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LA FEMME
LE POSITIVISME
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University of Ottawa
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OCT 10 W
LA FEMME
ET
LE POSITIVISME
PAR
P. GRIMANELLI
SE VEND CHEZ
EDOUARD PELLETAN, ÉDITEUR
125, Boulevard Saint-Germain, 125
SOCIETE POSITIVISTE
10, Rue Monsieur-le-Prince, 10
&^ 3
PREMIÈRE PARTIE
LA QUESTION DE LA FEMME
■ «■ LE GENOU DE L'HOMME ■'■■■
NE FLÉCHIRA PLUS QUE DEVANT LA FEMME M. CJ
« Je suis née non pour une haine mutuelle,
mais pour un mutuel amour ».
(Sophocle, Antigone).
« L'amour, fils du savoir.... u
(LÉONARD DE ViNCI).
Il y a une question de la femme.
Il y a un problème de la femme. Il n'en est pas de
plus pressant, ni de plus difficile.
Quelle est la condition de la femme dans notre
société ? Réalise-t-elle sa destinée ? En a-t-elle
toujours une notion exacte? La femme a-t-elle sa
juste part du bonheur possible? Faisons-nous notre
devoir envers elle? Elle-même connaît-elle assez
tout son propre devoir et, si elle le connaît assez,
le veut-elle, le peut elle assez accomplir?
Il n'est pas de questions plus pressantes. Car elles
évoquent bien des réalités douloureuses et réveillent
l'image, navrante en sa précision, de plus d'une
8 LA FEMME ET LE POSITIVISME
misère matérielle, de plus d'une détresse morale.
Et nul besoin d'un grand effort pour apercevoir, en
connexité avec les infortunes particulières, des
plaies sociales fort graves : familles désemparées,
mœurs altérées, ordre compromis, progrès entravé,
civilisation faussée, avenir humain en péril.
La difficulté du sujet est énorme. L'organisme
féminin, l'àme féminine, tels qu'ils nous sont donnés
par la collaboration tant de fois millénaire de la
nature et de l'histoire, offrent à l'observateur un des
objets les plus compliqués qui puissent mettre sa
perspicacité en échec. En ce sujet plus qu'en tout
autre, il faut, sans jamais abandonner le terrain
solide des réalités biologiques, tenir tout le compte
nécessaire de l'évolution morale et se garder d'une
psychologie trop simple ou d'une sociologie trop
géométrique.
Nulle question sociale n'est plus importante.
Auguste Comte a écrit : « L'amélioration du sort
des femmes et l'extension graduelle de leur influence
fournissent la meilleure mesure de notre progression
à la fois négative et positive vers la vraie perfection
morale. » (Politique positive, tome III, chap. I^').
La démonstration de cette vérité n'est plus à faire.
Dites-moi ce qu'est et ce qUe fait la femme dans
une société, comment elle y est traitée, respectée,
honorée, comment elle y aime et comment elle y est
aimée, quelle y est la direction de ses propres pen-
sées, quel son rôle et quelles ses responsabilités, quel
enfin son idéal, et je vous dirai ce que vaut cette
LA QUESTION DE LA FEMME 9
société. Si, en dernière analyse, le perfectionnement
moral est la vraie « mesure » d'une civilisation, il est
juste déjuger celle-ci tout d'abord d'après l'existence
et la place qu'elle fait à la femme.
Tout progrès véritable dans la vie féminine sup-
pose une suite de victoires sur la violence, sur la
bestialité, sur l'orgueil, sur l'ignorance et sur la
sottise. Quand la femme gagne en bien-être et en
stabilité d'existence, quand elle croit en considération
comme en influence, quand ses devoirs et sa liberté
grandissent ensemble, quand elle oblige davantage
et se reconnaît elle-même plus obligée, c'est que
toute la société dont elle fait partie est montée de
quelques degrés de plus au-dessus de l'animalité
pure.
Méfions-nous des thèses excessives. Bête de somme,
souffre-douleur ou esclave de luxe, la femme n'aurait
jamais eu d'autre choix dans le passé et même au-
jourd'hui, d'après quelques-uns, son sort n'aurait que
peu changé, sauf en de rares pays privilégiés, peut-
être d'ailleurs idéalisés par l'éloignement. Ces hyper-
boles ne présentent une vue juste ni de la réalité
historique, ni de la réalité contemporaine.
Que, dans les rapports entre les deux sexes,
l'homme primitif se soit montré inférieur à certains
animaux, il en faut faire l'aveu en toute humilité.
Qu'à cet égard, comme à quelques autres, notre
espèce ait eu grand'peine à dépouiller la bestialité
originelle et que son évolution soit encore loin d'être
achevée, rien n'est plus certain. Mais y eut-il et y
2
10 LA FEMME ET LE POSITIVISME
a-t-il réellement des peuplades d'où l'attachement
et la sympathie aient été ou soient totalement absents
et où leurs manifestations les plus humbles, jointes
aux exigences de la vie sociale la plus élémentaire,
n'aient pas tempéré l'excès ou interrompu la conti-
nuité des lubricités brutales, des férocités canniba-
liques, ou d'une tyrannique exploitation ?
Quelque longue durée que l'on assigne à la sauva-
gerie de notre espèce dans la préhistoire et même
dans la première histoire , l'ascension s'est faite
pénible et lente vers une existence plus humaine.
Grâce à notre organisation perfectible et à l'action
de la vie sociale, l'œuvre dite de civilisation s'est
poursuivie, laissant, il est vrai, derrière elle quelques
populations trop attardées, peut-être aussi d'excep-
tionnels déchets humains. La marche en a été très
inégale et les aspects très divers suivant les milieux
et les temps. Mais toutes les fois et partout où elle a
réellement acheminé les hommes vers plus de socia-
bilité, vers une plus juste connaissance des choses
et un peu plus de maîtrise d'eux-mêmes, elle a pro-
curé aux femmes des gains relatifs en bien-être et
en dignité.
Les religions et la politique, la guerre et l'indus-
trie, la science et l'art, le mouvement des idées, le
jeu des intérêts et l'essor des sentiments ont tour à
tour ou ensemble contribué à modifier la femme et
sa condition.
Il serait absurde de nier les antiques servitudes et
leurs survivances partielles. Mais l'histoire nous
LA QUESTION DE LA FEMME 11
montre bien, en regard des méfaits de l'égoïsme
masculin ou des effets persistants d'états inférieurs,
comment le progrès social et l'ascension féminine
ont été solidaires.
Toutefois, dans l'héritage du passé, s'il y a un
actif d'incontestables bienfaits, il existe un passif : les
vestiges inefîacés des abus et des préventions qui
répondent à des étapes sociales dépassées. Il en sub-
siste dans les lois et plus encore dans les mœurs.
D'autre part, la femme supporte plus que l'homme
le double poids de l'anarchie morale et de l'anarchie
économique qui sévissent sur nous.
L'interrègne ouvert par l'impuissance rapidement
accrue des anciennes disciplines, fondées sur des
dogmes condamnés, et par la trop longue attente
d'une nouvelle organisation morale propre à rallier
et à régler les hommes est spécialement dur aux
femmes. Il est pour elles plein d'épreuves, de me-
naces et de périls. Tout y contribue à les blesser et
à les troubler. Les institutions si nécessaires à leur
sécurité sont ébranlées. Les règles qui s'y rattachent
sont méconnues ou dangereusement faussées. Si d'ail-
leurs les devoirs permanents sont négligés, quand
leur sens même n'est pas oblitéré dans les cons-
ciences, les devoirs nouveaux qu'exige le progrès
social ne sont pas encore acceptés. Dans cette anar-
chie, la femme voit se tourner ensemble contre elle
des préjugés anciens qui n'ont plus leur raison
dêtre, mais à qui les excès même de la critique révo-
lutionnaire donnent un regain de vie, et les sophismes
12 LA FEMME ET LE POSITIVISME
récents d'un individualisme désordonné, si favorable
à l'égoïsme et à Tirrespect masculins.
Quant à l'anarchie économique, effet du jeu redou-
table de forces industrielles et financières démesu-
rément développées, mais non réglées, si elle est pour
tous une cause d'insécurité, elle agit tout spéciale-
ment sur le sort de la femme pour en aggraver la
précarité douloureuse.
II
Rappel de notions préliminaires.
La femme à considérer n'est ni un être de raison,
ni un pur esprit.
C'est un être vivant, organisé d'une certaine ma-
nière. Cet être appartient à l'espèce homme ; mais il
a un sexe.
Le sexe n'apparaît pas seulement dans les organes
et dans les fonctions spécialement sexuels. L'ana-
tomie, la physiologie et la psychologie féminines
subissent dans leur ensemble l'influence du sexe.
Les traits généraux et les similitudes fondamentales
de l'espèce sont de toute évidence communsà l'homme
et à la femme, sans quoi il ne serait possible de con-
cevoir entre eux ni société, ni concours vital. Mais
RAPPEL DE NOTIONS PRÉLIMINAIRES 13
les différences qui distinguent les sexes au moral
autant qu'au physique ne sont pas moins indispen-
sables à toute coopération utile.
Toute femme, comme tout homme, vient au
monde en un lieu de la planète où se rencontrent
certaines conditions matérielles d'existence, dans
une famille, point de jonction de plusieurs lignées
d'ancêtres qui se concentrent et se particularisent à
mesure qu'on se rapproche de la dernière géné-
ration, qui se ramifient à l'infini à mesure qu'on
remonte dans le passé. Toutes les acquisitions et
variations secondaires, communes aux deux sexes
ou spéciales au sexe féminin, qui se sont accumulées
au cours des âges dans la généalogie d'une femme et
qui ont été consolidées par l'hérédité, sont incorpo-
rées comme formes, besoins et aptitudes à sa consti-
tution physique et cérébrale.
Elle grandit dans un milieu déterminé : milieu
matériel, milieu moral.
Les milieux matériels sont naturels ou artificiels. La
civilisation a constamment accru l'importance des
milieux artificiels, qui ont agi soit comme adjuvants,
soit comme correctifs des conditions d'existence.
La femme a subi plus que l'homme l'action des
milieux artificiels. Le vêtement, par exemple, a été,
pour elle surtout, une institution capitale. Combien
n'a-t-il pas modifié à son avantage son corps, sa
sensibilité, ses mœurs, ses moyens de défense ou de
séduction ! L'habitation, avec ses transformations
successives, a exercé une influence beaucoup plus
14 LA FEMME ET LE POSITIVISME
marquée sur la vie féminine que sur la vie masculine.
Cette influence grandit dans la mesure où les femmes
vivent davantage à l'intérieur par contrainte, par
habitude ou par goût. Elle est au minimum chez
les population qui imposent aux femmes toutes les
corvées extérieures.
Le milieu moral, c'est d'abord la famille. L'action
de la famille consiste en cette infinité de pratiques,
de soins, de suggestions, d'habitudes, d'exemples,
d'émotions communiquées, d'enseignements qui
enveloppent l'enfant dès sa naissance. A cette incu-
bation prolongée les parents immédiats ne collabo-
rent pas sans puiser largement dans le patrimoine
de traditions qu'ils tiennent des parents antérieurs.
L'empreinte en reste particulièrement forte sur l'en-
fant féminin qui, en général, subit plus tard ou
moins que le garçon l'action directe du monde exté-
rieur à la famille.
Cependant toute famille est elle-même plongée
dans un milieu social auquel elle est subordonnée.
La femme est soumise par cet intermédiaire, avant
de l'être directement, à la vie économique, politique
et morale de ce milieu. Il la domine par les senti-
ments de l'ambiance, par les idées reçues, par toutes
les excitations et toutes les inhibitions de la volonté
dont la source est dans la société environnante. Il
est évident que les mœurs, les lois, les opinions, les
préjugés, bons ou mauvais, les tendances et les rêves
qui concernent la femme contribuent beaucoup à
façonner son cerveau même, pourvu qu'ils gouver-
RAPPEL DE NOTIONS PRÉLIMINAIRES 15
nent un nombre suffisant de générations féminines.
La femme occidentale du XX^ siècle est tellement
au-dessus de ce qu'on peut savoir de la femme pri-
mitive dans son âme et dans son corps, dans sa
beauté même, qu'on a pu dire sans paradoxe qu'elle
est un produit de l'humanité. Ce qu'elle doit à la
civilisation est énorme. En revanche la trace héré-
ditaire des servitudes et des éducations vicieuses
dans sa mentalité comme dans son caractère n'est
pas négligeable.
Cependant, si les conditions sociales d'existence
développent ceci, atténuent cela, elles ne créent ni
ne suppriment aucun organe essentiel, ni aucune
fonction élémentaire. Mais elles provoquent de
diverses manières la combinaison des fonctions élé-
mentaires du cerveau en fonctions composées.
La civilisation fait évoluer et diversifie, ou trans-
pose, ou encore associe en des combinaisons supé-
rieures les traits distinctifs de la biologie et de la
psychologie féminines. Mais elle n'en abolit aucun
et en accentue plusieurs.
Les différences secondaires qui, en dehors des
organes proprement sexuels, sont observables entre
l'anatomie de la femme et celle de l'homme, ont été
souvent exposées par les biologistes et les anthro-
pologistes.
Une, entre autres, l'inégalité de la taille, a eu
surtout une importance réelle en plusieurs ordres de
relations sociales.
Le fond de toute vie est la vie nutritive. Or, les
16 LA FEMME ET LE POSITIVISME
physiologistes nous enseignent que l'ensemble de
celle-ci se caractérise chez la femme par plus
d'épargne et moins de dépense que chez l'homme. La
nutrition pure n'est pas seule à se ressentir de ce
phénomène généralisé, mais les formes aussi et, pour
ainsi dire, toute la comptabilité de la vie nerveuse.
N'est-ce pas là une explication de ce fait que, si la
nervosité féminine est sujette à des causes spéciales
d'instabilité, la femme néanmoins se montre souvent
plus endurante que l'homme aux privations et à la
souffrance physique, parfois même à certains genres
de fatigue?
On sait le rôle considérable des organes locaux de
la maternité et de leurs fonctions dans l'économie
de la femme. Leur état et leur activité, suivant qu'ils
sont normaux ou non, dominent sa santé physique
depuis la puberté jusqu'à un âge plus ou moins
avancé. Sa santé morale n'en est que trop souvent
affectée.
Son activité — faut-il le répéter après tant d'autres?
— est étroitement dépendante de cette partie capitale
de l'organisation qui lui est propre et des manifes-
tations qui s'y rattachent. Les entraves et les inter-
ruptions qui en résultent sont connues. A la durée
des grossesses et des allaitements il faut ajouter la
durée au total assez longue des indisponibilités ou
des diminutions de disponibilité déterminées par le
retour périodique de phénomènes que l'évolution a
notablement développés dans l'espèce humaine. Or,
je ne fais état ici que des phénomènes physiolo-
RAPPEL DE NOTIONS PRELIMINAIRES 17
giques ; que sera-ce si l'on tient compte des compli-
cations pathologiques qu'ils comportent ?
La femme est inférieure à l'homme, généralement,
en force musculaire. Si le plus grand exercice et le
moindre exercice respectifs ont accru cette inégalité,
ils ne l'ont pas créée. La comparaison avec les
espèces animales les plus voisines, l'observation des
populations les plus attardées, ou des milieux les
plus incultes, ne justifient-ils pas cette assertion?
Celle-ci n'est nullement infirmée par le fait que chez
des peuples barbares la femme fait des besognes de
bête de somme et que dans nos civilisations mêmes
elle exécute des travaux fort pénibles. Car c'est jus-
tement parcequ'il était le plus fort que le mâle lui a
imposé, avec toutes les servitudes, des corvées dont il
s'est déchargé lui-même. C'est à un abus analogue
de la force, transformé par la civilisation, qu'il
convient d'attribuer le surmenage industriel ou
autre dont trop de femmes prolétaires sont victimes
au XXe siècle dans notre Occident.
Comment, en opposition avec l'infériorité de sa
force musculaire, la femme a vu se dessiner progres-
sivement la douceur de ses lignes, la souplesse et la
grâce de ses mouvements, l'adresse subtile de ses
doigts, ce n'est pas seulement à la biologie qu'il faut
le demander, mais à la sociologie aussi.
>^
18 LA FEMME ET LE POSITIVISME
III
Un peu de psychologie élémentaire
et comparée.
La psychologie de la femme, c'est-à-dire sa vie
cérébrale, est liée aux autres fonctions de sa vie
animale et à sa vie végétative. Inversement elle
réagit sur l'une et sur l'autre.
La comparaison entre le poids du cerveau féminin
et celui du cerveau viril a donné lieu aux déductions
les moins scientifiques. Si l'infériorité absolue du
premier n'est pas contestée, il n'en est pas de même
de son infériorité proportionnelle, de celle que l'on
constaterait en tenant compte du rapport entre le
poids du cerveau et les dimensions ou le poids du
corps entier. Sur celle-ci les anthropologistes sont
en désaccord. Mais, même si elle devait être admise,
l'on ne serait pas fondé à en conclure à l'infériorité
psychique de la femme. D'abord le poids total et
brut de l'encéphale ne peut servir d'indice précis,
puisque ni l'encéphale ni le cerveau proprement dit
ne sont un organe unique, mais un système d'organes
multiples qui accomplissent des fonctions distinctes
quoique liées. Donc il faudrait pouvoir déterminer
pour chaque sexe le poids des parties du cerveau
PSYCHOLOGIE ELEMENTAIRE ET COMPAREE 19
affectées aux fonctions les plus élevées et la relation
de ce poids avec celui du reste de l'encéphale, du
reste du corps Qui s'en chargera, surtout en l'état
actuel de nos connaissances sur les localisations?
Mais il y a plus : car le peu que nous savons de la
structure et de la vie intimes des centres nerveux
nous autorise à dire que bien des facteurs divers,
en dehors du poids, contribuent à la quantité et à
la qualité de leur travail.
Rien ne saurait donc remplacer l'observation
directe des manifestations de l'activité cérébrale et
leur comparaison.
Chez la femme comme chez l'homme, cette acti-
vité est conditionnée par les sensations et dominée
par les affections.
La femme ne possède pas un sens de plus que
l'homme. Elle n'en possède pas un de moins. Peut-
être subit-elle à un degré supérieur l'influence de ses
sensations internes, sourdes mais profondes, pau-
vres de perceptions, mais génératrices, souvent à
notre insu, de certaines dispositions émotives.
Auguste Comte a mis hors de cause cette vérité
expérimentale que toute notre activité intellectuelle
et pratique est subordonnée à notre vie affective. Il a
observé que cette subordination est encore plus
marquée chez la femme que chez son compagnon.
Quelles sont les principales modalités de sa vie
affective?
Les fonctions affectives, instincts, appétits ou pen-
chants, désirs ou répulsions, si on les considère
20 LA FEMME ET LE POSITIVISME
comme impulsions, sentiments ou émotions, si l'on
envisage le plaisir ou la souffrance attachés à leur
satisfaction ou à leur contrariété, passions, si on les
observe dans un degré supérieur d'excitation, se
divisent en égoïstes et altruistes. Les affections
égoïstes sont biologiquement plus énergiques, mais
souvent en conflit entre elles ; les altruistes sont
naturellement plus faibles, mais plus harmoniques
entre elles et socialement de plus en plus nécessaires.
Les unes et les autres sont élémentaires, mais elles
se combinent entre elles avec le concours de l'intel-
ligence, et sous l'influence de la vie sociale, en
fonctions composées, tendances, sentiments, pas-
sions complexes d'une variété croissante.
L'instinct de conservation personnelle, le plus
fondamental des instincts égoïstes, se manifeste aussi
puissant chez la femme que chez l'homme. Ce sont
les instincts qui intéressent la conservation de l'es-
pèce qui nous présentent une première et très impor-
tante différence dans la psychologie des deux sexes.
Ces instincts sont l'appétit sexuel et le besoin ou
l'amour de la progéniture, très distincts, quoique
voisins, et parfois antagonistes.
L'appétit sexuel est moins actif et plus intermittent
chez la femme que chez l'homme. Le besoin et
l'amour de la progéniture offrent au contraire chez
la femme une intensité tellement supérieure qu'ils
garderont le nom d'instinct maternel.
Une fois pour toutes, disons qu'en ces notes psy-
chologiques, comme en celles qui suivront, il faut
PSYCHOLOGIE ELEMENTAIRE ET COMPAREE 21
sous-entendre les mots en général ou habituellement,
les exceptions supérieures ou inférieures, plus ou
moins nombreuses suivant les cas, étant toujours
réservées et d'ailleurs explicables.
Les mœurs animales chez les espèces voisines nous
montrent, dans les rapports sexuels, l'attaque, voire
la violence du mâle, et tout d'abord la défense ou la
fuite de la femelle, qui ne cède facilement qu'en des
périodes espacées d'excitation dans les organes de
la maternité. Plusieurs primates et l'espèce humaine
ne se sont distingués à cet égard que par la lubricité
désordonnée du mâle. La vie sociale et son évolution
ont augmenté l'écart primitif entre la sexualité mas-
culine et la sexualité féminine, qu'elles ont spécia-
lement contenue et modifiée.
