou illi- 



DANS LES CONGREG.VTIONS ENSEIGNANTES I9I 

cite, sans se demander si la prohibition excessive 
n'amènera pas, après le mariage, une de ces réactions 
redoutables qui attirent les honnêtes femmes dans des 
lieux où elles ne devraient point paraître, l'analyse des 
distractions permises ou défendues montre qu'il est ma- 
laisé d'appliquer des préceptes directeurs uniformes à 
des existences très différentes. Comment refuser équita- 
blement toute espèce de plaisirs publics, alors qu'il y a 
des privilégiées qui les trouvent sous une forme privée ? 
Au sein même de la famille, chez des amis, les artistes 
célèbres viennent se faire applaudir par les douairières 
les plus rigides et par les jeunes fdles les plus sévère- 
ment élevées. On se passe alors fort bien du théâtre. 
Quand l'Opéra ou la Comédie française se rendent 
à domicile, pas n'est besoin d'aller à eux. Mais est-ce 
plus mal d'entendre Rose Caron ou Reichembcrg sur 
leur scène que chez soi ? Ne pas aller à l'Opéra ou 
aux Français, parce qu'on a dans son salon les 
meilleurs artistes, est-ce une vertu ou un avantage? Si 
c'est un avantage, et la chose parait assez certaine, où 
place-t-on la logique ? Tout cela est bien difficile à sou- 
tenir, — à moins que les couvents destinés à élever 
cette aristocratie agréablement tributaire de fiers prin- 
cipes facilement gardés, ne lui restent exclusivement ré- 
servés. 

Alors l'esprit particulier trouvera satisfaction légi- 
time, parce qu'il y aura matière. Mais dans les autres 
a mvents, dans la généralité des communautés très nom- 
breuses qui élèvent la masse des femmes françaises, il ne 
peut y avoir matière à esprit aristocratique : l'esprit par- 



ig2 LE PROGRES 

ticulier est forcément démocratique. C'est la formation 
des Religieuses enseignantes appartenant à l'ensemble 
de ces communautés que M mc Marie du Sacré-Cœur se 
proposait de favoriser en leur donnant les moyens d'étu- 
dier ; c'est pour elles tout spécialement qu'elle voulait 
fonder l'institution nouvelle. On ne saisit donc pas très 
bien ce que réclamaient les adversaires du projet quand 
ils disaient que les Religieuses envoyées par les commu- 
nautés à l'Ecole normale supérieure perdraient l'esprit 
particulier de leur Ordre. Il eut été plus exact et plus 
franc d'avouer qu'elles perdraient l'esprit du passé 
pour adopter celui du prescrit, car au fond toute la 
question se résume en ces deux mots. 

Disons-le encore, l'organisation de l'éducation de la 
démocratie intéresse l'aristocratie très directement. 
Parmi ceux qui résistent au mouvement actuel, il 
n'en est peut-être pas de plus mal inspirés, selon 
leurs propres intérêts, que ceux qui parlent au nom 
de l'aristocratie. Fidèles aux traditions d'urbanité, 
de politesse, de délicatesse qui tendent hélas ! à se 
perdre et qu'il faut maintenir à tout prix pour ne pas 
devenir des barbares grossiers, les groupes aristocra- 
tiques qui prisent très légitimement le bon ton et le bon 
goût se méprennent sur les moyens propres à con- 
server la distinction des manières, qui est la condition 
des rapports publics. Ils oublient qu'ils sont impuis- 
sants à la sauver en France, demain, s'il ne l'enseignent 
pas aux couches nouvelles, et ils seront les premiers a 
souffrir du manque général d'éducation, puisqu'ils ne 
pourront pas éviter les contacts, j'allais dire de rang, 



DANS LES CONGRÉGATIONS ENSEIGNANTES I0O 

— mais, il n'y a plus de rangs, — j'allais dire de classe, 

— mais les classes existent-elles encore ? — disons donc 
les contacts tout court. Ils ne pourront pas plus, de- 
main, les éviter pour leurs filles qu'ils ne les évitent, 
aujourd'hui, pour leurs fils. Ils ont donc un intérêt di- 
rect à laisser élever les futures compagnes de leurs 
filles, à permettre qu'on leur communique peu à peu 
quelque chose de cette délicatesse de langage, de tenue, 
d'allure générale qui est la caractéristique de la dis- 
tinction, ne fut ce que parce qu'il serait puéril de 
compter, en ce qui regarde la préservation, sur un 
cordon sanitaire qui n'existe plus. 

D'ailleurs la distinction des manières, dans l'avenir, 
doit, en se reconstituant, se restaurer. Se rencontre-t-elle 
encore en France ? Est-ce que le chic est vraiment de 
la distinction aristocratique? Et le chic n'est-ii pas à 
peu près ce qui en a été sauvé dans le monde élégant 
qui en fait avec si peu de goût un étalage tapageur? 

Je ne voudrais pas confondre avec la phalange mou- 
vante, higarrée, cosmopolite, insoucieuse de vérité, 
bande folle en quête de plaisir, de succès mondains, 
d'amusettes vaines et de vaine gloriole, l'élite vé- 
ritablement aristocratique que j'ai caractérisée en disant 
qu'elle a pour elle la naissance, la fortune, la religion. 
Et cependant, qu'est-ce donc qui l'en sépare, sinon 
l'âge? Aune ou deux générations d'intervalle, combien 
de parents qui ont vu leurs enfants, leurs filles même 
quitter les salons trop austères pour les cabarets à la 
mode, narguer la vieille chaise à porteurs qui décore 
le vestibule, franchir l'entrée à bicyclette, couper les 

j3 



iq4 le progrès 

longues traînes, raccourcir la jupe gênante et s'élancer, 
lestes et dégagées, là où l'on s'amuse. Voilà, ce me 
semble, l'aristocratie qui se démocratise ! Eh bien, 
c'est le contraire quelle devrait faire. On lui demande 
à'aristocratlser, d'imposer le bon ton et non pas d'ac- 
cepter le mauvais. On lui demande de chercher à con- 
server la distinction des manières en l'observant d'abord 
et en la propageant ; on lui demande d'en semer 
le germe dans tous les sillons ouverts de la société. 
Mais la distinction extérieure est toujours le reflet de 
la distinction intérieure. Ce que les compagnies de 
Gyp nous montrent de chic ou d'impertinence, osc- 
t-on prétendre que cela c'est l'aristocratique élégance 
de nos pères? Ce n'est pas non plus, dit-on, l'aristo- 
cratique élégance de nos pères que l'on donnerait à la 
démocratie, même en parvenant à l'élever, puisque c'est 
son inévitable ascension qui a troublé la 'pureté de la 
distinction française. Il est certain que les sociétés ne 
seront plus en talon rouge, ni en poudre à la maré- 
chale, mais il esl certain aussi qu'elles peuvent, qu'elles 
doivent avoir l'urbanité, la politesse, la grâce, le tact, 
la délicatesse qui constituent les bonnes manières. 

On ne peut nier que l'aristocratie, forcée de conclure, 
tous les jours, des alliances avec la démocratie sur le 
terrain social, ne soit également obligée d'en con- 
tracter d'intimes sur le terrain familial. Son intérêt 
seul l'inviterait donc à activer et non à entraver l'effort 
qui se fait du côté de l'éducation générale. 

Il ne faut pas oublier d'ailleurs qu'en France la ques- 
tion esl très complexe, par suite de l'abolition du droit 



DANS LES CONGREGATIONS ENSEIGNANTES 1QO 

d'aînesse qui a détruit la caste supérieure. En Angle- 
terre, l'aristocratie a servi très utilement à favoriser 
l'éducation de la démocratie. Elle a d'abord conservé 
dans son propre sein des modèles parfaits de bonne 
éducation, et elle a pu stimuler le goût des bonnes 
manières dans les autres classes très nombreuses qui ne 
sauraient prétendre à entrer dans l'aristocratie fermée. 
C'est précisément cette barrière, abattue en France, 
qui permet à la caste anglaise de se montrer condes- 
cendante et tulélaire. Elle peut l'être sans générosité. 
11 existe en Angleterre deux sortes de distinction : celle 
du lord, qui est native et reste son apanage héréditaire ; 
celle du gentleman, qui s'acquiert et qui constitue ce 
brevet de distinction nécessaire et désiré de tout anglo- 
saxon. 

Je causais un jour avec une vieille marquise char- 
mante et très <( ancien régime », dans le salon d'un des 
couvents les plus aristocratiques de Paris. Je venais 
entretenir cette grande dame d'une œuvre ayant pour 
but de chercher à propager l'éducation dans les classe- 
bourgeoises et même populaires. La vénérable aïeule s 
fort intelligente d'ailleurs, gronda avec une violence 
inouïe contre ce qu'elle appelait « le déclassement des 
individus ». Elle essaya de me prouver par mille et une 
raisons qu'on ne pouvait pas faire un tort plus grand 
aux classes démocratiques, que de leur donner des ma- 
nières, des goûts, des idées « au-dessus de leur condi- 
tion ». Je fais grâce de la théorie. Qui ne la connaît à 
fond ? Cette vieille marquise, une très digne femme, 
essayait de rebâtir encore, de ses mains débiles, les 



10,6 LE PROGRÈS 

remparts écroulés, les mâchicoulis détruits, qui préser- 
vaient jadis la caste féodale. Elle avait une nombreuse 
famille, et ce fut la cause d'une première division de 
ses biens. L'un de ses fils, général distingué qui avait 
fait un mariage selon son rang mais sans fortune, 
avait lui-même cinq enfants dont quatre filles. Pas 
une vocation religieuse, et chez toutes le vif désir de se 
marier ! L'excellente grand'mère compta d'abord sur 
les lieutenants du régiment pour épouser ses petites- 
filles. L'aînée devint en effet la femme d'un officier. 
Mais combien pour les autres la destinée lut amère ! 
L'une échut à un veuf très mûr, la troisième à un 
modeste fonctionnaire, et la quatrième à un agriculteur 
enrichi. Quant au fils, il fut fort heureux de rencontrer 
une villageoise fortement dotée, une « demoiselle de 
vin » comme on se plaît à désigner, en certaine pro- 
vince, les filles de paysans pourvues d'un gros sac 
gagné dans un commerce lucratif. La pauvre marquise 
ne s'était jamais consolée de ces mariages. DuAicillard 
elle n'avait pas rougi, car il avait bon ton ; mais du 
fonctionnaire, de l'agriculteur et de la « demoiselle de 
vin )> elle ne pouvait soutenir la vue. — Pourquoi '} 
Parce cpie l'éducation leur manquait totalement. — 
Belle personne, la jeune femme ;bons garçons, les jeunes 
gens ; il axaient assez de qualités de cœur et d'intelli- 
gence pour faire des ménages heureux. 11 ne leur 
manquait que d'être ce que les anglais appellent lady 
like cl gentlman like.. . 

L'organisation de l'éducation de la démocratie inté- 
resse très directement l'aristocratie. Elle ne peut pas 



DANS LES CONGREGATIONS ENSEIGNANTES I97 

tarder à s'apercevoir qu'elle a été très mal inspirée, 
quand elle a voulu résister au mouvement actuel. Il 
est inutile d'ailleurs de revenir sur ce point délicat, que 
nous avons traité en parlant des vertus chrétiennes et de 
leurs rapports avec la démocratie. Il suffit ici de le rap- 
peler. Notre but immédiat est autre. Nous avons cher- 
ché à rassurer les congrégations inquiètes, en leur 
montrant que l'esprit de foi n'est nullement menacé 
par l'adaptation nécessaire de l'éducation chrétienne aux 
exigences démocratiques. Et cela ressort d'une seule 
et unique distinction. La force des choses paraît déci- 
dément subdiviser les Ordres enseignants de femmes, 
comme l'ont été les Ordres enseignants d'hommes, en 
deux groupes. D'un côté les pensionnais à tendance 
aristocratique : ils pourront toujours s'isoler à leur 
gré el se satisfaire pleinement, en restant à part. D'un 
autre côté les pensionnats à tendance démocratique, 
et ceux-ci, à l'encontre des précédents, devront leur 
prospérité future à l'accord général de l'action com- 
mune. Une magistrale unité de vues, conforme aux 
besoins modernes, leur attribuerait un monopole su- 
perbe. Ils opéreraient l'identité de l'éducation et de la 
vie, dans la morale, par les principes et par la foi. 



CHAPITRE Y 



L\ PERSONNALITÉ DE L\ FEMME 



Les résistances d'un certain parti catholique à la res- 
tauration de l'enseignement religieux des femmes ont 
eu encore d'autres causes. C'est le résultat même de la 
haute éducation qu'on redoute, car on sait qu'elle favo- 
risera la formation de la personnalité féminine. Or, 
certains hommes craignent que l'affirmation de cette 
personnalité, par son action incontestable, n'ait un 
effet de perturbation dans la famille et dans la société 
au lieu d'être, comme le croient les promoteurs de 
l'enseignement supérieur, un des meilleurs moyens de 
régénérer la famille et de restituer ainsi à la société la 
vigilante puissance moralisatrice qui lui manque de 
plus en plus. 

Mais en quoi l'affirmation de la personnalité de la 
femme pourrait-elle nuire à la famille ? Une femme 
forte, chrétienne d'esprit et de cœur , serait-elle 
pour cela moins fidèle aux devoirs familiaux ? Jeune 
fille remplirait-elle moins bien les devoirs filiaux et 
fraternels ? — Assurément non. Ce serait une absur- 



200 LA PERSONNALITE DE LA FEMME 

dite de le prétendre et personne ne le soutient. Ce 
n'est pas là que l'opinion résiste, c'est seulement lors- 
qu'il est question des devoirs de l'épouse dans le ma- 
riage. Chaque fois que le progrès moral, lentement 
issu de l'Evangile, tend à élever un peu plus haut la 
vie conjugale, chacun se trouhle et les meilleur s 
adeptes de la morale font quelquefois alors, sans le 
savoir et sans le vouloir, cause commune avec ses 
pires ennemis. Ainsi s'est accréditée l'idée que la per- 
sonnalité de la femme chrétienne créerait un conflit au 
foyer conjugal où elle pratiquerait la vertu consciente. 
Serait-ce la vertu consciente qui déplaît? Et qui donc 
la redoute ? — Ce ne peut-être les chrétiens. 

On ne comprendrait rien à ce qui s'est passé dans le 
monde catholique lorsqu'il s'est agi d'assurer l'ensei- 
gnement supérieur des femmes, si l'on se refusait à 
reconnaître que le naturalisme a faussé des principes 
essentiels à la morale, en altérant la notion des rapports 
généraux de l'homme et de la femme partout, jusque 
dans le mariage chrétien ; car c'est en conséquence de 
fausses notions courantes au sujet du mariage que la 
personnalité de la femme est redoutée. Il s'est établi 
un préjugé qui a pesé sur les éducatrices. On leur a 
fait croire qu'en développant la personnalité de la 
femme elles mettraient en danger la paix familiale et 
la morale. Elles ont également craint, — et bien à tort, 
— que la personnalité de la femme ne fut une éman- 
cipation contraire aux influences nécessaires de la di- 
rection spirituelle. 

Les débats, sur ce point, furent très vifs : « — Nous, 



LA PERSONNALITE DE LA FEMME 201 

(( dirent les libres penseurs, nous voyons bien que 
« la culture intellectuelle des femmes porte un coup 
« sérieux au sensualisme : vous, catholiques, vous n'en 
« convenez pas parce qu'il ne vous plaît pas de vous 
« avouer gènes par des sujétions inférieures ; au fond, ce 
« sont elles que vous cherchez à ménager, quand vous 
« prétendez limiter la personnalité de la femme ; vous 
« capitulez devant la volupté, car vous avez vu tout 
« de suite les conséquences que l'influence d'une 
« femme chrétienne instruite, développée, ayant une 
« personnalité forte et consciente de ses devoirs, exer- 
« cerait dans le mariage ; vos protestations s'élèvent 
« contre la personnalité qui pourrait se défendre contre 
« l'égoïsme et les passions. » Les libres penseurs sont 
sévères. Ils ont du moins compris que toute la ques- 
tion, si irritante, se réduit à ceci : la femme aura-t-elle 
ou n'aura-t-elle pas une personnalité ? 

Les incrédules ont été, en effet, les premiers à pré- 
voir que la personnalité de la femme ne pouvait pas tar- 
der à s'affirmer. Plus habiles que les catholiques résis- 
tants, ils l'ont acceptée et résolument se sont faits, à la 
fin du xix e siècle, les promoteurs officiels de la cul- 
ture intellectuelle. Accaparant ainsi l'instruction de la 
femme, ils espéraient s'en assurer le monopole, dans 
le but d'échapper eux-mêmes aux révoltes de la mo- 
rale chrétienne rendue plus austère par le dévelop- 
pement de la personnalité féminine. De deux maux 
choisissant le moindre, ils ont fondé l'enseignement 
supérieur à l'école de Sèvres, fort opportunément à 
leur gré, pour l'emprisonner dans la neutralité : dès 



902 LA PEKSONN ALITE DE LA FEMME 

lors, pensent-ils, la femme instruite sera incrédule, et 
avec l'incrédulité la personnalité est moins gênante, 
car l'incrédulité admet beaucoup de licence et ferme 
les yeux sur beaucoup de désordres. — C'est très 
juste. 

Chez les chrétiens, soumis aux préceptes de l'Evan- 
gile, le niveau moral s'élève avec la connaissance ; et la 
connaissance progressive les mène à la pratique de la 
morale intégrale. Comment ne la redouteraient-ils pas 
quand ils sont, comme les libres penseurs, troublés eux 
aussi par des influences psychologiques destructives des 
énergies morales? Permettraient-ils qu'une personna- 
lité sage vienne s'établir au foyer domestique, précisé- 
ment à l'heure où les suggestions ambiantes ont affolé 
les passions? En de telles circonstances ne serait-ce 
pas provoquer un conflit chez les époux et communi- 
quer à la famille un ébranlement dangereux? Si la 
femme a une personnalité elle parlera, car elle a beau- 
coup à dire au nom de l'enfant et des intérêts de la 
race, ('/est ce qu'on ne veut pas écouter. Cependant 
l'inévitable question se formule ainsi : comment la 
raison et la conscience accordent-elles, dans la mono- 
gamie honnête, au profit de tous les intéressés, père, 
mère, enfants, les droits des sens et les droits de 
la vie?... De savants théologiens étudieront mieux sans 
doute dans l'avenir ces grands problèmes, car la 
science biologique parait suffisamment avancée aujour- 
d'hui pour qu'il leur soit possible de donner une solu- 
tion autorisée. La règle des mœurs dans le mariage ne 
pourra qu'y gagner, et la foi également. Et si des 



LA PERSONNALITÉ DE LA FEMME 200 

temps barbares ont permis, dit-on, que de pseudo- 
chrétiens en vinssent à discuter si la femme avait une 
àme, il ne faudrait pas qu'il s'en rencontrât de nos 
jours d'assez ignorants pour discuter si elle a un corps 
soumis aux lois communes et si la préservation de sa 
postérité a des droits. Si la femme tourne un feuillet 
de plus dans le livre que le Christ est venu écrire ici- 
bas sous l'inspiration de sa divine charité, il est bon 
qu'elle y lise des leçons supérieures, bienfaisantes a 
la famille et à la société. Poursuivant dès lors sa mis- 
sion avec la force cl à la lumière de la certitude 
chrétienne, elle continuera à hausser toujours la con- 
ception d'une moralité plus élevée. C'est pourquoi des 
évèqucs éclairés, des piètres instruits, des laïques 
croyants, inaccessibles aux raisonnements hypocrites, 
ont manifesté qu'ils n'étaient point ennemis de la per- 
sonnalité féminine, en approuvant noblement l'effort 
qui se produit en sa faveur. 

Sans l'épanouissement chrétien de sa personnalité, 
la femme ne serait pas apte désormais à donner à 
l'homme l'assistance qu'il réclame d'elle. Ne fera-l-elle 
pas plus d'ailleurs, même au point de vue du bonheur 
terrestre, au point de vue du véritable amour, en 
l'aidant peu à peu à vaincre ses funestes passions 
qu'en les subissant sans plaintes? On ne doit pas faire 
à l'homme l'injure de supposer qu'il aime ses passions. 
Vcst-il pas plus vrai qu'il en souffre, qu'il en gémit, 
qu'il demande un baume pour les calmer, un amour 
vrai pour doucement les endormir au foyer familial, 
près du berceau joyeux où les enfants naissent, vivent. 



204 LA PERSONNALITÉ DE LA FEMME 

grandissent, sains et robustes, tendrement défendus 
contre un instinct infanticide qui attacherait des 
crêpes aux rubans blancs ? 

Les hommes profondément chrétiens ne s'insurgent 
pas contre la personnalité de la femme, puisqu'il en 
est des plus intelligents, des plus moraux, des plus 
religieux à la tête du mouvement qui veut permettre 
aux femmes chrétiennes d'avoir une personnalité 
nécessaire. — Pourquoi celle personnalité est-elle 
nécessaire? Parce que les rapports entre les époux, 
dans leur tendance vers une moralité supérieure et un 
retour au vrai bonheur, sont appelés à une plus grande 
perfection. Ils ne sauraient l'atteindre sans le secours 
d'une femme chrétienne, et comme le type accompli 
de la femme chrétienne implique la vertu du cœur et 
de l'esprit, il n'y a pas de chrétienne complète, dans 
les classes cultivées, sans un développement sérieux de 
la conscience et de l'intelligence. 

La loi est défigurée. Qui se souvient que Dieu en 
créant la femme a voulu donner à l'homme « une aide » 
semblable à lui, adjutorium si mi le sibi, et non un ins- 
trument de plaisir ? Les passions, qui après la chute 
devaient tout pervertir, ont sur ce point si profondé- 
ment atteint le plan primitif, que dix-neuf siècles de 
christianisme n'ont pas réussi à rétablir encore dans 
toute sa netteté la juste notion de la pensée divine. 

Quels sont ceux qui à notre époque, en France, 
savent que la femme est destinée à remplir un rôle 
moralisateur; que ses propres efforts doivent stimuler 
ceux de l'homme dans la lutte séculaire de notre 



LA PERSONNALITÉ DE LA FEMME 200 

pauvre humanité aux prises avec le mal, et qu'une 
action commune du couple humain est seule ca- 
pable, avec le secours de la grâce, de ramener la 
famille et par conséquent la société vers des régions 
plus clémentes ? La barbarie avait ensanglanté le genre 
humain, la volupté devenue une règle de vie l'énervé, 
l'excède, le lue, car à mesure qu'elle corrompt la 
jeunesse elle attaque la notion pure du mariage 
chrétien. 

Les résistances à l'épanouissement de la personna- 
lité féminine seront d'ailleurs éphémères dans les 
milieux où nous les avons signalées. Si elles ont été 
excitées par le naturalisme, elles s'entretiennent par la 
méconnaissance des temps présents et le mépris des 
sciences naturelles, mépris et méconnaissance qui ne 
sauraient durer et qui, ayant été les meilleurs auxi- 
liaires du naturalisme, le laisseront bien au dépourvu 
quand leur complicité lui fera défaut. 

Pour être capables de comprendre et de favoriser la 
mission moralisatrice de la femme chrétienne à notre 
époque et de combattre le préjugé qui a pesé sur les 
éducatrices, les hommes qui font l'opinion ont en effet 
besoin de trois choses : la connaissance des temps 
présents, la connaissance des sciences naturelles et une 
assistance surnaturelle profonde. Par la juste connais- 
sance des temps présents, ils s'assurent que les rapports 
familiaux et sociaux entre l'homme et la femme revêtent 
dans les démocraties des caractères particuliers ; par 
la connaissance des sciences naturelles, ils apprennent 
que le mariage doit aux intérêts de la race des austérités 



2u6 LA PERSONNALITÉ DE LA FEMME 

inéluctables ; par l'assistance surnaturelle, c'est-à-dire 
par la grâce, ils parviennent à s'élever jusqu'à l'ac- 
ceptation et à la pratique des devoirs qui sont le 
salut du foyer domestique. De ces trois conditions, celle 
qui est incontestablement la plus difficile à remplir 
appartient aux catboliques. puisqu'ils ont la fui et que 
L'assistance surnaturelle de la grâce en résulte. D'autre 
part la connaissance îles temps présents s'impose par 
son caractère palpable e! pressant ; on a beau se défendre, 
on ne peut se soustraire à une leçon qui est celle de 
l'expérience. Quant aux sciences naturelles, à mesure 
qu'elles intéressent plus vivement le public, elles se 
répandent, elles pénètrent même dans les séminaires, 
ainsi que l'a éloqueinment réclamé Mgr Baunard et, 
selon le vœu de M. ï\es Le Querdec, il est question 
de leur l'aire une place dans renseignement secondaire 
des jeunes filles chrétiennes. Là, accompagnées d'une 
philosophie saine, elles échapperont aux Causses con- 
clusions des penseurs d'aventure. 

