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Full text of "La Linguistique"

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I' 



BIBLIOTHÈQUE 



DÏS 



SCIENCES CONTEMPORAIN ES 



BIBLIOTHÈQUE DES SCIENCES CONTEMPORAINES 



LA LINGUISTIQUE 



PAR 



ABEL HOVELACQUE 



LINGUISTIQUE. PHILOLOGIE. ÉTYMOLOGIE 

LA FACULTÉ DU LANGAGE ARTICULÉ, SA LOCALISATION, 

SON ORIGINE, SON IMPORTANCE DANS L'HISTOIRE NATURELLE. 

CLASSIFICATION ET DESCRIPTION DES DIFFÉRENTS IDIOMES. 

PLURALITÉ ORIGINELLE ET TRANSFORMATION 

DES SYSTÈMES DE LANGUES. 



QUATRIEME EDITION 

REVUE ET AUGMENTÉE 



PARIS 
LIBRAIRIE SCIILEICHER FRÈRES 

8, RUE MONSIEUR-LE-PRINCE, 8 

Tous droit^pêservés. 




p 

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TABLE DES MATIÈRES 



Pages 

Introduction ix 

Avertissement pour la seconde édition xm 

Avertissement pour la quatrième édition xv 

Chapitre I. Linguistique, philologie étymologie 1 

§ 1. Distinction de la linguistique et de la 

philologie 1 

§ 2. La vie des langues 9 

§ 3. Aide que se prêtent mutuellement la 

linguistique et la philologie 12 

§ 4. Les polyglottes 14 

§ 5. Les dangers de l'étymologie 16 

Chapitre IL La faculté du langage articulé. Sa localisa- 
tion. Son importance dans l'histoire na- 
turelle 22 

Chapitre III. Première forme linguistique. Le monosyl- 

labismc. Les langues isolantes 39 

§ 1. Le chinois 43 

§ 2. L'annamite 52 

§ 3. Le siamois 53 

S 4. Le birman 55 

§ 5. Le tibétain 55 

Chapitre IV. Seconde forme linguistique. L'agglutination. 

Les langues agglutinantes 61 

§ 1. Qu'est-ce que l'agglutination ? 61 

§ 2. Langues de l'Afrique méridionale 67 

Langue des Ilottcntots 68 

Langues des Bochimans 72 

§ 3. Langues des nègres d'Afrique 73 

S 4. Langues du groupe banlou 83 

§ 5. Le poul 91 



VI TABLE DES MATIÈRES 

Pages 

Chapitre IV. § 6. Les langues nubiennes 93 

§ 7. Langues des Négritos 94 

§ 8. Langues des Papous 94 

? 9. Langues australiennes 95 

§ 10. Langues maléo-polynésiennes 96 

§ 11. Le japonais 105 

§ 12. Le coréen 110 

§ 13. Langues dravidiennea 111 

§ 14. Langues ouralo-altaïques 125 

I. Le groupe samoyède 127 

II. Le groupe finnois 128 

III. Le groupe turc 142 

IV. Le groupe tongouse 148 

V. Le groupe mongol 150 

VI. De l'harmonie vocalique et de la 

parenté des langues ouralo-al- 
taïques 152 

§ 15. La langue basque 156 

§ 16. Langues américaines 173 

§ 17. Langues hyperboréennes 189 

§ 18. Langues du Caucase 190 

§ 19. De quelques autres idiomes classes 

parmi les langues agglutinantes.... 193 

a. La prétendue langue scylhique 193 

6. La langue de la 2" colonne des ins- 
criptions cunéiformes 194 

c. La langue dite sumérienne ou acca- 

dienne 197 

§ 20. La théorie des langues touraniennes. 201 

Chapitre V. Troisième forme linguistique. La Dexion... 205 

§ 1. Qu'est-ce que la flexion ? 206 

§ 2. Flexion indo-européenne et flexion 

sémitique 207 

A. Les langues sémitiques 211 

§ 1. Du sémitisme en général et de l'ensem- 
ble des langues sémitiques 212 

§ 2. Groupe araméo-assyrien 218 

I. Chaldécn et syriaque 218 

II. Assyrien 221 

§ 6. Le groupe chananéen 225 

I. Hébreu 225 

IL Phénicien 231 

§ 4. Le groupe arabe 234 

I. Arabe 234 

IL Langues de l'Arabie méridionale 

et de l'Abyssinie 240 



TABLE DES MATIÈRES VU 

Pagi s 
Chapitre V. S 5. Individualité des langues sémitiques. 

Leur patrie primitive 242 

B. Les langues khamitiques 246 

§ 1. Le groupe égyptien 

§ 2. Le groupe libyen 253 

§ .3. Le groupe éthiopien 255 

C. Les langues indo-européenne* 257 

La langue commune indo-européenne. 260 

§ 1. Branche hindoue 270 

I. Anciennes langues hindoues... 271 

If. Langues néo-hindoues 270 

III. Dialectes des Tsiganes 27s 

§2. Branche éranienne 279 

I. Zend 380 

II. Perse 284 

III. Arménien . . .- 286 

IV. Husvàrèche 288 

V. Parsi 291 

VI. Persan 292 

VII. Ossète, kourde, belêutche, af- 

ghan, etc 293 

§ 3. Branche hellénique ' 295 

§ 4. Branche italique 306 

I. Anciennes langues italiques..... 307 

IL Langues novo-latines 318 

^ 5. Branche celtique 3.38 

§ 6. Branche germanique 347 

I. Gothique 349 

IL Langues Scandinaves 352 

III. Bas allemand 354 

IV. Haut allemand 360 

§ 7. Branche slave 366 

§ 8. Branche letlique 389 

I. Lithuanien 390 

II. Lettc 392 

III. Vieux prussien 393 

§ 9. Langues indo-européennes non clas- 
sées 394 

I. Etrusque 395 

H. Dace 397 

III. Langues indo-européennes de 

l'Asie Mineure 398 

IV. Langues indo-européennes dites 

scythiques 400 

V. Albanais 400 



VIII TABLE DES MATIÈRES 

Pages 

Chapitre V. § 10. Du mode de subdivision de la langue 
commune indo-européenne et de la 
région où elle fut parlée 402 

Chapitre VI. Pluralité originelle des langues et transfor- 
mation des systèmes linguistiques 413 

§ 1. Comment se reconnaît la parenté des 

langues 413 

§ 2. Pluralité originelle des systèmes lin- 
guistiques 419 

§ 3. Dans la vie historique les langues peu- 
vent ne plus correspondre aux races. 'iTJ 

§ 4. La transformation des espèces en lin- 
guistique 425 

TABLE ANALYTIQUE 441 



INTRODUCTION 



Il était réservé aux dernières années du dix- 
huitième siècle de donner le jour aux méthodes 
d'investigation scientifique. La tâche était 
immense ; mais les hommes qui tentèrent de 
l'accomplir n'y firent pas défaut. C'est aux écri- 
vains de l'Encyclopédie qu'il fut donné d'ouvrir 
l'ère contemporaine, la période de la science 
expérimentale. 

L'esprit méthodique renouvela les procédés de 
recherche et les modes d'enseignement. Les 
sciences mathématiques, les sciences chimiques, 
les sciences naturelles rompirent enfin, et pour 
jamais, avec la métaphysique. 

La linguistique n'est ni la moins importante ni 
la moins intéressante des sciences contempo- 
raines ; ce volume lui est consacré. Notre inten- 
tion est de montrer quelle place elle occupe dans 
l'histoire naturelle de l'homme. Tout d'abord, 
nous aurons à la définir. Les questions les plus 



X INTRODUCTION. 

délicates de cette science sont abordées et résolues 
chaque jour par des personnes tout aussi igno- 
rantes de son objet que de sa méthode. C'est le 
sort commun de toutes les sciences naturelles. 
On y supplée volontiers par des assertions pure- 
ment sentimentales au défaut d'études fondées 
sur l'expérience. C'est ainsi qu'on se déclare har- 
diment polygéniste ou monogéniste, ami ou 
ennemi de la doctrine de l'évolution, san- avoir 
jamais mis le pied dans un laboratoire d'anthro- 
pologie. 

Nous ne chercherons pas à éviter l'examen de 
la question de l'origine du langage. C'est une 
question purement anthropologique. Sans nous 
occuper des rêveries auxquelles elle a donné lieu, 
nous la traiterons uniquement au point de vue 
de l'histoire naturelle, c'est-à-dire de l'anatomic 
et de la physiologie. Le langage articulé est un 
fait naturel, soumis, comme tout autre fait, à 
l'investigation libre et désintéressée, et ce n'est 
pas une entreprise téméraire .que d'aborder la 
question de son origine. L'écarter sous prétexte 
qu'il faut proscrire toute recherche des « origines 
premières », c'est admettre la possibilité même 
de ces causes premières, dont les mathématiques 
et la chimie ont fait justice. 

A côté des questions de linguistique pure, nous 



INTRODUCTION. XI 

avons introduit çà et là, mais dans une faible 
mesures, certaines questions de philologie qui 
s'y rattachaient directement. Nous avons traité 
plus volontiers de quelques points d'ethnogra- 
phie linguistique, mais d'une façon très-incom- 
plète. Nous nous promettons d'y revenir. Quant 
aux questions de linguistique proprement dite, 
nous étions contraint, par la nature et le but de 
cette Bibliothèque, à les parcourir toutes fort 
rapidement ; c'est une difficulté dont le lecteur 
voudra bien tenir compte. 

Avant d'entrer en matière, qu'il nous soit per- 
mis d'adresser nos remerciements à MM. Picot et 
Vinson, pour la part qu'ils ont prise à notre 
travail. Nous leur devons beaucoup : des notes, 
des renseignements, et surtout les conseils d'es- 
prits sûrs et méthodiques. 



AVERTISSEMENT 

POUT\ LA SECONDE ÉDITION 



C'est une édition véritablement nouvelle que 
nous publions aujourd'hui, et non pas une réim- 
pression. 

La partie des langues monosyllabiques et celle 
des langues à flexion n'ont reçu que des modifi- 
cations peu importantes, mais il n'en a pas été 
de même de la partie des langues agglutinantes 

Nous avons développé tout particulièrement les 
chapitres relatifs à la langue des Hottentots, aux 
langues de la Guinée, et aux langues du système 
bantou. 

Nous avons également revu et remanié le cha- 
pitre consacré aux idiomes de l'Amérique. On a 
fait récemment des progrès considérables dans 
la science de l'américanisme, mais tout est loin 
d'avoir été dit à ce sujet. Après avoir reproduit la 
classification assez communément acceptée des 
langues américaines, nous avons tâché de mettre 
en évidence ce fait très important que les langues 



XIV AVERTISSEMENT POUR LA SECONDE ÉDITION. 

en question ne constituent pas une espèce parti- 
culière, et que leurs procédés se retrouvent dans 
un grand nombre d'autres langues agglutinantes. 

En ce qui concerne d'autres idiomes également 
agglutinatifs, dont la phonétique, la structure et 
le vocabulaire demeurent encore fort obscurs, 
nous avons persisté dans notre première réserve. 
On peut ne pas approuver ; mais on blâmerait 
avec bien plus de droit des conclusions légères et 
trop hâtives. 

Quant à la méthode qui nous avait guidé dans 
la rédaction de notre première édition, et qui est 
commune aux différents volumes de la Biblio- 
thèque des scieiices contemporaines, nous l'avons 
suivie avec toute la fidélité possible dans cette 
nouvelle publication. C'est la méthode expéri- 
mentale, la méthode sur laquelle reposent toutes 
les recherches et toutes les découvertes de l'esprit 
moderne. 



AVERTISSEMENT 

POUR LA QUATRIÈME ÉDITION 



Nous avons à signaler, depuis l'époque à 
laquelle a paru la troisième édition de ce livre, 
la publication des travaux importants des « néo- 
grammairiens » sur la phonétique du système 
indo-européen ancien ; puis l'achèvement du 
grand ouvrage de Frédéric Miïller, Grundriss der 
Sprachwissenschaft. 



LA LINGUISTIQUE 



CHAPITRE PREMIER. 

LINGUISTIQUE — PHILOLOGIE — ÉTYMOLOGIE. 



§ 1. Distinction de la linguistique 
et de la philologie. 

Il est rare que dans le langage courant, et même 
dans les écrits scientifiques, on établisse une distinction 
entre les deux mots de linguistique et de philologie ; on 
les emploie d'ordinaire l'un pour l'autre, à peu près au 
hasard et selon qu'il faut satisfaire aux besoins eupho- 
niques d'une phrase ou d'une période. Nos meilleurs 
écrivains, des érudits même, confondent sans cesse ces 
deux termes ; la philologie, la linguistique ne sont trop 
souvent, pour eux, que l'étude des étymologies, et ils 
donnent indifféremment aux personnes qui se livrent à 
cette sorte de recherches le nom de linguistes ou de 
philologues. L'examen de la parenté possible de deux 
idiomes australiens et la correction d'un texte de Plaute 
seraient indistinctement des travaux de linguistique ou 
de philologie. 

Il est loin d'en être ainsi, et nous devons nous attacher, 
avant tout, à combattre cette grave erreur. 

La linguistique est une science naturelle, la philologie 
une science historique. 

Dans le Dictionnaire de la langue française d'Em. 
Littré, au mot Linguistique, nous lisons : « Etude des 

LINGUISTIQUE. \ 



2 LA LINGUISTIQUE 

langues considérées dans leurs principes, dans leurs 
rapports, et en tant qu'un produit involontaire de l'es- 
prit humain ». Cette définition a un grand mérite : celui 
de ne pas s'appliquer tout aussi bien au mot Philologie. 
A ce dernier mot E. Littré donne trois sens divers : 
1» Sorte de savoir général qui regarde les belles-lettres, 
les langues, la critique, etc.. 2° Particulièrement : étude 
et connaissance d'une langue en tant qu'elle est l'ins- 
trument ou le moyen d'une littérature. 3° Philologie 
comparée ; étude appliquée à plusieurs langues, que 
l'on éclaire par la comparaison entre les unes et les 
autres » De ces trois applications, les deux premières 
sont exactes, mais à propos de la dernière nous devons 
faire une réserve. L'auteur y définit d'une façon très 
heureuse la Philologie comparée ; mais le moyen de 
concevoir que la Linguistique puisse en aucun cas 
recevoir ce nom de Philologie comparée ? C'est avec juste 
raison que E. Littré distingue la Philologie simplement 
dite d'avec la Linguistique, mais il cède sans motif suffi- 
sant à l'usage qui fait dévier de son sens le terme de 
Philologie, alors qu'on lui applique l'épithète de com- 

parée. 

Comment, pour être comparée, la philologie se brans- 
formerait-elle en linguistique? Nous avons peine à le 
comprendre. La physiologie comparée, celle, par exem- 
ple qui embrasse les relations des végétaux et des ani- 
maux naurait-elle plus droit au nom de physiologie ? 
L'anatomie comparée des diverses races humaines ou, 
si l'on veut, l'anatomie comparée de l'homme et des 
autres primates, devrait-elle perdre le nom Vanatomit ? 
11 en est évidemment de la philologie comme do ces 
autres sciences, et l'on ne saurait à aucun titre, lors- 
qu'elle devient comparée, ou, pour mieux dire, compa- 
rative lui enlever son propre et véritable nom. 
Rollin définissait les philologues « ceux qui ont tra- 



DISTINCTION DE LA LINGUISTIQUE ET DE LA PHILOLOGIE. 3 

vaille sur les anciens auteurs pour les examiner, les 
corriger, les expliquer et les mettre au jour ». Cette défi- 
nition conserve encore toute sa valeur ; elle correspond 
aux deux premiers sens que Littré comme nous venons 
de le voir, donne dans son Dictionnaire au mot de 
Philologie. En définitive, la tâche du philologue est 
l'étude critique des littératures sous le rapport de l'ar- 
chéologie, de l'art, de la mythologie ; c'est la recherche 
de l'histoire des langues et subsidiairement de leur 
extension géographique ; c'est la découverte des em- 
prunts qu'elles se sont faits les unes aux autres dans le 
cours des temps, en particulier des emprunts lexiques ; 
c'est, enfin, la restitution et la correction des textes. 

C'est là, au premier chef, une science historique, une 
branche considérable de V « érudition ». Avant le déve- 
loppement contemporain des sciences naturelles, les lan- 
gues n'étaient envisagées, et il n'en pouvait être autre- 
ment, que sous ce seul et unique rapport ; la philologie 
a précédé de longtemps la linguistique. 

La philologie, simplement dite, ne s'attache qu'à une 
seule langue ; elle la critique, en interprète les docu- 
ments, en améliore les textes d'après les données et les 
informations que peut lui fournir cette seule et même 
langue. L'étude vient-elle à se porter de façon corréla- 
tive sur deux langues diverses, ou sur plusieurs bran- 
ches d'un même idiome, la philologie devient alors com- 
parée. Ainsi la philologie dite classique est le plus 
souvent comparée : elle s'occupe, comme l'on sait, des 
textes grecs et latins. De même la philologie romane, 
la philologie germanique, la philologie slave, sont, les 
unes et les autres, comparées ; elles traiteront, par exem- 
ple, de l'influence qu'exerça la langue des Précieuses 
du dix-septième siècle sur la langue courante des âges 
suivants ; du rôle que joua dans la formation de l'alle- 
mand moderne la version de la Bible par Luther ; de 



V 



4 r.A LINGUISTIQUE 

l'extension des langues slaves, vers l'ouest de l'Europe, 
au moyen âge, puis de leur rétrogradation vers l'est. 
Egalement comparée est La philologie dite orientale qui 
s'applique à ces trois langues, le persan, l'arabe, le turc, 
tout étrangères que soient les unes aux autres ces dif- 
férentes langues sous le rapport linguistique. Dans 
l'Inde et dans l'extrême Orient le bouddhisme a donné 
naissance à une philologie comparée, tout comme la 
légende de Charlemagne dans l'Europe occidentale. 

C*est en particulier à Schleicher (1), c'est à Kuhn, 
Chavée (2), Spiegel (3) qu'est due la distinction si im- 
portante entre ces deux sciences, philologie et linguis- 
tique. Tous ces auteurs tombent d'accord sur le fait ca- 
pital que l'une est du domaine des connaissances histo- 
riques, l'autre du domaine des connaissances naturelles. 

La linguistique peut être définie ; l'étude des éléments 
constitutifs du langage articulé et des formes diverses 
qu'affectent ou peuvent affecter ces éléments. En d'autres 
termes, si l'on veut, la linguistique est la double étude 
de la phonétique et de la structure des langues. 

Il est aisé de comprendre comment la linguistique se 
rattache à la physiologie par l'étude du matériel phoné- 
tique des langues, c'est-à-dire de leurs sens. Le premier 
soin du linguiste est d'inventorier les voyelles et les 
consonnes des langues qu'il examine et d'établir les lois 
de leurs permutations ou de leurs variations ; la décou- 
verte dp ers lois lui sera d'autant plus facile qu'il sera 
plus familiarisé avec le jeu de l'appareil vocal. 

Les voyelles et les consonnes constituent les premiers 
éléments du langage. Plus tard apparaissent d'autres 
éléments, que l'on qualifie souvent du nom d'éléments 
simples bien que, pour l'ordinaire, ils soient déjà com- 
f1') Die deulsche spraehe, Intr., chap. VI. 

(2ï Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris. 180?, 
p. 198. 

(3) Die traditionnelle literatur der Parsen i p. 48. 



DISTINCTION DE LA LINGUISTIQUE ET DE LA PHILOLOGIK. 5 

posés (c'est-à-dire formés d'un ensemble de voyelles et de 
consonnes) ; ce sont les monosyllabes auxquels on donne 
le nom de racines. 

Ces monosyllabes, l'expérience nous les fera découvrir 
au fond de tous les systèmes linguistiques. Tantôt ils 
seront formés d'un seul élément sonore, c'est-à-dire d'une 
seule voyelle ; tantôt ils seront formés de la réunion de 
plusieurs éléments : soit, par exemple une consonne 
suivie d'une voyelle, soit une voyelle suivie d'une con- 
sonne, soit encore quelque autre groupement. Mais la 
signification de ces premières racines ne sera jamais 
que très générale et elles se trouveront étrangères à toute 
notion de genre, de cas, de nombre, de personnes, de 
temps, de modalité. 

L'étude de ces éléments constitue, disons-nous, l'un des 
premiers .soins du linguiste. En second lieu arrive l'exa- 
men des formes qu'affectent ou peuvent affecter ces élé- 
ments ; cette nouvelle étude reçoit le nom de morpho- 
logie. Nous traiterons plus loin des différentes variétés 
morphologiques du langage, c'est-à-dire des différents 
modes de structure que peuvent présenter les langues, 
et nous constaterons alors que des idiomes qu'il con- 
vient de ranger, sous ce rapport, dans un seul et même 
groupe, par exemple les langues dites agglutinantes, 
peuvent être, si l'on envisage leurs éléments constitutifs, 
étrangères de tous points les unes des autres. C'est ainsi 
que les langues indo-européennes et les langues sémi- 
tiques, dont les racines sont tout à fait différentes, tout 
à fait irréductibles, se trouvent les unes et les autres 
dans la même classe morphologique ; de même, le turc, 
le basque, le japonais, !<• tamoul ont, en général, la 
même structure ; mais les radicaux de ces différentes 
langues sont essentiellement différents, et il est impos- 
sible de les ramener scientifiquement à une origine com- 
mune, à une seule et même souche. 



6 LA LINGUISTIQUE 

Ce sujet nous occupera en son temps comme il le mé- 
rite. Notre but, pour l'instant, est de bien établir ce fait 
capital, que la linguistique appartient au groupe des 
sciences naturelles, et que pour la ranger parmi les 
sciences historiques il faut méconnaître à la fois et son 
but et sa méthode. 

C'est à Auguste Schleicher que nous devons les écrits 
les plus nets et les plus démonstratifs sur cet important 
sujet. 

Schleicher, chose rare parmi ses compatriotes, était 
un esprit parfaitement dégagé d'aspirations métaphysi- 
ques. Il avait traversé, comme tant d'autres, les écoles 
transcendantes ; comme tant d'autres, il avait suivi les 
docteurs du théurgisme et de l'hyperphysisme, mais 
leurs fantaisies n'avaient pu séduire cette intelligence 
positive et peu disposée à se payer d'emphatiques et 
vaines paroles. Schleicher était l'homme de l'expé- 
rience, l'homme de la méthode. C'est à lui le premier, 
comme l'on sait, qu'il échut de dresser un code général 
de la phonétique et de la structure des langues indo- 
européennes. W. Jones, vers la fin du xvm e siècle, avait 
définitivement affirmé la parenté de ces langues, et 
Bopp, au commencement du xix e , avait démontré 
méthodiquement cette même parenté. 

Ainsi qu'il aimait à le dire lui-même, il est certain 
que ses remarquables connaissances en botanique lui 
furent d'une utilité capitale pour ses recherches sur la 
morphologie des langues, tanf les procédés d'analyse et 
de comparaison sont identiques dans l'étude de toutes 
les sciences naturelles. 

L'ingénieuse analogie que, pour bien faire compren- 
dre la distinction de la linguistique d'avec la philolo- 
gie, Schleicher se plut à établir entre le linguiste et le 
botaniste d'une part, et d'autre part le philologue et 
l'horticulteur, mérite à tous égards d'être rappelée. On 



DISTINCTION DE LA LINGUISTIQUE ET DE LA PHILOLOGIE. 7 

la trouve dans son excellent livre sur la langue alle- 
mande (1) : 

« La philologie, disait-il, est une science historique, 
et cette science ne peut se trouver appliquée que là où 
l'on est en présence d'une littérature, d'une histoire. Là 
où les monuments font défaut, là où il n'y a point de 
culture littéraire, le philologue n'a que faire ; la philo- 
logie, en un mot, ne peut s'exercer que sur des docu- 
ments historiques. Il en est tout différemment de la lin- 
guistique, dont l'objet unique est la langue elle-même, 
dont l'unique étude est l'examen de la langue en elle- 
même et pour elle-même. Les variations historiques des 
langues, le développement plus ou moins factice de leur 
vocabulaire, souvent même leurs procédés syntactiques, 
tout cela n'est pour le linguiste que d'une importance 
secondaire ; il consacre son soin tout entier à l'étude de 
la manifestation elle-même du langage articulé, fonction 
naturelle, inévitable et déterminée, à laquelle l'homme 
ne pourrait se soustraire, et qui, ainsi que toutes les 
autres fonctions, est d'une implacable nécessité. Peu im- 
porte au linguiste qu'une langue ait régné, des siècles 
durant, sur de vastes empires, qu'elle ait donné nais- 
sance aux monuments littéraires les plus glorieux, qu'elle 
se soit prêtée aux exigences de la culture intellectuelle 
la plus délicate, la plus raffinée ; peu lui importe aussi 
qu'une langue obscure ait misérablement péri, sans 
fruits, sans rejetons, étouffée par d'autres idiomes, in- 
connue à jamais du philologue. La littérature est, sans 
conteste, un auxiliaire puissant grâce auquel il est aisé 
de saisir l'idiome lui-même, de reconnaître la succession 
de ses formes, les phases de son développement ; un 
auxiliaire précieux, mais non pas indispensable. Ajoutez 
que la connaissance d'une seule langue ne peut suffire 
au linguiste, et en cela il se distingue encore du philo- 

(1) Die deutschc sprache, Introduction. 



b LA LINGUISTIQUE 

logue. Il existe, par exemple, une philologie latine, tout 
indépendante de la philologie grecque : une philologie 
hébraïque, tout indépendante de la philologie arabe ou 
assyrienne. Mais il ne saurait être question d'une lin- 
guistique purement latine, d'une linguistique purement 
hébraïque : la linguistique est comparée ou n'est pas. 
On ne peut en effet se rendre compte d'une forme qu'en 
la comparant à d'autres formes. La philologie peut donc 
être spéciale, particulière à un seul idiome ; mais lors- 
qu'il s*agit d'étudier les éléments constitutifs d'une lan- 
gue et sa structure, il faut déjà connaître la phonétique 
et la structure d'un certain nombre d'autres idiomes. 
Répétons-le donc une fois encore, les recherches du lin- 
guiste sont toujours et essentiellement comparatives, à 
rencontre de celles du philologue, qui peuvent être toutes 
spéciales. » 

C'est ici que Schleicher place son ingénieuse et très- 
juste comparaison : « Le linguiste, dit-il, est un natu- 
raliste ; il étudie les langues à la façon dont le botaniste 
étudie les plantes. Le botaniste doit embrasser d'un coup 
d'œil l'ensemble des organismes végétaux ; il recherche 
les lois de leur structure, celles de leur développement, 
mais il ne se préoccupe en aucune manière du plus ou 
moins de valeur des plantes, de leur usage plus ou moins 
précieux, de leur agrément plus ou moins reconnu. A ses 
yeux, la première venue des mauvaises herbes peut avoir 
un bien autre prix que n'en ont les roses les plus bell< s 
les lis les plus rares. Le rôle du philologue est tout diffé- 
rent. Ce n'est point au botaniste, mais bien à l'horticul- 
teur qu'il convient de le comparer. Ce dernier ne donne 
ses soins qu'à telles ou telles espèces, qui sont l'objet 
d'une faveur particulière ; c'est la beauté de la forme 
qu'il recherche, c'est la coloration, c'est le parfum. Une 
plante inutile est sans valeur à ses yeux ; il n'a que faire 
des lois de la structure et du développement : le végétal 






LA Vit DES LANGUES. '.I 

qui, sous ce rapport, put posséder la valeur la plus con 
sidérable a chance de n'être pour lui qu'une mauvaise 
herbe vulgaire. » 

Cette comparaison est exacte, et, mieux que toute 
autre explication, elle dit assez que le linguiste étudie 
chez l'homme le phénomène du langage articulé et ses 
produits à la façon dont tout physiologiste étudie les 
autres fonctions, la locomotion, par exemple, l'olfaction, 
la vision, ou encore la digestion, la circulation. Et non- 
seulement il recherche et détermine les lois normales 
propres à ce phénomène, mais encore il découvre et 
caractérise les altérations véritablement pathologiques 
qui se présentent maintes fois durant le cours de la vie 
des langues. 

§ 2. La vie des langues. 

Les langues en effet naissent, croissent, dépérissent et 
meurent comme tous les êtres vivants. Elles ont passé 
tout d'abord par une période embryonnaire, elles attei- 
gnent un complet développement et sont livrées, en fin 
de compte, à la métamorphose régressive. C'est préci- 
sément cette conception de la vie des langues qui, ainsi 
qu'on l'a déjà remarqué, distingue la science moderne 
du langage d'avec les spéculations du passé. 

Nous traiterons dans un autre chapitre de la nais- 
sance des langues et de l'origine de la faculté du lan- 
gage articulé ; plus loin aussi nous verrons comment les 
systèmes linguistiques les plus compliqués proviennent 
de systèmes rudimentaires ; comment, en un mot, les 
formes dont l'organisation est la plus complète provien- 
nent de formes beaucoup moins développées. 

Les langues une fois nées, l'on ne peut dire qu'elles 
entrent aussitôt dans leur période historique, en enten- 
dant par Là que leur développement se trouve soumis 



10 LA LINGUISTIQUE 

d'ores et déjà à l'arbitraire et aux fantaisies de ceux 
qui les parlent. Ce serait là une erreur. Le développe- 
ment des langues est, avant tout, déterminé, et le cours 
de leur vie ne saurait, par une inadmissible dérogation 
aux lois naturelles, échapper aux nécessités communes 
à tout ce qui vit. A la vérité, sous l'influence de circons- 
tances heureuses ou malheureuses, elles s'altéreront plus 
ou moins gravement, elles marcheront à leur décadence, 
à leur perte, d'un pas plus ou moins précipité ; mais 
rien ne fera fléchir leurs tendances organiques. 

Elles sont, en un mot, ce que leur nature veut qu'elles 
soient. Jamais, par exemple, on ne parviendrait à créer 
une langue mixte. On ne saurait imaginer une langue 
indo-européenne dont la grammaire soit en partie slave, 
en partie latine. Il n'y a pas, il ne peut y avoir de lan- 
gues mixtes. L'anglais, par exemple, chez lequel se sont 
introduits un si grand nombre d'éléments étrangers, 
notamment d'éléments français, n'en demeure et n'en 
demeurera pas moins jusqu'à son extinction une vraie 
langue germanique ; le basque est dans un cas analogue : 
ses emprunts constants à deux langues romanes n'alté- 
reront jamais son caractère particulier. C'est encore 
ainsi qu'au moyen âge le huzvârèche conserva son carac- 
tère de langue éranienne, en dépit de l'intrusion consi- 
dérable d'éléments sémitiques dont il eut à souffrir. 

Mais il ne faut point douter que cette sorte de com- 
merce intellectuel, que ces emprunts, fruits inévitables 
de la civilisation, ne précipitent singulièrement la vie 
des langues. Les faits sont là, évidents, palpables. Ainsi, 
parmi les langues germaniques, nous voyons l'anglais 
parcourir du milieu du treizième siècle jusqu'à nos jours 
une rapide, très rapide carrière, tandis que L'islandais 
nous offre aujourd'hui encore et à chaque instant des 
formes très anciennes et fort bien conservées. L'obscur 
lithuanien peut être tenu pour le moins dégradé des 



LA VIE DES LANGUES. 11 

idiomes indo-européens de l'Europe, et, selon toute vrai- 
semblance, il nous aurait fait admirer longtemps encore 
ses formes antiques et précieuses, si la rude concurrence 
de l'allemand ne le menaçait d'une disparition pro- 
chaine. C'est ainsi que périssent chaque jour dans des 
luttes inégales, mais que rien ne saurait prévenir, des 
êtres pleins de vie et de santé qui, à la faveur de cir- 
constances moins funestes, auraient connu de longues 
années et ne se seraient pas éteints, misérables, sans 
postérité. 

Il est difficile de supposer qu'un système linguistique 
arrivé à l'âge le plus florissant, le plus riche de son déve- 
loppement, n'entre pas aussitôt dans la période de méta- 
morphose régressive, et il est tout aussi difficile que 
cette période ne soit point caractérisée d'une façon spé- 
ciale par la tendance de plus en plus individualiste des 
idiomes de ce système. Nous savons, par exemple, que 
les langues dites indo-européennes ou aryennes (hin- 
doues, éraniennes, helléniques, italiques, celtiques, ger- 
maniques, slaves, lettiques) proviennent d'une mère 
commune, dont il a été possible de déterminer les élé- 
ments phonétiques et de restituei', au moins en ses traits 
essentiels, la morphologie, la structure : or, il est suppo- 
sable que la période de formation prit fin au moment 
même où commencèrent à se manifester des divergences 
dialectales et qu'il n'y eut point d'intervalle sensible en- 
tre ces premiers temps et la période de métamorphose 
régressive. Le linguiste doit avant tout déterminer, ou 
pour mieux dire, restituer les formes qu'affectaient, au 
moment de leur division en dialectes, les langues mères 
dont il n'existe pas de monuments écrits. Ainsi que nous 
l'avons dit, la tâche se trouve assez avancée pour le 
système indo-européen ; mais elle est à peine ébauchée 
en ce qui concerne les langues sémitiques (chaldéen, 
syriaque, hébreu, phénicien, arabe, etc.) et est tout en- 



12 LA LINGUISTIQUE 

tière à entreprendre pour le plus grand nombre des 
autres systèmes ; celui, par exemple, des langues dites 
khamitiques (ancien égyptien, copte, tamachek, 
galla, etc.) et celui des langues dravidiennes (tamoul, 
télinga, etc.). 

Mais la vie des langues n'est point un sujet qu'il soit 
possible de traiter en quelques pages, il réclamerait un 
volume entier et une longue série d'exemp'es pris tour 
à tour dans les différentes familles linguistiques. Nous 
n'entamerons pas cet exposé trop spécial, et il suffira 
sans doute d'avoir signalé ici ce fait général. Cf. Whit- 
ney, la Vie du langage, Saycé, Introd. to the Science of 
Languagc. Voir également Bulletins de la Soc. d'anthro- 
pologie, 1885, p. 371. 

§ 3. Aide que se prêtent mutuellement 
la linguistique et la philologie. 

Il est incontestable que le linguiste trouve parfois un 
puissant auxiliaire dans l'emploi de la méthode histori- 
que. Cette dernière est indispensable en effet lorsqu'il 
s'agit de l'étude de la syntaxe. Ici l'initiative personnelle 
peut être plus marquée. Loin de nous, certes, la moindre 
velléité d'attribuer à cette initiative une liberté à laquelle 
elle ne saurait prétendre sans braver les premiers ensei- 
gnements de l'expérience ; nous savons assez que la spon- 
tanéité est déterminée de la manière la plus stricte et que 
le prétendu libre arbitre n'est, selon la parole de Spinosa, 
que la conscience de la volonté. Il nous faut donc encore 
considérer cette sorte d'arbitraire comme le fruit, le 
simple fruit d'une disposition naturelle, soumise, par 
conséquent, à une direction également naturelle. L'on 
peut dire que les formations par analogie, elles-mêmes, 
n'échappent pas à ce sort commun et qu'elles ne trahis- 
sent, le plus souvent, qu'une véritable paresse intellec- 
tuelle. 



MUE MUTUELLE DE LA LINGUIST. ET DE LA I'HILOL. 13 

Nous nous trouvons amené à répéter ici que la science 
naturelle de la linguistique et la science historique de la 
philologie ne sont point rivales l'une de l'autre et que 
rien ne saurait autoriser à les tenir pour deux sciences 
hostiles. En effet, deux ordres de connaissance, si dis- 
tincts qu'ils soient, ne peuvent conduire à des résultats 
opposés, et deux véritables sciences, deux sciences vrai- 
ment dignes de ce nom, ne sauraient, en aucun cas, être 
ennemies l'une de l'autre. Les sciences au contraire se 
complètent mutuellement, et chacune d'elles est vis-à-vis 
des autres débitrice et créancière tout à la fois. 

Tel est, en particulier, le cas de la linguistique et de 
la philologie. Le philologue doit connaître, au moins 
d'une façon générale, les résultats acquis par le linguiste. 
S'il ne sait rien de la langue elle-même, de cet agent le 
plus considérable de la pensée, s'il ignore et sa structure 
et les éléments qui la composent, comment pourra-t-il 
porter quelque jugement complet sur les produits, sur 
les fruits de cet agent ? Autant dire qu'un ethnographe 
pourrait faire bon marché d'un ensemble de données 
élémentaires relatives à l'anatomie des races, et n'en 
tenir même aucun compte. C'est là une considération 
presque banale, et pourtant il est bon nombre de philo- 
logues qu'elle n'a point le don de satisfaire. De là cet 
amas de dissertations subjectives, sans but, sans doc- 
trine, ce fatras d'arguties oiseuses où la rhétorique le 
dispute au vide et à l'ineptie. Les librames françaises, 
par un reste de chance heureuse, n'en sont pas les plus 
encombrées. 

Le philologue, par contre, prépare au linguiste un 
matériel précieux. Il lui facilite la connaissance des 
formes historiques du langage et lui expose ce qu'il a 
pu découvrir de leur chronologie et de leur succession ; 
il lui découvre enfin les divergences dialectales d'où 
peuvent sortir tant et de si précieuses instructions. 



14 LA LINGUISTIQUE 

Si donc il importe de distinguer ces deux sciences, de 
ne confondre ni leur but, ni leur méthode, pas plus que 
leur vrai nom, il n'importe pas moins de reconnaître 
qu'elles sont appelées l'une et. l'autre à se rendre des 
services mutuels et considérables. C'est ainsi que l'his- 
toire a maintes fois fourni à l'étude des races humaines 
d'utiles informations et que l'anthropologie, à son tour, 
a pu éclaircir bien des faits historiques. 

§ 4. Les polyglottes. 

La connaissance pratique des langues, ou, pour nous 
exprimer d'une manière plus simple, l'art de les parler 
couramment et de façon correcte, repose avant tout sur 
une aptitude naturelle. Cette aptitude se développe par 
un usage plus ou moins prolongé ; mais il ne serait exact, 
en aucun cas, de la regarder comme une science. L'on 
s'étonne souvent de voir un auteur de nombreux et bons 
travaux linguistiques être peu capable d'entretenir la 
conversation en quatre ou cinq langues différentes, et 
l'on est tout surpris qu'il ne sache se servir parfois, avec 
quelque facilité, que de son idiome maternel. Il y a là 
une forte méprise. Le linguiste n'a que faire d'être poly- 
glotte, ou, du moins, il n'est point nécessaire qu'il le 
soit. Le polyglotte, de son côté, n'a, du fait même de 
son art, aucun droit au nom de linguiste ; et cependant 
chaque jour nous entendons donner ce nom de linguistes 
aux personnes qui, grâce à certaines circonstances, grâce 
notamment à cette aptitude spéciale, parlent avec plus 
ou moins de facilité dix, douze idiomes, parfois même 
davantage, sans connaître cependant un traître mot de 
leur structure. Ce que nous avons dit plus haut du carac- 
tère même de la linguistique et de la nature des études 
du linoruiste nous dispense d'insister sur cette confusion 
vulgaire. 



LES POLYGLOTTES. 15 

Nous pensons toutefois que les résultats de la linguis- 
tique peuvent faciliter, jusqu'à un certain point, l'étude 
de l'art dont il s'agit. Prenons, par exemple, les langues 
romanes, issues, comme l'on sait, du latin vulgaire ; il 
est incontestable que l'on peut passer de l'une à l'autre 
d'après des règles à peu près fixes, en ce qui concerne 
particulièrement la phonétique, surtout en ce qui a trait 
à l'équivalence des consonnes. Un très petit nombre de 
principes généraux donnent la clef des concordances les 
plus communes ; la ressemblance des mots italiens, espa- 
gnols, français n'est plus fortuite ; elle devient, au con- 
traire, logique, rationnelle, et leur étude marche d'un 
pas d'autant plus rapide qu'elle est moins abandonnée au 
hasard. 

Les langues germaniques, elles aussi, possèdent des 
lois d'équivalence tout aussi précises ; à telles ou telles 
consonnes de l'allemand, par exemple, répondent telles 
ou telles consonnes de l'anglais, du hollandais, du 
suédois. Il en est de même pour les langues slaves : le 
tchèque, le russe, le croate ont une phonologie parfaite- 
ment fixe qui permet de passer sans peine des formes de 
Fnn de ces idiomes aux formes de ses congénères. 
Répétons-le, il n'est pas besoin d'efforts intellectuels 
considérables pour atteindre à ce résultat ; il suffit de la 
connaissance de quelques principes élémentaires. 

Nous ne nous illusionnons pas sur le peu de succès 
que l'on pourrait obtenir en introduisant dans l'instruc- 
tion secondaire quelques notions de grammaire com- 
parée. Il est difficile qu'un élève de dix, douze ou quinze 
ans s'intéresse d'une façon suivie aux lois de la permu- 
tation des consonnes et des voyelles dans les langues 
qu'il étudie : il cherche à apprendre le grec et le latin 
comme il a appris sa langue maternelle, par la pratique 
pure p\ simple et sans s'occuper des règles formulées 
plus ou moins savamment. Mais n'y aurait-il pas un 



16 LA LINGUISTIQUE 

grand bénéfice à ce que ceux-là au moins qui ont la 
charge de l'enseignement sussent que ces règles existent 
et n'ignorassent point les principales ni les plus élémen- 
taires d'entre elles ? A notre sens, ce ne serait pas trop 
demander. 

§ 5. Les dangers de l'étymologie. 

Si l'aptitude spéciale à la connaissance pratique des 
langues n'est point une science, Vétymologie, par contre, 
telle qu'elle est pratiquée le plus souvent, ne peut être 
regardée ni comme une science ni comme un art. L'éty- 
mologie, par elle-même, n'est qu'une jonglerie, une sorte 
de jeu d'esprit, si bien que le grand ennemi de l'étymo- 
logiste, son ennemi implacable, c'est le linguiste. En un 
mot, l'étymologie par elle-même et pour elle-même n'est 
que de la divination ; elle fait abstraction de toute expé- 
rience, néglige les difficultés et se contente des appa- 
rences spécieuses de ce qui n'est qu'à peine probable 
ou à peine vraisemblable. Peut-on, à première vue, et 
de prime abord, douter que les mots de l'allemand mo- 
derne bereit « prêt », œhnlich « analogue, semblable », 
abenteuer « aventure » ne répondent au latin paratus, 
au grec ivàXo-foç, au frança.r aventure ? L'anglais to call 
au grec /.>"/,£'■. « j'appelle, je convoque ». Et cependant il 
n'en est rien. 