Les traits de mœurs plus que faciles et certains
usages observés chez des peuplades de l'Afrique et
de la Polynésie, l'exercice d'un droit de propriété
sur la femme étendu jusqu'à louer son corps
comme source légitime de revenu, ou à le prêter
gracieusement à des hôtes, ne contredisent pas plus
ce qui précède que les exemples de prostitution
sacrée mentionnés par les historiens de l'antiquité-
Ceux des traits de mœurs recueillis qui peuvent être
attribués à la spontanéité féminine s'expliquent
presque toujours par des mobiles autres que l'inten-
sité habituelle de l'appétit sexuel . la faim, la gour-
mandise, la passion de la parure, la crainte révé-
lentielle, la tendresse insouciante et passive. Quant
aux coutumes peu édifiantes auxquelles il vient d'être
22 LA FEMME ET LE POSITIVISME
fait allusion, elles sont des formes d'abus de la force
ou d'aberrations religieuses. Mais leur constatation
n'infirme point une observation plus importante,
qui est celle-ci : l'évolution des sociétés humaines
les plus considérables, le développement des civili-
sations qui ont agi sérieusement sur la marche de
l'humanité nous font apparaître les religions, les
lois et les mœurs comme appliquées le plus souvent,
pour des motifs divers, à surveiller, réglementer ou
réprimer la sexualité féminine beaucoup plus sévè-
rement que la sensualité virile.
Cependant ce n'est pas seulement comme frein
que la vie sociale agit sur le tempérament et les
mœurs de la femme. En défendant un peu plus sa
vie, sa subsistance et sa maternité, elle a éveillé chez
la compagne de l'homme de nouveaux besoins, entre
autres celui de soustraire son corps à de trop faciles
entreprises. Par l'institution du vêtement et de l'habi-
tation ce besoin s'est accru en raison même des satis-
factions partielles qu'il recevait. La civilisation, en
organisant la famille paternelle, assigna aux femmes,
avec des fonctions définies, des obligations trop uni-
latérales. Mais elle leur procura aussi, grâce à plus de
stabilité dans la vie commune, la possibilité et le goût
d'une réaction morale incompatible avec l'étalage des
sujétions animales. Lorsque s'est solidement installée
la religion du foyer, ce qui supposait l'existence sé-
dentaire, lorsque surtout la femme y a été sérieuse-
ment associée par le mariage monogamique, celle-ci
a eu de nouveaux motifs de décence et de retenue.
PSYCHOLOGIE ÉLÉMENTAIRE ET COMPARÉE 23
C'est ainsi que le développement de la vie sociale
a concouru d'une part avec les exigences de la ma-
ternité et avec les suggestions secrètes de l'intérêt
féminin, d'autre part avec le progrès de la sensi-
bilité morale chez les femmes, à faire évoluer le pri-
mitif mouvement de défense sexuelle en ce senti-
ment exquis de la pudeur (1), auquel l'homme n'est
pas resté étranger, mais dont l'absence disqualifie
la femme.
Cela n'empêche pas que la femme puisse être extrê-
mement passionnée en amour. Ses sens y sont bien
pour quelque chose, car elle n'est pas un « corps
glorieux ». Mais il entre dans la plus grande ardeur
de sa passion des impulsions affectives, des émotions
et même des dispositions physiques distinctes du
pur appétit sexuel. Celui-ci, consciemment ou non,
joue sans doute sa partie dans le concert ou dans
l'orage passionnel, mais il est plus rare qu'on ne croit
qu'il y soit prépondérant. Ce qui est sûr, — et c'est
une contre-épreuve, — c'est que la femme répugne
infiniment plus que l'homme aux rapprochements
sexuels sans amour (2).
Avant tout elle est restée profondément maternelle.
(1) Il ne faut pas négliger parmi les sources du développement
de la pudeur une heureuse transposition de l'orgueil qui s'est
produite dès l'antiquité, du moins dans les classes dirigeantes,
plus ou moins imitées à la longue par les autres classes libres.
(2) Il n'y a pas lieu de s'arrêter ici à des cas pathologiques,
rares en somme. Quant à la prostitution, bien d'autres causes
que le dévergondage sexuel y entraînent ordinairement les
malheureuses dont elle devient le triste métier.
24 LA FEMME ET LE POSITIVISME
On s'est parfois étonné qu'Auguste Comte, dans
sa belle théorie des fonctions du cerveau, qui, en
ses grandes lignes, me sert de guide, n'ait pas classé
l'instinct maternel parmi les affections altruistes.
Une analyse attentive justifie notre philosophe.
Comme fonction élémentaire, cet instinct doit être
isolé des combinaisons affectives dans lesquelles il
entre dès l'origine et de la culture sociale qu'il a
reçue. Ainsi considéré, il est le besoin de se pro-
longer en un organisme semblable à soi et, après la
séparation accomplie , l'attache subsistant non
plus anatomique, mais physiologique encore, avec
l'être démembré de soi-même, quelque chose comme
une réminiscence sourde de la primitive communauté
de vie. Par là on s'explique que, de ses vrais noms
besoin et amour de la progéniture, et commun aux
deux sexes, il soit plus intense chez la femme, mais
aussi qu'il donne lieu à des manifestations égoïstes.
Qui ne les a maintes fois observées? Qui ne sait
jusqu'où peut aller chez le père et plus encore
peut-être chez la mère l'esprit de possession sur le
produit organique qu'est l'enfant ? Jusqu'à l'abus de
pouvoir le plus manifeste et le plus inconscient
d'ailleurs. En outre, nul ne contestera ce qui se
mêle d'orgueil à l'amour paternel, de vanité aux
maternelles tendresses.
Mais hàtons-nous d'ajouter que, parmi les ins-
tincts les plus profonds et les plus énergiques de la
personnalité, il n'en est pas d'aussi apte que l'amour
de la progéniture à s'associer étroitement aux pen-
PSYCHOLOGIE ÉLÉMENTAIRE ET COMPARÉE 25
chants altruistes, surtout à l'attachement et à la
bonté. La vie sociale et la civilisation n'ont fait que
développer ce phénomène de pénétration réciproque.
Il en résulte des combinaisons afTectives tellement
serrées qu'on en distingue à grand'peine les élé-
ments composants. On comprend ainsi que l'amour
du produit, qui agit parfois d'une façon si naïvement
égoïste, détermine d'autres fois la plus complète
immolation de soi-même en faveur d'un autre.
N'oublions pas que, notamment dans le cas de la
maternité, le rapport de possession peut être renversé,
et il l'est souvent, au profit du produit.
Le rôle joué par la paternité dans la physiologie
et dans la psychologie masculines n'est pas compa-
rable au rôle joué par la maternité dans la physio-
logie et dans la psychologie féminines. L'instinct
maternel, susceptible d'ailleurs, indépendamment
de son office essentiel, des modalités et des trans-
positions les plus diverses, domine l'économie des
femmes, leur santé corporelle et leur santé cérébrale,
leur vie affective et leur mentahté à leur insu même.
Il exerce son empire chez celles qui n'ont pas, qui
n'auront pas d'enfants, même chez celles qui croient
n'en pas vouloir. S'il peut revendiquer sa part dans
plus d'une sublimité morale, ses altérations ou ses
aberrations occupent dans l'aliénation et la crimi-
nalité des femmes la place réservée aux surexci-
tations et aux perversions sexuelles dans l'aliénation
et la criminalité des hommes.
La femme a moins de combativité que l'homme.
4
26 LA FEMME ET LE POSITIVISME
Rien d'étonnant à cela, si l'on songe à quel point
l'instinct destructeur est en connexion avec l'offen-
sive sexuelle, et si l'on songe aussi aux entraves
apportées par les fonctions maternelles à l'activité
extérieure.
Je ne prétends pas nier qu'une longue évolution
sociale et les habitudes héréditaires aient beaucoup
développé cette différence primitive. Mais est-ce que
l'évolution sociale et les habitudes héréditaires ne
sont pas elles-mêmes des faits de la nature soumis à
des lois?
Les traits de méchanceté féminine que l'on cite,
les raffinements mêmes de cruauté constatés en cer-
taines circonstances à la charge des femmes de
quelques peuplades anthropophages et dont, en
pleine civilisation, des femmes dénaturées nous
offrent parfois l'équivalent, le goût de la médi-
sance, (il n'est ni général parmi les femmes, ni
exclusivement féminin), les fureurs de la jalousie
chez quelques femmes, les infanticides, ne prouvent
pas plus que quelques faits épars d'amazonisnie
trop complaisamment relevés, l'égalité d'action
de l'instinct destructeur chez les hommes et chez
les femmes. Des phénomènes secondaires ou dérivés,
des exceptions sociologiques ou morales, des drames
où la tendresse même s'exaspère au point de prendre
le visage de la haine et d'en faire le geste, les tra-
gédies de la misère et de la honte, les méfaits impu-
tables autant au désordre social qu'à la défaillance
ou à la dépravation individuelles, sans parler des
PSYCHOLOGIE ELEMENTAIRE ET COMPAREE 27
monstruosités véritables, ne sauraient prévaloir
contre les données d'observations beaucoup plus
générales.
Dans tous les cas, la combativité est un mode de
l'instinct destructeur que la nature et la plus longue
histoire ont concouru à mettre de plus en plus à
l'actif du mâle dans la balance des comptes psychi-
ques entre les deux sexes. .
Rappellerons-nous par contre que quelques mani-
festations de l'instinct constructeur sont autant liées
à l'amour maternel que les impulsions destructives
à l'offensive sexuelle ?
Notons encore que la femme pèche moins par orgueil
que par vanité. L'orgueil est cette tension de la per-
sonnalité qui se traduit en besoin de s'élever ou de
s'isoler, en appétit de domination ou d'indépen-
dance. La vanité est la forme extrême du besoin de
paraître, d'attirer les regards, de se parer, du désir
de plaire, d'être louange, admiré.
Les Agrippine se voient sans doute et dans tous
les rangs. Mais combien sont plus nombreuses les
coquettes et combien infinies d'ailleurs les formes
et les nuances de la coquetterie !
•A^
28 LA FEMME ET LE POSITIVISME
IV
Suite du même sujet.
Nous voici au seuil de Valtruisme.
Ce mot désigne un groupe de tendances et de sen-
timents observables. Ces tendances et ces sentiments,
en ce qu'ils ont d'élémentaire, sont naturels dans
l'espèce humaine; et l'homme n'est point à cet égard
une exception dans le règne animal.
Au bas de l'échelle altruiste, distinguons un besoin
de rapprochement avec le semblable, sans acception
de sexe. S'il est ditTus et banal, la quantité importe
alors beaucoup plus que la qualité ou la durée :
c'est le besoin d'agrégation, le besoin de se sentir en
troupe. S'il se concentre sur un petit nombre d'êtres
déterminés, même sur un seul, — c'est Vattachement
proprement dit. Il y a préférence. Pourquoi ? Pour
mille raisons d'ordre physiologique ou autre dont
le sujet peut n'avoir aucune conscience.
A mesure que les sens s'affinent, que l'intelligence
se forme et que la vie sociale se développe, il entre
plus de choix dans l'attachement. Le contact phy-
sique, qui a seul été recherché d'abord, ne tarde pas
à ne plus suffire. Il pourra même n'être plus indis-
pensable. La vue des êtres aimés, les communica-
tions de toute sorte, même à distance, les contacts
PSYCHOLOGIE ÉLÉMENTAIRE ET COMPAREE 29
moraux en viendront à être autant et plus désirés
que les rapprochements matériels et les caresses.
L'attachement tend à la fixité.
Il faut placer plus haut la sympathie. Elle est, au
sens propre du mot, l'aptitude à nous émouvoir des
émotions d'autrui. Le concours de l'intelligence lui
est nécessaire. Car comment être ému de l'émotion
d'un autre sans en percevoir et en interpréter les
signes? La sympathie, en elle-même, parait bien
impliquer une tendance élémentaire à l'extension
de notre vie affective hors de nous, à la pénétration
mutuelle des sensibilités.
La sympathie, à un degré supérieur de son déve-
loppement, sera le besoin de se dépenser pour des
fins non personnelles. Dès lors plus manifestement
active, elle devient le besoin de donner quelque
chose de soi, de vivre pour autrui, mais aussi en
autrui. Elle s'appellera la bonté ou Vamoiir.
La sympathie tend à l'expansion.
A côté du besoin de s'agréger ou de s'attacher,
de la sympathie ou de la bonté, l'on observe un
penchant spécial que l'on a nommé vénération. La
vénération incline l'être à la soumission. Elle déter-
mine aussi la retenue, une sorte d'inhibition céré-
brale et, par suite, des abstentions contraires aux im-
pulsions passionnelles. Elle s'exerce envers d'autres
êtres qui ont fait sentir ou chez qui l'on imagine un
genre quelconque de grandeur ou de supériorité. Il
faut bien qu'elle soit une inclination naturelle,
puisque de tout temps les hommes et les femmes ont
30 LA FEMME ET LE POSITIVISME
été portés et ont trouvé du plaisir à se créer, quand
les réalités étaient insuffisantes, des objets fictifs, et
souvent indignes, de vénération.
Si l'on veut se faire une idée juste des traits propres
au cœur féminin, il ne faut point isoler chacun des
éléments de la vie altruiste, ni davantage les séparer
tous ensemble des autres fonctions de l'activité céré-
brale. Il importe de considérer leur aptitude à se
combiner entre eux et plus encore peut-être leur
association avec les divers penchants personnels,
avec les tendances de l'esprit, du caractère et du
tempérament.
Ni l'égoïsme absolu, ni l'atruisme pur ne sont des
réalités observables. Aussi bien est-il heureux que
notre sociabilité naturelle, grâce à de nécessaires
alliages, emprunte à la plus grande énergie des im-
pulsions de notre personnalité un complément de
force qui lui est ordinairement indispensable.
Or, parmi les instincts de la personnalité, il en
est un qui est, plus que tout autre, apte à se com-
biner étroitement avec l'attachement et la sympa-
thie : c'est l'instinct maternel. Le gain qu'il y trouve
lui-même n'est pas contestable. Ses manifestations
les plus touchantes dans le monde animal attestent
déjà ce qu'il s'est incorporé d'altruisme. Dans l'es-
pèce humaine cette sorte de synthèse affective a mo-
difié , ennobli l'instinct primitif dans l'exercice
même de sa fonction ordinaire, par quoi la femme
mère s'élève toujours plus haut au-dessus de la
femelle génitrice. Par là même, si l'on franchit les
PSYCHOLOGIE ELEMENTAIRE ET COMPAREE 31
degrés intermédiaires, s'expliquent les sublimités
du sacrifice maternel.
Mais ce que l'instinct maternel apporte à l'al-
truisme n'est pas moins remarquable que ce qu'il
en reçoit. Il lui prête, en le pénétrant, une part de
son énergie propre, qui est considérable. Il se mêle
aux affections de la femme, alors même que ses
rapports avec les êtres issus d'elle ne sont pas un jeu,
alors même qu'elle n'a pas, qu'elle n'a jamais eu
d'enfants. Il leur communique un grand pouvoir
d'action et d'émotion. Il y ajoute un peu de cette
intensité de tendresse que la femme met dans le
contact caressant des petits.
Il entre toujours de la maternité dans l'attache-
ment féminin, quel que soit son objet, amant,
époux, frère, amie, camarade de jeunesse, compa-
gnon de l'âge mûr. Observez même comment la
jeune fille ou la jeune femme, en son dévouement à
de vieilles gens, les entoure, non sans une charmante
nuance d'autorité, de la sollicitude enveloppante
et protectrice avec laquelle sont couvés les petits
enfants.
La bonté de la femme est toujours maternelle,
surtout quand elle prend la forme de la pitié. Tout
être qui souffre, quelle que soit sa souffrance, est
pour elle un faible qui appelle son secours, qui a
besoin qu'elle l'aide ou qu'elle panse sa blessure,
mais aussi qu'elle le console , qu'elle sèche ses
larmes, qu'elle berce sa douleur, comme fait la
mère du petit malade ou affligé.
32 LA FEMME ET LE POSITIVISME
L'instinct maternel introduit dans les affections
la concentration du sentiment qui lui est propre.
S'il accroît ainsi la puissance d'aimer, il tend à spé-
cialiser l'objet de l'amour. A la différence de la
sexualité masculine qui exerce une action disper-
sive sur la vie affective des hommes, la maternité
répugne aux tendresses banales et faibles ; en re-
vanche, elle ne porte point par elle-même aux géné-
ralisations de la sociabilité.
L'altruisme féminin rachète souvent le précieux
renfort qu'il reçoit de l'instinct maternel par le pen-
chant à trop particulariser la sympathie. Ce parti-
cularisme dégénère facilement en partialité. C'est
ainsi qu'une très grande bonté et une admirable
faculté de dévouement , de sacrifice même , se
peuvent rencontrer en un cœur de femme avec une
insuffisance du sentiment de la justice. Mais n'ou-
blions pas le rôle considérable qui appartient à l'es-
prit, aux idées générales et à l'éducation dans la
formation de ce sentiment.
Volontiers individualiste , parfois exclusive , la
femme ne se défend pas toujours assez, même en
ses plus nobles affections, de l'esprit de possession
propre à l'amour du produit. De là ces naïves exi-
gences, cette main- mise quelquefoisaussi inconsciem-
ment indiscrète que sincèrement désintéressée sur la
vie des êtres aimés. De là encore ces formes spé-
ciales de la jalousie qui s'appliquent à de tout autres
relations que les relations sexuelles ou aux rapports
de mère à enfant, par exemple aux amitiés féminines.
PSYCHOLOGIE ÉLÉMENTAIRE ET COMPARÉE 33
La femme est vénérante. Que les apparences con-
traires, offertes par certains milieux contemporains,
ne nous y fassent pas tromper. Chez la femme, le
sentiment de sa faiblesse, des habitudes séculaires de
soumission, une prudence accrue par la pratique et
fixée par l'hérédité, ont ajouté à la nature. Mais la
nature même met de la dépendance voulue dans son
amour, jusque dans sa maternité.
Ici encore la femme manifeste ses tendances par-
ticularistes. Elle spécialise et individualise volontiers
en des êtres concrets et personnels l'objet de sa
vénération. Le respect des supériorités collectives
ou abstraites n'est pas encore développé chez elle
autant qu'il pourra l'être dans l'avenir.
Mais la femme atteint facilement une continuité
de tendresse que l'homme a plus de peine à réaliser.
Sa capacité supérieure de se donner tout entière,
de s'oublier pour les autres, éclate en ces longs dé-
vouements obscurs, en ces immolations ignorées, en
ces sacrifices répétés tous les jours que ne récom-
pense aucune renommée, pour lesquels aucune gloire
n'est attendue. Les exemples en sont nombreux
parmi les femmes de toute condition. Ils abondent et
sont particulièrement touchants dans les rangs les
plus humbles.
Le caractère, au sens précis et restreint qu'Auguste
Comte a donné à ce terme, comprend les fonctions
cérébrales auxquelles appartient la direction supé-
rieure des mouvements. C'est du moins à exciter,
retenir, coordonner ou maintenir ceux-ci que s'ap-
5
34 LA FEMME ET LE POSITIVISME
plique avant tout leur activité. Mais elles exercent
aussi une influence générale sur l'ensemble de la
vie cérébrale, dont elles modifient, pour ainsi dire,
la tonicité par leur action propulsive, inhibitrice ou
de concentration. Elles entrent comme éléments
essentiels dans ces qualités morales qui se nomment
le courage, la prudence, la fermeté.
La femme, si l'on met à part les circonstances où
elle obéit à l'impulsion d'une affection très vive ou
d'une forte passion, se montre en général moins
hardie et moins entreprenante, mais plus prudente
que l'homme. La nature et les conditions sociales
d'existence ont agi à cet égard dans le même sens. A
cette plus grande prudence, jointe au besoin de
défense et au tour donné par la vie à l'esprit fémi-
nin se rattache la propension à combattre la vio-
lence par la ruse.
En général aussi, la persévérance dans l'énergie
apparaît à un degré moindre chez nos compagnes.
Car il ne faut pas confondre l'aptitude à l'effort sou-
tenu et concentré dans l'action, surtout la per-
sistance dans la lutte avec certains genres d'endu-
rance, ou avec la patience dans l'attente, ou avec la
résistance par l'inertie et l'obstination passive. Une
confusion semblable rend compte de quelques mé-
prises, sans qu'il faille méconnaître des cas spéciaux,
souvent remarquables, qu'on doit se garder de géné-
raliser.
U intelligence rachète sa dignité supérieure par sa
plus grande dépendance. Chez les femmes comme
PSYCHOLOGIE ELEMENTAIRE ET COMPARÉE 35
chez les hommes, l'activité intellectuelle dépend
étroitement d'abord et surtout de la vie affective,
mais aussi des aptitudes du caractère et en outre de
toutes les conditions de l'existence physiologique.