La femme accède à la personnalité par la force du 
progrès. Cette personnalité sera chrétienne on athée, 
mais elle sera. Malheur à la France si les catholiques 
ne le comprenaient pas. et s'ils se refusaient à cul- 
tiver l'afbre que l'Evangile a semé. Car c'est eux qui 
ont mission d'en surveiller la croissance, d'en arroser 
le pied, d'en émonder les branches, d'en écarter les 
broussailles, d'en préserver le faite. 

La femme a besoin de l'aflirmation de son être, dont 
la possession propre lui est garantie, du reste, par son 
droit au commerce direct avec Dieu. Si la femme 



LA. PERSONNALITE DL - LA FEMME 20" 

a été créée pour assister l'homme, elle l'a été également 
pour aimer Dieu. Elle est toujours libre de sa virginité, 
et cette liberté suprême atteste le droit sacré de la 
femme à la personnalité. Ce ne sont pas les catholiques 
qui peuvent raisonnablement la lui contester. Ils ne la 
lui contestent pas, puisque le représentant du Christ, 
le successeur de saint Pierre, le Chef suprême de 
l'Eglise, le Pape Léon XIII a couvert de sa haute pro- 
tection l'intrépide religieuse qui a conçu le grand dessein 
d'approprier l'éducation catholique aux besoins du 
temps, et quia écrit aussi ce beau livre : La formation 
catholique delà femme contemporaine ! . En accueillant 
l'auguste femme avec une paternelle bonté, le 18 mai 
1899, le Souverain Pontife lui a directement adressé 
ces encourageantes paroles : a ^ous savons que vos 
« principes sur l'éducation sont bons : allez, retournez 
(( à Paris, continuez à enseigner, et que la bénédiction 
« apostolique repose survotre tête ! » 

En attendant, la libre pensée naturaliste s'est faite 
auprès des catholiques superficiels l'avocat du diable. 
Tandis que des voix secrètes conspiraient contre l'épa- 
nouissement de la personnalité de la femme, les plai 
doyers publics exploitaient la situation et cherchaient à 
égarer les catholiques. « Avec la personnalité de la 
« femme, s'écriaient encordes libres penseurs, ne v( >ye/.- 
« vous pas où vous allez survotre propre terrain? C'est 

1 La formation catholique de la femme contemporaine, par 
M mc Marie du Sacré-Cœur. Chez Rondelet, éditeur, ou chez 
l'auteur, h l'Institut Sainte-Paule, 76 rue d" V.ssas. 



208 LA PERSONNALITÉ DE LA FEMME 

« la destruction de tout, c'est la fin de votre règne, car 
« c'est l'effondrement de la direction spirituelle. Vous 
« anéantissez vous mêmes la force principale de votre 
« religion. Permettez-nous de sourire quand quelques- 
« uns d'entre vous ajoutent à des commentaires sur la 
« nécessité de développer la personnalité féminine, 
« personnalité qui vous sera si funeste, cette conclusion 
« fantaisiste que c'est la théologie catholique qui l'au- 
« torise, en posant les droits de la femme à la virginité. 
« Nous savons que la virginité ne l'affranchit nullement, 
« puisque la direction spirituelle courbe même et 
c surtout la religieuse sous l'autocratie du prêtre. La 
« direction spirituelle partout se dresse comme une 
« entrave canonique à la libre expansion de la per- 
« sonnalité féminine, que vous prétendriez favoriser. 
« C'est un joug inévitable, c'est un dogme ! » 

Je ne répondrai qu'un mot : il y a dogme et dogme. 
11 y a le dogme tel que l'Eglise l'enseigne et le dogme 
tel que la libre pensée l'invente. Entre ces deux for- 
mules, on ne contestera pas, sans doute, aux catho- 
liques, le droit de se fier à la première. 

La direction spirituelle, telle que l'Eglise la conseille, 
n'a absolument rien de commun avec l'idée que l'on 
s'en fait chez les incroyants. Le développement de la 
personnalité de la femme ne saurait en rien affaiblir son 
autorité légitime. Il suffit pour s'en convaincre de sa- 
voir ce qu'est la vraie direction, et pour cela d'ouvrir 
les livres que nos immortels docteurs onl écrits sur ce 
sujet. On y apprendra comment l'Eglise entend la di- 
rection spirituelle, et qu'il ne faut pas la confondre avec 



LA PERSONNALITE DE LA FEMME 



209 



des commérages de sacristie qui la travestissent. Il ar- 
rive malheureusement trop souvent qu'au lieu d'étu- 
dier la science religieuse dans des ouvrages authen- 
tiques, on s'en rapporte à des interprétations arbitraires 
qui ont créé des usages abusifs et trompeurs. C'est 
pourquoi la restauration des vrais principes de la di- 
rection spirituelle et le retour à une sage pratique de 
ses conseils est très désirable, et comme la personna- 
lité supérieure de la femme favoriserait ces grands in- 
térêts, ce n'est pas en leur nom qu'on peut combattre 
un progrès dont ils bénéficieraient. 

Je causais un jour de ces graves questions avec une 
libre penseuse à qui ces erreurs avaient coûté la foi. Il 
importe de les dénoncer. Je crois utile de rapporter ici 
ce pénible entretien. Il montrera quels sont les incon- 
vénients de la direction, lorsqu'elle ne s'exerce plus 
d'après la règle de l'Eglise, c'est-à-dire dans des ma- 
tières de haute spiritualité, entre des âmes d'élite. Quand 
elle se mêle à la confession, qui en est très distincte, 
pour toucher dans des âmes ordinaires aux cotés in- 
times et réservés de la vie, on court les plus grands 
dangers. On agite des éléments humains, et ils entrent 
lamentablement en cause. 

Ecoutez plutôt l'histoire de notre distinguée libre- 
penseuse, qui fut tout d'abord une zélée catholique : 

Remarquable par l'élévation de son esprit et de son 
cœur, cette femme infortunée me fit entendre un des 
plus violents réquisitoires qui aient jamais attaqué ce 
qu'elle appelait « la direction catholique ». Chose cu- 
rieuse, elle se plaignait surtout de ses effets sur l'homme. 

i4 



2JO LA PERSONNALITE DE TA FEMME 

Elle attribuait à son directeur une véritable aversion 
pour la femme ; elle en avait été d'autant plus affectée 
que « cette aversion, disait-elle, s'alliait à une grande 
<( pureté de mœurs; c'était donc bien l'Eglise qui en 
« seignait le mépris de la femme, puisqu'il remplis 
c< sait un cœur sacerdotal si respectable ». Elle me ra- 
conta sa vie. Non seulement elle avait eu le double 
malheur de se confier elle-même, avec la plus fâcheuse 
intempérance, à un prêtre trop disposé à l'écouler, 
mais son mari également, ayant confondu la confession 
avec je ne sais quelle direction extraordinaire, ils 
avaient soumis les oreilles de ce prêtre, d'ailleurs peu 
éclairé, à des détails qu'elles ne devaient pas entendre, 
cl il était résulté de leurs intempestives communica- 
tions des entretiens qui avaient remué les éléments 
humains dont l'agitation troublante devient fatale. Si. 
en effet, les éléments humains apparaissent dans la 
direction, ils la font descendre des régions hautes, 
son domaine; ils la ravalent au terre à terre, misé- 
rable déplacement qui porte le contact là où il ne peut 
échapper aux ambiances temporelles que le spirituel 
ne saurait subir. Voilà pourquoi l'Eglise réprouve l'er- 
reur qui consiste à matérialiser en quelque sorle la di- 
rection, si justement nommée direction spirituelle, el 
pourquoi, lorsque l'erreur se produit malgré l'Eglise, la 
déviation d'un principe mal compris et mal appliqué 
entraîne des difficultés insolubles et parfois des désastres 
irréparables. — C'est ce qui était arrivé à mon inter- 
locutrice. 

Libre penseuse ci-devant catholique, elle avait reçu 



LA PERSONNALITE DE LA FEMME 211 

une éducation étroite, appliquée à étouffer la personna- 
lité. Ce fut son malheur, car la personnalité ne laide 
pas à s'accuser, chez les êtres fortement doués, et quand 
leur formation religieuse a été manquée, la personnalité 
s'accuse souvent hors de l'Eglise. Une mère impru- 
dente avait cherché à comprimer tous les dons, peut- 
être pour se mieux décharger ; c'est à grand'peinc 
qu'on cultive les plantes rares, et la paresse maternelle 
a aussi quelquefois de tristes prétextes. Cette mère im- 
prudente avait inculqué à la jeune 1111e des principes 
dangereux ; au lieu de lui apprendre à s'examiner et à 
se juger sous sa propre responsabilité, pour confesser 
ensuite ses fautes au tribunal de la pénitence et en re- 
cevoir l'absolution sacramentelle, on l'avait soumise à 
la dépendance tyrannique d'un véritable autocrate, et 
on lui aA r ait enseigné par l'exemple et par le conseil 
qu'il fallait livrer la conduite de tous ses actes à un 
juge, à un maître. L'application de pareils préceptes, 
absolument contraires au vœu de l'Eglise, par consé- 
quent nuisible, le devient particulièrement quand il 
s'agit d'une personne de haute intelligence. Nul 
d'ailleurs n'a le droit de s'affranchir de soi-même. Tan- 
dis que l'Eglise professe une doctrine si sage, par rap- 
port à la confession, ne l'exige qu'une fois par an. la 
souhaite beaucoup plus fréquente, sans doute, mais la 
veut toujours sobre, pure et réservée, la mère avait 
livré sa fille à une de ces substitutions permanentes de 
conscience, déplorable en soi. et véritablement désas- 
treuse quand la personnalité qui abdique est supérieure 
à celle qui usurpe. L'Eglise condamne formellement 



212 LA PERSONNALITE DE LA FEMME 

ces substitutions. La direction, pour les gens du monde, 
ne peut pas avoir d'autre but que de développer la cons- 
cience individuelle, et c'est ainsi que la comprennent 
tous les grands directeurs. 

L'une des pénitentes de Mgr Dupanloup, — je tiens 
le fait d'elle-même, — s'accusait un jour en confession 
d'être allée au bal : 

« Y avez- vous fait du mal ? » 

— « Non. » 

— « Eh bien, reprit l'Evêque, je n'ai pas à savoir 
« dès lors si vous êtes allée au bal. Jugez-vous, dite 
« vos péchés, et ne racontez pas les épisodes de votre 
« vie. » 

Ainsi parlent les vrais directeurs, mais ainsi ne par- 
lait pas celui de notre pauvre libre penseuse. 

Pendant son existence de jeune fdle il paraît que les 
choses s'étaient assez bien passées. C'est naturel. Les 
grandes difficultés de la vie ne se présentent, pour la 
femme, que dans le mariage. Jeune fdle, elle vogue en 
eaux douces sur des lacs tranquilles, étroits et sans 
écueils. Il faut pour lui faire connaître ces difficultés 
que le mariage la débarque, et après l'avoir promenée 
pendant quelques jours, quelques semaines, quelques 
mois dans un parc plus ou moins enchanteur, la 
réembarque enfin pour la grande traversée de la 
vie, non plus cette fois sur un lac paisible el resserré, 
mais sur la vaste mer dont un de nos poètes ' a 
dit: 

1 La mer, poésie de Gabriel Vicaire. 



LA PERSONNALITÉ DE LA FEMME 2l3 

« Mais le havre tranquille est voisin de l'écueil, 

« Et sitôt qu'a soufflé le vent de la colère 

« La terre s'inquiète et tremble, et prend le deuil. 

« Toi qui riais, joyeuse et libre, à tout venant, 

« Tu sombres dans la nuit, tu t'embrumes de larmes. 

« Plus même une lumière à ton front rayonnant ! » 

La jeune femme se heurta bientôt au conflit terrible 
qui étreint le cœur des épouses devenues mères, le jour 
où les passions établissent entre le père et l'enfant cette 
rivalité inouïe qui fait tant de victimes. Elle fut mère 
une première fois ; elle voulut nourrir son fils. À peine 
quelque temps l'enfant prospère avait-il bu le lait ma- 
ternel, que déjà les sources en sont atteintes. Une con- 
ception nouvelle commence, c'est l'allaitement avec la 
gestation simultanée. Le premier né dépérit et s'étiole. 
On prend une nourrice, elle ne vaut rien. On en 
change, même erreur. La dentition se déclare, l'enfant 
affaibli ne supporte pas la crise, il succombe. La mère 
au sein tari lui passe la petite robe blanche, lui met 
aux mains une fleur, le couvre de ses baisers et de ses 
larmes, et puis on le lui emporte là-bas, sous la dalle 
froide où près des vieux hélas ! vont les jeunes 
aussi... 

« Alors, poursuivit celle mère désolée dont le se- 
« cond enfant mourut aussi en bas âge et n'eut pas 
« d'autre frère, alors je regardai le ciel. Toutes les 
« effluves de la tendresse divine enveloppèrent mon 
« cœur endolori, je sentis comme un rayon delà bonté 
« d'en haut qui réchauffait mon âme, et tout à coup 



•214 LA PERSONNALITE DE L.V FEMME 

(( une voix très claire dit au dedans de moi ces paroles : 
ci Non, ce n'est pas moi, ton Dieu, ma fdle, qui ai fait 
(( cela. L'enfant que je t'avais donné devait vivre. 11 
« est mort parce qu'on lui a pris ta sève maternelle, et 
« lu pouvais, et lu devais doucement, affectueusement 
« mais héroïquement la défendre... » 

Lue question terrible, tragique, s'élait alors élevée 
dans l'esprit de la femme : où était le devoir? le vrai 
devoir ? 

« 11 y a vingt ans, me dit-elle, que j'ai entendu ce 
« premier appel affolé de ma conscience surprise ; à 
<( vingt ans de dislance il résonne encore, et j'en 
« frémis, car ce fut lui qui à jamais brisa le lien qui 
i' m'attachait à la foi. » 

Ce qui avait exaspéré la femme, ce qui avait amené 
sa chute dans l'irréligion, ce fut cette substitution de 
conscience qui pesait sur le couple conjugal ; ce fut, 
avec la direction fausse qu'elle avait subie et qui lui 
prêchait, dit-elle, un sacrifice contre nature, la direc- 
tion qui s'exerçait sur son mari en lui permettant au 
nom des mœurs, au nom de la fidélité, une intempé- 
rance inhumaine. — Eh quoi ! dira-ton, un mari 
dé\ol peut-il faire une femme alliée?... Le cas est 
rare sans doute ; il n'en est pas moins réel. 

Emportée par les regrets et la douleur, l'infor- 
tunée enveloppait, quoiqu'à tort, le sacerdoce cl toute 
l'Eglise dans sa vindicte, et revenait sans cesse aux 
mêmes étonnements. Elle cherchait à s'expliquer la 
contradiction qu'elle avait saisie chez le conseiller fu- 
neste : 



LA PERSONNALITE DE LA FEMME 210 

« Il unissait, disait-elle, à une pureté de mœurs 
« irréprochable une conception du mariage oclicuse- 
« ment matérielle et basse. En quelque sorte, il prê- 
<( chait le sensualisme, et il observait la chasteté ! — 
« Conçoit-on cela?... C'est donc au nom de l'Eglise 
« qu'il parlait, puisque ce n'était pas au nom de ses 
« passions? » 

Non, ce n'est ni au nom de l'Eglise ni au nom de 
ses passions qu'il parlait : c'est sous l'influence de 
l'atmosphère environnante. Il subissait les sentiments 
qui régnent chez les voluptueux dont il recevait les 
confidences, et les soumettant, selon sa faible com- 
préhension, à la loi rigoureuse du mariage, il envisa- 
geait le devoir sous un aspect moral très faux, il allait 
jusqu'à admettre le sacrifice de la race. 

— « Il n'avait, dit-elle, aucune pitié de moi non 
o plus ! » 

J'expliquai alors que le sensualisme peut exister à 
l'état latent et endurcir l'homme contre la femme ; 
que lorsqu'un homme, prêtre ou non, conserve \l- 
vaces en lui des instincts irréduits, et que, de plus, ou 
les éveille par des confidences déplacées, deux choses 
peuvent garantir son cœur de l'aversion de la femme ; 
les rapports de fraternité ou d'amitié, l'amitié qui est 
le sentiment de Jésus-Christ et des Ames exception- 
nelles qui lui ressemblent, la fraternité qui est le rap- 
port cordial entre tous les êtres humains. En dehors 
de la fraternité ou de l'amitié, les passions forment 
une mer de feu; seuls les êtres à qui Dieu donne 
des ailes peuvent la franchir sans se brûler. Or les 



2l6 LA PERSONNALITÉ DE LA FEMME 

hommes n'ont pas tous des ailes, fussent-ils prêtres. 

C'est ici qu'on voit toute l'importance des mœurs 
publiques et leur action réflexe sur les choses saintes. 
Dans les pays latins, où la fraternité des sexes est encore 
inconnue, parce que la personnalité de la femme n'est 
pas formée, il est des prêtres qui peuvent porter le 
poids des usages jusqu'en leur mission paternelle. 
Ceux donc qui les interrogent sans prudence et intro- 
duisent des éléments humains dans la direction, dont 
ils falsifient ainsi le caractère intangiblement spirituel, 
peuvent hélas ! devenir leurs propres victimes. 

J'eus une peine infinie à faire comprendre à mon 
interlocutrice comment il peut y avoir des prêtres 
comme celui qu'elle me décrivait, austères, scrupu- 
leux, voués de toute leur foi au bien des âmes, et ca- 
pables cependant de graves erreurs dans leur minis- 
tère ; comment ces erreurs sont le produit des mœurs 
sociales et non pas delà religion. Nous causâmes très 
longtemps de ces choses intimes. M mo X, qui avait 
beaucoup étudié les questions de race, se rendit à mes 
observations : 

« Oui, dit-elle, des souvenir? me reviennent et me 
« frappent. Vous avez raison. Le type de religieux qui 
« a fait tant de mal à mon foyer n'est peut-être pas la 
c< résultante d'un principe, mais tout simplement, 
« comme vous le dites, le produit de nos mœurs par- 
ci liculières. J'ai beaucoup voyagé, ajoula-t-elle. J'ai 
« vu beaucoup de monde, reçu beaucoup de confi- 
« dences et provoqué beaucoup de discussions sur le 
« sujet qui me préoccupe. En effet, on ne rencontre 



LA PERSONNALITE DE LA FEMME 217 

<( guère, chez le prêtre vertueux, l'antipathie de la 
« femme, que clans certains pays, notamment dans 
« quelques pays latins où la fraternité ne règne pas 
« encore dans la société comme elle règne dans la fa- 
« mille. » 

— « Si de tels rapports s'établissaient, lui dis-jc, 
a ne doutez pas qu'on verrait tomber ces aversions. » 

Ils s'établiront lorsque la personnalité de la femme 
moderne sera chrétiennement formée. 

Quand un homme n'a pas avec la femme des rap- 
ports de fraternité, et c'est ordinairement le cas 
pour le prêtre en pays latin, il ne connaît pas la 
femme, à moins que Dieu ne la lui révèle ; ceci n'a 
lieu que très rarement. Dès lors il est inévitable que 
cet homme subisse l'influence des notions couramment 
admises. Dans un temps où la littérature, qui traite 
presque exclusivement des rapports entre les sexes, 
s'inspire du naturalisme le plus bas et regarde la 
femme comme un être de volupté, l'abominable per- 
turbation de l'esprit public se répercute partout. Elle 
vicie les notions générales chez tous les hommes, et il 
peut y avoir des prêtres qui, dans leur ignorance des 
sciences physiologiques, ne soupçonnent pas le côté 
forcément austère du mariage chrétien et les réserves 
qu'il implique. En toute bonne foi. ils pensent que la 
volupté est irrésistible et que pour éviter le désordre 
il y a lieu de la rendre licite par le mariage ouvert à 
tous les appétits. 

— « Ah ! je saisis, s'écria la libre penseuse impla- 
cable. Les notions actuelles conduisent donc de tels 



210 LA PERSONNALITE DE LA FEMME 

<( prêtres à ne voir dans les femmes que de vils objets 
« de plaisir, fatalement subordonnés aux excès hypo- 
« critement considérés comme légitimes. Voilà pour- 
« quoi on dégage si facilement la conscience des maris 
« de l'austérité nécessaire dans la vie conjugale, pour- 
« quoi ni l'avenir de la race, ni le respect delà Aie hu- 
« maine n'arrête quand il s'agit d'émanciper les pas- 
« sions dans ce qu'on croit moral, pourquoi l'on fait 
« de la monogame ainsi interprétée une institution 
c stupide ou barbare !... » 

La bombe avait éclaté. Tout était dit : que répondre 
à cette colère ?... 

Un philosophe qui connaissait bien le cœur humain, 
en dépit de ses erreurs sur la nature, a tait quelque 
part une observation remarquable : « Jésus-Christ, 
« a-t-il écrit, a su frayer avec les femmes ». Pourquoi? 
Parce qu'il était, en tant qu'homme parfait, dans t\c< 
rapports parfaits avec la femme. Ces rapports d'ami 
à amie seront, après Jésus-Christ, dans la suite de 
l'histoire, le signe auquel on distingue chez les 
hommes ceux dont l'âme ressemble davantage à celle 
de [leur divin maître, et ils inspirent aujourd'hui 
les opinions justes relatives à la condition, à la desti- 
née, au rôle social de la femme. 

Nous abordions un sujet très délicat. Il s'imposait 
parla gravité de la circonstance et dans l'intérêt de 
cette à me en détresse. Nous lui avons dit toute notre 
pensée. 

Les prêtres qui sont, ou du moins qui devraient être 
autant d'autres Christ, ne savent pas tous, dit-on, 



LA PERSONNALITE DE LA FEMME 2 1 Q 

« frayer avec la femme » comme leur divin modèle. 
Et parce que les incroyants ont fait cette remarque à 
laquelle les croyants n'ont pas toujours fait de réponse 
satisfaisante, les agitateurs de consciences paraissent 
disposer contre les catholiques d'un argument sérieux. 
Sans doute on a répondu, et prouvé l'histoire en 
mains, qu'un grand nombre de saints prêtres ont su 
comme Jésus-Chris! « frayer avec la femme » ; que 
c'est par la traditionnelle et impérissable fidélité 
de ces parfaites relations que la morale, émancipa- 
trice de la femme, a peu à peu conduit les progrès 
au point atteint, progrès dont bénéficient aujour- 
d'hui toutes les nations civilisées. On est en droit 
d'ajouter que puisque le corps sacerdotal a pu pro- 
duire une pareille évolution, on doit le juger d'après 
les membres distingués qui l'ont opérée et non sur les 
représentants inférieurs qui auraient essayé, vainement 
d'ailleurs, d'en arrêter le cours. On doit également 
considérer l'action des causes circonstancielles qui, 
selon les temps, favorisent ou entravent les relations 
saines de l'homme et de la femme. Parmi ces causes 
Je naturalisme joue un rôle prépondérant, car il exerce 
les influences ambiantes que nous avons dénoncées, di- 
rectement ou indirectement, sur toute notre génération, 
sans en excepter le prêtre lui-même ; celui-ci, même 
sur le sommet sacré où le tient son ministère, ne voit- 
il pas déferler à ses pieds la mer orageuse des passions 
humaines, n'esl-il pas enveloppé de l'embrun de cetle 
mer mouvante qui l'environne, et lorsque la tempête 
des erreurs du siècle est déchaînée, peut-il se soustraire 



220 LA PERSONNALITE DE LA FEMME 

à l'écume qui jaillit quelquefois sur sa robe? — N'est- 
ce pas le naturalisme, pour ainsi dire atmosphérique, 
des idées, qui s'oppose aujourd'hui, en France, à l'ex- 
tension des relations fraternelles que les inévitables 
fréquentations de la vie rendent pourtant de plus en 
plus nécessaires ? Dès qu'elles ne régnent pas, libres et 
pures, dans la société, il en résulte un grand malaise 
dans les rapports de la femme et du prêtre, et ce ma- 
laise contribue encore à fausser la prétendue direction 
spirituelle en lui faisant oublier la mission idéale de 
la femme. Là où les prêtres n'ont pas su « frayer 
avec la femme », ce n'est pas parce qu'ils étaient 
prêtres, mais au contraire parce qu'ils ne l'étaient pas 
assez. Quand ils le sont complètement, ils saisissent 
aussitôt les conseils supérieurs de l'esprit saint et ils 
favorisent la mission idéale de la femme dans la fa- 
mille et dans la société. 