L'analyse linguistique démontre l'inanité de ces 
rapprochements faciles ; ils ne soutiennent pas une 
seconde l'examen d'une critique méthodique. C'est à 
l'aide de procédés aussi fantaisistes que l'on a prétendu 
assimiler les idiomes absolument étrangers les uns aux 
autres, les langues sémitiques et les langues indo-euro- 
péennes, le basque et l'irlandais. Les plus illustres sémi- 
tisants, ceux qui ont rendu à la philologie des langues 
syro-arabes les meilleurs services, se sont maintes fois 
laissé prendre à ce piège, et nous voyons à tout instant 



LES DANGERS HE L'ÉTYMOLOGIE. 17 

dans leurs écrits des racines sémitiques et des racines 
indo-européennes rapprochées sans critique les unes des 
autres. Gesenius lui-même n'a point échappé à ce malen- 
tendu, et il n'est pas étonnant qu'à sa suite les éxégètes 
orthodoxes y aient donné à cœur joie. Rien de plus péril- 
leux que de s'emparer de deux mots tout faits et de les 
rapprocher l'un de l'autre, si l'on ignore les procédés 
et les lois de leur structure ; les équivalences qui sem- 
blent au premier coup d'oeil s'imposer le plus invinci- 
blement sont parfois les plus trompeuses. Bien souvent, 
au contraire, des formes que l'on ne songeait jamais à 
rapprocher les unes des autres se trouvent unies par 
les liens de la plus étroite parenté. Depuis leur antique 
communauté, depuis l'époque où elles n'étaient toutes 
qu'une seule et même forme, elles ont subi chacune des 
lois diverses de variation ; mais ces lois sont découvertes 
aujourd'hui, et l'unité, la réelle unité de ces formes, est 
un fait hors de conteste. C'est ainsi, par exemple, que le 
grec 'ifi'j'- « doux » et le latin saavis remontent tous 
deux à une seule et même forme plus ancienne ; il en est 
de même du latin solus et du perse hariiva « tout », de 
l'irlandais il et du sanskrit paras « nombreux » ; du 
grec •'<-: « poison » et du latin virus, de l'anglais five 
<( cinq » et du croate pet ; du hollandais varier « père » 
et de l'arménien hai/r ; de l'arménien es « je » et du croate 
ja. C'est ainsi encore que des mots appartenant à une 
seule et même langue et qui semblent, au premier abord, 
n'avoir aticune connexité, appartiennent en réalité à une 
seule et même racine ; en français, par exemple : solide, 
solder, soldat, seul, serf ; — jeu, bon, jour, divin : — 
auspice, sceptique, évêque, épice, répit ; — assister, 
coûter, étable, obstacle. Nous sortirions des limites per- 
mises à cet écrit en exposant par le menu les principes 
qui relient entre elles ces formes diverses et pourtant 
proches alliées, que la pure et simple divination aurait 

LINGUISTIQUE. 2 



1S LA LINGUISTIQUE 

grand'peine sans doute à rattacher les unes aux autres. 

Qu'est-ce donc que l'étymologie, ou plutôt que doit-elle 
être pour mériter créance et prétendre à une valeur 
scientifique ? Un résultat pur et simple. Résultat de la 
linguistique, résultat de la philologie. 

Elle est déductive dans le premier cas, historique dans 
le second. 

Disons quelques mots de ces deux hypothèses, en com- 
mençant par la seconde. L'histoire de la langue française 
nous enseigne, pour prendre quelques exemples, que 
dinde est un abrégé de poule d'Inde ; que les mots guise, 
fauteuil, meurtre, heaume sont d'origine germanique ; 
que les mots alouette, cervoise, arpent sont d'origine 
celtique. Voilà tout autant d'exemples d'étymologies phi- 
lologiques, ou, si l'on veut, historiques. Sur ce terrain, 
en effet, c'est à la critique historique, à elle seule, qu'il 
appartient de décider si les suppositions que l'on se plaît 
à faire sont exactes ou inexactes, si elles sont vraisem- 
blables ou invraisemblables. Mais la critique historique 
a trop souvent été en défaut. C'est de la critique histo- 
rique que relèvent une foule d'étymologies appuyées sui- 
des parce que, et dans le nombre il s'en rencontre plus 
d'une qui, pour paraître très simple au premier coup 
d'œil, n'en doit pas moins être regardée comme absolu- 
ment défectueuse. Ainsi, d'après les juristes latins, l'es- 
clave, servus, tirait son nom de ce qu'il avait été, par 
la grâce du vainqueur, sauvé, préservé d'un coup fatal ; 
or, tout au contraire, le sens antique de ce mot est celui 
de protecteur, de gardien : il répond rigoureusement, en 
tant que nominatif singulier, à la forme haurvô, gardien 
(paçus-haurvô, gardien de bétail) de l'Avesta. C'est à 
l'aide de parce que que l'on fait venir feu (défunt) de fuit, 
il fut. Un pas de plus et l'on tire cadaver de ca [ro] da [ta] 
ver [mibus], nobilis de non vilis et dignus de di-genus, 
espèce de dieu. 



LES DANGERS DE L'ÉTYMOLOGIE. 19 

L'étymologie linguistique est tout aussi périlleuse, plus 
périlleuse peut-être, que l'étymologie philologique, «'sais- 
tu bien, demande le docteur, d'où vient le mot de galant 
homme ? — Le Barbouillé. Qu'il vienne de Villejuif ou 
d'Aubervilliers, je ne m'en soucie guère. — Le Docteur. 
Sache que le mot de galant homme vient d'élégant ; pre- 
nant le g et l'a de la dernière syllabe, cela fait ga, et 
puis prenant 7, ajoutant un a et les deux dernières lettres, 
cela fait galant, et puis ajoutant homme, cela fait galant 
homme. » Les moins mauvaises des étymologies de cette 
sorte — si tant est que toutes ne se vaillent point — sont 
peu supérieures à celles-là, soit dit sans exagérer. 11 n'est 
pas plus rationne], par exemple, de rapprocher le 
grec jxopyrj « forme, figure, aspect » et le latin forma, 
en prétendant que les consonnes m et f ont simple- 
ment changé de place, qu'il ne l'est de tirer galant 
homme d'élégant. La consonne / du latin, placée au 
commencement des mots, répond, comme nous le verrons 
plus loin, à une explosive aspirée (bh, dh ou gh) de la 
forme indo-européenne commune ; dans le cas actuel 
c'est à un « dh » que reproduit précisément le mot sans- 
krit dharma- dont le sens est celui de « jus, justitia ». 
On connaît le diminutif latin du mot forma qui est for- 
mula « forme, formule, précepte ». Quant à v .o ? z/ t il est 
apparenté à ■ J .-J. ? --r. ) « je saisis ». 

Combien de personnes trouvent parfaitement vraisem- 
blable cette prétendue et fausse équivalence du latin 
forma et du grec >>.»y^\ qui sont les premières à rire 
de Ménage, lorsqu'il tire rat du latin mus par l'entremise 
des formes soi-disant intermédiaires muratus, puis 
ratus ? Les deux étymologies pourtant se valent l'une 
l'autre. 

C'est une idée trop répandue que celle de considérer le 
linguiste comme un faiseur d'étymologies. et ceux-là peu- 
vent seuls entretenir cette illusion qui ne soupçonnent 



20 LA LINGUISTIQUE 

ni le but ni la méthode de la linguistique. Aux yeux du 
linguiste, en effet, ces ressemblances plus ou moins fortes 
ne sont rien moins que déterminantes. L'expérience lui 
a fait connaître à quel point elles peuvent être trom- 
peuses ; mais surtout, et avant tout, elle lui a appris que 
les langues ne sont pas des créations de hasard et qu'elles 
répondent, comme toute fonction, à une nécessité orga- 
nique ; que les lois qui les régissent révèlent une préci- 
sion d'autant plus éclatante qu'on les recherche avec plus 
de méthode ; que ces lois enfin découvrent et expliquent 
en maintes circonstances la parenté directe ou indirecte 
des mots, mais que la recherche de cette parenté n'est 
qu'un fait accessoire, un fait accidentel. 

L'étymologiste, a-on dit, fait peu de cas des consonnes 
et néglige toutes les voyelles. Cela est parfaitement exact. 
L'étymologiste qui se livre à l'étymologie par elle-même 
et pour elle-même ignore de tout point ce que c'est que 
la philologie, et plus encore, s'il est possible, ce que c'est 
que la linguistique. Qu'un linguiste, qu'un philologue 
s'occupent d'étymologies, fort bien ; mais le privilège de 
cette sorte de recherches ne doit appartenir qu'à eux 
seuls. C'est avec les procédés de l'étymologie courante que 
l'on a fait du basque un parent de l'irlandais, du français 
ou du provençal un idiome celtique, du latin un dérivé 
du grec, du phénicien tout ce que l'on a voulu ; c'est avec 
l'étymologie pure et simple qu'aujourd'hui encore l'on 
prétend, à l'aide de quelques noms géographiques pris 
à peu près au hasard, caractériser-la langue des anciens 
Ibères ; c'est avec cette même étymologie que l'on a lu 
couramment, en deux ou trois langues différentes, les 
inscriptions étrusques, que l'on pourrait encore les lire 
en une douzaine d'autres langues. 

Nous ne saurions trop le répéter, la linguistique n'a 
rien de commun, ni de près ni de loin, avec ces exercices 
divinatoires. Le premier écueil dont elle garde ses dise,- 



LES DANGERS DE L'ÉTYMOLOGIE. 21 

pies, c'est la tentation de rapprocher des mots qui n'ont 
pas été au préalable méthodiquement analysés. A chaque 
instant l'étymologiste cède à cette tentation. Il n'opère, 
précisément, qu'au moyen de ces comparaisons aventu- 
reuses. Sans doute, le linguiste devra parfois se laisser 
guider par de pures et simples présomptions ; mais celles- 
ci ne pèseront ni sur ses conclusions ni sur le mode de 
ses recherches. Ce qu'il prétend découvrir, ce qu'il étudie, 
ce sont les éléments simples des langues et les procédés 
d'agrégation de ces éléments ; c'est le système de fonc- 
tionnement des formes organiques ; ce sont les lois qui 
président au développement de ces formes et ensuite à 
leurs altérations. 

La linguistique n'est donc qu'une science naturelle. 

C'est, d'ailleurs, ce que nous allons constater à nou- 
veau en entrant dans un autre ordres d'idées. 



CHAPITRE II. 

LÀ FACULTÉ DU LANGAGE ARTICULÉ 

SA LOCALISATION 

SON IMPORTANCE DANS L'HISTOIRE NATURELLE 

L'homme n'est homme que parce qu'il possède la 
faculté du langage articulé. C'était là jadis une propo- 
sition malsonnante. Elle est passée aujourd'hui à l'état 
de vérité banale, aux yeux du moins des personnes qui 
tiennent pour liquidé, et bien liquidé le compte de la 
métaphysique. 

Sans doute, c'est un raisonnement peu convaincant 
que d'en appeler aux autorités, mêmes les plus recon- 
nues ; pourtant il ne nous sera pas interdit de citer, à 
propos du sujet qui nous occupe,, l'opinion de quelques 
auteurs dont la science s'honore à bon droit ; celle, par 
exemple, de Charles Martins : « Le langage- articulé est 
le caractère distinctif de l'homme (1) » ; celle de Darwin : 
<( Le langage articulé est spécial à l'homme, bien que, 
comme les autres animaux, il puisse exprimer ses inten- 
tions par des cris inarticulés, par des gestes et par les 
mouvements des muscles de son visage (2) » ; celle de 
Hunfalvy : « L'origine de l'homme doit être placée à 
l'origine du langage (3) ; celle de Hœckel : « Rien n'a dû 
ennoblir et transformer les facultés et le cerveau de 
l'homme autant que l'acquisition du langage. La diffé- 

(1) La création du monde organisé, Revue des Deux-Mondes, 
15 décembre 1871, p. 778. 

(2) La descendance de l'homme et la sélection sexuelle, trad. 
franc, de E. Barbier, t. I, p. 53. 

(3) Congrès international d'antbropologie et d'archéologie 
préhistoriques ; cinquième session, p. 436. 



LANGAGE ARTICULÉ DANS L'HISTOIRE NATURELLE. 23 

renciation plus complète du cerveau, son perfection m 
ment et celui de ses plus nobles fonctions, c'est-à-dire des 
facultés intellectuelles, marchèrent de pair, et en 
s'influençant réciproquement, avec leur manifestation 
parlée. C'est donc à bon droit que les représentants les 
plus distingués de la philologie comparée (c'est la linguis- 
tique que l'auteur a voulu dire) considèrent le langage 
humain comme le pas le plus décisif qu'ait fait l'homme 
pour se séparer de ses ancêtres animaux. C'est un point 
que Schleicher a mis en relief dans son travail Sur V im- 
portance du langage dans Vhistoire naturelle de Vhomme. 
Là se trouve le trait d'union de la _zpologie et de la 
philologie c ompar ée ; la doctrine de l'évolution met cha- 
cune de ces sciences eh état de suivre pas à pas l'origine 
du langage ». Et plus loin : « Il n'y avait point encore 
chez cet homme-singe de vrai langage, de langue arti- 
culée exprimant des idées (1). » 

En temps et lieu nous reviendrons sur la corrélation 
de la naissance de l'homme et de celle de la faculté du 
langage articulé. Nous nous en tenons pour l'instant à ce 
point capital, que la faculté dont il s'agit constitue la 
caractéristique unique dé l'humanité. 

C'est en vain que l'on a cherché dans la comparaison 
de la constitution anatomique de l'homme et de celle 
des animaux inférieurs une divergence quelconque, un 
autre écart que celui du plus ou moins. Et cet écart 
a-t-il encore été diminué d'une façon considérable, à tous 
les yeux désintéressés, depuis la découverte des anthro- 
poïdes africains. On peut dire que la théorie sentimen- 
tale du règne humain se trouve définitivement à bas et 
que son discrédit est parachevé. Ni l'évolution dentaire, 
ainsi que l'a démontré Broca, ni les caractères de l'os 
intermaxilîaire, ni la structure des mains et des pieds, 

(1) Histoire de la création des élres organisés, d'après les lois 
naturelles, trad. franc, de Ch. Letourneau, p. 592 et 614. 



24 LA LINGUISTIQUE 

ni la constitution et les fonctions de la colonne verté- 
brale, ni la conformation du bassin et du sternum, ni le 
système musculaire, ni les faits relatifs aux appareils 
sensoriaux externes, ni l'appareil digestif, ni les carac- 
tères anatomiques ou morphologiques du cerveau ne dé- 
tachent l'homme des anthropoïdes (1). Bien plus, il existe 
sous ce rapport un intervalle tout autrement considérable 
entre les singes inférieurs et les anthropoïdes qu'entre 
ces derniers et l'homme (2). 

L'on s'est rejeté alors sur des caractères soi-disant non 
physiques. Mais il s'est trouvé que les animaux infé- 
rieurs possédaient la prévoyance, la mémoire, l'imagina- 
tion, le raisonnement, la pudicité, la dose de volonté 
compatible avec le déterminisme organique, et qu'ils 
donnaient les témoignages les moins équivoques de sen- 
timents de pitié, d'admiration, d'ambition, d'affection, 
d'amour de la domination, d'initiative dans le travail. 
En fin de compte, il fallut produire les deux arguments 
que l'on tenait en réserve ; l'argument de la religiosité, 
l'argument de la moralité. Leur succès fut malheureux. 
Il est aisé, en effet, de soumettre la religiosité à la 
même critique dont relèvent toutes les manifestations 
intellectuelles et de démontrer que son origine n'est que 
la terreur, la crainte d'un inconnu : Primus in orbe deos 
fecit timor. L'enfant ne vient jamais au monde doué d'une 
faculté religieuse : « Il sait là-dessus ce qu'on lui en- 
Ci) Broca. Discours sur l'homme et les animaux, Bulletins de 
la Société d'anthropologie fie Paris, 1860, p. 53. L'ordre des 
primates. Parallèle anatomique de l'homme et des singes, ibid., 
18C9, p. 228. Eludes sur la constitution des vertèbres caudales 
chez les primates sans queue, Revue d'anthropolonie, t. II, 
p. 577. Consultez encore sur cet ira portant sujet : Vor.T. Leçons 
sur l'homme, huitième leçon. Schaaffausen. Les questions an- 
Ihropolorjiques de notre temps. Revue scientifique, 18G8, p. 709. 
Paul Beht. Bulletins de la Société d'anthropologie de Pari.-, 
1862, p. 473. Bertuxon. Ibid., 1865, p. 605. 

(2) Broca. L'ordre des primates, etc., op. cit., passim. Du.ly. 
L'ordre des primates et le transformisme. Bulletins de la Société 
d'anthropologie de Paris, 1868, p. 673. 



LANGAGE ARTICULÉ DANS LHISTOÏRE NAT1 RËLLS. 25 

seigne, mais il ne devine rien ; il n'en a pas la connais- 
sance intuitive (1). » C'est ce que Broca a exposé en ter- 
mes excellents : « L'auteur d'une conception religieuse 
met en jeu des facultés actives, parmi lesquelles l'ima- 
gination joue le principal rôle. Voilà une première espèce 
de religiosité active ; mais elle ne se manifeste que chez 
un très-petit nombre d'individus. La plupart, l'immense 
majorité des hommes, n'ont qu'une religiosité passive, 
qui consiste purement et simplement à croire ce qu'on 
leur dit sans avoir besoin de le comprendre, et cette reli- 
giosité n'est le plus souvent qu'un résultat de l'éducation. 
Dès l'âge le plus tendre, l'enfant est élevé au milieu de 
certaines croyances ; on y façonne son esprit sans qu'il 
soit en état de discuter et de raisonner. Aucune intelli- 
gence ne peut se soustraire à l'action de cet enseignement, 
combiné et perfectionné depuis des siècles. L'enfant s'y 
soumet toujours, et souvent d'une manière définitive. Il 
croit sans examen, parce qu'il n'est pas encore capable 
d'examiner, et parce que, pour toutes les notions, reli- 
gieuses ou autres, il s'en rapporte aveuglément à l'auto- 
rité de ses instituteurs. Il n'y a rien dans tout cela qui 
puisse nous révéler l'existence d'une faculté, d'une apti- 
tude ou d'une aspiration particulière. Mais avec l'âge, 
avec l'expérience, avec l'étude surtout, cet état passif de 
l'esprit fait place presque toujours à un certain degré de 
scepticisme. On apprend à se méfier plus ou moins de la 
parole d'autrui. Il ne suffit plus d'entendre dire une chose 
pour y croire ; on demande des preuves, et lorsqu'un in- 
dividu accepte sans examen tout ce qu'on lui raconte, 

(1) LêtoubhEAU. De la religiosité et des religions au point de 
rue anlhropoloqique. Bulletins de la Société d'nnthropologic 
de Paris, 1865, p. 581. Sur la méthode qui a conduit à établir 
un règne humain, ibid., 1800, p. 269. Lagneau. Sur la religiosité, 
ibid., "1865, p. 648. Coudereau. Sur la reliqiositc comme carac- 
téristique, ibid.. 1866. p. 329. R.toca. Discours sur l'homme el 
les animaux, ibid.. 1866, p. 59 et 74. Dally. Du règne humain el 
de la religiosité, ibid., 1866, p. 121. 



26 LA LINGUISTIQUE 

un dit de lui qui! est crédule comme un enfant. Cet esprit 
de critique, dont le développement marche de front avec 
celui de l'intelligence elle-même, s'applique d'abord aux 
notions matérielles, aux faits de la vie ordinaire, et sou- 
vent il ne s'étend pas au-delà de cet ordre de phénomènes; 
mais, souvent aussi, et sans changer de nature, il s'étend 
aux conceptions métaphysiques et religieuses ; de sorte 
que, dans tous les pays, surtout dans ceux où l'homme 
cultive son intelligence, on voit un grand nombre d'indi- 
vidus abandonner peu à peu une partie de la totalité de 
leurs croyances. Ce prétendu caractère humain, que vous 
appelez la religiosité, a donc disparu chez eux ? Les met- 
trez-vous au rang des brutes, ces hommes qui souvent se 
font remarquer par l'étendue de leur savoir, par la puis- 
sance de leur esprit? Ainsi, de quelque manière qu'on 
envisage la religiosité, il est impossible de la considérer 
comme un fait général et inséparable de la nature de 
l'homme. La religiosité active, créatrice des conceptions 
religieuses, n'existe que chez de rares individus. La reli- 
giosité passive, qui n'est qu'une forme de la soumission 
à l'autorité, de l'appropriation d'une intelligence au mi- 
lieu dans lequel elle se développe, est incomparablement 
plus répandue ; mais elle est bien loin d'être universelle; 
si elle l'était, les adeptes de toutes les religions ne tonne- 
raient pas tant contre les incrédules. » 

Il importe de bien le remarquer, non-seulement cette 
prétendue caractéristique arrive à faire défaut chez une 
grande part des hommes de science, mais encore elle 
manque absolument chez nombre de peuplades réputées 
sauvages. Nous n'avons que faire de reproduire ici les 
assertions fort catégoriques, et que l'on a vainement 
révoquées en doute, d'une foule d'observateurs désin- 
téressés. L'on a prétendu que les peuples vivant sans 
dogmes et sans culte croyaient au moins à des forces et 
à des manifestations surnaturelles. Mais il est certain, 



LANGAGE ARTICULÉ DANS L'HISTOIRE NATURELLE. 27 

il est évident que l'infériorité même de ces peuples leur 
rend impossible toute distinction du naturel et du soi- 
disant surnaturel. Il en faut toujours revenir à cette ter- 
reur très-explicable dont nous parlions tout à l'heure, à 
la crainte d'un inconnu, ou, pour mieux dire de l'inconnu. 
S'il convient de voir là une croyance, il n'est point alors 
d'animal, même très inférieur, à qui Ton puisse contes- 
ter la religiosité. 

Nous ne voulons pas nous appesantir sur la dernière 
objection, la prétendue caractéristique tirée de la mora- 
lité. C'est un fait avéré qu'elle manque tout aussi bien 
chez beaucoup de peuples sauvages, comme nous l'en- 
seigne l'ethnographie, et qu'on la rencontre évidente, 
éclatante, dans les actes d'un grand nombre d'animaux, 
au moins d'animaux sociables. 

C'est la faculté du langage articulé qu'il faut invoquer, 
en définitive, pour distinguer l'homme de ses frères infé- 
rieurs. Chez aucun de ces derniers, en effet, l'on n'a pu 
rencontrer cette faculté. On n'a que faire d'arguer ici des 
paroles du perroquet, paroles articulées sans doute, mais 
dont l'émission est essentiellement distincte d'une con- 
ception corrélative ; il s'entend de soi que cette corréla- 
tion, cette connexité, est précisément la caractéristique 
du langage articulé humain ; le perroquet n'est qu'un 
écho inconscient. 

Par contre, cette caractéristique du langage articulé 
est commune à toutes les races humaines. C'est là un 
fait concluant. Si baroque que nous puissent sembler les 
idiomes des dernières couches de l'humanité, ils n'en 
ont pas moins droit au nom de véritables langues, et 
leur plus ou moins d'harmonie et de charme n'a que 
faire en cette question. Notons que le plus souvent c'est 
leur matériel phonétique qui doit nous paraître étrange 
et non leur structure. 

Mais, a-t-on dit, les individus qui ne donnent aucun 



28 LA LINGUISTIQUE 

signe de cette prétendue caractéristique humaine, les 
sourds-muets de naissance, par exemple, ou les gens 
atteints d'aphasie par suite d'une lésion cérébrale, ne de- 
vraient pas, à ce compte, recevoir le nom d'hommes, 
et pourtant il est manifeste, il est incontestable que l'on 
ne peut point ne pas les tenir pour tels. 

Cette double objection est à peine spécieuse. Il n'est 
pas inutile cependant de la réfuter. 

Ce qui manque au sourd-muet de naissance, ce n'est 
en aucune façon la faculté dont il est ici question, c'est 
la liberté de mettre en action ladite faculté. Un sourd- 
muet n'est muet que parce qu'il est sourd ; c'est sa sur- 
dité qui entrave seule l'usage de la faculté du langage. 
Au surplus, un enseignement spécial peut rompre cette 
entrave, et le sourd-muet de naissance apprend à parler, 
apprend à se servir de la faculté native du langage arti- 
culé. Il existe des écoles particulières où on lui enseigne 
expérimentalement à proférer, au moyen du jeu de son 
appareil vocal, les sons que ses oreilles ne lui ont pas 
appris à connaître. « Le sourd-muet, en effet, étant l'in- 
dividu qui n'est muet que par cela qu'il est sourd, l'in- 
dividu qui ne parle pas, uniquement parce qu'il n'a pas 
entendu parler, l'organe qui fait défaut chez lui est celui 
de l'audition, et non celui du langage. Le sourd-muet 
proprement dit n'est pas plus atteint, dans les organes 
cérébraux de la parole, comme dans ses organes vocaux, 
que ne l'est, dans les organes de la locomotion, un indi- 
vidu auquel on a lié les jambes. Pas plus à l'un qu'à 
l'autre, la faculté native ne manque. Il ne leur manque 
à tous deux que la liberté de faire usage de cette faculté, 
et cela par suite d'un événement étranger à la faculté 
même (1). » 

Nous nous arrêterons un peu plus longtemps sur le 

(\) Ywssf. Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris. 
18CC, p. HO. 



LANGAGE ARTICULÉ DANS L'HISTOIRE NATURELLE. 20 

cas de l'abolition de la faculté du langage articulé, ré- 
sultant d'une lésion cérébrale. Certes, il n'y a point de 
doute que les individus victimes d'une telle lésion ne con- 
servent leur caractéristique naturelle, c'est-à-dire leur 
qualité d'homme, quand bien même l'aphasie, chez eux, 
se trouve complète ; mais le résultat des études impor- 
tantes faites en France sur ce sujet ne nous semble pas 
assez connu, et il est bon, il est nécessaire de le répandre 
davantage. Cela, d'ailleurs, peut contribuer à bien mettre 
en relief la véritable nature des recherches linguistiques. 

Les tentatives de localisation cérébrale entreprises au 
xviii 6 siècle partaient d'un principe sensé, mais le dé- 
faut de procédés d'expérience devait les faire avorter. 
Elles avortèrent en effet. De nos jours, l'anatomie patho- 
logique a repris la question, et il est difficile de mécon- 
naître la grande importance des résultats auxquels est 
arrivé Broca. Nous le suivrons d'une façon rapide. 

L'exercice de la faculté du langage articulé est subor- 
donné (( à l'intégrité d'une partie très circonscrite des 
hémisphères cérébraux et plus spécialement de l'hémi- 
sphère gauche. Cette partie est située sur le bord supé- 
rieur de la scissure de Sylvius, vis-à-vis l'insula de Reil, 
et occupe la moitié postérieure, probablement même le 
tiers postérieur seulement de la troisième circonvolution 
frontale ». 

C'est l'autopsie des aphasiques qui a démontré cette 
localisation. Dans cette autopsie, en effet, on découvre 
constamment « une lésion très-évidente de la moitié pos- 
térieure de la troisième circonvolution frontale gauche 
ou droite, » presque toujours, dix-neuf fois sur vingt, de 
la circonvolution du côté gauche. Une lésion grave de la 
circonvolution droite a souvent laissé persister l'usage do 
la parole, mais « l'on n'a jamais vu paraître la faculté 
du langage articulé chez les individus qui ont présenté à 
l'autopsie une lésion profonde des deux circonvolutions 



30 LA LINGUISTIQUE 

en question » (1). Nous ne relaterons pas ici la série des 
observations, très-convaincantes à notre avis, recueillies 
à ce sujet par nombre d'anatomistes ; les lecteurs curieux 
de détails précis peuvent en chercher dans les ouvrages 
indiqués à la note précédente. Toutefois une question 
intéressante à soulever, c'est celle de savoir pour quel 
motif l'exercice de la faculté du langage articulé dépend 
d'une façon beaucoup plus particulière d'une circonvolu- 
tion de l'hémisphère cérébral gauche, plutôt que de la 
circonvolution parallèle de l'hémispère droit, bien que les 
fonctions de l'un et de l'autre hémisphère ne semblent 
point être fondamentalement différentes. Ce fait curieux 
tient à ce que les circonvolutions de l'hémisphère gauche 
ont un développement en général plus rapide que celui 
des circonvolutions de l'hémisphère droit (2). Les premiè- 
res se trouvent déjà dessinées, comme le dit Broca (3), 
à un moment où les autres ne sont pas encore appa- 
rentes. Il ajoute : L'hémisphère gauche, qui tient sous sa 
dépendance le mouvement des membres droits, est donc 
plus précoce dans son développement que l'hémisphère 
opposé. On comprend ainsi pourquoi, dès les pre- 
miers temps de la vie, le jeune enfant se sert de pré- 
férence des membres dont l'intervention est alors la 
plus parfaite, pourquoi, en d'autres termes, il devient 
droitier. Le membre supérieur droit, étant dès l'origine 
plus fort et plus adroit que le gauche, est appelé, par 
cela même, à fonctionner plus souvent, et il acquiert dès 
lors une supériorité de force et d'adresse qui ne fait que 
s'accroître avec l'âge. Jusqu'ici j'ai appelé droitiers ceux 



(1) Bulletins de la Société anatomique, 1861, 1863. Bulletin* 
de la Société de Chiruraie. 1864. Bulletins de In Société d'an- 
thropologie de Paris, 1861. 1863, 1865, 1866. Exposé des titres et 
travaux scientifiques, 1868. 

(2) GrntioM, Bertillon. BlriHarger. 

(3) Du siège de là {acuité du lanaaae articulé, Bulletins de la 
Société d'anthropologie de Pari=, 1865, p. 383. 



LANGAGE ARTICULÉ DANS L'HISTOIRE NATURELLE. 31 

qui se servent de préférence de la main droite, et gau- 
chers ceux qui se servent de préférence de la main gau- 
che. Ces expressions sont tirées de la manifestation exté- 
rieure du phénomène ; mais si nous considérons le phé- 
nomène par rapport au cerveau et non par rapport à 
ses agents mécaniques, nous dirons que la plupart des 
hommes sont naturellement gauchers du cerveau et 
que, par exception, quelques-uns d'entre eux, ceux qu'on 
appelle gauchers, sont au contraire droitiers du cerveau. 
Ce n'est ni dans les muscles, ni dans les nerfs moteurs, 
ni dans les organes cérébraux moteurs, tels que les cou- 
ches optiques ou les corps striés, que gît le phénomène 
essentiel du langage articulé. Si l'on n'avait rien de plus 
que ces organes, on ne parlerait pas. Ils existent quel- 
quefois, parfaitement sains et parfaitement conformés, 
chez des individus devenus complètement aphémiques 
ou chez des idiots qui n'ont jamais pu ni apprendre 
ni comprendre aucun langage. Le langage articulé 
dépend donc de la partie de l'encéphale qui est affectée 
aux phénomènes intellectuels, et dont les organes céré- 
braux moteurs ne sont en quelque sorte que les ministres. 
Or, cette fonction de l'ordre intellectuel, qui domine la 
partie dynamique aussi bien que la partie mécanique 
de l'articulation, paraît être l'apanage à peu près cons- 
tant des circonvolutions de l'hémisphère gauche, puis- 
que les lésions qui produisent l'aphémie occupent à peu 
près constamment cet hémisphère. Cela revient à dire 
que, pour le langage... nous sommes gauchers du cer- 
veau... nous parlons avec l'hémisphère gauche. C'est une 
habitude que nous prenons dès notre première enfance. 
De toutes les choses que nous sommes obligés d'appren- 
dre, le langage articulé est peut-être la plus difficile. 
Nos autres facultés, nos autres actions existent au moins 
à l'état rudimentaire chez les animaux ; mai? quoique 
ceux-ci aient certainement des idées, et quoiqu'ils sa- 



°~ LA LINGUISTIQUE 

chent se les communiquer par un véritable langage, le 
langage articulé est au-dessus de leur portée. C'est cette 
chose complexe et difficile que l'enfant doit apprendre à 
l'âge le plus tendre, et il y parvient à la suite de longs 
tâtonnements et d'un travail cérébral de l'ordre le plus 
compliqué. Eh bien, ce travail cérébral, on le lui impose 
à une époque très rapprochée de ces périodes embryon- 
naires où le développement de l'hémisphère gauche est 
en avance sur celui de l'hémisphère droit. Dès lors, il ne 
répugne pas d'admettre que l'hémisphère cérébral le plus 
développé et le plus précoce soit, plus tôt que l'autre, en 
état de diriger l'exécution et la coordination des actes à 
la fois intellectuels et musculaires qui constituent le 
langage articulé. Ainsi naît l'habitude de parler avec l'hé- 
misphère gauche, et cette habitude finit par faire si 
bien partie de notre nature, que, lorsque nous sommes 
privés des fonctions de cet hémisphère, nous perdons la 
faculté de nous faire comprendre par la parole. Cela ne 
veut pas dire que l'hémisphère gauche soit le siège exclu- 
sif de la faculté générale du langage, qui consiste à éta- 
blir une relation déterminée entre une idée et un signe, 
ni même de la faculté spéciale du langage articulé, qui 
consiste à établir une relation entre une idée et un mot 
articulé ; l'hémisphère droit n'est pas plus étranger que 
le gauche à cette faculté spéciale, et ce qui le prouve, 
c'est que l'individu rendu aphémique par une lésion pro- 
fonde et étendue de l'hémisphère gauche, n'est privé en 
général que de la faculté de reproduire lui-même les sons 
articulés du langage ; il continue à comprendre ce qu'on 
lui dit et, par conséquent, il connaît parfaitement les 
rapports des idées avec les mots. En d'autres termes, la 
faculté de concevoir ces rapports appartient à la fois aux 
deux hémisphères, qui peuvent, en cas de maladie, se 
suppléer réciproquement ; mais la faculté de les exprimer 
par des mouvements coordonnés dont la pratique ne s'ae- 



LANGAGE ARTICULÉ IUNS L'HISTOIRE NATURELLE. 33 

quiert qu'à la suite d'une très-longue habitude, paraît 
n'appartenir qu'à un seul hémisphère, qui est presque 
toujours l'hémisphère gauche. Maintenant, de même qu'il 
y a des individus gauchers, chez lesquels la prééminence 
native des forces motrices de l'hémisphère droit donne 
une prééminence naturelle et incorrigible aux fonctions 
de la main gauche, de même on conçoit qu'il puisse y 
avoir un certain nombre d'individus chez lesquels la 
prééminence native des circonvolutions de l'hémisphère 
droit renversera l'ordre des phénomènes que je viens 
d'indiquer ; chez lesquels, dès lors, la faculté de coor- 
donner les mouvements du langage articulé deviendra, 
par suite d'une habitude contractée dès la première 
enfance, l'apanage définitif de l'hémisphère droit. Ces 
individus exceptionnels seront, par rapport au langage, 
comparables à ce que sont les gauchers par rapport aux 
fonctions de la main. Les uns et les autres seront droi- 
tiers du cerveau... L'existence d'un petit nombre d'indi- 
vidus qui, par exception, parleraient avec l'hémisphère 
droit expliquerait très bien les cas exceptionnels où 
l'aphémie est la conséquence d'une lésion de cet hémi- 
sphère. Il suit de ce qui précède qu'un sujet chez lequel 
la troisième circonvolution frontale gauche, siège ordi- 
naire du langage articulé, serait atrophiée depuis la nais- 
sance, apprendrait à parler et parlerait avec la troisième 
circonvolution frontale droite, comme l'enfant venu au 
monde sans la main droite devient aussi habile avec la 
main gauche qu'on l'est ordinairement avec l'autre 
main (1). » 

Nous n'avons qu'un mot à ajouter à cette citation, c'est 
que les observations recueillies jusqu'à ce jour et dont 
le nombre est maintenant considérable, viennent toutes 

(1) Consultez également Adr. PrtonsT. Altérations fie la parole, 
Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, 1873. p. 786. 
Du mémo autour : De l'aphasie, Archives générales de méde- 
cine. Paris, 1872. 

LINGUISTIQUE. 3 



34 LA LINGUISTIQUE 

confirmer la doctrine de cette localisation de la faculté 
du langage articulé. 

C'est là un fait capital et qui en dit à lui seul plus 
que tous les autres, lorsqu'il s'agit de démontrer que 
l'étude du langage articulé est du domaine de l'histoire 
naturelle, ainsi que nous avons déjà cherché à établir 
dans le chapitre précédent. 

La possession de la faculté du langage articulé ne pré- 
sage rien d'ailleurs de ce que sera, chez l'individu qui 
s'en trouve doué, l'exercice de cette faculté. Cet exercice 
en effet est un art, un art difficile : l'enfant bégaye et 
bégaye longtemps, jusqu'au jour où, grâce à un certain 
développement intellectuel, grâce également à l'habitude 
acquise, il parvient à user comme ceux qui l'entourent de 
sa faculté native. En d'autres termes, la faculté est natu- 
relle, mais l'usage de cette faculté est un art : la pre- 
mière a été assez heureusement qualifiée, en grec, de 
IvspfEia ; I e second, de Ipyov. 

De là les actes purement automatiques qui se révèlent 
en si grand nombre dans l'exercice de la fonction dont 
il s'agit, tant dans ses manifestations normales qu'à 
l'état pathologique (1). * 

Cette distinction est importante, et l'on risquerait, en 
la négligeant, de se former sur l'origine du langage les 
conceptions les plus bizarres et les moins scientifiques. 

Hérodote raconte, au livre second de ses Histoires, que 
Psammétique, roi d'Egypte, voulant connaître quel était 
le plus ancien des peuples, confia à un pâtre deux enfants 
nouveau-nés ; ceux-ci devaient vivre dans l'isolement et 
n'entendre aucune voix humaine. Des chèvres pour- 
voyaient à leur allaitement. Au bout de deux ans, le 
pâtre fut reçu par ces enfants au cri répété de Ç&oç. 



(1) Onmmus, Bull, de la Soc. d'anlhr., 1873, p. 759. Fr.nmF.n, 

Lornlisaiion des malatlies cérébrales, 1880. 






LANGAGE ARTICULÉ DANS L'HISTOIRE NATURELLE. 35 

Psammétique, après enquête, découvrit que ce mot de 
B&coî appartenait à la langue phrygienne et qu'il vou- 
lait dire « pain ». Les Egyptiens durent reconnaître alors 
que leur origine était moins ancienne que celle des 
Phrygiens. 

Dans ce conte ridicule nous voyons deux enfants in- 
venter, sans connaître aucun autre mot, un nom incon- 
testablement dérivé, et selon toute vraisemblance, dé- 
cliné. C'est bien là un exemple de la critique des anciens. 
Admettons que l'expérience dont il s'agit ait eu lieu 
réellement, est-ce bien le mot U-mz que ces enfants 
ont prononcé ? N'ont-ils pas imité plutôt, et tout simple- 
ment, la voix de leur nourrice ? 

En tous cas, l'idée de Psammétique dénote la complète 
ignorance de ce fait capital et hors de toute discussion 
que l'exercice du langage articulé est un art difficile, 
un art acquis et que les générations se sont transmis les 
unes aux autres. Comment attendre d'un individu en 
présence duquel on n'aura jamais ouvert la bouche, qu'il 
connaisse et parle une langue quelconque ? Une langue 
ne s'invente pas ; une langue toute faite, le phrygien 
comme toutes les autres, a déjà parcouru plusieurs pé- 
riodes de sa vie. Ici, comme en toutes choses, le présent 
est la résultante du passé. Comment un individu isolé 
pourrait-il à lui tout seul créer à nouveau cette longue 
série de phases diverses qu'ont connues toutes les lan- 
gues ? L'on ne fabrique pas un système linguistique ; il 
se forme et se développe de lui-même, par degrés, petit 
à petit, mais il est né en même temps qu'est né l'homme : 
non pas l'homme individu, mais l'homme pris dans le 
sens général, le groupe humain, si l'on veut. C'est ce 
que nous avons dit plus haut : l'apparition de la faculté 
du langage articulé détermine le point d'évolution où un 
primate a droit au nom d'homme. 

Schleicher, dans sa rapide mais si substantielle notice 



36 LA LINGUISTIQUE 

sur l'importance du langage pour l'histoire naturelle de 
l'homme et dans son écrit non moins remarquable sur 
la théorie darwinienne et la science du langage, a traité 
de cette corrélation de la naissance de l'homme et de 
l'apparition du langage articulé. « Si c'est le langage qui 
fait l'homme, dit-il, nos premiers pères n'ont pas été 
réellement hommes : ils ne le sont devenus qu'au moment 
où se forma le langage, et cela grâce au développement 
du cerveau, grâce au développement des organes de la 
parole. » La linguistique, comme toutes les autres scien- 
ces naturelles, nous force à admettre que l'homme s'est 
développé de formes inférieures ; qu'il est devenu homme, 
mais qu'il n'est pas né homme par un coup de baguette 
quelconque. 

Nous avons à notre tour repris ce sujet, lors de l'excel- 
lente communication sur le Précurseur de Vhomme, faite 
par G. de Mortillet à l'Association française pour l'avan- 
cement des sciences (1), au sujet des silex taillés trouvés 
dans les couches marneuses de l'étage des calcaires de 
Beauce. D'après les lois de la paléontologie, l'homme 
actuel ne devait pas exister à cette époque ; la succession 
des faunes dans les divers étages géologiques est en effet 
reconnue et acquise : d'étage en étage les animaux se 
modifient, et leurs variations se précipitent d'autant plus 
que leur organisation est plus compliquée. Trois fois au 
moins la faune s'est renouvelée depuis l'époque de 
formation du calcaire de Beauce, et les mammifères du 
niveau des marnes à silex dont il est question appartien- 
nent à des germes éteints, à des genres prédécesseurs 
mais distincts des genres aujourd'hui vivants. On ne peut 
admettre avec quelque raison que l'homme seul ait 
échappé à cette variation, l'homme, précisément, dont 
l'organisation est des plus compliquées : la taille des 

(1) Seconde session, tenue à Lyon, août 1873, 



LANGAGE ARTICULÉ DANS L'HISTOIRE NATURELLE. 37 

silex de l'époque tertiaire moyenne serait donc due à un 
genre précurseur de l'homme. Cette opinion revêt, à nos 
yeux, les caractères de la plus haute vraisemblance, et 
elle répond de tous points à la doctrine exposée par 
Schleicher dans les opuscules dont nous parlions ci- 
dessus. 

Si nous ne pouvons admettre, sans tomber dans des 
conceptions métaphysiques et sans fondement, que la 
faculté du langage articulé ait été un beau jour acquise 
à l'homme sans cause, sans origine, ex nihilo, il nous 
faut bien accepter alors qu'elle est le fruit d'un dévelop- 
pement progressif des organes. Cela suppose avant 
l'homme, avant l'être caractérisé par la faculté du lan- 
gage articulé, un autre être en train d'acquérir cette 
faculté, c'est-à-dire en voie de devenir homme. Ainsi que 
l'enseigna Schleicher, il faut admettre qu'un certain nom- 
bre seulement de ces êtres encore dépourvus de la faculté 
du langage articulé mais bien près de l'acquérir la 
gagnèrent en réalité, sous l'influence des conditions heu- 
reuses, et dès lors eurent réellement droit à la dénomi- 
nation d'hommes ; mais que, par contre, un certain nom- 
bre d'entre eux, moins favorisés par les circonstances, 
échouèrent dans leur développement et tombèrent dans 
la métamorphose régressive : nous aurions à reconnaître 
leurs restes dans les anthropomorphos, gorilles, chim- 
panzés, orangs, gibbons. Nous verrons plus loin, lors- 
qu'il s'agira de passer l'examen des différentes couches 
du langage, que ces couches diverses témoignent de la 
façon la moins équivoque d'un progrès constant, d'un 
développement naturel, d'un perfectionnement régulier. 

D'ailleurs, en présence de ce perpétuel spectacle d'évo- 
lution qui se déroule sous nos yeux dans la nature 
entière, nous ne pouvons pas ne pas admettre que la 
faculté du langage articulé ne se soit acquise petit à 
petit, grâce à un développement progressif des organes. 



3S LA LINGUISTIQUE 

Et peu importe que ce développement soit dû aux diffé- 
rentes sortes de sélection ou qu'il provienne d'autres 
causes, inconnues encore à ce jour. C'est un sujet sur 
lequel nous ne pouvons nous étendre ; il appartient à 
l'étude générale de la variabilité et de la transforma- 
tion des espèces, et nous devons nous contenter de l'indi- 
quer. Ici, sans doute, comme partout ailleurs, la fonction 
a été pour beaucoup dans les progrès de l'organe lui- 
même, mais ici également, comme partout, l'organe tel 
qu'il est, l'organe sous sa forme actuelle, n'a pu que 
procéder d'une forme inférieure. 

Il faut donc reconnaître, en définitive, que cette carac- 
téristique de l'homme, la faculté du langage articulé, est 
purement relative. Nous découvrons son origine et ses 
rudiments (1) ; nous comprenons que nos pères ne l'ont 
acquise que par degrés, dans le combat pour le progrès 
d'où ils devaient sortir victorieux. 