Chez tous et chez toutes, son développement, dont
nous sommes si fiers, est fonction de toute l'évolu-
tion sociale, de l'ensemble du passé humain. Cette
subordination multiple est commune aux deux sexes.
Mais chez la femme l'esprit est encore davantage
subordonné au cœur ; de plus, il subit spécialement
l'influence des « fatalités du corps » propres au sexe
même.
De là des différences ou des modalités, nullement
incompatibles avec les similitudes fondamentales.
Ce sera l'effet d'une éducation meilleure de mieux
dégager et de fortifier celles-ci, comme de mieux
utiliser celles-là.
Les fonctions élémentaires de l'esprit sont les
mêmes pour les deux sexes ; les lois logiques aussi.
Ce qui peut différer, ce qui diffère d'un sexe à l'autre,
c'est l'importance relative des diverses fonctions,
leurs modes de combinaison entre elles et avec les
fonctions affectives ou pratiques, les variétés d'ap-
plication des lois logiques.
Plus être de sentiment que l'homme, la femme
possède à un très haut degré l'intelligence du concret.
Les représentations et les constructions de son esprit
sont surtout concrètes. Sans doute elle abstrait,
puisqu'on ne pense point sans abstraire. Mais, plus
encore que l'homme, elle subordonne l'abstrait au
36 LA FEMME ET LE POSITIVISME
concret, parce que les êtres l'intéressent beaucoup
plus que les phénomènes et les propriétés.
Les êtres qui l'intéressent le plus ce sont les êtres
humains qui l'entourent ou l'approchent, dont elle
dépend ou qui dépendent d'elle. Ce sont aussi ceux
qu'elle ne connaît pas, mais qu'elle sait souffrir. Son
esprit s'attache plus aux individus qu'aux collecti-
vités, plus aux groupements particuliers qu'à la
société générale, moins aux institutions abstraites
qu'aux personnes qui les représentent, les mettent
en œuvre ou en subissent les effets. Cette tendance,
sans être abolie, pourra, devra être modifiée dans la
mesure où il est utile qu'elle le soit, par une éduca-
tion judicieuse non-seulement de l'esprit, mais des
sentiments.
Les femmes excellent ou peuvent exceller dans
l'observation concrète, par quoi elles apportent et
apporteront de plus en plus une contribution pré-
cieuse au capital intellectuel de l'humanité. Bien
observer sert à bien juger. Il n'est pas rare que dans
le jugement concret, dans l'appréciation des per-
sonnes, la femme montre plus de perspicacité que
l'homme.
Aimer porte à construire. Aussi les femmes ont-elles
pour les arrangements réels ou fictifs des choses et
des êtres, pour les rapprochements ou les combinai-
sons d'images, d'émotions, de personnages, un goût
et une aptitude que la culture doit développer sous
les formes les plus modestes comme les plus élevées.
Par contre, les analyses et les synthèses abstraites,
PSYCHOLOGIE ÉLÉMENTAIRE ET COMPARÉE 37
si elles doivent être poussées loin, sont moins leur
afifaire, surtout dans les sujets les plus complexes
où l'abstraction est le plus difficile. Quand on croit
que ces sujets sont les sujets mathématiques on com-
met une grave erreur. Aussi les exemples tirés soit
de certaines célébrités historiques, soit de certains
triomphes scolaires, n'ont-ils pas la portée qu'on
leur attribue.
Répétons d'ailleurs que les différences intellec-
tuelles s'expliquent le plus souvent par les diversités
de la vie affective et du caractère. Voilà pourquoi
plus d'une femme réussissent dans les ouvrages de
l'esprit, de dimension réduite ou moyenne, qui sup-
posent avant tout la délicatesse du sentiment,
la finesse des observations, le goût des expériences,
le soin amoureux du détail, l'ingéniosité des rap-
prochements, la grâce des arrangements, la sou-
plesse aisée de l'expression ; ces dons, précieux pour
l'art, rendent compte encore de certains succès scien-
tifiques d'un ordre spécial. Mais voilà pourquoi aussi
les grandes initiatives de pensée, les constructions
puissantes de la philosophie, de la religion, de la
politique et même de l'art, les labeurs de longue
haleine, principalement dans le domaine des abs-
tractions supérieures, paraissent convenir spécia-
lement au génie masculin à cause de la prolongation
d'effort cérébral, de la persistante tension de vo-
lonté ou, comme dit Aug. Comte, de la (( haute
intensité et de la continuité du travail mental »
qu'ils exigent.
38 LA FEMME ET LE POSITIVISME
N'oublions pas de noter à l'actif de la femme que,
chez elle, le sens du concret, le contact journalier
avec les exigences élémentaires de la vie pratique,
la prudence naturelle et acquise, sans compter les
légitimes inquiétudes du cœur, favorisent la résis-
tance du bon sens soit contre les témérités ou les
partis-pris théoriques, soit contre la griserie de la
bataille des idées.
En retour, la mentalité de la femme, conditionnée
par l'ensemble de sa vie cérébrale et corporelle, par
sa vie sentimentale notamment, réagit dans une
certaine mesure sur celle-ci et la pénètre. Si la
femme a des façons de comprendre, d'imaginer,
de raisonner, d'assembler ses idées et de les expri-
mer qui lui viennent de son cœur, ses pensées et
son langage, avec leur tour particulier, se mêlent
à ses émotions et à ses désirs pour les nuancer et en
diversifier plus ou moins le cours.
La solidarité des sexes et le bonheur
commun.
Qu'est-elle donc , comparée à l'homme , notre
femme occidentale donnée par la nature et par l'his-
toire? Supérieure? Non pas. Inférieure? Pas davan-
tage. Alors égale? Je n'en sais rien.
SOLIDARITÉ DES SEXES ET BONHEUR COMMUN 39
Je n'en sais rien, parce que l'idée d'égalité est
singulièrement obscure quand on prétend l'appli-
quer à la comparaison des êtres vivants.
Tâchons de rester dans les limites de l'observa-
tion et de l'induction permise, et disons que la femme
est relativement à l'homme tout à la fois semblable
et autre. Elle est semblable par les traits essentiels
qui la font participer autant que l'homme de l'hu-
manité. Elle est autre par des différences secon-
daires , mais nullement artificielles et non sans
importance, qui ont leur racine dans le sexe de son
corps et de sa personnalité.
Une meilleure civilisation doit dégager toujours
mieux les similitudes fondamentales en vue d'un
rapprochement plus vrai et d'une plus réelle com-
munauté de vie entre les deux sexes pour l'accomplis-
sement de leurs devoirs communs. Elle doit, d'autre
part, utiliser toujours mieux les différences nor-
males, soit primitives, soit acquises, en vue d'une
plus efficace coopération des sexes et pour l'exé-
cution de leurs devoirs spéciaux et mutuels. J'appelle
« normales » les différences qui ne sont pas le fruit
de la servitude ou de l'ignorance.
Le progrès ne consiste pas à détruire toutes les dif-
férences. Il en est beaucoup qu'il développe au con-
traire. Car l'ordre humain ne réside pas dans la
juxtaposition des identités, mais dans le concours des
diversités. L'harmonie n'est pas l'unisson.
Les rapports entre les deux sexes nous offrent un
cas particulier d'une loi plus générale. La plus
40 LA FEMME ET LE POSITIVISME
grande variété des fonctions et des aptitudes, pourvu
que les similitudes spécifiques gardent ou acquièrent
toute leur valeur, fortifie la solidarité et rend le con-
cours de plus en plus nécessaire.
Les diversités de corps et d'àme (1), de vie et
d'action entre les sexes commandent la solidarité et
le concours des sexes. C'est à l'amour et à la raison
associés de transformer l'interdépendance néces-
saire en communion sentie et en coopération voulue.
L'intérêt commun, le progrès de l'Humanité, le
bonheur des femmes et des hommes veulent que
chacune des deux moitiés de la société humaine
accomplisse les tâches auxquelles elle est plus adap-
tée et soit, autant que possible, affranchie de celles
vers lesquelles la portent moins sa nature et son
évolution.
(1) « Ame » veut dire ici la synthèse des fonctions du cerveau
associées et développées sous l'influence de l'existence sociale.
*^^^
DEUXIEME PARTIE
LA FEMME DANS LA FAMILLE
La Femme et la Famille.
Mère, épouse, fille, sœur ou aïeule, la femme est
fonction de la famille. Elle en est aussi l'àme.
L'homme privé de toute vie domestique souffre
jusqu'à son dernier jour de cette mutilation morale.
Mais la femme sans famille et la famille sans femme,
quelle pitié ! Parmi les méfaits de la mort, de la
misère ou du vice, il n'en est pas de plus cruel.
La famille, qui est la cellule sociale, est une so-
ciété elle-même, comme la cellule est déjà un orga-
nisme. Elle est à la fois un être collectif et l'élément
permanent de toute existence collective plus étendue
et plus durable.
De la famille purement maternelle, rattachée en
général à une sorte de paternité diffuse du clan,
l'espèce humaine a évolué lentement vers la famille
paternelle. Un degré supérieur de l'évolution est
marqué par le recul des différentes formes de la poly-
gamie au profit de la monogamie plus ou moins
rigoureusement observée. Enfin la royauté patriar-
cale, caractérisée par un droit de propriété du père
sur les enfants, de l'homme sur la femme, tend à
faire place à un gouvernement domestique fondé
44 LA FEMME ET LE POSITIVISME
sur les conditions réelles de la vie commune et sur
la réciprocité des devoirs. ■»
Le patriarcat est apparu souvent tyrannique ;
mais, en attachant l'homme tant bien que mal,
comme le maître à son bien, par l'intérêt et par l'or-
gueil en même temps que par l'affection, il a pro-
curé aux jeunes des chances de survie beaucoup plus
grandes et à la femme un peu plus de sécurité maté-
rielle.
La monogamie a déterminé un progrès considé-
rable dans la situation morale de la femme, dans
l'éducation des enfants. Elle a développé la réaction
de la femme sur l'homme, de la famille sur la société.
Il restait à perfectionner et à consolider la famille
monogamique, à mettre une égale liberté pour les
deux sexes dans sa formation même, avec une égale
dignité dans les rapports qu'elle implique, à expur-
ger le gouvernement domestique de toute survivance
de l'antique propriété. Il restait à assurer au ma-
riage, à la paternité, à la maternité, toute la valeur
morale qu'ils doivent posséder pour le bonheur com-
mun et pour le bien de la société humaine.
Ce troisième progrès est commencé chez les peuples
de civilisation occidentale. Mais combien il est loin
d'être achevé !
N'oublions pas que l'histoire de la famille n'est
point autonome. Elle est liée à toute l'histoire reli-
gieuse, politique, économique de la civilisation, et
à la marche même de l'esprit humain.
On ne dira jamais assez à quel point, sur cette
LA FEMME ET LA FAMILLE 45
question de la famille, l'ordre social et l'intérêt géné-
ral des femmes s'accordent exactement.
La famille est-elle à la fois forte et douce ? Est-elle
bien la première source, qu'aucune autre ne rem-
place, de discipline affective ? Le lien conjugal,
librement formé par élection mutuelle, est-il soumis
à la double règle de l'unité et, sous la réserve des
inévitables exceptions sagement limitées, de la
fixité ? La petite société domestique possède-t-elle
un chef sans subir un maître ? L'indispensable auto-
rité des parents, établie sur le devoir de protec-
tion et sur la fonction d'éducation, fortifiée aussi
bien que tempérée par la tendresse, est-elle assez
défendue par les lois et parles mœurs ? Rencontre-
t-elle aussi dans les unes et dans les autres l'ob-
stacle à l'abus? Moralement, la famille réalise-t-elle
la plus étroite solidarité sans oppression ? Maté-
riellement, est-elle liée par une réelle communauté
d'intérêts sans exploitation? Est-elle abritée par un
domicile stable et digne ? La cité y trouvera, sans
doute, les premiers et nécessaires éléments de sa
cohésion, de sa durée, de sa défense, de son activité
féconde et de sa noblesse. Mais la femme lui devra
particulièrement sa sécurité matérielle, sa sécu-
rité morale, comme les conditions les moins contes-
tables de son bonheur.
Supposez au contraire la famille trop dure ou trop
faible, vouée à l'anarchie ou livrée à la tyrannie,
désorganisée et condamnée à une incurable instabi-
lité. Il en résultera, pour le corps social, désordre et
46 LA FEMME ET LE POSITIVISME
décomposition, ou arrêt de développement et stéri-
lité. Il en résultera plus sûrement encore pour la
femme soit le servage, soit la précarité de la vie et la
déchéance.
Toute atteinte à l'ordre dans la famille est à la
femme une blessure, toujours grave, parfois mor-
telle.
Toute introduction au foyer de plus de justice et
de plus d'humanité est un gain pour la femme et
par la femme, pour la société tout entière.
Cette double loi est commune à la rurale et à la
citadine, à la prolétaire et à la bourgeoise ou à la
patricienne.
S'il est vrai que le bien-être et la valeur de la
femme, l'action qu'elle exerce sur les autres et le
respect dont elle est entourée, corrélatif à celui
qu'elle a d'elle-même, sont parmi les plus belles
parties de notre patrimoine moral, sachons bien à
quelles sources cette richesse est puisée. La solidité
des liens de famille en est une ; et il faut entendre
ceux qui unissent en une société véritable le mari et
la femme, les parents et les enfants, les frères et les
sœurs. Mais les biens précieux dont je parle ne
dépendent pas moins des satisfactions de cœur et de
conscience qui sont procurées à la femme et tout
spécialement de la confiance qui lui est marquée.
J'ai nommé la confiance. Jeune fille ou femme,
notre compagne servira d'autant mieux les fins
humaines, les fins de la famille avant tout, qu'on lui
montrera plus de confiance, qu'on la traitera mieux
LA FEMME ET LA FAMILLE 47
en personne responsable et en associée. Le degré de
confiance qu'elle obtient dans une société et qu'elle
sait justifier est une excellente mesure du progrès.
Reconnaissons comme en ce domaine les signes ma-
tériels deviennent des symboles sociaux. Pour illus-
trer une telle vérité l'on peut rapprocher des cas net-
tement opposés. Voici la femme cloîtrée, voilée,
gardée ; et voici la femme libre de ses mouvements
comme de son visage et de son regard. Ce ne sont
pas seulement deux femmes différentes que vous
avez devant vous. Ce sont deux civilisations inégales.
Je ne prétends pas que la seconde soit sans reproche.
Plus d'un abus et plus d'un vice la déparent. Toute-
fois, tout compensé, sa supériorité morale n'est pas
douteuse.
II
La Femme et le Mariage.
Les affections de famille tirent leur valeur et leur
charme de la quantité d'altruisme qui est en elles.
Elles empruntent leur plus grande énergie à ce
qu'elles contiennent d'égoïsme, comme aux limites
étroites de leur domaine. Ce double caractère
explique, entre autres raisons, pourquoi la famille
48 LA FEMME ET LE POSITIVISME
est l'organe, non remplaçable, par lequel s'opère le
passage de la vie purement animale à la vie sociale
proprement dite. C'est, qui plus est, « en vertu de
« leur imperfection même — dit Auguste Comte —
« que les affections domestiques deviennent les seuls
« intermédiaires spontanés entre l'égoïsme et l'al-
a truisme, de manière à fournir la base essentielle
« d'une solution réelle du grand problème humain. »
{Politique positive, tome II, ch. 3.)
Comte ajoute aussitôt : a Dès lors, leur vrai per-
« fectionnement doit consister, en général, à devenir
a de plus en plus sociales ou de moins en moins
« personnelles, sans rien perdre de leur intensité. »
(Id., ibid.).
Dans l'affection filiale, l'instinct nutritif, le besoin
de protection et la crainte coexistent à des degrés
divers avec l'attachement, la vénération et la recon-
naissance. Dans l'amour maternel, la part de l'ins-
tinct physiologique est toujours très grande et celle
de l'amour-propre d'auteur n'est jamais négligeable,
à côté de la tendresse morale la plus exquise. Le
sentiment paternel nous offre un type incomparable
de bonté, mais aussi des manifestations non dou-
teuses d'orgueil et parfois de cupidité. L'attrait qui
porte l'homme vers la femme et réciproquement
n'échappe pas à cette loi de composition psycholo-
gique.
Il la subit même à un degré supérieur. Parmi les
affections composées, il n'en est pas de plus complexe,
ni de plus variable en sa complexité que l'amour. Il
LA FEMME ET LE MARIAGE 49
n'en est pas d'ailleurs qui ait évolué davantage sous
l'action de la civilisation générale.
L'union de Thomme et de la femme, à la différence
du lien de la filiation et du lien fraternel, est volon-
taire, en principe du moins. Le volontaire, pour s'ap-
pliquer même aux états sociaux et aux cas inférieurs,
ne doit s'entendre ici que par opposition aux rapports
déterminés par une nécessité extérieure à l'un au
moins des êtres liés. Mais les mobiles les plus divers,
les éléments les plus hétérogènes composent ce
volontaire-là.
L'instinct sexuel, commun aux deux moitiés de
l'espèce, mais plus fort et moins intermittent chez
le mâle, un appétit obscur de maternité chez la femme
sont les deux facteurs primitifs du rapprochement
des sexes. De plus en plus, d'autres éléments se sont
mêlés à ce premier fond. Une sensualité plus riche,
moinsgrossière,maisplusexigeante, un pressentiment
moins purement animal du mystère maternel, le
besoin de possession réciproque, des modalités mul-
tiples de l'orgueil et de la vanité, les nuances les plus
variées, les plus vives et les plus délicates de l'attache-
ment, de la sympathie et du respect, le jeu de l'ima-
gination étroitement associé aux combinaisons du
sentiment, qu'il exalte, qu'il affine ou qu'il trouble,
le goût à la fois affectif et intellectuel de la beauté
physique ou des harmonies morales, autant de com-
posants qui sont entrés graduellement dans cette
chimie exquise et redoutable de l'amour humain.
Mais au-dessous persiste l'énergie fondamentale des
50 LA FEMME ET LE POSITIVISME
deux instincts qui assurent la perpétuité de la
race.
A prétendre analyser l'amour ou à classer les traits
qui le différencient d'un sexe à l'autre, on risque
autant le reproche de pédanterie que celui de témérité.
Qu'il suffise de marquer que dans l'amour, sous toutes
les formes de l'émotion et à tous les degrés de la
passion, si l'altruisme est le principe detoute noblesse
et de tout bonheur durable, l'instinct, l'attrait phy-
sique et la personnalité furent toujours et demeure-
ront, soit en leurs modes naturels, soit dans leurs
transpositions souvent insoupçonnées, des sources
vives de l'impulsion initiale et de l'énergie.
Mais le mâle humain est volage. S'il n'a pas le
monopole de l'inconstance, il n'est pas douteux que
sa sexualité le porte particulièrement à la dispersion
et à l'abus. Sa force, sa combativité, son orgueil le
rendent impatient de la règle. L'intérêt des enfants
et de la famille, l'intérêt de la race et de la cité s'ac-
cordaient à réclamer un règlement quelconque des
rapports intersexuels, lequel n'était pas moins exigé
par les besoins et par les tendances de la femme.
Le mariage, même le plus inférieur, fut ce règle-
ment quelconque.
Certes, ce ne fut pas le souci de la dignité des
femmes qui domina son institution primitive. Enjeu
d'un combat singulier, butin de guerre, récompense
du courage, tribut prélevé par les chefs, objet de
plaisir, de rapport ou de luxe acheté au père, la
femme épousée fut la propriété de l'épouseur. Les
LA FEMME ET LE MARIAGE 51
religions, la politique, l'évolution militaire ou indus-
trielle, le lent progrès des sentiments et des idées,
la réaction constante de la société sur la famille, nous
ont peu à peu éloignés de ce point de départ. Mais
que de survivances encore !
Faisons abstraction de ces survivances. Dégageons-
nousaussi des croyances aujourd'hui caduques, mais
évitons le piège de la métaphysique individualiste et
gardons-nous de prêter une oreille complaisante aux
variations romantiques sur la souveraineté de la
passion. Essayons ainsi de nous former une idée
positive du mariage humain, considéré au terme de
la plus haute civilisation acquise et comme pierre
d'attente du perfectionnement futur.
Nos délicatesses morales autant que notre raison
nous interdisent désormais de voir dans le mariage
tout à la fois, — contradiction insoluble, — une
institution divine et une concession à l'infirmité
humaine, une sorte de part du feu faite au péché.
Mais il n'y faut pas voir davantage un simple con-
trat comme un autre, qui n'intéresserait que l'homme
et la femme signataires à l'acte et ne les lierait
qu'aux conditions des contrats ordinaires. Enfin, si
rien n'est plus triste qu'un mariage sans amour, le
mariage ne peut pas avoir pour seule fin la satisfac-
tion de l'amour ; et la passion, même la moins gros-
sière, ne saurait suffire à en régler les effets et la
durée.