— « Soit, me dit mon interlocutrice ; mais alors ce 
« sont des saints, et on ne peut pas espérer que tous 
« les prêtres seront des saints. » 

Non, la débilité humaine ne permet pas d'y comp- 
ter ; mais souvenons-nous que les saints en traînent peu 
à peu les masses. Us ont la puissance qui soulève la 
conscience et porte aux altitudes morales, par l'effort 
des individualités, les multitudes conquises. On com- 
prend que tous les prêtres ne peuvent pas avoir les in- 
tuitions données aux saints. Il y a là une loi formelle. 
Ce sont les individualités d'élite qui devancent les 
temps, ce ne sont pas les masses où les êtres médiocres 
dominent. La masse des prêtres ne peut pas, plus que 



LA PERSONNALITE DE LA FEMME 221 

les autres masses, échapper aux lois communes. C'est 
d'elle que surgissent les hommes au front desquels on 
a vu briller du même éclat deux étoiles trop rarement 
sœurs, l'étoile du génie, l'étoile de la sainteté : cela 
suffit à la justification du sacerdoce et à sa gloire. Le 
sacerdoce, assurément, a encore une autre supériorité. 
Dans ses rangs compacts, les âmes qui ont la vertu sans 
avoir le génie peuvent acquérir, par le don du Saint- 
Esprit, les communications que le génie offre à ses 
privilégiés. Alors, même sans génie au sens ordinaire 
du mot, de tels prêtres comprennent la femme comme 
le Christ l'a comprise, l'aiment comme le Christ l'a ai- 
mée, vénérant dans les femmes leur mère auguste à 
leurs yeux comme le Christ a vénéré sa Mère im- 
mortellement sacrée. Ce sont aussi les expressions et 
les procédés de l'apôtre saint Paul, celui qui de tous 
les chrétiens eut du christianisme la compréhension la 
plus vaste. Les efforts de ces saints et humbles prêtres, 
combinés avec les enseignements des grands docteurs 
de l'Eglise, ont conduit à son progrès actuel l'œuvre de 
réhabilitation, d'affranchissement, que le Christ a com- 
mencée en faveur de la femme et qu'il veut pousser plus 
loin encore, car après la réhabilitation, après l'affran- 
chissement viendra l'action féconde que le christia- 
nisme réclame pour atteindre ses fins sociales. — Que 
si maintenant, là où manquent la connaissance des 
temps présents et une assistance surnaturelle pro- 
fonde, il y a des prêtres qui ressemblent, par leurs 
idées, au reste de leurs contemporains, est-ce bien 
étonnant ') Ils ne connaissent pas la femme telle qu'elle 



222 LA PERSONNALITE DE LA FEMME 

est, telle qu'elle doit être ; donc ils ne la comprennent 
pas, n'admettent pas sa mission idéale dans la so- 
ciété, et dès lors s'opposent à la culture qui doit 
ci instituer en elle une forte personnalité. Mais parce 
qu'il existe de tels prêtres, on n'a pas le droit d'en con- 
clure que le prêtre en général ne comprend pas la to- 
tale et divine mission de la femme. Le prêtre, en tant 
que prêtre, et s'il est véritablement prêtre, la comprend 
et l'aime mieux que quiconque, puisqu'il est assisté 
dans son esprit et dans son cœur par la grâce divine, et 
puisque la grâce veut l'amour dont Jésus-Christ a 
donné le parfait exemple. 

Qui a plus estimé la femme <jue L'illustre évêque 
d'Orléans, Mgr Dupanloup, l'immortel éducateur, l'ini- 
tiateur béni de tout le mouvement présent en faveur 
du développement intellectuel qui crée une personna- 
lité à la femme? Le développement de celle personna- 
lité, essentiellement moral, nécessaire à l'équilibre des 
résultats d'une civilisation avancée et des progrès so- 
ciaux de l'humanité, contribuerait beaucoup à établir 
dans les rapports entre les divers éléments de la société, 
même entre la femme et le prêtre, des relations sainte- 
ment fraternelles qui, si elles prévalaient, ne nuiraient 
ni aux vertus privées, ni aux vertus publiques, et favo- 
riseraient la juste compréhension et la saine pratique 
de la vraie direction spirituelle. 

Il n'y a donc pas lieu de redouter l'épanouissement de 
la personnalité de la femme chrétienne ; pour que celte 
personnalité, dont l'éclosion ne saurait tarder, donne 
de bons fruits, il faut qu'elle fleurisse en terre sainte. 



LA PERSONNALITE DE LA FEMME 2 20 

Ce sont les catholiques qui ont le devoir de la cultiver. 
S'ils s'y refusaient, le nombre des libres penseuses, 
telles que celle dont nous avons sténographié, à titre de 
renseignement utile, le virulent réquisitoire, ne ferait 
probablement qu'augmenter en France. — Ils ne s'y 
refuseront pas ; car tout les invile à réfléchir, et toutes 
les observations leur montrent l'évidence de leur devoir 
et de leur force. 



CHAPITRE VI 



LE FÉMINISME 



REFLEXIONS PHILOSOPHIQUES 



S'il est une question épineuse et entre toutes, em- 
broussaillée, irritante, c'est bien, assurément, la ques- 
tion féministe. Aussi a-t-il été de mode, tout d'abord, 
ou de tactique, de s'en désintéresser en riant. Mais les 
événements vont vite, à notre époque. Bientôt l'atten- 
tion publique a été saisie, et les esprits clairvoyants in- 
clinent à considérer désormais le féminisme comme 
une force dont il serait téméraire de nier l'existence et 
dangereux d'abandonner les effets au hasard des quan- 
tités négligeables. Dès lors, la presse et les revues ont 
ouvert un jour sur la question. Des femmes d'esprit et 
de coeur l'ont notamment étudiée, soit en Amérique, 
où elle a eu tout son éclat, soit en Angleterre, où d'as- 
sez vilaines ombres lui font noires tâches. Cependant 
si l'histoire a inscrit les faits, et principalement les 
faits d actualité, la philosophie muette et expectante 
n'est point encore intervenue. Jusqu'ici elle n'a pas fait 

i5 



2 26 LE FÉMINISME 

entendre, au-dessus des luttes de parti, les paroles paci- 
fiantes dont elle est la gardienne et dont il serait temps, 
peut-être, de lui arracher le secret. 

C'est pourquoi il paraît à propos de se demander 
d'où vient le féminisme et où il va. 

Quelle est son origine, quels sont ses droits, les dan- 
gers dont il menace la société, ou les services que, 
fidèle à sa mission, il devrait lui rendre, — voilà ce 
qu'il importe de déterminer avant d'aborder l'étude des 
faits et leur évolution. 

On peut considérer le féminisme sous deux chefs : 
théoriquement, au point de vue absolu, et pratique- 
ment, au point de vue du mouvement actuel qu'il 
opère. Cette distinction, en devenant le leit motiv du 
thème, le soustrait aux dissonances qui le faussent, et 
offre l'avantage d'harmoniser entre elles ses différentes 
parties, de telle sorte que les conséquences pratiques et 
changeantes de la question féministe se rattachent 
toutes aux principes immuables qui les éclairent et les 
expliquent. 

Examiné au point de vue spéculatif idéal, le fémi- 
nisme n'est-il pas un mal, du fait même de son essence, 
laquelle n'est autre que l'individualisation des sexes ? 
Ne s'ensuit il pas que la justice philosophique purement 
spéculative serait en droit de prononcer sa condamna- 
tion, car le féminisme se trouve en opposition avec le 
plan primitif qui avait conçu l'humanité homme et 
femme ' et uni les sexes par des liens destinés à être 

1 Genèse, ch. i. « tl les créa à son image et les fit mâle et fe- 



LE FEMINISME 227 

les sources de la vie et de la félicité terrestres ? Que 
fait-il en effet ? Il individualise, — c'est son unique 
raison d'être, — donc il dissocie le couple humain et 
devient par là un ennemi de l'union sacrée sur laquelle 
reposent la famille, la société, le bonheur. Toutefois, 
si forte que paraisse cette remarque, il est à propos de 
reconnaître tout de suite qu'elle ne saurait, à aucun 
titre, constituer une objection susceptible de légitimer 
en fait la condamnation anticipée du mouvement fémi- 
niste. Il y a lieu seulement de la mettre en évidence. 
attendu qu'elle renferme le motif supérieur des anti- 
pathies profondes que le mouvement féministe éveille 
souvent, sans qu'il soit besoin d'invoquer contre lui les 
écarts qui l'ont discrédité. Il faut inscrire en tête de 
ligne cette raison philosophique des aversions qu'il sou- 
lève, parce qu'elle les explique partout où elles se ren- 
contrent, que ce soitchez les athées ou chez les croyants, 
chez les hommes ou chez les femmes ; puis encore 
parce qu'elle est rarement invoquée dans la discussion, 
et enfin parce qu'elle oblige le penseur à remonter des 
causes secondes aux causes premières et à rattacher le 
féminisme au grand phénomène qui donne la solution 
philosophique des difficultés terrestres : j'ai nommé le 
péché originel. 

Que si. maintenant, on passe de la spéculation à 
l'observation, le féminisme, considéré dès lors, non 
plus au point de vue du principe, mais au point de vue 

mette. » — Selon la religion incloue, il en fut de même : « Ma- 
nuu se dédouble : une de ses moitiés forme l'homme, l'autre la 
femme. » 



2 28 LE FÉMINISME 

du fait, apparaît, au commencement des temps, comme 
une réalité naissante, plus ou moins retardée, mais tôt 
ou tard inéluctable. Suite prochaine des accidents 
malheureux qui brisèrent l'harmonie primitive, la dis- 
sociation du couple humain, manifestée à l'aurore des 
sociétés par les tolérances légales ou par la corruption 
des mœurs, annonce le féminisme et y prélude. Le fé- 
minisme est aussi vieux que le monde. Lorsque l'ange 
Michel, magnifiquement évoqué par Milton dans une 
page célèbre, conduisit Adam sur une montagne élevée 
pour lui montrer de là tous les désastres qui devaient 
atteindre l'humanité désobéissante, s'il avait pu dis- 
tinguer le détail de nos malheurs, nul doute que son 
doigt menaçant n'eût signalé, parmi les fléaux à venir, 
l'inimitié du couple humain et n'eût ajouté à la liste 
de nos châtiments, après la longue humiliation de la 
femme, après son exploitation séculaire, cette légitime 
levée de boucliers à laquelle nous assistons aujourd'hui 
et qui se nomme « le Féminisme ». 

Beaucoup s'imaginent qu'il est né d'hier. Effective- 
ment, oui ; mais son germe, pour avoir fleuri tard, 
n'a pas laissé que d'éclater tôt et de pousser sous 
terre sa lente croissance. Dès que l'humanité ne 
marche pas par couples intégraux, la dissociation con- 
jugale apparaît dans le monde. Cette dissociation fut 
connue des Juifs, puisqu'ils avaient légalement, selon 
le terme biblique, des concubines ; elle fut connue des 
païens, qui vicièrent si atrocement les lois de la na- 
ture ; elle fut connue des chrétiens qui, par l'institu- 
tion de la virginité monastique, lui donnèrent une 



LE FÉMINISME 229 

solution supérieure ; elle fut connue des musulmans, 
qui l'établirent clans sa manifestation la plus brutale. 
Et voilà les causes secondes qui, sourdement, prépa- 
raient le féminisme. 

La dissociation du couple humain avait eu, jusqu'à 
nos jours, deux formes générales : la polygamie an- 
tique et la virginité chrétienne. C'est sous ces deux 
aspects que le féminisme, en dehors du mot, s'est tour 
à tour développé dans le vice ou dans la vertu. Assez 
ignoré pour échapper à une définition grammaticale, il 
fut longtemps inaperçu, et son état civil date à peine 
d'un quart de siècle. Mais s'il n'eut que tard, avec 
un nom, la libre allure désormais acquise, c'est lui 
néanmoins qui se recueillait déjà sous la tente des pa- 
triarches, lui qui gémit dans les harems de Mahomet, lui 
encore qui, sanctifié, triomphe dans la vie claustrale. Dès 
que la monogamie, atteinte par les passions, ne sait 
plus satisfaire l'homme dans un cœur à cœur immu- 
ble, le féminisme est né. Suscité par l'égoïsme mascu- 
lin, noble ou vil, esclave ou libre, impudique ou virgi- 
nal, quel qu'en soit l'esprit, il existe, il progresse. Voici 
venir la triste Agar, suivie d'une grande multitude. 
Ce sont les profanées errantes dans les déserts de 
l'abandon, de la honte, de la misère, et qui enfan- 
tent par représailles les Cléopâtre fatales et éper- 
dues. Voici venir plus haut, cohorte nimbée d'or, 
les saintes du Christ. — Mais qui êtes-vous, anges 
et sphinges, sinon les avant-gardes de la radieuse 
phalange qu'il était réservé à l'humanité d'enrégi- 
menter pour le service du bien, ou celles que notre 



23o LE FÉMINISME 

fin de siècle naturaliste devait armer pour la guerre 
des sexes ! 

Les nouvelles amazones rencontrent dans les institu- 
tions politiques un appui considérable du fait de la 
démocratie égalitaire et émancipatrice, tandis que le 
strugglefor life juxtapose sur le terrain économique la 
formidable concurrence de l'homme et de la femme ; 
d'où il résulte que le féminisme actuel n'est ni plus ni 
moins qu'une revendication par la femme de sou 
honneur et de son pain. Le railler, l'exécuter, reste 
toujours une ressource ; mais qui sait si le rire de 
Voltaire n'a pas trouvé son maître dans la désolation 
universelle, et qui nous assure que les autodafés en 
effigie ne sont pas le plus dérisoire des anachronismes ? 

Le mouvement féministe est engagé. Il s'accélère, 
il se généralise. M m " Dronsart, dont les tableaux his- 
toriques se recommandent par l'exactitude du dé- 
tail, assure que le féminisme américain, — et il est 
considéré comme le père de tous les autres, — ne 
compte que vingt-cinq années d'existence. Or voici que 
déjà il occupe, avec les immenses Etats-Unis, des po- 
sitions plus ou moins avancées dans toute la vieille 
Europe. N'est-il pas temps de compter avec lui, et 
aussi d'admirer les prodiges qu'il a accomplis de 
l'autre côté de l'Océan? En France même, le fémi- 
nisme invite, — que dis-je? — il force l'attention du 
penseur soucieux do garantir la société contre des 
troubles qui la menaceraient certainement si l'on 
n'avait soin de retenir dans la vérité chrétienne les 
apôtres agissants. 



LE FEMINISME 20 1 

On évitera d'ailleurs toute équivoque sur cette ques- 
tion brûlante, en éclairant l'opinion par les hautes 
vérités qui la dominent, à savoir, — comme nous 
l'avons fait observer tout d'abord, — que la dissocia- 
tion du couple humain résulte, ainsi que tous nos 
autres maux, de leur source commune, et qu'ainsi 
on ne peut pas plus invoquer contre le féminisme que 
contre les autres mouvements sociaux, l'argument tiré 
du plan primitif. L'économie primitive est brisée, et, 
quoi qu'en disent les prophètes de l'âge d'or, il est à 
craindre, si l'on juge de l'avenir par le passé, que les 
nations et les individus ne reconstitueront guère ici- 
bas que des à peu près et rencontreront toujours, dans 
les produits mélangés de la civilisation, des conflits à 
concilier. Le féminisme en est un ; c'est une force 
aujourd'hui développée, qui se combinera désormais, 
bon gré mal gré, avec les éléments qui entraînent la 
société à des destinées inconnues. 

De deux choses Tune, ou bien cette force entravera 
la marche, toujours difficile, du progrès, ou bien, — 
et c'est là notre espoir, — elle s'orientera dans des 
hauteurs saines pour contribuer au perfectionnement 
des peuples et des individus, en concourant à l'œuvre 
pie des temps modernes qui n'est autre que la restau- 
ration intime du couple humain. — Disons-le sans 
tarder : ce n'est pas, à notre avis, le mouvement fé- 
ministe qui produira ce résultat heureux. C'est le 
mouvement féminin catholique, celui-là même qui, 
prenant le fleuve à sa source, cherche à l'endiguer. 
à le canaliser pour le contenir et en régler le cours sans 



20 2 LE FEMINISME 

accident. Le mouvement féministe indépendant et le 
mouvement féminin catholique se proposent également 
de développer, au xx c siècle, la personnalité de la 
femme. Le premier a plus spécialement pour but 
l'émancipation proprement dite, le second, mieux 
éclairé, se propose de former selon l'Evangile la per- 
sonnalité que les mœurs modernes réclament, afin de 
préparer des femmes capables de remplir leur triple 
vocation par rapport à Dieu, par rapport au ma- 
riage et par rapport à la maternité. Par ce mouve- 
ment féminin catholique s'accomplira la restauration 
intime du couple humain que nous avons appelée et 
qui est bien, en effet, l'œuvre pie de notre époque. 

Abordons, sans autre préambule, l'examen des faits 
contemporains ramenés à deux groupes sur lesquels 
portera tout l'intérêt de ces observations : le fémi- 
nisme américain et le féminisme français. 



Le beau travail de M""' Bcnlzon que tout le monde 
a lu, et dont, après un tel succès, l'éloge n'est plus 
à faire, donne une vision aussi nette que vivante des 
mœurs et de l'activité féminines aux Etats-Unis. 
C'est, entre les ouvrages parus sur ce sujet, le plus 
impartial, le plus complet, le plus clair et par consé- 
quent le plus propre à servir de thème auv écrivains 
français qui étudient les questions féministes. Mais, 
tel quel, ce thème est très vaste et très suggestif sur- 
tout. La pensée en quête de renseignements utiles se 
verrait entraînée à des considérations véritablement 
immenses, si elle voulait faire le tour de chaque idée 
qu'il remue. — On se contentera d'en examiner ici 
quelques-unes des plus importantes parmi celles qui 
intéressent directement les préoccupations actuelles. 

Tout d'abord, quel est le trait qui semble caracté- 
riser la femme américaine photographiée dans les 
divers groupes représentés par le merveilleux instan- 
tané de M me Bentzon ? 

Ce qui distingue la femme d'action américaine, 
c'est une tendance à se désexucdiser pour se dévouer, 
substituant à l'amour des hommes l'amour de l'hu- 



"20 II LB FÉMINISME 

manité. Ce caractère propre, gros de conséquences 
assurément très complexes, explique l'antipathie de 
tant d'hommes et de tant de femmes de tous pays, 
comme aussi il justifie également en sens inverse la 
faveur que d'autres témoignent. En France, — c'est 
à la France que nous ramenons nos observations, — 
l'Américaine n'est pas sympathique. Profondément 
pénétrée, comme toutes les nations catholiques, par 
des influences religieuses qui, chez les races latines. 
ont développé une distinction des sexes prépondérante, 
la France s'est fait un tempérament réfractaire aux ten- 
tatives d'unification qui se produisent dans le nouveau 
monde, et elle en accueille avec humeur les triomphes, 
d'autant plus qu'elle a, certes, connu le dévouement 
et qu'elle a vu fleurir les plus belles oeuvres de la cha- 
rité sous l'inspiration d'un zèle catholique foncièrement 
étranger au mouvement américain. Toutefois, cer- 
taines rumeurs sourdes, de plus en plus perceptibles, 
annoncent déjà (pic le phénomène constaté aux Etats- 
Unis pourrait bien s'étendre des races saxonnes aux 
race- Latines, et de L'Amérique gagner la France ; 
surtout si la France achève de perdre la loi aux 
croyances traditionnelles. 

Mais, dira-t-on, qu'est-ce que la désérialisation ? 
— C'est une tendance de L'homme el de la femme à 
oublier leur sexe pour établir entre les individus mâles 
et femelles, non pas l'union à laquelle les convie leur 
diversité, mais une égalité séparatiste de plus en plus 
complète; tendance qui parait bien barbare en notre 
beau pays de galanterie et d'amour, et qui lest, en 



LE FEMINISME 200 

effet, puisqu'il faut, pour l'expliquer, créer un de ces 
néologismes fatidiques que la langue des penseurs 
sanctionne sans cloute plus volontiers que les diction- 
naires des académies. 

Je ne prétends pas louer la désexualisation en la nom- 
mant ; je la constate. Que si je suis amenée à en signaler 
l'avantage, dans une certaine mesure, à l'heure actuelle 
en France, dirait-on qu'elle est condamnée par l'Eglise ? 
— Je m'explique ; pas d'équivoque. Elle l'est dans 
deux cas : ou bien quand pratiquement elle égare des 
Origène et des Abélard, ou bien quand théorique- 
ment elle vicie la métaphysique. Or j'entends par dé- 
sexualisation un état général des esprits et des mœurs 
qui n'infirme rien métaphysiquement, mais qui dis 
lingue et spécifie, bornant les rapports d'amour à leur 
limite incontestablement très restreinte et développant 
sur un champ incontestablement très vaste les rapports 
de la fraternité. Si c'est cette fraternité qui choque, la 
famille devient un scandale, car tout s'enchaine, et la 
société est une grande famille ; mais les rapports de La 
fraternité répondent aux vœux de la nature et de la 
morale dans la famille, ils y répondent de même dans 
l.i société, puisqu'ils y sont inévitables avec la vie ouverte 
d'aujourd'hui. Ils entrent peu à peu dans les mœurs, 
dans tous les pays, sous la poussée de l'activité con- 
temporaine, et dans toutes les classes de la société, sans 
en excepter les privilégiées, impérieusement arrachées 
au dilettantisme improductif. Les conditions de la vie 
présente troublent partout la quiétude paresseuse. Le 
péremptoire souci du gagne pain embauche au travail 



a36 LE FÉMINISME 

les derniers des oisifs ; il prend les femmes comme 
les hommes ; ce travail tant disputé les met en con-, 
tact, et la marée montante des besoins les jette pêle- 
mêle sur les terres où se livre la tragique bataille des 
intérêts humains. 

La fraternité sociale des sexes, imitée de la frater- 
nité familiale, ne doit pas être, du reste, un encoura- 
gement au célibat ni une entrave à la virginité reli- 
gieuse. Appliquée aux relations publiques, elle doit 
s'établir dans la société civile de couple à couple 
comme d'individu à individu ; seuls y échappent les 
peuples qui vivent sous la loi de Mahomet où il n'y a 
pas de couples. Nécessaire aux mariés comme aux 
non mariés, la fraternité n'est un danger que si elle 
nuit aux rapports d'un ordre supérieur qui a, il est 
vrai, de très rares témoins ici-bas mais dont il faut ce- 
pendant réserver les droits sacrés. Je veux parler de 
la vie monastique, contemplative et cloîtrée, qui est, 
en effet, menacée dans les pays où la désexualisation 
s'est tout d'abord manifestée, c'est-à-dire dans les 
Etats-Unis; mais elle y est menacée par les influences 
longtemps souveraines du protestantisme qui, ne la 
comprenant pas, la met en interdit. 

Quand des catholiques français, redoutant chez nous 
l'invasion des mœurs américaines, ont pris peur, s'ils 
avaient motivé philosophiquement leur crainte au lieu 
de se livrer à des violences puériles, il eut été plus ha- 
bile de leur part de substituer des arguments de fond 
aux accusations d'américanisme devenues dans leur 
vocabulaire de véritables injures. Il paraît clair qu'en 



LE FÉMINISME 207 

Amérique la camaraderie fraternelle peut abaisser le 
niveau des âmes, mais c'est parce que le protestantisme 
y a ruiné dans les esprits la notion supérieure de la 
virginité religieuse. Ceci n'est donc pas un effet obli- 
gatoire de la fraternité ; c'est la conséquence d'une 
dogmatique découronnée. La virginité religieuse im- 
plique dans son terme élevé une sexualisation morale 
profonde, car ceux qui s'y consacrent vouent à Dieu 
dans leur intégralité tous les sentiments que le cœur 
humain peut éprouver. S'il advenait qu'un peuple 
abusât assez de la désexualisation pour perdre la no- 
tion pure de la haute virginité, atteint par une infério- 
rité philosophique et morale il tomberait fatalement en 
décadence, car la sexualisation est un principe de fé- 
condité dans l'ordre moral aussi bien que dans l'ordre 
matériel. Est-ce là ce que redoutent des catholiques en 
présence de ce qu'ils appellent les dangers de l'améri- 
canisme ? Leurs appréhensions deviennent alors intelli- 
gibles, car elles s'appuient sur des raisons sérieuses. Mais 
ces appréhensions sont bien vaines en France. Les na- 
tions catholiques n'ont rien à craindre de l'importation 
de la fraternité dans les mœurs privées et publiques ; 
c'est là qu'au contraire les nations catholiques repren- 
nent l'avantage dont trop inconsidérément on les croit 
dépourvues. Elles peuvent seules sauver l'univers civilisé 
de la désexualisation qui le menacerait en s'accentuant, 
car elles possèdent encore des âmes entières, ayant reçu 
en dépôt, pratiqué pendant dix-huit siècles et conservé 
jusqu'à nos jours l'intégralité du dogme qui renferme 
la métaphysique immuable et la philosophie complète. 



238 EE FÉMINISME 

Mais on ne saurait malheureusement attendre clés na- 
tions catholiques l'action normale de leur influence 
avant qu'elles n'aient réalisé leur propre assainissement 
par les rapports de fraternité nécessaires entre l'homme 
et la femme. Alors leur tour viendra d'agir, elles aussi, 
sur les peuples plus jeunes, en leur donnant les no- 
tions religieuses supérieures qui leur manquent 
encore. 