Mais, pour être relative, cette faculté n'en est pas moins 
particulière, spéciale à l'homme, et, au demeurant, c'est 
grâce à elle seule que le premier des primates peut 
porter ce nom dliomme qu'il a gagné, à travers des mil- 
liers de siècles, au prix de luttes incessantes. 

Cl) Lamarck. Philosophie zooloaique, t. I. — Darwin, Lu 
Descendance de l'homme, traduct. franc., t. I, p. 59. — H.txkel, 
Histoire de la création des pires orqanisés, traduct. franc, 
p. 591. — Whitney, p. 234 



CHAPITRE III. 



PREMIERE FORME LINGUISTIQUE : LE MONOSYLLABISME 
LES LANGUES ISOLANTES. 

Parmi les formes différentes que peuvent présenter les 
langues ou les familles de langues, la forme monosylla- 
bique est la plus simple ; c'est la forme élémentaire, chez 
laquelle les mots sont de simples racines. Ces racines- 
mots, ou ces mots-racines, n'éveillent qu'une idée essen- 
tiellement générale. Nulle indication de personne, de 
genre, de nombre ; nulle indication de temps, de mode ; 
point d'éléments de relation, point de conjonctions, point 
de prépositions. Rien qu'une idée très large, sinon très 
vague, une idée que ne rend même pas la forme, si peu 
déterminée déjà, de notre infinitif. 

Dans ce premier état (nous dirons plus tard dans cette 
première couche), la forme du mot est donc unique : c'est 
la racine telle quelle, la racine invariable. La langue, 
dans cette première étape, n'est formée que d'éléments 
dont le sens est éminemment général : point de suffixes, 
point de préfixes, aucune modification, quelle qu'elle soit, 
qui puisse indiquer une relation, un rapport quelconque. 
A ce premier degré, le plus simple de tous, la phrase est 
donc faite d'après cette formule : racine + racine + ra- 
cine, etc., etc., et ces racines successives (c'est là le point 
capital à noter) sont toujours invariables. 

On comprend, après ce court exposé, pourquoi les 
langues de cette espèce ont reçu la dénomination géné- 
rale de monosyllabiques ou d'isolantes : leurs mots en 



40 LA LINGUISTIQUE 

effet sont formés de simples racines monosyllabiques, 
isolées, indépendantes en principe les unes des autres. 

11 est bon de le dire dès maintenant, tous les systèmes 
linguistiques ont passé par cette période du monosylla- 
bisme ; les langues les plus complexes sous le rapport de 
la forme, c'est-à-dire les langues à flexion — telles, par 
exemple, que les langues indo-européennes — révèlent 
à l'analyse scientifique les traces non équivoques d'une 
origine monosyllabique, origine lointaine et à laquelle 
elles ne remontent que par l'intermédiaire d'un autre 
état, mais que l'on ne saurait mettre en doute un seul 
instant. C'est ce que nous aurons à constater en temps 
opportun. Nous verrons aussi, au moment voulu, que la 
forme intermédiaire, la période de l'agglutination — où 
l'on rencontre, par exemple, le basque, le japonais, les 
langues dravidiennes — a donné naissance au système de 
la flexion, mais qu'elle provient, elle-même, de la couche 
inférieure, celle du monosyllabisme qui nous occupe en 
ce moment. 

Ce n'est pas à dire que toutes les langues agglutinantes 
doivent se changer quelque jour en langues à flexion, 
ni que toutes les langues isolantes (c'est-à-dire monosylla- 
biques) soient appelées à devenir agglutinantes. Non, 
sans doute. Bien des langues ont péri qui appartenaient 
aux deux classes inférieures, et il est certain que, parmi 
les langues aujourd'hui vivantes et qui se trouvent soit 
à l'étage du monosyllabisme, soit à celui de l'agglutina- 
tion, le plus grand nombre est fixé d'une manière défi- 
nitive ; l'on peut dire, par exemple, sans hésitation que le 
basque, que les idiomes des Indiens de l'Amérique septen- 
trionale périront sous leur forme actuelle. 

D'ailleurs, ce n'est pas sans causes déterminantes 
que telle ou telle langue s'est fixée de façon définitive 
dans telle ou telle couche, par exemple, dans celle du 
monosyllabisme ou dans celle de l'agglutination, et 



PREMIÈRE FORME LINGUISTIQUE. 41 

qu'elle ne manifeste plus que des tendances très faibles 
et très rares à atteindre la couche supérieure. Il se peut 
que ces motifs aient été multiples, qu'ils aient été d'ordre 
fort divers, et le soin de les découvrir est une tâche 
ardue. 

Cette tâche n'a pas encore été abordée. Elle doit avoir 
pourtant un heureux succès. Il y a motif à tout, et 
chaque jour on fait un pas du connu à l'inconnu. 

Nul doute, au surplus, que la plus puissante de ces 
causes n'ait été l'entrée dans la vie historique et la pro- 
duction littéraire. Cette production témoigne déjà par 
elle-même, par elle seule, que la langue se suffisait telle 
quelle et se sentait en état, s'il est permis de s'exprimer 
ainsi, de répondre à tous les besoins d'une nation cons- 
tituée. En ce sens, il n'est pas inexact de dire qu'à son 
premier pas dans la vie historique, l'homme atteint la 
période que l'on appelle en histoire naturelle la période 
de métamorphose régressive. C'est ce que l'avenir confir- 
mera ou infirmera ; mais il n'est guère possible, à l'heure 
présente et dans les conditions scientifiques actuelles, de 
n'émettre que des assertions plus ou moins conjecturales. 

Il est aisé de comprendre que le système d'une succes- 
sion de racines, à idées toujours très générales, ne devait 
offrir au langage que des moyens fort restreints. Il est 
impossible que le besoin inévitable d'exprimer les rap- 
ports ne se soit pas fait sentir de très bonne heure ; or, 
ainsi que nous l'avons dit, la succession de mots-racines, 
ou, pour parler de façon plus exacte, de racines-mots, 
était la négation, l'exclusion même des éléments de rela- 
tion, des éléments appelés à n'indiquer que les rapports : 
rapports d'activité ou de passivité, d'unité ou de plura- 
lité de passé, de présent, de futur. Une telle période, 
cependant, a dû exister. Il la faut reléguer, sans aucun 
doute, en des âges préhistoriques très lointains, et, selon 
toute vraisemblance, elle succéda à l'âge plus ancien 



42 LA LINGUISTIQUE 

encore durant lequel se constituèrent les racines par le 
fait de l'agrégation des éléments simples phoniques. 

L'on remédia par un expédient ingénieux à ce défaut 
de détermination. Ce fut en réglant d'une façon très 
rigoureuse la place que devaient occuper les racines, 
c'est-à-dire les mots dans l'ensemble de la phrase. 

La syntaxe était née ainsi avant la grammaire propre- 
ment dite. Comme nous aurons à le constater ce procédé 
de la position forcée des mots donna naissance par la 
suite à la seconde forme linguistique, celle de l'aggluti- 
nation. En jetant un coup d'œil rapide sur les diverses 
langues monosyllabiques, nous verrons comment on usa 
de cette ressource importante et comment aussi son ori- 
gine put s'obscurcir peu à peu. 

Quoi qu'il en soit, l'on voit déjà que la grammaire de 
toute langue monosyllabique, c'est-à-dire de toute langue 
isolante, est et ne peut être qu'une syntaxe. Dans ces lan- 
gues en effet le mot est inflexible ; en dépit de tout chan- 
gement de position dans la phrase, il demeure inva- 
riable, toujours le même, et c'est uniquement la position 
qu'il occupe qui détermine sa valeur, sa qualité de sujet 
ou de régime, d'épithète ou de substantif, de verbe ou de 
nom, et ainsi de suite. 

Il faut remarquer encore, d'une façon générale, que 
l'importance de l'intonation est considérable dans les 
langues monosyllabiques ; ce point ne nous semble pas 
avoir été traité d'une manière assez complète dans les 
différents écrits sur les langues en question. La grande 
valeur du ton, de l'intonation, n'est pas de différencier 
à l'occasion un grand nombre d'homophonies, c'est-à- 
dire de mots identiques quant à la forme, mais divers 
quant à leur signification respective. 

Le chinois, Yannamite, le siamois, le birman, le tibétain 
sont les langues monosyllabiques principales. Ils cons- 
tituent ou représentent tout autant de systèmes glotti- 



le chinois. ;:; 

ques indépendants les uns des autres et que l'on ne pour- 
rait ramener à une origine commune. 

Il existe d'ailleurs d'autres langues monosyllabique 
dans la péninsule indo-chinoise, telles que le pégou dans 
la Birmanie anglaise, et le kassia dans une petite région 
située à deux cents milles anglais du fond de la mer du 
Bengale, sur la rive gauche du Brahmapoutra, au sud 
de l'Assam. Leur peu d'importance nous autorise à les 
passer sous silence. 

Nous n'avons ici ni le dessein ni la possibilité de passer 
à tour de rôle en revue ces différentes langues ; nous 
nous contenterons de donner sur chacune d'elles quel- 
ques renseignements généraux, en insistant davantage 
sur la langue chinoise, la plus caractéristique de toutes 
les langues de cette espèce. 

§ 1. Le chinois. 

Les trois grand dialectes du chinois sont : la langue 
mandarine (vulgaire dans les provinces centrales et usi- 
tée, en tant qu'idiome cultivé, dans tout l'empire) ; le 
dialecte de Canton ; le dialecte de Foukian. Tous trois, 
d'ailleurs, pour appartenir à la même langue, sont pro- 
fondément distincts, et il est bien difficile que les habi- 
tants du Nord et ceux du Sud se comprennent les uns 
les autres. 

L'étude du chinois se compose de deux parts nettement 
tranchées : l'écriture, la langue elle-même. 

Parlons en premier lieu de cette dernière. 

Ainsi que nous l'avons dit, elle est purement et sim- 
plement syntaxique. Le premier écueil qu'il lui fallut 
éviter fut, comme pour toutes les langues isolantes, l'in- 
décision très fréquente du sens, étant donnée la multi- 
plicité des significations que peut revêtir chez elle une 
seule et même forme. La forme tao, par exemple, signifie 



44 LA LINGUISTIQUE 

indistinctement (et entre autres acceptions), ravir, attein- 
dre, couvrir, drapeau, froment, mener, chemin ; la forme 
lu (entre autres acceptions également) signifie détourner, 
véhicule, pierre précieuse, rosée, forger, chemin. Ce fut 
un procédé naïf, simple, mais très-exact, que de faire se 
succéder deux termes capables d'être synonymes en l'une 
quelconque de leurs acceptions : par exemple, tao et lu, 
qui répondent l'un et l'autre à l'idée de chemin. Ce pro- 
cédé fut employé : tao laisse le choix entre neuf ou dix 
sens, mais tao lu ne peut dire que chemin. Est-ce là, 
comme on l'a prétendu, une véritable composition, la 
fabrication d'un vrai composé ? En aucune façon ; un 
composé indique toujours une relation, et ici il n'y a 
qu'une accumulation de synonymes. 

On ne peut voir non plus des composés réels — bien 
qu'il en puisse sembler au premier abord — dans l'asso- 
ciation des mots fu « père » et mu « mère » qui signifient 
« parents », de yuan «. éloigné » et kin « près » qui signi- 
fie « distance ». En effet, dans ces accumulations de 
synonymes, le premier mot ne dépend pas du second, 
le second ne dépend pas du premier. 

Le genre d'un mot ne peut être déterminé, on le con- 
çoit, qu'à l'aide d'un second terme. On a recours, par 
exemple, à nan « mâle, masculin », niu « femelle, fémi- 
nin » ; de là : nan tse « fils », niu tse « fille », niu jin 
« femme ». S'agit-il d'animaux, les termes sont différents, 
mais le procédé reste le même. Il est assurément des plus 
simples : nous le retrouverons plus loin dans les langues 
agglutinantes, en wolof, en japonais, et plus tard encore 
dans les idiomes les plus développés. En latin, par exem- 
ple, nous rencontrerons mas caiiis, femina canis, femina 
porcus, anquis femina et bien d'autres expressions ana- 
logues. Combien de phénomènes appartenant en propre 
à la première phase linguistique ont persisté à travers 
les âges jusqu'à la dernière période ! 



LE CHINOIS. 45 

Singulier ou pluriel, le nombre n'est indiqué, en prin- 
cipe, que par l'ensemble même de la phrase. Parfois, ce- 
pendant, on emploie un terme dont les sens est celui de 
multitude, de totalité : to jin, une foule de gens, beau- 
coup de gens, « les gens ». 

Le sujet s'indique de lui-même, par ce fait qu'il com- 
mence toujours la proposition. Le régime direct, si la 
phrase est simple, se révèle aussi de lui seul en ce qu'il 
prend place immédiatement après le terme désignant 
l'action ; c'est le procédé que nous appliquerions en 
disant : « Emile craint Auguste, » et « Auguste craint 
Emile ». Mais, en d'autres circonstances, c'est l'emploi 
nécessaire de certains mots qui détermine le régime di- 
rect. Ces mots auxiliaires peut-on les regarder comme de 
véritables propositions ? Non certes, en aucun cas. Ce ne 
sont toujours que des racines-mots, car le chinois ne 
connaît point d'autres termes, ainsi que nous l'avons dit. 
Mais que ces racines, que ces mots auxquels ont fait ainsi 
appel, conservent encore et toujours dans l'esprit de 
ceux qui les emploient leur propre et indépendante va- 
leur, c'est ce que l'on ne saurait admettre. Cette valeur 
s'atténue peu à peu, elle se subordonne, et cette subor- 
dination même est la cause qui des langues isolantes fait, 
avec le temps, des langues monosyllabiques. 

La notion du locatif, celle du datif, celle de l'instru- 
mental, celie de l'ablatif sont également rendues soit 
par l'accession de certains mots, soit par la place dans 
la phrase. Il suffit d'indiquer ce fait en général, sans 
entrer dans l'exposition d'une série d'exemples qui nous 
déborderaient et qu'il est facile de trouver dans les ou- 
vrages spéciaux. Quant au génitif, on l'exprime claire- 
ment en plaçant le terme principal après le terme relatif: 
thien tse « fils du ciel » ; ou bien encore, on introduit 
entre ces deux mots ainsi placés le terme ti (en langue 
mandarine). 



46 i.a urrcrtnsTïQUE 

C'est par des procédés tout analogues que Ton rend la 
notion de qualification et celle de comparaison. 

Enfin l'idée du verbe, sur laquelle repose la proposi- 
tion tout entière, s'exprime encore d'une façon purement 
syntaxique, ou bien doit se déduire du sens général de 
la phrase. Rien, par exemple, n'indique en chinois la 
notion de notre temps imparfait ; parfois également on 
ne peut comprendre que par le sens général de la phrase 
qu'il s'agit de l'idée du futur. 

Si nous passons de la notion du temps à celle de la 
modalité, au mode, nous constatons encore que c'est la 
position syntaxique qui indique le conditionnel. Quand 
au subjonctif et à l'optatif, ils se trouvent désignés par 
l'emploi de mots auxiliaires. 

Ainsi, en chinois, il ne peut pas plus y avoir de verbe 
qu'il ne peut y avoir de ruom. Nous ne saurions trop le 
répéter, c'est la syntaxe qui particularise le sens des mots 
et qui constitue toute la grammaire. En dehors de sa 
place dans la phrase, le mot n'est qu'une racine à accep- 
tion aussi large que possible ; et c'est seulement quand 
il prend position qu'il éveille une idée d'individualité, de 
qualité, de relation, d'activité, une idée particularisée. 
C'est ainsi, par exemple, qu'une seule et unique forme 
ngan signifie « procurer le repos, jouir du repos, posé- 
ment, repos »); une autre forme, ta,« grand, grandement, 
grandeur, agrandir » ; une autre forme, « rond, boule, 
en rond, arrondir >» ; une autre forme encore, « être, vrai- 
ment, il, celui-ci, ainsi ». 

Nous l'avons dit ci-dessus, et nous devons y revenir en 
temps opportun, l'emploi des mots accessoires, appelés à 
donner aux mots principaux le sens bien déterminé qui 
leur manque, fait passer les langues isolantes à l'état 
de langues agglutinantes. Le sens de ces racines acces- 
soires s'est obscurci peu à peu ; on est venu, avec le 
temps, à ne plus leui accorder qu'une sorte de valeur un 



LE CHINOIS. 47 

peu arbitraire ; mais il fut une époque, une époque loin- 
taine, l'âge d'or du monosyllabisme, pour ainsi dire, où 
leur sens véritable, leur signification pleine et entière, 
s'offrait seule et d'elle-même à l'esprit. 

C'-est un fait que les Chinois ont remarqué avec une 
sagacité surprenante, lorsqu'ils classèrent les racines en 
deux groupes distincts, les mots pleins et les mots vides. 
Par les premiers, par les mots pleins, ils entendaient les 
racines dont la signification restait dans toute sa pléni- 
tude et son indépendance, les racines que nous rendons 
dans nos traductions par des noms ou des verbes ; ils 
appelaient mots vides les racines dont la valeur propre 
s'obcurcissait par degrés et qui peu à peu recevaient la 
mission de déterminer et de préciser la notion très vague 
des mots pleins, des mots dont le sens primitif persistait 
tout entier. Observation remarquable et qui témoigne, 
mieux que bien d'autres découvertes, d'un esprit singu- 
lièrement perspicace. « Qu'est-ce que la grammaire ? » 
demande à son élève l'instituteur chinois. « C'est un art 
très utile, répond l'élève, un art qui nous enseigne à dis- 
tinguer les mots pleins et les mots vides. » 

Après avoir parlé de l'importance de la place syntaxi- 
que des racines et de leur valeur respective, il y a lieu 
de dire quelques mots des différentes inflexions de la voix 
en chinois. 

Les différents tons que l'on rencontre en petit nombre 
dans la langue chinoise ont une utilité capitale lorsqu'il 
s'agit de distinguer les significations, parfois très diver- 
ses, de syllabes formées des mêmes éléments. Le vocabu- 
laire chinois quasi académique donne quarante-deux 
mille caractères graphiques différents, ayant chacun leur 
prononciation propre ; or, comme la langue parlée ne 
possède environ que douze cents consonnances, « il faut 
donc que la même prononciation soit attachée en 
moyenne à plus de trente caractères » (d'Hervey Saint- 



48 LA LINGUISTIQUE 

Denys). On voit que si l'intonation n'a pu venir à bout 
de toute difficulté, elle avait du moins une utilité bien 
considérable. Ce fait, nous l'avons dit, est commun aux 
diverses langues monosyllabiques. Les ouvrages spéciaux 
citent nombre d'exemples que nous n'aurions que faire 
de relater ici, et, sans entrer en plus de détails, nous 
n'avons qu'à mentionner ce procédé ingénieux et fort 
pratique. 

Le matériel phonétique des Chinois n'est pas des plus 
complexes, mais on ne peut cependant le mettre au rang 
des plus simples. Parmi les consonnes, nous ne rencon- 
trons ni g, ni d, ni d dans le dialecte mandarin ; dans 
le dialecte de Fukian, le d seul fait défaut. Dans ce der- 
nier dialecte, les sifflantes sont moins variées que dans 
le précédent. L'absence de la consonne r est un fait bien 
connu. Les voyelles n'offrent rien de particulier ; on les 
rencontre souvent à l'état de diphthongues, et souvent 
aussi elles sont nasalisées. 

En tout cas, et ceci est un fait caractéristique, le mono- 
syllabe chinois s'ouvre par une consonne et se termine 
par une voyelle. Les signes n ou ng, que nous rencon- 
trons à la fin des mots chinois transcrits en caractères 
latins, indiquent seulement la nasalisation des voyelles 
précédentes. Il n'est qu'un mot, un seul, qui échappe à 
cette règle sévère d'une consonne initiale et d'une voyelle 
terminale : eul, « deux » et « oreille ». 

Les questions de graphique pure sortent du domaine de 
la linguistique ; elles constituent une étude spéciale, sans 
doute pleine dïntérêt, mais tout à fait distincte et indé- 
pendante. Il est utile pourtant de dire ici quelques mots 
du système graphique des Chinois et de montrer avec 
quelle habileté ce peuple sut appliquer à sa langue, si 
curieuse, un ensemble de caractères peu faits en appa- 
rence pour répondre à ce qu'on allait lui demander. 

Etant donné le grand nombre d'homophonies d'une 



r.E chinois. 49 

langue monosyllabique, c'est-à-dire le grand nombre de 
syllabes formées des mêmes éléments phoniques, bien 
que répondant à des idées forts distinctes, il y avait une 
difficulté sérieuse à déterminer dans une système gra- 
phique les sens multiples des homophonies en question. 
Les Chinois arrivèrent à ce résultat par l'emploi de deux 
sortes de signes. 

Leur première espèce de caractères ne se compose que 
d'images, que de vrais dessins : l'image d'un arbre, d'une 
montagne, d'un chien. Tantôt on les emploie indépen- 
dants, isolés ; tantôt on les accouple pour rendre une idée 
plus ou moins complexe. C'est ainsi que l'image de l'eau 
et celle d'un œil, si elles sont juxtaposées, rendent l'idée de 
larmes ; une porte et une oreille rendent l'idée d'enten- 
dre ; le soleil et la lune rendent l'idée d'éclat. Il faut éga- 
lement ranger parmi les véritables dessins les groupe- 
ments de lignes ou de points, qui figurent, ou bien des 
nombres — un, deux, trois — ou bien l'état de supério- 
rité, d'infériorité, d'inclinaison vers tel ou tel côté, et 
ainsi de suite. 

Il fut un temps où ces caractères, où ces Images, éveil- 
laient d'une façon directe grâce à l'exactitude de leur 
représentation, la notion qu'ils étaient appelés à rendre. 
Mais peu à peu ces traits naïfs et véridiques perdirent 
leur forme originelle. Dans les signes qui laissent enten- 
dre aujourd'hui les idées de chien, de soleil, de lune, 
de montagne, on ne retrouve plus de prime abord les 
images anciennes qui évoquaient de façon directe ces 
diverses idées. Les caractères de cette première espèce 
ont été évalués au nombre minime d'environ deux 
cents (1). 

La seconde sorte de caractères est plus compliquée. 



(1) Aboi Rémusat, Recherches sur l'origine et la formation de 
la lanquc chinoise, Mémoires de l'Académie des inscriptions et 
bclles-leltres, 1820. 

UNr.mSTIQUF. 4 



50 LA LINGUISTIQUE 

Elle comporte deux éléments : un élément phonétique et 
un élément idéographique. 

Ainsi qu'on le comprend sans peine d'après tout ce qui 
a été dit ci-dessus, ce dernier élément a pour mission de 
déterminer la valeur parfois très multiple de l'élément 
phonétique. Ce dernier, si l'on ne figure que lui seul, 
laisse flotter l'esprit du lecteur entre un grand nombre 
d'homophones ; mais qu'on lui adjoigne un élément idéo- 
graphique et l'hésitation cesse tout de suite : on a évoqué 
une idée déterminée, ou du moins une catégorie d'idées. 
C'est là un procédé fort ingénieux. 

En somme, le caractère pris dans son ensemble, dans 
sa totalité, indique tout à la fois la prononciation et le 
sens. Ses deux parties se complètent réciproquement ; 
mais l'une de ces parties est regardée comme nulle quant 
à sa valeur phonique, et c'est l'autre qui détermine seule 
la prononciation. Si, par exemple, le signe tcheu, vais- 
seau, est accolé au-devant des signes qui représentent 
huo, feu, ma, cheval, ces deux derniers signes perdront 
leur valeur phonétique, le mot sera lu tcheu, mais ce 
tcheu ne signifiera plus vaisseau. Grâce au caractère 
dont il se trouve précédé, il laissera entendre soit un 
vacillement de la flamme, soit une sorte particulière de 
chevaux (1). 

Les Chinois ont arrêté à 214 le nombre des signes, des 
caractères qu'ils ont appelés chefs de classe, et auxquels 
nous donnons le nom de clefs. Ces caractères compren- 
nent, outre les 169 signes idéographiques (dont nous 
avons ci-dessus expliqué le rôle alors qu'ils se trouvent 
joints à un élément qui n'est que phonétique), une petite 



(1) La grammaire chinoise de Stephan Endlicher est la plue 
simple de toutes celles que nous avons étudiées, mais l'absence 
de critique s'y fait trop souvent sentir. Afanasyriinde der 
chinesischcn Grammalik, Vienne, 1845. On étudiera avec profit 
les règles de position des mots dans la Syntaxe nouvelle de la 
langue chinoise de Stanislas Julien. Paris, 1869. 



LE CHINOIS. 51 

série de signes purement graphiques ou de simples ima- 
ges. Ces 214 clefs contiennent les éléments de tous les 
caractères chinois ; il y en a environ 50.000, dont 15.000 
à peu près peuvent être en usage. Â ces 214 clefs, il faut 
donc subordonner tous les autres caractères. C'est ce 
qu'ont fait les Chinois dans leur classification lexique, en 
ayant soin de disposer les clefs en un ordre consécutif, 
selon qu'elles se trouvaient représentées par un, deux, 
trois traits, et ainsi de suite ; la dernière en a dix-sept. 

Cette classification arbitraire n'a rien à faire, ainsi 
qu'on le voit, avec la langue elle-même, et en effet, nous 
avons dit plus haut que l'étude du chinois comprenait 
deux parts bien distinctes : celle de la langue, celle de 
l'écriture ; de là les difficultés très-sérieuses que rencon- 
trent les commençants dans l'étude du chinois. 

Ajoutons que tous les caractères peuvent être employés, 
en certaines occasions, comme s'ils n'étaient que phoné- 
tiques. C'est de cette façon que les Chinois peuvent 
écrire avec leurs signes des noms d'emprunt, tels que 
' la si Ha, Asia, Asie ; Ing ki li, Englisch, Anglais ; Fei li 
pe eul to, Philibert. On sait également que c'est des ca- 
ractères chinois envisagés au point de vue purement pho- 
nétique que procède l'écriture des Japonais, dont la lan- 
gue est si différente de la langue chinoise. 

Quant aux signes chinois eux-mêmes, nous avons déjà 
dit qu'ils avaient pour origine un véritable système d'ima- 
gerie. On les rencontre encore avec cette forme primitive 
sur certains monuments et on peut suivre leurs trans- 
formations graduelles à travers le cours des âges. Plu- 
sieurs systèmes graphiques ont été fixés d'une façon très 
précise, ont été employés durant des périodes de plusieurs 
siècles et n'ont dû qu'à des circonstances particulières de 
se voir plus ou moins sérieusement modifier. 

D'ailleurs, il existe aujourd'hui encore chez les Chinois 
plusieurs sortes d'écritures, et parmi elles une espèce de 



LA LINGUISTIQUE 

cursive assez rapide, qui est usitée dans les relations ha- 
bituelles. 

Nous ne nous étendrons pas davantage sur cette ques- 
tion des caractères chinois. C'est pour nous un sujet 
accessoire ; en effet, ce n'est point de graphique que 
nous nous occupons, c'est seulement de la structure et 
du matériel phonétique des langues. 



§ 2. L'annamite. 

L'annamite est la langue de l'Indo-Chine orientale. Au 
nord elle s'étend sur le Tonkin, au sud sur la Cochin- 
chine. 

L'annamite est séparé du siamois (au moins au sus- 
ouest) par un idiome dont le caractère n'est pas encore 
déterminé, le cambodgien. Nous engageons, le lecteur à 
consulter la carte ethnographique de la partie sud-orien- 
tale de l'Indo-Chine dressée par Francis-Garnier (1). 

La langue annamite est absolument distincte du chi- 
nois, et par son appareil phonétique et par ses racines, 
c'est-à-dire par ses mots, puisque la racine constitue le 
mot lui-même dans toute langue monosyllabique. 

Tout comme en chinois, le genre et le nombre s'indi- 
quent par l'adjonction, à la racine principale, de racines 
au sens de mâle, féminin, ou de tous, nombreux. L'adjec- 
tif se reconnaît à sa position après le substantif qu'il 
qualifie. La notion de temps ou de mode s'exprime enfin 
par l'emploi simultané de la racine sur laquelle pivote 
la phrase et d'autres racines dont le sens général est 
celui du passé, du futur, et ainsi de suite. 

Ce que. nous avons dit de la structure du chinois s'ap- 
plique donc de point en point à l'annamite. Chez ce der- 

(1) Journal asiatique, août-septembre 1872. 



LE SIAMOIS. 53 

nier également, le système des intonations joue un rôle 
capital ; il distingue, comme en chinois, des mots dont 
la prononciation serait absolument la même, bien que 
leur sens soit tout à fait différent. Les intonations anna- 
mites sont au nombre de six : ton aigu, fort difficile à 
décrire ; ton interrogatif ; ton ascendant ou remontant, 
assez peu différent du ton interrogatif ; ton descendant ; 
ton grave ; ton égal. 

L'écriture annamite est figurative, c'est-à-dire idéogra- 
phique, et a été empruntée anciennement aux Chinois ; 
elle a subi, d'ailleurs, des modifications sensibles, et par 
la suite des temps l'on y a joint de nouveaux signes. 

La langue annamite, au surplus, a fait.au vocabulaire 
chinois des emprunts considérables, notamment au dia- 
lecte méridional ; ce fait a induit en erreur certains au- 
teurs qui ont voulu comparer les deux idiomes et leur 
donner une origine commune. Le nombre, quel qu'il soit, 
de ces mots d'emprunt n'a rien à faire avec le fond même 
de la langue, avec ses racines propres ; celles-ci, fussent- 
elles même beaucoup moins nombreuses encore, suffi- 
raient à établir l'originalité incontestable et l'indépen- 
dance de la langue annamite. 



§ 3. Le siamois. 



Le siamois occupe la région située au nord du golfe 
de Siam, assez avant dans l'intérieur du pays, et la côte 
occidentale de ce golfe. A l'est, il confine au cambodgien, 
idiome bien peu connu ; à l'ouest, il confine au birman, 
qui, lui aussi, est une langue monosyllabique. 

On peut consulter sur les limites du siamois la carte 
annexée par M- Cust à son ouvrage A Sketch of the 
modem Languages of the East Indies. 



54 LA LINGUISTIQUE 

Le nom de siamois, ou thaï (ou taï), est propre à une 
certaine population, dont le nombre d'individus ne dé- 
passe guère le chiffre de 2 millions ou 2 millions et demi. 
La ville principale de ce domaine est Bangkok. Mais à 
côté du siamois proprement dit, on peut placer certains 
autres idiomes formant avec lui une famille linguis- 
tique. 

C'est d'abord la langue des Laos, sujets de Siam, habi- 
tant les rives du fleuve Mékong (au nord-est du siamois 
proprement dit), et dont le nombre est évalué approxi- 
mativement à 1 million. 

Plus au nord, la langue des Shans, qui a reçu de 
l'ouest l'influence du birman. 

Le khamti est parlé plus au nord encore, tout à l'ex- 
trémité nord-orientale du territoire de langue hindoue 
(assami) et isolé de toutes parts d'avec les autres idiomes 
de la famille siamoise. Le territoire d'Assam a été envahi 
au treizième siècle par des conquérants siamois, mais 
ceux-ci y perdirent bientôt leur langue et adoptèrent celle 
du pays qu'ils occupaient, l'assaini. 

On rattache également au siamois la langue des Miao- 
tsé, qui habitent dans quelques régions montagneuses 
de la Chine méridionale (1). 

La phonétique du siamois est des plus riches ; on y 
rencontre notamment un grand nombre de consonnes 
aspirées et de sifflantes. L'alphabet est d'origine hindoue. 

Quant à la structure même de la langue, elle est fran- 
chement monosyllabique ; la racine' même constitue le 
mot. Les pronoms ne sont que des racines comme les 
autres, que l'usage affecte à leur rôle spécial. Il y a cinq 
tons différents, cinq façons d'accentuer les monosyllabes 
pour les diversifier. Comme en birman, comme en anna- 
mite, le système de numération est décimal. 

(1) Edkins, The Miau-tsi tribes, Foochow, 1870. 



LE TIBÉTAIN'. 55 

Ajoutons que le lexique du style élevé ou religieux com- 
prend un certain nombre de mots empruntés aux idiomes 
hindous. 



§ 4. Le birman. 

Il est parlé au nord-ouest de la péninsule indo-chinoise, 
entre le siamois et les langues hindoues. Son matériel 
phonétique est moins riche que celui du siamois ; on n'y 
compte qu'une sifflante. Les différents tons du birman 
semblent être moins nombreux que ceux du chinois et 
du siamois. Quant aux procédés grammaticaux, ils sont 
tout à fait les mêmes. 

On trouve toutefois, en birman, une tendance à la déri- 
vation au moyen de la préfixation. Des noms sont déri- 
vés, en effet, au moyen d'un a placé avant la racine de 
kaunh, ayant le sens général de « bon, être bon », ou 
forme a-kaunh « bonté », etc. Pour tout le reste, la lan- 
gue est franchement monosyllabique. Il est intéressant, 
en tout cas, de constater cette tendance évolutive. 

En ce qui concerne les limites des différentes langues 
de l'Indo-Chine, nous renvoyons au volume de R. N. 
Cust, A Sketch of the mod. Languages of the East Indies. 



§ 5. Le tibétain. 

Le Tibet doit à l'Inde bouddhiste la meilleure part de 
sa culture intellectuelle, son alphabet, son importance 
littéraire. Il est difficile de savoir ce que pouvait être 
la. littérature tibétaine avant le mouvement religieux 
qui sans doute la transforma entièrement. Nous n'avons 
point de documents remontant à cette première époque. 

Les missionnaires bouddhistes eurent pour premier 
soin de traduire en tibétain les livres religieux composés 



56 LA LINGUISTIQUE 

en sanskrit. L'alphabet qu'ils employèrent, et qui se 
trouve encore usité, était celui qui avait cours dans 
llnde septentrionale ; son origine est parfaitement évi- 
dente; et quiconque lit le caractère hindou dévanâgarî 
apprend en quelques heures l'alphabet tibétain, qui en 
provient directement. 

Les différents auteurs qui ont écrit sur le tibétain n'ont 
pas mis suffisamment en lumière le caractère monosylla- 
bique de cette langue. Les procédés qu'elle emploie sont 
analogues à ceux dont se servent le chinois, l'annamite 
et les autres langues isolantes. 

C'est ainsi que le tibétain ne connaît dans les noms 
ni genre ni nombre. Pour exprimer le genre d'un nom, 
il doit le faire accompagner d'un autre mot dont le sens 
est celui de mâle ou de femelle : ra pho « bouc », ra ma 
a chèvre ». De même il ne peut exprimer le pluriel qu'en 
adjoignant au nom qui doit comporter cette idée de plu- 
ralité un autre mot dont le sens est, pour l'ordinaire, 
celui de tout ou de multitude. 

Les prétendus cas du tibétain sont aussi peu des cas 
que ne le sont ceux qu'on attribue au chinois ou à 
l'annamite ; ici également on emploie pour déterminer la 
racine pleine, le mot plein, des mots qui deviennent 
vides, c'est-à-dire qui perdent une partie de leur sens pre- 
mier et servent en quelque sorte d'adjoints au mot 
principal. 

Par lui-même, le mot n'est pas plus un simple nom 
(substantif ou adjectif) qu'il n'est un verbe. C'est la posi- 
tion dans la phrase ou l'adjonction de telle ou telle racine 
dite ride, qui peut résoudre ce problème. 

On ne peut nier, toutefois, que le tibétain ne montre 
de fortes tendances à l'agglutination, par le procédé de 
suffixation de racines secondaires aux racines princi- 
pales. C'est, en somme, une langue que l'on saisit en 
état d'évolution. 



LE TIBÉTAIN. 57 

Le système vocalique est assez simple, celui des con- 
sonnes assez riche. 

La numération est décimale. 

Après tout ce que nous avons dit des langues mono- 
syllabiques en général, et du chinois en particulier, il 
nous semble inutile d'examiner d'une façon plus minu- 
tieuse la structure du tibétain. Elle n'est pas différente 
de la structure des autres langues isolantes, et il ne faut 
point se laisser prendre à ce que les grammaires ordi- 
naires disent de ses prétendus genres, nombres, cas, per- 
sonnes, temps et modes. Ce sont là tout autant de façons 
de parler qui ne doivent pas êtres prises à la lettre, et 
dont il n'y aura plus trace dans la syntaxe comparée des 
différentes langues monosyllabiques, qu'un avenir pro- 
chain verra sans doute paraître. Celui qui entreprendrait 
de réaliser cette tâche et la mènerait à bonne fin, sans 
tenter de réduire à une forme commune les racines tout 
à fait diverses 'de ces langues, aurait rempli l'un des 
premiers desiderata de la linguistique. 

Mais, avant tout, il faudrait voir plus répandue cette 
idée que pour étudier une langue monosyllabique quel- 
conque, il est nécessaire d'oublier momentanément ce 
que l'on sait de la structure et du mode de fonction de 
nos langues à flexion. Il paraît, malheureusement, que 
ce n'est point une petite difficulté. 

Les régions situées au nord et à l'est de l'Inde sont le 
domaine d'un grand nombre d'idiomes, dont une bonne 
partie doivent être rangés, par leur structure, dans l'or- 
dre des langues monosyllabiques, tout en donnant des 
témoignages non équivoques d'une tendance fort mar- 
quée à l'emploi des procédés d'agglutination. D'autres, 
classés à côté des précédents, devraient plutôt être re- 
gardés comme véritablement entrés dans la période 
agglutinante. 

Quoi qu'il en soit, citons, immédiatement au nord du 



58' LA LINGUISTIQUE 

Népaul britannique et dans la région himalayenne, 
immédiatement au sud du Tibet : le gouroung, le magar, 
le mourmi, le néwar, le kiranti ; puis, en continuant vers 
l'est, le léptcha, sur le territoire des Sikhs indépendants ; 
plus à l'est encore, le kachari, Yaka, le dophlia,.le miri, 
Vabor, longeant tous cinq la frontière septentrionale de 
l'assami (idiome aryen) ; à la limite orientale de ce der- 
nier (et tout contre le domaine du khamti, voir ci-dessus), 
le michmi ; dans la bande de territoire de langues non 
aryennes, rentrant entre l'assami et le bengali : le garo, 
le mikir. A l'est du bengali (et au nord du siamois), le 
munipuri et vingt ou trente autres idiomes. On peut con- 
sulter sur la géographie linguistique de toute cette région 
le livre déjà cité de R. Cust, excellent ouvrage de linguis- 
tique et d'ethnographie. 

Le khasia est parlé entre l'assami (au nord), le bengali 
(au sud), le garo (à l'ouest), dans le pays montagneux 
qui sépare la vallée du Brahmapoutra (au nord) du Ben- 
gale oriental (au sud); il comprend jusqu'à six variétés 
dialectales, plus ou moins différentes les unes des autres, 
mais parmi lesquelles il est difficile de reconnaître la 
variété qui peut être regardée comme type. C'est la lan- 
gue de deux cent mille individus environ, assez civilisés 
si on les compare à nombre d'autres populations du sud 
du Tibet et du nord de la Birmanie. 

Cet idiome, toutefois, n'a aucune littérature propre, 
aucun système graphique. Les documents que l'on a. re- 
cueillis, soit des récits populaires, soit des traductions 
des livres chrétiens, sont transcrits en caractères ben- 
galis ou en caractères européens. 

Le khasia est pour le linguiste d'un intérêt tout spé- 
cial, en ce qui concerne la structure. On peut trouver, 
sans doute, dans les contrées du Tibet méridional et de 
l'extrême Orient, plus d'un idiome présentant, comme le 
khasia, la phase de développement morphologique qui 



LE KHASIA. 59 

répond au passage du munuayllabisine à l'agglutination; 
mais on n'en connaît pas, jusqu'ici, qui présente d'une 
façon plus frappante ce phénomène capital d'évolution. 
Nous n'insistons pas pour l'instant ; un peu plus loin, 
en effet, nous prendrons le khasia pour exemple lors- 
qu'il s'agira d'expliquer le passage de la phase linguis- 
tique, isolante, ou monosyllabique, à la phase agglu- 
tinante. 

Au fond du golfe de Martaban, c'est-à-dire à l'embou- 
chure de l'Irawaddi, du Sitang et du Salwen, est parlé le 
mon ou pégouan, ainsi nommé de la province dont il 
occupe une grande partie. Les villes de Pégu, Martaban, 
Moulmein Yey sont situées dans le domaine du mon ; le 
pays est habité par les Talains, de religion bouddhique. 
Cette langue est tout à fait distincte du birman qui 
l'avoisine et qui, vraisemblablement, l'a jadis repoussée 
au sud, dans la région qu'elle occupe actuellement. 

Si nous remontons plus au nord, par delà même la 
ville d'Amarapoura, et toujours entre l'Irawaddi, à 
l'ouest, et le Salwen, à l'est, nous rencontrons le terri- 
toire assez peu considérable du paloung, confinant, à 
l'occident, au birman, et, à l'orient, à des dialectes sia- 
mois. La ville de Bamo est à une petite distance, au nord 
du territoire du paloung. 

On regarde également comme appartenant par leur 
structure à l'ordre des idiomes monosyllabiques les diffé- 
rents dialectes parlés par les populations plus ou moins 
sauvages qui habitent au nord du Cambodge, entre le 
pays de Siam, à l'ouest, et l'Annam, à l'est, c'est-à-dire 
dans la région moyenne du fleuve Mékong : ce sont les 
Pnoms des Cambodgiens, les Mois des Annamites, les 
Khous des Siamois. En tout cas, nous sommes ici sur 
un terrain encore bien peu connu. 

Que dire aussi du cambodgien, parlé dans le territoire 
du Mékong mériodional par un million et demi d'indi- 



60 LA LINGUISTIQUE 

vidus, regardé comme un dialecte siamois (idiome auquel 
il a d'ailleurs emprunté beaucoup de mots) ? En somme, 
les renseignements que l'on possède sont insuffisants. 
En tout cas, le cambodgien est parlé « recto tono » et 
ignore les tons qui jouent un si grand rôle dans les idio- 
mes monosyllabiques. 



CHAPITRE IV. 

SECONDE FORME LINGUISTIQUE 

L'AGGLUTINATION 

LES LANGUES AGGLUTINANTES 

Nous devons avant tout définir l'agglutination et re- 
chercher quelle est son origine ; nous passerons ensuite 
en revue les principaux systèmes linguistiques qui revê- 
tent cette forme particulière. 

§ 1. Qu'est-ce que l'agglutination? 

Tandis que dans les idiomes de la première forme (le 
chinois, le siamois et les langues analogues), les mots 
ne sont autre chose que des formes monosyllabiques in- 
variables, placées à la suite les unes des autres (sans 
qu'il y ait cependant entre elles une juxtaposition très 
intime), il arrive dans les idiomes du second degré que 
plusieurs éléments se juxtaposent réellement, s'aggluti- 
nent, s'agglomèrent ; de là, le nom de langues aggluti- 
nantes ou agglomérantes qui leur a été donné. 

Les divers éléments qui entrent dans la confection du 
mot ne possèdent plus chacun leur valeur propre, leur 
valeur première. Il n'y en a plus qu'un seul qui porte 
l'idée principale, l'idée de la signification, le sens. Les 
autres éléments perdent tout à fait leur valeur indépen- 
dante. A la vérité, ils possèdent bien encore une portée 
personnelle, individuelle ; mais ce n'est qu'une portée 
toute relative. En effet, tandis que l'élément dont la signi- 



62 LA LINGUISTIQUE 

fication aura persisté avec sa valeur primitive — « frap- 
per, prendre, garder », et ainsi de suite — verra se grou- 
per autour de lui des éléments qui détermineront les 
modes d'être ou les modes d'action, d'autres éléments, 
perdant de leur valeur primitive, s'accoleront à cet élé- 
ment dont la signification est tout entière sauvée et 
auront pour rôle de déterminer les modes d'être ou d'ac- 
tion de l'élément en question. 