Entre l'homme et la femme le mariage est plus
qu'un contrat, il est une union. Si par lui les cœurs,
52 LA FEMME ET LE POSITIVISME
les esprits, les volontés ne sont pas étroitement unis
comme les corps et les intérêts, ce n'est qu'un pauvre
mariage.
Le mariage est l'acte par lequel se fonde une nou-
velle famille.
Cette famille nouvelle dût-elle rester réduite au
couple uni, est déjà ce petit être collectif, cellule
nécessaire de toute société plus étendue. La santé
de ce petit organisme importe au plus haut degré à
la santé du corps social ; car il est le laboratoire
indispensable où s'accomplit, avec une continuité
suffisante, la réaction mutuelle entre les deux sexes,
si nécessaire à toute vie sociale.
Mais la famille a son complément normal dans les
enfants. L union réglée et stable du père et de la
mère, leur coopération permanente et totale appa-
raissent dès lors comme des conditions essentielles
de conservation, d'éducation, de protection com-
munes pour les jeunes appelés à servir plus tard la
nation et l'humanité. Bien plus, l'influence de cette
union et de cette coopération est loin de cesser avec
la majorité des enfants. L'expérience prouve même
que le bénéfice antérieur en est compromis par un
effet rétroactif si le lien est ultérieurement rompu.
Voilà déjà d'assez bonnes raisons pour que la
société ne soit ni étrangère à la formation d'un tel
lien, ni désintéressée de son règlement, ni indiffé-
rente à sa durée. Faut-il au surplus rappeler son
importance capitale eu égard à l'état civil des per-
sonnes et à leurs relations juridiques dans la cité ?
LA FEMME ET LE MARIAGE 58
Plus généralement, la force et la qualité d'une
société sont subordonnées à la force et à la qualité
des familles qui la composent, à leur adaptation aux
fonctions sociales de la vie domestique. Or, cette
adaptation dépend de la solidité et de la dignité
du mariage. Donc le mariage, loin d'être une affaire
purement privée, est une affaire sociale au premier
chef.
C'est, au demeurant, la grande affaire sociale, si
l'on considère l'avenir de la race et les conditions
affectives de la sociabilité humaine, que la femme
jouisse d'une pleine sécurité, acquierre et conserve
sa plus grande valeur, exerce sa meilleure in-
fluence.
Or, la femme n'est réellement garantie contre les
risques que comporte pour elle l'union sexuelle que
si elle peut compter sur un lien viager. C'est à cette
condition qu'elle peut être rassurée sur son sort
matériel, sur son lendemain, sur sa vieillesse. C'est
à cette condition qu'elle peut envisager avec la tran-
quillité d'àme nécessaire et accomplir utilement
jusqu'au bout toute sa fonction maternelle. C'est à
cette condition qu'elle fonde un véritable foyer,
pierre angulaire de la cité, et qu'elle y remplit son
rôle économique et civil, qui est de conservation, de
prévoyance et d'épargne.
Enfin, plus que l'homme, la femme réclame la
stabilité de la vie affective. Elle y trouve, avec le
bonheur, le plus sûr instrument de son influence.
Elle y trouve aussi la seule sauvegarde effective de
54 LA FEMME ET LE POSITIVISME
sa dignité personnelle , sans laquelle il n'est point
pour elle d'action sociale.
Le caractère viager du lien conjugal est la contre-
partie nécessaire de tout ce que la femme donne en
amour. Ce qu'elle donne, c'est elle-même et tout
entière. Pour que ce don ne soit pas une diminution
de sa personne morale, il faut qu'il soit, en un sens,
compensé par la solennité et la fixité d'engagements
réciproques et par la gravité des obligations qui en
découlent.
III
Avant et pendant le mariage.
Le mariage est l'instrument régulateur de l'instinct
sexuel, qui, s'il n'est pas réglé ou si les satisfactions
légitimes lui sont refusées, devient, surtout chez
l'homme, le plus perturbateur des instincts. Il rattache
l'enfant, par une filiation authentique, à toute une
famille. Il est pour lui le gage de survie et d'éducation.
Il est pour la femme la protection matérielle et la
défense assurées. Il est ou doit être pour elle, dans
l'amour, la sauvegarde de sa dignité et de sa sécurité.
Le mariage est cela ; mais il n'est pas seulement
cela.
AVANT ET. PENDANT LE MARIAGE 55
Il fonde ou doit fonder entre deux êtres humains
la société la plus étroite, mais la plus complète qui
soit concevable. Seuls l'homme et la femme, en raison
de l'attrait spécial qu'ils ont l'un pour l'autre et qui
s'ajoute à toutes autres affinités affectives ou intellec-
tuelles, en raison même de leurs différences orga-
niques et morales, peuvent former entre eux une telle
société et la maintenir pour l'existence entière. En-
tendez, entre un seul homme et une seule femme, une
communauté totale de vie et de destinée.
Une telle société, déjà impliquée dans la belle
définition des jurisconsultes romains, mais que
seules les mœurs positivistes pourront réaliser dans
sa plénitude, appelle normalement les enfants, sans
lesquels la famille reste inachevée. Mais elle a, même
réduite aux deux époux, une valeur hors de pair.
Car elle organise entre l'homme et la femme, complé-
mentaires l'un de l'autre, les meilleures conditions
d'éducation réciproque, de perfectionnement mutuel,
pour leur bonheur commun et pour le commun ser-
vice de l'Humanité.
Voilà ce que, pour les positivistes, le mariage est,
— ou doit être.
De ces principes découlent quelques conséquences.
Le mariage, lien complet, exclusif et, sauf de graves
exceptions, viager, est une institution de servitude,
s'il n'est pas formé avec une liberté réelle, entière,
égale de part et d'autre. Il s'en faut de beaucoup qu'il
en soit toujours ainsi.
J'entends bien qu'une femme n'est point mariée si
56 LA FEMME ET LE POSITIVISME
elle n'a pas dit ce oui » à Monsieur le Maire. Mais cela
ne suffit pas.
Pour la femme, comme pour l'homme, il faut que
le mariage soit le résultat d'un choix pleinement libre
et conscient. Il exige non-seulement l'absence de
toute violence matérielle ou morale, mais encore, des
deux côtés, les conditions intérieures de la liberté qui
sont la connaissance, le pouvoir de comparer, l'en-
quête contradictoire, l'épreuve assez prolongée de soi
et d'autrui.
Il n'en sera ainsi que grâce à une réforme progres-
sive des mœurs et de l'éducation des deux sexes, dans
la bourgeoisie surtout. Par exemple, il convient de
favoriser entre les jeunes hommes et les jeunes filles
les relations honnêtes, au grand jour, les collabora-
tions sérieuses, affranchies non pas du sage contrôle
des mères, mais des suspicions offensantes, qui sont
des suggestions mauvaises. La confiance témoignée
a, si le fond est sain et bien préparé, les plus grandes
chances d'être méritée. Elle éveille et entretient le
sentiment de la responsabilité.
De semblables relations, jointes à une éducation
rationnelle, à une culture vraiment morale des gar-
çons et des filles, apprendront aux uns et aux autres
à se connaître, à s'observer, à se juger et aussi, qu'on
en soit bien convaincu, à se respecter mieux mutuel-
lement. Elles faciliteront le mariage, devant lequel
l'insuffisance des mœurs actuelles ou les vices de l'or-
ganisation économique dressent tant d'obstacles pour
les jeunes filles, surtout dans les classes moyennes.
AVANT ET PENDANT LE MARIAGE 57
Notez que la liberté du choix n'exclut ni les conseils,
et les enquêtes approfondies des parents, toujours
indispensables, ni la nécessité de leur consentement
pour les mineurs.
L'usage des longues fiançailles devraitêtre répandu.
A tout prendre il vaut mieux s'exposer à rompre des
fiançailles qu'à rompre le mariage conclu ou à le
rendre intolérable.
Ce n'est pas uniquement quand elle choisit ou
accepte le mari, que la femme doit vouloir ce qu'elle
fait, c'est encore quand elle se décide au mariage.
Pour vouloir il faut qu'elle sache. Il faut qu'éclairée
par un enseignement positif qui ne sera jamais séparé
de la considération des fins humaines, elle soit ins-
truite en temps utile avec le sérieux qui convient au
sujet, mais sans puériles dissimulations, de toutes
les réalités du mariage, qu'elle en connaisse les con-
séquences et les risques moraux ou physiques. C'est
une erreur de croire que le savoir nuit à la pureté de
la jeune fille, à laquelle les positivistes tiennent au-
tant que les plus exigeants. Il en est au contraire une
sauvegarde. Bien mieux que l'ignorance il la défend,
si besoin est, contre les manœuvres d'un libertinage
masculin sans scrupule ou contre les surprises de la
passion.
La communauté totale de vie entre l'époux et
l'épouse exige la similitude de la culture préalable.
Similitude ne veut pas dire identité. Mais qui ne
voit combien d'unions sont viciées à la racine par
le divorce mental et religieux des deux sexes ? L'édu-
8
58 LA FEMME ET LE POSITIVISME
cation de l'homme et celle de la femme sont encore
trop souvent contradictoires : celle-là de plus en
plus révolutionnaire, celle-ci presque toujours rétro-
grade. Comme l'esprit viril, la pensée féminine a
besoin d'être affranchie des chimères qui oppriment
et qui divisent, d'être réglée par une discipline posi-
tive, d'être nourrie de notions réelles sur le monde,
sur la vie, sur la société et sur la destination de
l'activité humaine. Comme le cœur féminin, le
cœur de l'homme a besoin d'être formé par une
culture intelligente de la vénération et de la bonté.
Aujourd'hui la guerre civile des idées et des senti-
ments est installée en maint foyer ; et c'est sous
l'action de cette guerre civile qu'est tiraillée, écar-
telée l'àme de l'enfant qui grandit !
Il faut déplorer de voir tant de calculs égoïstes et
de combinaisons frivoles, sans compter la trop
courte sagesse de parents pleins d'une sollicitude
tendre mais malavisée, remplacer dans la formation
des mariages non seulement l'amour, qu'on n'en
écarte pas impunément, mais un ensemble de con-
cordances physiques, intellectuelles et morales de
première nécessité. Il est vain, sans doute, de ne point
envisager toutes les exigences pratiques de la vie
commune. Mais la plus impérieuse des exigences
pratiques est de ne pas ruiner par avance la santé,
le bonheur, la moralité, la vie des futurs époux et
des enfants qui pourront naître d'eux.
On commence à être plus regardant aux tares
physiques ; et pourtant il reste encore beaucoup à
AVANT ET PENDANT LE MARIAGE 59
faire pour empêcher la consommation, sous les
auspices de la loi, de véritables crimes contre le
corps de la femme et contre la vie de l'enfant futur.
Mais combien les enquêtes sont superficielles sur les
antécédents moraux !
Si l'amour, j'entends le noble amour humain, doit
réunir les époux, le mariage ne doit pas plus être le
simple effet d'un entraînement des sens ou de l'ima-
gination, d'un coup de passion, que le résultat d'un
arrangement de cupidités, de vanités et d'ambitions.
Il faut croire qu'en s'inspirant des idées qui
viennent d'être trop sommairement exprimées, on
éviterait bien des malheurs, bien des ruines morales.
Grâce au mariage civil, précieuse conquête de la
Révolution française, l'homme et la femme, sans
acception de croyance ou d'incroyance, sont unis
en mariage par le représentant légal de la Nation,
considérée comme partie dans l'acte accompli et non
pas seulement comme témoin enregistreur. Les
disciples d'Auguste Comte veulent que cette inter-
vention nécessaire de la Loi puisse être suivie d'une
consécration facultative, religieuse au sens scienti-
fique et moral du terme, donnée au nom de l'Huma-
nité présente, passée et future, dont la famille nou-
velle devient un élément consciemment solidaire.
Unis, les époux sont liés l'un à l'autre par des
devoirs graves et doux.
60 LA FEMME ET LE POSITIVISME
— Les époux se doivent mutuellement fidélité,
secours, assistance. (Code civil, ait. 212.)
Le principe de la réciprocité des obligations conju-
gales est ici formulé. L'application en laisse ailleurs
quelque peu à désirer ; mais un principe posé finit
toujours par produire ses conséquences.
Au reste, nos mœurs, à certains égards, retardent
sur la loi. Car, sans nier que l'infidélité de la femme
trouble plus gravement que l'infidélité du mari la
constitution de la famille et par suite Tordre général,
on est choqué du contraste entre la sévérité appli-
quée à l'épouse coupable et la souriante indulgence
dont on use envers les manquements masculins à la
foi jurée, sans prendre garde ni à la souffrance
souvent cruelle, ni au désordre social qui en sont
les fruits.
La prétention émise par M. Hervieu de légiférer
sur l'amour et de lui donner place dans l'article 212
du Code civil français fait justement sourire. Mais
on ferait bien d'y introduire l'obligation du respect
égal et réciproque ; la chose serait plus grosse de
conséquences qu'on pourrait le croire.
L'article 213 prescrit au mari de protéger sa
femme et l'article 214 « de lui fournir tout ce qui est
nécessaire pour les besoins de la vie selon ses facul-
tés et son état ». On sait comment dans la bourgeoisie
les hommes se dérobent à cette obligation et à
quelques autres, soit en subordonnant le mariage à
l'obtention d'une riche dot, soit en ne se mariant
point. On sait aussi comment dans le prolétariat
AVANT ET PENDANT LE MARIAGE 61
l'insuffisance ou la précarité des salaires et l'exploi-
tation industrielle de la femme font radicalement
échec à la règle positiviste, en même temps qu'au
vœu de la loi : « L'homme doit nourrir sa femme ».
Par contre, le même article 214 prescrit à la
femme de « suivre son mari partout où il juge à pro-
pos de résider » et l'article 213 lui avait déjà
ordonné « l'obéissance à son mari ».
C'est le principe de ce qu'on appelle « la puissance
maritale ». Le Code civil français en consacre des
applications nombreuses et rigoureuses.
Il faut s'en expliquer brièvement.
Rien n'est plus conforme aux meilleurs penchants
de la femme que de se subordonner spontanément à
l'être plus fort qu'elle aime et en qui elle a mis sa
confiance. Et la question de dignité ne se pose
même pas pour elle, si cette subordination demeure
volontaire et si le domaine de la conscience reste,
non pas fermé, mais réservé.
S'il s'agit de soumission imposée par la loi, une
distinction est nécessaire.
Plusieurs dispositions du Code et plus d'une pra-
tique confèrent au mari un droit de commandement
sur la personne de la femme, un droit de veto sur
l'emploi de ses facultés, sur la gestion de son patri-
moine propre, sur l'exercice même de sa fonction
maternelle, au-delà de ce qu'exigent les obligationsdu
mariage et de la vie commune, — sans réciprocité
d'ailleurs. Ces dispositions et ces pratiques, vestiges
des idées romaines sur l'incurable incapacité, sur
62 LA FEMME ET LE POSITIVISME
l'éternelle minorité de la femme, et même du droit
plus antique de propriété de l'époux sur le corps, sur
l'àme et sur le travail de l'épouse conquise, achetée
ou reçue en héritage, appellent une révision sérieuse.
Mais il est un autre aspect de la question. L'union
conjugale, noyau de la famille, est une société. Or,
il n'est pas de société sans un siège commun et sans
un gouvernement des affaires communes.
Le mariage ne se conçoit pas sans un commun
domicile. Il est naturel qu'à défaut d'un choix com-
mun, toujours désirable, la résidence et l'habitation
du couple soient choisies par celui des deux époux à
qui incombe au premier chef la charge de faire
vivre et prospérer la famille. Ce qui n'est pas admis-
sible, c'est que ce choix soit sans appel dans tous les
cas, que le mari puisse contraindre la femme à le
suivre même dans les endroits où la vie, la santé, la
moralité, l'honneur seraient en péril. Ici apparaît la
nécessité d'un recours possible à une magistrature
sociale contre l'abus de pouvoir du mari, qui doit
être un chef, mais non un maître.
De même, sans aborder ici l'étude du régime
matrimonial quant aux biens, tel qu'il est réglé par
notre Code, il faut reconnaître que la gestion des
choses communes et des revenus communs réclame
à chaque instant dans l'intérêt de la famille l'accord
des époux toutes les fois qu'il est possible et, faute
d'accord, les décisions de l'un des conjoints. Il en
est de même de mainte autre détermination pra-
tique, en dehors des questions de propriété. D'autre
AVANT ET PENDANT LE MARIAGE 63
part, la petite société n'est pas isolée. Elle est en
contact, quelquefois en conflit, avec les tiers. Il lui
faut un gérant responsable.
Ce gouvernement temporel de la communauté, celte
gérance responsable reviennent, par la nature des
choses, à celui des deux conjoints qui possède plus
spécialement, dans la plupart des cas, la force maté-
rielle et la force du caractère, qui est mieux armé
pour les relations extérieures, qui est mieux fait
pour soutenir les luttes éventuelles, qui a l'obliga-
tion d'assurer l'entretien, la défense et l'avenir de la
famille, — c'est-à-dire au mari. Ici encore, quand la
décision du chef peut engager gravement l'avenir
commun, un recours devrait être ouvert à la femme
auprès d'une magistrature sociale.
Mais il est, par exemple, une iniquité qui doit dis-
paraître promptement. Il est odieux que, lorsque la
femme mariée vit et même fait vivre les enfants,
parfois l'homme aussi, de son propre travail, le mari
puisse, sous prétexte qu'il est l'administrateur de la
communauté, disposer du fruit sacré de ce travail à
sa guise, même s'il est ivrogne, joueur ou débauché !
Il va de soi qu'en tout ce qui vient d'être dit il
faut toujours sous-entendre une préalable consulta-
tion mutuelle. Celle-ci devrait rendre la voie d'au-
torité le plus souvent superflue.
Assistance matérielle, — assistance morale ; — ces
64 LA FEMME ET LE POSITIVISME
deux termes, à les bien entendre, résument l'offic
conjugal.
Qui dira de quels trésors affectifs s'enrichit l'at-
tachement de la femme à son mari, comment, par
exemple, il y entre, à côté de ïamour, de si douces
nuances de dévouement filial et de si charmantes
variétés de sollicitude maternelle? Mais qui ne voit
aussi comment cette richesse risque d'être dépensée
à côté sans l'indispensable adaptation intellectuelle
et pratique qui permet à l'épouse de comprendre et
d'être comprise, de vouloir et de savoir ce qu'il faut
faire, d'assister réellement?
Assister, c'est prodiguer, avec les soins matériels,
les bienfaits journaliers de cette sympathie active et
avisée qui encourage, soutient et récompense avant,
pendant, après le labeur. C'est partager les joies et
les tristesses d'une certaine manière qui double le
prix des unes et adoucit l'amertume des autres ;
c'est, dans les revers, rendre la consolation efficace
en y déposant le germe de l'espérance et des recom-
mencements.
Dans l'ordre moral, le rôle de l'épouse acquiert
toute sa grandeur : oui, sa grandeur, compatible
avec les situations les plus humbles comme avec les
plus hautes.
Auguste Comte nous a invités à « concevoir la
(c famille comme destinée à développer dignement
« l'action de la femme sur l'homme ». (Politique
positive, tome II, ch. 3.) Il a même écrit que « la
« constitution domestique se réduit à systématiser
AVANT ET PENDANT LE MARIAGE 65
« cette action ». (Id., ibid.). Vue profonde ; car on
ne soulignera jamais assez le rapport qui existe entre
la valeur sociale de la famille et la qualité de l'in-
fluence exercée par les mères sur les fils, par l'épouse
sur l'époux.
C'est d'un véritable ministère spirituel que le ma-
riage investit la femme. Il institue par elle la
douce discipline de la grâce sur la force, du senti-
ment et de la sagesse pratique sur l'orgueil intel-
lectuel. Sans énerver le caractère de l'homme, il
apprivoise la personnalité masculine et l'utilise
pour les fins altruistes.
— Mais c'est un idéal, cela — dira-ton. — C'est,
répondrai-je, un type, au moins partiellement réalisé
plus souvent qu'on ne croit, dans tous les cas réali-
sable, puisqu'il est conforme aux lois réelles de la
nature humaine, qui est perfectible, et de l'évolution
sociale.
Songez que le phénomène moral le plus exquis
peut s'incorporer aux actions les plus vulgaires,
revêtir des formes quelconques, même triviales.
Songez que le cœur et le sens pratique de la femme
peuvent modifier heureusement la conduite mascu-
line dans le cercle de la vie la plus étroite et pour
des résultats obscurs qui ne seront jamais ni chantés
par les poètes, ni célébrés par la chronique, ni
récompensés par l'Académie. La grâce elle-même,
que j'ai nommée, peut être indépendante de toute
beauté physique.
Les positivistes se feraient scrupule de proposer
66 LA FEMME ET LE POSITIVISME
un idéal inaccessible à d'autres qu'à des privilé-
giées.