Parmi les races latines, une nation dès longtemps 
destinée aux grandes choses servira de trait d'union 
entre le Midi et le Nord. Cette nation c'est celle-là qui, 
ainsi que l'a rappelé M. Brunetière ' a, dès l'année 1791, 
apporté L'enseignement catholique aux Américains pai 
les Sulpiciens qui fondèrent à Baltimore le premier 
grand-séminaire des Etats-Unis : c'est la France. 
Mais, je le répèle, avant de remplir la mission qui lui 
incombe, des changements s'imposent à ses mœurs. 
Sont-ils possibles ? — Oui, puisque la France, catho- 
lique et démocratique, se trouve orientée vers l'avenir 
philosophiquement et socialement. 

Les rapports que la France, si elle veut se perfec- 
tionner, devra favoriser entre l'homme et la femme, 
seront le contre-poison du naturalisme dont elle csl in- 
toxiquée, et deviendront un des agents les plus puis- 
sants de sa rénovation morale. Pas n'est besoin de cal- 
quer ces rapports sur ceux qui gouvernent les Anglo- 
Savons. On ne le pourrait d'ailleurs, attendu que la 



1 Le Catholicisme aux Etats-Unis, par M. Ferdinand Brune- 
tière. Revue des Deux-Mondes, i r ' novembre 1898. 



LE FEMINISME 200 

femme française, après avoir occupé la place éminenle 
que lui attribue l'Eglise, n'acceptera jamais, dans la fa- 
mille, le rôle subordonné de l'anglaise, ni ne satisfera 
sa tendresse maternelle des sentiments de l'américaine, 
ni n'étouffera dans son âme l'appel à la vocation sacrée, 
à la vie monastique contemplative inconnue de ses sœurs 
d'outre-mer. Mais si les rapports des sexes, en France, 
n'ont pas à calquer ce qui se fait à l'étranger, ils ont ce- 
pendant quelque chose à emprunter : c'est ce que nous 
voulons indiquer. Nous disons que la métaphysique et 
la morale exigent désormais, sur le terrain social, des 
échanges réciproques entre les nations civilisées et pro- 
gressistes appartenant aux races prépondérantes. C'est 
la force latine qui, par la théologie catholique, devra 
exercer les influences intimes et maintenir les liens 
complets de l'homme et de la femme entre eux et avec 
Dieu, tels qu'ils sont compris chez les peuples latins où 
ils dérivent de leur religion ; c'est la force anglo-saxonne 
qui donnera aux rapports extérieurs de l'homme et de 
la femme le caractère public que nécessitent les con- 
ditions de la vie dans les temps démocratiques. Du 
mélange proportionnel de ces deux forces, — car si la 
France emprunte, elle communique bien davantage, 
— dépendent le développement de la morale comme 
aussi la prospérité des autres nations. Dans ce partage 
des rôles, où serait pour la France, je le demande, 
l'humiliation dont un pharisaïsme inintelligent et or- 
gueilleux cherche à faire grand bruit? Le maintien 
philosophique des dogmes favorables à la forte sexua- 
lisation des esprits d'une part, et d'autre part le déve- 



2/ÎO LE FÉMINISME 

loppement raisonnable d'une certaine désexvialisation 
publique exigée par les fréquentations constantes de 
l'activité sociale, sont deux agents irrécusables du pro- 
grès moderne, nécessaires à l'épanouissement de la fa- 
mille proprement dite, de la famille sociale et de la fa- 
mille religieuse. Si l'on en veut la preuve, elle se 
manifeste dans une anomalie bizarre. 

Qu'est-ce qui se passe aujourd'hui en France avec la 
sexualisation latine et en Amérique avec la désexuali- 
sation anglo-saxonne, telles qu'elles régnent actuelle- 
ment dans les deux pays!' Il arrive que ces deux états 
de mœurs agissent contrairement à leur pouvoir. La 
sexualisation latine produit chez nous une déperdition 
grave, et la désexualisation anglo-saxonne assure à nos 
voisins une prospérité menaçante ; chez eux la vie dé- 
borde, chez nous elle se retire. La contradiction est 
étrange; elle est surtout dangereuse, car elle établit 
bien des mirages et fail bien des dupes; elle laisse 
croire que la rupture de la relation qui existe entre les 
principes et les mœurs n'a pas d'importance; elle accré- 
dite par là, dans les idées, un désordre qui tôt ou tard 
passera dans les faits. Pour faire cesser chez elle cette 
contradiction, la France n'aurait qu'à constituer les 
rapports publics des sexes selon la loi normale qui les 
régit, et pour obtenir ce résultat elle doit incontestable- 
ment provoquer dans les mœurs la fraternité. Les rap- 
ports d'amour, bien qu'ils soient l'expression suprême 
de l'union, ne sauraient avoir, avec la primauté qui 
leur revient dans l'ordre philosophique, la prédomi- 
nance qu'on cherche à leur accorder dans la société et 



LE FEMINISME 2£| I 

même dans le mariage. L'expérience nous apprend que 
là où règne cette prédominance naturaliste, elle en- 
gendre les complications, le malheur, la stérilité. 
L'amour devient alors la volupté, et la volupté est l'im- 
placable ennemie du bonheur, de la morale, delà race. 
Les latins sont gangrenés par ce mal. 11 s'est infiltré 
jusqu'à leurs moelles, au mépris de la loi divine, des 
intérêts humains, de l'honnêteté la plus élémentaire, 
cherchant des accommodements impossibles, matéria- 
lisant tout sans en excepter le mariage dont la notion 
chrétienne est faussée. Le naturalisme, en exploitant la 
forte sexualisation des races latines, en a perverti les 
effets et rendu nécessaire un correctif puissant : c'est 
ce qui invite les latins à importer dans leurs mœurs 
une part dedésexualisation. 

Vouée aux œuvres qui l'enfièvrent et qui s'exercent 
non pas derrière des grilles inconnues là-bas, mais à 
l'air libre, la jeune Américaine, disons-le sans détour, 
bien qu'elle oublie son sexe au souille de l'altruisme, 
se dénature incontestablement et par là elle peut exercer 
des influences dont l'entraînement serait redoutable 
car on ne s'attaque pas impunément aux beaux mys- 
tères du cœur. La religieuse catholique, étrangère à 
l'amour humain, le respecte et l'honore dans son sym- 
bolisme dogmatique ; elle reste donc philosophique- 
ment supérieure à la célibataire philanthrope d'outre- 
mer. Pour étudier sans parti-pris la métamor- 
phose de la femme américaine, il convient de se placer 
sur le terrain de l'actualité et des faits. On s'aperçoit 
alors que l'égalité séparatiste des sexes est un phéno- 



12/^2 LE FÉMINISME 

mène accompli, niais temporaire, espérons-le, car il est 
de l'ordre de ceux que les sociétés engendrent clans les 
périodes de transition et de renouvellement. Des cir- 
constances spéciales ont fait de la femme, aux Etats- 
Unis, les pionniers nécessaires et infatigables de la ci- 
vilisation ; de là l'habitude des exercices violents, le 
goût dès lors utile des sports virils, toutes choses qui 
devaient largement contribuer à l'oubli du sexe vile et 
franchement avoué par la tenue et par le costume. Elles 
coupent leurs cheveux, prennent la casquette, la che- 
mise de flanelle, la jaquette tailleur, la cravate 
d'homme, gardant d'ailleurs la jupe, car L'honnête e^t 
dans leur nature. Ce costume masculin et décent est-il 
une pure excentricité, une simple mode? Assurément 
non. Les engouements qui durent et se généralisent ont 
des causes moins futiles. Peut être ne serait-il pas sans 
intérêt de les rechercher, fût-ce au prix de quelques 
efforts. La pensée superficielle, dans la rapidité de ses 
conclusions ordinaires, est presque toujours surprise 
des découvertes qui la frappent, lorsque, plus sérieuse, 
elle quille les surfaces pour sonder les profondeurs. 
Ainsi la méditation des choses féminines en Amérique, 
passant de la constatation des usages à l'étudedela re- 
ligion et des institutions nationales et enveloppant dans 
un cercle élargi les éléments d'une analyse plus com- 
plète, découvre dans la démocratie, dans les croyances, 
dans les mœurs publiques, des forces destinées à 
produire, par de nouvelles combinaisons, de nou- 
veaux phénomènes. Celui qui nous occupe dérive de 
ces trois facteurs. 



le féminisme 12/10 

La situation économique, en séparant les hommes et 
les femmes pour les besoins de la conquête territoriale 
et agricole, n'avait pas trop de leurs bras divisés, ici et 
là, pour créer un monde nouveau avant de le peupler ; 
donc primitivement pas d'unions et, partant, pas de 
distinction de sexe. L'individualisme démocratique, 
succédant à la lutte ardente pour la vie, incite encore 
au maintien du célibat, même dans les pays conquis 
où l'homme et la femme, habitués à la séparation, se 
rencontrent sans se chercher dans le mariage. Enfin 
la religion protestante, qui impose au célibat la forme 
laïque libre, ajoute aussi un agent puissant aux causes 
multiples qui ont tant favorisé l'oubli du sexe, car 
l'ordre surnaturel n'exerce pas ici son contre-poids 
nécessaire, tandis que le catholicisme, même chez les 
peuples démocratiques et avec les mœurs qu'entraîne 
l'émancipation de la femme, conservera toujours les 
distinctions sexuelles dont sa doctrine, nettement for- 
mulée par saint Paul, réclame le symbolisme. 

Le phénomène de désexualisation qui s'est opéré en 
Amérique s'explique donc de lui-même. Mais si de la 
constatation du fait et après l'indication rapide des 
causes particulières qui l'ont produit, on se risquait à 
un interrogatoire plus complet, essayant de faire 
marcher d'un pas égal la civilisation et la philosophie 
équilibrées l'une par l'autre, les difficultés ne tarde- 
raient pas à se multiplier. Il se pourrait qu'en jetant 
un coup d'oeil d'ensemble sur l'évolution enveloppante 
de la société contemporaine, on vînt à lire au frontis- 
pice de l'avenir les termes d'un inévitable dilemme : 



•2 [\[\ LE FÉMINISME 

ou bien la démocratie de moins en moins chrétienne 
et de plus en plus oublieuse des formules métaphy- 
siques et dogmatiques qui sont depuis mille huit 
cents ans la boussole de l'humanité, marchera vers 
une désexualisation forcée, croissante, implacable, tôt 
ou tard mortelle à la race ; ou bien en revenant à 
l'Eglise, elle retrouvera dans ses formules antiques le 
secret d'adapter les exigences d'aujourd'hui aux prin- 
cipes d'hier, et par ce retour philosophique aux vastes 
conceptions originelles, elle rentrera dans l'intégrité 
du plan divin — et vivra. Puisque le célibat, qu'on le 
veuille ou non, tend à s'imposer à un nombre tou- 
jours croissant d'individus dans les civilisations avan- 
cées, la démocratie chrétienne substituerait du moins 
au célibat qui dissocie le couple, unifie, identifie 
l'individu, et par conséquent stérilise les cœurs et les 
esprits aussi bien que les corps, un célibat respec- 
tueux, dans l'ordre intellectuel et moral, des corres- 
pondances fécondes résultant de la diversité des 
sexes ; peut-être rebaptiserait-on alors le célibat futur 
du nom si imprudemment bafoué et cependant à 
jamais glorieux qu'il portait autrefois lorsqu'il s'ap- 
pelait la virginité chrétienne. 

En attendant, le célibat se présente aux Etats-Unis 
sous une forme qu'il est bien permis de trouver dé- 
plaisante, lorsqu'on se rappelle le plan primitif. Le 
célibat économique rompt totalement l'union voulue 
de Dieu, or Dieu n'a pas fait l'homme et la femme 
pour s'égaler isolément, mais pour établir entre leurs 
facultés diverses un échange fécond d'idées et de sen- 



LE FÉMINISME 2 4 5 

timents. Cependant, si l'oubli du sexe parait être un 
mal en soi, il n'en reste pas moins acquis qu'on doit 
le regarder aujourd'hui comme un agent de progrès 
moral transitoire, et correspondant à l'état actuel des 
sociétés. Qu'il entraîne, en se développant, la perte 
des choses regrettées, qu'un à un les lambeaux d'un 
passé cher se détachent et tombent, nul n'y peut 
rien. Les gens d'autrefois récriminent en vain, car ce 
sont les gens d'aujourd'hui qui font les mœurs. La 
désexualisation, après avoir saisi le nouveau monde 
d'abord, commence à tenter l'ancien. Les protesta- 
tions s'élèvent; le lait existe, il agit, il marche im- 
perturbablement, rien ne l'arrête dans sa voie silencieuse, 
sourde aux échos du respect humain, libre, conqué- 
rante ! 

Mais pourquoi nous effrayer ! } Le christianisme ca- 
tholique, en pénétrant le mouvement, n'est-il pas sus- 
ceptible de le ramener à des fins sublimes ? 



Il 



Parmi tant de clameurs ameutées, les plus reten- 
tissantes partent du dilettantisme furieux et châtié. 
Son omnipotence outragée dénie aux Américaines les 
dons artistiques, et, de ce chef, fulmine contre leur 
métamorphose barbare. En peinture, en musique, 
disent nos esthètes, le beau leur échappe ; elles ne le 
sentent pas. L'idéal plastique et harmonique de la 
forme et des sons ne les subjugue pas, ces femmes 
qui n'en sont pins ! Et ce n'est pas, comme on le 
prétend, parce qu'elles appartiennent à un monde 
trop jeune qu'elles ne sont pas artistes, mais parce que 
l'annihilation du sexe leur ôte le sentiment esthétique, 
car le sentiment yient de l'amour, et sans le sexe il n'y 
a pas d'amour. — Assurément ; mais qu'y faire PL'évo- 
lution sociale a ses rigueurs ; il en est d'implacables. 
Sur les avenues fleuries du progrès, les roses gardent 
leurs épines. Il semble qu'un arrêt cruel interdise aux 
générations orgueilleuses la jouissance simultanée de 
tous les biens laborieusement conquis. Nous avons la 
main trop petite pour serrer les gerbes nouvelles avec les 
palmes d'an tan. De môme que les moissons de nos 
champs se consomment successivement, celles de demain 



LE FÉMINISME 2^7 

naissant sur la poussière de celles d'hier, ainsi les 
floraisons du progrès ne sont point immortelles, et 
dissemblables en sont les fruits. 11 y a là une loi que 
nous sommes trop enclins à oublier. Le trésor incor- 
ruptible de l'humanité ne se forme, d'ailleurs, que 
dans l'ordre moral. Consolons-nous ; l'humanité y 
tend, elle y marche, et quand le christianisme aura 
pris possession de la démocratie qui ne peut pas 
se passer de lui, alors le vrai progrès, le seul, 
le progrès moral l'élèvera vers les altitudes su- 
périeures : la société est obligée de les atteindre si elle 
veut goûter aux biens qui furent çà et là l'apanage 
d'aristocraties détruites et que l'effort transitoire de 
l'évolution actuelle cherche à assurer aux démocraties 
pacifiées et vertueuses. 

Revenons à l'Amérique et aux Américaines. Avant 
de savoir ce que valent contre elles les fureurs de 
l'csthétismc, il importerait de considérer un peu les 
obligations de leur vie. Vont-elles pas besoin, par 
exemple, d'acquérir les habitudes masculines qui sont 
naturellement contraires à leur sexe? Dans les condi- 
tions de l'activité qu'elles exercent aux Etats-Unis, 
est-il possible qu'elles les dédaignent, et les eussent- 
elles si bien acquises sans nécessité ? Tout nous 
montre à quel point elles réussissent à développer les 
qualités qu'en France l'homme seul possède. Voyez les 
clubs si nombreux et regardez comment les femmes 
s'\ comportent ; elles y sont aussi paisibles que les 
hommes les mieux rompus à la vie publique. Les 
associations féministes de toutes sortes croissent et se 



240 LE FEMINISME 

multiplient de jour en jour ; il règne entre leurs 
membres une entente qui étonne les Françaises ; on 
y discute des questions que l'ancien monde parait 
attribuer à l'homme, par droit de monopole intan- 
gible : on y connaît une discipline exacte. Les 
femmes, masculinisées par le goût de l'activité exté- 
rieure, le sont encore par l'émancipation dont elles 
jouissent, par l'influence qu'elles exercent dans les 
matières auxquelles, en Europe, elles demeurent tout 
à lait étrangères. On rencontre chez elles des virilités 
inouïes. Elles font la police, obtiennent justice, dé- 
fendent la veuve et l'orphelin : elles sont les cheva- 
liers de la démocratie. 

On leur reproche de ne pas être artistes et on dit : 
c'est l'oubli du sexe qui fait ici échec à l'art. Théori- 
quement, la plainte est juste; pratiquement, est-elle 
légitime? >» 'est-ce pas plutôt le courant démocratique 
qui agit en ceci et entraîne l'art à des transformations 
inévitables? N'est-ce pas sa force saine qui trans- 
forme l'esthétisme quintessencié en une sorte de dilu- 
tion qui parait fade aux délicats, mais qui devient 
susceptible d'abreuver les masses? Les Américaines 
philanthropes ne bannissent point l'art. Sans connaître 
les hautes spéculations de la philosophie, elles arrivent, 
par le bon sens et par le cœur, aux mêmes conclu- 
sions que le génie, et elles pensent, avec Lamennais. 
que « l'art pour l'art est une absurdité ■ ». Elles 
voient dans l'art une parcelle d'idéal réalisé, elle s'ap- 

1 Lamennais. — De l'art et du beau, p.io. 



LE FÉMINISME 2 49 

pliquent à la recueillir pour consoler les déshérités. 
Ainsi compris, l'art, grâce à leurs efforts, trouve des 
fervents dans les rangs les plus humbles de la société, 
témoins ces ouvrières qui emploient leurs économies à 
l'acquisition de photographies de tableaux, et ces filles 
de cuisine qui lavent la vaisselle en pensant aux 
livres que la bibliothèque roulante va leur apporter. 
Ce ne sont pas des esthètes en ivresse ni des dilettantes 
éperdus ; ce sont des cœurs sensibles au beau qui 
prennent l'art comme une récréation fugitive, comme 
une récompense forcément éphémère, comme un en- 
couragement rénovateur, et non point comme un dé- 
lire enveloppant et mortel. Elles croient que la terre- 
est le lieu de l'action, non celui de l'extase ; elles 
pensent que l'esthétisme dilettante est fatalement cor- 
rupteur des peuples, parce que les individus qui com- 
posent les foules ne possèdent personnellement ni le 
génie ni la vertu suprême, double condition rarissime, 
en tous les cas toujours très relativement remplie, en 
matière d'art, pour conserver la suave innocence esthé- 
tique. Sages el judicieuses, ces Minerves américaines 
apprécient sainement les besoins indestructibles de 
l'âme humaine, elles cultivent, non pas l'esthétisme 
qui heureusement n'a pas encore régné chez elles, 
niais le sentiment populaire de l'idéal qu'elles cher- 
chent à développer. Il leur parait injuste de confondre 
l'esthétisme avec un idéal d'art. Ne semble-t-ilpas, en 
effet, que, sous l'empire des démocraties modernes ', 

1 // ne Jant jamais confondre les démocraties modernes pures 



25o T.E FÉMINISME 

la nécessité de bannir l'esthétisme pour s'attacher à 
l'idéal est d'autant plus pressante que l'esthétisme 
contemporain subit davantage les subordinations na- 
turalistes qui en sont l'essence ? Dans les sociétés 
où il possède jusqu'à la folie les littérateurs et les ar- 
tistes, voit-on revivre sous son influence le sentiment 
de l'idéal ? Quand la sensation joue dans la délec- 
tation esthétique un rôle prépondérant qui la maté- 
rialise, le culte du plaisir triomphe, — et alors, 
malheur à l'idéal ! C'est Tainequi le dit (et cependant 
il ne passe pas pour un ascète farouche ou un Savo- 
narole irrité) en des pages charmantes qui retracent le 
magnifique épanouissement d'art provoqué par les 
Médicis avec une pléiade de talents incomparables. 
Taine indique, à cette époque florentine, la pente 
fatale sur laquelle on va glisser « par le culte du 
plaisir », qui est toujours la conséquence de l'esthé- 
tisme : 

« Ici percent, dit-il, avec le paganisme restauré, 
l'allégresse épicurienne, la volonté de jouir quand 
même et tout de suite, et cet instinct du plaisir que la 
sérieuse philosophie et la gravité politique avaient 
jusqu'ici tempéré et contenu. Avec l'Arioste, l'Àrétin 
et tant d'autres, on verra bientôt arriver la débauche 
voluptueuse, le scepticisme déclaré, plus tard le dé- 
vergondage cynique. Ces heureuses et délicates civili- 
sations qui s'établirent sur le culte de l'esprit et du 

avec les démocraties de l'antiquité, qui avaient des esclaves cl étaient, 
par conséquent, bel et bien des aristocraties, 



LE FEMINISME 201 

plaisir, la Grèce du iv e siècle, la Provence du xir", 
l'Italie du xvi e , n'étaient pas durables. L'homme y man- 
quait de frein. Apres un vil* élan d'invention et de 
génie, il s'échappait vers la licence et l'égoïsme ; l'ar- 
tiste et le penseur dégénérés faisaient place au dilet- 
tante et au sophiste ' » . 

N'avons-nous pas, au xix e siècle, nos Arioste et 
nos Àrétin ? Ne sont-ils pas mille fois plus dangereux 
aujourd'hui qu'alors, puisqu'au lieu de ne paraître, 
comme au xvi e siècle, qu'au sein des aristocraties, 
parmi le groupe restreint des grands seigneurs, ils 
pullulent dans tous les rangs sociaux chez les peuples 
démocratiques ? L'Américaine philanthrope conçoit 
l'idéal sous sa firme altruiste, dans la fleur de charité 
dont elle égrène les pétales sur la terre ingrate foulée 
par les petits et les déshérités. V ceux-ci elle offre 
précisément la coupe de l'idéal . 

Mais cela semble nouveauté. M Bentzon elle- 
même s'en étonne. Après avoir décrit \\ ellesley. le 
superbe collège, elle se demande s'il n'y a pas un in- 
convénient grave à faire vivre pendant quatre ans 
dans un véritable palais des jeunes fdles destinées à 
mener ensuite une existence plus que modeste. N'est- 
ce pas le règne de l'esthétisme qui soulève une pareille 
question, n'est-ce pas l'abus qui compromet ici 
l'usage? Refuser l'idéal à son heure, c'est exposer le 
coeur humain, prisonnier des instincts, aux sugges- 
tions, aux excès réalistes, c'est faire le procès de la 

1 Taihe. — Voyage en Italie, t. II, p. i33. 



2Ô2 



LE FEMINISME 



culture, c'est couper les ailes, c'est voiler les rayons. 
Les couvents ont été beaux, autrefois, quand ils étaient 
riches ; de nos jours la chapelle y reste soignée, dé- 
corée : c'est pour honorer l'hôte divin, sans doute, 
mais c'est aussi pour donner, par ce luxe innocent, 
une idée d'élégance, c'est-à-dire une notion d'idéal. 

Quels que soient, du reste, les avis sur les consé- 
quences et le préjudice que porte à l'esthétisme l'oubli 
du sexe, il est positif que si l'on compare la tentative 
américaine à l'effort contraire que la littérature con- 
temporaine affole en France, on est bien forcé de re- 
connaître que c'est un très grand mal de ne voir 
jamais chez la femme que le sexe, et dans les rap- 
ports de l'homme et de la femme que la sensation. 

Du reste, la désexualisation qui serait, en effet, un 
malheur, une décadence innommable avec le matéria- 
lisme, se prèle à devenir, au contraire, une véritable 
force dès qu'en supprimant l'esclavage sensuel elle 
rend à l'âme une vitalité magnifique dans l'esprit et 
dans le cœur. Elle peut très bien ne pas détruire la 
sympathie de l'homme et de la femme; elle ne l'atteint 
pas irrémédiablement, si l'on en juge par les consé- 
quences qu'elle présente aux Etats-Unis. Telle qu'elle 
y existe, elle tend beaucoup plus à la sympathie que la 
volupté égoïste. 

Peut-être la destinée qui tisse nos jours de misère 
et de gloire ne s'est-elle servie de la désexualisation 
philanthropique indépendante que pour mettre à 
portée de tous les esprits les grandes vérités que les 
vieilles formules trop sublimes tenaient trop au-dessus 



LE FÉMINISME 253 

de nos fronts courbés. La désexualisation laïque altruiste 
ne devient-elle pas une espèce de virginité naturelle 
plus accessible ? Pourquoi ne contribuerait-elle pas à 
populariser son aînée, la virginité surnaturelle dont 
nous parlions tantôt? Les vérités religieueses n'onl- 
elles pas pour habitude de se laïciser en se vulga- 
risant, comme la loi morale du Christ devenue la loi 
morale universelle du monde civilisé ? Quand elles 
pénètrent la multitude après avoir été l'apanage 
exclusif d'une élite restreinte, n'est-ce pas alors 
qu'elles triomphent ? C'est bien ce qui s'est pro- 
duit surtout pour la fraternité. Sans doute les soldats, 
dans le premier éblouissement causé par la victoire, 
oublient le chef à qui ils la doivent ; mais leur ingra- 
titude passagère ne sert qu'à renforcer leurs acclama- 
tions prochaines. Célibat pour célibat, qui sait si, peu 
à peu, l'on ne préférera pas à la virginité indépendante 
avec l'oubli du sexe, la virginité chrétienne qui peut 
très bien ne pas être la rupture de l'homme et de la 
femme, qui n'entraîne pas l'agamie morale, et qui doit, 
tout au contraire, cimenter des unions spirituelles et 
fécondes, telles que quelques grands saints les ont réa- 
lisées? 