Si nous représentons par R — lettre initiale du mot 
« racine » — l'élément ainsi sauvegardé, l'élément dont 
le sens a persisté tout entier, et si nous représentons par 
une série de lettres r les éléments qui sont tombés à la 
condition de simples éléments de relation, nous pouvons 
supposer dans une langue agglutinante les formes sui- 
vantes de mots : R R, soit la racine de signification pré- 
cédée d'une préfixe, signe de relation — R r, soit la ra- 
cine suivie d'un suffixe — r R r, soit la racine entre deux 
éléments de relation — r R r r, et ainsi de suite. 

Placé avant la racine principale, l'élément de relation 
est appelé préfixe : c'est r dans la forme r R. Placé après 
cette même racine, il reçoit le nom de suffixe ; dans la 
forme rRrr nous trouvons un préfixe et deux suffixes. 

Préfixes et suffixes reçoivent le nom général d'affixes. 

Deux ou trois exemples rendront d'ailleurs plus saisis- 
sante l'explication que nous venons de donner. Nous les 
empruntons à la langue magyare. 

Dans la forme kértëk « vous priez », kér est la racine, 
l'élément dont la signification entière est sauvegardée ; 
tëk est l'élément de rapport et indique la personne ; 
d'après ce qui vient d'être dit, la formule du mot est donc 
Rr. S'agit-il de kérnétëk « puissiez-vous prier », nous 
avons la formule Rrr : en effet, l'élément juxtaposé né 
n'est qu'un signe de relation indiquant que l'idée géné- 
rale et dominante de kér «. prie » est ici à l'optatif. 
Prenons la racine zâr « fermer » et jetons les yeux sur 



QU'EST-CE QUE L'AGGLUTINATION ? 63 

quelques-unes de ses formes soi-disant dérivées qui, en 
définitive, ne sont que des exemples d'agglutination, de 
juxtaposition. Elles nous laissent voir de la façon la 
moins équivoque ce que c'est en réalité que le phénomène 
dont nous nous occupons : zârhat « il peut fermer », for- 
mule Rr ; zdrogat, « il ferme souvent », même formule ; 
zdrogathat « il peut fermer souvent », formule Rrr ; 
zârat « il fait fermer », formule Rr ; zdratgat « il fait 
fermer souvent » formule Rrr ; zdratgathat « il peut 
faire fermer souvent », formule Rrrr. 

Deux faits caractéristiques distinguent donc la classe 
agglutinante de la classe monosyllabique. Dans la classe 
agglutinante, le mot n'est plus composé de la racine 
seule, mais il est formé de l'union de plusieurs racines. 
En second lieu, dans cette juxtaposition une seule des 
racines agglomérées garde sa valeur réelle : les autres 
racines voient leur signification individuelle s'amoindrir, 
passer au second rang ; elles ne servent plus qu'à pré- 
ciser le mode d'être ou d'action de la racine principale 
dont la signification primitive est sauvegardée. 

Nous avons dit un peu plus haut, en parlant des lan- 
gues monosyllabiques, qu'un certain nombre des idiomes 
classés dans ce groupe étaient déjà entrés, en partie, 
sinon totalement, dans la phase de l'agglutination. Le 
cas est bien curieux pour la langue khasia. Le khasia, 
par sa structure, ne peut être rangé ni parmi les idiomes 
isolants appartenant à la première phase morphologique 
du langage, ni parmi les idiomes agglutinants apparte- 
tenant à la seconde phase. Il offre un exemple très frap- 
pant de l'évolution linguistique, et nous permet de pren- 
dre sur le fait la transformation d'une langue isolante 
en langue agglutinante. Par de nombreux côtés, le khasia 
appartient au monosyllabisme. Ainsi, comme dans toute 
langue monosyllabique, le mot, quel que soit son genre, 
reste invariable, et il reste invariable également s'il cor- 



Ui LA LINGUISTIQUE 

tespond a une idée d'unité ( un homme) ou à une idée 
de pluralité (des hommes). Voici, par exemple, le mot 
ksew : s'agit-il d'un chien mâle, s'agit-il d'un chien fe- 
melle, s'agit-il d'un ou plusieurs chiens ? Il faut avoir 
recours à un procédé accessoire, à un artifice. On fait 
précéder le nom dont il faut déterminer le genre soit 
du mot u, qui signifie « il », soit du mot ka, qui signifie 
« elle ». Exemples : u briw, l'homme ; ka briw, la femme; 
— u ksew, le chien ; ka ksew, la chienne ; — u kun, le 
fils ; ka kun, la fille. Mais, sous d'autres rapports, le 
khasia appartient, en partie au moins à la seconde phase 
linguistique. Un certain nombre de racines vides 
(voir ci-dessus), au lieu de rester indépendantes, tout en 
jouant le rôle d'éléments de relations, s'agglutinent à 
la racine pleine, dont elles expriment les rapports, et 
deviennent ainsi de véritables éléments dérivatifs. Répé- 
tons-le, le mot dérivé se compose de deux (ou plusieurs) 
racines : l'une, principale, ayant conservé toute sa valeur 
radicale, sa valeur « pleine » ; l'autre, l'élément dérivatif, 
n'ayant plus qu'une valeur d'auxiliaire. Ainsi, dans les 
mots latins pater, mater, frater, la première syllabe est 
le radical et porte le sens principal ; la seconde, ter, 
ne joue qu'un rôle accessoire : c'est une ancienne racine 
(( pleine » qui est devenue « vide » et s'est intimement 
soudée, pour mieux la dériver, à la racine qui s'est main- 
tenue « pleine ». Lorsque l'élément dérivatif est après 
la racine qu'il s'agit de dériver, cet élément reçoit le nom 
de suffixe ; il y a dérivation par suffixe. Lorsqu'il pré- 
cède l'élément radical (si, par exemple, l'on disait terpa, 
ferma, terfra), il est dit préfixe, et il y a dérivation par 
préfixe. En khasia, nous trouvons la dérivation par 
préfixes et celle par suffixes, la première étant ici la plus 
fréquente. C'est le cas pour nong, qui forme nombre de 
mots appelés « noms d'agents » : dp, veiller ; nongdp 
veilleur ; — bûd, suivre : nongbùd, suivant ; — ban, près- 



qu'est-ce que l'agglutination ? 05 

sor ; nongban, oppresseur ; — dih, boire, ; nongdih, 
buveur ; — kam, travailler ; nongkam, travailleur ; — 
tuh, voler ynongtuh, voleur. Le mot jing, chose, a par- 
fois aussi sa valeur pleine et entière. C'est un préfixe 
souvent employé : barn, manger ; jingbam, aliment ; — 
duh, détruire ; jingduh, dissolution ; — thaiv, créer ; 
jingtliaw, créature ; — mut, penser ; jingmut, pensée. 
Au moyen de l'élément ba, préfixé, on forme les mots 
ayant la valeur d'épithètes : Uh, balih, blanc ; iong, 
baiong, noir ; bha, babha, bon. La dérivation par 
suffixes est moins importante en khasia, avons-nous dit, 
que celle par préfixes. Elle existe pourtant,' témoins les 
dérivés par ba, tels que : uba, lequel; kaba, laquelle ; 
kiba, lesquels, etc. En somme, nous prenons ici sur le 
fait le passage de l'isolement, du monosyllabisme, à 
l'agglutination : le khasia (et c'est le cas de plusieurs 
autres idiomes asiatiques que l'on range parmi les lan- 
gues agglutinantes) est en voie d'évolution, et démontre à 
l'évidence que l'espèce n'est qu'un moyen plus ou moins 
commode, de classification. 

La racine principale maintenue dans sa forme primi- 
tive, les racines accessoires (si nous pouvons employer 
ce terme) perdant leur indépendance et se juxtaposant 
à la racine principale, voilà ce qui constitue l'agglutina- 
tion. Le mot, ici, est formé par la réunion de plusieurs, 
éléments divers, par la réunion de plusieurs racines ; il 
est complexe. C'est ce qui le distingue du mot tel que le 
conçoivent les langues isolantes, où il est formé de la 
racine elle-même, d'une seule racine. 

Nous devons en tous cas le faire observer dès mainte- 
nant ; il n'y a pas encore dans les langues agglutinantes 
de vraie déclinaison, de vraie conjugaison. Si l'on se 
sert de ces mots de déclinaison, et de conjugaison, ainsi 
que des mots de cas, de nominatif, d'accusatif, da génitif, 
fet ainsi de suite, en parlant, du japonais, du ba-que, du 
LlNctrtkrUsuki ■ 



66 LA LINGUISTIQUE 

wolof, cela n'est qu'une façon dédire. Nous ne la blâmons 
pas absolument, mais nous tenons à établir nos réserves. 

De toutes les langues connues, celles qui par leur forme 
appartiennent à la seconde classe, ou, pour mieux dire, 
à la seconde couche, sont de beaucoup les plus nom- 
breuses. 

Ce n'est pas à dire qu'elles soient apparentées les unes 
aux autres. Les étymologistes de profession, ceux prin- 
cipalement qui se rattachent à l'orthodoxie judéo-chré- 
tienne, ont tenté mainte et mainte fois de les ramener à 
une origine commune, de leur trouver un fond commun. 
Leurs efforts n'ont obtenu que le succès malheureux 
dont ils étaient dignes. Certes, toutes les étymologies fai- 
tes sans méthode permettront de rapprocher le ma- 
gyar et le basque, le tamoul et l'algonquin, le 
japonais et les idiomes australiens. Mais qu'est-ce que 
l'étymologie en dehors de la grammaire ? un amas de 
fictions et de conceptions chimériques, un jeu d'esprit, un 
défi perpétuel aux principes les plus rudimentaires de 
la méthode et, le plus souvent, aux premiers éléments du 
bon sens. 

Nous avons dit que le nombre des langues agglutinan- 
tes était considérable et qu'elles formaient la grande 
majorité des idiomes connus. Nous allons jeter un coup 
d'oeil sur ces différents idiomes, ou du moins sur ceux 
d'entre eux qui paraissent représenter de la façon la plus 
frappante les principaux systèmes agglutinatifs. 

Nous devrons passer rapidement sur quelques-unes de 
ce? langues, le coréen, par exemple, ou certaines langues 
des nègres d'Afrique ; mais nous nous occuperons avec 
plus de détails de quelques autres idiomes appartenant 
à la seconde couche linguistique, tels que le basque, les 
langues dravidiennes, les langues américaines. On con- 
çoit aisément pour quel motif nous nous arrêterons da- 
vantage sur celles-ci et moins sur celles-là. 



LANGUES DE L'AFRIQUE MÊRÏPIOWLE. . 67 

Après avoir énnméré les principaux groupes de langues 
agglutinantes nous dirons quelques mots du « toura- 
nisme », des prétendues « langues touraniennes » et des 
conceptions imaginaires auxquelles cette théorie a donné 
naissance. 

L'ordre dans lequel nous allons parler des langues 
agglutinantes est un peu arbitraire, au moins en ce qui 
concerne quelques-unes d'entre elles. 

Nous commencerons par les langues agglomérantes de 
l'Afrique : langues des Hottentots, des Bochimans, des 
Nègres africains, des Cafres, des Pouls, des Nubiens. 
Poussant vers l'est, nous arriverons aux Négritos, aux 
Papous, aux Australiens. Remontant au nord-ouest, nous 
rencontrerons le système maléo-polynésien ; plus au 
nord, à l'extrême orient, le japonais et le coréen. Reve- 
nant vers l'ouest nous trouverons les langues dravi- 
diennes dans le sud de l'Inde, le groupe ouralo-altaïquo 
en Asie et en Europe, le basque au pied des Pyrénées occi- 
dentales, et, en traversant l'Atlantique, les langues amé- 
ricaines. Nous terminerons par les idiomes du Caucase 
et certaines autres langues peu connues ou dont la place 
n'est point déterminée. 

La première partie de cette énumération est purement, 
géographique ; mais nous avons suivi une certaine rai- 
son grammaticale en rangeant à la suite les uns des 
autres les idiomes dravidiens, ouraîo-altaïques, basque et 
américains. Il nous serait difficile d'expliquer dès main- 
tenant la cause qui nous a fait suivre cet ordre ; nous 
la ferons connaître en temps et lieu, notamment lorsque 
nous en arriverons à traiter des langues américaines. 

§ 2. Langues de l'Afrique méridionale. 

Nous faisons abstraction ici des idiomes appartenant 
au système « bantou », dont nous parlerons un peu plus 



68 LA LINGUISTIQUE 

loin sous le nom de « langues des Cafres ». Par ce terme 
de langues de l'Afrique méridionale nous entendons les 
idiomes des Hottentots et ceux des Bochimans. 



Langue des Hottentots. 

La question de l'origine des Hottentots est tout à fait 
obscure. L'origine de leur langue n'est pas mieux connue. 
On a cherché à la rattacher aux langues khamitiques, à 
l'ancien égyptien, au copte ; cette tentative n'a pas eu 
de succès. Telle quelle, la langue des Hottentots nous 
semble isolée, indépendante de tout autre idiome. 

Elle est d'ailleurs franchement agglutinante. 

Les dialectes hottentots sont au nombre de trois : le 
nama, le kora, le hottentot du Cap. 

Le premier de ces dialectes, le nama, est le plus impor- 
tant, des trois ; il serait parlé par vingt mille individus 
environ. Confinant vers le nord au domaine du héréro 
(langue du système bantou dont nous parlerons tout à 
l'heure), borné au sud par le fleuve Orange, le territoire 
du nama a pour limite occidentale l'Atlantique et pour 
limite orientale le désert de Kalahari (1). 

Le kora est parlé beaucoup plus à l'est, dans l'intérieur 
des terres, dans la région des rivières Vaal, Modder et 
Caledon, aux environs du 29' degré de latitude. Ce dia- 
lecte, assez rapproché du précédent, est en voie d'extinc- 
tion rapide. 

Le hottentot du Cap est à peu près éteint. Il s'étendait 
sur le territoire de la colonie, confinant vers le nord-est 
à des idiomes du système bantou, vers le nord au kora, 
vers le nord-ouest au nama. Il n'y a plus aujourd'hui 

(1) Tir. Hahn, Die Sprache der Nama. Leipzig, 1870. — 
Tv\n\LT., A Grammar and Vocabulan/ of ihc Namaqua-Hottentol 
Lanauaae. — Bleek. A Comparative Grammar o{ the South 
Africa Lannuages. 



LANGUES DE L'AFRIQUE MÉRIDIONALE. 69 

qu'un bien petit nombre de Griqouas qui se servent entre 
eux du hottentot ; le hollandais, le cafir Tout presque en- 
tièrement étouffé. 

Les différences d'ailleurs ne sont point considérables 
entre ces trois dialectes, et les Griqouas peuvent com- 
prendre aisément le nama des bords de l'Atlantique. 

Nous nous servons des mots de nama et de kora avec 
intention à l'exclusion de ceux de namaqoua et de ko- 
rana. Ces deux derniers en effet ne sont que des mots 
dérivés. 

Le Hottentot, dans sa propre langue, s'appelle Khoï- 
khoïb, au pluriel Khoïkhoïn ; ce nom a le sens de 
« homme des hommes » ou « ami des amis » (Hahn, op. 
cit., p. 8). 

La phonétique du nama est fort variée ; la série de ses 
voyelles est très-nuancée et il peut les nasaliser toutes. 
Il possède également un assez grand nombre de diphthon- 
gues, une douzaine, dit-on. 

Il n'est pas moins riche en consonnes. Outre les explo- 
sives ordinaires (p, t, k et b, cl, g), il possède plusieurs 
gutturales {kh et autres) ; les sifflantes s et z (de « sœur » 
et de « zèle ») ; une nasale particulière qui équivaut à 
peu près à la nasale de l'allemand « enge » ; v, r, h, et 
une palatale (qui ne se rencontre pas, d'ailleurs, dans 
le dialecte nama). 

A ces consonnes diverses nous devons en ajouter quatre 
autres d'un ordre tout particulier, les « clics » ou claque- 
ments, les consonnes claquantes. Le claquement dental, 
figuré par un trait vertical : i (ou, selon quelques au- 
teurs, par un c) ; le claquement palatal, figuré par deux 
traits horizontaux coupant un trait vertical (ou par la 
lettre v d'après quelques auteurs ; le claquement céré- 
bral, rendu par un point d'exclamation : ! (ou par la 
lettre q) ; le claquement latéral figuré par deux traits 
verticaux : n (ou par un x). Ces consonnes particulières 



70 LA LINGUISTIQUE 

sont bizarres pour une oreille européenne, mais on arrive 
pourtant à les imiter. On trouvera leur description dans 
les grammaires spéciales, du moins celles des trois pre- 
miers. Le quatrième est fort étrange et reçoit son nom 
de ce que les dents latérales jouent un rôle important 
dans son articulation. 

Les claquements peuvent précéder les consonnes guttu- 
rales, n, h, et toutes les voyelles ; on les rencontre d'ail- 
leurs à chaque instant, presque à chaque mot. 

Arrivons à la formation des mots qui est des plus 
simples : la racine suivie d'un suffixe, c'est-à-dire d'un 
élément dérivatif. 

Tout d'abord notons que ces éléments dérivatifs, que 
ces suffixes ont chacun une triple forme ; l'une est réser- 
vée pour le cas où le mot est sujet, l'autre pour le cas 
où le mot est régime (direct ou indirect, peu importe). 
La première forme reçoit le nom de subjective, la seconde 
celui d'objective. La troisième forme est celle du vocatif, 
c'est la forme dite interjective. , 

Notons ensuite que les suffixes ont une forme pour le 
singulier, une forme pour le duel, une forme pour le plu- 
riel ; cela fait donc neuf formes pour un seul et même 
élément, puisqu'il peut être subjectif singulier, objectif 
duel, interjectif pluriel et ainsi de suite. 

D'autre part, nous nous trouvons en présence d'une tri- 
ple hypothèse : l'élément dérivatif de la racine peut être 
un élément de la première personne (moi, nous deux, 
nous), ou un élément de la seconde personne (toi, vous 
deux, vous), ou bien encore un élément commun, un élé- 
ment de troisième personne. Ce fait détermine quel est 
le suffixe du mot. 

Dans les deux premières hypothèses, on forme des 
mots ayant, par exemple, le sens de « moi roi, moi qui 
suis roi », « toi qui est reine » et ainsi de suite. Répétons- 
le, d'ailleurs, l'élément change neuf fois' pour un seul et 






LANGUES DE L'AFRIQUE MÉRIDIONALE. 71 

même mot, alors qu'il s'agit de la forme subjective, de 
la forme objective, de la forme vocative et selon qu'il est 
question du singulier, du duel, du pluriel. 

Ajoutons encore que le suffixe varie selon que l'indi- 
vidu est du genre masculin, du genre féminin ou du genre 
neutre. 

Des mots dérivés par un élément indiquant la première 
ou la seconde personne, passons à ceux que dérive un 
suffixe commun, un suffixe impersonnel. En nama (nous 
ne nous occupons que de ce dialecte) nous trouvons les 
désinences suivantes : 



Masculin. Féminin. Neutre. 



| subjectif. . 
' objectif . . 


. . b 
. . ba 


s 
sa 


i 
ê 


i subjectif. . 
( objectif . . 


. . kha 
. . khâ 


ra 
ra 


kha ou va. 

» » 


\ subjectif. . 
/ objectif . . 


■ ■ gu 

■ ■ gâ 


ti 
te 


n 
na 



Singulier 

Duel 

Pluriel 



En jetant un coup d'œil sur ce tableau, nous voyons 
tout d'abord que le mot taras « femme » est un féminin, 
singulier, subjectif. Ayant à rendre cette expression : 
« je vois la femme », nous nous servirons de tarasa ; 
dans cette autre phrase : « les deux femmes disent », 
nous nous servirons de tarara, et ainsi de suite. La forme 
Ichoib « homme » sera employée dans ces phrases : 
« l'homme dit, l'homme frappe » ; la forme khoigu dans 
celles-ci : « les hommes disent, les hommes frappent » ; 
la forme khoigd dans celles-ci : « ils frappent les hom- 
mes, ils voient les hommes ». Tout ce mécanisme de- 
mande sans doute un peu d'attention, un peu d'habitude, 
mais il se laisse saisir assez facilement. 

La dérivation secondaire s'opère d'ailleurs par l'ad- 
jonction de nouveaux suffixes aux suffixes qui dérivent 
déjà la racine, et c'est également à l'aide de nouveaux 
éléments annexés à la fin du mot que l'on exprime les 



72 LA LINGUISTIQUE 

notions du locatif, de l'ablatif, de l'instrumental, et ainsi 
de suite. C'est par ce même procédé de dérivation que 
l'on forme des mots adjectifs tirés des mots substantifs. 

Les formes causatives, diminutives, désidératives, in- 
tensives, sont tout autant de formes dérivées par l'ad- 
jonction à la racine principale de racines secondaires, 
c'est-à-dire d'éléments dérivatifs. Quant aux prétendues 
formes verbales, elles consistent simplement dans l'agglo- 
mération d'éléments dont l'un indique la personne (moi, 
toi, nous, ils), un autre la racine principale, le radical, 
un autre enfin, le temps (à présent, jadis, dans l'avenir). 

Pour en finir avec le hottentot, disons qu'à la façon 
des langues monosyllabiques, ii distingue ses mots homo- 
phones, en les chantant en quelque sorte sur des tons 
différents. Ces tons sont au nombre de trois : le mot 
kaib, par exemple, signifie « obscurité », ou bien « lieu », 
ou bien « linge », selon qu'il reçoit telle ou telle intona- 
tion. Ces homophones, d'ailleurs, ne sont pas très-nom- 
breux. 

D'autre part, ajoutons que l'accent, le véritable accent, 
tombe toujours en hottentot sur la syllabe radicale du 
mot, c'est-à-dire sur la première syllabe, puisqu'ici la 
forme du mot est celle-ci : racine + suffixe ou racine + 
suffixes. S'agit-il d'un mot composé, c'est-à-dire de deux 
mots réunis pour n'en faire qu'un seul, pour faire un 
mot complexe, l'accent appartient au mot principal. 

Langues des Bochimans. 

Les Bochimans, dispersés en un grand nombre de 
tribus peu considérables, ne donnent pas un nom général 
à l'ensemble de leur population. Les Hottentots les 
appellent sân, c'est-à-dire aborigènes, indigènes. Quant 
au nom de Bochimans, il est d'origine hollandaise et 
veut dire homme des buissons. 



.1 



LANGUE DES NÈGRES D'AFRIQI E. 73 

On ne connaît que fort peu de chose des divers idiomes 
parlés par les Bochimans. S'ils sont tous alliés les uns 
aux autres, il existe du moins de grandes différences 
entre tels et tels d'entre eux. On a voulu les assimiler aux 
dialectes hottentots, mais cette tentative n'a pas eu de 
succès ; tels que nous les connaissons, les idiomes des 
Bochimans sont indépendants de la langue des Hotten- 
tots. En tout cas, ils appartiennent comme elle au sys- 
tème agglutinatif. Ils connaissent plus de consonnes cla- 
quantes que les dialectes hottentots ; six ou sept, assure- 
t-on. 

Le pays des Bochimans est assez difficile à délimiter. 
On les rencontre à l'est du territoire héréro, au nord-est 
du pays des Namas, au nord du désert de Kalahari. Au 
sud de ce même désert et de la rivière Orange, des Bochi- 
mans habitent le nord-ouest de la colonie du Cap. En 
somme, d'après Fritsch, ils se seraient étendus sur toute 
l'Afrique du sud, depuis le Cap jusqu'au Zambèse, et 
même par-delà ce fleuve (1). Ils auraient été chassés par 
la force des pays qu'ils n'occupent plus actuellement 
dans cette vaste région. 

§ 3. Langue des Nègres d'Afrique. 

L'Afrique est occupée au nord par un idiome sémitique, 
l'arabe, et un idiome khamitique, le berber. A l'est, en 
Abyssinie, on trouve également des langues sémitiques 
plus particulièrement alliées à l'arabe, et plus au sud, 
c'est-à-dire immédiatement au nord de l'équateur, quel- 
ques langues khamitiques classées sous le nom général 
de langues éthiopiennes. Tout le sud-est de l'Afrique et 
une forte partie de la côte sud-ouest sont occupés par les 
idiomes des Cafres, qui forment un groupe bien distinct. 

(1) Die eingeborenen sùd-A(rikas. Drcsluu, 1872. 



74 LA LINGUISTIQUE 

Au sud se trouvent les langues des Bochimans et des 
Hottentots. Au centre même de la péninsule, de Test à 
l'ouest, en partant du midi de la haute Egypte, on ren- 
contre les dialectes nubiens et le poul, qui n'ont rien de 
commun avec les langues que nous venons d'énumérer. 

Le reste de l'Afrique, c'est-à-dire la partie moyenne de 
la côte occidentale et une grande partie du centre, appar- 
tient aux idiomes parlés par les Nègres, par les véritables 
Nègres, que l'anthropologie ne confond pas avec les 
Claires. 

Le nombre des idiomes parlés par les Nègres d'Afrique 
est assez important. Quelques-uns de ces idiomes se rat- 
tachent d'assez près les uns aux autres et forment en- 
semble des groupes bien marqués ; mais on ne peut assu- 
rer, avec preuves scientifiques en mains, que ces diffé- 
rents groupes soient tous issus d'une seule et même sou- 
che. Ces différentes langues, sans doute, appartiennent 
les unes et les autres à la classe des langues aggluti- 
nantes, mais ceci ne préjuge en rien une communauté 
d'origine. Malgré bien des emprunts, le lexique de ces 
différents groupes d'idiomes est fort varié, et, par-dessus 
tout, leur grammaire est très diverse. Dans l'état actuel 
de nos connaissances, nous pouvons dire que l'on ren- 
contre chez les Nègres d'Afrique un certain nombre de 
langues ou de groupes de langues tout à fait distincts les 
uns des autres, tout à fait indépendants. 

Fr. Mùller en compte 24 [Allg. Ethn., 2 e édit., 20). 
Ce chiffre est-il trop élevé, et des recherches ultérieures 
le feront-elles réduire ? N'est-ce là, au contraire, qu'un 
chiffré minimum, et découvrira-t-on quelque jour, parmi 
ces populations, des idiomes encore inconnus et qui ne 
rentreront point dans ces vingt-quatre familles ? C'est ce 
que nous ne pouvons prévoir. Contentons-nous d'insister 
sur ce fait, que cette expression de Langues des Nègres 
d'Afrique, qui forme le titre du présent paragraphe, est 



LANGUE DES NÈGRES D'AFRIQUE. 75 

purement géographique, et qu'elle n'éveille aucune idée 
de parenté entre les langues en question. 

Nous procéderons à leur énurnération, en nous confor- 
mant autant que possible à leur position géographique, 
du nord au sud et de l'ouest à l'est. 
• Le wolof. On possède une certaine quantité d'écrits 
sur la grammaire du wolof. Les formes de cette langue 
sont bien connues, et son lexique Test suffisamment ; 
cependant, tous les travaux auxquels elle a donné lieu 
manquent de méthode et de critique. On a les éléments 
d'une grammaire wolofe scientifique, mais cette gram- 
maire est encore à rédiger, et on ne peut guère la de- 
mander aux missionnaires qui habitent les contrées où 
cet idiome est parlé. Leurs nombreuses publications sont 
marquées au coin de la plus complète ignorance des pro- 
cédés de la science moderne du langage, et ils ne parais- 
sent point se douter de ce que c'est qu'une langue agglu- 
tinante. 

Le système de voyelles du wolof est assez riche. A côté 
des voyelles brèves a, é (notre « é » fermé), i, o, u (notre 
voyelle « ou »), è, il possède des â, î, à, û, è prolongés et 
un é fermé également long. Il connaît de plus un e qui 
paraît équivaloir à notre voyelle « e » de « que, je, te, le », 
et un â bref et sourd qui, aux oreilles de ceux qui l'ont 
entendu, parait intermédiaire entre notre « a » et notre 
. « e » ; c'est vraisemblablement notre « e» prononcé d'une 
façon étranglée. Certains auteurs le rendent par « ae », 
mais ce procédé est manifestement défectueux. Dans un 
petit nombre de mots, le wolof possède un « a » nasal, 
Correspondant à notre voyelle « an » de « grand, 
sang » ; mais, en général, la voyelle suivie de « n » se 
prononce sans nasalisation. Le wolof possède le son ù 
(notre « u » de « tu, lu » ), mais ce n'est que dans des 
mots qu'il a empruntés au français. — Le wolof est égale- 
ment riche en consonnes. Outre les trois paires d'explo- 



76 LA LINGUISTIQUE 

sives simples (k et g, t et d, p et b), il y a un « t » et un 
« d » mouillés, que nous transcrirons V et d' ; les nasales 
m, n, rC (« n » mouillé, notre « gn »), et une nasale dite 
gutturale qui peut se trouver au commencement des mots, 
tout comme au milieu ou à la fin ; une aspirée très douce, 
h, et une gutturale li e répondant au « ch » allemand de 
« nach, noch »; y ; r, l ; la sifflante s ri Lire et un z pour 
les mots empruntés au français ; la sifflante / et un w 
assez difficile à saisir pour nos oreilles européennes. Les 
groupes mp, mb, nt, nd, ng sont très fréquents, mais ce 
ne sont que des groupes de consonnes, non point des 
consonnes particulières. 

Les mots correspondant à nos noms, soit substantifs, 
soit adjectifs, sont naturellement indéclinables, comme 
dans tous les idiomes appartenant à la classe de l'agglu- 
tination, et les désinences du latin, du grec et des autres 
langues à flexion, sont remplacées par des particules, par 
des prépositions. Cependant, lorsqu'il s'agit d'indiquer 
un régime direct et un régime indirect « donner un vête- 
ment à Pierre », notre « à » ne s'exprime pas ; on a re- 
cours ici au procédé purement syntaxique, au procédé 
des langues isolantes, en un mot, à la façon de placer 
le mot dans la phrase ; ici on pose le régime indirect 
avant le régime direct. S'agit-il d'un nom qui est en état 
de dépendance vis-à-vis d'un autre nom (par exemple 
« roi, maître » dans ces propositions « le fils du roi, 
l'œil du maître »), ce nom est placé à la suite du nom 
principal, mais entre les deux est intercalé le conjonctif 
u que parfois, cependant, l'on sous-entend. 

S'agit-il de désigner expressément le genre d'un nom, 
on lui adjoint un autre nom signifiant « mâle » ou « fe- 
melle », en rattachant ce qualificatif au mot qualifié par 
l'intermédiaire d'une particule exprimant la relation. — 
La forme du mot est d'ailleurs invariable et ne trahit 
en rien l'idée du singulier ou celle du pluriel. C'est une 



LANGUE DES NÈGRES D'AFRIQUE. 77 

particule, i, qui rend l'idée de ce dernier nombre. S'il 
f.st question de mettre au pluriel un nom ayant un com- 
plément, cette particule est intercalée entre les deux 
mots et remplace la particule u dont nous avons parlé 
ci-dessus et qui est réservée au singulier. 

Le nom wolof est très souvent accompagné d'une par- 
ticule qui lui est suffixée et qui joue le rôle d'un déter- 
minatif. Cette particule est composée d'une consonne et 
d'une voyelle. La consonne varie d'après une loi eupho- 
nique, selon que le mot à déterminer commence par telle 
ou telle consonne : ainsi l'on dit bay-bâ « le père », 
fâs-vâ « le cheval », kâr-gâ « la maison ». Quant à la 
voyelle qui termine cette particule, elle varie, selon que 
le mot déterminé est présent" (i), qu'il est proche, mais 
non présent (u), qu'il est éloigné (â), qu'il est très éloigné 
(â). Ainsi le mot kâr-gâ, que nous venons de citer, laisse 
entendre que l'on parle d'une maison déterminée, mais 
que cette maison est éloignée ; s'il s'agissait de la maison 
contre laquelle on se trouve, l'on dirait kâr-gi. S'il faut 
indiquer le pluriel d'un nom déterminé, la particule suf- 
fixée est, suivant les quatre hypothèses du plus ou moins 
de distance, yi, yu, etc. (en certains cas rïi, n'u, etc., avec 
<( n » mouillée : kâr-yi « les maisons près desquelles on se 
trouve ». Cette particule yi, yâ, yu, indice du pluriel, 
contient évidemment le signe pluriel i, dont nous avons 
parlé ci-dessus, et nous pouvons en conclure que les par- 
ticules du singulier gi, bâ ku et autres, le seul élément 
déterminatif est la voyelle ; mais quel rôle y joue la 
consonne initiale, c'est ce que nous ne savons pas encore. 
Grâce à ce qui vient d'être dit dans ces quelques lignes, 
nous pouvons déjà nous rendre compte des propositions 
élémentaires telles que celles-ci : fâs u bûr « cheval de 
roi ; fâs u bûrbâ « le cheval du roi » ; fâs u bûr-yâ 
« le cheval des rois » ; fâs i bûr « chevaux du roi » ; 
fâs i bûr-bâ « les chevaux du roi » ; fâs i bûr-yâ « les che- 



78 LA LINGUISTIQUE 

vaux des rois ». Si l'on fait abstraction de l'élément dé- 
terminatif de cette particule finale, on voit que ce procédé 
est très élémentaire et se saisit facilement. Le premier 
nom, comme l'on voit, ne prend pas le signe détermi- 
natif ; naturellement, si le second nom n'est'point déter- 
miné, ni l'un ni l'autre ne le prennent : fâs u bûr, dah 
u nag « beurre de vache ». 

Il y a en wolof une façon de déterminer le mot de 
plus près encore, c'est de placer la particule détermi- 
nante avant ce mot, non plus après : bi-bdy, bâ-bây, bv- 
bây « ce père » ; ou encore de suffixer au mot déjà déter- 
miné par le procédé habituel 'bdy-bi, bây-bu, etc.) la par- 
ticule lé : bây-bi-lé, bdy-bu-lé, etc. « ce père ». On peut 
même dire bi-lé-bdy, bu-lé-bay, etc. Au pluriel on a, 
comme de juste, yi-bdy, bdy-yi-lé, etc. « ces pères ». 

Il va de soi qu'à proprement parler, il n'y a pas plus 
de verbe, en wolof, qu'il n'y a de nom, en d'autres termes, 
que le mot ne s'y conjugue pas plus qu'il ne s'y décline. 
Les formes dites verbales que présentent dans leurs ta- 
bleaux sans fin les grammaires wolofes, rédigées sur le 
modèle des grammaires latines et des grammaires grec- 
ques, ne consistent qu'en une agglomération de mots in- 
dépendants juxtaposés les uns aux autres. C'est le fait 
de toute langue agglutinante. La racine conserve tou- 
jours sa valeur tout à fait générale et des particules dont 
le but est d'exprimer l'idée du passé, celle du futur, celle 
du conditionnel, celle du subjonctif, etc., enfin les diffé- 
rentes idées des temps et des modes des langues à flexion, 
viennent s'adjoindre à cette racine, tantôt la précédant, 
tantôt la suivant. Rien ne varie dans cette aggloméra- 
tion, tous les mots juxtaposés restent les mêmes : il ne 
s'agit dans cette soi-disant conjugaison que de substituer 
les uns aux autres les pronoms « je, tu, 11 », etc. ; ces 
pronoms, d'ailleurs, se placent, selon les circonstances, 
en différents endroits de cette agglomération de mots. 



LANGUE DES NÈGRES D'AFRIQUE. 7'. 1 

Le nombre de ces combinaisons est considérable : les 
deux tiers de toute grammaire wolofe sont ordinaire- 
ment consacrés à la prétendue conjugaison. En somme, 
il ne s'agit ici que d'apprendre à connaître la valeur 
d'un certain nombre de mots accessoires, de particules, 
et la place à laquelle on doit les poser dans l'agglomé- 
ration qui constitue les mots. Ainsi la particule on, qui 
exprime l'idée de notre imparfait se place après le mot 
principal et avant le pronom personnel :mâs-nâ « j'ai », 
mâs-on-nd « j'avais ». Mais ceci n'est qu'un exemple 
isolé, un exemple des plus simples ; à première vue les 
formes sont ordinairement très-compliquées et elles com- 
prennent souvent six, sept, huit éléments et plus : mas 
âgvrnu-won-sopâ-sopâ-lu « nous n'avions pas encore fait 
semblant d'aimer » n'est qu'une seule et même forme 
composée de différents mots agglutinés, de façon à n'en 
faire plus qu'un et ayant tous un rôle fixe, une position 
fixe dans cet assemblage. Les trois derniers éléments ont 
le sens de « ne pas faire semblant d'aimer » ; le premier, 
mas, indique l'action elle-même, âgu dit qu'une action 
n'est pas encore commencée, nu est l'élément personnel, 
won est signe de l'imparfait. Ajoutons que ce mot n'est 
pas des plus compliqués ; nous pourrions en citer une 
foule d'autres qui semblent bien autrement touffus, mais 
le procédé de formation est toujours le même. 

De toutes les langues des Nègres d'Afrique, le wolof 
est une des plus importantes, au point de vue des inté- 
rêts de la civilisation européenne. Les établissements 
français du Sénégal sont en contact journalier avec les 
Wolofs, et ceux-ci ont emprunté à notre langue un cer- 
tain nombre de mots. Le long du fleuve du Sénégal, le 
wolof confine à la langue arabe parlée sur la rive droite 
de ce cours d'eau, et il s'étend au sud sur une grande 
partie de la Sénégambie : le wolof est la langue du Dyo- 



80 LA LINGUISTIQUE 

lof, du Kayor, du Walo, du Dakar, et on le parle égale- 
ment dans le Baol, le Sine et la Gambie. 

Groupe mandé. Le mandingue occupe la moitié méri- 
dionale de la Sénégambie et le territoire de la haute 
Guinée ; le bambara est parlé un peu plus au nord, à 
l'est de la Sénégambie centrale ; le sonsou, le véi, le téné, 
le gbandi, le landoro, le mendé, le gbésé, le toma, le mano 
font partie de la même famille. 

Le groupe feloup occupe également la Sénégambie mé- 
ridionale et les régions situées un peu plus au sud ; il 
est en contact de divers côtés avec le mandingue dont 
nous avons parlé ci-dessus. Cette branche comprend de 
nombreux idiomes : le feloup, sur la Gambie, le filham 
sur le fleuve Casamanze, le bola, le sérère, le pépel dans 
les îles Bissagos, le biafada sur le fleuve Géba, le pad- 
jadé, le baga, le kaUoum,-le temné, le boullom, le cher- 
bro, le kissi. 

Le sonraï est isolé. Il occupe la région du fleuve Niger, 
dans la partie de son cours située le plus au nord-est 
(au sud-est de Tombouctou), vers le 15 e degré de latitude 
septentrionale. Le sonraï est donc parlé dans une partie 
du Sahara du sud, et son territoire confine à celui des 
Touaregs qui s'étendent plus au nord. On peut dire d'une 
façon générale qu'il est parlé de Tombouctou à Agadès. 

Le haousa, dont les dialectes sont nombreux, est en 
quelque sorte la langue du Soudan. Aucun autre idiome 
de l'Afrique centrale n'est aussi répandu que la haousa ; 
son territoire, au sud-est du souraï entre le Niger et le 
pays de Bornou, est fort étendu ; c'est la langue com- 
merciale de l'Afrique du centre. Le haousa est assez bien 
connu, grâce notamment aux écrits du missionnaire an- 
glais James F. Schôn. 

Les voyelles du haousa sont assez nombreuses. Outre 
les a, i, u (le son « ou » du français) et leurs correspon- 
dantes longues, un o et un e, il possède un e et un i ex^rc 



LANGUE DES NÈGRES D'AFRIQUE. 81 

sivement brefs (qu'il est assez difficile de distinguer l'un 
de l'autre) ; une labiale tenant le milieu de « a » et 
de « o » et qui peut être prolongée ; enfin un « a » et 
un « e » sourds et gutturaux. Cette échelle des sons 
est assez nuancée et donne au langage une certaine 
variété. Quant au système des consonnes, il n'a rien de 
compliqué. A côté des trois paires d'explosives ordinaires 
(p, t, k, et b, d, g), à côté des nasales m, n, des vibrantes 
r, l, des sifflantes /, s, z, s (le « ch » français, le « sh » 
anglais), i (le <c j » français), des chuintantes que nous 
transcririons en français par « tch » et « dj », il possède 
une demi-voyelle w (dont le son paraît être celui de notre 
« u » dans nuit, suite » ), et une nasale analogue à celle 
de l'anglais « king ». 

Le genre, en haousa, peut être distingué, non-seule- 
ment par l'annexion au mot principal d'un mot acces- 
soire dont le sens est celui de « mâle » ou de « femelle » 
(enfant + mâle = garçon, enfant + femelle = fille, et ainsi 
de suite), mais encore par une terminaison ia ou nia 
dont le sens n'est pas bien éclairci : sa « taureau »,sania 
« vache ». L'origine de cette terminaison doit évidem- 
ment être la même que celle de l'autre procédé. Le pluriel 
d'un nom est indiqué de même par l'annexion d'une par- 
ticule (il y en a de plusieurs espèces) et parfois on re- 
double la dernière syllabe du mot. Dans la pratique cette 
formation du pluriel présente certaines difficultés, mais 
au point de vue de l'anatomie de la langue, elle n'a rien 
que de très simple et de très compréhensible. 

Point de déclinaison véritable, point de cas, ainsi d'ail- 
leurs que dans toutes les autres langues agglutinantes. 
C'est par sa position dans la phrase ou à l'aide de parti- 
cules qui lui sont adjointes que le mot indéclinable prend 
la valeur des différents cas du grec et du latin : ma-sa 
« à lui », ma-ta « à elle », gare-sa « de lui, venant de lui ». 
Quant au mot qui est sujet de la phrase (dominus) et 

LINGUISTIQUE. 



S? T.* I TNGUTSTIQTT 

quant à celui qui est régime direct (dominum), ils se 
trouvent désignés par leur place même : le dernier est 
naturellement posé après le premier. S'agit-il, enfin, 
d'exprimer la dépendance d'un mot par rapport à un 
autre mot (« le nom de pays, la sœur du père » et ainsi 
de suite, en un mot la notion du génitif grec et latin) le 
mot principal précède immédiatement l'autre mot, ou 
bien on place entre les deux mots la particule na, n au 
masculin, ta au féminin. 

Comme dans toutes ses autres langues agglutinantes, 
c'est par l'accumulation de mots passés à l'état de par- 
ticules, que se forment les prétendus temps et modes du 
haousa. C'est affaire aux grammaires spéciales que 
d'énumérer ces particules et d'expliquer leurs différentes 
manières de s'apposer les unes et les autres au mot prin- 
cipal. A première vue tout ce système semble un peu 
compliqué, mais il n'offre point de difficultés dont une 
analyse un peu méthodique n'ait aisément raison. 

Le groupe bornou, ou boumou, est situé aux alentours 
du lac Tchad, dans l'Afrique centrale, à l'est du haousa 
dont nous venons de parler. Il comprend une demi- 
douzaine d'idiomes, parmi lesquels le kanem et le téda, 
langue des Tibbous, au nord et au nord-est du lac, le 
kanori, le mourio, le ngourou. 

Le groupe krou (krou et grebo) nous ramène sur la 
côte de l'Atlantique, près du fleuve Saint-Paul. 

Le groupe egbé, ou évé, occupe les régions situées vers 
la partie occidentale du golfe de Guinée, par le 7 e degré 
de latitude et encore un peu plus au nord. On y compte 
quatre idiomes parents les uns des autres : Yegbé, le 
yorouba, l'od/i, le ga ou akra. 