La femme doit pouvoir s'appuyer sur la force du
mari, par quoi il faut entendre la force de la raison
autant que sur la force du bras et de la volonté. Mais
elle lui doit, et par lui à la communauté, de faire
pénétrer en lui, sans le déviriliser, le plus possible de
sa tendresse, de son sens plus délicat et plus aiguisé
de la vie concrète des êtres.
Il est nécessaire qu'au courage et à la fierté de
l'homme, à sa conception abstraite de la justice, à sa
bienveillance si éprouvée par les batailles de la vie,
s'ajoute ce que la femme possède en plus de dou-
ceur, de vénération, de pitié, de réalisme sentimental
aussi, pour compléter la conscience morale, pour
achever la bonté, pour réaliser toute la justice.
Il existe sans contredit des causes passionnelles ou
intellectuelles de faiblesse morale, de défaillance,
qui sont propres à la femme ; en raison de quoi sa
conscience doit trouver dans la conscience de l'élu
le désirable secours. En revanche, les impulsions de
l'égoïsme et de l'orgueil masculins, surexcités par la
lutte pour la vie ou pour la domination, ou bien
l'entraînement du sophisme théorique, peuvent être
plus d'une fois arrêtés par un mot, par un geste sortis
à propos du bon cœur et du bon sens de la femme.
Le ministère spirituel de la femme dans le mariage
sera d'autant plus efficace qu'elle mettra mieux
l'amour au service du devoir, du devoir domestique
et du devoir social.
MATERNITE 67
Pour le bien remplir il faut sans doute que l'épouse
aime et soit aimée. Il faut, en outre, qu'elle ait été
préparée à être, qu'elle veuille et sache devenir vrai-
ment la compagne, l'* associée», celle qui n'est étran-
gère à rien de l'existence du mari, celle qui, par
le cœur et par l'esprit, est de compte à demi dans
les émotions et dans les pensées, dans les résolutions
et dans l'effort, dans les projets, dans les rêves
même comme dans les épreuves.
A cette condition s'établira dans le mariage, sans
aliénation de la personne, une réelle communauté
de vie et de conscience en pleine sympathie et en
parfaite sincérité.
IV
Maternité.
Toutes les fois que l'on songe aux souffrances,
aux risques, aux périls inséparables de la mater-
nité, on se demande s'il peut lui être jamais assez
rendu de respect, d'égards et de gratitude. La consi-
dération des grandes joies qu'elle procure n'est pas
pour diminuer au regard des hommes les obliga-
tions qui lui sont dues. Heureuse, elle est pour la
femme une victoire. Mais la victoire est toujours
précédée d'un combat qui ne se livre jamais sans
68 LA FEMME ET LE POSITIVISME
douleur et sans danger et dont l'issue est quelquefois
fatale. On a bien raison d'honorer le soldat qui
succombe à la guerre pour son pays, quoi qu'il
meure en donnant la mort. La femme meurt parfois,
hélas ! pour donner la vie.
La maternité est une fonction toujours éminente
de la femme. Elle est d'autant plus auguste que
la maternité physique s'achève mieux en maternité
morale. Elle trouve souvent, elle devrait trouver
toujours sa récompense en elle-même. Elle est nor-
malement pour la femme une fonction nécessaire,
deux fois nécessaire comme répondant à un besoin
organique très profond et à un besoin afTectif très
énergique. Si des femmes, par exception, y sont
impropres ou y répugnent, si d'autres en subissent
la privation, les deux premiers cas relèvent de la
pathologie physiologique ou morale, le troisième,
effet trop fréquent soit d'une fatalité malheureuse,
soit d'un désordre social, peut engendrer plus d'un
désordre à son tour et plus d'une maladie.
La maternité est la source de multiples devoirs
de la femme envers l'enfant, de l'homme et de la
société envers la femme à cause d'elle-même et à
cause de l'enfant encore.
La femme n'a pas seulement des devoirs envers
l'enfant qui est né d'elle ou qu'elle porte dans son
sein. Elle en a envers les enfants qu'elle peut conce-
voir un jour.
L'homme et la société n'ont pas seulement des
devoirs envers la mère actuelle, envers les enfants
MATERNITÉ 69
nés OU conçus. Ils en ont, et combien graves ! envers
les maternités futures, possibles.
Toute jeune fille doit être élevée, toute femme doit
être traitée comme une mère éventuelle. D'où toute
une hygiène physique, morale, intellectuelle, qui
s'impose et qu'il importe d'assurer à la future femme
d'abord, puis à la femme faite.
L'ignorance, les mauvaises mœurs, les fâcheuses
routines ou de fausses conceptions du progrès, les
vicieuses conditions de notre état social en privent
trop déjeunes filles et de femmes.
Il est clair, par exemple, que ni la servitude in-
dustrielle de la femme, avec la déformation du corps
et de l'àme qu'elle entraîne, ni la vie mondaine avec
son mélange d'oisiveté déprimante et de dissipation
stérile, ni le surmenage cérébral avec la débauche
d'examens, de concours et de concurrences qui sévit
et la fièvre d'ambition ou de vanité qui en résulte,
ne sont une merveilleuse préparation pour les fonc-
tions et pour les devoirs de la maternité.
Il n'y a pas bien longtemps que l'on songe sérieu-
sement à épargner le travail extérieur à la femme
au moins pendant le dernier temps de la grossesse
et durant un suffisant délai après les couches.
Le souci des générations à venir entrera pour une
part croissante dans la morale personnelle, autant
que dans la morale intersexuelle ou sociale. D'où
un ensemble d'obligations envers le corps et envers
le cerveau de la femme, que la morale positive,
assistée par les médecins, précisera de plus en plus.
70 LA FEMME ET LE POSITIVISME
C'est aux médecins qu'il faut passer la plume pour
dénoncer sans réticences les méfaits que la légèreté,
l'inconscience passionnelle, une sensualité malsaine,
une brutalité grossière, parfois une totale absence de
scrupule, ou seulement l'ignorance, font consommer
sur la femme et, par elle, sur l'enfant. Ils sont nom-
breux, même en dehors des ravages criminels de
l'alcoolisme ou de l'avarie.
Sur la grave question de la procréation humaine,
ne soyons pas dupes des sophismes de l'égoïsme qui
se pare du nom de prévoyance ; mais gardons-nous
d'ériger en vertus l'imprévoyance envers le sort des
enfants ou l'insouciance envers la santé de la femme.
Le tout n'est pas de mettre beaucoup d'enfants au
monde. La grande affaire est de faire vivre ceux que
l'on jette dans la vie, de les conserver, de les élever,
d'en faire des hommes et des femmes, le plus utiles
et le plus heureux ou le moins malheureux possible,
qui à leur tour continueront l'humanité.
Qu'un tel intérêt soit livré au pur instinct, c'est ce
que la morale humaine admettra de moins en moins.
Elle n'admettra pas davantage que la volonté d'un
seul en décide. Il importe que la maternité soit vail-
lamment, joyeusement, mais librement acceptée par
celle qui en assume les risques et les devoirs.
— Comment passer sous silence la maternité hors
du mariage ? Les positivistes pensent que le mariage
seul, parles liensétroitsetnon précaires qu'ilconsacre
entre le père et la mère, assure à la fonction mater-
nelle la sécurité et l'autorité qui lui sont nécessaires.
MATERNITE 71
Ils estiment, avec la sagesse commune, que l'inté-
grité jusqu'au mariage est pour la femme, en même
temps que sa meilleure défense, un capital moral dont
elle ne se dépouille pas sans se diminuer au grand
dommage d'elle-même et des autres. Ils ne glorifient
donc pas la maternité dite a naturelle », ni ne la
mettent sur le même rang que la maternité légitime,
ni ne méconnaissent aucun des dangers qu'elle fait
courir à la femme et à l'enfant.
Mais ils jugent odieux de la flétrir. Il n'y a jamais
de déshonneur à être mère. Si la faute est dans la
conduite qui a pu amener la maternité « naturelle »,
— avec quelles circonstances atténuantes bien sou-
vent ! — elle n'est jamais dans la maternité même.
Au contraire, la maternité, quand les devoirs en sont
remplis, est pour la fille-mère le moyen de racheter
sa défaillance.
Combien d'hypocrisie, chez un monde si indulgent
pour les débordements que couvre le mariage ou
pour les débauches stériles, dans les mépris dont on
accable la fille-mère ! Réservons nos plus grandes
sévérités pour le séducteur sans scrupule, pour le
père qui fait banqueroute à toutes ses obligations, et
réclamons une fois de plus l'abolition des dispositions
de notre Gode qui, rétrogradant sur la jurisprudence
de l'ancien régime, ont interdit la recherche de la
paternité.
— La maternité n'est complète que si elle comprend
l'éducation. L'éducation est une maternité morale.
Elle l'est, au plus haut degré, dans l'adoption, qu'il
72 LA FEMME ET LE POSITIVISME
faudra bien se résoudre à faciliter comme un moyen
de remédier à plus d'une détresse particulière et à
quelques anomalies sociales.
L'éducation maternelle commence dès la gestation.
Elle continue avec l'allaitement, — par l'allaitement
toutes les fois que c'est possible. Les applications
physiques et morales, la durée et les effets en sont
indéfinis.
Auguste Comte a demandé pour la mère la a surin-
tendance de l'éducation ».
Il n'entendait point par là dispenser le père de la
part qui lui revient dans la tâche commune de former
une génération nouvelle. A vrai dire, l'éducation sup-
pose la collaboration effective d'un homme et d'une
femme. La part du père est capitale dans la direction
générale, dans le rappel des buts sociaux de l'éduca-
tion, dans l'autorité qu'il doit exercer pour appuyer
l'action maternelle, dans les décisions qui réclament
une plus froide raison et une volonté plus ferme. Sa
part reste encore grande dans l'action directe sur
l'esprit, sur le caractère et sur le cœur de l'enfant.
Mais la mère est de toutes façons plus près de l'en-
fant que le père. Elle seule est ou peut être en contact
permanent avec lui. Mieux que le père elle a le goût
de le suivre, de l'observer jusque dans ces infinimenls
petits de sa vie qui ont tant d'importance. Elle le
comprend mieux, parce qu'elle a davantage la curio-
sité de son existence concrète et parce qu'elle ajoute
à la perspicacité de l'esprit les divinations du cœur.
Elle pénètre la jeune àme de toute la force de sa ten-
MATERNITE 73
dresse. Elle a la main légère pour toucher aux choses
délicates. Moins distraite par les obligations de la vie
extérieure, elle est... ou du moins elle devrait être
beaucoup moins empêchée d'appliquer son constant
efïort à une tâche qui exige la vie intérieure et la
continuité.
Pour ces raisons et parce que l'action du père ne
peut être qu'intermittente, le rôle éducateur de la
mère est ou doit être, tout compte fait, prépondérant.
La surintendance maternelle de l'éducation n'exclut
pas renseignement extérieur.
Un jour viendra où toutes les mères pourront
communiquer à leurs enfants les connaissances pri-
maires, comme elles communiquent déjà aux tout
petits la langue si bien dite maternelle. Mais l'instruc-
tion théorique des adolescents nécessitera toujours
une initiation extérieure et collective. Pour tous
les âges l'éducation pratique des sentiments et de
la conscience sera le domaine des mères par excel-
lence. Leur contribution devra s'accroître sans
cesse dans la culture esthétique, dont le chant et le
dessin sont les bases universelles. Enfin, de mieux
en mieux préparées, elles ne seront étrangères à
aucun des enseignements reçus au dehors. Elles peu-
vent devenir des répétitrices incomparables.
Mais l'enseignement, y compris l'instruction
domestique et ménagère des filles, n'est qu'une
partie de l'éducation. Elever, c'est former dans l'en-
fant l'homme ou la femme de demain, l'adapter
graduellement aux conditions réelles de la vie, à sa
10
74 LA FEMME ET LE POSITIVISME
destination totale ; c'est le préparer à servir la famille,
la patrie et l'humanité ; et c'est aussi mettre en lui
toutes les chances de bonheur qui peuvent dépendre
de la prévoyance humaine. Pour cela, il s'agit de lui
faire de la santé, de bons organes, du sang et des
muscles, de soumettre à une gymnastique judicieuse
ses sens et ses mouvements, d'exercer en le ména-
geant son jeune cerveau, de surveiller et de cultiver
ses penchants et son cœur, de fortifier et de disci-
pliner son caractère, de lui donner des habitudes
d'abord d'obéissance, puis de réflexion et de pro-
gressive responsabilité. Mais combien cette éduca-
tion des enfants exige l'éducation des mères !...
— La mère éducatrice devra être davantage
associée à la puissance paternelle, mieux appelée
autorité paternelle. Cette autorité légitime est une
fonction fondée non plus sur un droit de propriété,
mais sur un devoir de protection et d'éducation.
Aussi, tout en lui laissant la force et la liberté
nécessaires, ne saurait-on l'affranchir du contrôle
social. Dans la plupart des cas, elle implique des
mesures rapides pour lesquelles le concert sans
effort des deux parents est toujours désirable. S'il
fait défaut, la décision appartient au chef respon-
sable qui est le père ; car on ne peut gouverner la
famille avec deux volontés qui s'annuleraient. Mais
les mœurs domestiques devront étendre la partici-
pation réelle de la mère à toutes les résolutions qui
intéressent l'enfant et fortifier l'efficacité de son
conseil dans la délibération commune.
MÉNAGE ET FOYER 75
Cependant les positivistes n'admettent que des
autorités relatives et limitées. D'ailleurs, la concep-
tion absolue de la puissance paternelle est entamée
de divers côtés, — par la législation elle-même, dont
l'œuvre n'est pas achevée. Notre loi du 24 juillet 1889
sur les enfants moralement abandonnés et des lois
analogues, à l'étranger, ont montré ce qui peut être
fait avec prudence. Il reste à faire. Il n'est pas exces-
sif de demander que des actes graves de « puissance »
qui peuvent avoir une influence décisive sur tout
l'avenir de l'enfant ne soient pas accomplis par la
volonté du père seul, sans appel. Par exemple en
matière de détention par voie de correction pater-
nelle et de consentement au mariage, pourquoi ne
pas ouvrir à la mère les interventions et les recours
utiles devant une magistrature assistée d'un conseil
de famille?
Ménage et Foyer.
Bien que la vie domestique ne comporte pas une
application trop rigoureuse de la division du travail,
le ménage est, par excellence, un des départements
de l'activité féminine, — et non des moindres.
76 LA FEMME ET LE POSITIVISME
Le ménage, ce n'est pas seulement le gros ouvrage
du logis : la cuisine et ses accessoires, les travaux de
propreté, l'entretien du vêtement, etc. C'est cela,
mais bien autre chose encore.
C'est d'abord l'administration de la maison, Véco-
nomie au sens grec du mot. L'emploi des ressources
communes, souvent trop maigres, qui peuvent être
affectées aux besoins journaliers de la famille, en est
une partie essentielle.
Avec quelle sollicitude avisée, avec quelle attention
soutenue ces ressources doivent être non-seulement
utilisées pour le mieux, mais ménagées ! Ménagées
si elles sont suffisantes, si même elles sont abon-
dantes ; car il faut songer à l'imprévu de demain,
aux exigences d'un avenir proche ou éloigné. Ména-
gées encore plus et parfois défendues jalousement
contre tous, contre le mari lui-même, si elles sont
trop courtes. Tout ce que la femme peut avoir de
tendresse inquiète, de prudence obstinée, n'est pas
de trop pour remplir cet office. Pour combien de
mères de famille le problème de l'équilibre quoti-
dien des recettes et des dépenses apparaît redoutable,
gros d'angoisse, quand il n'apparaît pas, hélas ! inso-
luble! Quel labeur du cerveau, quel souci, quel tour-
ment pour des légions de femmes dans le prolétariat
et dans la petite bourgeoisie !
Le ménage, c'est la santé de tous les êtres chers
entretenue par les soins personnels et par l'hygiène
du logis. Il y faut avant tout de l'amour et du
dévouement ; il y faut aussi des connaissances et la
MÉNAGE ET FOYER 77
volonté de les appliquer. Mais la tâche est maintes
fois rendue plus que difficile soit par l'extrême pau-
vreté, soit par les conditions navrantes de l'habi-
tation elle-même !
Le logis a besoin d'espace, d'air, de lumière, de
chaleur, de cette propreté des choses si nécessaires
à la propreté du corps et même à la propreté de
l'àme. Il a besoin en outre de décence et d'un peu de
gaîté. Il doit être V intérieur où se réconfortent ceux
qui travaillent et qui luttent, celles qui peinent, où
s'approvisionnent de vouloir-vivre, de force et de
chaleur d'âme les petits qui seront grands. L'arran-
gement de la maison et l'arrangement de la vie dans
la maison, les dispositions ingénieuses qui, du logis
le plus humble, peuvent faire un intérieur plaisant,
rentrent dans l'art de la ménagère.
Souhaitons que dans les couches les plus pro-
fondes de nos sociétés cet art utilise Vart propre-
ment dit. Ses manifestations les moins coûteuses ne
sont pas toujours les moins propres à introduire
dans l'existence la plus terre-à-terre un peu de cette
poésie qui ajoute à la joie et qui aide à souffrir.
De cette poésie, la femme peut mettre quelque
chose jusque dans les travaux les plus vulgaires du
ménage, en proportion de ce qu'elle y met de ses
affections.
Cependant ces travaux-là sont souvent rudes, et
ils imposent de réelles fatigues soit aux femmes de
la famille qui les exécutent elles-mêmes, soit aux
domestiques à qui ils sont confiés. Dans les deux cas
78 LA FEMME ET LE POSITIVISME
ils commandent les égards, la gratitude et tous les
ménagements possibles.
La maîtresse de maison qui a des domestiques
doit savoir à la fois les diriger et les traiter avec jus-
tice et humanité, fraternellement. Son éducation
aura dû l'y préparer, mais la préparer aussi à se
passer, s'il le faut, de cette assistance.
Il est à désirer que les progrès accomplis ou à
réaliser dans l'industrie, dans le commerce de détail
et dans l'habitation réussissent à réduire ou simpli-
fier le gros ouvrage de la ménagère, afin d'épargner
ses forces et de la rendre plus disponible soit pour
les parties supérieures du ménage, soit pour toutes
les autres tâches féminines.
Mais, loin d'éloigner les femmes du ménage, pré-
parons un état social dans lequel toutes les femmes
auront le moyen d'être tout à fait ménagères. Cela
suppose qu'elles ont un foyer.
Que les mères de famille au moins ne soient pas
forcées de travailler hors de la maison pour vivre et
faire vivre les leurs ! C'est là pour les positivistes un
vœu minimum. Quoiqu'il soit minimum, je sais bien
qu'il ne sera pas exaucé tout de suite. Mais tâchons
tout de même de hâter le pas vers un régime moins
anti-social, vers des mœurs moins inhumaines.
LE DIVORCE ET LE VEUVAGE 79
VI
La Femme et le Divorce.
Le Veuvage.
Quiconque s'est assez pénétré des idées que les
positivistes se forment sur le mariage et sur la famille
ne s'étonnera pas de leur attitude sur la question du
divorce. Fidèles à leur méthode, aux directions essen-
tielles de la sociologie et de la morale positives, ils
attachent un très haut prix à la fixité comme à l'unité
du lien conjugal. Ils n'ont pour cela que des raisons
d'ordre scientifique, humain, social ; mais ces raisons
leur suffisent. Fermes dans leurs principes, relatifs
dans l'application, ils ne repoussent pas les exceptions
à la règle de la perpétuité de l'union librement con-
sentie, quand elles sont reconnues indispensables
et si elles sont limitées de manière à n'être pas des-
tructives de la règle. Ce qu'ils repoussent, c'est le
divorce facile, celui dont l'extension abusive est insé-
parable de l'usage, celui dont les répercussions mal-
faisantes sont indéfinies, celui qu'on a nommé « une
polygamie successive ».
Cette question du divorce veut être avant tout bien
posée.
Il ne s'agit pas d'imposer par la force à un être
80 LA FEMME ET LE POSITIVISME
humain une cohabitation et une intimité de rapports
devenues réellement intolérables. La séparation de
corps a pour but d'empêcher ce qui serait une forme
d'esclavage. Peut-être même que, si le régime de la
séparation avait été plus libéralement réglé, la cam-
pagne pour le divorce, tel qu'il est compris, se fût
trouvée moins armée.
Ce qui caractérise le divorce, c'est la liberté donnée
aux époux, non seulement de vivre entièrement sé-
parés, sous des condition légales que Ton peut faire
très libérales, mais de contracter chacun un nouveau
mariage. La question qui se pose est donc de savoir
dans quels cas la société qui a consacré l'union d'un
homme et d'une femme peut, sans porter une grave
atteinte à l'institution même du mariage et à ses fins
sociales, consentir à consacrer une nouvelle union de
chacun des époux duvivantde son premier conjoint.