Les annales chrétiennes ne nous apprennent-elles 
pas, en effet, que dès ici-bas il est des élus qui peuvent 
connaître en esprit l'avant-goût de la communion béa- 
tifique, et ces élus se rencontrent seulement au sein de 
l'Eglise où ils sont les fruits d'une dogmatique qui 
fait la force des peuples catholiques puissamment sexua- 
lisés? Cette force a ses périls, ce n'est pas douteux, 



2 | LE FEMINISME 

c'est même fatal à cause du péché originel, nous l'avons 
reconnu ; mais elle a aussi ses effets magnifiques, privi- 
lège sans pareil dont la fraternité enfantine de peuples 
incomplètement chrétiens ne saurait cueillir, même 
dans les âmes d'élection, les fleurs qui ont embaumé 
l'humanité. 

Dirait-on qu'il ne faut pas exagérer l'intérêt des 
communications supérieures qui ont existé entre les 
Saints, que l'histoire en indique assurément quelques 
exemples mais qu'elle nous les montre infiniment rares 
et qu'on ne peut leur attribuer une réelle influence 
sur les progrès moraux et religieux de l'humanité ') 11 
serait juste d'observer que l'histoire ne rapporte pas 
tous les secrets intimes ; ceux qui les ont portés dans 
des coeurs purs seuls dignes de les garder, se sont ap- 
pliqués à les ensevelir au plus profond de leur âme, non 
pas seulement pour les y dérober à la curiosité maligne, 
mais pour s'en voiler à eux-mêmes les splendeurs 
trop éclatantes. 

M. A. Sabatier a fait à ce sujet une observation très 
utile, dans sa belle étude sur la vie de saint François 
d'Assise. Désireux de pénétrer lui aussi les mystères 
de la douce liaison qui unissait sainte Claire au grand 
prédicant de la pauvreté, il a accumulé les documents, 
multiplié les recherches, et ces investigations minu- 
tieuses lui ont prouvé que les premiers Franciscains, 
en écrivant la biographie de leur maître, s'étaient étr- 
illés à laisser dans l'ombre ses rapports religieux si in- 
fimes avec la fondatrice des Clarisses. Soit qu'ils en 
aient été eux-mêmes étonnés, soit qu'ils aient craint 



LE FEMINISME 200 

que d'autres n'y missent du scandale, il est certain 
qu'ils ont volontairement soustrait aux regards de la 
postérité le sanctuaire inexploré de deux âmes admira- 
blement pures et superbement belles. Pareilles précau- 
tions ont été prises en pareil cas par les biographes dis- 
crets des Saints, et lorsqu'ils ont rencontré les mêmes 
m \ stères clans d'autres vies d'une sainteté moins uni- 
versellement reconnue, craignant ici davantage l'inin- 
telligente méchanceté, ils ont fait plus de silence sur des 
choses plus augustes. Mais les gloires les plus cacbées 
laissent toujours percer quelques rayons, et ces rayons, 
parvenant jusqu'à nous, suffisent à nous faire voir que 
la dogmatique catholique, si elle engendre la forte sexua- 
lisation dont l'humanité libre a déplorablement abu- 
sé, elle suscite aussi et bien davantage des exemples 
remarquables qui attestent hautement jusqu'où s'élèvent 
les à mes sur les ailes de là foi. Les peuples protestants 
ont pu être préservés de certains excès, mais ils ont 
payé cette préservation d'une mutilation morale. 

L'on doit observer que si nos grands Saints furent 
très certainement asexués dans leurs sens, leur âme 
garda du moins la dualité typique qui les rend parti- 
cipants aux splendeurs de la Trinité, et qui fut même 
très favorable aux arts, puisque la renaissance italienne 
se donne pour père précisément le grand mystique 
d'Assise, François l'Ascète ! 

La déscxualisation féministe n'est pas autre chose 
qu'un essai d'assainissement, physiologique et psycho- 
logique à la fois, opéré par une réaction vigoureuse 
contre la sexualisation excessive et désordonnée dont 



256 LE FÉMINISME 

nous souffrons et qui amoncelle entre l'homme et la 
femme des haines farouches. Le joug de la volupté 
fausse les suprêmes ressorts de l'âme. Tout ce qui peut 
contribuer à la dégager doit être considéré comme un 
bienfait social, et il est assez naturel que le triomphe 
croissant de la fraternité soit favorable à cette camara- 
derie noble et pure qui fait, chez les peuples jeunes, 
de certains hommes et de certaines femmes, non plus 
des amants, mais des frères. Couples puissants, couples 
féconds de l'avenir, les esthètes eux-mêmes ont besoin 
de votre sang pour régénérer leur race étiolée, névro- 
sée ! Le jour approche où l'homme efféminé sera heu- 
reux de refaire ses muscles, et c'est dans la virilité de 
la femme qu'il retrempera la sienne ! 



III 



A quoi les Américaines doivent-elles la faculté d'ac- 
complir les grandes œuvres qu'elles ont entreprises? 
Qu'est-ce qui maintient entre elles la bonne intelli- 
gence si rare, dit-on, et non sans raison, dans les asso- 
ciations féminines ? Comment imposent-elles à leur 
compatriotes ce respect si frappant en Amérique et 
qui, en France, se pratique seulement d'homme à 
homme ? Comment réussissent-elles dans leurs tenta- 
tives de coéducation qui sont très remarquables ? Est-ce 
que leur succès, dans toutes ces choses, ne résulte pas, 
en grande partie, de la franche fraternité qui règne 
dans les sociétés américaines désexualisées ? 

Les conséquences de ce fait sont énormes. C'est 
lui qui autorise les femmes laïques à exercer les œuvres 
de zèle en plein soleil, sans murailles, ni tours, ni 
grilles, sur le plus vaste pied qu'il soit possible d'ima- 
giner, et en portant des secours innombrables, phy- 
siques, intellectuels, moraux sur tous les domaines. 

Nobles croisés, apôtres héroïques, elles touchent à 
tout ; elles ouvrent des écoles, bâtissent des collèges 
somptueux, tiennent des prisons, exploitent des fermes- 
modèles) créent des œuvres pour tous les besoins, loge- 



258 LE FÉMINISME 

nienls d'ouvriers, cercles d'ouvrières, assistance des 
enfants abandonnés, refuges des étrangers indigents, 
discipline des vagabonds, éducation des nègres, des 
Indiens, moralisation de tous les vices, sociétés de tem- 
pérance, soins de toutes les maladies, elles ont même 
consacré un hôpital spécial aux ivrognes, elles orga- 
nisent des clubs littéraires, artistiques ; du haut en 
bas de l'échelle sociale, depuis les salons jusqu'aux 
élables, depuis la salle d'asile jusqu'à l'Université, elles 
passent des grands aux petits, comme pour cimenter 
ensemble toutes les pierres brutes ou taillées de l'édifice 
social, et comme pour unir par je ne sais quel contact 
intime et profond les fractions éparses de l'âme hu- 
maine. Toutes les œuvres magnifiques dont les femmes 
s'occupent ont été fondées par elles, et ce sont elles 
qui les entretiennent de leurs deniers, ou plutôt de 
leurs dollars, car elles y emploient des fortunes royale-. 
Aussi, par un de ces effets heureux que le bien multi- 
plie, la désexualisation à pente généreuse n'a pas peu 
contribué à tempérer, en Amérique, la haine du capi- 
tal. Enfin, elles imposent le respect aux hommes, et 
c'est ici qu'on se réjouit surtout de la métamorphose 
bienfaisante qui transforme leurs rapports, ici qu'on en 
admira les plus beaux fruits, car, en se faisant respec- 
ter, les femmes attachent le respect à tout ce qu'elles 
touchent, et comme elles touchent à tout, en tout elles 
le sauvent. 

Les clubs de femme n'excitent pas un sourire, en 
Amérique. Leur influence est acceptée et fertile par- 
tout où elle agit, et sous quelque forme que ce soin 



LE FEMINISME 



209 



Les « oratrices » se font écouter. Toutes ne possèdent 
pas l'éloquence sans laquelle la plus juste thèse ne tient 
pas, chez nous, vingt personnes assemblées. On les 
suit parce qu'elles traitent des sujets sérieux et parce 
que le dilettantisme n'exerce pas là -bas l'action délé- 
tère qui, en France, ne tend à rien moins qu'à détruire 
la puissance des idées ; le dilettantisme procède, remar- 
quons-le, très directement de l'outrance de la sexualité. 
Les oratrices américaines ont l'intelligence des sujets 
qu'elles étudient, l'art de les présenter selon le point 
de vue de l'auditoire, la foi en leur thèse ; elles ont sur- 
tout le zèle désintéressé que la défense d'une grande 
cause inspire à ceux qui lui uni dévoué leur vie. 

Si, d'ailleurs, la femme savait s'astreindre, aujour- 
d'hui qu'elle veut parler aussi à l'Europe, à ne traiter 
que des thèmes honnêtes et justes, avec compétence, 
dans le but généreux de faire le bien, elle exercerait sur 
la société de l'ancien monde une action que Dieu peut- 
être attend d'elle. Peut-être détrônerait-elle, ç,à et là, 
le vieux tyran qui s'appelle la raillerie. Peut-être extir- 
perait-elle quelques germes du scepticisme qui nous 
tue, et parviendrait-elle encore à restaurer publique- 
ment la dignité de la femme chez quelques types mar- 
qués, ramenant peu à peu clans l'esprit des hommes 
le respect que tous ont plus ou moins désappris, que 
certaines féministes professionnelles achèvent de perdre 
par leurs excentricités, leurs utopies, leurs revendica- 
tions impossibles ou haineuses, et qu'un moraliste et 
un penseur éminents, Legouvé et Le Play, ont à si 
juste litre considéré comme le facteur de notre relève- 



2ÔO LE FÉMINISME 

ment social. — Le respect est bien près de l'amour. 
Qu'il renaisse parmi nous en transformant l'affection 
conjugale, en remettant les sens dans leurs frontières, 
en rétablissant le culte du célibat honnête ! Dans le res- 
pect public de la femme mariée ou non mariée, on re- 
trouvera les doux accords de l'amour, dans le mariage, 
dans la fraternité humaine et dans la divine charité. 

C'est à cette action qu'il importe de convier le fémi- 
nisme français. Il peut accomplir, ou tout au moins 
favoriser par une forte influence la plupart des innova- 
tions désormais inscrites en tête du programme social, 
innovations souvent risquées, et qui réclameraient, 
pour tourner à bien, des conditions de sécurité rigou- 
reuses. La coéducation, par exemple, dont il est tant 
parlé aujourd'hui, que les uns redoutent, que d'autres 
désirent, qu'en droite philosophie il est difficile de ne 
pas approuver, au moins spéculativement, dès qu'on 
fait rentrer l'institution de la famille dans le cadre du 
plan primitif, — car dans la famille, frères et sœurs 
s'élèvent ensemble, — la coéducation, dis-je, a fait un 
pas en Amérique, grâce aux femmes qui l'ont essayée 
très prudemment et sous la sauvegarde des mœurs spé- 
ciales à leur pays. 

La coéducation fleurit en Amérique sans inconvé- 
nients entre Indiens, nègres ou blancs. On la déclare 
impossible en France. Sans nul doute, elle y serait en 
effet très difficile à faire accepter, non seulement parce 
que d'infâmes promoteurs l'ont odieusement déshono- 
rée, mais aussi parce que les mœurs nationales ne s'y 
prêtent pas. D'une part, l'incrédulité publique et offi- 1 



LE FÉMINISME 26 1 

cielle lui oppose, dans l'Université, une entrave insur- 
montable, alors qu'aux Etats-Unis les principes chré- 
tiens gouvernent l'école ; d'autre part, dans les établis- 
sements religieux, on ne pourrait la pratiquer qu'après 
avoir bouleversé tout ce qui existe, attendu que le sys- 
tème de la séparation des sexes y régit toutes les insti- 
tutions éducatrices. Du reste, les essais publics de coé- 
ducation, officielle ou libre, seraient à l'heure actuelle 
extrêmement chanceux dans les deux camps, à cause 
de la sensualité universelle propagée par les lettres et 
les arts et qui a vicié le tempérament national. La ren- 
contre de l'homme et de la femme n'échappe aux in- 
convénients qu'elle offre que dans deux milieux : en 
sont exempts les êtres simples doués d'une animalité 
saine et que n'a pas pervertis une imagination dissolue, 
ou bien les êtres supérieurs qui se sont élevés par une 
dogmatique transcendante au-dessus des régions trou- 
blées de la chair. La salubrité physiologique et psycho- 
logique des femmes qui l'ont essayée aux Etats-Unis 
dans une atmosphère réellement salubre, avec des êtres 
sains aussi et simples, sous l'autorité de la morale 
chrétienne, a permis à ces tentatives de s'exercer et de 
réussir ; de sorte que la coéducation paraît devoir ses 
succès ou son développement heureux en partie au pro- 
grès de la désexualisation, en partie au maintien des 
croyances chrétiennes, et il y a assurément entre ces 
deux systèmes une corrélation profonde, favorable à 
l'un comme à l'autre. Les Américaines le savent si bien, 
qu'elles n'essayent la coéducation que là où la désexua- 
lisation est fortement établie. On ne l'applique qu'aux 



262 LE FÉMINISME 

sujets physiquement et moralement bons, jamais à 
l'enfance mauvaise. La société de l'homme et de la 
femme, si libre en Amérique, y est extrêmement re- 
doutée dès qu'elle pourrait associer des créatures viciées. 
En pareil cas, ce jugement sûr qui naît de l'honnêteté 
sincère et qui gouverne les associations bienfaisantes 
aux Etats-Unis, relève les grilles abattues et sépare inexo- 
rablement les sexes. 

L'attention des penseurs ne méditera pas en vain 
les remarques de M" u ' Bentzon. Elles empruntent aux 
expériences d'un grand peuple de graves arguments 
contre les essais de coéducation qu'on tente chez nous 
précisément là où l'Amérique, dont on se réclame, les 
proscrit énergiquement. Les abominables résultats, qui 
oui fait récemment tant de bruit en France, ne prouvent 
donc rien contre le système de la coéducation. Us in- 
diquent seulement que les tentatives concluantes exigent 
une atmosphère honnête, des sujets simples, une reli- 
gion forte ; ils démontrent que les sociétés malades, 
impies et dissolues rencontrent dans la précoce immo- 
ralité de l'enfance, dans la complicité des mœurs et 
l'incrédulité des maîtres, des obstacles capitaux qui dé- 
jouent par a\ancetous les essais publics de coéducation. 
Quelle que soit donc l'opinion adoptée en principe par 
les esprits très divisés sur cette grave question, en fait 
ils s'accorderont sur un point, à savoir que, même si 
les pontifes actuels de la coéducation en France 
n'avaient pas compromis en d'inconcevables excès ce 
système d'éducation, il ne saurait être inauguré sous 
le règne du naturalisme, notre souverain. Pour en faire 



LE FÉMINISME 263 

bénéficier l'école populaire, il faudrait le double con- 
cours d'une désexualisation avancée en même temps 
que d'une rechristianisation nationale : or, toutes les 
tendances actuelles sont contraires à cette double con- 
dition de succès. — Il est donc probable qu'en France 
les essais publics de coéducatkm, impraticables jusqu'à 
nouvel ordre, sont pour longtemps ajournés. 

Cependant quelques femmes chrétiennes et progres- 
sistes ont aussi pensé à préparer discrètement dans 
notre pays l'entrée de l'éducation dans les voies nou- 
velles qui s'ouvrent et où il importe tant de ne pas 
s'engager sans préparation. Les Dames du préceptorat 
chrétien se proposent de porter ce système, en raccourci 
et par occasion, au sein des familles où elles seront ap- 
pelées. Là. sous une surveillance assidue, dans des 
milieux de choix, pourquoi ne garderait-on pas les 
frères et les sœurs jusque vers l'âge de douze ou 
treize ans. sous la pure et douce influence d'une femme- 
précepteur? On ferait ainsi dans de bonnes conditions 
des essais privés très opportuns et qui ne seraient pas 
inutiles, si la coéducation doit passer dans les mœurs 
tôt ou tard. 



IV 



Si la France n'a pas apprécié à sa juste valeur le 
grand mouvement de la femme en Amérique, ce dédain 
s'explique surtout par les différences de religion 
et de mœurs qui séparent les deux pays. Il s'en- 
tretient, dans le camp religieux réactionnaire, par 
les parallèles superficiels couronnés de conclusions 
arbitraires ; dans le camp laïque progressiste, par les in- 
conséquences d'une société qui a longtemps voulu et 
espéré démocratiser l'homme, mais non la femme. 
Dans l'ordre des comparaisons religieuses usuelles, on 
a vite fait d'attribuer aux différences de croyances les 
qualités et les défauts de la France ou de l'Amérique, 
et voilà le monde catholique français en défiance contre 
le monde protestant américain. On n'admirera pas les 
Américains parce qu'on croirait du même coup admi- 
rer le protestantisme. Dans les groupes indépendants 
libres penseurs, on ne l'admirera pas davantage, parce 
que l'homme, malgré quelques exceptions plus tapa- 
geuses que sincères, n'accepte pas l'émancipation de la 
femme, qui est une concurrence. Dès qu'on appro- 
fondit tant soit peu les motifs qui ont tenu en suspicion 
le nouveau-monde chez les catholiques et chez les 



LE FÉMINISME 265 

libres penseurs, il serait juste de revenir à la sympa- 
thie, car l'antipathie préexistante résulte, en matière 
religieuse ou sectaire, d'une équivoque, et, en matière 
de mœurs, elle repose sur un anachronisme trop usé 
pour résister longtemps. 

Observe-t-on ce qui se passe dans l'Amérique pro- 
testante, on enregistre des faits qui déconcertent l'opi- 
nion. D'après les statistiques bien renseignées, on ne 
compte pas moins de mille sectes aux Etats-Unis ; on 
voit régner entre ces différentes Eglises, ou plus exac- 
tement enlre ces divers clochers, une entente assez par- 
faite pour grouper entre elles ces innombrables sectes 
sur le terrain de la charité. Elles font leurs œuvres côte 
à côte, souvent même ensemble. « Vous voyez bien, 
s'écrient dès lors les ennemis de l'Eglise, que le règne 
des sectes est excellent : au lieu de nuire à l'union, il 
la cimente. Les sectes s'accommodent de la variété des 
esprits, elles acceptent avec sagesse la multiplication 
inévitable des points de vue humains : toute la gamme 
des idées donne ainsi sa noie dans le beau concert des 
œuvres organisées par d intelligentes fondatrices res- 
pectueuses de la liberté individuelle. » Et alors la libre 
pensée, bien décidée d'ailleurs à ne pas permettre que 
la liberté individuelle, si encensée lorsqu'elle sert à 
combattre l'Eglise, s'affirme dans les mœurs par 
l'émancipation de la femme, la libre pensée, dis-je, 
soulève une tempête d'applaudissements en faveur des 
sectes de l'Amérique. Or, si les libres penseurs applau- 
dissent, les croyants ne savent mieux faire que de 
siffler. Dès lors la badauderie générale exploite, pour 



266 LE FÉMINISME 

Je malheur de la vérité, cette belle manifestation d'union. 
Détachée de ses causes, elle se tourne contre le principe 
de l'unité et engendre des conséquences philoso- 
phiques qui augmentent l'horrible confusion intellec- 
tuelle dans tous les camps. La libre pensée proclame à 
sons de trompe que les fruits de l'hérésie sont bien 
meilleurs que ceux de la vérité, et certains catholiques, 
aveuglés par une manœuvre dont ils sont les dupes, ne 
s'aperçoivent pas que ce qui agit si efficacement en Amé- 
rique, ce n'est pas l'erreur, mais bien, au contraire, les 
contacts de la vérité. D'où vient, en effet, l'union cha- 
ritable des sectes!» Elle vient assurément des points 
communs qui rapprochent, non de ceux qui divisent ; 
elle résulte des vérités évangéliques que l'hérésie pro- 
testante a consenées. et non des erreurs qu'elle y 
mêle. 

Quand les sectes ont des représentants comme les 
femmes américaines, en qui la passion de la charité al- 
lume vraiment les feux du divin amour, les âmes de ces 
apôtres empruntent au ciel sa force d'union, tandis que 
lorsqu'on voit, au contraire, des catholiques, qui croient 
tousauxmèmesdogmcs, se diviser sur les opinions secon- 
daires et fomenter entre eux la haine, l'indiscipline, la 
guerre, il est bien permis de jeter un regard d'envie là- 
bas, sur la terre encore heureuse où fleurit, si belle, 
l'union des femmes pour le bien. A force d'aimer, 
celles-là conquerront la foi complète; à force de haïr, 
ne iinirons-nous pas par la perdre? 

L'hôpital de Baltimore nous offre le type d'une asso- 
ciation religieuse et laïque dont les membres appar- 



LE FÉMINISME 267 

tiennent non seulement à des sectes différentes, mais à 
différentes religions. Ici les nurses protestantes tra- 
vaillent avec les Sœurs de Saint- Vincent de Paul. On 
remarquera, du reste, que les rapports respectifs des 
divers membres sont réglés selon les droits que l'Eglise 
n'abdique jamais, imposant sa suprématie dans les 
collaborations entre prolestants el catholiques. C'est la 
Supérieure Religieuse qui exerce « aimablement » une 
autorité inflexible. Ainsi les associations charitables 
qui, selon la pensée de Léon XIII, s'établissent avec le 
concours de toutes les bonnes volontés, peuvent exister 
là-bas non seulement entre les différentes confessions 
protestantes, mais entre les sectes et l'Eglise, car elles 
sont toutes éminemment religieuses, et lorsque l'élément 
catholique y est représenté, c'est lui qui prime. 

En France, les œuvres sont confessionnelles : ou ca- 
tholiques, ou protestantes, ou juives. Quand elles ne 
sont pas confessionnelles et associent des membres 
d'opinions différentes, on les intitule « neutres », et 
cela signifie qu'elles sont athées ; voilà pourquoi les 
catholiques sont forcés chez nous de les négliger. En 
Amérique, dans les écoles non confessionnelles, dans 
celles, par exemple, qui correspondent à nos établisse- 
ments neutres, on ne demande pas de profession de foi, 
on n'en exige aucune de la part des enfants. Est-ce in- 
différence? — Nullement. Par suite d'un accord tacite et 
unanime, les grands principes de la foi chrétienne ne 
sont pas discutes, précisément parce quils sont ac- 
ceptés; et c'est d'après eux qu'on élève la jeunesse. 
Dans ces écoles mélangées que nous pouvons très bien 



2 68 LE FÉMINISME 

comparer à nos écoles dites neutres, puisqu'elles ne se 
rattachent formellement à aucune confession particu- 
lière, la neutralité, au lieu d'être athée, s'applique fidè- 
lement à rester chrétienne. Les enfants y lisent la 
Bible, ils y font la prière en commun, et parmi ces 
femmes qui les instruisent, venues de toutes les sectes 
pour unir leurs efforts dans l'accomplissement du bien, 
il n'y en a pas une seule qui soit ce que nous appelons 
« neutre » : elles croient toutes aux grandes vérités 
évangéliques, elles en pénètrent l'enseignement qu'elles 
donnent. Certains catholiques sont réellement bien 
malavisés quand ils leur refusent une équitable admi- 
ration, qui serait de leur intérêt même. 

Si des antipathies religieuses nous passons aux anti- 
pathies de mœurs, elles sont grandes entre la femme 
américaine et la femme française. Celle-ci est encore 
gouvernée, dans notre société moderne, par des lois 
publiques et privées de l'ancien régime, fortement an- 
crées dans l'esprit de l'homme. On doit observer ce- 
pendant que des changements s'opèrent. La vie pra- 
tique a des exigences inexorables, des revanches inévi- 
tables. Dans une société individualiste, les hommes ont 
eu beau ne reconnaître légalement et effectivement 
que leur individualisme à eux, l'égoïsme masculin 
impliquait l'autre, et il faut bien avouer aujourd'hui 
que l'individualisme de la femme, né de celui de 
l'homme, se dresse contre l'homme et s'élève peu à peu, 
non pas sans doute bien menaçant pour ses droits, — 
car la raison du plus fort est toujours la meilleure, — 
mais fatal assurément à son bonheur. 