L'ibo, autre rameau guinéen, est parlé dans le pays 
des embouchures du Niger. L'ibo est plus au sud, le 
noupé plus au nord. 



LANGUE DES NÈGRES D'AFRIQUE. 83 

l ii peu plus à l'est, par le 7 e degré de latitude, se trouve 
le mitchi, idiome isolé. 

Plus à l'est encore, au sud du groupe bornou et du 
lac Tchad, est situé le groupe mosgou : mosgou, batta, 
logoné. 

Le baghirmi, encore plus vers l'orient, au cœur même 
de l'Afrique, s'étend au sud-est du lac Tchad. 

Le maba est parlé plus avant encore dans la même 
direction et ne se rattache pas davantage aux idiomes 
qui l'environnent. 

Enfin à Test de l'Afrique centrale, placé au sud de la 
Nubie et à l'ouest de l'Abyssinie, se trouve un autre 
groupe de langues parlées également par les Nègres, le 
groupe des langues du Haut Nil : le chilouk, sur la rive 
gauche du Bahr el Abiab ; le dinka, sur la rive droite du 
même fleuve ; le nouer, immédiatement au-dessous du 
chilouk ; le bari, vers le 5 e degré de latitude et encore 
plus au nord. 

Répétons-le avant de terminer, les différents groupes 
de langues parlées par les Nègres d'Afrique, par les 
Nègres de la Sénégambie, du Soudan et de la Guinée 
supérieure, sont généralement indépendants ; ils ne 
constituent pas une seule et même famille, bien qu'étant 
tous agglutinants. 

En ce qui concerne la géographie de ces langues, nous 
renvoyons particulièrement au premier volume de l'ou- 
vrage de R. N. Cust, A Sketch of the modem Languages 
of Africa. 



§ i. Langues du groupe bantou. 



Le domaine de ces langues est considérable : on peut 
dire, d'une façon générale, qu'elles occupent le sud de 



84 LA LINGUISTIQUE 

l'Afrique, abstraction faite des contrées où l'on rencontre 
les Bochimans et les Hottentots. Au sud elles atteignent 
les environs du Cap ; au nord, elles confinent au groupe 
éthiopien des langues khamitiques, aux langues des 
Nègres de Guinée et dépassent un peu la ligne équato- 
riale. Leur étendue en longueur correspond ainsi à la 
moitié totale de l'Afrique. 

Un quart environ des Africains parlent les différents 
idiomes de cette famille. Les dialectes du groupe bantou 
sont nombreux et remontent tous à une origine com- 
mune. Nous avons vu qu'il était loin d'en être ainsi pour 
les langues parlées par les Nègres africains, au centre 
et à l'ouest de la péninsule. La langue mère qui a donné 
naissance aux différents idiomes de ce groupe est tout 
à fait inconnue, mais il n'est nullement impossible que 
l'on arrive un jour ou l'autre à en reconstituer les traits 
essentiels. Cette reconstitution portera aussi bien sur le 
lexique que sur le système grammatical. 

Le nom général de langues des Cafres, que l'on donne 
parfois aux idiomes du groupe bantou, est un nom con- 
ventionnel. Ce mot de « cafre »,.. qui est d'origine sémi- 
tique et veut dire « infidèle », après avoir été appliqué 
à toutes les populations du sud-est de l'Afrique, s'est 
trouvé limité de plus en plus. On ne le donne guère au- 
jourd'hui qu'aux tribus qui s'étendent du nord-est de la 
colonie du Cap à la baie de Délagoa. 

Il y a donc lieu de faire quelque réserve lorsqu'on 
donne le nom d*idiome cafre, soit au kisouahili dans le 
pays de Zanzibar, soit au dialecte de Fernando-Po dans 
le golfe de Guinée. 

Le mot de « bantou » est préférable. C'esl le pluriel du 
mot qui signifie « homme » ; il a le sens « d'hommes », 
do « population », de « peuple » et peut facilement s'ap- 
pliquer par extension h la langue elle-même, 

La phonétique de toute cette famille c<i <]o* plus riches 



LANGUE DU GROUPE BANTOU. 85 

et ne manque pas d'harmonie. En principe, les mots y 
sont formés par la préfixation — et non la suffixation — 
des éléments destinés à indiquer les relations et les mo- 
des d'être de la racine principale. 

On divise en trois branches les langues du groupe ban- 
tou : une branche occidentale, une branche centrale, une 
branche orientale, et ces trois branches se divisent à 
leur tour en différents rameaux. Voici leur énumération 
sommaire d'après la classification généralement adoptée 
(Hahn, Fr. Mùller) : 

Branche de l'est : langues du pays de Zanzibar ; lan- 
gues de la région du Zambèse ; groupe cafir-zoulou. 

Branche centrale : sétchouana et tékéza. 

Branche de l'ouest : congo, héréro, etc. 

Les principales langues du groupe nord-est (région de 
Zanzibar) sont : le kipokomo, un peu au sud de l'équa- 
teur ; le kisouahili (par le 5 e degré de latitude sud) ; le 
kinika ; le kikamba ; le kihiaou, vers le 13 e degré. Le 
peuple le plus généralement connu d'entre ceux qui se 
servent de ces idiomes est celui des Souahilis. 

Un peu plus au sud, nous trouvons les langues du 
Zambèse, tété, séna et autres. 

Le makoua, un peu plus au nord-est, est parlé dans 
le pays de Mozambique. 

Plus au sud encore, le zoulou et le cajir, fort rappro- 
chés l'un de l'autre. (Consulter l'important ouvrage de 
R. N. Cust, A Sketch of the modem Languages of Afrlca, 
tome II, p. 1-434, avec la carte ; Fr. Mûller, Grundriss 
der Sprachwissenschaft, tome 1 er , p. 238 ss). Le premier 
de ces idiomes est parlé par les Amazoulous dans le pays 
zoulou et la terre du Natal ; le second parles Amakhosas 
ou Cafres proprement dits, au sud du territoire de Natal. 
Au cafir et au zoulou se rattache aussi le fingou, parlé 
par les Amafingous, les Amazouazis et quelques autres 
peuplades nombreuses. Ce groupe des Cafres s'étend 



86 LA LINGUISTIQUE 

ainsi de la colonie du Cap jusqu'à la baie de Délagoa. 

Des deux langues du groupe central, le tékéza est la 
moins connue. 

L'autre, le sétchouana, Test beaucoup mieux. C'est la 
langue des Bétchouanas, parlée plus au nord que le 20 e 
degré de latitude, plus au sud que le 25*. Il comprend, à 
l'est, le sésouto, langue des Basoutos ; à l'ouest, le séro- 
long, le sétlapi, langues des Barolongs, des Batlapis, et 
d'autres idiomes encore. 

Gagnons à présent la côte occidentale, la côte de 
l'Atlantique. Le domaine du système linguistique bantou 
est moins étendu ici que sur la côte de l'océan indien. 

Au nord, il dépasse l'équateur de 4 ou 5 degrés, et 
confine aux langues des Nègres proprement dits. 

La division septentrionale de ce groupe occidental 
comprend la langue de Fernando-Po, le mpongoué, le 
dikélé, Yisoubou et le doualla, le congo, qui de tous ces 
idiomes est le plus important, et quelques autres langues 
peu connues. 

Plus au sud, entre autres idiomes, il faut distinguer 
le bounda, langue d'Angola, et le héréro parlé aux alen- 
tours du 19 e degré de latitude méridionale. Ce dernier 
idiome confine, au sud, à un dialecte hottentot, le nama. 

La classification de W Bleek est un peu différente. Il 
divise toutes ces langues en trois branches (1). 

La première comprend le cafir, le zoulou, le sétlapi, le 
sésouto, le tékéza. 

La seconde compte cinq subdivisions : tété, séna, ma- 
koua, kihiaou ; kikamba, kinika, kisouahili, kisambala ; 
bayéiyé (dans l'intérieur des terres) ; héréro, sindonga 
(langue des Ovambo), nano (dans le Bengouéla), angola ; 
congo, mpongoué. 

La troisième comprend le dikélé, le benga (dans les 

(1) Bleek. A Comparative Grammar o{ South-Africa Lang lia- 
ges. Londres, 1869, p. 5. 



LANGUE DU GROUPE BANTOU. 87 

îles de la baie deCorisco),le doualla, l'isoubou, la langue 
de Fernando-Po. 

Il est assez difficile de se prononcer sur ce groupe- 
ment. On ne connaît point toutes les langues du centre 
de l'Afrique méridionale ; de nouvelles découvertes, de 
nouvelles études aideront sans doute à classer d*une fa- 
çon plus exacte les idiomes que l'on connaît déjà. 

Il n'y a rien à dire de particulier des voyelles du 
groupe bantou, sinon qu'elles se prêtent volontiers à 
des contractions, à des suppressions euphoniques et à 
des variations assez nombreuses, mais toujours bien 
motivées. Les idiomes cafres sont plus raffinés en cela 
que beaucoup d'autres langues agglutinantes. On ren- 
contre chez eux de véritables exemples d'harmonie voca- 
lique, c'est-à-dire des exemples de la voyelle d'une syllabe 
s'assimilant à la voyelle d'une autre syllabe du même 
mot. 

Le système des consonnes semble assez compliqué dans 
les différents idiomes du groupe bantou. Cela tient sur- 
tout à la grande quantité de consonnes doubles dont le 
premier élément est une nasale : nt, nd, mp, etc., etc. 

D'autre part nous retrouvons ici une partie des 
« claquements », des consonnes « claquantes » dont nous 
avons parlé lorsqu'il s'est agi de la phonétique du hot- 
tentot. Les Cafres auraient emprunté aux Hottentots ces 
consonnes particulières ; en tout cas on ne les rencontre 
que dans les dialectes voisins du hottentot, par exemple 
dans les idiomes du rameau kafir-zoulou. Plus on s'éloi- 
gne de ce voisinage, moins ces consonnes deviennent fré- 
quentes. Ainsi nous né les trouvons pas en mpongoué. 
D'ailleurs, dans les idiomes cafres, ces claquements ne 
peuvent pas précéder d'autres consonnes (comme c'est le 
cas en hottentot) ; elles ne font que tenir la place d'au- 
tres consonnes. Des quatre claquements du hottentot il 
n'y en a que deux qui soient communément usités ici, 



88 LA LINGUISTIQUE 

notamment le claquement dental. Des deux derniers l'Un 
est fort rare, l'autre tout à fait inconnu. 

Le nombre des autres consonnes est assez considérable. 
Elles sont soumises à des lois euphoniques, et les princi- 
pes d'après lesquels elles correspondent les unes aux 
autres dans les différents idiomes sont des principes ré- 
guliers. Un grand nombre de ces concordances sont- au- 
jourd'hui connues et déterminées (1). Le cafir paraît plus 
avancé que ses congénères dans les voies de l'euphonie. 

Les langues du système bantou ont ceci de particulier 
que le mot est formé en principe non point par des suf- 
fixes — c'est-à-dire par des éléments venant se placer 
après la racine, ■ — mais bien par des préfixes, c'est-à-dire 
par des éléments placés en tête même de la racine. Si 
nous nous reportons à la théorie exposée ci-dessus, p. 58, 
nous voyons que la forme du mot cafir, tékéza,héréro,etc., 
est celle-ci : r R. 

Parmi ces préfixes, les uns désignent le singulier, les 
autres le pluriel. En cafir, par exemple, les préfixes du 
singulier sont ili, izd, u, ulu, um ; ceux du pluriel sont 
aba, ama, imi, izi, izim, izin, o. Ainsi umntu veut dire 
<( homme » et ah an tu « hommes » ; udade « sœur » et 
odade « sœurs ». Cela n'est qu'un exemple particulier, et 
les différents idiomes du groupe bantou n'ont pas tous 
aujourd'hui les mêmes préfixes formatifs ; mais ces pré- 
fixes d'apparence variée remontent cependant les uns et 
les autres à des formes communes plus anciennes. U a 
existé, à une époque que nous ne pouvons détermine r, 
un idiome bantou commun ; cet idiome s'est divisé en di- 
verses langues caractérisées les unes et les autres par 
des lois euphoniques particulières, et la forme des pré-' 
fixes de cet ancien idiome s'est diversifiée naturellement 
dans les différentes langues auxquelles il donna nais- 
sance. 

(1) BLEr.ic. Op. Cit., p. 81. 



LANGUE DU GROUPE BANTOU. 



89 



Nous venons de parler des préfixes um, aba et autres 
du cafir. La comparaison avec tous les autres idiomes 
du groupe bantou montre que la voyelle initiale de ces 
préfixes constitue réellement un autre préfixe. Les mots 
umntu, abantu se décomposeraient donc ainsi : u-m-ntu, 
a-ba-ntu et les éléments m, ba seraient (dans l'espèce 
présente) les vrais éléments dérivatifs du mot. Le sésouto 
(dialecte sétchouana) dit motu au singulier, batu au plu- 
riel ; le séna munnto et vanttu ; le kihiaou (dialecte de 
Zanzibar) mundu et vandu. Mais en héréro nous re- 
trouvons comme en cafir un autre élément préfixé : 
omundu, ovandu ; de même en congo : omuntu, oantu. 
Les auteurs qui se servent du mot « abantou » pour 
désigner l'ensemble de la famille, feraient donc mieux 
de s'en tenir simplement à celui de « bantou », qui est 
un dérivé de premier degré. 

Voici d'ailleurs un tableau des formes de ce mot au 
singulier et au pluriel dans quelques-uns des idiomes 
qui nous occupent : 



Singulier. 



Pluriel. 



Kisouuliili .... mlu, 

Kinika mulû-, 

Kikamba. . ' . . . mundu, 

Kisambala .... muntu, 

Kihiaou mundu, 

Séna muntto, 

Makoua mùllu, 

Cafir umntu, 

Zoulou umunlu, 

Sétlapi motliu, 

Sésouto molu, 

Tékéza amuno, 

Héréro omundu, 

Sindonga umtu, 

Nano omuno, 

Angola omutu, 

Congo omuntu, 

Benga molo, 

Doualla molu, 

Isoubon molu, 



walu 

alu. 

andu. 

wantu 

wandu. 

vanttu. 

attu. 

abantu. 

abanlu. 

bathu. 

balu. 

vano. 

ovandu. 

oantu. 

omano. 

oatu. 

oantu. 

balo. 

batu. 

balu. 



90 LA LINGUISTIQUE 

L'élément qui a pour mission d'indiquer la notion du 
cas se place également avant le nom. En héréro, par 
exemple, le signe de l'instrumental étant na, nous avons 
nomundu ou namundu « avec l'homme ». Il y a ici appli- 
cation d'une loi euphonique : la forcne première était 
naomundu pour na + omundu. En cafir, où « homme » 
se dit umntu et « hommes » abantu, ainsi que nous l'avons 
vu, ngomntu veut dire « avec l'homme » et ng abantu 
« avec les hommes » : ici le signe de l'instrumental est 
nga (correspondant à na du héréro) ; nous voyons com- 
ment il se préfixe au mot formé par un premier élément 
dérivatif, soit singulier, soit pluriel. 

Le nom adjectif se forme avec le même élément déri- 
vatif que le nom substantif auquel il sert d'épithète ; s'il 
y a une différence, elle est au moins très petite. Le mot 
kulu signifiant « grand » en cafir, on dit umntu omkulu 
« homme grand », abantu abakulu « hommes grands ». 
Le mot into « chose » étant au pluriel izinto, on dit, dans 
cette même langue, into enkulu « chose grande », izinto 
ezinkulu « choses grandes ». En un mot, l'adjectif con- 
corde forcément, quant à sa formation même, avec le 
mot substantif qu'il qualifie. 

Dans une même phrase donc, le mot kulu « grand » 
pourra se voir juxtaposer quatre ou cinq préfixes diffé- 
rents, s'il est répété quatre ou cinq fois et sert d'épithète 
à autant de mots formés au moyen de tout autant de 
préfixes différents. Nous avons pris un exemple en cafir, 
nous eussions pu le prendre dans toute autre langue du 
groupe bantou. Le procédé est le même dans toutes ces 
langues ; de là les noms de langues allitérales, de lan- 
gues concordantes, qu'on leur a donnés. 

Le mécanisme de la façon d'exprimer les notions de 
temps et les notions de modalité, peut paraître assez com- 
pliqué, au premier abord, dans le système bantou. Au 
fond cependant, il n'en est rien. Ici, comme dans toutes 



LE POUL. 91 

les langues agglutinantes, il n'y a qu'une simple agglo- 
mération de racines juxtaposées, une dérivation pure et 
simple. 

La vraie caractéristique des langues appartenant à ce 
groupe, c'est la formation de ses mots au moyen de 
préfixes, d'éléments placés devant la racine ; c'est sur 
ce seul et unique point, qu'il était utile d'insister d'une 
façon particulière. 



§ 5. Le poul. 

Les Pouls ou Peuls, ou Foulas, occupent le centre de 
l'Afrique entre les 10 e et 20° degrés de latitude ; à l'ouest, 
ils ne sont pas éloignés de la côte du Sénégal ; à l'est, 
ils s'étendent jusqu'au lac Tchad. C'est une région d'en- 
viron sept cent cinquante lieues de longueur, coupée à 
mi-chemin par le fleuve Niger. Sa largeur moyenne est 
d'environ cent vingt-cinq lieues, du 10 e au 15 e degré de 
latitude nord. Les dialectes principaux du poul sont le 
foutatoro, le foutadjallo, le boudou, le sokoto. 

Le matériel phonétique du poul est peu compliqué ; on 
n'y rencontre point les gutturales de l'arabe en dehors 
des mots d'emprunt. 

Le poul ne connaît pas la distinction du genre mas- 
culin et du genre féminin, mais il partage les êtres en 
deux catégories. Il distingue, d'une part, tout ce qui 
appartient à l'humanité : d'autre part, tout ce qui ne lui 
appartient pas : animaux et choses non animées. L. Fai- 
dherbe donne à ces deux genres les noms de genre homi- 
nin et genre brute (1). Cette distinction est capitale dans 
la grammaire poule. Les noms qui se rapportent à des 

(1) Ci. Fr. Mullcr. op. cil., l. III, p. 1. 



92 LA LINGUISTIQUE 

êtres du genre hominin, substantifs, adjectifs ou parti- 
cipes, ont tous au singulier la terminaison o, qui n'est 
qu'une racine pronominale agglutinée : gorko, homme. 
La désinence du pluriel des noms du genre hominin est 
bé, qui n'est encore que le pronom ils, elles. S'agit-il du 
genre brute, la terminaison du singulier est une voyelle, 
ou bien l, ou bien am ; la désinence o, y est très rare ; 
le pluriel paraît des plus compliqués, et certaines lois 
euphoniques semblent jouer un très grand rôle dans l'ag- 
glutination des terminaisons au radical. Les consonnes 
initiales du mot au singulier peuvent se changer en d'au- 
tres consonnes quand le mot est au pluriel. 

Le verbe est beaucoup plus simple. Les différents temps 
se forment, comme dans toutes les langues agglutina- 
tives, par l'agglomération de divers éléments dont l'ana- 
lyse demeure toujours assez claire. 

La syntaxe du poul n'est pas compliquée. L'ordre même 
de la succession des idées détermine en principe l'ordre 
des mots dans la phrase. Ainsi, le nom du possesseur 
est précédé de celui de la chose possédée ; le régime direct 
ou indirect suit le verbe. Toute la difficulté du poul 
réside, en somme, dans la grande variété des principes 
euphoniques, mais c'est là une difficulté considérable. 

En embrassant le mahométisme, les Pouls ont introduit 
dans leur langue un certain nombre de mots arabes, des 
termes religieux, des termes de droit, bien d'autres en- 
core. Ce bagage mis en dehors de la question, il restait 
à savoir s'il y avait vraiment une parenté entre certaines 
langues du Sénégal, telles que le wolof et le sérère, et 
la langue poule, et, en cas d'affirmative, quelle pouvait 
bien être cette parenté. Que le wolof, le sérère, le 
poul, et d'autres langues encore, aient en commun un 
certain nombre de mots, c'est ce que l'on ne peut nier ; 
mais, dans l'état actuel des connaissances, il serait au 
moins téméraire d'établir sur une concordance lexique, 



LES LANGUES NUBIENNES. 93 

qui, en définitive, es! faible, l'affirmation d'une prétendue 
parenté fort problématique. Faidherbe est très réservé 
sur cette prétendue alliance du poul, du wolof, du sérère; 
ce n'est pas sans de justes motifs. En théorie, elle n'est 
rien moins que prouvée. Nous savons que les Pouls n'ont 
atteint le Sénégal qu'après avoir traversé le centre de 
l'Afrique ; selon toute vraisemblance, c'est dans l'Afrique 
orientale qu'il faut chercher leurs anciens parents, c'est 
là que l'on peut trouver, s'il en existe encore, des idiomes 
alliés à leur propre langue. 



§ 6. Les langues nubiennes. 



Les ethnologistes rattachent les uns aux autres les Nu- 
biens et les Pouls et en font une seule et même race, dont 
les premiers formeraient la division orientale, les seconds 
la division occidentale. En tout état de cause, les langues 
de ces deux populations paraissent différentes. 

Le nubien proprement dit, l'idiome des Barabras, est 
parlé sur le cours du Nil, du 21 e au 24 e degré de latitude, 
par environ quarante mille individus. 

Le dongolavi, parlé un peu plus au sud, en diffère 
assez peu. 

Dans le sud du Kordofan (au nord du chilouk, langue 
d'un peuple nègre) est parlé le toumalé. 

Le koldadji est un peu plus à l'ouest. 

On rattache également au groupe nubien, mais cepen- 
dant avec une certaine réserve, le kondjara, parlé dans 
une partie du Darfour et du Kordofan. 

D'autres idiomes, enfin, pourraient être, eux aussi, ap- 
parentés à ce même groupe, mais les renseignements que 
l'on possède à leur sujet sont encore trop incomplets pour 
que l'on se prononce d'une façon définitive; 



t \ 1 WGUISTIQUB 



§ 7. Langues des Négritos. 



On ne sait que bien peu de chose des idiomes parlés 
par les différents groupes de Négritos. Nous n'avons 
guère, pour l'instant, qu'à signaler l'existence de ces 
idiomes. 

Le domaine de ces petits nègres, à tête plus ou moins 
arrondie, n'a aucune continuité. On en rencontre dans la 
presqu'île de Malacca (Sémangs), aux îles Andaman et 
Nicobar, aux Philippines (Hilloonas), dans les îles situées 
entre Mindanao et Luçon (Aétas). On en trouve encore 
en Papouasie, en Mélanésie (Hpvelacque et G. Hervé, 
Précis d'anthropologie, p. 377). D'après quelques auteurs] 
ils auraient également iormé le fond le plus ancien de la 
population de l'Inde et de celle de l'Indo-Chine. Quoi qu'il 
en soit, ce que l'on sait de leurs idiomes est fort peu de 
chose. 



§ 8. Langues des Papous. 



Le domaine ethnique des Papous est continu. Leur 
région principale est la Nouvelle-Guinée. C'est de là 
qu'ils se sont étendus sur Waïgiou, Misol, Céram, Bou- 
rou, une partie de Timor, Flores, Bathurst, etc. Vers 
l'est, ils occupent les îles Salomon, les Nouvelles-Hébri- 
des, les Loyalty, la Nouvelle-Calédonie, les îles Viti. Mais 
dans toutes ces îles ne règne pas le même système de 
langues. Une partie des Papous, des Mélanésiens, parlent 
un idiome de la famille linguistique maléo-polynésienne. 
Gabelenz avait rattaché à cette famille le néo-calédonien, 
l'idiome des Loyalty ; on a reconnu qu'ils appartenaient 



LANGUIS «JSTRAtlENNES. 9B 

au groupe papou. (Voir au paragraphe des langues ma- 
léo-polynésiennes.) 

On rencontre ici la dérivation par suffixe et celle par 
préfixe. Ainsi de snûn « l'homme », de bien « la femme », 
on forme snânsi « les hommes », biensi « les femmes ». 
Les particules répondant à ce qu'on appelle les cas dans 
les langues à «flexion, se placent ici devant le mot : rosnûn 
« de l'homme », besvftn « à l'homme », rosnûnsi « des 
hommes », besnûnsi « aux hommes ». 



? 0. Langues australiennes. 



Les différentes langues de l'Australie (et elles sont 
nombreuses) paraissent toutes apparentées les unes aux 
autres, mais elles ne se rattachent à aucune autre famille 
linguistique. 

Leur système phonétique est des plus simples ; il ne s'y 
rencontrerait ni sifflantes ni aspiration. Dans presque 
toutes ces langues, la notion même du nombre est peu 
développée ; quant à celle du genre, elle est totalement 
inconnue. Par contre, on trouve une certaine richesse 
dans le matériel des suffixes chargés de déterminer les 
relations du nom, ce qu'on appelle improprement les cas 
dans les langues agglutinantes. 

On divise les langues australiennes en trois groupes. 
Celui de l'est, rapproché du grand Océan, est parlé dans 
une partie du Queensland et dans la Nouvelle-Galles du 
Sud. Il comprend le kamilaroi, ou kamilroi, près de la 
rivière Barwan ; le koinberri ; le wiratouroi ; le wail- 
woun, dans la région de la rivière Barwan, vers le fort 
Bourke ; le kokai, plus au nord, sur les rivières Mara- 
noa et Kogoun ; le wolaroi ; le pikoumboul ; le paiamba ; 
le kinki ; le dippil, au nord de la baie de Moreton ; le 



96 LA LINGUISTIQUE 

tourrouboul, près de la rivière de Brisbane. Le groupe 
central comprend les dialectes parlés au nord d'Adélaïde. 
Le groupe de l'ouest, enfin, comprend les dialectes parlés 
dans l'Australie occidentale du sud, à l'est et au sud de 
Perth. 

Toutes ces idiomes appartiennent, comme on le voit, 
à l'Australie méridionale. On ne sait jusqu'ici que fort 
peu de chose (et parfois même l'on ne sait rien encore) 
des idiomes du centre et du nord de ce vaste territoire. 

La phonétique des langues australiennes est fort peu 
compliquée. Elles ne connaissent qu'un petit nombre de 
voyelles et de consonnes ; il semble qu'elles ne possèdent 
point les explosives faibles (b, d, g). Elles ne forment les 
mots qu'au moyen de suffixes, jamais au moyen de pré- 
fixes, c'est-à-dire qu'elles placent l'élément dérivatif après 
le radical (comme le sanskrit, le latin, le grec) et non pas 
avant (comme les langues du système bantou). Les par- 
ticules adjointes au nom pour rendre l'idée des différents 
cas sont fixées après lui : tippin « oiseau », tippinko « à 
l'oiseau » ; punnul « soleil » ; punnulko « au soleil ». 

Le système de numération des Australiens est des plus 
restreints ; il compte jusqu'au nombre de quatre inclusi- 
vement, mais à partir de cinq il emploie une expression 
générale ayant le sens de grande quantité. 



§ 10. Les langues maléo-polynésiennes. 



On leur donne parfois le nom de langues océaniennes, 
bien qu'elles comprennent des langues parlées en Afrique 
(le malgache) et en Asie (la langue de l'île de Formose). 

Disons d'abord que l'on divise en trois groupes princi- 
paux les langues maléo-polynésiennes : un groupe mêla- 



LES LANGUES MALÉ0-P0LYNÉSIENNES. 97 

nésien (immédiatement à l'est des Papous et des Austra- 
liens) ; un groupe polynésien, à l'est du précédent ; un 
groupe malai, au sud-est de l'Asie. 

Dans le groupe mélanésien (Codrington, The Melane- 
sian Languages), on distingue les langues des îles Viti ; 
des Nouvelles-Hébrides (Annatom, Tana, Erromango, 
Mallikolo, etc) ; des îles êalomon ; les idiomes de la 
Micronésie : îles Carolines, Marshall, Gilbert. Le groupe 
linguistique, dit mélanésien, correspond donc, ethnique- 
ment, à une partie des Papous (Vitiens, etc.), qui ont 
abandonné leur ancien idiome, et à des proches parents 
des Polynésiens, à savoir les Micronésiens (Hovelacque et 
G. Hervé, Précis d'anthropologie, p. 781). Nous avons dit 
ci-dessus que le néo-calédonien et l'idiome des îles 
Loyalty appartenaient au domaine papou. En somme, il 
y a ici, comme souvent ailleurs, un départ important à 
faire entre la race et la langue. 

Le groupe polynésien est bien plus étendu ; de la Nou- 
velle-Zélande (dans l'océan Austral) aux îles Sandwich 
(dans l'océan Boréal), il y a 60 degrés latitudinaux de 
différence et il y plus de distance encore entre la limite 
orientale et la limite occidentale du groupe qui nous 
occupe. Tout à l'est, nous trouvons la langue de l'île de 
Pâques ou Vaihou ; et en revenant vers l'ouest les lan- 
gues des îles Gambier, de l'archipel Pomotou, des îles 
Marquises, des îles de la Société (Tahiti et autres), de 
l'archipel de Cook, des îles australes (Toubouaï et autres), 
des îles Tonga, des îles Samoa, des îles de l'Union, un 
peu plus au nord ; de Toucopia, limite occidentale du 
groupe polynésien ; puis, tout au nord, la langue des 
îles Sandwich (Havaï), et tout au sud, celle des Maoris, 
habitants de la Nouvelle-Zélande. 

Le groupe malai comprend deux subdivisions : la bran- 
che du tagala et celle du maléo-javanais (Fr. Mûllor, 
Allgemeine ethnographie, p. 24). Dans le premier sous- 

LINf.UISTIQUE. 7 



§& 



LA LIN .CISTIMIF, 



groupe, il faut compter : premièrement, les différents 
dialectes malais des îles Philippines, savoir : le tagala, 
à Luçon et dans les Philippines du nord ; le bisaya, dans 
les îles situées un peu plus au sud et dans le nord de 
Mindanao ; le pampanga, Viloko, le pangasinar, tous par- 
lés à Luçon (Cust, A Sketch, etc., p. 169) ; le bicol, la lan- 
gue dfe l'île de Zébu ; — secondement, la langue des 
îles Mariannes ; — troisièmement, la langue de la partie 
orientale de l'île de Formose (au nord des Philippines et 
non loin de la Chine). La région occidentale appartient 
au chinois ; le domaine malai est le territoire monta- 
gneux de l'intérieur et de l'est. Ici, la population est peu 
et parfois point du tout cultivée ; on la rencontre çà et là 
à l'état sauvage. La preuve de l'antiquité de la migration 
malaie à Formose se trouve dans ce fait que le dialecte 
en question ne renferme point de mots hindous. Cette 
occupation a donc eu lieu avant les rapports des Hindous 
et des Malais; — quatrièmement, le malgache, à Mada- 
gascar, dépourvu également de tout élément emprunté 
aux Hindous, et dès lors importé depuis fort longtemps 
dans la région qu'il occupe. 

Le second sous-groupe maléo-javanais est plus impor- 
tant. Tout d'abord, le malai proprement dit, parlé dans 
tout le centre de Sumatra, d'où il a rayonné, dans les îles 
voisines de Banea et de Billiton, sur toute la côte de Bor- 
néo, dans la partie méridionale de la presqu'île de 
Malacca ; enfin, comme langue commerciale, dans pres- 
que toute la Malaisie et particulièrement aux îles Molu- 
ques. Le malai est, en effet, une sorte de langue interna- 
tionale (les Malais sont essentiellement navigateurs et 
commerçants), qui est également comprise dans les rela- 
tions commerciales sur les côtes de l'Inde, de Chine, de 
Siam et de Cochinohine. Les Hindous ont eu jadis une 
certaine influence sur la Malaisie ; ils ont donné au malai 
un certain nombre de mots tirés du vocabulaire aryen. 



LES LANGUES MALÉO-POLYNÉSIENNES. 90 

Plus tard, vers le douzième siècle, les Arabes, eux aussi, 
pénétrèrent en Malaisie ; ils y apportèrent l'islamisme, 
leur écriture, — si peu pratique, — mais on n'estime pas 
à plus de cent cinquante le nombre de mots arabes accep- 
tés par le malai. Cet idiome est parlé par environ dix 
millions et demi d'individus ; sa littérature est consi- 
dérable, mais n'a rien d'original. L'atchinois, parlé dans 
la partie septentrionale de Sumatra, par une population 
mahométane, est fort rapproché du malai ; quelques au- 
teurs le regardent même comme un simple dialecte de ce 
dernier. Au sud de l'atchinois, toujours dans l'île de 
Sumatra et au nord du malai (qui, ainsi que nous l'avons 
dit, occupe la partie centrale de l'île), est parlé le battait 
par une population de soi-disant païens, cannibales, mais 
cependant assez civilisés et ayant leur écriture propre. 
(Au sud-ouest de l'île est parlé le « rédjang », au sud-est 
le « lampung », séparés tous deux du battak par le malai, 
qui détient le centre de Sumatra ; nous ne pouvons nous 
prononcer sur la nature de ces deux idiomes.) Le java- 
nais est parlé par treize millions d'individus, non dans 
toute l'île de Java,mais seulement dans la partie centrale; 
idiome très important, dont la littérature a beaucoup em- 
prunté à l'hindou et à l'arabe, et qui possède une écriture 
dérivée de l'indienne. Le. brahmanisme et le bouddhisme 
ont été jadis introduits à Java ; au quinzième siècle, 
l'islamisme y pénétra, et il y domine aujourd'hui. Dans 
l'ouest de Java, c'est-à-dire à Batavia, est parlé le son- 
déeri, qui ne diffère pas considérablement du dialecte 
précédent ; quatre millions d'individus, mahométans. 
Dans la partie orientale de l'île et dans l'île de Madura 
est parlé le madurais. Un peu plus à l'est le balinais, 
parlé par cinq cent mille individus, dont la religion est 
le brahmanisme ou le bouddisme. En remontant vers le 
nord, à Célèbes (à l'est immédiatement de Bornéo), on 
trouve au nord Valfmirnu, qui sp m hIi jj ilumi'iili 

B*fflUQ ; 



100 LA LINGUISTIQUE. 

certaines des îles Moluques ; au sud, le boughi ; à l'ex- 
trême sud-ouest, le makassar. 

Nous avons dit que toute la côte de Bornéo était occu- 
pée par le malai. La population des Dayaks, qui habi- 
tent l'intérieur de l'île, est une population sauvage. 

Quant aux langues de Sumbawa, de Sumba, de Floris, 
de Timor et des autres îles situées au sud-ouest du do- 
maine malai, on n'a sur leur compte que des renseigne- 
ments fort imparfaits, et il est encore impossible de les 
classer. 

On trouvera dans le volume de R. N. Cust, A Sketch 
of the modem Languages of East Indies, des rensei- 
gnements sur la distribution de ces différents dia- 
lectes. 

Toutes les langues maléo-polynésiennes ont une ori- 
gine commune ; elles sont indépendantes de toute autre 
famille linguistique. Bopp fit une tentative malheureuse 
pour les réunir aux langues indo-européennes ; d'autres 
auteurs voulurent les rattacher à une prétendue famille 
touranienne dont nous dirons quelques mots au para- 
graphe vingtième du présent chapitre. Ce fut peine per- 
due. Leur système phonétique est distinct et bien distinct 
de tous les autres, leurs racines sont parfaitement origi- 
nales et ne se prêtent à aucun rapprochement avec les 
racines du système indo-européen ou de toute autre 
famille. 

D'après Fréd. Mùller, l'ancienne phonétique commune 
du maléo-polynésien se composait des trois explosives 
7:, t, p, des trois nasales correspondantes, d'un h, d'un 
r, des sifflantes s, f, v et des voyelles a, i, u (prononcez 
« ou »), e, o. C'est plus tard seulement que parurent les 
autres sons que présentent les langues maléo-polynésien- 
nes, par exemple g, d, b, tch, dj, y, l, etc. Les éléments 
qui s'adjoignent à la racine pour former les mots sont 
tantôt préfixés, tantôt suffixes ; parfois, dans certains 



LES LANGUES MALÉO-POLYNÉSIENNES. 101 

dialectes, on les intercale dans le corps même du mot : 
en d'autres termes, on les incorpore. 

Des trois groupes maléo-polynésiens, le groupe malai 
présenterait les formes les plus pleines, les mieux déve- 
loppées ; la branche tagala se distinguerait particuliè- 
rement. Ensuite viendrait le groupe mélanésien, moins 
riche déjà ; enfin le groupe polynésien aurait considéra- 
blement à envier, sous ce rapport à la langue des Philip- 
pines, à celle de Formose, au malgache de Madagas- 
car. 

Serait-ce à dire que le groupe malai représenterait 
avec plus de fidélité les formes communes qui ont donné 
naissance au tahitien, au tagala, au javanais ? Cela, 
assurément, ne saurait être affirmé. 

Ce qu'il convient de supposer, c'est que le polynésien 
a été détaché de l'ensemble de sa famille à une époque 
où la langue n'était pas encore fort développée, et que 
sa civilisation propre ne lui a pas permis de développer 
davantage. Ainsi que l'a très justement remarqué Fréd. 
Mùller, les langues à flexion se divisèrent en familles dis- 
tinctes à un moment où leur structure était déjà par- 
faite : à partir de l'époque où ces différentes familles 
se trouvèrent constituées, nous n'assistons plus au déve- 
loppement de leurs formes ; nous ne sommes plus té- 
moins, au contraire, que de leur altération. Mais s'il 
s'agit d'autres langues que des langues à flexion, nous 
assistons à un spectacle différent. Ici, en effet, la sépa- 
ration d'une seule et même famille en branches bien dis- 
tinctes s'opère à un moment où la structure du système 
commun n'est pas encore parachevée ; chacun des diffé- 
rents idiomes, après s'être détaché de ses congénères, 
doit encore pourvoir par ses propres moyens à l'achève- 
ment de sa structure propre et individuelle. Dans ces 
sortes de langues il est donc aisé de retrouver identité de 
racines et identité d'éléments servant à former les mots, 



102 LA LINGUISTIQUE. 

mais cela est tout et l'on ne peut espérer trouver identité 
de mots tout construits. 

La grammaire m'aléo-polynésienne est celle de toutes 
les langues agglutinantes. Point de déclinaison véri- 
table ; des particules font l'office de nos prépositions. 
Ainsi, le mot vitien na tanoa « le bassin » donne ki na 
tanoa « au bassin », î na tanoa « dans le bassin », kei 
na tanoa « avec le bassin » ; le polynésien de la Nouvelle- 
Zélande dit te tanata « l'homme », a te tanata « de 
l'homme », ki te tanata « à l'homme » ; même procédé 
en malai : ânak « l'enfant », àkan ânak « à l'enfant », 
deri ânak « [venant] de l'enfant ». 

Aucun élément particulier ne vient s'agglutiner au 
nom pour former le pluriel. Dans la langue du Viti, par 
exemple, a tamata, signifie aussi bien « les hommes » 
que « l'homme » ; dans celle d'Erromango, iiiteni signifie 
aussi bien « les fils » que « le fils ». C'est à l'aide de pro- 
cédés en quelque sorte artificiels que l'on arrive à indi- 
quer la pluralité. Tantôt c'est en opposant à un article 
indiquant le singulier, un article différent indiquant le 
pluriel : maori, te tanata « l'homme », na tanata « les 
hommes », ki te tanata « à l'homme », ki na tanata « aux 
hommes » ; tantôt c'est en employant un mot signifiant 
accumulation, foule : tahitien, te taata « l'homme », 
te mau taata « les hommes ». 

Le procédé est analogue, tout aussi artificiel, tout 
aussi primitif, dans les différents idiomes du groupe 
malai : ou bien l'on adjoint au mot dont il s'agit un 
autre mot exprimant le grand nombre, la collectivité, ou 
bien l'on redouble le mot. Ce redoublement a ses règles 
particulières. C'est ainsi que dans la langue de Formose, 
on redouble la première syllabe : sjien « la dent », 
sisjien « les dents » ; en javanais, tout le mot peut être 
redoublé : ratu « le prince », raturatu « les princes ». 

Le genre n'est point désigné davantage par la juxta- 



LES LANGUES MALÉO-POLYNÉSIENNES. 10"J 

position au mot d'un nouvel élément. On se sert d'un 
mot accessoire. Dans la langue de Viti, par exemple, 
c'est tagane « masculin » et aleva « féminin » ; a gone 
tagane « garçon », a gone aleva « fille ». En tahitien, 
metua signifie « parent », et se rapporte aussi bien au 
père qu'à la mère ; mais s'il s'agit de désigner tout spé- 
cialement le père ou la mère, on ajoute à ce mot ou bien 
celui de tane, où bien celui de vahiné. Pour les animaux, 
on se sert de deux autres expressions : oni et ufa ; l'on 
dit, par exemple, moa oni « coq » moa ufa « poule » (1). 

D'autre part, point de conjugaison véritable : c'est par 
des particules, par des affixes, par l'emploi de mots aux- 
quels on ne donne plus qu'une signification toute subor- 
donnée, que l'on arrive à donner au mot principal l'idée 
secondaire de temps ou de mode. En général, le mot 
principal, le verbe de cette soi-disant conjugaison, est 
placé à la fin ; ainsi, dans la langue mélanésienne d'An- 
iiiitom, Ton dit : ek asaig « je dis », eh mun asaig « j'ai 
dit », ekis asaig « je disais », ekis mun asaig « j'avais 
dit », ekpu asaig a je dirai », eku vit asaig « si je dis », 
et ainsi de suite. Cela toutefois est loin d'être une règle 
absolue. 

Le fonds de la numération est décimal. 

Nous avons dit tout à l'heure que dans les langues 
maléo-polynésiennes les éléments qui venaient se juxta- 
poser au mot pour le dériver, pour lui donner un sens 
secondaire, pouvaient être placés en tête de ce mot 
(comme c'est le cas régulier dans les langues du système 
bantou), ou à la fin du mot (comme c'est le cas dans les 
langues indo-européennes et les langues australiennes), 
ou, enfin, être incorporés dans le mot. 

Lorsque les divers idiomes polynésiens forment leurs 
causatifs en dérivant le mot principal par faka, haa, 

(1) Gaussin, Du dialecte de Tahiti, de celui des iles Marquises 
cl, en général, de la langue polynésienne. Paris, 1853. 



104 LA LINGUISTIQUE. 

fa'a, vaka, etc. (maori : kite « voir », vakakite « fait 
voir » ; tahitien : mate « mourir », haamate « tuer », 
il y a préfixation. Il en est de même encore dans les mots 
malais berpâkei « vêtu, muni d'un vêtement », berbîni 
<( marié, pourvu d'une femme », tirés de pâkei « vête- 
ment », bîni « femme ». 

Nous trouvons, au contraire, que la dérivation est 
opérée au moyen d'un suffixe, c'est-à-dire d'un élément 
placé après le radical, dans le tagala putian « blan- 
cheur », provenant de puti « blanc », bigayan « don », 
provenant de bigay « donner ». Il en est de même dans le 
maori korerotia « dit », dérivé de korero « dire », dans 
kaina « nourriture », dérivé de kai « manger ». C'est ainsi 
que le polynésien forme son passif. 

Enfin, dans le groupe malai, nous trouvons parfois 
l'élément dérivatif incorporé, c'est-à-dire placé à l'inté- 
rieur même du radical. Ainsi, en tagala, de tapay 
« pétrir » est dérivé de t-in-apay « pain », de sipit « sai- 
sir » est dérivé de s-in-ipit « ancre ». Plusieurs éléments 
dérivatifs peuvent se trouver dans un seul et même mot. 