Si l'on admet la théorie purement individualiste
du mariage, c'est très simple. Car en bonne logique
on doit alors admettre, en même temps que le
divorce pour causes définies, le divorce par consen-
tement mutuel et même, puisqu'il s'agit d'un enga-
gement de la personne sans durée déterminée, le
divorce par la volonté d'un seul ou pour incompa-
tibilité d'humeur. Une seule considération sépare les
défenseurs de cette thèse des partisans de l'union
libre : c'est celle de la publicité et de l'authenticité à
donner à l'union dans l'intérêt matériel des enfants,
— que l'on croit ainsi sauvegarder, — et dans celui
des tiers.
LE DIVORCE ET LE YEUVAGL 81
Mais cette théorie du mariage n'est pas celle des
positivistes.
« — Cette union fondamentale, dit Auguste Comte,
« ne peut atteindre son but essentiel qu'en étant à
c( la foi exclusive et indissoluble. Ces deux caractères
({ lui sont tellement propres, que les liaisons illégales
(L tendent elles-mêmes à les manifester.... Aucune
a intimité ne peut être profonde sans concentration
« et sans perpétuité, car la seule idée du changement
« y provoque.... »
Toutefois notre philosophe écrit plus loin : a L'es-
« prit sagement relatif du Positivisme lui permet
« d'accorder, sans aucune conséquence énervante,
« des concessions exceptionnelles qu'interdisait le
(( caractère nécessairement absolu de toute doctrine
« théologique. Une telle philosophie peut seule conci-
(( lier l'indispensable généralité des diverses règles
« morales avec les exceptions motivées qu'exigent
a toutes les prescriptions pratiques ». (Politique
positive : Discours préliminaire, chap. IV).
La règle est nettement énoncée et « les exceptions »
sagement prévues.
Peu importe qu'en fait Auguste Comte, avec ce
besoin d'ordre et de stabilité qui était si profond chez
lui, ait restreint à l'excès le champ de l'exception. Ses
disciples, mettant à profit l'expérience des misères
humaines, peuvent faire de sa pensée une applica-
tion plus large, plus souple, plus adaptée à la com-
plexité des faits.
Il est toujours dur de refuser à l'homme ou à la
82 LA FEMME ET LE POSITIVISME
femme dont le premier mariage a été un malheur,
surtout si ce malheur a été immérité, la possibilité
de former, avant la libération par la mort, une nou-
velle union régulière et de reconstruire son foyer.
Cette rigueur devient inique si elle est étendue au-
delà de ce qui est nécessaire pour éviter de plus
grands maux, c'est-à-dire l'altération grave du ma-
riage, la fragilité généralisée des unions, la désorga-
nisation progressive de la famille, un désordre
social générateur indirect, mais sûr, d'une quantité
indéfinie de souffrances humaines, au premier rang
desquelles il faut compter d'indicibles souffrances
d'enfants.
Le danger, c'est le divorce facile, dont les causes
admises sont telles que l'extensibilité en est indéter-
minée, que la simulation en est toujours possible,
qu'elles peuvent toujours être provoquées ou prépa-
rées, soit par une collusion, soit par l'abus d'autorité
ou le machiavélisme d'un seul.
Ce que de telles facilités ont de funeste pour les
enfants, que le divorce voue aux pires détresses, est
trop évident pour qu'il faille y insister. S'il n'y a pas
d'enfants, il reste deux victimes à considérer.
La première est l'institution du mariage sur la-
quelle le divorce facile exerce une répercussion
désastreuse. Et il ne s'agit pas seulement du mariage
abstrait ; il s'agit d'un nombre indéfini de mariages
concrets dont la solidité est par avance compromise
par les suggestions d'une loi trop complaisante.
Alors que la perspective de la simple séparation
LE DIVORCE ET LE VEUVAGE 83
manque de charme pour peu que la vie commune
reste supportable, celle du divorce et des recommen-
cements qu'il promet est grosse de tentations. Si le
ciel est toujours serein, pas de danger ; mais au pre-
mier nuage, au premier orage surtout, la tentation
agit comme un dissolvant. Telle passion sans espoir
de satisfaction légitime qu'un effort d'honnêteté
aurait maîtrisée à temps, tel calcul honteux dont la
pensée fugitive se serait évanouie faute d'aliment,
prendront corps, grandiront, si pour eux s'entrevoit
une vague issue. Il suffira que les occasions se pré-
sentent et que les moyens se précisent pour que se
produise la catastrophe.
De là, du reste, à faire du divorce un jeu et du
mariage une dérision il n'y a qu'un pas. Il est des
milieux où il a été franchi. Ce qui explique, même
dans des pays très individualistes, de vigoureuses
réactions. Une semblable réaction est nécessaire
dans notre pays, bien que l'abus, déjà fort et gran-
dissant tous les jours, n'y ait pas encore atteint son
extrême degré. Chez nous, d'ailleurs, la perspective
du divorce facile est venue s'ajouter aux causes
diverses qui mettent tant d'imprévoyance et de légè-
reté dans la formation de nombreux mariages.
L'autre victime est la femme. Le divorce facile
n'est pas en faveur de la femme.
On peut toujours citer des cas où le divorce appa-
raît, pour la femme mal mariée et restée, très jeune,
veuve d'un époux vivant, comme réparateur. De
pareils faits ne sont pas niables. Mais on ferme trop
84 LA FEMME ET LE POSITIVISME
les yeux sur la contre-partie. La contre-partie, ce
sont les mille moyens donnés à l'homme dominé
par une passion parfois tardive, dont l'objet se
refuse en dehors de la garantie légale, ou tenté par
l'appât d'une plus riche dot, ou tourmenté d'une
ambition qu'un mariage plus reluisant peut favo-
riser, de se débarrasser de la femme qui a cessé de
plaire, qui a vieilli avant lui, qui contrarie ses
orgueilleux projets ou ses égoïstes calculs. Les
exemples ne manquent pas.
La vérité générale, c'est que la femme est plus que
l'homme intéressée à la stabilité du mariage. Tout ce
qui compromet celle-ci, tout ce qui affaiblit l'insti-
tution, blesse ou menace la généralité des femmes.
Elles sont atteintes comme mères en raison de tout
ce que le divorce facile engendre de misères maté-
rielles ou morales pour les enfants. Elles sont dimi-
nuées comme femmes en raison de ce qu'il leur ôte
de défense contre l'homme et plus d'une fois contre
elles-mêmes.
Cependant l'indissolubilité absolue du mariage
conduirait à des conséquences absurdes et odieuses.
Voici ce qui semble raisonnable.
D'abord, il serait sage d'admettre aux débuts du
mariage une période prudemment limitée, pendant
laquelle la loi donnerait une plus large ouverture
aux demandes d'annulation en raison non plus seu-
lement « d'erreurs dans la personne », mais encore
d'erreur grave sur certaines qualités essentielles, phy-
siques ou morales, de la personne. Il en devrait être
LE ÙIVORCE ET LE VEUVAGE 85
de même s'il est argué d une réelle insuffisance de
liberté dans le consentement donné, surtout quand
c'est en faveur de l'époux marié en état de minorité.
En second lieu, les dispositions de notre Code sur
les effets de Vabsence légale relativement au mariage
auraient besoin d'être révisées. Elles devraient l'être
dans un sens plus favorable aux nouvelles unions
contractées de bonne foi, après un délai assez pro-
longé.
Enfin, le divorce proprement dit pourrait être au-
torisé à toute époque, mais seulement pour des
causes vraiment graves, non susceptibles d'une
extension élastique, le moins propres possible aux
simulations ou aux ' préparations artificieuses. La
trop commode rubrique de « l'injure grave », la
comédie de la gifle reçue devant les domestiques, le
scénario du constat en cabinet particulier ne sau-
raient suffire.
Les cas de divorce devraient être des cas de
véritable indignité, résultant soit de la conduite
de l'un des conjoints envers l'autre ou envers les
enfants, soit de sa conduite générale. Comme la loi
reconnaît des causes de déchéance de la puissance
paternelle, elle reconnaîtrait des causes de déchéance
de l'état de mariage. Ces causes seraient telles que
celui des époux contre lequel le divorce serait pro-
noncé en serait disqualifié devant l'opinion. Et il
ne me semblerait pas excessif d'ajouter à ce déclas-
sement moral certaines incapacités légales, au moins
temporaires.
86 r.A FEMME ET LE POSITIVISME
La formulation législative d'une telle conception
serait dangereuse si elle était trop lâche ; et si elle
était restrictive à l'excès, elle irait contre le but.
Mais n'oublions pas qu'en ce domaine, quoi que fasse
le législateur, sa prévoyance sera toujours en défaut,
si elle n'est pas complétée par la sagesse des juges.
La séparation, dont le champ serait nécessaire-
ment plus étendu, subsisterait. Elle pourrait être
mieux réglée dans ses effets.
Les proportions imposées à cet opuscule nous
empêchent d'insister.
Mais on a bien compris que, pour un positiviste,
le divorce, même sévèrement réglementé, ne sera
jamais qu'un mal nécessaire, car l'ensemble de la
morale positive tend à fortifier le mariage.
Auguste Comte a vu avec raison dans le mariage
le moyen par excellence de systématiser le perfec-
tionnement mutuel de chaque sexe par l'autre. Avec
raison encore il a montré que la mort elle-même,
dans les unions normales, ne devait pas mettre fin à
cette action éducatrice que rien ne remplace. Dans
d'admirables pages il a justifié sa recommandation
morale, qu aucune obligation légale ne devra jamais
sanctionner, de perpétuer dans le veuvage, avec la
fidélité au souvenir, l'unité du lien devenu subjec-
tif. Les cas particuliers et certaines nécessités pra-
tiques restent réservés.
TROISIEME PARTIE
LE ROLE SOCIAL DE LA FEMME
La fonction générale de la femme
dans la Société.
Dans une société dont, en dépit des survivances et
des réactions partielles, des apparences ou des con-
tradictions, la mentalité devient toujours plus posi-
tive et l'activité toujours plus pacifique, — où la
considération d'un ordre purement terrestre et
humain domine déjà la conduite privée et publique,
— où la conscience morale demande de plus en plus
à la solidarité, qui étend son domaine, et à l'al-
truisme, qui recule ses limites, la règle d'aujourd'hui
et l'idéal de demain, — quel peut être le rôle généra/
des femmes ? Quel peut-il être eu égard non seule-
ment aux conditions et aux tendances de cette
société, mais encore aux conflits et aux troubles
qu'entraîne son évolution ?
Il consiste à former une force morale pour le règle-
ment, en tout ce qui peut dépendre de la femme,
des forces matérielles ou intellectuelles qui pos-
sèdent, se disputent ou sont en voie de conquérir le
gouvernement des affaires humaines. Les femmes
ne sont ni ne seront la seule force morale. Mais celle
qui réside en elles s'est accrue à mesure que notre
civilisation est devenue meilleure. Elle est peu de
12
90 LA FEMME ET LE POSITIVISME
chose en comparaison de ce qu'elle pourra être dans
l'avenir.
C'est comme force morale, et non autrement, que
les femmes peuvent exercer une action générale,
d'ensemble, sur la vie sociale. La force morale qui
leur appartient a d'ailleurs des caractères spécifiques,
empruntés à la nature et à l'existence féminines. S'il
importe qu'elle soit désormais dirigée par la con-
naissance générale de l'ordre naturel, elle consiste
spécialement à favoriser la réaction nécessaire du
cœur sur l'esprit, de l'amour sur tous les genres de
force et d'orgueil, du concret sur l'abstrait, du bon
sens sur le système. C'est bien là l'empire propre des
femmes.
A mesure que s'accuse davantage l'inévitable
déclin de la foi aux sanctions surnaturelles du devoir,
la nécessité augmente de renforcer les ressorts
humains delà moralité. Or, parmi les mobiles de la
conduite, il en est dont la puissance croît en pro-
portion du terrain perdu par la brutalité, par la
grossièreté primitives. Au premier rang l'on doit
placer chez les hommes l'amour et le respect des
femmes, le besoin de leur plaire, le souci de leur
jugement, la crainte d'être par elles mésestimé,
repoussé. Du côté de la femme, si aux garanties
obtenues pour sa personne, pour sa sécurité, pour
sa fonction domestique élargie et grandie, s'ajoute le
sentiment éclairé de l'influence qu'elle peut exercer
sur la conduite masculine et de la responsabilité qui
en découle, ce sera tout profit pour son affranchis-
LA FEMME DANS LA SOCIETE 91
sèment des faiblesses qui contrarient le libre cours
de ses plus nobles penchants, pour sa propre mora-
lité.
Au surplus la femme n'excelle pas seulement à
communiquer à l'homme ce qu'elle possède en plus
de sensibilité tendre et apitoyée, de dispositions
vénérantes, de pénétration sympathique et compré-
hensive en la vie intime des êtres. L'avantage négatif
qu'elle tient d'une moindre participation active aux
conflits d'intérêts, d'ambitions et même d'idées la
met, ou peut la mettre, en mesure d'opposer un peu
plus de modération et d'équité aux calculs, aux
entraînements, aux partis pris, voire au summum jus
dé l'homme. En outre, comme la femme sent très
bien le prix des qualités plus spécialement viriles,
telles que le courage et la force d'àme, en raison
même de ce qu'elles sont complémentaires des
siennes, elle sait, le cas échéant, les exiger chez
l'homme, si l'impulsion irrésistible d'une affection
exclusive et aveugle ne l'en empêche point.
Supposez maintenant que la généralité des femmes
reçoivent une culture plus rationnelle. Elles seront
mieux instruites des réalités du monde et de la vie.
Leur esprit sera plus familiarisé avec les notions
positives de loi et d'ordre général. Leur sociabilité y
gagnera en impartialité comme en étendue, et dépas-
sera plus aisément les limites de la famille pour
remplir de son rayonnement la cité, l'humanité
même. Leur altruisme, mieux averti de toutes les
solidarités et de la liberté nécessaire, se montrera
92 LA FEMME ET LE POSITIVISME
d'autant plus exigeant et raisonnable, sans rien
perdre de ce que le sentiment féminin et maternel y
met de plus chaud et de plus pressant. Dès lors,
quelle force incomparable peut être l'influence des
femmes au service de tous les devoirs sociaux et de
la meilleure justice, comme de la plus grande bonté !
Pour qu'elle soit cela, en effet, il faut que la posi-
tion des femmes dans la famille soit fortifiée et leur
action, au-delà de la famille, facilitée.
Accroître toujours plus la valeur et faire sentir
tout le prix de leur tendresse, de leur estime et de
leur approbation, c'est à la fois leur intérêt et leur
devoir. Obtenir qu'on les mérite par la bonne con-
duite privée et publique, c'est leur devoir encore ; et
c'est leur meilleure victoire.
Inspiratrices, conseillères, juges de la conduite, —
et d'abord éducatrices, — c'est avant tout par la
réussite de leur mission au foyer que les femmes
procurent à la société le bienfait de leur ministère
moral. C'est par l'autorité conservée sur les fils et
sur les filles qu'elles ont formés, c'est par la pénétra-
tion de l'àme fraternelle, c'est par l'action en retour
sur le père lui-même, c'est enfin par toute la puis-
sance et par toute la douceur de l'union avec l'époux
qu'elles auront toujours leur principale prise sur les
volontés et les actes dont l'ensemble compose la vie
sociale.
Il y aurait quelque pédantisme à demander et
quelque illusion à attendre que la jeune femme de
demain ne considère le don de «sa main» que comme
LA FEMME DANS LA SOCIETE 93
un prix de vertu à décerner. Mais, à mesure que s'amé-
liorera la culture des jeunes filles, ne peut-on espérer
que, tout naturellement, les délicatesses morales et
même les exigences sociales du cœur féminin entre-
ront pour une part croissante dans l'élection du
fiancé ? L'amour n'y perdra passes droits pour cela.
L'amour est devenu un sentiment trop complexe
pour n'être pas susceptible d'évoluer encore. Il ne
peut que s'enrichir, toujours un peu plus, d'affinités
morales ; et, sans qu'il cesse d'être un don gratuit,
il faudra davantage le mériter.
Cependant les moyens d'action sociale au service
des femmes gagneront en force et en diversité.
Auguste Comte concevait pour la femme de la plus
modeste condition l'équivalent du « salon ». Il avait
entrevu des mœurs plus fraternelles qui ouvriraient
aux prolétaires les salons des vraies grandes dames.
L'on peut voir d'autre part s'ébaucher et l'on verra
se former de plus en plus entre hommes et femmes
de tous rangs des groupements et des collaborations
pour autre chose que le plaisir, les distractions mon-
daines et les spectacles. Le contrôle moral de l'homme
par la femme appelle des organes variés que le
besoin créera et que les mœurs consacreront. Ainsi
se multiplieront, dans une atmosphère de confiance
et de sincérité, des relations aussi honnêtes que
pleines de charme, instruments précieux pour la
fonction spirituelle des femmes.
94 LA FEMME ET LE POSITIVISME
Par des exemples, l'on peut apprécier l'efficacité
proprement sociale de cette fonction spirituelle des
femmes, appliquée aux intérêts généraux de notre
civilisation,
— Voici la santé publique. Les connaissances
acquises sur la transmission et sur l'hérédité des
maladies, ainsi que sur les conditions d'existence
individuelle et collective qui en favorisent ou en
contrarient la propagation, s'étendent chaque jour.
Les progrès de ce que Condorcet appelait déjà « la
médecine préservatrice » sont constants. Par cela
même la répercussion de l'état et de la conduite sani-
taires de chacun sur la vie commune, sur le sort des
contemporains et des successeurs apparaît en sa
pleine évidence avec une précision croissante. La loi
de solidarité qui enchaîne les hommes et les généra-
tions y trouve de nouvelles applications aussi impor-
tantes que variées. Les devoirs qui en résultent sont
graves, les responsabilités redoutables.
Les biologistes, les hygiénistes, les médecins pro-
diguent leurs avertissements, leurs prescriptions.
L'opinion s'émeut et le législateur intervient. A sa
première timidité succèdent plus de hardiesse et plus
de décision. Il n'a certes pas dit son dernier mot. Mais
biologistes, hygiénistes, médecins, opinion, législa-
teur ne peuvent, en ce domaine comme en plusieurs
autres, aboutir qu'avec le concours des femmes.
L'observation continue et vraiment pratique des
enseignements et des lois sanitaires ne va pas sans
une modification profonde des habitudes. Or, ce
LA FEMME DANS LA SOCIETE 95
changement des habitudes, rapide quand les femmes
y poussent, relativement facile encore quand elles ne
le contrarient pas, devient très difficile quand il se
heurte à leur opposition ou à leur inertie. Sans doute
les sanctions légales ne sont pas sans effet ; mais leur
action est trop souvent par quelque endroit en défaut,
si elle n'est pas secondée par une bonne volonté dont
la principale source est dans les suggestions domes-
tiques.
La santé publique est d'ailleurs étroitement liée à
l'hygiène et à la prophylaxie privées, aux soins et
précautions pris soit pour les personnes — pour les
enfants surtout — soit pour toutes les parties de l'ha-
bitation, dans chaque famille. Ceux-ci sont dans les
mains des femmes ; suivant qu'elles seront dans le
camp de la routine, ou au service du progrès, il en
peut résulter le plus grand bien ou le plus grand mal.
Quant aux fléaux qui détruisent à la fois la santé,
les mœurs et la race, les croisades féminines sont,
pour les combattre, l'arme la plus puissante. Des
précédents connus montrent ce qu'a pu faire en cer-
tains pays la ligue des femmes contre l'alcoolisme.
— Dans le domaine de ce qu'on appelle proprement
la question sociale, le rôle des femmes peut devenir
considérable. Il consistera surtout à dégager le côté
moral des problèmes et des conflits et à mettre en
œuvre les facteurs moraux de leur solution.
Si les femmes veulent et savent, leur action sera
elle-même un de ces facteurs moraux, fort et bien-
faisant entre tous.
96 LA FEMME ET LE POSITIVISME
Elles entrent d'abord dans la question sociale sous
l'impulsion du cœur et par la représentation aiguë
des mille souffrances concrètes qui sont le fruit amer
de l'anarchie industrielle, du gaspillage, de l'a/nora/iïe
économique, de l'état de guerre entre le capital et le
travail. Ilsuffit qu'elles soient mieux renseignées pour
que cette représentation s'élargisse, s'étende aux
misères moins apparentes ou plus lointaines, pour
que leur sympathie compatissante, et quand il y a
lieu indignée, embrasse toutes les faiblesses, victimes
de tous les abus de la force ou du désordre social, ou
seulement de l'ignorance et du défaut d'organisation,
ou même de quelqu'une de ces fatalités que la provi-
dence humaine ne peut abolir, mais dont elle peut
prévoir et adoucir les coups.