LE FÉMINISME 2 6f) 

Quoi qu'il en soit, la femme française imite déjà 
l'Américaine dans ses mœurs et l'imitera de plus en 
plus, par la force même de l'impulsion démocratique 
accélérée. Elle exerce le professorat dans l'Université 
qui a créé pour elle des lycées de filles ; elle occupe un 
grand nombre de places dans nos administrations pu- 
bliques ou privées ; elle fait de la médecine, de l'agri- 
culture, des affaires ; elle remplit les ateliers de pein- 
ture et de sculpture ; elle vient de se faire ouvrir, non 
sans quelque bruit, l'Ecole des beaux-arts ; bref, elle 
quitte l'aiguille, c'est-à-dire qu'elle s'élève du métier 
à la profession, et, dans la profession, elle brigue tous 
les emplois de l'homme ; partout elle commence à le 
suppléer, à le remplacer même en certaines occupa- 
tions paisibles où ses qualités d'ordre, de patience, 
d'application, rendent son concours très précieux. 



V 



Ce qui ressort do l'élude du féminisme américain, 
c'est qu'il n'inscrit pas en léte de son programme le 
chapitre des revendications ; par là surtout il se dis- 
tingue du féminisme français, lequel a, sur ce ter- 
rain, des raisons de combattre qui ne seraient pas 
motivées aux Etats-Unis. 

Remarquons avec M mo Bentzon qu'en Amérique les 
femmes dévouées à la cause revendicatrice (il y en a 
quelques-unes cependant) sont toutes de mœurs irré- 
prochables et ne mêlent pas à leurs plaintes les fureurs 
révolutionnaires qui, lorsqu'elles se produisent, s'at- 
tirent de dures répliques et compromettent les récla- 
mai ions les plus légitimes. La grande leçon du 
féminisme américain est, pour les femmes embar- 
rassées de loisirs tristes et de forces stériles, un en- 
couragement à l'action, une leçon d'apostolat. En 
occupant ces loisirs et en exerçant ces forces, les 
femmes françaises obtiendront le respect qui honore 
magnifiquement leurs sœurs d'outre-mer, donneront 
crédit et autorité à leurs ambitions opportunes. Et l'on 
doit observer qu'en France, où la femme ne jouit pas 
de droils nécessaires, il ne serait pas équitable de 



r.K FEMINISME 27 1 

blâmer l'effort qu'elle fait pour les obtenir de la légis- 
lation. 

Qu'elles sont belles les qualités de ces Américaines 
généreuses ! Des convictions inébranlables les pré- 
servent du respect humain ; aucune crainte du ridicule 
ne les retient ; leur tact exquis obtient soumission des 
pires indisciplinés. Elles ont l'esprit et l'art du com- 
mandement. Dans ce pays de la liberté, elles s'en- 
tendent à gouverner comme ailleurs, mieux qu'ailleurs. 
Elles se souviennent que la fermeté est un élément 
essentiel de la bonté et savent que, au contraire, la 
sensibilité lui est néfaste. Judicieuses et éclairées, le 
bon sens avec la connaissance profonde de la nature 
humaine se manifeste dans leurs œuvres. C'est ainsi. 
par exemple, que dans cette patrie de la coéducation et 
de la camaraderie des sexes, on redoute tellement les 
hommes au milieu des malheureuses femmes tombées, 
que le médecin lui-même est une femme. On a raison : 
l'homme le plus bienfaisant est un danger à la prison, 
à l'hôpital, à l'asile d'aliénées. 

Parlerons-nous de l'héroïsme des Américaines ? 
Quelle dramatique et touchante odyssée que celle de 
miss Fletcher chez les Indiens ! Elle donne sa vie à 
l'une des œuvres les plus considérables qui aient été en- 
treprises en Amérique, l'œuvre qui tend à résoudre le 
grand problème du rapprochement des races. Elle passe 
des années à étudier l'ethnologie, l'archéologie, la mu- 
sique des Omahas, car c'est par leur amour de la mu- 
sique, étrangement barbare d'ailleurs, que miss Flel- 
clier essayera de gagner la confiance des Indiens. « Ces 



172 



LE FEMINISME 



longues recherches, dit M me Bentzon, laforcèrent de vivre 
au milieu des Indiens, dans quelles dures conditions, il 
faut le lui entendre conter, si modeste, si oublieuse de 
soi qu'elle puisse être. Un témoignage visible de ses 
souffrances frappe les yeux avant qu'elle ait parlé ; 
elle boîte, — infirmité glorieuse comme une blessure 
reçue au feu. C'est la trace d'une maladie grave qu'elle 
subit sous la tente, soignée par les Indiens... » 

En Amérique, les existences actives sont légion. En 
France, assurément, il ne pourrait y en avoir autant, 
et il faut s'en féliciter, car le nombre des femmes cé- 
libataires, jeunes ou A'icilles, n'est que trop considé- 
rable ; il l'est moins cependant que parmi certaines 
populations très denses du nouveau-monde. Le fémi- 
nisme a le devoir de protéger cette phalange aban- 
donnée, de la consoler, — de l'utiliser. 

L'évolution que les femmes ont opérée aux Etats- 
Unis sera difficile à réaliser en France, bien qu'on y 
trouve actuellement presque tous les besoins de la 
jeune Amérique engendrés par les progrès de la dé- 
mocratie ; mais des différences énormes entre les deux 
pays accumulent chez nous les difficultés. Tandis que 
la terre d'Amérique offre encore à l'extension de la 
société les vastes espaces de la prairie, dans l'ancien 
monde, au contraire, toute la place est occupée ; si, çà 
et là, cependant, on rencontre quelques champs im- 
productifs, ce sont ceux que les ruines du passé, 
encombrent sous forme de préjugés tenaces et qu'il 
faudrait extirper du terrain avant l'ensemencement 
nouveau : grave obstacle qui multiplie les entraves 



LE FEMINISME 2~0 

et allume une guerre sourde ou déclarée. Entre les par- 
tisans d'hier qui veulent sauver l'ancienne loi et les 
partisans de demain cpii cherchent à lui substituer la 
nouvelle, le progrès ne trouve pas sa voie. Il ne con- 
vient pas au\ femmes de France de s'engager sans 
discernement dans une téméraire imitation. Le mou- 
vement féministe n'aurait aucune chance de succès s'il 
calquait servilement son programme sur le progra ninic 
américain. 

En politique, par exemple, ne serait-ce pas une 
insigne folie que de prétendre à l'égalité des droits ? 
Ce n'est pas à une époque où les excès et les incon- 
séquences du suffrage universel se font si vivement 
sentir qu'il faut parler de donner le vote aux femmes. 
Du reste, il y a des femmes en Amérique qui ne le 
désirent pas ; on peut voir néanmoins combien elles 
agissent sur l'esprit public. Ce qu'il importerait 
d'imiter, ce sont les associations charitables de femmes 
non mariées et mariées, au lieu de continuer à croire 
que certaines œuvres de zèle ne sauraient appartenir 
qu'aux cloîtres et que le monde ne peut vivre que de 
plaisirs. Il faut que les femmes du monde mettent la 
main au travail de moralisation exigé d'elles par le 
malheur des temps. Elles n'innoveraient certes pas, 
elles reproduiraient de beaux mouvements de l'his- 
toire. Si, à propos des mœurs touchantes qui régnent 
dans les clubs aux Etats-Unis, M me Bentzon remarque 
avec justesse que ces usages rappellent les scènes qui 
se passaient chez les premiers chrétiens, il ne serait 
pas moins exact d'observer que les femmes chré- 



'ï-jtx LE FÉMINISME 

tiennes, en s'adonnant à la bienfaisance, continuent 
traditionnellement la belle action de charité qui s fait 
la gloire de l'Eglise et de la France. Sans remonter 
plus loin que le xvn 9 siècle, et même sans sortir du 
nôtre, il est facile de retrouver dans les annales mo- 
dernes et contemporaines des pages singulièrement 
glorieuses et suggestives. 

Au xvif siècle, les femmes françaises, sous l'ému- 
lation de saint Vincent de Paul, ont émerveillé le 
monde par les prodiges de leur charité. Si l'on veut 
avoir une idée de ce qu'elles ont pu accomplir dans 
une société quand elles ont galvanisé la grande voca- 
tion généreuse qui est de tous les temps, il suilit de lire 
les beaux volumes que l'abbé Bougaud a consacrés à 
l'histoire de saint Vincent de Paul cl les études émou- 
vantes de Maxime du Camp sur la chanté privée à 
Paris. 

Nous devrions ciler ici tout le chapitre dans lequel 
l'historien de Monsieur l incenl raconte l'admirable 
enthousiasme que ce saint souleva chez les femmes 
chrétiennes; nous devrions ciler la liste entière des 
grands noms qui se sont immortalisés dans l'exercice 
de la charité. On \ verrait que l'annorial français a 
bien mérité de l'Eglise : 

i' Voilà donc )>, s'écrie l'abbé Bougaud, ému d'une 
sainte admiration, en voyant tant de femmes encore 
plus distinguées par leurs vertus (pie par leur émi- 
nente position, se consacrer entièrement au soula- 
gement des misères, « voilà donc la plus haute no- 
blesse de France et la reine elle-même aux pieds des 



LE FÉMINISME 270 

pauvres. Voilà les grandes dames de Pari-, el de la 
province, niellant leur influence, leur cœur, leur for- 
tune, leurs soins personnels au service des malades 
dans les hôpitaux, des enfants trouvés, des prison- 
niers et des forçats, consolant leurs douleurs, pansant 
leurs plaies et reprenant enfin, avec un éclat extraor- 
dinaire, ce ministère de la charité confié à la femme 
chrétienne, et qui avait un peu baissé dans le monde ». 
— « Il y a huit cents ans ou environ, disait saint 
"S incent de Paul aux Dames de charité, que les femmes 
n'ont point eu d'emploi public dans l'Eglise. Et voilà 
que Dieu s'adresse à vous, Mesdames, pour suppléer 
à cette lacune... La collation et l'instruction des 
pauvres à l 'Hôtel-Dieu, la nourriture et l'éducation 
des enfants trouvés, le soin de pourvoir aux nécessilés 
spirituelles et corporelles des criminels condamnés aux 
galères, l'assistance des frontières et provinces ruinées, 
la contribution aux missions d'Orient, du Septentrion 
et du Midi : ce sont là. Mesdames, les emplois de 
votre compagnie. Quoi ! des dames, faire tout cela ! 
Oui, voilà ce que, depuis vingt ans, Dieu vous a fait 
la grâce d'entreprendre et de soutenir. » 

Et Maxime du Camp parlant de nos contempo 
raines : 

« Il y a, dit-il, des femmes du inonde, jeunes et 
jolies, faites pour tous les plaisirs, habituées à tous les 
luxes, sollicitées par tous les enivrements, qui visitent 
les pauvres, soignent les malades, bercent les enfants 
sans mère et ne s'en vantent pas. On dirait qu'elles 
sont fortifiées par le mystère même de leur dévoue- 



2 "6 LE FÉMINISME 

ment ; au milieu des tentations qui les assaillent, elles 
traversent la vie sans faiblir, soutenues par l'énergie 
intérieure qui les a faites charitables et discrètes. Au 
temps de ma jeunesse, il en est que j'ai surprises, 
cheminant dans la voie douloureuse où chacune de 
leurs stations était marquée par un bienfait. De loin, 
me dissimulant, je les ai suivies ; j'ai pénétré après 
elles dans les bouges où elles étaient entrées comme un 
rayonnement, et j'y retrouvais quelque chose de la 
lumière qui les environnait. Plus d'une fois, il m'est 
arrivé de les rencontrer, le soir, dans un salon, sous 
la clarté des lustres, enjouées, spirituelles, plaisantes, 
aimant à plaire et conservant clans le regard, dans le 
sourire, celle sérénité qui est le parfum de l'âme sa- 
tisfaite d'elle-même. Elles gardaient si bien leur secret 
que, pour plus d'une, nul ne l'a jamais soupçonné. » 

A côté de ces dévouements individuels qui sont 
d'un si grand prix et témoignent de l'existence, en 
France, du vrai féminisme à l'Américaine, il ne faut 
pas oublier qu'il existe aussi à Paris un assez grand 
nombres d'associations également inconnues. Elles se 
dissimulent comme les individualités du grand inonde, 
d'abord parce qu'un instinct puissant de modestie les 
invite à pratiquer en corps la vertu d'humilité, — la 
chose est assez rare pour qu'on la loue en passant, — 
et puis parce que ces associations, d'apparence pure- 
ment philanthropique et humanitaire, veulent apporter 
dans les établissements qu'elles visitent, avec le secours 
matériel, l'assistance morale, et qu'elles perdraient le 
droit d'entrer dans un hôpital ou dans une prison si I 



LE FEMINISME 277 

elles avouaient qu'elles parleront de Dieu au détenu 
dans sa cellule de pénitence ou au mourant qui expire 
sur le lit abandonné, dans la salle commune. 

Nous ne soulèverons pas le voile qui recouvre ces 
mystères consolants. Nous les indiquons ici pour 
montrer que la femme française ne se laissera pas sur- 
passer en générosité par la femme américaine. 



M 



Une différence capitale distingue le féminisme en 
France et en Amérique. En Amérique le féminisme om- 
brasse presque toute l'action féminime; en France l'ac- 
tion féminine agit en dehors du féminisme. Cela tient à 
des différences religieuses et sociales entre les deux 
pays. Tandis que le vieux— monde catholique pour- 
voyait naguère par les œuvres congréganisles et par 
ses affiliées à tous les besoins sociaux, satisfaisant 
nièine, jusqu'à l'ouverture des lycées de filles, presque 
seul à l'éducation des femmes, le nouveau-monde 
protestant a organisé laïquement ces grands services. 

Alors qu'aux Etats-Unis nous avons vu les femmes 
s'emparer de l'action dans tous les domaines de la 
bienfaisance matérielle et morale, en France les fémi- 
nistes se sont attaquées principalement aux idées. Elles 
jettentdans l'arène de la pensée les théories les plus va- 
riées et les plus discutables. La dissemblance du procédé 
américain et du procédé français, qui a tant .d'autres 
causes historiques, s'explique encore par la différence 
des habitudes nationales. Les Anglo-Saxons, à l'encontre 
îles Latins, mettent la pratique avant la théorie. Epris 
d'action plus que de dissertation, ils ne soulèvent pas 



LE FEMINISME 2~Q 

les tempêtes d'idées dont la France est aujourd'hui si 
agitée. Ce ne sont pourtant pas les femmes qui ont, 
chez nous, déchaîné le courant; il est la crue de la 
pensée masculine, elles y tourhillenl. avec les hommes. 
Les idées ue valent ni plus ni moins de part et d'autre, 
seulement elles révoltent davantage chez les femmes 
parce que les femmes n'avaient pas jusqu'ici mêlé 
leurs voix aux clameurs tapageuses des hommes et 
parce que, la nature les ayant douées d'un organe plus 
aigu, les cris qu'il rend, lorsqu'elles le forcent, ont 
quelque chose de particulièrement aigre et déplai- 
sant. 

Depuis une dizaine d'années les féministes ont 
donc fondé en France des journaux, des Revues ; elles 
ont organisé le congrès de Paris en 1896; elles ont 
parlé et écrit sur les questions qui les intéressent. 
— Pourquoi pas? Est-ce que toutes les questions ne 
les intéressent pas directement ou indirectement} — 
Sans doute. — Les puhlicalions surgissent : La 
Femme, Le Journal des Femmes, la Revue Féministe, 
Lu Revue des Femmes russes el des Femmes fran- 
çaises... tant d'autres dont le titre nous échappe; 
enfin. Le Féminisme chrétien, L'avant-courrière, La 
Fronde, Le Pain. Les Droits de la femme... 

Le livre avait précédé les journaux et les Revues. 
Dès le début de la campagne, il y a longtemps, l'ou- 
vrage de M"" Maria Deraisme. Eve dans Ihamanilé. 
semail les germes qui se sont développés depuis. Son 
volume naturaliste, pénétré d'ailleurs d'intentions 
généreuses, fourmillait d'erreurs, enfantait mille chi- 



280 LE FÉMINISME 

mères. Il fit école. Quelques féministes assagies re- 
grettèrent bientôt cependant que leur premier apôtre 
ait bâti son système sur les sables de l'utopie et s'aper- 
çurent qu'il eût mieux valu aussi tracer un plan de 
conquêtes moins révolutionnaire, plus d'accord avec 
la nature humaine. Mais on avait des ailes. Ce fut un 
autre malheur. Dominant à vol d'oiseau les obstacles, 
on s'imagina les vaincre faute de les voir. S'élevant de 
rêve en rêve, on accéda bientôt à ces régions décidément 
fatales où l'on se joue des faits dans les visions menson- 
gères, dans d'illusion, dans le vide. D'un mot on con- 
damne, on déclare l'œuvre du passé mauvaise, et d'un 
bond on saute à terre... Vite, au travail ! il y va du 
salut de l'humanité ! que les femmes entrent en lice ! Re- 
former la législation, reviser le code, changer les mœurs, 
délier le cœur pour arriver à la morale par l'amour 
libre, affranchir l'esprit pour secouer le joug de la re- 
ligion, supprimer les guerres, détruire les passions !... 
ne sera-ce pas établir demain l'âge d'or? — Ces 
actives ménagères de la sociélé croient naïvement 
qu'elles vont retourner la face du monde d'un coup de 
poignet, comme elles ont coutume de retourner une 
omelette dans la poêle à frire, et qu'ensuite elles ser- 
viront tout chaud à l'humanité le plat sucré du 
bonheur. 

Telle fut, à son aurore, l'opinion que le féminisme 
donna de lui. La France eut un sourire... Un quart do 
siècle a passé sur les débauches effervescentes des re- 
vendications premières et l'on peut maintenant en dé- 
gager le trait caractéristique : elles furent plus illumi- 



LE FEMINISME 201 

nistes que proprement féministes. Il suffit pour s'en 
convaincre de voir ce que devient le féminisme à me- 
sure qu'il prend possession de lui-même. Si l'on com- 
pare le ton du Congrès de Paris, en juin 1S96, avec ce- 
lui du Congrès de Bruxelles au mois d'août 1897, on 
constate le souci d'éviter les excès et de rester dans les 
limites de la raison. Les premiers écarts sont la simple 
reproduction d'un phénomène connu, aussi masculin 
que féminin, et qui n'est autre que le mépris du réel 
et du vrai, propre aux réformateurs radicaux et Imagi- 
natifs. Faisant table rase des institutions, ils attaquent 
du même coup les principes et le bon sens. Ce n'est pas 
nouveau, l'histoire est toute remplie de ces jacqueries 
d'idées. Témoignage bizarre de l'éternel enfantillage de 
l'homme, nos révolutions morales n'avaient pas attendu 
l'alliance du féminisme pour révéler l'égarement pos- 
sible de toutes les têtes humaines à courte ou longue 
chevelure. Les hommes et les femmes, quand ils s'af- 
franchissent des vérités supérieures, ne sont plus en 
tous les temps que des bandes folles lancées à la pour- 
suite de quelque chimère. En pleine licence on substi- 
tue aux lois fixes de l'ordre divin les fantaisies mobiles 
de l'individu. Soumises — comme tant d'hommes — 
aux inspirations subjectives, nos hasardeuses réforma- 
trices ont enveloppé dans leurs recherches désordonnées 
les questions les plus considérables, sans s'inquiéter des 
principes souverains qui gouvernent la raison. Elles ont 
pris fait et cause dans les conflits politiques et sociaux, 
elles ont excité les passions publiques, elles ont servi 
d'instrument aux batailleurs de profession, dont les 



202 LE FÉMINISME 

intérêts féministes sont assurément le moindre souci. 
Mais, encore une fois, entraînées et dupées, ce n'est pas 
elles qui ont inventé le libertinage philosophique. Les 
hommes depuis longtemps l'exploitent. Si les revendi- 
catrices se sont perdues dans le dédale des questions 
économiques, sociales, morales, philosophiques, poli- 
tiques, religieuses, c'est parce que les femmes ont 
traité leurs propres intérêts à la manière des hommes, 
selon le procédé subjectif qui inspire toute la libre pen- 
sée. 

Il est cependant des plaidoyers proprement fémi- 
nistes que les revendicatrices de toutes nuances pré- 
sentent avec persistance et unanimité. Tel celui qui de- 
mande justice pour l'activité intellectuelle de la femme 
entravée et... méconnue. 

La discussion n'est pas nouvelle. Motivée avec 
quelque ingénuité (tant il est vrai que certaines récla- 
mations sont souvent de naïfs aveux), elle s'exprime 
candidement, par exemple, dans le programme de la 
Revue féministe, le I er octobre 1895 : 

« Nous voulons taire en sorte que l'on cesse de con- 
« sidérer comme des exceptions les artistes, les savantes, 
« chaque jour plus nombreuses et plus intéressantes. » 

Soit. La publicité joue incontcslablement son rôle 
vulgarisateur, en toutes choses, désormais, et dispose 
A'\u\c influence indéniable pour ou contre le talent et 
le -avoir. Mais seraient-ce les seuls efforts de lajprèsse 
qui manifestent le mérite? — Quand il est médiocre. 
sans doute. Et cependant les applaudissements de com- 
mande ou (le complaisance trouvent peu d'écho. De 



LE FÉMINISME 283 

tant d'œuvres mort-nées qu'un éditeur accepte à la fa- 
veur d'une préface signée d'un nom plus ou moins re- 
tentissant, combien en est-il que le zèle de l'amitié ou 
la coterie de l'admiration mutuelle aient réussi à faire 
vivre ') Mesdemoiselles ou Mesdames \, \ et Z, grands 
poètes incompris, n'ont, parait-il, pas ému le monde. 
— Qu'y faire? Le féminisme réclame, c'est son droit. 
L'opinion reste sourde, n'est-ce pas son droit aussi? — 
Donnez-nous des Lamartine, la célébrité viendra toute 
seule, comme elle est venue à M'" e de Staël, à Georges 
Sand, à M me de Girardin, à M""' Vigée-Lebrun, à 
Rosa Bonheur etc. Quand le mérite est supérieur la 
voix ou le silence des journaux peut bien hâter ou re- 
tarder ses triomphes, il ne les crée ni les étouffe. Le 
génie porte en soi sa force rayonnante; l'histoire en 
sait tôt ou tard les actes et elle inscrit dans ses annales 
les noms clignes d'éclat quel qu'en soit le genre, mas- 
culin ou féminin. — Les savantes et les grandes ar- 
tistes sont jusqu'ici des exceptions. Vienne un jour où 
elles n'en seraient plus, tout le monde le constatera 
sans qu'il soit besoin de la publicité pour l'annoncer à 
l'univers. 

u Nous ferons connaître au grand public qui trop 
« souvent les ignore, poursuit la Revue féministe, les 
(( noms de celles qui luttent glorieusement, etquelque- 
« l'ois dans l'ombre, la bonne lutte fraternelle de l'Idéal 
« et de la Charité. » 

Rien de mieux assurément. Mettre une auréole au 
iront des Saintes c'est honorer la vertu et fixer sur elle 
les regards si facilement distraits par les brillantes in- 



28/f LE FÉMINISME 

carnations du mal. Célébrer dès ce bas monde les mé- 
rites obscurs, c'est œuvre pie, car la gloire n'éclaire pas 
toujours de son flambeau les régions solitaires où s'exer- 
cent les nobles actions. Mais qui comptera les créatures 
belles et bonnes tombées en poussière sur le chemin 
du temps sans laisser à la postérité le plus chétil lam- 
beau d'elles-mêmes ? On dirait crue la Providence ja- 
louse se réserve la proclamation ultime des renommées 
éternelles ; il y a là, semble-t-il, une loi des apothéoses 
qui domine les bonnes volontés de la justice humaine, 
et parmi les grands oubliés de la terre dont le ciel seul 
tient le livre d'or, n'y a-l-il pas autant d'hommes que 
de femmes:* 

Les capacités scientifiques sont revendiquées aussi 
hautement que les aptitudes littéraires. Est-ce bien 
utile et bien adroit ? Les coups d'encensoir ne servent 
qu'à obscurcir de nuages les lueurs naissantes de l'au- 
rore désirée. Des maîtres de la science se montrent 
précisément disposés à regarder la femme comme une 
collaboratrice capable de les aider, bien mieux, de les 
suivre. Interrogé à ce sujet, l'un de nos plus éminents 
chirurgiens, le docteur Segond, — je n'hésite pas à le 
nommer pour donner au témoignage toute sa valeur, 
— nous déclarait que les femmes étudiant la médecine, 
avaient l 'intelligence aussi puissante que les hommes : 
« De plus, ajoutait-il, on rencontre chez elles une ap- 
(i plication, une conscience, un sérieux, une conviction 
« plus rares, au moins comme élèves, que chez les 
(i jeunes gens. A part l'inégalité des forces physiques, 
« concluait-il, je ne vois aucune différence d'aptitudes 



LE FÉMINISME 2 85 

« scientifiques entre les candidats des deux sexes qui 
« fréquentent les écoles de médecine. » — Voilà une 
constatation, certes, assez flatteuse ! Si l'on se place au 
point de vue utilitaire et moral la question des femmes 
médecins ne se discute d'ailleurs pas. Il les faut, et il 
en faut partout, pour soigner les femmes. C'est un vé- 
ritable scandale qu'une femme ne puisse même pas 
prendre une douche sans que ce soit un homme qui 
prétende la lui donner, sous prétexte que la science 
manque aux employées des établissements hydrothéra- 
piques. Ne fut-ce que là, une femme docteur serait 
bien à sa place. Que de maux négligés plutôt que d'en 
confier l'examen à des hommes ne préviendrait-elle pas 
et quels services ne rendrait-elle pas aux familles, sur- 
tout pour les enfants ? 