Les langues maléo-polynésiennes ont presque toutes 
une littérature plus ou moins développée. Chez les Poly- 
nésiens, on trouve un grand nombre de contes, de récits 
et de chants traditionnels. La littérature du malai est 
même assez riche. A la vérité, elle a beaucoup emprunté; 
ses écrits philosophiques sont inspirés par ceux des Hin- 
dous et des Musulmans ; mais ses romans et ses contes 
lui appartiennent souvent en propre, et ses poésies sont 
presque fugitives, des dialogues, des dictons, des fables, 
mais encore de vrais poëmes épiques et dramatiques. Le 
javanais possède une littérature qui doit beaucoup au 
sanskrit, non-seulement dans ses allures et son esprit 
général, mais encore dans son vocabulaire. Il a toute- 
fois, lui aussi, ses poëmes et ses chants originaux, ses 
fables et ses légendes. 






LE JAPONAIS. 105 

Le malai s'écrit avec les caractères arabes, que l'isla- 
misme lui a fait connaître ; l'on ignore quel était son 
ancien alphabet. Les autres idiomes du groupe malai 
(tagala, javanais, makassar, etc.) ont emprunté leurs 
différents systèmes à un vieil alphabet hindou. 



§ 11. Le japonais. 



L'on a souvent cherché à rapprocher le japonais des 
langues ouralo-altaïques : du mongol, du turc, du ma- 
gyar, du suomi et de tous les autres idiomes de cette 
famille. 

(Voir Pott, Ueber die Verschiedenheit des meuschli- 
then Sprachbaues [Humbolt], t. I er , p. CCCLXXIII ; 
Boller, Acad. des sciences de Vienne, t. XXIII.) 

C'est du continent asiatique sans doute que sont venus 
les Japonais dans les îles qu'ils occupent aujourd'hui ; 
mais s'ensuit-il que leur langue ait une origine com- 
mune avec les langues du continent, même les plus voi- 
sines ? En aucune façon : il ne suffit point, pour établir 
ce prétendu fait, d'une simple et gratuite assertion. 

Jusqu'à présent, on n'a donné aucune preuve sérieuse 
de cette prétendue parenté. On a bien dressé des listes 
de centaines de mots qui semblent offrir entre eux plus 
ou moins d'analogie, mais il ne s'agit pas ici de faire 
des étymologies. Les cinq cents homophones mong'.lo- 
japonais, que l'on s'est plu à découvrir, ne font pas 
avancer la question d'un seul pas. Autant comparer entre 
eux l'article portugais o, a, l'article magyar a, et l'ar- 
ticle basque a. Cela n'est pas sérieux. Veut-on arguer 
du grand nombre des soi-disant concordances de mots 
japonais et de mots mongols ou magyars, l'on ne fait 



106 LA LINGUISTIQUE. 

qu'aggraver un cas déjà détestable : plus on entasse de 
semblables fantaisies, moins l'on devient excusable. 

C'est en vain également que l'on invoque telles ou telles 
analogies dans la syntaxe : le bulgare qui place après le 
substantif l'article qu'il s'est fabriqué, serait-il, pour 
cela, allié au roumain, au basque, chez lesquels l'article 
est suffixe au nom ? C'est faire preuve, derechef, d'une 
profonde ignorance de la méthode linguistique que de 
demander à la syntaxe, dont les lois sont toutes secon-. 
daires, la raison du plus ou moins d'affinité des langues. 
En dehors d'une communauté de racines, il n'y a rien à 
espérer d'où puisse venir quelque preuve sérieuse rela- 
tivement à cette question de l'origine unique ou multiple 
de deux ou plusieurs idiomes. Les prétendues similitudes 
de syntaxe n'ont pas plus de valeur que les amas de com- 
paraisons de mots tout faits ; encore un coup, plus on 
se plaît à en entasser, moins on fait preuve d'esprit cri- 
tique. 

Il se peut que la langue japonaise soit rattachée plus 
tard à quelqu'une des familles linguistiques actuellement 
reconnues ; mais, dans l'état actuel des connaissances, il 
est impossible de rien avancer de certain ; il se peut que 
les recherches aboutissent dans ce sens, mais elles n'ont 
pas encore abouti. 

Le japonais occupe la partie sud et centrale de l'archi- 
pel situé entre la mer du Japon, ainsi que la mer Bleue, 
et le Pacifique ; il comprend un certain nombre de dia- 
lec es qui ne paraissent pas éloignés les uns des autres. 

L'écriture japonaise actuelle est assez difficile. Elle 
dérive des caractères chinois et remonte aux premiers 
siècles de notre ère, vraisemblablement au troisième. 
Chose assez singulière, cette écriture idéographique au- 
rait été substituée à une écriture alphabétique plus an- 
cienne, empruntée aux Coréens. De même que dans le 
système chinois, les signes, en japonais, s'écrivent' de 



Lh JAPONAIS. 107 

haut en bas en colonnes parallèles, dont la première 
est celle de droite. Outre l'écriture cursive appelée hira- 
kana, qui est universellement répandue dans le pays, 
il y a un système particulier, nommé katakana, dont 
les signes sont incontestablement plus simples, mais qui 
n'est guère employé que par les étrangers peu familia- 
risés avec l'autre système. 

Notons d'ailleurs que l'écriture japonaise est une écri- 
ture syllabique. Abstraction faite des voyelles (a, i, u, 
e, o), elle procède par syllabes, par groupes, d'une con- 
sonne accompagnée d'une voyelle : ka, ki, ko, etc. Le 
syllabaire japonais actuel comprend soixante-douze si- 
gnes ; il en a compté jadis un tiers de moins environ. 

Une nouvelle évolution semble devoif se produire un 
jour ou l'autre dans la transcription de la langue japo- 
naise ; cette réforme considérable et très justifiée serait 
l' adoption de l'alphabet latin. 

La première assemblée du Congrès des orientalistes a 
mis cette question à l'étude, et nous pensons qu'il y a 
quelque chance de succès (1). 

On a pu constater une fois de plus, lors de cette ten- 
tative, à quel point il serait avantageux d'introduire 
dans nos établissements typographiques quelques carac- 
tères nouveaux et peu compliqués destinés à préserver 
dis plus dangereuses confusions dans la transcription 
des langues qui ne se servent pas des caractères latins. 
Notre ch, par exemple, qui est le sh anglais, le sch alle- 
mand, le sz polonais, le s magyar, demande à être rendu 
|inr un signe unique lorsqu'il s'agit de la transcription 
d'un texte écrit en caractères particuliers : ce sera évi- 
demment le signe s qu'emploient les Croates et les Tchè- 
ques. L'on rendra par le signe croate i notre j français, 
qui, en allemand et dans les langues slaves pour les- 

(\) Congrès des orientalistes. Paris, 1873. 



108 LA LINGUISTIQUE. 

quelles on emploie l'écriture latine, a le son de notre 
« y » (1). Sans prétendre atteindre à une simplification 
parfaite, l'on peut au moins s'arrêter à un système uni- 
forme. La langue japonaise s'y prêterait sans difficulté. 

La phonétique du japonais est assez simple. La forma- 
tion des mots se prête à démontrer clairement ce que 
c'est qu'une langue agglutinative. La notion des cas est 
rendue très distinctement par le fait que des racines 
secondaires qui ont perdu leur indépendance et n'indi- 
quent plus qu'une idée de relation, viennent se suffixer, 
s'annexer à la racine principale. 

Quelques auteurs voudraient, dans la transcription la- 
tine des textes japonais, séparer par un trait d'union, 
par un tiret, le thème du mot d'avec ces éléments de 
rapport juxtaposés : hito-no « de l'homme », hito-de- 
(( avec l'homme ». Mais ce système ne saurait être dé- 
fendu par aucune bonne raison. Autant voudrait sépa- 
rer en français le signe du pluriel s d'avec le reste du 
mot et écrire, par exemple, « père-s, dame-s, bon-s », 
ce que l'on justifierait par des motifs tout aussi valables. 
La juxtaposition la plus intime est le propre même des 
langues agglutinatives, et l'on ne pourrait, sans négliger 
le mode très caractéristique de la formation du mot dans 
ces sortes de langues, les représenter dans l'écriture tout 
autrement qu'elles n'existent en réalité dans la parole. 
Tout au plus pourrions-nous admettre que l'on réunît 
par un tiret au mot principal les préfixes o, me, qui 
déterminent le genre : neko « chat » : o-neko « matou », 
me-neko « chatte ». Quant aux signes du pluriel (tels 
que tatsi) ils doivent suivre, tout comme les éléments in- 
diquant les cas, le principe de juxtaposition pure et sim- 
ple : hitotatsino « des hommes », hitotatside « avec les 
hommes », au singulier hitono, hitode. 

(1) E. Picot. Tableau phonétique des principales langues 
usuelles. Revue de linguistique, t. VI, p. 362. 



LE JAPONAIS. 109 

S'agit-il de rendre les notions de temps et de mode, le 
japonais admet, comme toutes les autres langues agglu- 
tinantes, ces séries d'éléments juxtaposés les uns aux 
autres, dont nous avons déjà parlé et qui déterminent 
d'une façon de plus en plus précise le sens de la racine 
principale : élément négatif, élément causatif, élément 
optatif, et ainsi de suite. Il nous semble peu utile de 
dresser une liste d'exemples faciles à trouver dans les 
grammaires japonaises. Ces exemples seraient absolu- 
ment analogues à ceux que nous avons déjà cités et que 
nous aurons à reproduire en parlant avec un peu plus 
de détails d'autres langues agglutinantes. 

Sauf quelques publications éparses, la littérature 
japonaise n'a pas encore trouvé d'historien ; son 
intérêt pourtant est manifeste. L'histoire, le roman 
historique, les contes et les romans y tiennent une 
place considérable. Les ouvrages japonais de philosophie 
religieuse et de poésie sont également en grand nombre, 
et dans l'ordre des sciences, ceux de philologie et de ho- 
tanique ont aussi leur importance. Ce ne sera pas sans 
doute une tâche très aisée que de discerner dans toutes 
ces compositions la part réellement japonaise de la part 
due à l'influence chinoise qui s'est fait sentir, notam- 
ment vers le troisième siècle de notre ère ; mais on peut 
prévoir que ce travail plein d'intérêt ne demeurera pas 
longtemps à l'état de desideratum. 

Les mots chinois qui se sont introduits dans la langue 
japonaise avec cette influence littéraire sont soumis, tout 
comme les autres, au principe de juxtaposition ; c'est 
ainsi qu'en français nous mettons au pluriel en s des 
mots empruntés au langues germaniques : « meurtres, 
heaumes », ou aux langues slaves : « cravates, verstes ». 



110 LA LINGUI8TIQ1 F 



§ 12. Le coréen. 

Cette langue a été rattachée à différents idiomes agglu- 
tinants, notamment au japonais. Sans nier absolument 
la possibilité du fait, nous attendons, avant de l'accepter, 
qu'on veuille bien l'appuyer de quelques arguments se-* 
rieux. Jusqu'à ce jour on ne s'est guère contenté que 
d'assertions à peu près gratuites. 

De tous les idiomes de l'extrême Orient, le coréen d'ail- 
leurs est le moins connu et le moins étudié. Il possède un 
véritable alphabet composé de voyelles et de consonnes 
figurées individuellement ; son écriture, en d'autres ter- 
mes, est alphabétique. Cet alphabet assez simple daterait 
du quatrième siècle de notre ère ; mais son origine, en 
dépit de toutes les suppositions faites à ce sujet, est en- 
core inconnue. 

En coréen, de même que dans les autres langues agglu- 
tinantes, des postpositions viennent se joindre intime- 
ment au mot pour rendre les différentes idées de rap- 
port, de relation, que les langues à flexion expriment par 
leurs cas. Le pluriel s'indique par la répétition du mot 
ou l'adjonction d'un autre mot dont le sens est celui de 
« tous » ou « beaucoup ». 

Dans le lexique coréen, il s'est introduit un très grand 
nombre de mots chinois que l'on peut reconnaître sans 
trop de difficulté, bien que leur mode de prononciation 
soit assez varié. 



LES LANGUES DU CENTRE ET l)I> SUD DE L'INDE. III 



§ 13. Les langues du centre et du sud de l'Inde. 



L'Inde centrale et méridionale est peuplée par des 
Kols et des Dravidiens, peuples de peau foncée. Les pre- 
miers sont disséminés, sous différents noms, et par grou- 
pes plus ou moins importants, depuis le territoire de 
Nagpour, à l'ouest, jusqu'au Gange inférieur, à l'est. 
L'on ignore quelle peut bien être leur origine. Tandis 
que les Kols de l'ouest ont reçu et parlent un idiome 
aryen (soit l'hindi, soit le marathi), ceux de l'est, les 
Kolarians, ont conservé leur propre et vieil idiome, le 
kourkou, le korwa, le moundari, le santlial, le bhoumidj, 
le ho, le djouang. 

La phonétique de ces langues est riche. Elles dérivent 
les mots au moyens de suffixes, parfois au moyen d'in- 
fixés : en santhal, dapal « couvrir », danapal « couver- 
ture » ; en moundari, dub « s'asseoir », dunub « siège ». 
Le système numérique est vigésimal. 

D'après Cust, ces différents idiomes seraient parlés par 
environ deux millions d'individus. 

Les langues dravidiennes, que l'on a appelées égale- 
ment langues tamouliques, langues tamiliennes, langues 
malabarres, tirent leur nom d'un mot hindou. Ce mot 
servait primitivement aux brahmanes à désigner ceux 
d'entre eux qui s'étaient établis dans cette partie de 
l'Inde qu'on appela plus tard le Décan ; il ne tarda pas 
à devenir le nom même de cette contrée et s'appliqua 
plus spécialement à la région où se parlait le tamoul, la 
plus importante des langues dravidiennes. 

Ces langues occupent toute la partie méridionale de 
la péninsule cisgangétique, depuis les monts Vindhya et 



112 LA LINT.riSTIQUE. 

la rivière Narmadâ (les Anglais écrivent Nerbuddha) jus- 
qu'au cap Comorin. Dans cette vaste région, peuplée 
d'environ cinquante millions d'habitants, on trouve quel- 
ques colonies européennes ou musulmanes, mais le nom- 
bre des indigènes qui se servent exclusivement des idio- 
mes dravidiens peut être évalué à quarante-cinq mil- 
lions environ. 

R. Caldwell, dans son important ouvrage sur les lan- 
gues dravidiennes, les divise en deux groupes — nous 
ne disons pas en deux familles — selon qu'elles sont ou 
ne sont point cultivées. Le premier groupe comprend six 
langues : le tamoul, le malayâla, le télinga, le kanara, 
le toulou, le koudagou ; le second en comprend six ou 
huit dont nous donnerons tout à l'heure l'énumération. 

Par la richesse de son vocabulaire, aussi bien que par 
la pureté et l'ancienneté de ses formes, le tamoul ou 
tamil joue dans la famille dravidienne le rôle que joue 
le sanskrit dans l'ensemble des langues qui lui sont appa- 
rentées. Le tamoul est la langue usuelle des quinze mil- 
lions d'individus qui habitent toute la plaine à l'est des 
monts Ghattes, depuis Paliacate (un peu au nord de 
Madras) jusqu'au cap Comorin, et le sud de la côte occi- 
dentale jusqu'à Trivandrum. Il s'est étendu également 
sur le nord de l'île de Ceylan. On parle tamoul à Ma- 
dras, Pondichéry, Karikal. Le malaxjâla est parlé par 
plus de trois millions et demi d'individus le long de 
la côte malabare, dans la longue bande de terre qui 
s'étend entre les Ghattes, à l'est, et le golfe Persique, 
à l'ouest, de Trivandrum à Mangalore. On regarde le 
malayâla comme un très ancien dialecte du tamoul, où 
les mots d'origine hindoue se sont introduits en assez 
grand nombre ; en fait, ces deux dialectes sont aujour- 
d'hui parfaitement distincts. Le toulou ou toulouva, ré- 
pandu jadis au nord du malayâla, est confiné actuelle- 
ment aux environs de Mangalore, à l'est des Ghattes, 



LES LANGUES DU CENTRE ET DU SUD DE L'iNDE. 113 

et le nombre de ceux qui le parlent ne dépasse pas de 
beaucoup celui de trois cent mille. Evidemment ce dia- 
lecte est destiné à périr dans un avenir peu éloigné, et 
son territoire est fortement pénétré par les idiomes qui 
l'avoisinent. On l'a pris parfois pour un dialecte du 
malayâla ; il en diffère pourtant d'une façon assez tran- 
chée et constitue en réalité une véritable branche de la 
famille dravidienne. Le kanara ou kannada, pour parler 
plus exactement, occupe le nord du pays dravidien ; il 
s'étend sur le plateau de Mysore, sur la partie occiden- 
tale du territoire de Nizam, et est parlé par plus de neuf 
millions d'individus. Cette langue est d'un haut intérêt; 
elle a conservé en maintes circonstances des formes très 
anciennes et très pures, plus anciennes parfois que les 
formes mêmes du tamoul. Le télougou, ou télinga, ou 
ténougou, est 1' « ândhra » des écrivains hindous. Au 
nord du télinga, sont parlés le khond et l'oraon, dont 
nous dirons quelques mots tout à l'heure ; au sud, le 
tamoul. On parle télinga à Tchicacole, Yanaon, Haïde- 
rabad ; le territoire télinga comprend environ seize mil- 
lions et demi d'individus et surpasse sous ce rapport 
tous ses congénères, même le tamoul ; mais il leur cède 
d'une façon très manifeste s'il est question de la bonne 
conservation des formes grammaticales. Sa phonétique 
aussi a beaucoup varié ; elle est d'ailleurs très harmo- 
nieuse et le télougou a reçu à juste titre le nom d'ita- 
lien du Décan. De tous les idiomes dravidiens que l'on 
peut dire idiomes cultivés, le koudagou est le moins im- 
portant ; il est parlé par cent cinquante mille individus 
environ, à l'ouest de Mysore. Après l'avoir regardé pré- 
cédemment comme un dialecte du kanara, R. Caldwell 
s'est décidé, dans la seconde édition de son livre, à lui 
donner une place indépendante. 

Les idiomes secondaires, ceux qui n'ont jamais été 
écrits, sont comme nous l'avons dit plus haut, au nombre 

LINGUISTIQUE. 8 



114 LA LINGUISTIQUE. 

de six ou huit. Le kôta est parlé par onze cents Indiens 
presque sauvages, qui habitent une des gorges des Nil- 
gherries ; il se rapproche beaucoup du kanara. Le touda, 
ou toda, est également l'idiome d'une tribu des Nilgher- 
ries ; d'après les derniers renseignements on ne comp- 
terait pas plus de sept cent cinquante Toudas. Le gond, 
au contraire, est parlé par plus d'un million six cent 
mille individus ; c'est la langue de la partie monta- 
gneuse des territoires de Gôndvâna, de Nagpour, de Sau- 
gor et de la Nerbudda. Le khond, ou kou, est usité à 
Goûmsour, sur les frontières d'Orissa et dans la partie 
orientale du Gôndvâna ; on évalue à deux cent soixante- 
dix mille le nombre des individus «chez lesquels il est 
usité. Le râdjmahdl, ou mâler, et Y or don sont parlés 
dans l'Inde centrale, le premier par quarante mille, le 
second par plus de deux cent soixante mille individus ; 
ces deux derniers dialectes sont assez rapprochés l'un de 
l'autre. 

Quelques auteurs ajoutent à cette dernière liste 
l'idiome badaga, usité dans une partie des Nilgherries, 
mais R. Caldwell le regarde comme un vieux dialecte du 
kanara qui ne possède aucun titre à être classé à part. 

Quatre des établissements français de l'Inde sont si- 
tués en paysdravidien. Les deux plus importants, Pondi- 
chéry et Karikal, sont en pays tamoul. Mahé est sur la 
côte où l'on parle malayâla ; Yanaon enfin est dans la 
région du télinga. 

Nous avons tracé une esquisse rapide des limites dans 
lesquelles les langues dravidiennes se sont maintenues 
depuis les temps historiques, subissant l'influence (pour- 
tant assez lente) des idiomes hindous, mais résistant 
avec énergie à l'invasion musulmane et à la civilisation 
anglaise. Ces langues, si vivaces aujourd'hui encore, 
occupaient-elles jadis une région plus étendue? Faut-il 
penser notamment qu'elles ont été refoulées dans leurs 



LES LANGUES DU CENTRE ET DU SUD DE L'INDE. 115 

limites actuelles par les premières immigrations aryen- 
nes ? Le fait est vraisemblable, probable même ; mais l'on 
n'en a donné jusqu'à ce jour aucune preuve démonstra- 
tive. On a supposé seulement que les éléments étrangers 
dos dialectes de l'Inde septentrionale pouvaient avoir une 
origine dravidienne ; mais, outre qu'ils sont peu nom- 
breux et de peu d'importance, il est fort difficile, non 
seulement de les analyser, mais encore de les déterminer. 
Dans la famille dravidienne elle-même, une grande par- 
tie du vocabulaire de certains idiomes incultes est de 
provenance inconnue. Il faut donc, pensons-nous, n'ac- 
cepter qu'avec une grande réserve tout ce que l'on peut 
dire de l'ancienne extension des langues dravidiennes. 

On peut avancer au moins, en toute sûreté, qu'elles ne 
se rattachent à aucune autre famille linguistique et 
qu'elles forment un groupe tout à fait indépendant. Tour 
à tour on en a fait des langues scythiques — ce qui, soit 
dit en passant, ne signifie absolument rien, ainsi que 
nous le verrons en parlant plus loin de la prétendue lan- 
gue scythique ; — des langues affiliées au groupe ouralo- 
altaïque, au groupe indo-européen, au groupe sémitique, 
à bien d'autres groupes encore. Tous les rapprochements 
établis à ce sujet ont péché par un manque absolu de 
méthode. On a comparé des mots tamouls, des mots té- 
lougous, à des mots sanskrits, à des mots hébreux, à des 
mots choisis et pris dans toutes sortes de langues ; c'est 
le procédé habituel des personnes qui prétendent appa- 
renter les langues au moyen de l'étymologie. Ce n'est 
point le tamoul ou le télougou qu'il faut comparer au 
sanskrit ou à l'hébreu : il s'agit de restituer avant tout la 
langue commune dravidienne, et c'est de la comparaison 
de ce type général avec le type des autres familles lin- 
guistiques que pourrait se dégager la réponse favorable 
à une prétendue communauté d'origine. Répétons cepen- 
dant que ce qui est acquis d'ores et déjà paraît plus que 



110 LA LINGUISTIQUE. 

suffisant [joui appuyer la thèse d'une complète indépen- 
dance des langues dravidiennes. 

Bien avant que l'on ne connût le sanskrit, on s'occupait 
des langues dravidiennes. Elles avaient été découvertes 
de bonne heure par les navigateurs hollandais, danois, 
français et anglais. 

Ces derniers s'empressèrent de les apprendre, dans 
l'intérêt de leur commerce d'abord, puis dans un Tbut de 
propagande religieuse. 

Les missionnaires composèrent les premiers nombres 
de grammaires et de vocabulaires dont la plupart n'ont 
jamais vu le jour. 

J. Vinson a publié dans la Bévue de linguistique nom- 
bre d'articles sur les langues dravidiennes. L'important 
ouvrage de Caldwell (A comparative Grammar of the 
Dravidian or South Indian Family of Languages) est 
devenu à juste titre un livre en quelque sorte classique, 
bien qu'il sacrifie à la fallacieuse théorie du touranisme 
et à la théorie non moins fallacieuse d'une communauté 
originelle des langues. 

On trouve une carte des langues de l'Inde dans J. Béâ- 
mes, Outlines of Indian Philology, et dans R. N. Cust, 
A Sketch of the modem Languages of the East Indies. 

La grammaire dravidienne est d'une grande simpli- 
cité. Nous allons essayer d'exposer en quelques pages 
l'ensemble de ses éléments et de ses procédés, sans entrer 
dans des détails trop particuliers. 

La phonétique ne présente point de difficultés sérieu- 
ses ; son matériel est assez restreint. On ne compte dans 
les langues dravidiennes' littéraires que les voyelles a, e, 
i, o, u (« ou » français), tantôt brèves, tantôt longues, et 
les deux diphthongues ai (que dans certains cas l'on 
prononce eï) et au. Cette dernière, au moins, n'appar- 
tenait pas au type dravidien commun. Par la suite des 
temps ces voyelles se sont affaiblies, leur prononciation 



LES LANGUES DRAV1DIENNES. 117 

s'est atténuée, et il est résulté de ce fait un certain nom- 
bre de sons nouveaux, intermédiaires entre les diffé- 
rentes voyelles fondamentales ; ces différents sons se 
laissent parfaitement distinguer, mais dans l'écriture on 
ne les figure point. Sous ce rapport, le tamoul vulgaire 
diffère très sensiblement du tamoul littéraire, du tamoul 
écrit. 

Les consonnes, elles aussi, sont en petit nombre dans 
les idiomes dravidiens. On compte cinq groupes d'explo- 
sives fortes et faibles (gutturales, palatales, linguales, 
dentales, labiales), et chacun de ces groupes possède une 
nasale de son ordre, soit quatre sortes de n et une m. 
Ajoutons y, r, l, v, un r fort ou double, deux continues 
linguales et une seule sifflante, ç. 

Il existe également une nouvelle classe d'explosives 
particulières au tamoul et au télinga ; d'après R. Cald- 
well, leur prononciation serait celle de « tr, dr » ; pour 
J. Vinson, il ne s'agirait ici que« t » et de « d » 
mouillés au commencement même de leur émission. Ces 
deux auteurs entendent d'une façon différente un seul 
et même son ; cela prouve au moins qu'il est bien par- 
ticulier. J. Vinson rend ces consonnes par V, d\ 

L'aspiration est inconnue aux langues dravidiennes. 
Leur système de consonnes devait être autrefois bien 
plus simple encore qu'il ne l'est aujourd'hui. J. Vinson 
pense, par exemple, que les « tch » et « dj » que l'on y 
rencontre sont d'origine relativement récente. Ces con- 
sonnes d'ailleurs, tout comme les voyelles, ont été alté- 
rées dans la prononciation populaire. En tamoul et en 
malayâla les dentales ont aujourd'hui une tendance 
marquée vers le th anglais doux ; en télinga le « tch » et 
le « dj » deviennent parfois « ts » et dz ».. 

La prononciation de ces différents sons est d'ailleurs 
assez facile. Les seules consonnes qui puissent nous 
sembler un peu étranges sont les linguales, que l'on 



118 LA LINGUISTIQUE. 

appelle habituellement, mais à tort, consonnes céré- 
brales. L' l des finales anglaises en ble donne une idée 
approximative de ce que sont ces consonnes linguales. 
Les langues dravidiennes en connaissent cinq : un t, 
un d, un n, un j ou r, un l. On les transcrit dans l'al- 
phabet latin par les lettres t, d, etc., munies d'un point 
en dessous. Le sanskrit possède aussi des consonnes lin- 
guales, mais chez lui elles ne sont point organiques , 
elles paraissent constituer au contraire un caractère 
particulièrement distinctif des idiomes dravidiens. 

Quant aux lois phonétiques qui peuvent se dégager de 
la comparaison de ces différents idiomes et de leurs va- 
riétés dialectales, nous n'en signalerons qu'une seule, 
qui est également familière aux langues indo-européen- 
nes : le k du kanara correspond souvent à un tch en 
télinga, à un ç en tamoul ; ainsi le mot « oreille », qui 
est çévi dans cette dernière langue et tchévi en télinga, 
se prononce kévi en kanara, et telle devait être la forme 
primitive. 

Deux autres faits intéressants sont propres aux lan- 
gues dravidiennes. Au commencement des mots la con- 
sonne r est proscrite ; s'agit-il d'un mot emprunté à 
une langue étrangère et commençant par r, on fait pré- 
céder cette consonne d'une voyelle : ainsi le mot san- 
skrit râjâ est représenté en tamoul par irâyan ouirâçan. 
Le second fait est plus curieux. Aucun mot ne peut com- 
mencer par une explosive douce (b, d, etc.), et aucune 
explosive dure (p, t, etc.) ne peut se trouver seule, 
isolée, dans le corps même d'un mot ; le tamoul emprun- 
tant au sanskrit le mot gati, le rend donc par kadi 
en se conformant à cette double règle. Les lois phoné- 
tiques des idiomes dravidiens n'ont pas encore été suffi- 
samment étudiées pour que l'on puisse établir d'une 
façon définitive les principes qui président à la forma- 
tion des mots. On en sait cependant assez pour classer 



LES LANGUES UIUVID1LNNES. 119 

entre eux le tamoul, le télinga et leurs congénères et 
pour être fixé sur leur âge relatif. Les mots dravidiens 
paraissent se ramener à des racines dissyllabiques, et en 
comparant entre elles ces diverses racines, ces différents 
radicaux, on les ramène à leur tour à des éléments plus 
anciens. A vrai dire, cette étude n'est qu'ébauchée, elle 
est à peine commencée, mais on peut prévoir déjà que 
le monosyllabisme primitif des racines dravidiennes sera 
dûment établi par les travaux ultérieurs. 

La dérivation dans les langues dravidiennes est nette- 
ment agglutinante. Elle s'opère toujours par la suffixa- 
tion d'éléments nouveaux. Ainsi, à une racine compor- 
tant l'idée générale du mot, on ajoutera un élément 
chargé d'indiquer que l'action a lieu présentement, puis 
un élément comportant l'idée de négation, puis enfin 
un autre élément désignant la personne, et le résultat de 
cette agrégation, de cette agglomération sera un mot 
signifiant par exemple, « tu ne vois pas » et qui se dé- 
compose ainsi : « voir + présentement + non + tu ». Notons- 
le bien, le sens de chacun de ces éléments est toujours 
présent à l'esprit des Dravidiens : ils les traitent de la 
même façon que nous traitons, nous, nos pronoms, nos 
articles, nos prépositions. 

A la vérité, un grand nombre de ces mots formatifs 
ont été tellement altérés par la suite des âges, que leur 
figure primitive est devenue méconnaissable ; mais beau- 
coup d'entre eux sont encore en usage dans le langage 
courant, avec leur sens naturel de demeure, contact, 
voisinage, conséquence, etc., etc. Ajoutons que plusieurs 
de ces éléments dérivatifs changent de l'une des langues 
congénères à l'autre, ce qui prouve bien l'indépendance 
originelle de ces suffixes. 

Si l'on reconnaît sans peine combien les langues de 
cette espèce ont d'avantage sur les idiomes purement 
monosyllabiques, chez lesquels les racines ne se subor- 



120 LA LINGUISTIQUE. 

donnent que très-imparfaitement les unes aux autres 
(ainsi que nous l'avons vu dans notre troisième chapitre), 
d'autre part il est aisé de comprendre à quel point les 
idiomes à flexion leur sont supérieurs lorsqu'il s'agit de 
rendre de plus en plus précise l'expression de la pensée. 
Dans quelques idiomes agglutinants un certain vague 
est la conséquence de la multiplicité des formes. De là 
aussi des combinaisons propres à ces idiomes, et qui 
étonnent singulièrement nos esprits habitués à la sim- 
plicité relative des langues indo-européennes. Dans ces 
dernières langues, les éléments qui ont pour mission 
d'indiquer la personne, les relations personnelles (amar, 
il aime ; aJiaMVS, nous aimons) sont restreints au verbe, 
à la conjugaison ; de même, les éléments chargés d'in- 
diquer le sujet, l'objet, la place dans l'espace, sont res- 
treints au nom, à la déclinaison : filius, sujet ; filiuM, 
régime direct. Mais le procédé de l'agglutination per- 
mettait la formation de dérivés appartenant à d'autres 
catégories. En magyar, par exemple, le mot munka 
a ouvrage » et le suffixe personnel m forment le nom 
munkâm « mon ouvrage ». Dans" les langues dravidien- 
nes nous retrouvons ce procédé, mais ici, et pour parler 
des mots de cette espèce, le suffixe personnel apporte 
pour ainsi dire un sens attributif, une signification 
d'existence. En tamoul, par exemple, têvarîr formé de 
têvar ce dieu », pluriel honorifique, et de îr terminaison 
personnelle, signifie : « vous êtes dieu » et peut, du 
reste, en prenant le sens de « vous qui êtes dieu » se prê- 
ter aux procédés qui répondent à ce qu'on appelle la dé- 
clinaison. Voici un autre fait bien significatif et bien 
curieux (encore qu'on ne le retrouve plus que dans les 
textes anciens). Dans les vieux poèmes tamouls on ren- 
contre des formes telles que çârndâykku « à toi qui t'es 
approché » et qui se décompose ainsi : çdr « atteindre », 
s'approcher, arriver » ; n euphonique ; d, signe du passé ; 



LES LANGUES DRAVIDIENNES. 121 

dy « tu, toi », suffixe de la seconde personne ; k euphoni- 
que et ku « à ». Des formations de cette sorte sont tout à 
fait caractéristiques. 

Le toulou, une des langues dravidiennes les moins 
importantes, offre une particularité que nous ne devons 
pas négliger de mentionner. Le mot en tamoul, en té- 
linga, en kanara, en mahayâla peut donner naissance à 
un dérivé causatif par le fait de l'intercalation d'une 
syllabe particulière entre le radical et l'élément qui in- 
dique le temps. En tamoul, par exemple, de çeyvén « je 
ferai » l'on tire ceyvippên « je ferai faire ». En toulou 
le nombre de ces formes secondaires est bien autrement 
considérable : vialpuve « je fais », malpêve, fréquentatif 
(( je fais habituellement »; malpâve, causatif « je fais 
faire » ; maltruve, intensif « je fais vivement ». Par l'in- 
tercalation d'une nouvelle syllabe, d'un nouvel élément, 
chacune de ces formes peut devenir négative : malpd- 
vuji « je ne fais pas faire ». Ce phénomène se retrouve 
dans la langue turque, ainsi que nous le verrons en 
temps et heu. Les exemples de ce procédé y sont en 
nombre considérable, et l'on y dit en un seul mot : 
<( je fais aimer, je puis aimer, je m'aime, ils s'aiment 
l'un l'autre », et ainsi de suite. 

Les langues dravidiennes ne connaissent pas l'article, 
bien que l'on trouve parfois dans de vieux documents des 
exemples de pronoms démonstratifs employés avec le 
sens déterminatif. L'adjectif, toujours invariable, n'est 
pour l'ordinaire qu'un nom de qualité qui précède cons- 
tamment le nom auquel il sert d'épithète. 

La distinction des genres devait être primitivement in- 
connue en dravidien. De nos jours, même, elle ne s'ap- 
plique qu'aux êtres humains qui sont parvenus à l'âge 
de raison : les noms d'enfants sont neutres dans toutes les 
langues dravidiennes, et, dans la plupart d'entre elles, 
également, les noms de femmes le sont aussi au singulier. 



122 LA LINGUISTIQUE. 

Le système dravidien ne conçoit la notion de temps que 
sous trois hypothèses : celle du présent, celle du passé, 
celle d'un futur indéterminé et dont l'idée est très-vague; 
ce futur indique, par exemple ce qui est, était ou doit 
être fait d'habitude. Quant aux deux « voix » dont par- 
lent les grammairiens, l'une positive, l'autre négative, 
elles se réduisent à une seule et même forme primitive. 
La voix négative, en effet, n'est que le composé d'une 
négation, des éléments chargés d'indiquer la personne 
et du simple radical. 

Le vocabulaire dravidien indique un état de civilisa- 
tion assez peu avancé. Il n'y avait dans le pays dravi- 
dien, avant l'arrivée des populations hindoues, ni 
« dieu », ni « âme », ni « temple », ni « prêtre ». Il est 
vrai qu'il n'y avait pas davantage de « livre », d' « écri- 
ture », de « grammaire ». Le mot « volonté » fait égale- 
ment défaut. On ne savait pas compter jusqu'à mille ; 
la seule langue dravidienne qui possède un mot propre 
pour exprimer ce nombre, le télinga, l'a tiré de la 
racine ve « ardeur, multiplication ». Aucun idiome dra- 
vidien ne peut rendre dans leur sens abstrait nos verbes 
« avoir » et « être ». 

D'après cette esquisse, on peut juger suffisamment du 
caractère des langues dravidiennes. Ce sont des lan- 
gues agglutinantes arrêtées dans le développement de 
leurs formes à une période pour ainsi dire prématurée. 
L'invasion hindoue fut, selon toute vraisemblance, la 
cause de cet arrêt. 

Quoi qu'il en soit, il est aisé d'assigner aux langues qui 
représentent aujourd'hui le système dravidien leur place 
naturelle dans la série des idiomes agglutinants. Elles 
doivent être inscrites parmi les premières par ordre 
ascendant, c'est-à-dire parmi celles qui suivent immé- 
diatement le monosyllabisme, mais qui précèdent le turc, 
le magyar, le basque et les langues américaines. L'on n'y 



LES LANGUES DRAVIDIENNES. 123 

trouve aucune trace de flexion, et les altérations de 
voyelles qu'il est loisible de constater chez elles sont pu- 
rement phonétiques. Elles n'ont aucune importance en 
ce qui concerne le sens même des mots qui sont ainsi 
modifiés. 

Nous avons dit que le contact des langues hindoues 
avait été la cause probable de l'arrivée des Dravidiens 
à la vie historique. Tout indique en effet que les Aryens 
furent à la fois les conquérants des plaines et des forêts 
du Décan et les civilisations de leurs sauvages habitants. 
Des tribus errantes et misérables, indisciplinées, difficiles 
à aborder, peuplent encore quelques contrées à peine ex- 
plorées de cette riche et féconde région. S'il est à pré- 
sumer que les Dravidiens ont été civilisés par l'invasion 
hindoue, il est certain au moins qu'ils lui doivent leur 
écriture. 

Les langues dravidiennes littéraires sont transcrites 
pour l'ordinaire au moyen de trois alphabets différents. 
Le toulou emploie les mêmes caractères que le kanara. 
Ce dernier idiome et le télinga n'ont au fond qu'un seul 
et même système, et la forme de leurs lettres respectives 
ne présente que des différences minimes. Le premier des 
trois alphabets dont nous parlions est cet alphabet ka- 
naro-télinga. Le second est celui du tamoul. La forme 
carrée y prédomine et il ne possède que vingt-huit signes 
tandis que les autres reproduisent avec fidélité l'ordre et 
le nombre des lettres de l'alphabet propre au sanskrit. 
Aussi les brahmanes du pays tamoul se servent-ils, lors- 
qu'ils veulent écrire du sanskrit, d'un alphabet spécial 
appelé « grantha » ; cet alphabet est calqué sur l'écri- 
ture hindoue et présente un des deux types anciens d'où 
est sorti, par voie de réduction, le système graphique 
tamoul (qui, soit dit en passant, confond la forte et la 
faible de chaque paire d'explosives). Le troisième alpha- 
bet dravidien est celui du malayâla qui dérive du gran- 



124 LA LINGUISTIQUE. 

tha. Les anciennes inscriptions dravidiennes se ramè- 
nent à deux types d'écriture : l'une est spéciale au ta- 
moul ; l'autre qui sert au sanskrit et aux langues indi- 
gènes et se rapproche considérablement des vieilles for- 
mes de l'alphabet du sanskrit, serait le prototype de tous 
les alphabets du Décan. La première aurait été emprun- 
tée directement aux Sémites, selon Burnell. 

Des peuples qui ne possèdent point d'écriture peuvent- 
ils avoir une littérature au sens propre du mot ? En tout 
cas, il y a maint exemple de populations tout à fait 
illettrées chez lesquelles de longues compositions, toujours 
poétiques, se sont transmises de bouche en bouche à tra- 
vers nombre de générations, et l'on découvre partout des 
chants et des contes populaires qu'aucune plume, qu'au- 
cun outil n'ont fixés. En est-il de même chez les anciens 
Dravidiens ? Nous ne pouvons l'affirmer. La littérature 
des langues dravidiennes est pourtant assez riche ; mais 
tous les ouvrages dont elle se compose, jusqu'aux moin- 
dres fragments, sont postérieurs, et de beaucoup, aux 
premiers temps de l'influence aryenne. Au point de vue 
du nombre et de la valeur de ces compositions, le tamoul 
et le kanara l'emportent sur les autres idiomes dravi- 
diens, bien que le télinga offre aux érudits une curieuse 
mine à fouiller. La littérature tamoule est cependant la 
plus abondante, la plus féconde, la plus intéressante et 
en même temps la plus ancienne. Le tamoul littéraire 
diffère beaucoup plus du tamoul vulgaire que ne diffèrent 
les autres idiomes dravidiens littéraires du kanara, du 
télinga et du toulou employés dans la conversation 
usuelle. D'ailleurs la littérature tamoule n'est pas tou- 
jours un simple reflet de la littérature sanskrite, et elle 
possède aussi son originalité. Le tamoul a eu la bonne 
fortune d'être pendant longtemps la langue des sectaires 
çivaïstes et celle d'hérétiques djâinistes et bouddhistes 
qui ont beaucoup écrit. Leurs livres sont les chefs-d'œu- , 



LES T.ANGTÎES DUR AI.O-AI.TAIQUES. 125 

VTe de la poésie tamoule ancienne. Il faut ajouter que 
dans les langues dravidit unes les vieux monuments, ou 
ceux qui possèdent quelque valeur, sont toujours en vers. 
La poésie tamoule est plus pure comme langage, plus 
correcte que la prose, et proscrit avec bien plus de soin 
l'emploi de mots étrangers ; on constate tout le contraire 
dans les vers du télinga, du kanara, du malayâla, où 
abondent les mots tirés des dialectes hindous. Le voca- 
bulaire tamoul, d'ailleurs, est fort riche et possède un 
grand nombre de synonymes. 

La littérature dravidienne est particulièrement origi- 
nale dans les poèmes moraux, dans les recueils de sen- 
tences et d'aphorismes, qui constituent les plus anciens 
monuments de la poésie tamoule. Elle a produit égale- 
ment de longs poèmes épiques, remarquables par l'exa- 
gération et la minutie des détails, et dont la lecture nous 
semble en général peu attrayante. 

Il faut attribuer à une époque plus récente de nom- 
breux chants lyriques pleins d'emphase, des hymnes 
religieux pleins de monotonie et des récits licencieux. 
C'est à une époque moins ancienne encore qu'appartien- 
nent des écrits scientifiques presque exclusivement con- 
sacrés à l'art médical. 

Certains auteurs ont rattaché aux langues dravidien- 
nes le brahoui, parlé au nord-ouest de l'Inde, par delà 
l'Indus, aux environs de Kélat, dans le Béloutchistan. 
Cette opinion a été contestée. En fait, on ne peut encore 
se prononcer sur cette question. Cadwell se refuse à voir 
dans cet idiome une langue dravidienne. En tout cas, 
le brahoui est surchargé de mots hindous et arabes. 

§14. Les langues ouralo-altaïques. 

Disons tout d'abord qu'on s'accorde généralement à 
diviser en cinq groupes principaux les langues ouralo- 



12fi LA LINGUISTIQUE. 

ultaïques : le groupe samoyède, le groupe finnois, le 
groupe turc ou tatar, le groupe mongol, le groupe ton- 
gouse. 

Nous leur devons une place importante dans cet écrit. 
Plusieurs d'entre elles ont ou ont eu une valeur litté- 
raire réelle ; toutes sont pleines d'intérêt en ce qui con- 
cerne la linguistique proprement dite. On a souvent cité 
telle ou telle langue de la famille ouralo-altaïque 
(notamment le turc ou le magyar), lorsqu'il s'agissait 
d'exposer les procédés de l'agglutination. Elle se pré- 
tend, en effet, on ne peut mieux à cette démonstration. 

En premier lieu, nous nous proposons de passer en 
revue les cinq groupes énumérés ci-dessus et les princi- 
paux idiomes qui les constituent ; nous traiterons ensuite 
d'un phénomène d'euphonie qui a une valeur considé- 
rable dans cette famille linguistique et auquel on a 
donné le nom d'harmonie vocalique. 