Il est seulement nécessaire que les femmes s'élè-
vent à une bonté encore plus haute et en quelque
sorte plus abstraite, dont elles sont sûrement
capables, pourvu que leur esprit ait été assez ouvert
aux idées générales sur l'organisation et la vie de
nos sociétés et sur l'ordre moral. Elles sauront rap-
peler avec autorité le devoir social, tout le devoir
social, dès qu'elles apercevront clairement, en
harmonie avec les exigences de leur cœur, une jus-
tice meilleure et plus vraiment juste, fondée non
plus seulement sur la distinction du mien et du tien,
mais, en outre, sur la reconnaissance de ce que cha-
cun doit à tous en raison de sa dette générale envers
l'Humanité et de sa fonction sociale.
La conception positiviste de la source et de la des-
LA FEMME DANS LA SOCIÉTÉ 97
tinalion sociales des capitaux humains n'est point
pour choquer la femme. Peut-être même que l'illu-
sion individualiste sur ce sujet a chez elle de moins
profondes racines que chez l'homme, plus dominé
par la contemplation de son propre personnage et
de son action particulière qui lui apparaissent au
premier plan de la scène économique. L'homme, du
reste, — on peut en faire la remarque incidemment,
— oublie trop, parmi les facteurs personnels de
toute capitalisation, la juste part des mérites fémi-
nins : bonne administration du ménage, prévoyance
maternelle, privations acceptées en silence. . .
Si le sens des réalités concrètes, le contact continu
avec les nécessités de la vie, l'esprit de famille,
l'attachement aux autonomies particulières défen-
dent les femmes contre la séduction des systèmes
communistes, il n'est point malaisé de leur faire
comprendre, en se donnant la peine de les en ins-
truire, le caractère social et les obligations sociales
de la richesse. Dès lors, leur cœur en acceptera et
même en réclamera le règlement social. L'écueil à
éviter pour elles est l'aveuglement de l'instinct
maternel, qui, plus d'une fois, fait dégénérer leurs
affections domestiques en égoïsme familial.
Aucune des revendications légitimes du prolétariat
ne laissera les femmes indifférentes. Quelques-unes
sont faites pour les émouvoir spécialement. J'en-
tends celles qui tendent à obtenir pour les travail-
leurs les heures de loisir nécessaires à qui veut vivre
de la vie intérieure et de la vie sociale, pour la
13
98 LA FEMME ET LE POSITIVISME
femme un foyer véritable, pour l'enfant la douceur
du nid familial, pour les vieillards le pain, l'abri et
la paix avec le repos. Les riches et les pauvres, les
femmes qui doivent sentir tout le prix de ces biens
et celles qui souffrent cruellement de leur absence,
peuvent s'unir en une fraternelle alliance pour en
assurer la conquête aux déshérités.
C'est aux favorisées à faire le principal effort, en
acceptant la libre collaboration de leurs sœurs, pour
la limitation progressive de la journée de travail,
pour le repos hebdomadaire, pour l'habitation
salubreet décente, pour le repos honorable des vieil-
lards, etc. . ., et, bien entendu, contre l'exploitation
industrielle de la femme. Mais qui ne sait que tout
se tient, et, par exemple, quel lien étroit existe entre
cette exploitation de la femme et l'insuffisance ou la
précarité des salaires masculins ?
Quel champ pour l'action morale des femmes de
toute condition ! C'est de mille façons qu'elle peut
s'exercer par chacune sur chacun, par toutes sur
tous. Les mœurs actuelles ne donnent qu'une bien
faible idée de l'intensité qu'elle pourra acquérir. Il
s'agit de transposer et de généraliser ce qu'il y eut
de meilleur dans la réalité et dans l'idéal des mœurs
chevaleresques. Alors ce sera par des actions de jus-
tice et de solidarité humaines, par des victoires rem-
portées sur la misère, l'ignorance et le vice, par de
fécondes initiatives particulières en faveur de la col-
lectivité ou par de grandes réformes publiques que
l'on recherchera et méritera le sourire, les applau-
LA FEMME DANS LA SOCIÉTÉ 99
dissements, l'assistance, quelquefois Vamour des
dames (1). Et toutes les femmes seront dames.
Les femmes pourront beaucoup pour prévenir les
conflits. S'ils éclatent, elles auront la noble tâche
d'en modérer l'acuité d'abord, puis d'en faciliter les
solutions qui concilient et qui apaisent.
Du côté patronal, elles réfréneront l'égoïsme et
l'orgueil ; elles exigeront des employeurs, intendants
responsables de l'humanité, tout l'effort que com-
mande leur devoir précis envers leurs collaborateurs
et envers la concorde civique. Du côté prolétaire,
elles rappelleront que le travail aussi a des devoirs
envers la communauté ; elles combattront tous les
genres de violence et d'excès ; elles feront accepter
la limite du possible. Des deux côtés, bonnes
ouvrières de paix sociale et de fraternité, elles agi-
ront suivant la devise d'Antigone : « Je suis née non
pour une haine mutuelle, mais pour un mutuel
amour ».
— La haine, voilà l'ennemi. C'est aux femmes
encore à se liguer contre les haines internationales.
Ne leur demandons pas un reniement impie de la
Patrie, organe nécessaire et permanent de l'ordre
humain, ni d'énerver les énergies destinées à la
servir toujours et, au besoin, à la défendre. Mais la
(1) Et leur clientèle. Les femmes sont acheteuses. Comme
telles, si elles s'entendaient, elles pourraient dès maintenant
agir comme un puissant régulateur moral sur le commerce de
détail et sur une foule d'industries dont elles utilisent journel-
lement les produits.
100 LA FEMME ET LE POSITIVISME
guerre n'est pas plus à jamais fatale entre les peuples
qu'elle ne l'a été entre les familles. Il faut que les
peuples, comme les familles, en viennent à vivre en
société, pour organiser l'Humanité, qui est une société
de patries libres et solidaires. Que, dans un effort
commun d'amour et de raison, les femmes pour-
suivent sans se lasser les rapprochements individuels
et collectifs par-dessus les frontières !
Qu'elles sachent bien que sur ce sujet les révoltes
de leur cœur sont en harmonie avec l'intérêt général
et avec l'honneur véritable des nations, comme avec
la loi de l'histoire qui achemine celles-ci, en dépit de
perturbations trop réelles, vers la coopération dans
la paix.
h»
II
Offices féminins.
Ainsi le positivisme donne un sens et un but
à la vie féminine dans la société comme dans la
famille.
Il assigne à toutes les femmes cette tâche com-
mune : apprivoiser la force par l'amour, faire de
l'esprit, suivant la formule d'Auguste Comte, non
pas l'esclave, mais le ministre du cœur, accroître
OFFICES FEMININS 101
constamment la somme de paix et de boulé sur la
terre. Les modalités et les moyens, susceptibles
d'une infinie diversité, s'en peuvent adapter aux
situations les plus humbles comme aux plus élevées.
Les résultats qu'on en peut espérer, d'après ceux,
partiels et bien imparfaits encore, qu'on a pu consta-
ter, doivent être profitables à tous les hommes. Mais
ils seront particulièrement précieux aux éléments
de l'humanité qui ont le plus grand intérêt au règle-
ment inoral de la force dans le monde : à la masse
des moins favorisés, à tous les faibles, aux enfants,
aux femmes elles-mêmes.
La mission générale des femmes ainsi comprise
les appelle à devenir, comme le voulait Comte, les
collaboratrices indispensables du nouveau ministère
spirituel, dont la fonction sera de régler et de ral-
lier, sans contrainte, par la science et par la sympa-
thie pour l'amélioration terrestre de la destinée
humaine. Mais qu'elles n'en attendent pas l'organi-
sation effective pour s'efTorcer, même dans les con-
ditions défectueuses de notre état social, à faire
leur partie dans l'alliance, — si nécessaire, — des
philosophes, des femmes et des prolétaires.
Trop d'obstacles se dressent entre les femmes et
leur destinée, donc entre elles et leur bonheur : la
misère qui opprime et le luxe oisif qui corrompt,
l'anarchie économique et l'anarchie morale, l'égoïsme
ou le défaut de courage des hommes et l'ignorance
des femmes elles-mêmes, la vicieuse éducation des
deux sexes. Joignez-y des préjugés que nos antécé-
102 LA FEMME ET LE POSITIVISME
dents théologiques et militaires ont mêlés à l'héri-
tage des civilisations et même des survivances d'une
barbarie plus lointaine. Mais pourquoi y ajouter,
nouveaux obstacles, le mirage trompeur des ambi-
tions qui se trompent de but et le faux idéal de
l'individualisme révolutionnaire ?
Disputer à l'homme tous les pouvoirs, — ou deve-
nir un facteur essentiel dans le règlement de tous
les pouvoirs, y compris le pouvoir du nombre et sans
en excepter le pouvoir intellectuel, — telles sont
les deux directions qui s'offrent à l'ambition fémi-
nine.
Mais il faut choisir entre elles. Ce sont deux routes
qui divergent au point qu'il est contradictoire de
vouloir les suivre toutes les deux. Les aptitudes,
l'éducation, les conditions de vie nécessaires pour
avancer sur l'une diffèrent totalement de celles qui
sont requises pour s'aventurer sur l'autre. Les deux
buts sont d'ailleurs incompatibles. Car la femme ne
peut exercer sa fonction éducatrice et modératrice,
son ministère de paix et de ralliement, sa provi-
dence morale parmi les hommes avec autorité, donc
avec fruit, qu'à la condition de ne se point poser
devant eux en rivale universelle et combative.
Sur le choix, les femmes peuvent-elles hésiter ? Le
rôle social que le positivisme leur propose, en har-
monie avec leur nature et avec leur intérêt comme
avec l'intérêt commun de l'humanité, est susceptible
d'un extension indéfinie et d'une réussite graduelle-
ment généralisée. Au contraire, la progressive compé-
OFFICES FEMININS 103
tition et l'antagonisme croissant ne comportent que
des succès exceptionnels, achetés fort cher, tandis
qu'ils sont gros de déboires, d'humiliations et de
misères pour la masse des femmes. La concurrence,
c'est la bataille où l'on donne et reçoit des coups. Je
ne dis pas que plus d'une femme ne puissent s'armer
pour cette bataille et apprendre à se servir de leurs
armes ; mais c'est au prix de quelque chose de pis
que les heurts, les blessures et les irrespects subis
dans cette mêlée, au prix d'une lamentable déforma-
tion de leur àme, que suit la ruine du bonheur.
La lutte pour Vexistence ne s'impose qu'à trop de
femmes, hélas ! par la faute des hommes ou par le fait
d'iin régime social qui n'estpas immuable. Subissons-
en les conséquences transitoirement inévitables et
cherchons à les adoucir en attendant et en préparant
des jours meilleurs. Mais pourquoi proposer aux
femmes, comme objet désirable, l'àpre combat, si
contre-indiqué par leur nature physique et morale,
pour la fortune ou pour la domination, pour les
satisfactions de l'orgueil et de la vanité ?
Cependant il faut tout comprendre et rester relatif.
La femme qui exerce toute sa fonction de femme dans
la famille et qui, de plus, participe suivant ses forces
et sa condition au ministère général des femmes dans
la société, réalise sa destinée. Mais songez à celles qui
n'ont pasun office défini ousuffisant dansunefamille,
à celles qui ne se sont pas mariées ou pour qui le
mariage n'a porté que des fruits amers. Celles-ci peu-
vent ne pas trouver dans leur participation indéter-
104 LA FEMME ET LE POSITIVISME
minée au rôle général des femmes, rendue d'ailleurs
plus difficile, — surtout si elles sont pauvres, — par
l'insuffisance même de leur vie domestique, de quoi
remplir assez leur vie. Et c'est pour elles, plus qu'on
ne croit, un malheur.
Il le faut considérer ici en faisant abstraction du
problème de l'existence matérielle, qui ne se pose pas
pour toutes et dont il sera parlé au chapitre suivant.
Le remède ne peut plus être le couvent. Il faut à toute
femme comme à tout homme, en dehors et sans pré-
judice de ses devoirs généraux, une fonction définie,
une occupation régulière et utile, condition d'équi-
libre intellectuel et d'assiette morale. Il est normal
pour la femme que le mariage et la maternité les
lui procurent suffisantes et pleines au foyer. Mais ce
n'est pas le normal qui se produit toujours. De là un
nombrecroissantdesituationspénibles, douloureuses,
La nécessité s'impose donc, indépendamment
même de la question de gagne-pain, d'un ensemble
d'offices spéciaux destinés à occuper et utiliser pour
le service social les femmes laissées... trop dispo-
nibles. Il en existe déjà. Ils devront croître en nombre
et en importance ; mais combien il importe qu'ils
soient appropriés à la nature et à la destination so-
ciale de la femme !
Au premier rang il faut placer les offices qui sont
de réelles transpositions de la maternité.
D'abord, si la loi et la pratique sociale facilitaient
davantage l'adoption, des femmes qui n'ont pas pu
fonder un foyer naturel ou dont le mariage est resté
OFFICES FEMININS 105
stérile, pourraient plus souvent former ou compléter
artificiellement une famille, quand elles en auraient
les moyens et le courage. Pourquoi, d'autre part,
refuser aux femmes l'accès à la tutelle testamentaire
ou dative ? Pourquoi n'ouvrir qu'aux « ascendantes »
les conseils de famille ?
Ce n'est pas d'aujourd'hui que des femmes de
toute croyance prodiguent dans les œuvres de cha-
rité le meilleur d'elles-mêmes. Ce qu'elles y dépensent
sous mille formes, de dévouement, de zèle ingénieux
et de vaillance ne sera jamais trop loué. Sans être
exclusifs ni parcimonieux dans notre hommage, ne
devons-nous pas notre plus grande admiration aux
femmes qui, sans penser à un salaire d'outre-tombe,
ni travailler pour la gloire d'une église, obéissent au
seul amour de l'humanité, à la seule attraction du
malheur ?
Mais, renouvelée par la foi en la solidarité sociale,
l'assistance, qui doit comprendre la médecine pu-
blique, préventive ou curative, prend un développe-
ment sans exemple dans le passé. Des institutions,
des services réguliers lui sont nécessaires. La misère,
la maladie et l'infirmité, la vieillesse malheureuse,
l'enfant et la femme en détresse matérielle ou en
danger moral, les déchéances à relever réclament
des fonctions payées ou gratuites, mais permanentes
et organisées. Il en faut pour découvrir l'infortune,
pour secourir et préserver, pour soigner et guérir,
pour corriger et réparer. Il en faut encore pour
administrer et contrôler toute cette activité bienfai-
14
106 LA FEMME ET LE POSITIVISME
santé. Parmi ces fonctions, le nombre de celles,
modestes ou élevées, qui exigent la participation des
femmes apparaîtra de plus en plus considérable.
Il n'est ni nécessaire ni désirable que toutes soient
officielles.
La part des organisations libres dans cette utilisa-
tion de la femme sera d'autant plus fructueuse
qu'elles seront plus affranchies des préoccupations
confessionnelles.
L'initiative vient déj à des femmes. Les plus humbles
comprendront ce qu'elles peuvent dans ce domaine
en associant leurs dévouements et leurs services.
L'éducation et l'enseignement, l'instruction pro-
fessionnelle, la protection des femmes et des enfants
employés dans l'industrie, la partie pour ainsi dire
ménagère de quelques administrations publiques et
de quelques œuvres sociales comportent des offices
féminins, dont l'importance et la variété croîtront.
Mais gardons-nous des énumérations. Car le pro-
grès suscite tous les jours des besoins nouveaux de
vie mieux ordonnée et plus belle auxquelles répon-
dront, mieux cultivées, les aptitudes pratiques et
esthétiques de la femme.
Les fonctions politiques ne sont pas des offices
féminins. Il y faut des aptitudes, un régime et même
des défauts masculins. La femme, en les exerçant,
ne pourrait qu'altérer ses qualités propres et tarir la
source de sa plus sûre, de sa meilleure influence.
Qu'on n'objecte pas Elisabeth d'Angleterre, Cathe-
rine de Russie ou d'autres encore. Ce furent de
LE TRAVAIL DES FEMMES 107
grands hommes, ce ne furent pas de grandes femmes.
La femme a mieux à faire que de faire la politique
comme ministre, comme député, voire comme élec-
teur ; c'est de la juger au nom de la morale avec
autorité. Soyez certains qu'elle ne la jugera pas long-
temps ainsi sans la modifier pour le plus grand bien
des peuples et d'elle-même.
III
Le Travail des Femmes.
Indépendamment des services qui ont besoin de la
femme, il y a les professions et les métiers dont le
besoin s'impose à trop de femmes.
Il faut vivre.
« L'homme doit nourrir la femme. » Auguste Comte
a énoncé en ces termes une règle d'évidente justice.
C'est la formule du devoir masculin, de la dette mas-
culine envers la femme dans l'ordre économique.
Il est étonnant que quelques-uns et même quelques
femmes aient voulu y voir je ne sais quelle menace
pour la liberté ou pour la dignité de la femme.
Qui parle d'une aumône humiliante ou du prix,
plus humiliant encore, octroyé à la femme pour
l'aliénation de sa personne ?
108 LA FEMME ET LE POSITIVISME
Il ne s'agit pour l'homme ni de payer ce qui n'est
pas dans le commerce, ni de faire, il s'en faut de
beaucoup, un don gratuit. L'obligation masculine
d'assurer l'existence matérielle de la femme, c'est
d'abord l'indemnité due à celle-ci à cause des ser-
vices, des fatigues, de l'usure, des risques, des périls
inhérents dans l'ordre matériel aux fonctions fémi-
nines, ménagères et maternelles. C'est ensuite la
condition sans laquelle la généralité des femmes
sont impuissantes à remplir, autant qu'il est néces-
saire et de la manière qui convient, leur ministère
moral dans la famille et dans la société.
Si l'on songe à ce qu'est la rude tâche de tant de
femmes à la maison, à ce que la maternité implique
de souffrances et de dangers, à l'immense bienfait
qu'est la providence féminine réellement exercée
sur la vie domestique et sur la vie sociale, on recon-
naîtra que l'homme, en « nourrissant la femme » et
en la dispensant de la lutte extérieure pour l'exis-
tence, reste encore son débiteur.
« Lhomme », c'est le père, au besoin adoptif ; c'est
le mari, c'est le fils ; ce sont les frères, quand ils
peuvent. A leur défaut, ce pourrait être la solidarité
familiale plus généralement appliquée à cet objet,
afin d'assurer à la femme non pas l'oisiveté, mais la
liberté requise pour choisir les occupations, les
offices qui conviennent à sa nature et rentrent dans
son rôle social.
Mais, si l'homme manque, s'il est dans l'impossi-
bilité de s'acquitter, — ou s'il se dérobe à son devoir
LE TRAVAIL DES FEMMES 109
sans qu'on l'y puisse contraindre, — si le salaire
masculin est insuffisant ou trop aléatoire, ou s'il
subit les prélèvements illégitimes de sa mauvaise
conduite, si la solidarité familiale est absente ou de
trop faible secours, il faut bien que la femme vive,
et plus d'une fois qu'avec elle et par elle vivent des
êtres chers tombés à sa charge.
Ce n'est pas tout. Si l'homme doit nourrir la
femme, la femme a le droit de rester juge des condi-
tions auxquelles elle peut accepter d'être nourrie par
l'homme et libre de n'accepter que celles qui sont
en effet acceptables. Il y va de son élémentaire
dignité.
Nul n'ignore de quelles difficultés est entouré le
mariage des filles pauvres. Le mal se manifeste dans
le prolétariat urbain sous des formes connues. Il est
particulièrement aigu sous d'autres formes et s'ag-
grave chaque jour pour les filles sans dot de la bour-
geoisie, surtout pour celles dont les exigences mo-
rales grandissent à leur honneur. Ce n'est pas du
jour au lendemain qu'il sera remédié à ce mal dou-
loureux. Pour que l'organisation économique et les
habitudes sociales auxquelles il se rattache en partie
soient améliorées, pour que les hommes retrouvent
plus de courage et acquièrent un sentiment plus
juste non seulement de leur devoir social, mais
de l'intérêt masculin bien entendu, pour que nos
filles de leur côté et aussi les parents de nos filles
évitent d'ajouter aux obstacles le souci exagéré
d'une vie d'emblée très facile et très unie, sinon trop
110 LA FEMME ET LE POSITIVISME
prodigue de satisfactions d'àmour-propre, il faudra
quelque temps. Donc, comment ne pas songer à
celles qui ne se marient pas ou qui se marient tard ?
D'ailleurs, il importera toujours que la jeune fille
ou la jeune femme puisse réellement choisir, comme
il faut qu'elle soit choisie. Pour choisir, il faut pou-
voir attendre, même quand on est pauvre, même
quand on ne peut pas ou qu'on ne croit pas devoir
compter sur l'assistance totale ou partielle de la
famille.
A toutes ces nécessités, transitoires ou perma-
nentes, la vie sociale doit pourvoir. Auguste Comte
a enseigné que la dette envers la femme prend, à dé-
faut de débiteurs individuels, un caractère social.