Personne ne refuse plus aux femmes les capacités in- 
tellectuelles. Un professeur de l'Université, M. Rébière, 
a écrit sous ce titre : Les /'cm mes dans la Scicnrc, un 
gros volume dans lequel il s'applique à établir par une 
série de biographies, plus ou moins développées, que 
la femme est très capable de science, puisque de tout 
temps elle en a fait avec succès. Mais jusqu'ici aucune 
ne s'y est encore signalée avec éclat. En médecine no- 
tamment, malgré le nombre des doctoresses croissant, 
aucune d'elles n'est un Gharcot, un Bouchard, un Po- 
tain. C'est pourquoi en attendant l'apparition, sans 
doute possible, d'un génie de femme comparable, par 
exemple dans l'ordre des sciences, au génie d'une Ca- 
therine de Russie dans l'ordre politique, il est au moins 
prématuré d'enfler les éloges jusqu'à l'hyperbole. Qui 



12 S6 LE FÉMINISME 

veut trop prouver ne prouve rien, et toute exagération 
amène une rectification. Les adversaires des féministes 
les écrasent facilement dès qu'ils citent les noms très 
masculins des véritables illustrations de la science. — 
Qu'il se lève parmi les femmes des étoiles de première 
grandeur ; elles seront vues de la foule. Et qui sait si 
la Proï idence, après avoir fait tant de grâces à la femme 
depuis dix-huit siècles, n'attend pas d'elle maintenant 
un retour à la foi et à l'humilité pour bénir son action 
si riche en promesses ? 

V coté de la petite musique des réclamations enfan- 
tines, retentit la tribune oratoire ouverte à la revendi- 
cation des autres « causes justes », comme on les ap- 
pelle. Les grands champions déploient leur éloquence. 
On défend la femme contre la tyrannie des préjugés 
ou contre les duretés de la vie. Celles qui ont acquis 
par leur talent le droit de tenir une plume remarquée 
veulent frayer le passage à leurs sœurs et les entraînent 
à la conquête des carrières masculines. Puisque, en 
effet, les conditions économiques et sociales de l'heure 
actuelle tendent à imposer le travail à presque toutes 
les femmes, de quel droit les empêcherait-on de péné- 
trer dans les arènes où se disputent les diplômes, dans 
les administrations publiques ou privées qui assurent 
une place, cet idéal du Français, dans toutes les usines 
qui chauffent leurs feux, voire même clans les grandes 
foires à paroles du palais et du journalisme où l'on fait 
commerce de mots et de phrases, sinon toujours d'idées 
el de principes!' Nous entrons dès lors au cœur de la 
question. — L'antagonisme des sexes ! La concurrence 



LE FEMINISME 



économique ! \ oilà de grands mots mais aussi de grands 

intérêts. C'est tout le système social qui se meut dans 
l'envergure du problème, avec ses complexités mul- 
tiples, délicates, insaisissables, menaçantes, car, avons- 
nous dit, il ne s'agit pour la femme de rien moins que 
de la revendication de son pain et de son honneur, et 
voilà ce qui a fait la force des féministes. — Gomment 
ont-elles procédé ? Elles ont tâtonne à grands gestes 
jusqu'au jour où, avec la méthode habile dont elle a 
bientôt récolté les fruits et cueilli les lauriers dans le 
vote de « lois justes », M me Schmall prenait résolument 
l'offensive, sans déclamations, dans le programme de 
Vavant-courriere, se dégageait des utopies sociolo- 
giques et abandonnait à lui-même le dévergondage sub- 
versif des violentes qui revendiquent à tort et à tra- 
vers avec l'inconscience des ignorants et l'assurance 
des incapables. Ce fut une date dans l'histoire du fémi- 
nisme. On avait compris qu'il fallait progresser avec 
ordre et mesure. Les groupes subversifs, qui dans 
leur hâte à changer la face du monde, abdiquent toute 
sagesse, furent jugés dès lors. Il y eut des féministes 
qui comprirent les dangers suscités par les situations 
contraires à tous les principes, et si elles ne peinent 
se dérober au conflit créé par l'état aigu de l'indivi- 
dualisme, elles voulurent du moins travailler à la paci- 
fication et en abréger la durée. 

Cependant, de plus en plus, le féminisme radical, dé- 
semparé, exploité, se heurte à d'infranchissables obs- 
tacles. Il se perd dans un dédale où la divergence des 
principes égare les bonnes volontés et conspire contre 



288 LE FÉMINISME 

l'entente éventuelle qu'on croit néanmoins obtenir au 
profit d'une action commune. Mêlé à toutes les intem- 
pérances de la libre pensée incrédule, il touche inévi- 
tablement aux questions philosophiques, religieuses, 
politiques, sociales qui divisent l'opinion contempo- 
raine, qu'on ne peut plus supprimer par le procédé 
usé des pétitions de principes, et qui sont devenues 
pour le féminisme radical une véritable pierre d'achop- 
pement. Ce n'est plus du féminisme, c'est du socia- 
lisme, du naturalisme. Il serait oiseux d'analyser les di- 
verses opinions de ces groupes incohérents. Il nous 
reste à dire que des femmes chrétiennes ont formé un 
groupe catholique connu sous le nom de Féminisme 
chrétien, et à voir comment les catholiques ont accueilli 
le mouvement féministe. Animé d'un sincère désir de 
travailler à la reconstitution de la famille, de restaurer 
l'union de l'homme et de femme, ce groupe essentielle- 
ment philanthropique et moralisateur, ne s'est associé 
qu'aux revendications justes dont la satisfaction, utile 
au progrès social et à la morale, non seulement ne 
saurait rencontrer d'irréductibles ennemis, mais rallie 
tous les suffrages. 



VII 



Quelle a été l'attitude générale des catholiques à 
l'égard du féminisme en France? Ils ont distingué entre 
le féminisme qui participe à toutes les extravagances 
des partis révolutionnaires et les idées licites qui, sous 
le nom de féminisme, s'inspirent d'un esprit de justice, 
de dévouement, de progrès, tendant surtout à fortifier 
la personnalité de la femme. 

M. Paul Grévin, ancien avocat général, faisait le 
7 mai 1897, au Cercle catholique du Luxembourg, une 
conférence sur ce sujet : « L'émancipation scientifique 
et politique de la femme. » C'était entrer de plein pied 
dans la question féministe. Nous ne la discuterons pas. 
Mais un tel fait, en un tel lieu, témoigne de l'attention 
que la société catholique accorde à ces propositions nou- 
velles. Ceux qui ont assisté à cette réunion et se rap- 
pellent les conclusions de l'orateur, savent que les sym- 
pathies de certains catholiques ne craignent pas de 
s'affirmer parfois en faveur de certaines revendications, 
même de celles qui paraissent avancées. 

Traiter de l'émancipation scientifique de la femme 
dans un Cercle catholique, n'est point assurément une 
étonnante merveille. Nul n'ignore que l'Eglise a prôné 

•!) 



2QO LE FÉMINISME 

de longue date la culture intellectuelle de la femme et 
n'a jamais cessé de la stimuler et de la protéger. En I 
portant cette thèse au Cercle du Luxembourg le con- 3 
férencier ne surprenait personne. Mais défendre devant I 
un pareil auditoire les droits civils de la femme, récla- 
mer pour elle le droit de vote, voilà sans contredit de 
la hardiesse. Nous n'examinerons pas ces conclusions ; I 
nous remarquons seulement qu'elles ont pu être pré- 
sentées et accueillies dans un milieu absolument ortho- 
doxe. On peut également citer la conférence que 
M. René de Matilde a faite sur le rôle social de la 1 
femme, au printemps de la même année, à l'amphi- 
théâtre de l'Institut catholique de Paris. La séance, pré- 
sidée par le Nonce apostolique, fut ouverte par Mgr Pé- 
chenard qui parla du féminisme et exprima l'intérêt de 
l'Eglise pour un mouvement qui demande à être étudié 
et dirigé. Enfin M. François Yeuillot s'est expliqué 
clairement sur la question, dans VI nivers, le 6 août 
1897, et voici en quels termes: 

« Le féminisme, en somme, — essayons un peu de 
c le définir, — est toute théorie, tout syslèmc d'idées 
(( qui prétend que la loi blesse un ou plusieurs droits 
(i de la femme et qui, par conséquent, revendique une 
« modification de la loi ; qui soutient que les mœurs 
« n'accordent pas à la femme, en tel ou tel point, la si 
« lualion qu'elle en devrait tenir et qui, par conséquent, 
<( cherche à promouvoir un changement dans les mœurs. 
ci Evidemment, si l'on admet qu'au regard du chrétien 
« rien, dans la loi civile ou clans les mœurs du temps, 
« ne lèse on ne moleste la femme, — oui, dans ce <a 



LE FÉMINISME 2QI 

c le féminisme chrétien est un non sens. Mais quel ca- 

« tholique, après un coup d'œil jeté sur la législation 
« française et sur les coutumes du jour, oserait émettre 
« une pareille assertion ? » 

Rien de pins vrai. Aussi bien, depuis les attaques si 
éloquentes du vénérable académicien Ernest Legouvé. 
qui fut un des premiers à dénoncer les injustices de la 
loi française à l'égard de la femme dans son beau livre : 
Histoire morale des femmes, personne ne trouvera 
mauvais que les femmes aient souci de faire modifier 
la législation pour améliorer leur sort et pour favoriser 
l'action morale qu'elles doivent intelligemment porter 
sur de nouveaux terrains et notamment sur le terrain 
social. Ce n'est pas toutefois le féminisme qui réalisera 
en France la réforme nécessaire. Elle ressort de circons- 
tances générales impérieuses ; elle est la conséquence 
de l'action politique, sociale, philosophique, religieuse 
qui se déroule depuis cent ans, et, comme tout grand 
progrès, elle ne peut réussir que sous l'égide de l'Eglise. 
C'est pourquoi la Providence, attentive aux destinées 
des nations, a suscité en France un mouvement bien 
autrement intéressant, bien autrement large que le 
mouvement féministe: c'est le mouvement féminin 
catholique. A Fencontre du féminisme indépendant qui 
ne s'embarrasse, avons-nous dit. ni de philosophie, 
ni d'histoire, ni de religion et prétend changer la lace 
iu monde en vingt-quatre heures ; en dehors <\n Fé- 
minisme chrétien qui tente de faire prévaloir les reven- 
dications justes et opportunes, le véritable mouvement 
féminin catholique porte son effort sur l'éducation de 



292 I^E FÉMINISME 

la femme, et c'est par là seulement qu'il peut assurer 
le progrès nécessaire, c'est-à-dire former la personna- 
lité de la femme chrétienne, telle que la réclament les 
temps modernes. 

Parmi les œuvres sociales la première, la plus im- 
portante c'est incontestablement l'éducation. L'éduca- 
tion est la condition sine qua non de la cohésion néces- 
saire des volontés. Si on les souhaite unies pour l'ac- 
tion future, il n'y a pas d'autre moyen de les accorder 
que de les incliner à l'acceptation des mêmes principes, 
et c'est là l'effet propre de l'éducation chrétienne. 

Il convient donc avant tout de faire l'éducation de 
la femme en vue de sa grande vocation actuelle, en vue 
du rôle nouveau qu'elle doit désormais remplir dans la 
société, car la femme n'a pas encore été préparée à 
l'action qu'on attend d'elle, et il est élémentaire d'ins - 
truire les troupes avant de les mener au combat. Telle 
est l'idée qui inspire les promoteurs du mouvement 
féminin catholique. Nous avons rapporté leurs actes 
principaux en étudiant l'organisation de l'enseignement 
supérieur des femmes catholiques en France à la lin 
du xi\ e siècle. Ce mouvement a subi un temps d'arrêt, 
mais il est conduit par des personnalités remarquables, 
convaincues, patientes, décidées, qui ne capituleront 
pas devant les obstacles et sauront élever le devoir au- 
dessus des difficultés. 



VIII 



En attendant, le féminisme proprement dit n'a pas 
réussi en France. C'est une question de fait : le fait 
s'accuse à l'heure où nous publions cet ouvrage. Nous 
en avons la preuve dans le fractionnement qui désa- 
grège les différents groupes voués à la défense des in- 
térêts de la femme. Les bonnes volontés diverses qui 
s'attachent à la revendication de ses droits, à l'amélio- 
ration de sa condition, au soulagement de ses misères 
n'ont pu s'entendre et s'unir. Leur accord en s'affirmant 
dans un seul et magistral congrès (i) à l'Exposition 
universelle de 1900 aurait réalisé une imposante ma- 
nifestation. Or cette manifestation n'aura pas lieu. Il y 
aura deux congrès officiels, l'un féminin, l'autre fémi- 
niste, celui de M" c Sarah Monod et celui de M me Ma- 
ria Pognon. En outre le Féminisme chrétien ne siégera 
ni à l'un ni à l'autre : il s'associe à un congrès qui 

(1) A l'heure où nous écrivons les congrès féministe et cfeeu- 
vrcs féminines sont annoncés, leurs programmes sont publiés, 
leurs promoteurs connus, mais ils n'ont pas eu lieu et nous 
n'avons pas ta prétention, en conséquence, d'en préjuger formel- 
lement. A l'occasion de faits d'actualité, il ne s'agit ici que de 
considérations générales et philosophiques. 



2g4 I.E FÉMINISME 

n'est ni féminin, ni féministe, ni officiel, le « Congrès 
international des œuvres catholiques », où l'on ouvrira, 
pour les œuvres de femmes, une section présidée par 
M mc de Bully. Celle assemblée, d'un caractère privé, 
n'entrera pas au Palais des Congrès, elle tiendra ses 
séances dans une salle particulière et il est peu pro- 
bable qu'elle s'applique à mettre en évidence le Fémi- 
nisme chrétien dont les représentants, essentiellement 
novateurs, vont se trouver noyés dans les eaux lentes 
des œuvres traditionnelles. 

Ainsi donc à l'Exposition universelle de 1900 deux 
groupes constitués auront le bénéfice des appuis offi- 
ciels et fixeront l'attention publique : le groupe des 
dames protestantes et le groupe de la libre pensée. La 
retraite du Féminisme chrétien atteste que les féministes 
sincèrement catholiques n'ont pas pu se faire une place 
dans l'un des congrès militants et en ont été réduites 
à s'effacer, du reste honorablement. 

Quels seront les sentiments de la France en présence 1 
des deux Congrès désormais maîtres du terrain!' L'on 
peut sans se croire prophète entrevoir la direction des 
sympathies générales. Elles iront au congrès féminin.' 
et non au congrès féministe. 

Le congrès féminin s'occupera de philanthropie, de 
moralisation, d'économie sociale, d'éducation, de légis- 
lation, par conséquent même de certaines revendications 
raisonnables et généralement acceptées. Il s'annonce 
avec des allures modérées, prudentes, s'abrite sous les g 
noms les plus respectés, se soumet à la présidence d'une 
femme hautement chrétienne qui ne laissera certaine- 



LE FEMINISME 290 

ment pas attaquer la foi religieuse. Qui donc n'ap- 
plaudirait pas ? 

Il est à craindre au contraire que le congrès fémi-* 
rdste, ouvertement libre penseur, peuplé de person- 
nalités révolutionnaires, poussé par des fauteurs 
d'agitation politique, ne se montre aussi radical en 
1900. qu'il l'a été. en 189G, à l'hôtel des Sociétés 
savantes. On s'en souvient, tout y fut discuté, 
jusqu'aux: principes mêmes sur lesquels reposent 
la société et la morale. Quelques femmes sans con- 
naissances profondes, d'esprit sectaire, égarées par la 
philosophie naturaliste, échangèrent intempestivement 
des vues humanitaires plus ou moins séduisantes et 
très chimériques. Elles firent pendant une semaine 
un peu de volume et beaucoup de bruit. Le 
quartier latin s'égaya, la presse dit un mot, mais la 
France resta parfaitement indifférente. Moins indiffé- 
rente et dès lors sévère se montrerait l'opinion d'un 
immense auditoire international, dans les grandes 
assises prochaines, pour dc<. perversions d'idées tapa- 
geuses et pour des excès de langage que toute la 
fermeté et l'autorité reconnues d'une présidente très 
digne seraient impuissantes à réprimer. Le bon renom 
de la femme française n'est-il pas exposé à en souffrir? 
Nous ne croyons donc pas nous tromper en préjugeant 
que le groupe protestant dit de la a Conférence de 
Versailles », réuni à l'Exposition universelle de 1900, 
fera réellement honneur aux pouvoirs publics qui le 
protègent dans cette circonstance solennelle, et aura un 
succès mérité. 



206 LE FÉMINISME 

Si de l'observation des faits l'on passe à l'examen 
de leurs causes, l'on constate que le féminisme propre- 
ment dit ne pouvait pas réussir en France. Le fémi- 
nisme indépendant s'est condammé lui-même en se 
faisant naturaliste et en s'inféodant aux partis révolu- 
tionnaires qui l'ont, dès l'origine, enrégimenté sous 
les drapeaux de l'utopie. Le Féminisme chrétien, sus- 
cité parmi les catholiques, n'a pu se développer faute 
de recrutement, car il n'y avait pas de recrutement 
possible pour lui au sein de l'Eglise où la sélection 
des âmes s'opère au profit des Ordres religieux. Bien 
que l'Eglise n'ait pas blâmé le mouvement féministe, 
bien qu'un certain nombre de catholiques se soient 
intéressés à ses efforts honnêtes et à ses revendications 
légitimes, ainsi que nous nous plaisons à le répéler, 
quelles qu'aient été les approbations, les sympathies 
mêmes, la société généreuse du Féminisme chrétien a 
fait une tentative vaine. Jusqu'ici la prépondérance 
appartient aux femmes protestantes dès longtemps 
organisées et dont l'initiative prend un nouvel essor. 
La conférence de Versailles qui les réunit chaque 
année, au mois de juin, chez M mc Henri Mallet, dans 
sa belle propriété des Ombrages, fut tout d'abord 
exclusivement philanthropique. En l'emportant au- 
jourd'hui dans la faveur publique sur les sociétés fémi- 
nistes, elle ne lutte plus seulement pour les œuvres, 
elle s'intéresse, elle s'associe même aux revendications 
justes et sensées : voilà ce qui augmente encore sa 
puissance. D'ailleurs les femmes protestantes forment 
en France le seul groupe féminin véritablement homo- 






LE FÉMINISME 297 

gène. Entre elles, mêmes opinions en tous ordres. For- 
mellement spiritualistes, elles font la concentration 
religieuse autour de quelques dogmes essentiels de la 
foi : croyance en Dieu, en L'immortalité de l'âme et en 
la morale évangélique. Ces trois points auxquels toutes 
adhèrent par obligation primordiale inscrite à leurs 
statuts, unissent les orthodoxes qui proclament la di- 
vinité de Jésus-Christ aux libéraux qui la contestent 
ou la nient. Les opinions politiques et l'orientation 
sociale leur sont encore communes. Depuis les nobles 
femmes qui ne peuvent mettre au service de l'huma- 
nité que leur intelligence et leur cœur jusqu'à celles qui 
y consacrent aussi des fortunes considérables, toutes 
sont franchement républicaines et sincèrement amies 
de la démocratie. Par suite d'un commode accord le 
silence règne, dans ce groupe protestant, sur les ma- 
tières religieuses que l'on rencontrerait en abordant 
les hautes questions dogmatiques ; le libre examen 
s'arrête aux problèmes transcendants, ses solutions 
moyennes rallient de nombreux suffrages. La caracté- 
ristique d'une mission aussi habilement circonscrite, 
c'est de paraître a priori éminemment raisonnable et 
de l'être en effet aux yeux de ceux qui se sont immo- 
bilisés dans les sphères où la raison commune suffit 
aux problèmes étudiés. De là son crédit auprès des 
déistes humanitaires, auprès des neutres, peut-être 
auprès de certains esprits superficiels que contente 
une philosophie bourgeoise et bornée. D'autre part le 
protestantisme n'a pas de couvents. Il s'en suit que 
chez les protestants toutes les individualités généreuses 



2f)8 LE FÉMINISME 

restent dans le monde, et voilà pour les œuvres laïques 
des recrues qui ont manqué au Féminisme chrétien. 
Chez les catholiques, répétons-le, la sélection des âmes 
s'opère au profit des Ordres religieux. Il est vrai que 
toutes les femmes catholiques dévouées ne revêtent 
pas la cornette ou le voile ; chacun sait qu'elles 
tondent aussi dans le monde des œuvres florissantes, 
surtout à Paris et dans les grandes villes, néanmoins 
la vie religieuse prélève un contingent très considé- 
rable parmi elles au détriment de l'action laïque. 

On objectera que les protestants ont leurs sortes de 
couvents. C'est exact, il existe à Paris des maisons de 
Diaconesses. 11 y en a d'autres en province. Ces 
pieuses femmes méritent toute l'admiration qui 
s'attache au dévouement ; nous sommes heureux de 
rendre un public hommage à leurs vertus chrétiennes. 
.Mais les religieuses protestantes que n'engagent aucun 
vœu, qui souvent se marient, — et elles font hien car 
elles en ont le droit, — ne se distinguent pas des 
femmes célibataires vouées comme elles aux œuvres 
philanthropiques. On est donc autorisé à dire que le 
protestantisme n'a pas de véritables couvents ; dans 
ses communautés les membres ne se lient par aucune 
consécration supérieure et ses communautés sont telle- 
ment rares, même dans les paya protestants, que je 
crois pouvoir affirmer, sans avoir établi de statistique, 
qu'il existe en Angleterre et en Allemagne plus de 
couvents catholiques que de maisons de Diaconesses. 
Or la suppression de la vie monastique favorise l'ac- 
tion féminine, en lui réservant un recrutement gêné- 



LE FKMIMSME 2QQ 

rai et expansif. Il est par conséquent tout à fait 
logique de voir la Conférence de Versailles organiser 
son Congrès à L'Exposition universelle de 1900 et 
compter sur les sympathies françaises el étrangères 
qui n'iront assurément pas aux partis révolution- 
naires. 

Il n'est pas étonnant, d'autre part, que le Féminisme 
chrétien n'ait pas pu se multiplier dans la société ca- 
tholique où les Ordres religieux demeurent les foyers 
des grands services de la charité. Si l'on dit que ces 
foyers ne satisfont pas à tous les besoins et laissent 
en souffrance l'œuvre sociale, je n'en disconviens pas, 
mais j'accorde encore moins (pie qui que ce soit y 
satisfasse mieux. L'œuvre sociale dépend d'une diffu- 
sion de principes qui ne viendra ni de la libre pensée 
ni du protestantisme. Le protestantisme prend l'avan- 
tage sur la libre pensée parce qu'il n'est pas neutre et 
parce que son rationalisme spiritualisle. évangélique, 
répond au désir général de laisser des croyances aux 
femmes. 