Mais avant tout nous, devons noter ce fait important : 
bien que rangées sous un seul et même titre, les diffé- 
rentes langues ouralo-altaïques offrent entre elles des 
diversités considérables, non-seulement en ce qui con- 
cerne leur vocabulaire, mais encore en ce qui regarde 
leur structure. 

Après avoir parlé du phénomène de l'harmonie voca- 
lique, nous reviendrons sur cette question de la parenté 
des cinq groupes ouralo-altaïques, mais dès à présent 
nous n'hésitons pas à les classer, comme on le fait d'ha- 
bitude, à côté les uns des autres et sous une même ru- 
brique. Tous ces idiomes en effet connaissent plus ou 
moins les procédés qui consistent a suffixer aux noms 
un pronom possessif, à joindre un régime direct au mot 
comportant la notion verbale, et leurs concordances 
lexiques sont souvent remarquables. 

Cela dit, nous entrons de suite en matière. 



LES LANGUES OURALO-ALTAIQÛES. 127 

I. Le groupe samoyède. 

Il s'étend en Europe sur la partie orientale de la côte 
russe de l'océan Glacial (c'est-à-dire à l'est de la mer 
Blanche), et en Asie sur la partie occidentale de la côte 
sibérienne. 

On ne porte pas au nombre de plus de vingt mille les 
dialectes principaux qui se subdvisent presque tous en 
squs-dialectes. 

Le yourak est parlé dans la Russie européenne et dans 
le nord-ouest de la Sibérie, ju?que vers le fleuve Iénisséi. 

Le samoyède iénisséin occupe la région du bas Iénisséi. 

Le tavghi est parlé plus à l'est, jusqu'à l'embouchure 
du Chatanga. 

Plus au sud-ouest, et sur le cours moyen de l'Ob, on 
trouve le samoyède ostiaque, vers les rivières Tym et 
Tchulym. 

Enfin le kamassin est la langue d'un petit nombre d'ha- 
bitants de la Sibérie méridionale. 

Le Finnois Castrén, l'un des fondateurs de la linguisti- 
que ouralo-altaïque, a écrit un travail étendu et méthodi- 
que sur les dialectes samoyèdes où il les compare conti- 
nuellement entre eux (1). Dans sa pensée le samoyède 
se rapproche du finnois bien plus que d'aucun autre 
groupe ouralo-altaïque, et cela sous le rapport de la for- 
mation des mots comme sous le rapport du matériel 
même de la langue. 

Le système des voyelles est plus compliqué dans les 
idiomes samoyèdes ; celui des consonnes est au contraire 
assez développé : on en compte plus d'une trentaine, 
parmi lesquelles le t mouillé, le d mouillé, l mouillé, s et 
z également mouillés. 

(1) Grammalik der somoiedischen sprachon. (Publ. par M. Ant. 
Schicfner). Pétersbourg, 1854. 



128 LA LINGUISTIQUE. 

Nous parlerons un peu plus loin des principes de l'har- 
monie vocalique, qui consiste dans l'assimilation de la 
voyelle des éléments secondaires du mot à la voyelle de 
la syllabe principale. Ce principe est loin d'être observé 
également dans tous les dialectes samoyèdes ; ce n'est 
que dans le dialecte kamassin qu'on le voit bien déve- 
loppé. Dans ce dialecte en effet les voyelles dites fortes 
(a, u, o) ne peuvent se rencontrer avec les voyelles dites 
faibles (à, ù, ô), tandis que les voyelles dites neutres (?', 
c) se prêtent parfaitement au voisinage des fortes et des 
faibles. 

Comme dans les autres langues ouralo-altaïques la no- 
tion de la déclinaison est rendue en samoyède par l'ag- 
glutination à la racine principale des racines secondaires 
indiquant telle ou telle idée de rapport, de relation. Le 
suffixe n, par exemple, indiquant l'idée du génitif, on dit 
en samoyède ostiaque loga « le renard », kule « le cor- 
beau » et logan « du renard » kulen « du corbeau ». Si 
au thème vient s'ajouter l'élément la indiquant le pluriel, 
on dit logola « les renards », kulela « les corbeaux » et 
logalan « des renards », kulelan « des corbeaux ». Toiit 
ce mécanisme est des plus simples. 



II. Le groupe finnois. 

Ce groupe est d'un intérêt bien plus considérable que 
le précédent, et aucun autre ne joue un rôle aussi im- 
portant dans l'étude des langues ouralo-altaïques. On lui 
donne le nom d' « ougrien », de « finno-ougrien » ou 
d' « ougro-finnois ». 

Quant aux langues dont il se compose, elles ne sont 
pas encore distinguées l'une de l'autre d'une façon bien 
définitive. Donner voit ici deux sous-groupes. La branche 



LES LANGUES OUP.ALO-ALTAIQUES. k'D 

ougrienne comprendrait trois rameaux secondaires : l'os- 
tiaque, le vogoul, le magyar. La branche finnoise com- 
prendrait deux rameaux secondaires : le rameau per- 
mien, se subdivisant, d'une part, en votiaque ; de l'autre, 
en zyriène et en permien, puis le rameau volga-baltique. 
Ce dernier rameau se subdiviserait lui -aussi : première- 
ment, en variété du volga, comprenant le tchérémisse et 
l û mordvin ; secondement, en variété du finnois occiden- 
tal, comprenant tout le reste de la sous-famille, soit le 
lapon, le live, le vepse, l'esthonien, le vote, et enfin le 
suomi ou finnois proprement dit (Die gegenseitige ver- 
wandtschaft der finnisch-ugrischen sprachen ; Helsing- 
fors, 1879). 

Le suomi occupe la plus grande partie de la Finlande, 
mais il ne s'étend pas sur toute la côte du golfe de Both- 
nie qui longe, un peu vers le nord, une bande de terri- 
toire où l'on parle suédois, — à Vasa, par exemple ; — 
au sud, le suomi n'atteint que sur des points peu impor- 
tants le golfe de Finlande, dont la côte septentrionale — 
Helsingfors et ses alentours — est également occupée 
par des Suédois. On trouve encore un certain nombre de 
Finnois aux environs de Saint-Pétersbourg. 

Au suomi l'on rattache le karélien, qui s'étend au nord 
jusqu'au territoire lapon, au sud jusqu'au golfe de Fin- 
lande et au lac Ladoga, à l'est jusqu'à la mer Blanche et 
aux bords du lac Onega, — et le tchoude, parlé sur un 
territoire très morcelé, au sud de ce dernier lac : le vepse 
est le tchoude du nord, le vote est le tchoude du sud. 

Vesthonien, ou mieux l'eshte ou este, est beaucoup 
moins répandu que le suomi et les idiomes qui lui sont 
apparentés. Il est parlé par huit cent mille individus en- 
viron et occupe la plus grande partie de la côte méridio- 
nale du golfe de Finlande (Réval, Vésenbourg) ainsi que 
la moitié septentrionale de laLivonie (Dorpat). On distin- 
gue deux dialectes esthoniens, celui de Béval et celui 



LINGUISTIQUE, 



° 



130 LA LINGUISTIQUE. 

de Dorpat, se subdivisant à leur tour en plusieurs sous- 
dialectes, mais ne s'étant jamais prêtés à une langue lit- 
téraire commune. On essaya, mais en vain, vers la fin 
du dix-septième siècle, de constituer un esthonien litté- 
raire ; cette entreprise échoua complètement, comme elle 
devait échouer (1). La littérature de l'esthonien le cède de 
beaucoup à celle du suomi. 

La langue Vive n'occupe guère plus que la pointe nord- 
occidentale de la Courlande, quelques lieues carrées à 
peine. Du côté de la terre elle est de plus en plus pressée 
par un idiome indo-européen du groupe lithuanien, le 
lette. 

Disons quelques mots ici de la grammaire du suomi (2), 
puis de la grammaire esthonienne. 

Le système des consonnes du suomi est très simple. 
Outre les explosives k, t, p, H possède les liquides r, l, les 
nasales m, n, et une troisième nasale assez semblable à 
celle de l'allemand « lang », puis s, h, v, y, (que l'on écrit 
;'). Il ne connaît ni les explosives aspirées, ni « f ». Les 
explosives faibles g, d, b, s'y rencontrent, mais on les 
donne comme étrangères au fond même de la langue ; 
elles remplaceraient des fc, t, p plus anciens. 

Le suomi semble aimer l'hiatus, la rencontre de pïu- 
seurs voyelles. Toutes les voyelles peuvent finir les mots, 
sauf, en principe, la voyelle e. Il n'en est pas de même 
de toutes les consonnes. Très souvent c'est la consonne n 
que l'on rencontre à la fin des mots. 

Nulle part, le principe de l'harmonie vocalique 'dont 
nous aurons à parler ci-dessous avec plus de détails) 
n'est plus frappant qu'en suomi. La syllabe radicale du 
mot contient-elle une voyelle forte, les voyelles des suf- 



(1) Wiedeman. Grammatik der eshtnischen sprache. Péters- 
bourg, 1875. ... 

(2) Keli.gren. Die grundzùge. der [inniscnen sprache mit rùck- 
sicht auf den ural-altaischen sprachtstamme. Berlin, 1847. 



LES LANGUES ODRALO-ALTAIQUES. 1.11 

fixes doivent également être fortes ; contient-elle une 
voyelle faible, les voyelles des suffixes doivent être fni- 
bles ; contient-elle une voyelle neutre, moyenne, les 
voyelles des suffixes doivent être faibles. 

Notons qu'en suomi la formation des mots n'a jamais 
lieu par des préfixes, c'est-à-dire que la racine occupe 
toujours la première place et que les éléments qui la 
dérivent sont agglutinés à la suite de cette même racine, 
et non devant elle. D'autre part, de même qu'en magyar, 
c'est sur la racine, c'est-à-dire sur la première syllabe du 
mot, qu'est placé l'accent principal. 

En somme le suomi est une langue très euphonique. Il 
assimile volontiers les consonnes, notamment celles qui 
terminent la racine et celles qui commencent les éléments 
dérivatifs, les suffixes. A vrai dire, cette assimilation 
n'est pas constante, mais lorsqu'il l'évite il recourt, pour 
échapper au heurt de deux consonnes d'ordre différent, 
;'i un autre procédé. Ce dernier consiste à introduire dans 
la pi'ononciation fsinon l'écriture) une voyelle très brève 
entre les deux consonnes en question. Ainsi pitkà « long » 
se prononce pitikâ. 

I es relations diverses que les langues à flexion ex- 
priment en principe par leur cas sont rendues en suomi, 
comme dans les autres idiomes altaïques, par l'aggluti- 
nation de différents suffixes à la forme radicale du mot. 
Pour exprimer par exemple l'idée du génitif, on emploie 
l«î suffixe n : karhu « l'ours », karhun « de l'ours ». Le 
suffixe chargé d'exprimer le pluriel est t lorsque le mot 
est sujet de la phrase ; dans les autres circonstances, 
c'est i qui se place entre le radical et le suffixe indiquant 
la relation. Ainsi le thème lapse « enfant » donna nais- 
sance aux formes suivantes : lapsen « de l'enfant », lapsei 
(( les enfants », lapsein « des enfants ». 

Le suomi annexe les pronoms personnels ou nom 
substantif lorsqu'il s'agit de dire à quelle personne se 



132 LA LINGUISTIQUE, 

^apporte pe nom. Pour la première personne te pronom 
ainsi suffixe est ni au singulier, mme au pluriel ; pour la 
seconde personne c'est si au singulier, une au pluriel ;, 
pour la troisième c'est nsa (ou nsd d'après les principes 
d'euphonie) pour le pluriel comme pour le singulier. 
C'est ainsi que de tapa « coutume » on forme tapani 
« ma coutume », lapamme « nos coutumes », tapansa 
<c sa coutume » ou « leurs coutumes ». 

C'est également par une série de suffixes que le suomi 
forme ce que l'on nomme son verbe. La racine toujours 
invariable se place au commencement du mot, puis vien- 
nent les suffixes indiquant que ce mot est causatif, dimi- 
nutif, fréquentatif, puis les suffixes indiquant le mode, 
puis les suffixes indiquant la personne, le sujet de l'ac- 
tion. 

Le système fies consonnes de l'esthonien n'offre rien de 
particulier si ce n'est que les /, d, n, r, /, s, z, sont mouil- 
lés en certaines circonstances. C'est ce que l'on indique 
dans lécriture au moyen d'un signe-minute adjoint au 
caractère : d\ n\ et ainsi de suite. Le dialecte de Dorpat 
prononce les g, les d, les b plus énergiquement que ne le 
fait l'autre dialecte ; il les change parfois en leurs cor- 
respondantes fortes, k, t, p. Parmi les neuf voyelles es- 
thoniennes on trouve ii (« u » français) et un son spécial 
assez rapproché de o et de e. Tantôt ces voyelles sont 
longues, tantôt elles sont brèves ; souvent elles forment 
diphtongues. 

En parlant des dialectes samoyèdes et du suomi, nous 
avons dit quelques mots de l'harmonie vocalique, à la- 
quelle nous consacrerons d'ailleurs, ci-dessous, un para- 
graphe spécial. Le phénomène de l'harmonie vocalique, 
de l'analogie qui doit se rencontrer entre la voyelle des 
éléments dérivatifs et la voyelle de la syllabe radicale, 
est loin d'être généralisé en esthonien. Il ne se présente 
réellement que dans la partie orientale du dialecte de 



LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 133 

Dorpat, mais on en trouve cependant des traces évidentes 
dans l.i partie occidentale du même dialecte ainsi qu'à 
l'ouest et au sud du dialecte de Réval. 

L'accent principal en esthonien tombe sur la première 
syllabe ; cette syllabe est en réalité la syllabe radicale. 

Le procédé de formation des mots auquel on donne 
abusivement le nom de déclinaison se prête ici, comme 
dans les autres langues agglutinantes, à une foule de 
soi-disant cas. Le nombre de ces derniers n'est limité 
(pie par le nombre même des postpositions que l'on peut 
joindre au mot. En esthonien on en compte tantôt une 
dizaine, tantôt une vingtaine. Cette hésitation des gram- 
mairiens suffit à démontrer combien ces prétendus cas 
diffèrent des cas réels de la déclinaison des langues indo- 
européennes ou de celle de l'arabe littéral. 

De ce que l'on appelle la conjugaison nous ne dirons 
d'autre part qu'une seule chose, c'est qu'elle est tout à 
l'ait analogue à celle du suomi. 

Le lapon occupe l'extrême nord-ouest de la Russie (au 
nord du karélien) et quelques régions du nord de la Suède 
et de la Norvège. On y reconnaît quatre dialectes. Nous 
ne dirons rien de particulier de sa grammaire qui con- 
corde d'une façon très nette avec celle du suomi et celle 
de l'esthonien, dont nous venons de nous occuper. 

Les idiomes finnois du Volga se divisent en deux bran- 
ches : le tchérémisse et le mordvin. 

Le tchérémisse est parlé par deux cent mille individus 
environ, sur la rive gauche du Volga. Le territoire qu'il 
occupe est assez rapproché de Kazan à l'ouest, de Nijni 
Novgorod à l'est, mais cependant il n'est point contigu à 
ces deux villes. On reconnaît dans le tchérémisse deux 
dialectes : un dialecte de la plaine, un dialecte de la 
montagne. 

Le mordvin est parlé dans un certain nombre d'îlots 
peu considérables, par près de sept cenl mille individus. 






134 



LA LINGUISTIQUE. 



On le rencontre à l'est et à l'ouest du Volga, à la hauteur 
de Simbirsk, de Stavropol, de Samara et même un peu 
plus au sud. Il se divise en deux dialectes, l'erza et le 
inokchà. 

Entre le mordvin et le tchérémisse, se trouve placé le 
tchouvache, idiome ouralo-altaïque lui aussi, mais qui 
appartient au groupe turc ou tatar, non point au groupe 
finnois qui nous occupe actuellement. 

Le pcrmien, parlé par environ soixante mille individus, 
le zyriène par quatre-vingt mille (ou peut-être davantage), 
le votiaque par plus de deux cent mille, se rencontrent 
plus ni nord. Le votiaque occupe un territoire relative- 
ment assez compacte, au nord-est du tchérémisse, au sud 
de Glasov. Le permien s'étend au nord du votiaque, à 
l'ouest de la rivière Kama, à la hauteur de Solikamsk. 
Le zyriène, plus au nord que ses deux congénères, occupe 
un territoire beaucoup plus vaste, et, confinant du côté 
est au vogoul dont nous parlerons tout à l'heure, il at- 
teint au nord la limite du samoyède. 

On donne le nom de rameau « ougrien » au vogoul, 
a l'ostiaque et au magyar. 

Le vogoul est parlé par environ sept mille individus, 
Vostiaque par une vingtaine de mille. Le premier s'étend 
à l'est du zyriène, sur des régions très peu peuplées ; le 
second, plus à l'est encore, occupe sur une grande lon- 
gueur les rive de l'Ob et confine à la limite méridionale 
du samoyède. Le vogoul comprend au moins deux dialec- 
tes ; quant à l'ostiaque, il varie a [rkutsk, à Surgut, à 
Obdorsk. 

Nous devons nous arrêter sur le magyar avec plus d'at- 
tention. La position géographique, les relations politiques 
des cinq millions d'individus qui parlent cette langue, sa 
littérature, assez remarquable, lui donnent une place 
spéciale parmi tous les autres idiomes du groupe fin- 
nois. 



LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 135 

Le magyar ou hongrois s'étend sur deux régions d'iné- 
gale grandeur et séparées l'une de l'autre par un espace 
d'environ quarante-cinq à cinquante lieues. 

Le groupe principal, celui de l'ouest, présente la forme 
d'un pentagone irrégulier aux angles duquel se trouvent 
placées les villes de Presbourg (en magyar Pozsony, où 
confinent l'allemand à l'ouest et au sud, le slovaque au 
nord, le magyar à l'est) ; Unghvar, de langue slovaque ; 
Nagy Banya, de langue magyare ; Novi Sad (en alle- 
mand Neusatz, sur la limite du magyar et du serbe de 
si unie) ; Unt. Limbach, de langue magyare (un peu au 
nord de Varasdin, en Croatie). La plus grande hauteur de 
ce pentagone est d'environ quatre-vingts lieues, sa plus 
grande largeur de cent et quelques lieues. Il ne forme 
pas d'ailleurs un territoire compact ; il renferme un 
certain nombre d'enclaves de langue slovaque au nord, 
de langue serbe au sud, de langue allemande à l'ouest 
et au sud. 

Le groupe magyar oriental est plus homogène ; six 
fois moins étendu, approximativement, que le groupe 
de l'ouest, il se trouve (avec deux îlots de langue alle- 
mande accolés à sa frontière occidentale, Mediasch, 
Kronstadt) situé juste au milieu de la région de langue 
roumaine. Ce second territoire magyar, dont les princi- 
pales localités sont peu considérables (Maros-Vasarhely, 
Udvarhely), forme l'extrême sud-est du royaume de 
Hongrie. 

On a cherché à expliquer de diverses façons, mais tou- 
jours sans succès, le mot de « magyar ». Celui de « hon- 
grois » nous paraît tout aussi obscur. Rappelle-t-il l'ori- 
gine des Magyars, c'est ce que nous ne pouvons décider. 
La question, d'ailleurs, n'a qu'une importance secon- 
daire (1). 

^1) Sayous. Les origines de l'époque païenne de l'histoire des 



136 LA LINGUISTIQUE. 

On suppose, avec assez de vraisemblance, que l'inva- 
sion d'Attila ne fut qu'une première incursion des peuples 
proches parents des Magyars actuels. Quoi qu'il en soit, 
ceux-ci sont absolument isolés aujourd'hui des autres 
populations de langue finnoise et se trouvent enveloppés 
de tous côtés par l'allemand, le roumain et différents 
idiomes slaves ; il est hors de doute que dans un petit 
nombre de siècles leur propre langue aura vécu, en dépit 
des privilèges que les conditions politiques lui auront 
octroyés à profusion. Elle ne disparaîtra pas d'ailleurs 
sans laisser une histoire honorable. Son monument le 
plus ancien est de la fin du douzième siècle. Entre autres 
écrits du quinzième siècle, on possède une version de la 
Bible, et parmi ceux du seizième, une légende de sainte 
Marguerite. Nous n'avons pas à nous étendre ici sur 
l'histoire littéraire du magyar ; les productions de cette 
langue restent malheureusement lettre close pour la 
plupart des érudits et des lettrés étrangers. Cela est par- 
ticulièrement regrettable à notre point de vue. Nombre 
de bons écrits grammaticaux sur les langues ouralo- 
altaïques sont rédigés en magyar et sont condamnés par 
là même à ne se répandre que très lentement. Les sa- 
vants hongrois sont habitués, aujourd'hui encore, à ma- 
nier assez bien la langue latine ; que ne l'emploient-ils 
pour nous faire connaître leurs propres travaux ? 

On compte un certain nombre de dialectes magyars, les 
uns appartenant à la basse Hongrie (dialectes de De- 
breezin, de Szegedin, etc.) et ceux de la haute Hongrie. 
Toutefois, leurs différences sont relativement minimes, 
et l'on peut dire que la langue magyare n'a pas varié 
d'une façon considérable depuis l'époque de ses plus 
anciens documents historiques. Elle a été influencée tour 



Hongrois-, Paris, 1847, Riedl. Magyarisehe grammatik. Vienne, 
isr.s. Introduction . CAsmÉN. Ucber di<- ursilzc des (innischen 
oolkes. Helsingfors, 1849. 



LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 137 

à tour, il est vrai, par Le turc, par les idiomes slaves] par 
l'allemand, par d'autres langues encore, mais son fond 
es1 resté essentiellement le même. 

Depuis que le royaume de Hongrie a repris une im- 
portance toute nouvelle, aux dépens des provinces serbes 
et roumaines de la monarchie austro-hongroise, le ma- 
gyar a gagné également une nouvelle importance, au 
moins à ce point de vue. Mais ses productions ont été trop 
souvent pensées en allemand, et elles se ressentent pro- 
fondément de l'éducation étrangère de leurs auteurs. 

Jetons sur la phonétique et la structure de cette langue 
un rapide coup d'œil. 

Le matériel phonique du magyar est peu compliqué : 
sept voyelles brèves, a, e (plus ou moins ouvert), i, o, u, 
(« ou » français), ô (« eu » de « feu »), il (« u » français, 
« ù » allemand) et leurs sept correspondantes longues ; 
ers dernières sont marquées dans l'écriture par la super- 
position d'un accent incliné à droite : ri, é, ô, û, etc. Les 
consonnes ne sont pas fort nombreuses, mais quelques- 
unes d'entre elles, ty et gy, n'ont point de correspondante 
française. Il serait plus simple, sans doute, de les ren- 
dre par un signe unique (par exemple c' et y). A coup 
sûr la transcription est détestable, lorsqu'il s'agit des sz, 
z& et s magyar. En effet, sz a le son de notre « s » dans 
<( sœur, sa, son » ; zs celui du z croate et tchèque, c'est- 
à-dire « j » français ; s celui du s croate et tchèque, soit 
le « ch » français de « chercher ». Il serait malheureuse- 
ment inutile, à l'heure actuelle, de tenter la réforme de 
ce système défectueux. Les Slaves ont compris, depuis 
longtemps, l'importance d'une modification de cette es- 
pèce et l'ont réalisée en très giande partie (1) ; mais il y 



(1) Picot. Tableau phonétique des principales langues usuel- 
les. Revue de linguistique, t. VI, p. 363. Paris, 1874. Dans ce 
tableau, le magyar < - l le ture représentent les langues auralo- 
altàïques. 



138 



LA LINGUISTIQUE. 



a peu d'espoir que les magyars accèdent à une réforme 
semblable. 

De même qu'en suomi, la racine, dans le mot magyar, 
occupe la première place ; il est rare qu'elle se trouve 
précédée d'un préfixe. Le mot magyar, en principe, est 
donc formé sur ce type dont nous avons parlé ci-dessus : 
R + R ou R +r + r, etc., c'est-à-dire racine + suffixe, ou 
racine + suffixe + suffixe, et ainsi de suite. La forme pré- 
fixe + racine ou préfixe + racine + suffixe est relativement 
rare. Elle serait due à l'influence des langues indo-euro- 
péennes, et l'histoire elle-même de l'idiome magyar en- 
seigne qu'elle est récente. 

Le magyar est soumis à des lois d'harmonie vocalique. 
C'est là un sujet particulier sur lequel nous ne devons 
pas nous arrêter ici et que nous examinerons d'ensemble 
après avoir parlé de toutes les langues ouralo-altaïques. 
Rappelons simplement que l'harmonie vocalique consiste 
en ce fait, que les voyelles des éléments suffixes à la ra- 
cine s'assimilent à la voyelle de cette racine. 

Tout comme en finnois, l'accent se pose en magyar sur 
la syllabe radicale, qui est placée, ainsi que nous l'avons 
dit, en tête du mot. La racine est-elle précédée d'un pré- 
fixe (nous avons dit également que cette hypothèse était 
fort rare), c'est sur ce préfixe que tombe l'accent. En 
d'autres ternies, l'accent pèse sur la syllabe initiale, 
sur la première syllabe du mot. 

La formation des mots, c'est-à-dire la dérivation de la 
racine, est des plus simples. Le pluriel est indiqué par un 
élément agglutiné : hdz-hak « les maisons », atyâ-k « les 
pères ». Quant aux éléments indiquant la. notion de cas, 
ils ne viennent se juxtaposer qu'après ce signe du plu- 
riel. Au singulier, par exemple, l'on dit atxja « pater » et 
atxjat « patrem », au pluriel atydk et atyâkat, le premier 
rendant le nominatif latin, le second rendant l'accusatif. 

Un article s'est formé dans la langue magyare. C'est az 



LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 139 

devant les voyelles, a devant les consonnes : az ember 
" L'homme ». 

La dérivation verbale du magyar est assez riche : c'est 
une suite d'éléments agrégés les uns aux autres. Elle in- 
corpore (ainsi que cela se passe dans toutes les langues 
du groupe finnois) le pronom de la troisième personne 
lorsqu'il est régime direct : 

r<ir « il attend », forme simple au singulier ; 

vârja « il l'attend », forme objective au singulier ; 

vârjâk « ils l'attendent », forme objective au pluriel. 

I);ins ces différents exemples, l'élément ja indique le 
pronom régime « lui », et k est le signe du pluriel. 

El non seulement le magyar peut incorporer le pro- 
nom régime de la troisième personne, mais il peut in- 
corporer également celui de la deuxième. Cela n'a lieu, 
il est vrai, que dans l'hypothèse où le sujet est à la pre- 
mière personne du singulier. A côté de vdrok « j'at- 
tends », il dit vdrlak « je t'attends ». Cette faculté d'in- 
corporer le régime de la seconde personne est un fait à 
relever soigneusement. Nous verrons plus loin que le 
basque fait encore mieux sous ce rapport que les lan- 
gues ouralo-altaïques et qu'il incorpore non seulement le 
régime direct (comme dans « je le donne »), mais encore 
le régime indirect (comme dans « je te le donne »). 

Tous les idiomes que nous venons de passer rapide- 
ment en revue, sont incontestablement parents les uns 
des autres et se rattachent à une souche commune. On 
a commencé à appliquer à leur étude la méthode com- 
parative, mais ce travail est des plus délicats. Il s'agit ici 
d'idiomes séparés les mis des autres depuis de longs siè- 
cles et qui ont subi l'influence presque continuelle des 
langues indo-européennes, dont 1 organisation est supé- 
rieure à la leur propre. 

La comparaison des diverses langues finnoises révèle 
des variations phonétiques curieuses, mais elle ne mon- 



140 LA LINGUISTIQUE. 

Ire, on somme, rien de bien nouveau. Citons quelques 
exemples. Le mot « main » se dit kdte en suomi, kdzi en 
vepse, tchàsi en vote, kdsi en esthonien, lidiz en 
live, giet et kdt en lapon, ki en zyriène, en permien et en 
votiaque, ked en mordvin, ket en tchérémisse, kêi OU kôt 
en ostiaque, katen vogoul ; «poisson » est kala en suomi, 
guolle en lapon, kal en mordvin, 7/ m £ en vogoul, liai en 
nu-.gyar. 

En général, il semble que le magyar a réduit et abrégé 
les mots primitifs, tandis que le suomi montre, au con- 
traire, une tendance très accusée à multiplier les voyel- 
les. La comparaison de l'ancien et du nouveau magyar 
révèle des faits analogues et nous montre que cette lan- 
gue a subi dans son propre sein des permutations qui 
sont aujourd'hui normales entre elle-même et ses con- 
génères. 

F. Budenz compte dans l'ensemble des langues ougrien- 
nes neuf voyelles et trente-trois consonnes, parmi les- 
quelles le « j » français, les deux « ch » allemands, les 
semi-linguales' de l'ostiaque, le d faible et sifflant du 
lapon et les consonnes mouillées. Aucun des dialectes de 
cette famille n'a de système graphique véritablement ori- 
ginal. 

Les idiomes finnois ne connaissent réellement pas la 
distinction des genres, mais ils possèdent les trois nom- 
bres. Le duel et le pluriel sont indiqués par des suffixes 
différents. 

Ainsi que nous l'avons dit, l'article n'est employé d'une 
façon conforme à nos habitudes qu'en magyar : az de- 
vant les voyelles, a devant les consonnes. Le mordvin, 
toutefois, sait déterminer les noms, comme le fait la 
langue basque, en leur postposant le prénom démonstra- 
tif de la troisième personne. Le zyriène et le votiaque ont 
quelque chose d'analogue, et F. Bûdenz retrouve égale 
ment des traces de ce procédé dans d'autres langues de 



LES LANGUES OURALQ-ALTAIQUES. Ml 

la même famille. En magyar, en effet, l'affixe de fa troi- 
sième personne, a ou e « son », est un élément dérivatif 
très commun : Pest vârosa « la ville de Pesth », mot à 
mot « Pesth sa ville ». 

Il est bon de le répéter, de même que dans toutes les 
langues agglutinantes, il n'y a point ici de véritable décli- 
naison. On se sert de postpositions, de particules, dont 
le sens est celui de nos prépositions, et que l'on place à la 
fin des mots ; dans l'écriture on a pris l'habitude de ne 
point les en séparer. Les augmentatifs, les diminutifs, les 
superlatifs sont formés de la même façon. Les suffixes 
qui correspondent aux cas de nos langues indo-européen- 
nes anciennes, se placent toujours les derniers, par la 
raison bien simple qu'ils n'affectent pas le sens intime 
du mot, mais qu'ils indiquent seulement sa manière 
d'être (à, dans, avec, de) vis-à-vis des autres termes de la 
proposition. Le nombre de ces suffixes est considérable, 
aussi les auteurs qui s'avisent de rédiger des grammai- 
res de langues agglutinantes à la façon des grammaires 
du grec et du latin, ont-ils imaginé de leur donner une 
quantité de prétendus cas, pour lesquels ils ont inventé 
les noms en « if » les plus baroques. Il eût mieux valu 
parler simplement de suffixes ou de postpositions. 

Nous avons traité également de la remarquable faculté 
d'incorporer dans le nom le pronom qui lui sert de ré- 
gime direct : « je le vois, je le prie », et nous avons dit 
qu'en un certain cas le magyar pouvait incorporer le 
pronom de la seconde personne, « je te vois, je te prie ». 
Le vogoul fait de même, quel que soit le sujet : « je te 
vois, il te voit » ; le mordvin, enfin, incorpore même le 
régime de la première personne et dit en un seul mot 
(( il me voit, il me prie ». Notons d'abord que ces idiomes 
possèdent également les formes où ce régime n'est pas 
incorporé. 

Ces observations sur le groupe finnois des langues ou- 



143 la linguistique. 

ralo-altaïques sont assez succinctes, mais elles suffisent, 
nous semble-t-il, à le caractériser et à montrer quelle 
est son importance, aussi bien que son intérêt. 



III. Le groupe turc. 



On lui donne aussi le nom « tatar », et fort impropre- 
ment celui de « tartare », qui n'est qu'un mauvais jeu 
de mots. Les peuples qui parlent les nombreux idiomes 
formant le groupe turc s'étendent aujourd'hui sur les 
rivages de la Méditerranée orientale aux bords de la 
Lena en Sibérie. On enseigne communément que leur 
point d'origine fut le Turkestan (1) ; c'est de là que rayon- 
nèrent, depuis les âges historiques, des hordes nombreu- 
ses et intrépides qui conquirent en Asie de vastes régions 
et poussèrent en Europe jusque sur le territoire français. 

Au point de vue linguistique, les Turcs, dans la plus 
large extension du mot, se partagent en cinq famil- 
les, parlant chacun un idiome distinct divisé à si m 
tour en un plus ou moins grand nombre de variétés. En 
allant de l'est à l'ouest et du nord au sud, ces cinq ra- 
meaux sont le yahoiit, Vouigour, le nogaïque, le kirghiz, 
le turc proprement dit. 

Le yakout est parlé par deux cent mille individus en- 
viron, au milieu des peuplades tongouses dans la Sibé- 
rie du nord-est. 

On compte trois dialectes ouigours : Vouigour propre- 
ment dit, le djagataïque, le turcoman. La langue oui- 
goure est de toutes ses congénères celle qui a atteint le 



(1) Abkl RtfMusvr. Recherches sur les langues lalares, p. 328. 
Paris, 1820. 



LES LARGUES OURALO-ALTAIQUES. 143 

plus haut degré de culture littéraire. Elle s'écrivait en- 
core au cinquième siècle de notre ère, comme en témoi- 
gnent les auteurs chinois, à l'aide d'un alphabet original, 
perdu depuis lors et remplacé, sous l'influence des mis- 
sionnaires nestoriens, par un système dérivé de l'al- 
phabet syriaque, comme celui des Mandchous, des Kal- 
mouks, des Mongols (1). 

Le nogaïque est parlé par environ cinquante mille per- 
sonnes vers l'embouchure du Volga, à Astrakan, dans 
quelques districts situés entre la mer Noire et la mer 
Caspienne, dans un petit territoire au nord de la mer 
d'Azov et dans tout3 la Crimée C'est la langue des Ta 
tars proprement dits. Le dialecte koumuque est parlé 
au nord-est du Caucase. 

Certains auteurs rattachent le lnrghiz au nogaïque. 
Les Kirghizes noirs, ou Bouroutes, habitent la partie du 
Turkestan qui se rattache à la Chine. Les Kirghizes ka- 
saks s'étendent plus à l'ouest jusqu'au lac d'Aral et jus- 
qu'au nord de la mer Caspienne. 

La cinquième famille est celle des dialectes turcs pro- 
prement dits. On y rattache le tchouvache, parlé, comme 
nous l'avons dit plus haut, entre deux idiomes finnois, le 
mordvin et le tchérémisse. Il occupe un territoire com- 
pact assez important au sud-ouest de Kazan et un grand 
nombre de petits îlots disséminés aux environs de Sim- 
birsk. Le tchouvache offre des particularités remarqua- 
bles, et certains auteurs l'ont regardé comme un mélange 
de turc et' de finnois, ce qui, d'ailleurs, n'est pas exact. 
W. Schott a démontré clairement qu'il appartenait au 
groupe turc, mais pour certains auteurs il se rattache- 
rait, dans ce groupe, non pas au turc proprement dit, 
mais bien au nogaïque. 



(1) ABEt Rêmusat. Op. cit., p. 254. 



144 LA LINGUISTIQUE. 

Le turc, qui, do tous les dialectes de ce groupe, est le 
plus intéressant pour les Européens, ne doit pas être con- 
sidéré comme le plus pur et le plus correct des idiomes 
de sa famille. Il varie d'ailleurs d'une façon très mar- 
quée dans les différentes localités où il est parlé ; la lan- 
gue des hommes du peuple de Constantinople est beau- 
coup moins mélangée d'éléments empruntés à l'arabe 
que ne l'est celle du lettré, du fonctionnaire, de l'osmaidi. 
C'est de cette dernière langue que nous allons donner 
une rapide esquisse. On peut d ailleurs considérer l'os- 
rnanli comme le type le plus frappant d'un idiome agglu- 
tinatif, tant sa structure est claire et précise. Les gram- 
maires turques ne font pas défaut, mais la plupart d'en- 
tre elles sont faites sans critique ; nous nous servons 
spécialement de celle de Redhouse (1). 

Le turc s'écrit à l'aide de l'alphabet arabe, qui lui con- 
vient pourtant aussi peu que possible. Nous avons dit 
plus haut, et nous le montrerons tout à l'heure, que les 
voyelles jouent un rôle des plus considérables dans les- 
"langues ouralo-altaïques ; or, l'écriture arabe se prête 
fort mal à la distinction des voyelles. L'alphabet turc se 
compose de trente et un caractères, susceptibles de rece- 
voir chacun douze signes modificatifs, dont les uns re- 
présentent les diverses voyelles, tandis que les autres 
indiquent que la consonne qu'ils accompagnent doit être 
prononcée double, ou doit, au contraire, n'être pas pro- 
noncée du tout. Sans nous arrêter à ces considérations, 
si nous recherchons quels sont les éléments phonétiques 
de la langue turque, nous y trouvons sept voyelles sim- 
ples : o; e, ô, u (prononcez « ou »), eu (en un seul son), 
deux û (« u » français), l'un bref, l'autre long ; notre 
voyelle nasale « in » (de « maintien ») ; la demi-voyelle 



(11 Grammaire rai^nnnce rie la langue nllomanr. P.ins. 1846. 



LES LANGUES OURALO-ALTAÏQUES. 145 

y. Nous y trouvons aussi vingt-deux consonnes, dont un 

certain nombre de soufflantes gutturales et de sifflantes. 
Redhouse envisage le vocalisme turc un peu différem- 
ment ; on consultera avec fruit, à ce sujet, les ta- 
bleaux de E. Picot dont nous avons parlé ci-dessus. 

La langue turque est toute subordonnée à une règle 
impérieuse d'harmonie vocalique, sur laquelle nous re- 
viendrons dans un des prochains paragraphes, et qui 
s'applique même, chez elle, aux mots empruntés à l'arabe 
et au persan. 

C'est en vertu de cette règle que la finale des infinitifs 
! -t en maq, si la voyelle accentuée du mot est forte ; en 
meh, si cette voyelle est faible ; on dit, par exemple, sev- 
in il; « aimer » et yazmaq « écrire ». 

La distinction des genres que l'on reconnaît en turc 
pour les mots d'origine persane ou d'origine arabe est 
tout étrangère, primitivement, aux langues tatares. Le 
turc n'a que deux nombres : le singulier et le pluriel, 
mais il conserve leur duel aux mots empruntés par lui à 
l'arabe. Comme toutes les langues ouralo-altaïques, il ex- 
prime ce que nous appelons les cas dans les langues 
indo-européennes, par des postpositions, c'est-à-dire par 
des syllabes indépendantes placées à la fin des mots et 
jointes à ces mots dans l'écriture. 

Le signe du pluriel, qui est lar ou 1er suivant la nature 
de la voyelle dominante du mot, s'intercale entre le nom 
et les suffixes qui sont postposés : oda « la chambre », 
odada « dans la chambre » ; pluriel : odalar « les cham- 
bres », odalar dn « dans les chambres ». C'est le procédé 
général des langues ouralo-altaïques. 

La véritable nature de ces suffixes terminaux est si 
bien celle de nos prépositions, qu'un seul d'entre eux suf- 
fit pour une série de mots subordonnés, tels, par exem- 
ple qu'un substantif joint à des adjectifs. 
Quelques-uns de ces suffixes ont d'ailleurs une exis- 

UNGUIST1QUE. 10 



H6 LA LINGUISTIQUE. 

tence propre, une existence indépendante, et servent 
comme des noms communs dans le langage habituel. 

L'adjectif, qui n'est qu'un nom qualificatif, se place tou- 
jours avant le nom auquel il sert d'épithète. Les degrés 
de comparaison sont exprimés par l'adjonction de mots 
au sens de « plus, davantage, moins », etc. 

Quant aux prénoms, ils sont ou bien isolés, ou bien 
joints au nom : tefter « cahier », tefterim « mon cahier». 
En ajoutant l'élément du pluriel, nous avons tefterlerim 
« mes cahiers », en ajoutant la postposition locativc 
tefterimde « dans mon cahier ». On voit que ce procédé 
est 'les plus simples. 

On a souvent cité pour la richesse et la variété de ses 
formes ce que l'on appelle la conjugaison du turc. Pour- 
tant, il faut le reconnaître, malgré le vaste échafaudage 
de temps, de modes et de voix dérivées qu'édifient les 
grammairiens, le finnois ici l'emporte nettement sur le 
turc Le magyar, par exemple, formule en un seul mot 
cette proposition « il l'attend » : vdrja (comparer vâr « il 
atend »), en incorporant le régime direct. Le turc ne 
-aurait en faire autant. 

Sa grande originalité, c'est ce que l'on appelle ses voix 
dérivées, c'est la façon. dont il combine les formes expri- 
mant diverses nuances des manières d'être d'une seule et 
même action. A la racine pure et simple, il ajoute, dans 
ce but, un certain nombre de suffixes (dont la voyelle 
varie, bien entendu, selon les règles de l'harmonie). Voici 
quelques exemples de cette faculté de combinaison. 

La forme sevmek, ainsi que nous l'avons dit tout à 
l'heure, signifie « aimer » : étant donnés les suffixes ma, 
me, indiquant la négation ; dir, la causalité ; il, le pas- 
sif ; in, le sens réflectif, nous trouvons les formes sevme- 
mek « ne pas aimer », seviirmek « faire aimer », sevil- 
mek « être aimé », sevinmek, « s'aimer », sevinmemek, 
« ne pas s'aimer », sevdirmemek, « ne pas faire aimer ». 



LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 147 

Chaque racine pourrait fournir de cette façon une cin- 
quantaine de formes dérivées. 

C'est également par l'intercalation de certains élé- 
ments entre la racine et la terminaison personnelle, que 
l'on arrive à formuler les notions de temps ou de moda- 
lité. Mais à côté de ce procédé très naturel, le turc en 
possède un autre non moins simple, fondé sur la substi- 
tution d'une périphrase à une forme simple, et qui con- 
siste à unir les divers participes avec l'auxiliaire « être ». 
On peut exprimer de la sorte une foule de nuances très 
variées et très fines. 

Nous ne parlerons pas de la syntaxe turque ; cela nous 
conduirait hors des bornes de ce travail. Nous pouvons 
dire toutefois qu'elle est d'autant plus compliquée, que 
l'idiome s'est notablement altéré par l'intrusion de mots 
étrangers. Il en résulte que les grammaires sont pleines 
de règles dont les unes ne s'appliquent qu'aux mots per- 
sil us, dont les autres ne s'appliquent qu'aux mots ara- 
bes et dont quelques-unes sont communes à ces deux 
catégories d'éléments, sans s'appliquer davantage aux 
mots d'origine tatare. Ajoutons que le vocabulaire otto- 
man est profondément mélangé de mots sémitiques et 
Indo-européens empruntés successivement aux Persans 
et aux Arabes. 

Le turc est parlé, en Asie, dans l'intérieur de l'Asie Mi- 
neure : la côte appartient à la langue grecque, aussi bien 
au nord et au sud que sur la mer de Marmara. En Eu- 
rope, il ne s'étend que sur une faible partie de l'empire 
ottoman, où il n'occupe nulle part, d'ailleurs, des contrées 
bien considérables. Ses îlots les plus importants sont 
situés au sud et à l'est de l'empire : en pays de langue 
grecque, à Larisse en Thessalie, ça et là dans la Thrace ; 
en pays de langue bulgare, dans quelques îlots dissé- 
minés autour de Philippopoli, et spécialement au nord- 
est de la péninsule, en dessous de Silistrie. Dans l'île de 



148 LA LINGUISTIQUE. 

Candie, le turc possède encore, au centre même de l'île, 
un petit territoire assez compacte ; mais, là aussi, la 
langue grecque gagne sur lui. 