Mais il n'est ni possible, ni souhaitable, que cette
dette soit acquittée sous forme d'assistance gratuite
en dehors de la famille par la collectivité, autre-
ment qu'à titre temporaire, si ce n'est en des cas bien
déterminés. On pense naturellement aux orphelines
ou abandonnées encore incapables de gagner leur
vie, aux femmes âgées, infirmes ou malades, sans
ressources et sans soutiens, aux veuves ou aux
femmes seules, chargées d'enfants et malheureuses.
Hors de ces cas ou de cas analogues, la collectivité
doit aux femmes deux choses :
A celles dont le père, le mari, les fils ne demandent
qu'à les faire vivre de leur travail, elle doit d'amé-
liorer ses conceptions sociales, ses conditions écono-
miques et ses mœurs de manière à mettre les salaires
masculins en rapport avec le devoir masculin. Mais
LE TRAVAIL DES FEMMES 111
c'est toute la question sociale qui est ici soulevée.
Les réformes profondes et l'évolution décisive qu'elle
sollicite ne sont pas l'affaire d'un jour.
A toutes les femmes pauvres, adultes et valides, à
qui est laissée la charge soit de se suffire, soit de
subvenir pour tout ou partie à la vie des êtres chers,
la société doit de leur offrir un gagne-pain hono-
rable. Il faut donc des emplois, des professions, des
métiers féminins.
Quant aux emplois publics, le départ ne semble
pas si malaisé à faire entre ceux qui doivent rester
masculins, ceux qu'il faut réserver aux femmes et
ceux qui peuvent être partagés sans confusion. Ce
qu'on a fait jusqu'ici dans ce sens pèche par défaut
de méthode. Trop souvent les calculs budgétaires y
ont plus de part que le souci de la condition fémi-
nine. On souhaiterait tantôt plus de discernement
et tantôt plus de hardiesse.
Quant aux professions, métiers et emplois privés,
c'est le petit bonheur de l'offre et de la demande indi-
viduelles qui règne. Pour le travail salarié des fem-
mes, pas d'autre règle que, d'un côté, la dure loi du
besoin et, de l'autre, la poursuite du moindre salaire
à payer.
Cependant la sélection s'impose des entreprises et
des labeurs contre-indiqués par la nature et par le
rôle social des femmes, de ceux qui leur conviennent
spécialement, de ceux enfin qu'on peut se résigner
transitoirement à les voir assumer. Il sera toujours
scabreux de la confier au législateur. Il la faut atten-
112 LA FEMME ET LE POSITIVISME
dre du mouvement mieux éclairé de l'esprit public,
du sentiment fémininlui-même,de l'action concertée,
organisée, des amis de la femme, des sociétés et des
œuvres féminines, des associations professionnelles
des deux sexes.
Ces forces combinées ne s'emploieraient pas seule-
ment, dans un esprit relatif et pratique, pour aider
les femmes à pourvoir tant bien que mal à des néces-
sités qui n'attendent pas. Elles prépareraient un
meilleurlendemain.Guidéespardeplusjustesnotions
sur l'ordre et le progrès humains, sur la vie et la des-
tinée féminines, elles appliqueraient à un accord
fécond des efforts trop souvent gaspillés en un anta-
gonisme stérile. Doucement elles éloigneraient des
tâches anti-féminines les femmes qui ont besoin de
travailler pour vivre ; elles les aiguilleraient vers les
professions et les emplois auxquelles s'adaptent le
mieux ou le moins mal leurs dispositions physiques
et morales et leur en faciliteraient l'accès. Dans ce
domaine elles tendraient, par des ententes systéma-
tiques, à réduire autant que possible la concurrence
funeste entre les deux sexes.
Pour une telle œuvre le concours des riches cons-
cients de leur responsabilité serait bien utile. Mais,
si toutes les forces qui peuvent y coopérer doivent y
travailler tout de suite, qui ne voit à quel point leur
coopération serait guidée et fortifiée par l'action coor-
dinatrice du ministère spirituel, de l'autorité morale,
scientifique et humaine, dontles positivistesappellent
l'avènement ?
LE TRAVAIL DES FEMMES 113
C'est aux femmes de toute condition et de toute
culture qu'il faut penser, à toutes celles, dont il faut
déplorer mais constater le trop grand nombre, qui
n'ont pas leur existence assurée dans la famille, par
la famille. La gamme peut être étendue et diversifiée
des ressources que la société doit leur offrir depuis
la domesticité transformée en prolongement de la
famille — en passant par les parties appropriées
de la gestion agricole, du commerce de détail et de
l'industrie ménagère, par de nombreuses variétés de
travail manuel qui veulent soin et patience plus que
force, par plus d'un métier d'écriture, de rédaction
ou d'art, d'art décoratif surtout, par des services
d'administration intérieure, sans compter les offices
infirmiers, hospitaliers et pédagogiques, — jusques,
par exemple, aux applications les plus élevées et les
plus délicates du ministère médical.
Les positivistes ne cesseront pas de s'élever contre
l'encasernement et l'exploitation des femmes par
l'industrie. Ils repoussent pour elles ici le surmenage
physique, comme ailleurs le surmenage du cerveau
et des nerfs. Ils gémissent sur les dangers que les
agglomérations et les promiscuités font courir à la
santé et aux mœurs féminines. Dans l'ouvrière sou-
mise à un régime si contraire à l'organisation de la
femme ils voient la race compromise. Si elle est
épouse et mère, ils voient dès maintenant le foyer
désorganisé, l'enfant exposé à tous les périls de la
rue. Ils reconnaissent, en outre, dans l'industria-
lisation croissante de la femme, une cause d'avilisse-
15
114 LA FEMME ET LE POSITIVISME
ment des salaires et de chômage, une source d'anta-
gonisme contre nature entre les deux sexes, entre
deux misères.
Quelque puissants et bien organisés que l'on sup-
pose les efforts ligués contre ce fléau, il ne dispa-
raîtra pas tout de suite, ni à très brève échéance. En
attendant, rien ne doit être négligé ni par l'initiative
privée, ni par les associations professionnelles ou
autres, ni par les pouvoirs publics pour en atténuer
la malfaisance. Le législateur a commencé, il devra
poursuivre et développer en faveur des femmes
employées dans l'industrie une réglementation pro-
tectrice que la conscience publique exige.
Gladstone a dit un jour que l'homme qui trouve-
rait un moyen décisif de développer le travail rétribué
des femmes au foyer rendrait un grand service à l'hu-
manité. C'est très vrai dans notre état social, mais
à la condition que le travail des femmes à domicile
soit efficacement défendu par des forces sociales
organisées à cet effet contre la scandaleuse exploita-
tion qu'il subit aujourd'hui. Les avantages, pour la
femme et pour la famille, du travail à la maison sur
le travail à l'usine ou à l'atelier, sautent aux yeux.
Mais est-ce que tout récemment encore on ne nous
parlait pas de pauvres femmes peinant sur des cor-
sages jusqu'à une heure avancée de la nuit pour
gagner, à grand'peine, à Paris.... vingt sous?
Quand la femme est forcée de travailler pour vivre,
chez elle ou au dehors, son travail doit lui per-
mettre de vivre. Payer misérablement la femme
L'EDUCATION DES FEMMES 115
parce qu'elle est femme est une injustice. Il arrive
pire. Il arrive que la maigreur invraisemblable du
salaire escompte la honte de la femme. Ceci est le
dernier degré de l'infamie....
Les beaux-arts proprement dits, les lettres, des
travaux scientifiques peuvent, plus d'un exemple le
prouvent, procurer des ressources à quelques privi-
légiées. Les positivistes ne s'en plaignent pas.. Toute-
fois, ils souhaitent que dans l'avenir les femmes,
douées et préparées à cet égard en plus grand nombre
qu'aujourd'hui, puissent demander aux ouvrages de
l'esprit soit un instrument supérieur de leur office
spécial d'éducation ou d'enseignement, soit un
nioyen ajouté aux autres de remplir cette fonction
générale de la femme qui est d'améliorer et d'embellir
la vie, plutôt qu'une source de profit personnel. Le
bonheur commun y gagnera et leur talent n'y perdra
rien,
4^
IV
L'éducation des Femmes.
Ce serait folie de songer à traiter en quelques lignes
ce sujet qu'un volume n'épuiserait pas : l'éducation
des femmes. Je me bornerai donc à indiquer très
116 LA FEMME ET LE POSITIVISME
sommairement quelques idées directrices qui se
déduisent de ce qui précède.
Élever^ c'est adapter méthodiquement un être à sa
destination.
Toute éducation positive perfectionne la nature en
la respectant. Si remplir sa destinée est pour un être
une condition du bonheur, une éducation rationnelle
des femmes est un élément indispensable de leur
bonheur propre.
L'éducation physique est fondamentale. Elle doit
précéder la naissance de l'enfant et ne cesser jamais.
La santé est l'outil commun de toutes les fonctions,
de tous les services. Or la santé de l'adulte se fait
dans l'enfant.
Dès le premier jour, dans l'enfant du sexe féminin
il faut prévoir la femme future, la mère probable.
Cette prévision dominera toute l'hygiène de la petite
fille d'abord, de la jeune fille ensuite. Les soins, le
régime, les habitudes, les exercices seront réglés en
conséquence. La faiblesse n'est pas une grâce. L'alté-
ration artificielle des organes, des formes et des pro-
portions, si elle doit contrarier un jour les fonctions
de la femme et de la mère, n'est pas une source de
beauté.
C'est déjà jtrop des mauvaises chances que la future
femme tient de l'hérédité et de la condition sociale.
Loin de les aggraver, l'éducation physique devrait
s'appliquer à les corriger. Le plus possible elle de-
vrait combattre toutes les causes de déformation et
de misère physiologique : chez les unes, — légion
L'EDUCATION DES FEMMES 117
hélas ! — l'insufiisante nutrition, le surmenage phy-
sique, l'usure précoce; chez d'autres, les malfaisances
de la mode, de la claustration oisive ou d'une vie
agitée et vide; chez d'autres enfin, déséquilibre résul-
tant du surmenage hâtif des nerfs et du cerveau.
L'éducation morale comprend l'éducation des
sentiments et du caractère, mais n'est complète que
par l'éducation de l'esprit.
L'enfant, de quelque sexe qu'il soit, nait avec un
égoisme prépondérant, tyrannique même. Atténuer
le plus possible la virulence de l'égoïsme, éveiller,
exercer et développer l'altruisme naturel, utiliser
l'énergie même des instincts personnels, non étouffés
mais disciplinés, pour des fins altruistes, telle est la
tâche des éducateurs.
Faire épanouir tout ce que le cœur féminin con-
tient de virtuelle tendresse paraît facile. Il y faut
cependant du discernement et de l'art. L'instinct
maternel, qui est comme la basse continue dans les
harmonies affectives de la femme, se manifeste de
bonne heure sous les formes les plus enfantines. Mais,
s'il est un allié puissant et précieux des penchants
altruistes, il est aussi et devient avec l'âge un maître
exigeant. J'ai rappelé ce qu'il introduit de particula-
risme jaloux dans les plus douces affections de la
femme. Il est certain qu'il engendre, en bien des cas,
un véritable égoïsme domestique , dont les sugges-
tions sont contraires à la solidarité sociale et à la
justice. C'est de très bonne heure qu'il convient de
prévenir de telles déviations par la culture directe
118 LA FEMME ET LE POSITIVISME
des affections purement altruistes et par l'élargisse-
ment de l'esprit lui-même.
Deux qualités nécessaires à la femme, la pureté et
la sincérité, exigent l'éducation combinée des senti-
ments et du caractère.
La vraie pureté n'est pas faite d'une prétendue
« innocence », d'une ignorance réelle ou fictive, qui
devient dangereuse si elle se prolonge trop. Elle n'a
rien à voir avec les fausses pudeurs. Elle est la forme
essentiellement féminine du respect et de la posses-
sion de soi-même. Elle est, chez la jeune fille, le-
souci conscient de garder inaccessible à des atteintes
qui, pour la femme, sont une servitude et une dimi-
nution, son capital d'amour et de maternité, jus-
qu'au jour où elle consentira le don libre et réfléchi
d'elle-même, dans les seules conditions dont se
puissent accommoder sa dignité, sa sécurité et sa
mission.
Le respect de soi-même entre aussi avec la sympa-
thie pour les autres et le courage moral dans la sin-
cérité. La femme doit dès l'enfance en prendre l'ha-
bitude pour mériter la confiance qu'il lui faudra
inspirer. Mais la sincérité réclame elle-même la con-
fiance témoignée à l'enfant et à la jeune fille.
L'éducation morale ne s'achève que par l'éduca-
tion intellectuelle. Les meilleurs sentiments veulent
être complétés par des convictions raisonnables ;
sans quoi ils sont exposés à tous les égarements. La
bonté de la femme en particulier ne sera préservée
des erreurs souvent graves qu'elle peut commettre
L'ÉDUCATION DES FEMMES 119
que si elle est doublée d'une connaissance réelle de
ce qu'est le bien.
Chez les filles comme chez les garçons la forma-
tion du jugement moral doit, dès qu'il se peut, être
parallèle à la formation des sentiments et des habi-
tudes.
Exclusivement concret et pratique, toujours élé-
mentaire et familier dans la première période de
l'âge scolaire, l'enseignement moral pénétrera tout
l'enseignement théorique du second âge scolaire ou
de l'adolescence. Il en sera, sous la forme systéma-
tique, la conclusion.
Aux femmes comme aux hommes la bonne volonté,
soigneusement cultivée, est indipensable, mais ne
suffit pas. Il leur faut une doctrine morale. Comment,
dans notre civilisation si compliquée, les femmes
pourraient-elles se conduire elles-mêmes et moraliser
la conduite des autres, si à l'élan du cœur ne s'ajoute
pas chez elles l'action directrice des notions morales ?
J'entends les notions démontrables sur la nature
humaine, sur les conditions fondamentales et le per-
fectionnement de la vie morale, sur la réalité et les
relations hiérarchiques de ces êtres collectifs qui
s'appellent la famille, la cité, la patrie, l'humanité,
sur notre dépendance et notre dette envers eux, sur
la solidarité des individus, des sexes, des groupes et
des générations, sur la nécessité de concilier le con-
cours avec la liberté à la fois respectée et réglée.
« L'amour » est le « principe » ou la source véri-
table de la moralité humaine, que la femme excelle à
120 LA FEMME ET LE POSITIVISME
mettre en action. Il lui a trop souvent manqué d'en
connaître assez la « base », qui est un « ordre » réel,
à la fois nécessaire et perfectible et d'en apercevoir
distinctement le « but », qui est le « progrès » ter-
restre de l'existence individuelle et collective, soit
un ordre meilleur.
Pour faire une conscience complète, au sentiment
altruiste doit s'associer une raison altruiste armée
par l'enseignement de la morale.
Cette morale, pour laquelle les dogmes théolo-
giques et les systèmes métaphysiques, loin d'être
encore des soutiens, sont devenus des causes de
dissolution et de ruine, suppose tout un ensemble
de connaissances antécédentes sur la réalité obser-
vable. Elle comprend une psychologie positive et
dépend immédiatement d'une sociologie , fût-elle
élémentaire, c'est-à-dire de notions également posi-
tives sur l'existence, l'organisation et l'évolution des
sociétés. Morale et sociologie impliquent ensemble
une biologie, puisque la vie morale et la vie sociale
impliquent la vie tout court. Les phénomènes supé-
rieurs sont distincts mais dépendants des phéno-
mènes inférieurs, même quand ils les modifient. De
plus, chaque être dépend de son milieu, organisé
ou inorganique, tout en réagissant sur lui. C'est une
autre raison de connaître la biologie et c'est une
raison entre autres de connaître l'ordre du monde
qui nous domine, en ce qu'il nous est accessible. On
remonte ainsi par la chimie et la physique jusqu'à
l'astronomie. Enfin la mathématique, outre qu'elle
L'EDUCATION DES FEMMES 121
étudie ce qu'il y a de plus général et de plus indé-
pendant dans le domaine de la connaissance posi-
tive, fournit à l'esprit et par l'esprit à la volonté
une discipline. Celle-ci n'est étrangère ni à notre
conception, du reste progressive, de la justice, ni à
nos habitudes de généralisation morale.
Donc l'enseignement systématique de la morale
se lie, pour les jeunes filles comme pour les garçons,
à leur initiation aux autres sciences fondamentales
suivant l'ordre établi par Auguste Comte depuis
l'arithmétique jusqu'à la sociologie. Mais c'est pour
les jeunes filles surtout que les études scientifiques
doivent être résolument subordonnées à l'intérêt
éducatif qui les domine.
Il s'agira bien moins de charger la mémoire de
nos filles d'un bagage encombrant et lourd de
détails, ni de fatiguer à l'excès leur cerveau, au
détriment de leur santé physique et morale, par
le jeu de la difficulté inutile, que de leur donner des
vues justes sur le monde, sur la vie et sur la société,
de leur faire une mentalité positive. Il en doit être
d'autant plus ainsi que les positivistes entendent
faire de la culture scientifique ainsi comprise non
pas le privilège de quelques-unes, mais le patri-
moine du plus grand nombre possible, un jour, de
toutes.
Contraire à toute superstition, à tout esprit de
chimère, à toute intolérance, cette culture aura pour
résultat, pensons-nous, de familiariser dans le do-
maine moral comme dans le domaine physique, le
16
122 LA FEMME ET LE POSITIVISME
cerveau féminin avec la notion de loi, négation de
tout arbitraire divin ou humain, de développer en
lui le sens d'un ordre général incompatible avec un
particularisme abusif, de lui donner le goût des évo-
lutions nécessaires et possibles, aussi exclusif des
subversions violentes que d'un conservatisme aveugle.
Une telle éducation est propre à faire cesser le
divorce mental entre l'homme et la femme, qui est
un si formidable obstacle au progrès, qui pèse sur
toutes les relations sociales, qui vicie jusqu'au mariage
et dissout lentement, mais sûrement, la famille. Je
sous-entends que ce résultat suppose aussi que l'édu-
cation d'un grand nombre d'hommes sera également
réformée.
On sait, sans qu'il soit utile d'y insister ici, que les
positivistes demandent pour les jeunes filles comme
pour les jeunes hommes que l'instruction scientifique
soit toujours accompagnée de l'indispensable étude
de deux langues vivantes, de l'étude régénérée de
l'histoire concrète, d'une culture esthétique éminem-
ment nécessaire au rôle de la femme, qui est, en
partie, de poétiser les réalités et de réaliser toujours
un peu plus d'idéal autour d'elle.
L'éducation pratique des filles doit les préparer à
leur destination normale et aux nécessités éventuelles
de la vie. Toutes doivent apprendre à la fois le ménage
et un métier.
Le ménage, pris ici au sens le plus large, comprend
tous les soins spéciaux de la femme, de la mère édu-
catrice, toute l'administration intérieure du foyer.
L'EDUCATION DES FEMMES 123
On voit ce qu'il exige de notions réelles, notamment
en biologie, en hygiène, en pédagogie élémentaire,
en économie.
A toutes il faut l'apprentissage d'une profession,
gagne-pain, gage de liberté dans l'acceptation du
mari, ou réserve utile.
Il faut enfin à nos filles un apprentissage de l'action
sociale. C'est une raison, parmi d'autres, de faciliter
judicieusement entre les jeunes gens des deux sexes
des relations confiantes et saines. La moralité, si l'on
se garde de trop strictes imitations, y gagnera plus
qu'on ne croit ; et le service futur de l'Humanité en
sera mieux assuré, ce qui est le but dernier de toute
éducation, de toute discipline et de tout savoir.
'"^^^^
TABLE DES MATIERES
LA FEMME
ET
LE POSITIVISME
Pages
PREMIÈRE PARTIE
La Question de la Femme.
I. — Il y a une question de la femme 7
II. — Rappel de notions préliminaires 12
III. — Un peu de psychologie élémentaire et com-
parée 18
IV. — Suite du même sujet 28
V. — La solidarité des sexes 38
DEUXIEME PARTIE
La Femme dans la Famille.
I. — La femme et la famille 43
II. — La femme et le mariage 47
III. — Avant et pendant le mariage 54
IV. — Maternité 67
V. — Ménage et foyer 75
VI. — La femme et le divorce. — Le veuvage 79
128 LA FEMME ET LE POSITIVISME
TROISIÈME PARTIE
Le Rôle social de la Femme.
I. — La fonction générale de la femme dans la
société 89
II. — Offices féminins 100
III. — Le travail des femmes 107
IV. — L'éducation des femmes 115
ACHEVE D'IMPRIMER
Le 11 Septembre 1905
PAR LA
SOCIÉTÉ TYPOGRAPHIQUE
DE CHATEAUDUN
La BlbtlotkQ.qiiii
Université d'Ottawa
Echéance
Tfie llbKaxy
Uni vers ity of Ottawa
Date Due
25JUINÎ9Q
OeD 5 2005
U020Uto
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CE HQ 1121
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