Telles sont les causes principales de la primauté 
de sympathie promise aux femmes protestantes dans 
le prochain congrès. Cette prépondérance du protes- 
tantisme peut être diversement interprétée : en tous les 
cas, elle signale une défaite de l'irréligion, et elle 
pourrait bien marquer un retour à la foi. Nous entrons 
dans une époque où l'étude raisonnée des dogmes 
prend tout son développement scientifique. Il faudra 
bien dès lors que le libre examen marche et qu'il con- 
duise le philosophe instruit et sincère aux affirmations 



3ûO LE FÉMINISME 

supérieures de la vérité intégrale, c'est-à-dire de la 
foi catholique. Pourquoi la France protestante n'au- 
rait-elle pas son Newman ? — Mais si les femmes 
catholiques n'ont pas pris une part notable au mou- 
vement féministe proprement revendicateur qui est 
resté livré surtout à la libre pensée, si le mouvement 
philanthropique féminin que manifestent officielle- 
ment les femmes protestantes avec un éclat qu'é- 
vitent humblement d'autres dévouements sublimes, 
est-ce à dire que les femmes catholiques laïques ne 
font rien ? Le lecteur de nos précédentes études est 
renseigné à cet égard : en les écrivant nous n'avons 
pas eu d'autre but que de mettre en lumière le 
magnifique effort des femmes catholiques au xiv° 
siècle. Sans négliger le développement de ses œu- 
vres charitables qui abondent et qui se multiplient 
de jour en jour selon les besoins sociaux, l'action 
féminine catholique, à l'encontre de l'action fémi- 
nine proteslante, veut spécialement s'adonner à 
l'apostolat philosophique et religieux. Elle s'exerce 
dans l'éducation qui cherche sa voie. Là elle jouera 
un rôle prépondérant, unique. Elle s'applique à har- 
moniser l'éducation de la femme chrétienne avec 
les temps modernes, sans rien abdiquer des prin- 
cipes traditionnels qui sont immuables. Elle a com- 
mencé par le commencement, orientée dès le départ 
vers le but suprême. Tandis que plus timide, et 
pour cause, la neutralité qui ne fait que de l'ins- 
Iruclion et point de l'éducation, le protestantisme 
qui ne fait que de la philanthrophie et point 



LE FEMINISME OOI 

de l'enseignement dogmatique ne prétendent tra- 
vailler que dans « l'entre-deux », comme dit Pascal, 
l'action catholique descend jusqu'aux profondeurs 
cachées des idées pour les porter ensuite sur les 
cimes où s'épanouit leur splendeur et se révèle leur 
puissance. Malgré la libre pensée, malgré le rationa- 
lisme protestant et malgré aussi, disons-le, la routine 
d'un faux traditionnalisme inerte ou rétrograde, 
l'action catholique se consacre à la formation de la 
femme chrétienne française. Et la femme de l'avenir 
c'est en effet la femme catholique, la femme de France, 
fille de Glotilde rebaptisée par Léon XIII, celle-là 
même que le grand mouvement féminin catholique 
se propose de former dans le vieux monde, en pays 
latin, pour servir les intérêts de la société. 

\ a-t-il lieu, à ce sujet, de faire intervenir dans le 
débat la fameuse question des races P Il est au moins 
obligatoire d'en dire un mot, puisqu'il a été beaucoup 
parlé des femmes américaines dans ce volume lorsque 
nous avons traité de l'identité de l'éducation et de la 
Aie, et ici même dans la première partie de cette 
élude. 



JY 



M. Dcmolins. dans ses ouvrages aussi discuté? 
que lus, a abordé de front la question des races en la 
circonscrivant. Pour lui, la grande rivalité s'accuse 
aujourd'hui entre les Anglo-Saxons et les Latins. De 
là les discussions vives qui prennent dans tous les 
partis un caractère aigu, car les questions de race ne 
sont au fond que des questions nationales et reli- 
gieuses, et celles-ci sont les plus passionnantes. Elles 
posent des problèmes dont l'étendue, la complexité. 
l'intérêt majeur appellent de vastes développements dès 
qu'on veut embrasser l'ensemble des idées engagées. 
Ce n'est point nécessaire ici où il ne s'agit que de dis- 
tinguer entre les femmes anglo saxonnes, et les femmes 
latines personnifiées dans la femme française. Convain- 
cue, d'ailleurs, qu'avec des atavismes de moins en moins 
intacts, il n'y a pas de question de race entre peuples 
civilisés et chrétiens, mais qu'il y a surtout une ques- 
tion d'étiage évolutif, une alternance de niveaux dans 
le partage des progrès, — quelle que soit la valeur de 
notre opinion personnelle sur un sujet aussi brûlant, 
du point de vue qui nous occupe nous sommes 
heureux de présenter quelques réflexions susceptibles 



LE FEMINISME OOô 

de contenter en France le patriotisme ému cl la reli- 
gion atteinte. Nous croyons que la femme française, 
en accédant par une formation profondément éduca- 
tive à une personnalité conforme aux besoins des 
temps, modifiera les opinions préconçues au sujet de 
la question des races et remettra en valeur l'antique 
supériorité des races latines. Le vif débat qui s'agite 
relativement à la primauté décisive et croissante de 
peuples aujourd'hui prépondérants et demain, dit-on. 
souverains, se rattache assez étroitement à des aperçus 
que l'on n'a pas encore envisagés, que la suite de 
cette étude nous découvre en se déroulant, et à l'exa- 
men desquels nous ne saurions nous dérober tout à 
fait. 

Une part de responsabilité incombe dans l'évolution 
des races latines et anglo-saxonnes aux rapports entre 
l'homme et la femme, et par conséquent à la person- 
nalité de la femme, (les rapports privés et publics 
sont un facteur social important ; de leur caractère 
normal ou anormal résultent de bons ou de mauvais 
effets ; ce caractère est plus ou moins normal ou anor- 
mal selon qu'il s'écarte ou se rapproche plus ou moins 
des vœux actuels du progrès conduisant toujours cl 
partout à ses fins, les éléments que lui fournissent à la 
fois les principes immortels et les phénomènes chan- 
geants. Les races latines et les races anglo-saxonnes 
sont de nos jours, en effet, les artisans principaux du 
perfectionnement social, puisque les premières pos- 
sèdent les principes immortels, tandis que les autres 
se trouvent placées à l'orientation voulue par les phé- 



3o4 LE FÉMINISME 

nomènes changeants. Si c'est donc en vertu d'une 
intuition très juste que l'opinion a déterminé les riva- 
lités prochaines et spécifié qu'elles s'exercent entre 
les anglo--saxons et les latins, c'est aussi dans le très 
juste sentiment d'une noble fierté que la France peut 
se porter aux avant-gardes du progrès en poursuivant 
la haute mission qu'elle a charge de remplir et qui lui 
appartient plus que jamais dans la société contempo- 
raine, parce que la France catholique, où le fémi- 
nisme n'a pas pu se développer, a charge de donner 
encore au monde la femme telle que la réclament la 
famille, la société, la religion. Cette femme lui manque 
depuis cent ans parce que les destinées de l'homme se 
sont renouvellées en 1789 sans qu'une transformation 
harmonique, corollaire, se fit au profit de la femme : 
elle s'opère actuellement. La femme française qui a 
eu, au cours de notre histoire, une personnalité ma- 
gnifique, soit dans les temps féodaux où elle partageait 
les pouvoirs des chefs de famille, gouvernant même 
toute seule les territoires qui lui appartenaient, soit 
aux grandes époques de la monarchie où elle exerçait 
une si puissante influence sur le mouvement intellec- 
tuel, la femme française, dis-je, que la révolution et 
ses suites ont temporairement anihilée, mais à qui 
aujourd'hui les conditions économiques et sociales ten- 
dent à rendre sa personnalité perdue, ne lardera pas à 
la reconquérir. Alors seront certainement modifiés, et 
peut-être en tous pays, les rapports de l'homme et de 
la femme, au grand profit de la morale. 

Il est à remarquer que la personnalité de la femme 



LE FÉMINISME 3o5 

s'est affirmée selon son véritable caractère dans la 
France catholique où elle a donné à l'épouse le charme 
et la force, à la mère la tendresse et la virilité, à la re- 
ligieuse enfin, dans la virginité consacrée, urie indivi- 
dualisation exempte de tout amoindrissement. La 
femme anglaise, étrangement flétrie dans le poème na- 
tional qui en donne une idée si matérielle et si infé- 
rieure, n'a rien de la femme latine. Quelle distance 
entre la Béatrice du Dante et l'Eve de Milton ! L'Eve 
de Milton, personnifiant l'idéal de la femme, ne laisse 
rien soupçonner de la médiation rédemptrice accom- 
plie par la A ierge Marie et si magnifiquement poétisée 
dans le type de la femme chrétienne telle que Dante la 
fait apparaître clans la noble Béatrice aux portes du 
ciel. L'Eve de Milton n'est pas même la digne com- 
pagne de l'homme que Dieu a voulue, elle est une 
créature subordonnée, asservie à son maître, incapable 
de réaliser l'union intellectuelle et morale qui achève 
l'harmonie du couple humain. Ainsi conçue, la femme 
anglaise, ignorée comme rédemptrice, amoindrie comme 
épouse, comme mère, déchoit encore quand elle s'in- 
dividualise, car il y a certainement un abîme entre la 
célibataire d'outre-manche et la religieuse latine. Quant 
à la femme américaine, elle n'a pas à cette heure donné 
son type définitif. Elle ne le donnera pas tant que la 
vie fébrile du nouveau-monde, privant la famille de 
stabilité, d'attache, de « home », ne laisse la famille se 
fonder que pour se disperser aussitôt et lui refuse l'in- 
timité profonde qui est la véritable source des senti- 
ments puissants. Toutefois, en attendant que la société 

ao 



3o6 



LE FEMINISME 



et la famille américaines, mieux établies, fixent la per- 
sonnalité de la femme clans sa caractéristique propre, 
il faut reconnaître que la femme américaine possède en 
elle les éléments naturels qui font la forte personnalité ; 
elle le montre dans l'activité qu'elle déploie au service 
de toutes les grandes œuvres. 

Nul n'ose contester la mission future des Anglo- 
Saxons, beaucoup discutent celle des Latins. Ceux qui 
admettent l'importance sociale des rapports entre les 
sexes devront accorder aux Latins et aux Anglo-Saxons, 
du moins sur ce point, une part d'influence propor- 
tionnelle, attendu que ces rapports varient du tout au 
tout chez ces divers peuples, que chacune des tendances 
nationales opposées va vers l'excès, et comme il est 
dangereux de ne charger qu'un des plateaux de la ba- 
lance, il devient loi ou lard obligatoire d'égaliser les 
poids pour établir l'équilibre : il faudra donc que les 
Latins empruntent quelque chose aux Anglo-Saxons, et 
les Anglo-Saxons quelque chose aux Latins. 

L'Amérique, avons-nous dit, est un pays de déséria- 
lisation et la France au contraire un pays de sexuali- 
satiou très forte. Nous avons expliqué que la désevna- 
lisalion d'un peuple c'est la prédominance des rapports 
fraternels entre l'homme et la femme, tandis que la 
signalisation c'est la suppression des rapports frater- 
nels bannis des relations publiques et rédnils, môme 
dans la famille, à l'expression la plus restreinte. L'Amé- 
rique vit trop exclusivement sous le premier de ces 
régimes, la France trop exclusivement sous le second. 
La forte sexualisation est incontestablement un pri- 



LE FEMINISME 007 

vilège, mais à la condition qu'elle soit réglée par une 
métaphysique profonde, tempérée par une morale 
austère. Elle devient un danger dans les époques de 
naturalisme comme la nôtre, car le naturalisme amal- 
gamé à la psychologie a engendré dans les pays latins. 
par l'excès, une lamentable corruption. Nous n'en 
guérirons pas sans provoquer, à titre de révulsif, une 
désexualisation mesurée, et voilà ce que les Latins doi- 
vent emprunter aux Anglo-Saxons. Les Anglo-Saxons 
se sont vus portés vers la désexualisation à une époque 
où la vie extérieure et l'activité des intérêts la récla- 
ment ; cet accord des besoins sociaux et des mœurs a 
créé un avantage là où il y a cependant une infériorité ; 
voilà ce qui obligera les Vnglo-Saxons à recourir tôt ou 
tard aux Latins. Les Latins restent les dépositaires de la 
doctrine chrétienne entière qu'ils ont longtemps pro- 
fessée et dont ils sont pénétrés, c'est ce qui fait leur 
force indestructible ; les Anglo Saxons se trouvent être 
les propagateurs des moeurs sociales essentielles aux 
démocraties, c'est ce qui les place à l'orientation vou- 
lue par les phénomènes changeants. Comment récuser 
la mission des Latins ') Comment nier que la France soit 
la nation choisie pour la remplir quand, par un privi- 
lège indiscuté, la France réalise seule parfaitement les 
deux types supérieurs de la femme chrétienne épouse 
et mère ou vierge et religieuse ? Ce privilège manifesle, 
directement issu de la religion, montre à quel point les 
dogmes soutiennent la marche ascendante du progrès 
et favorisent la prospérité de la famille et de la société 
en assurant le juste partage des vocations, soit au pro- 



3o8 LE FÉMINISME 

fit du mariage qui sollicite la masse des femmes, soit 
au profit de la virginité religieuse qui attire les âmes 
exceptionnelles. Les dogmes, quoique vivement atta- 
qués en France, y exercent encore par la force acquise 
une action profonde, et c'est pourquoi la France est 
un pays de forte sexualisation où le féminisme est resté 
sans prise et où la célibataire américaine ne s'acclima- 
tera jamais. Restaurer le mariage et la virginité reli- 
gieuse, c'est doter les peuples d'éléments de saine pros- 
périté morale. La personnalité de la femme y concourra. 
L'on peut dire que les divers mouvements, féministes ou 
féminins, quels que soient leurs erreurs ou leurs excès, 
ont pour but, à notre époque, de recréer la personna- 
lité de la femme, et l'on doit ajouter que le mouvement 
féminin catholique français peut seul fixer celte per- 
sonnalité dans la femme forte et dévouée selon l'évan- 
gile. 

Les sociétés protestantes anglo-saxonnes, dépossédées 
de la dogmatique intégrale, ont pu jusqu'à présent ne 
pas souffrir de ce qui leur manque, en Europe parce 
qu'elles sont restées en monarchie avec une religion 
d'Etat à surface intangible ; au nouveau-monde parce 
que l'activité de la création les absorbe encore. Mais si 
la domination de la libre pensée mettait fin au régime 
des religions d'Etat, si quelque Cromwel aux cent têtes 
renversait en Europe l'institution monarchique la plus 
solide, ou si les Etats-Unis définitivement organisés 
atteignaient au repos, les protestants Anglo-Saxons ici 
désarmés de l'autorité du dogme national, ou délivrés 
là du labeur qui les absorbe, s'apercevraient bientôt 






LE FÉMINISME OOQ 

que quelque chose d'essentiel leur fait défaut. Les so- 
ciétés en progrès ne peuvent pas se passer longtemps des 
hautes formules dogmatiques et elles s'en aperçoivent 
le jour où les conséquences que ces formules entraînent 
cessent tout à fait de se produire. Ce sont elles qui ont 
magnifiquement développé la femme française, si supé- 
rieure à toutes les autres. Ainsi dans la question de ri- 
valité entre les Anglo-Saxons et les Latins, les notions 
transcendantes éclairant le débat, il est permis de dire 
que les races latines sont incomparablement supérieures 
aux anglo-saxonnes par la richesse de leurs dons, au 
premier rang desquels se place la sexualité puissante 
qui, sans les opposer l'une à l'autre, assure aux deux 
moitiés du couple humain leur individualité et affirme 
par conséquent celle de la femme aussi bien que celle 
de l'homme. 11 est vrai que ce privilège a été pour les 
Latins, de nos jours, une occasion de chute, mais il 
peut, il doit devenir pour eux un moyen de relèvement. 
Les races latines sont plus vieilles que les anglo- 
saxonnes. C'est la jeunesse de celles-ci qui leur donne 
la maîtrise actuelle. Si l'on prêche aux Latins l'imita- 
tion des Anglo-Saxons, c'est parce que le triomphe mo- 
mentané de ceux-ci, là surtout où, comme en Amé- 
rique, ils existent en démocratie républicaine, exerce 
sur le monde une influence qui ne fera que croître et 
à laquelle, on le sait bien, il deviendra de plus en plus 
difficile d'échapper. 

Les races latines, en tant que catholiques, et c'est 
bien leur religion qui a maintenu leur caractère, peuvent 
sans trembler accepter ce qui s'impose, adopter ce 



OIO LE FEMINISME 

qu'elles ont préparé. Il faut toujours rappeler que la 
démocratie est sortie de l'évangile. Or qui est-ce qui 
possède l'évangile interprété selon le vœu de Jésus- 
Christ par l'autorité de son Eglise? Ne sont-ce pas les 
races latines? Qu'un renouveau de foi vienne à se saisir 
d'elles, qu'un souffle inspiré d'apostolat passe sur leurs 
tètes vénérables, elles dépouilleronl la chevelure blanche 
et, refaites dans la jeunesse des idées éternelles, elles 
porteront encore une fois dans un monde que les 
sciences sont en train de transformer les principes im- 
muables dont une dispensation plus haute et plus large 
est seule capable de sauver des peuples en péril. La- 
tins et Anglo-Saxons ne sauraient se soustraire long- 
lemps aux communications morales et religieuses qui 
les sollicitent, que dis-je? à l'union sainte dans L'Eglise 
qui sérail un des plus grands événements de l'histoire. 
Les Américains sont un peuple jeune qui a très 
bien réalisé le développement des rapports fraternels, 
mais qui n'est pas allé plus loin. C'est à la famille la- 
tine que la famille anglo-saxonne demandera ses mo- 
dèles: c'est à la femme française qu'elle empruntera 
son type achevé, car la femme française est la seule 
qui ail acquis une grande, belle et sympathique person- 
nalité. Ni l'anglaise, ni l'allemande, ni l'américaine ne 
l'ont de même nature, parce qu'elles ne sont pas de 
même manière orientées vers Dieu, soit clans l'union 
surnaturelle de la vie religieuse, soit dans l'union con- 
jugale restaurée au souffle de la religion intégrale. La 
camaraderie anglo-saxonne n'est point assurément le 
dernier mot des rapports voulus entre l'homme et la 



LE FEMINISME 6 I I 

femme. Je n'en veux pour prouve que l'analogie exis- 
tant entre la famille et la société. Dans la famille Dieu 
a placé les frères et les sueurs, dans la société également. 
Dans la société comme clans la famille les frères et les 
sœurs doivent savoir frayer librement, purement, inno- 
cemment, mais les rapports fraternels, pas plus clans la 
société que clans la famille, ne peuvent être le tout de 
la Aie. Les enfants deviennent des adolescents, les ado- 
lescents des adultes, alors se produit une crise plus ou 
moins ajournée mais inévitable chez les êtres complets. 
Deux alternatives se présentent relativement à la sexua- 
lité qui s'annonce non seulement dans la chair, mais, 
phénomène non moins certain, aussi cl surtout clans 
l'esprit : on peut alors ou combattre la loi divine ou 
bien l'accepter, non seulement physiquement mais en- 
core moralement. Ces deux manières d'agir procèdent 
de deux manières tic penser, car ce sont deux religions 
distinctes qui font des lois si différentes. La protestante 
essaie de prolonger l'âge fraternel innocent mais sté- 
rile, la catholique accepte franchement l'âge des unions 
conscientes et fécondes ; elle veut des mariages, devrais 
mariages chrétiens tels qu'on ne les connaît presque 
plus à notre époque d'incrédulité, elle veut aussi des vo- 
cations religieuses, car la vie monastique répond, dans 
la virginité, aux aspirations hautes des âmes entières, 
et ces âmes entières, très rares en Angleterre, en 
Allemagne, en Amérique, elles n'existent qu'en France. 
Si du reste la dogmatique protestante a pu suffire 
un temps aux Anglo-Saxons, elle ne les contentera pas 
toujours. La facilité des communications ne contribue 



OI2 LE FEMINISME 

pas seulement aux échanges commerciaux, elle mêle le 
sang des peuples et modifie leurs idées ; elle sert puis- 
samment au triomphe de l'unité religieuse ; peu à peu 
la vérité établit son règne universel, et Ton aperçoit da- 
vantage de jour en jour le rapport qui existe entre le 
dogme et les mœurs. En s' effrayant de la désexualisa- 
tion américaine, les opinions, certes, ne connaissent 
pas toute leur force. Il est clair que cette tendance des 
mœurs est fâcheuse dès qu'elle nuit au mariage et à la 
virginité. Elle leur nuit quand elle trouble l'économie 
naturelle et surnaturelle ; elle la trouble quand les vé- 
rités supérieures sont ignorées ou niées. Alors les in- 
fluences du dogme n'agissent plus sur les mœurs. Ces 
rapports mystérieux de la théologie avec les mœurs, 
indéniables et manifestes, ne sont pas aperçus de tout 
le monde, car pour porter la vue de l'homme dans des 
fonds de ciel si hauts, il faut des docteurs puissants qui 
ne s'appellent ni Luther, ni Calvin, encore moins Vol- 
taire ou Renan ; l'Eglise les nomme saint Bernard, 
saint Thomas, Laeordaire, Monsabré ; mais qui est-ce 
qui lit aujourd'hui leurs incomparables ouvrages? La 
dogmatique intégrale, en rétablissant toute la vérité ré- 
vélée connue, fournit un enseignement profond au pen- 
seur qui observe l'importance de la loi de sexualisation 
dans l'univers. Elle lui apprend que cette loi, souve- 
raine dans la nature créée puisque le monde organique 
lui est soumis par la vie, le monde matériel par ses 
combinaisons, régit encore le monde spirituel où les 
fécondités de la société des âmes confirment son action 
universelle et vit éternellement dans les splendeurs de 



LE FEMINISME ÔlÔ 

la Trinité. On ne peut donc, sans diminuer la vérité et 
sans atteindre la loi des lois, poser en principe la dé- 
sexualisation comme un phénomène normal. Elle est 
un phénomène d'ordre relatif, temporaire, occasionnel 
et qui cesse d'être bienfaisant pour devenir dangereux 
lorsque, comme en Amérique, il n'a pas son correctif 
nécessaire dans une religion qui donne au mariage 
toute sa sainteté et à la virginité religieuse tout son es- 
sor. La difficulté de vivre impose, dans les démocra- 
ties régies par notre état économique, la privation du 
mariage à un certain nombre d'individus, hommes et 
femmes, et tous n'ont pas la vocation religieuse. Us 
composent la triste armée des célibataires. A ceux-là les 
promiscuités de la vie font un devoir, au nom de la 
morale, de ne pas concevoir entre eux d'autres rapports 
que ceux de fraternité. La part utile de désexualisation 
que nous avons réclamée pour la France, où elle ne 
saurait dégénérer en excès, consiste simplement dans 
l'exercice de ces rapports de fraternité entre l'homme 
et la femme. 

Mais ce que le patriotisme el la foi des français 
doivent désirer de toute leur force, c'est l'apparition pro- 
chaine de la femme moderne. Et ici pas d'équivoque : 
j'entends par femme moderne celle qui épanouit dans 
son àme, à l'heure présente, la fleur fraîche des vertus 
chrétiennes telles que l'épouss, la mère, la vierge selon 
Dieu doivent les pratiquer au cours des siècles. — Et 
j'ose dire que tout concourt à préparer à la France 
cette fille de nos aïeules . 

Discuter avec passion la supériorité de deux grandes 



OI/J LE FÉMINISME 

races, comme on le fait de nos jours, c'est affirmer par 
là même la vitalité de l'une et de l'autre. Ramené aux 
intérêts qui nous occupent, c'est-à-dire à la question 
féministe et féminine, le débat se simplifie et le spectacle 
des faits suggère des conclusions heureuses. Il n'y a 
point de question de races ; il n'y a qu'une question 
de religion et d'orientation. Les Latins ont la religion 
intégrale, ils sont catholiques ; les Anglo-Saxons ont 
l'orientation opportune, ils sont démocrates. L'avenir 
de la société dépend de l'union de ces deux forces : elle 
se fera. 



X 



C'est le développement de la personnalité de la 
femme qui contribuera, dans une très large mesure, à la 
fusion des forces vitales de la société. Et quand je dis 
que des causes multiples concourent à préparer en 
France la formation de la femme moderne, j'en vois 
une preuve dans les symptômes que nous révèlent ces 
diverses études. 

L'identité de l'éducation et de la vie, résultant de l'ac- 
tion universitaire et de l'organisation de l'enseignement 
supérieur libre ; les intérêts de la démocratie remettant 
eu bonneur les grandes vertus évangéliques de l'humi- 
lité, de la mortification, de la charité ; les tentatives 
féministes, montrant par leur effort combien la femme 
aspire à prendre possession d'elle-même et par leur 
échec en France combien notre pays répugne à la fausse 
individualisation des sexes; tous ces phénomènes actuels 
et loutes les circonstances qui les enveloppent, exa- 
minés au cours de cet ouvrage, accusent un mouve- 
ment général qui a pour but de former la personna- 
lité de la femme, de lui tracer sa voie, de lui rendre 



3l6 LE FEMINISME 

son influence dans la société où il faut qu'elle ait 
toujours le pouvoir de faire ce que Dieu veut. 

Que les chrétiens se réjouissent ! La femme catho- 
lique ne tardera pas à remplir, dans la démocratie 
contemporaine, son rùle auguste et sacré. — C'est à 
l'Eglise et à la France que le monde devra ce nouveau 
progrès. 



FIN 



TABLE DES MATIÈRES 



Avant-Propos I 

Chapitre I er . — L'identité de l'éducation et de la vie . 3 
Chapitre II. — L'enseignement supérieur des femmes . 55 
Chapitre III. — Vertus chrétiennes et démocratie. . ioy 
Chapitre IV. — Le proches dans les congrégations ensei- 
gnantes 167 

Chapitre V. — La personnalité de la femme. ... jqy 

Chapitre VI. - — Le féminisme aa5 




Imprimerie Bussière. — Saint-Amand ((Hier). 



La Bibliothèque 
Université d'Ottawa 
Echéance 



The Library 
University of Ottawa 
Date Due 



n 7 AVR. 1995 

tO DEC. 1996 

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