IV. Le groupe tongouse. 

Ce groupe comprend • trois branches distinctes : le 
mandchou, le lamoute, le tongouse proprement dit. 

Les Tongouses, au nombre d'environ soixante-dix mille 
individus, habitent dans la Sibérie centrale. Les Lamou- 
tes, qui se rattachent aux Mandchus, s'étendent plus au 
nord-est. Les Mandchous occupent le nord-est de la 
Chine. 

Le système d'écriture du mandchou est assez curieux. 
Il dérive de l'écriture syriaque. Son alphabet comprend 
vingt-neuf signes ayant chacun une forme triple, comme 
cela se présente dans l'arabe : on y distingue, en effei, 
les lettres initiales, les lettres médianes et les lettres ter- 
minales. D'ailleurs, ces trois sortes de caractères diffè- 
rent peu les uns des autres. Il s'y ajoute quelques si- 
gnes complexes dérivés du chinois et destinés, vraisem- 
blablement, à la transcription des mots d'emprunt. Les 
caractères mandchous sont formés, pour la plupart, d'une 
barre et d'appendices recourbés ; ils s'écrivent de haut en 
bas, et les lignes se suivent de gauche à droite. On recon- 
naît là l'influence des Chinois. Quant aux dialectes ton- 
gouses de la Sibérie, ils ne possèdent pas de système 
graphique particulier. 

Il y a peu à dire sur les voyelles du mandchou, mais 
son système de consonnes est assez compliqué et la clas- 
sification n'en est pas facile. On y trouve do doubles k, g, 
h, t, cl, dont les uns no peuvent se joindre qu'aux voyel- 
les fortes « .'t, o, ô \ les seconds qu'aux voyelles dites 
neutres « i, u » et à In voyelle dite faible « e » (distinc- 



LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 149 

tion dont nous parlerons tout à l'heure en nous occu- 
pant de l'harmonie vocalique). Un phénomène assez cu- 
rieux (et qui se retrouve dans les langues dravidiennes), 
c'est que les mots ne peuvent commencer par les explosi- 
ves faibles « b, d, g ». Le mandchou connaît les sons 
« tcli, dj » du français, plusieurs « n », différentes sif- 
flantes (1). Les dialectes sibériens, chez lesquels les con- 
sonnes douces peuvent se présenter au commencement 
des mots, emploient un bien plus grand nombre de sons ; 
on y trouve quantité de consonnes mouillées, analogues, 
par exemple, aux « gy, ty, ly » du magyar. L'accent 
tombe sur la dernière syllabe. 

En mandchou, le nom n'a ni genre ni nombre ; les dia- 
lectes tongouses, mieux avisés, ont conservé un signe 
du pluriel : bira « la rivière », biradu, « dans la rivière », 
biral, « les rivières », biraldu, « dans les rivières». En 
mandchou, c'est par un moyen syntaxique que s'exprime 
l'idée du pluriel ou par l'emploi simultané d'un mot 
indiquant cette notion. 

Comme dans les autres idiomes altaïques, c'est par 
l'adjonction de suffixes à la racine principale que se 
rend l'idée des cas, l'idée des prépositions du français : 
mandchou et tongousc bira « la rivière », mandchou bi- 
rade, « dans la rivière », tongouse biradu, même sens. 

La dérivation à idée verbale est analogue à celle du 
turc et des autres langues agglutinantes ; on y rencon- 
tre une quantité de formations secondaires. La racine 
« boire » donne, par exemple, des formes dérivées dont 
le sens est « faire boire, venir de boire, aller boire, boire 
ensemble », et ainsi de suite. Dans toute cette impor- 
tante partie de la grammaire, les dialectes sibériens pro- 
cèdent exactement comme le mandchou, mais avec plus 



(1) L. Adam. Grammaire de, la langue mandchou. Paris 1872. 
Du même auteur : Grammaire rie la lamine lonqouse. Pnris, 
187<i. 



150 LA LINGUISTIQUE. 

d'abondance. Ils ont notamment un plus grand nombre 
de voix dérivées. 

Le vocabulaire mandchou-tongouse est assez pauvre, 
ainsi qu'il est facile de le supposer. Nous voyons qu'il ne 
connaît pas à proprement parler de verbe « avoir », et 
nous constatons qu'il a emprunté beaucoup de mots au 
chinois en les altérant plus ou moins. 

La question de savoir qui peut réclamer la priorité sur 
son congénère, soit du mandchou, soit du tongouse pro- 
prement dit, est tranchée par Lucien Adam au profit de 
ce dernier idiome. Le tongouse possède en effet le signe 
de pluralité, les pronoms possessifs affixes et d'autres élé- 
ments importants qui sont étrangers au mandchou. Les 
deux idiomes d'ailleurs sont très proches parents, comme 
le démontre l'identité constante des principaux pronoms, 
des noms de nombre, des suffixes les plus importants et 
de la grande généralité du vocabulaire. Evidemment, ils 
sont issus d'une même souche et leur séparation n'a eu 
lieu qu'après une assez longue période de développement 
grammatical commun. 

V. Le groupe mongol. 

Il comprend trois dialectes. Le mongol oriental, parlé 
dans la Mongolie proprement dite, c'est-à-dire dans la 
partie centrale du nord de la Chine, à l'ouest du terri- 
toire mandchou. Le kalmouk, ou mongol occidental, qui 
a pénétré en Russie jusque sur la rive gauche de la mer 
Caspienne, vers l'embouchure du Volga, onde le kirghiz 
et le nogaïque, appartenant tous deux, ainsi que nous 
lavons dit, au groupe turc ou tatar. Le bouriate est parlé 
par deux cent mille individus environ, aux alentours du 
lac Baïkal, dans la Sibérie du sud. On trouve encore 
d'autres idiomes mongols aux environs de Kaboul. 



LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 151 

Bien que ces idiomes offrent tout autant d'intérêt que 
ceux du groupe précédent, nous n'en dirons que quelques 
mots rapides. L'ensemble de leurs caractères est très ana- 
logue, en effet, à tout ce que nous avons vu dans le cours 
de ce chapitre ; c'est dans le vocabulaire ou dans le de- 
gté de développement grammatical que se trouvent les 
principales différences existant entre le tongouse et le 
mongol. 

Le mongol possède un alphabet assez analogue à celui 
du mandchou, et dérivant comme lui (ainsi que l'alpha- 
bet kalmouk) de l'écriture syrienne. Il comprend sept 
voyelles, a, c, i, o, u (« ou » français), eu français, û 
(notre « u »), et dix-sept consonnes, parmi lesquelles on 
compte les sons ts et dz ; la forme des caractères varie 
selon qu'ils se trouvent placés au milieu, au commence- 
ment ou à la fin des mots. Chaque consonne, ainsi que 
cela se passe dans l'alphabet hindou, est accompagnée 
d'une voyelle, sauf dans le cas où cette consonne est ter- 
minale. 

L'harmonie vocalique, qui caractérise les idiomes ou- 
ralo-altaïques, se retrouve dans les langues du groupe 
mongol, mais avec quelques particularités. Parmi les 
faits phonétiques propres à cette famille, on peut relever, 
en bouriate, l'élision des voyelles finales et certaines mo- 
difications qu'éprouvent les consonnes lorsqu'elles sont 
en contact. 

D'autre part, remarquons qu'en mongol les pronoms 
régimes ne sont pas incorporés, à la différence de ce qui 
se passe dans presque toutes les autres langues ouralo- 
altaïques. Tandis, par exemple, que le turc rend en un 
seul mot ces expressions « je le vois, je le mange », le 
mongol les rend par deux mots. 

Le bouriate, l'obscur bouriate, joue dans la classe mon- 
gole un rôle très important ; selon L. Adam, le déve- 
loppement grammatical du bouriate est d'autant plus 



152 LA LINGUISTIQUE. 

instructif que l'on peut y reconnaître les formes inter- 
médiaires par lesquelles ont passé les pronoms pour de- 
venir des suffixes. Ce phénomène de la supériorié d'un 
idiome pour ainsi dire sauvage sur des langues litté- 
raires et cultivées connue le sont le mongol et le mand- 
chou, est loin d'être rare. 



VI. De l'harmonie vocalique et de la pwenté des langues 

ouralo-altaïques. 

Le phénomène de l'harmonie des voyelles dans les lan- 
gues altaïques est d'autant plus important qu'il constitue 
un des principaux arguments sur lesquels on -s'appuie 
d'habitude pour affirmer la parenté du samoyède, du fin- 
nois, du turc, du tongouse, du mongol. Qu'est-ce donc 
que l'harmonie vocalique, quel est son caractère, quelle 
est son origine, quelle est sa valeur, quelles conclusions 
peut-on tirer de son existence simultanée dans les dif- 
férents idiomes dont il s'ngit ? 

Le fait auquel se réduit l'harmonie vocalique est celui- 
ci : les différentes voyelles étant réparties en deux clas- 
ses, toutes les voyelles d'un mot qui suivent celle de la 
syllabe principale doivent être de la même classe que la 
voyelle de cette syllabe. Dans certains idiomes ouralo- 
altaïques, il y a pourtant des voyelles dites « neut) < 
qui vont indifféremment avec l'une ou l'autre classe. 
Voici d'ailleurs ci-contre le tableau de la classification 
des voyelles dans un certain nombre de langues ouralo- 
altaïques (1). 

Dans ce tableau, le signe // représente notre « ou » 
français, le signe o vaut « eu », le signe û vaut « u de 
« surplus ». La. classification est à peu près la même 

(1) T.. \n\M. />'• l'harmonie </es- / oyelles dans- 1rs langues 
ouralo-altaïques. Paris, 1874. 



LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 



153 



partout. Les trois voyelles primitives a, u, i sont, en prin- 
cipe, les deux premières fortes, la dernière neutre ; les 
voyelles intermédiaires sont faibles, en principe égale- 
ment. 



lui siiomi. 



— magyar ... 

— mordvin . . 

— zyriène . . . 

— turc 

— mongol . . . 

— bouriatc . . 

— mandchou. . 



forlcs. 

u, o, a 

u, o, a 

u, o, a 

0, a 

u, o, a, 

u, o, a 

u, o, a 

ô, o, a 



faibles, 

ù, ô, a, 

ù, ô 

à, i 

a, i, c 

u, ô, c, i 

ù, ô, a 

ù, ô, a 
c 



neutres, 
c, i 
e, i 
» 
» 



e, i 
u, i 



Mais dans la pratique il règne une assez grande va- 
riété : l'harmonie peut s'étendre au mot entier ou être 
restreinte aux suffixes ; elle peut s'appliquer à tous les 
mots ou n'affecter que les mots simples, ceux qui ne sont 
pas composés. En turc, par exemple, tout le mot doit être 
harmonique, de même qu'en mandchou, en mongol, en 
suomi, en magyar, tandis qu'en mordvin et en zyriène 
les seules voyelles sensibles sont les voyelles des dési- 
nences. 

En magyar les mots composés conservent leurs voyel- 
les originaires. 

Nous avons à nous demander quelle est la cause de ce 
phénomène. 

L'harmonie vocalique des langues ouralo-altaïques est- 
elle primitive, est-elle récente ? 

L. Adam, qui s'est préoccupé spécialement de cette 
grave question, réfute aisément l'opinion des auteurs 
qui ne voient dans l'harmonie, comme le fait O. Bœht- 
lingk, que le résultat de circonstances physiologiques 
locales, ou qui n'en font, comme F. Pott, qu'un acci- 
dent purement mécanique. 

Schleicher, et après lui A. Riedl, ont trouvé la véri- 



154 



LA LINGUISTIQUE. 



table solution du problème. Scbleicber ne s'était occupé 
que du cas le plus général et le plus remarquable, celui 
de l'harmonisation des voyelles des suffixes, qui présen- 
tent chacune aux yeux de l'étranger une double forme 
(forte au faible, suivant la nature de la voyelle qu'on y 
admet). Il avait été frappé de la circonstance de cette 
infériorité, de cette subordination de la désinence par 
rapport au thème, et il en avait conclu qu'elle était le 
résultat nécessaire de l'agglutination et de la tendance 
à juxtaposer le plus possible dans le langage la signi- 
fication et la relation si étroitement unies dans la pensée. 
A. Riedl a montré quïl en était bien ainsi, car l'étude 
des plus anciens monuments de la> langue magyare ré- 
vèle à cet égard, du douzième siècle jusqu'à nos jours, 
de très grands progrès. Dans les textes anciens, les for- 
mes antiharmoniques abondent : on trouve haldl-nek 
« à la mort », qui devrait aujourd'hui se prononcer halâl- 
nak. 

L. Adam en conclut très justement qu'antérieurement 
au douzième siècle, le nombre des mots dérivés avec assi- 
milation vocalique était encore plus restreint et qu'ils 
étaient remplacés par de véritables composés inharmo- 
niques. Soient, dit-il, deux radicaux : fa, arbre, et pel 
(veli), compagnon : favel, arbre-compagnon, sera le com- 
posé inharmonique de ces deux éléments nominaux, 
également doués d'une signification propre. Mais, après 
que vel aura été successivement juxtaposé à un certain 
nombre de radicaux, il tendra à manifester, d'une façon 
sensible, qu'il perd en se composant sa signification ori- 
ginelle de « compagnon », et qu'il joue par rapport au 
radical, placé en tête, le rôle d'exposant de la relation 
« avec » (1). Nous avons donc affaire à un phénomène 
de décadence provenant de l'oubli du sens primitif des 
syllabes dérivatives. 

(lï Op. cit., p. 67. 



LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 155 

L'élaboration en a d'abord été lente ; elle a été inégale 
dans les divers idiomes ouralo-altaïques, dont plusieurs, 
comme le tchérémisse des montagnes et le viotaque, ne 
connaissent que les rudiments de l'harmonie vocalique. 
Mais L. Adam suppose que, sous de puissantes influences 
étrangères, ces derniers idiomes ont perdu l'harmonie ; 
selon lui, il resterait chez eux des traces suffisantes d'har- 
monie pour permettre de conclure qu'à une certaine 
époque toutes les langues ouralo-altaïques étaient soumi- 
ses à l'harmonisation des voyelles. Certes, nous regar- 
dons l'harmonie des voyelles comme un caractère de 
grande importance ; mais, après tout, ce n'est qu'un 
fait historique et relativement récent. Nous n'avons pas 
à rechercher ici les causes et les conditions de son dé- 
velopement, mais nous pensons qu'à lui seul il ne sau- 
rait prouver la descendance commune des cinq groupes 
linguistiques dont nous venons de parler. 

En définitive, nous pouvons dire que si la parenté des 
cinq langues ouralo-altaïques n'est pas définitivement 
démontrée, elle est au moins fort vraisemblable. Le jour 
n'est peut-être pas éloigné où paraîtra une véritable 
grammaire comparée ouralo-altaïque. On a commencé 
naturellement par étudier les divers idiomes de cette 
famille ; nous avons cité le nom de Castrén, celui de 
W. Schott ; nous devons y joindre celui de A. Schiefner. 
On doit au premier des travaux d'une importance capi- 
tale sur les dialectes samoyèdes, sur le zyriène, l'ostia- 
que, le bouriate, le tongouse. Ahlqvist, Budenz, Donner, 
Hunfalvy, Weske, d'autre encore, ont puissamment aidé 
aux progrès de la comparaison des différents idiomes (1). 
Quelques pas de plus, et il sera possible de songer à un 

(1) Bcdenz. Ugrischc sprachsludien. Pest, 1869. — Donner. 
Vergcichendes wôrterbuch der finnisch-ugrischen sprachen. 
Helsingfors, 1874. — Weske (aus Livland). Untersuchungen 
zttr cergleiehenden grammalik des finnischen sprachslammes. 
Leipzig, 1872. 



156 LA LINGUISTIQUE. 

rapprochement en règle des cinq groupes principaux. 
En tous cas, que l'on arrive à les ramener à une ori- 
gine commune, ou que l'on échoue dans cette tentative 
(soit en ce qui les concerne tous, soit en ce qui ne con- 
cerne que quelques-uns d'entre eux), il est certain qu'on 
ne pourrait les séparer les uns des autres dans l'étude 
générale des langues agglutinantes, tant ils se trouvent 
rapprochés par les phénomènes de l'harmonie vocalique. 



§ 15. La langue basque. 

Cette langue si remarquable, si intéressante, n'est 
guère parlée aujourd'hui, en Europe, que par 450 000 
individus, sans grande originalité sociale, sans exis- 
tence politique distincte. Les trois quarts d'entre eux, 
environ, appartiennent à la nationalité espagnole, et 
140 000 approximativement à la nationalité française. 
Sur les rives de la Plata on compte à peu près 200 000 
Basques émigrés. 

Il est bien entendu que nous ne parlons ici que des 
individus parlant la langue basque et que la question 
spéciale de la race rest'e en dehors de cette statistique. 
Nous savons, en effet, grâce aux excellents travaux de 
P. Broca, qu'il y a Basques et Basques ; que les Basques 
espagnols, par exemple, sont de sang bien moins mé- 
langé que les Basques français. 

On a longtemps cherché à tracer les limites de la lan- 
gue basque ; c'est seulement en ces derniers temps que 
l'on est arrivé à des résultats méritant une véritable con- 
fiance. Là carte la plus complète est celle du prince Bo- 
naparte, imprimée en 1869, et qui n'a été publiée que 
plus tard. Broca, de son côté, a dressé une carte moins 
considérable {Sur Vorigine et la répartition de lu langue 
basque ; Revue d'anthropologie ,t. IV, pi. 3). On trouve 



LA LANGUE BASQUE. 157 

entre ces deux cartes de très petites différences. La liste 
des localités frontières a été donnée par J. Vinson, dans 
l'Avant-propos de YEssai sur la langue basque, de Fr. Ri- 
bary. Partant un peu au-dessous de Biarritz, la limite 
linguistique rejoint l'Adour au bas de Saint-Pierre 
d'Irube (à 2 kilomètres au sud-est de Bayonne), suit ce 
fleuve jusqu'au-delà d'Urcuit, le quitte alors pour en- 
glober Briscous et Bardos (à l'exclusion de la Bastide- 
Clairence), puis Saint-Palais et Esquiule (près d'Oloron), 
pour aboutir au pic d'Anie. En Espagne, la limite du 
pays basque s'étend jusqu'en dehors de la vallée de Ron- 
cal (vers l'Aragon) ; après Burgui, elle s'infléchit à gau- 
che vers Pampelune, qu'elle contourne extérieurement, 
pour redescendre jusqu'au-delà de Puente la Reina, et 
revenir ensuite, presque en ligne droite, à Vitoria, d'où 
elle remonte vers la mer, qu'elle atteint un peu à l'ouest 
de Portugalete. 

Le pays basque se compose donc de la province espa- 
gnole de la Biscaye presque tout entière, du Guipuzcoa, 
de la partie septentrionale de l'Alava et de près de la 
moitié de la Navarre ; il comprend, en outre, en France, 
une commune de l'arrondissement d'Oloron, celui de 
Mnuléon et celui de Bayonne presque intégralement ; 
ce qui correspond aux anciennes divisions locales de la 
Soûle, de la Basse Navarre et du Labourd. 

Il n"y a pas de preuve historique, de preuve vraiment 
historique, que le basque ait occupé dans les temps an- 
ciens une aire géographique plus étendue. Nous revien- 
drons plus loin sur la question dite ibérienne. En France 
on ne peut démontrer avec certitude que le basque ait 
été ni usage dans aucun dos villages où le gascon se 
trouve aujourd'hui employé de façon exclusive. Par cou- 
Ire, il est incontestable qu'en Espagne il a perdu du 
terrain depuis plusieurs siècles : P;inipelime, toul espa- 
gnole aujourd'hui, était basque jadis. Et de nos jours il 



158 LA LINGUISTIQUE. 

est facile de constater une altération très sensible de la 
langue basque dans les localités un peu importantes où 
se fait plus vivement sentir l'activité de la vie moderne 
et où le contact est plus fréquent avec les étrangers. Le 
langage de Saint-Sébastien, par exemple, et celui de 
Saint-Jean de Luz sont particulièrement incorrects, et 
l'on y rencontre un grand nombre de mots espagnols ou 
fiançais. 

La zone mixte basque et espagnole comprend, entre 
autres localités, Bilbao, Orduna, Aoiz, Roncal. Dans 
son mémoire sur la répartition de la langue basque, 
P. Broca a expliqué ingénieusement l'absence d'une zone 
analogue entre le basque et le gascon. « En Espagne, dit- 
il. le basque se trouve aux prises, sur sa lisière avec le 
castillan, dans des conditions d'infériorité qui rendent 
inévitable l'empiétement graduel de cette dernière lan- 
gue. Mais en France, la langue qui entoure le basque 
n'est pas comme le castillan, une langue officielle, admi- 
nistrative, politique et littéraire ; ce n'est qu'un idiome 
populaire, un vieux patois qui n'a aucune force expan- 
sive, qui est, au contraire, en voie d'extinction. Il n'y a 
aucune raison pour que ce patois supplante le basque, 
ni pour que le basque empiète sur lui. Les deux idiomes 
restent donc stationnaires, égaux dans leur faiblesse et 
menacés l'un et l'autre par le français, qui les rempla- 
cera tôt ou tard. La langue que les Basques ont intérêt à 
apprendre, c'est le français. Tous ceux qui ont quelque 
instruction le connaissent déjà ; tous les habitants des 
villes de quelque importance le parlent ou le compren- 
nent. Chaque ville, chaque bourg deviendra ainsi un 
foyer de diffusion ; il arrivera un moment où le basque 
ne sera plus parlé que dans les hameaux les plus isolés 
et dans les vallées les moins accessibles, et là même il 
finira par tomber en désuétude. Il périra donc sous l'in- 
fluence d'une cause qui, sans doute, n'agira pas sur tous 



LA LANGUE BASQUE. 159 

les points avec la même rapidité, mais qui agira partout 
à la fois. On ne le verra pas reculer pas à pas, comme il 
fait en Espagne, où le castillan l'envahit de proche en 
proche, car il n'est pas plus menacé sur sa lisière que 
dans le reste de son territoire. 

« Il n'est pas dit, toutefois, que le basque doive se 
maintenir jusqu'à la fin dans ses limites actuelles. Il est 
assez probable que le patois béarnais qui l'entoure dis- 
paraîtra avant lui, et qu'alors le français, venant presser 
directement sur la frontière basque, la refoulera peu à 
peu vers le sud, c'est-à-dire vers les Pyrénées, dont les 
hautes vallées seront probablement le dernier refuge de 
la plus ancienne langue de l'Europe. » (Op. cit.). 

Le nom propre, le nom original du basque est escuara, 
euscara, uscara, suivant les dialectes, d'où, en français, 
« euscarien », synonyme de « basque ». Les Espagnols 
donnont à la langue basque le nom de vascuence, à ceux 
qui la parlent le nom de Vascongados. Nous ne saurions 
nous prononcer sur l'origine de ces différents mots. En 
ce qui concerne escuara, Tétymologie la plus probable 
est sans doute celle de de F. Malin ; ce mot signifierait 
<( manière de parler », « langage ». Les explications que 
l'on obtient des Basques eux-mêmes, à ce sujet, sont des 
plus fantaisistes, ce dont nous ne devons pas nous éton- 
ner. Lorsqu'ils comparent leur langue aux idiomes des 
peuples qui les entourent, les Basques se trouvent si com- 
plètement désorientés, qu'ils tombent aussitôt dans la 
plus naïve admiration pour leur parler maternel. L'un 
d'eux, le jésuite Larramendi, dont le livre porte ce titre 
présomptueux : « El impossible vencido » — l'impossible 
vaincu — fait à peu près du basque la source com- 
mune de toutes les autres langues ; un autre, l'Astarloa, 
affirme que chacune des lettres de l'escuara possède une 
valeur mystérieuse ; un troisième, l'abbé Darrigol, dé- 
montre, à l'aide de Beauzée, l'éternelle perfection de 



100 LA LINGUISTIQUE. 

ladite langue ; Chaho invente son ingénieuse théorie des 
« voyants » basques, dont la civilisation précoce a été 
étouffée par les Celto-Scythes barbares ; l'abbé d'Iharce 
de Bidassouet fait de Fescuara la langue dont se servit 
le Père éternel pour converser avec le premier des Juifs. 
Est-il quelque folie à laquelle n'ait donné prétexte ce 
précieux débris des idiomes de l'Europe antique ? 

A la vérité, Fescuara offrait des difficultés d'étude in- 
surmontables à ceux qui n'étaient habitués qu'à com- 
menter les textes grecs et latins au moyen de procédés 
empiriques ; aussi les savants du moyen âge regardaient- 
ils volontiers la langue basque comme une énigme indé- 
chiffrable, comme un problème insoluble. Un proverbe 
conservé dans le nord de l'Espagne prétend que le diable 
lui-même demeura chez les Basques sept longues années 
durant sans parvenir à entendre un seul mot de leur 
langue. Ainsi s'explique cette remarquable définition 
d'un dictionnaire espagnol : Vascuence. Lo que esta tan 
confuso y oscuro que no se puede entender. « Basque. 
Ce qui est si confus et obscur qu'on ne le peut entendre. » 

Par malheur, beaucoup d'érudits fort peu linguistes, 
beaucoup d'amateurs étrangers, ont voulu résoudre le 
problème, sans préparation spéciale, et leurs efforts in- 
fructueux n'ont fait qu'exalter Finfatuation qu'inspirait 
déjà aux Basques le spectacle de tant d'efforts stériles. 
L'on a pu dire, non sans une certaine apparence de vé- 
rité, que l'étude du basque menait droit à la folie. Mais 
les choses sont bien changées aujourd'hui qu'il existe 
une méthode linguistique. Le sphinx, mieux attaqué, a 
livré son secret, et bien qu'il reste encore nombre de 
points à éclaircir, il est présumable que le jour n'est pas 
éloigné où l'on pourra se féliciter de connaître à fond 
les lois nombreuses et complexes de la langue basque. Il 
y avait assurément de bonnes, d'excellentes choses dans 
les écrits d'Oihenart, de Chaho, et surtout de Lécluse ; 



LA LANGUE BASQUE. 161 

mais les travaux récents (L.-L. Bonaparte, van Eys, 
Vinson) ont fait faire à la question des progrès décisifs. 

Le basque, pour le savant qui l'étudié sans que ce soit 
sa langue maternelle, est dans un état complet d'isole- 
ment. Aucun des idiomes qui l'environnent ne peut, 
s'il s'agit de la formation des mots, de la morphologie, 
lui être comparé, et la langue qui lui ressemble le plus 
par quelques traits généraux, à savoir le magyar, s'en 
trouve géographiquement fort éloignée. L'histoire du 
magyar est d'ailleurs connue en partie, tandis que l'on 
ne sait rien de celle du basque. Impossible de rencontrer 
dans aucun monument authentique plus ancien que le 
dixième siècle des traces évidentes de la langue basque; 
encore ne peut-on faire remonter à cette époque qu'une 
charte latine datée de 980, qui délimite le diocèse épis- 
copal de Bayonne et donne les noms plus ou moins alté- 
rés de quelques localités du pays basque. Il est avéré 
que les prétendus chants de guerre euscariens attribués 
à un âge plus ancien — à plusieurs centaines d'années, 
disait-on, avant le dixième siècle — ne sont rien moins 
qu'apocryphes. 

Du dixième au seizième siècle (sauf une liste de vingt 
mots dans un manuscrit de la fin du douzième, conservé 
à Saint-Jacques de Compostelle), rien encore que des 
noms épars dans diverses chartes, coutumes, lettres pa- 
tentes, bulles pontificales. C'est Lucius Marinœus Sicu- 
lus qui parla le premier de l'escuara dans ses « Cosas 
mémorables de Espaûa » (Alcala, 1530), et qui, le pre- 
mier, en cita, quelques mots. Quant au plus ancien texte 
basque imprimé (le plus ancien du moins à notre con- 
naissance), c'est le discours de Panurge dans le cha- 
pitre neuvième du deuxième livre de Rabelais. C'est en 
1542 que ce morceau fut publié. Le premier livre imprimé 
est daté de 1545, ce sont les poésies moitié religieuses,, 
moitié erotiques de Bernard Dechepare, curé de Saint- 

LINGUISTIQUE. . 1 1 



102 LA LINGUISTIQUE. 

Michel-le-Vieux, en Basse-Navarre, fidèlement réimpri- 
mées il y a quelque temps par l'éditeur Cazals, de 
Bayonne. Mais l'ouvrage le plus important pour l'étude 
du basque, c'est la version du Nouveau Testament pai 
Jean de Liçarrague (de Briscous), ministre protestant à 
la Bastide-Clairence, imprimée à la Rochelle, en 1571, 
aux frais du Parlement de Navarre, par ordre de Jeanne 
d'Albret. / 

On peut dire sans doute que les changements subis 
par la langue depuis cette époque sont assez sensibles; 
mais, certainement, ils ne sont point considérables. 

On constate même aujourd'hui des différences plus 
importantes entre les divers dialectes. Les variétés de 
la langue basque sont, pour ainsi dire, innombrables, et 
chaque village a quelque particularité qui lui est propre, 
Ce fait n'a sans doute rien d'anormal. 

Mais, à côté du langage spontanément parlé, du lan- 
gage local, les langues ont un dialecte général, en quel- 
que sorte conventionnel, fruit de l'éducation, et qui sou- 
vent est très voisin de la langue écrite. Or, en basque, 
rien de tel, et chaque écrivain se fabrique un langage 
à sa fantaisie. Le prince L.-L. Bonaparte a compté jus- 
qu'à huit dialectes qui ne formeraient pas moins de 
vingt-cinq variétés. C'est, en Espagne, le biscayen, le 
guipuscoan, le haut-navarrais méridional et le haut- 
navarrais septentrional. En France, le labourdin, parlé 
dans l'ancien Labourd (partie sud-occidentale de l'arron- 
dissement de Bayonne) ; le souletin, dans les deux can- 
tons sud-est de l'arrondissement de Mauléon (ancienne 
Soûle) ; le bas-navarrais occidental et le bas-navarrais 
oriental, en usage dans la Navarre française, c'est-à-dire 
dans le reste de ces deux arrondissements. 

Au surplus, ces huit dialectes se réduisent sans peine 
à trois grands groupes. Le premier de ceux-ci, formé du 
biscayen, est particulièrement remarquable par l'origi- 



LA LANGUE BASQUE. 1P>3 

nalité de son verbe ; le second se compose du souletin 
et du bas-navarrais : aspiration fréquente et variation des 
u en i : le troisième, aux formes généralement plus plein- 
nes et moins altérées que les formes du second groupo, 
comprend les quatre dialectes : guipuzcoan, labourdin, 
haut-navarrais du nord et du sud. Nous n'entrepren- 
drons pas d'indiquer ici les différences plus ou moins 
notables qui distinguent ces dialectes les uns des autres; 
disons simplement que les quatre dialectes de France 
possèdent l'aspiration, dont sont totalement dépourvus 
les dialectes d'Espagne. Ajoutons, d'ailleurs, qu'en ce 
qui concerne l'intérêt spécial que peuvent offrir ces dif- 
férents dialectes, le souletin, le labourdin, le guipuzcoan 
et le biscayen, sont à peu près les seuls étudiés, parce 
que ce sont les seuls qui aient eu une certaine littérature. 
Les dialectes du centre, guipuzcoan et labourdin, parais- 
sent être les moins altérés, tandis que les deux autres 
ont subi chacun de plus profondes modifications, en tout 
cas J. Vinson donne le pas au labourdin même sur le 
guipuzcoan. 

On comprend aisément que c'est par l'étude simulta- 
née et comparative des huit dialectes qu'il est possible 
de déterminer le caractère général de la langue basque, 
eu reconstituant, autant que faire se peut, ses formes 
communes. La phonétique peut seule conduire à ce ré- 
sultat. Jetons donc un rapide coup d'œil sur la phonéti- 
que du basque. 

Le basque compte cinq voyelles simples : a, e, i, o, u ; 
six diphthongues ; ai, ei, oi, ui, au, eu ; les deux demi- 
voyelles y et w, et vingt-deux consonnes que l'on peut 
classer ainsi : k, g, kh, — tch, ts, — t, d, th, — p, 
b, ph, — trois n (n du grec S^Xo^n mouilléde « régner », 
v dental) m, — les sifflantes h, ch, z, s, — r dur (presque 
deux « rr »), r doux (très voisin de « I »), enfin l. Mais, 
s'il fallait comprendre dans cette liste les sons pnrticu- 



16i LA LINGUISTIQUE. 

liers aux différents dialectes, elle serait plus que dou- 
blée ; il faudrait y faire entrer notre « u » français, 
propre au souletin, notre « j » la jota espagnole, et des 
(( g », « t », « d », « 1 », mouillés. Ajoutons que le double 
w a la valeur du « w » anglais, mais il n'est qu'eupho- 
nique ; il n'apparaît qu'entre u et a ou e qui le suivent 
immédiatement. 

Les lois phonétiques du basque sont assez nombreuses, 
et il n'est pas sans intérêt de signaler ici quelques-unes 
des plus importantes d'entre elles. 

Deux voyelles se trouvent-elles en présence, la pre- 
mière est élidée si elle se trouve à la fin d'un mot ; que 
la rencontre, au contraire, ait lieu dans le corps même 
d'un mot, l'hiatus est de règle, mais l'une des voyelles 
doit changer : e devient i, o devient u ; toutefois a per- 
siste. Les variations que subissent les consonnes, lors- 
qu'elles se rencontrent, sont bien plus remarquables : 
une consonne dure, placée à la fin d'un mot, rencontre- 
t-elle au commencement du mot suivant une consonne 
douce, la dure disparaît et la douce devient dure ; c'est 
ainsi, par exemple, que hunat goiti, « ici en haut », se 
prononce hunakoiti. Autres lois : les explosives dures 
(par exemple h, t) tombent devant les nasales ; après 
une sifflante, les explosives doivent être dures ; après 
une nasale, elles doivent être douces. Une consonne ne 
peut être doublée, c'est-à-dire que deux g, par exemple, 
deux t, et ainsi de suite, ne peuvent se suivrent immé- 
diatement ; les explosives dures initiales deviennent dou- 
ces spontanément ; entre deux voyelles simples, g, d, 
b, n et r doux sont absolument supprimés ; aux mots 
étrangers l'on préfixe une voyelle : c'est ainsi que « rai- 
son » devient arrazoin. 

L'orthographe la plus généralement admise aujour- 
d'hui dans le pays basque est assez nouvelle et n'est 
d'ailleurs qu'une réforme des vieux usages du pays. Le 



LA LANGUE BASQUE. 165 

basque n'ayant point conservé — s'il en a jamais eu, ce 
qui n'est prouvé en aucune façon — de caractères gra- 
phiques particuliers, il avait fallu, pour l'écrire, adopter 
l'alphabet latin tel que l'employaient les Gallo-Romains 
ou Hispano-Romains de la région des Pyrénées. Deux 
orthographes, sensiblement différentes, se trouvèrent en 
présence, l'une française, l'autre espagnole. Chacune 
avait ce défaut capital de représenter souvent le même 
son, un seul et même son, par des lettres différentes ; on 
écrivait, par exemple, z, c, c pour s, et c, qu, h pour k. 
L'orthographe réformée s'inspira du système espagnol 
plutôt que du système français ; toutefois z s'y prononce 
s ( « s » de « sur, sœur, son" » ). 

Arrivons maintenant à la formation des mots. 

La soi-disant déclinaison du basque consiste en sim- 
ples particules placées à la suite du mot. L'escuara ne 
dit pas, par exemple, « à la femme » ; il dit : « femme 
la à » ; au lieu de prépositions, il emploie des postposi- 
tions, c'est-à-dire des suffixes plus ou moins agglutinés 
au nom ou à l'article. Les principaux suffixes dont il 
s'agit sont en « de », indiquant le génitif ; i « à », indi- 
quant le datif ; ko « de, pour » ; tik « de », indiquant 
l'ablatif ; n « dans », z « par », kin ou gaz « avec », ra 
« vers », ik, ayant le sens positif de l'anglais « some » 
(c'est-à-dire le sens de notre « de » français dans les 
phrases comme celle-ci « donnez-moi de l'eau »), no 
<( jusque », gabe « sans », gatik « à cause de », tzat 
«( pour », etc. On donne le nom de déclinaison définie à 
celle qui comporte l'article. Les grammairiens distin- 
guent encore dans leurs tableaux la déclinaison des êtres 
raisonnables d'avec celle des êtres dépourvus de raison : 
la première serait caractérisée par l'intercalation, entre 
l'article et le suffixe, d'une syllabe particulière, baith 
— syllabe inexpliquée, mais que los étyttiologistes <>nl 
naturellement assimilée sans hésitation à l'hébreu beth 



103 LA LINGUISTIQUE. 

« maison », vue que cette intercalation n'a lieu qu'auprès 
des suffixes locaux, « dans, chez, vers », etc. — La dé- 
clinaison indéfinie est unique, c'est-à-dire qu'elle n'a en 
quelque sorte ni pluriel ni singulier ; le basque, en 
effet, ne peut joindre à ses noms le signe du pluriel, 
quand ils ne sont pas déterminés : il ne saurait dire 
« femmes », force lui est de dire « les femmes ». Il en 
résulte que le signe du pluriel (qui est k) se place seu- 
lement après l'article a (ancien pronom démonstratif 
conservé en biscayen). La déclinaison définie a donc, 
grâce à cet article, un singulier et un pluriel. 

Il est bon de noter que de grandes irrégularités signa- 
lent l'adjonction des suffixes au nom : quelquefois, par 
exemple, l'article et le signe du pluriel disparaissent. 
Mais ce sont là des détails particuliers que nous devons 
négliger dans une esquisse aussi sommaire que celle-ci. 

L'on conçoit aisément, d'après ce qui précède, à quel 
point il serait inexact de se servir pour le basque des 
mots de cas, de nominatif, de génitif, et ainsi de suite. 
On emploie parfois ces expressions, mais il ne faudrait 
point s'y laisser tromper ; ce ne peut être qu'une façon 
de parler. En basque, il n'y a pas et ne saurait y avoir 
de suffixe nominatif, accusatif ou autre — par exemple 
les s, m du latin « dominu-s, dominu-m » : — l'on se sert 
du thème pur et simple, du thème tel quel ; seulement 
ce thème, lorsqu'il est sujet d'un verbe actif, se \<>it post- 
poser un suffixe k dont l'origine est inexpliquée -.gizonak 
eman du « l'homme l'a donné », (fizonek yo duie « les 
hommes l'ont frappé » ; gizon veut dire « homme », a est 
l'article, k le signe du sujet dont nous venons de parler. 

Une particularité de la langue basque qui ne laisse 
pas que d'étonner, c'est le grand nombre de mots, sou- 
vent réduits à une syllabe, qui viennent s'annexer à d'au- 
tres mots pour marquer l'augmentation, la diminution, 
l'abondance, la mauvaise qualité, l'excès, le défaut, l'atta- 



LA LANGUE BASQUE. 107 

cliL'ineiil, la répugnance, et ainsi de suite. Mais beaucoup 
de nos langues modernes n'ont-elles pas (à un moindre 
degré, il est vrai) la l'acuité de former des diminutifs 
et des augmentatifs ? 

L'adjectif, toujours invariable, se place constamment 
après le nom.; le basque, pour rendre la phrase que 
voici : « la belle maison du petit homme », devra dire : 
« homme petit le de maison belle la ». Remarquons que 
l'adjectif s'intercale ici, comme chez nous, du reste, en- 
tre l'article et le nom auquel il se rapporte, mais que le 
génitif (<( de l'homme ») précède le nom (« la maison ») 
dont il dépend. 

Les pronoms personnels sont ni « moi », gu « nous », 
/à « toi », zu « vous ». Le basque contemporain' emploie 
comme nous la seconde personne du pluriel pour ex- 
primer poliment le singulier ; aussi s'est-il fabriqué un 
« vous » pluriel : zuek. Point de pronoms relatifs ; pour 
imiter les Français ou les Espagnols, les Basques mo- 
i In nés ont employé souvent avec le sens relatif les pro- 
noms interrogatifs ; mais cela est absolument contraire 
au génie même de leur langue. 

En ce qui concerne les noms de nombre, nous pou- 
vons remarquer que le basque ne possède pas de mot 
original pour exprimer « mille » et que tout, chez lui, 
indique une numération vigésimale : « trente-neuf » 
est pour lui vingt et dix-neuf, « soixante » est trois- 
vingts. 

Le verbe basque est simple ou périphrastique. La 
conjugaison simple est caractérisée par ce fait que les 
éléments dérivatifs marquant le temps, le mode, la per- 
sonne sont unis au radical ; la conjugaison périphrasti- 
que a lieu au moyen de deux verbes simples auxiliaires, 
(( être » et « avoir » — dut et naiz — joints à un nom d'ac- 
tion décliné. 

La question du verbe basque est d'une grande impor- 



108 LA LINGUISTIQUE. 

tance ; c'est elle qui déroute le plus les esprits accoutu- 
més à nos grammaires classiques grecques et latines, et 
l'on ne peut dire encore que ce soit une question résolue. 
Pour Mann, van Eys, Vinson, Ribary, la conjugaison 
simple est seule primitive et l'autre n'est qu'une com- 
position dont lorigine ne remonte qu'à la période his- 
torique de la langue basque. Sans entrer dans les rai- 
sons spéciales qui militent invinciblement, selon nous, 
en faveur de cette opinion, nous ferons simplement re- 
marquer que l'opinion opposée (contestant l'existence 
d'un radical à sens verbal dans les formes des auxi- 
liaires) a un caractère métaphysique qui la rend inac- 
ceptable de prime abord. 

La conjugaison basque périphrastique a cet avantage 
de permettre pour chaque verbe une double expression 
répondant au sens transitif et au sens intransitif : la 
voix intransive, c'est un nom d'action accompagné de 
naiz « être » ; la voix transitive, c'est un nom d'action 
accompagné de dut « avoir ». Nous verrons en temps et 
lieu que le verbe sémitique exprime le régime direct par 
un élément pronominal suffixe au verbe ; nous avons 
vu un peu plus haut que le magyar, le vogoul, le 
mordvin agissent de même en semblable occasion (sans 
toutefois placer l'élément en question au même lieu que 
le placent les langues sémitiques); or, le basque agit de 
même. Toutefois, il a cette infériorité sur les langues 
que nous venons de citer, qu'il ne saurait séparer du 
verbe actif son régime direct : il ne pourrait dire, par 
exemple : « j'aime une femme »; il ne peut dire que 
ceci : « je l'aime une femme ». Mais, dans son verbe, le 
basque exprime le régime indirect et dit en un seul 
mot : « je le donne à lui »; ici encore il ne peut omettre 
le régime direct, il ne peut dire : « je donne à lui ». 

Chacune de ces formes complexes est susceptible de 
quatre modifications, suivant qu'on parle familièrement 



LA LANGUE BASQUE. 169 

à un homme ou à une femme, qu'on s'adresse à une 
personne que l'on veut honorer, ou qu'enfin l'on ne 
veuille pas tenir compte de ces circonstances. Les gram- 
mairiens désignent ces modifications sous le nom de 
traitement masculin, féminin, respectueux, indéfini. 

Certains caractères de la langue basque se retrouvent, 
ainsi qu'on l'a souvent répété, dans les langues améri- 
caines. Le verbe basque a sans doute quelques analo- 
gies avec la conjugaison des langues de l'Amérique ; mais 
de là à conclure, comme le font sans hésiter quelques 
auteurs, à une parenté intime entre l'algonquin, l'iro- 
quois, par exemple et l'escuara, il y a loin, fort loin. 
Avant d'affirmer que le basque est, comme ces idiomes, 
polysynthétique ou incorporant, il conviendrait de dé- 
terminer ce que c'est au juste que le polysynthétisme ou 
l'incorporation. Dans le paragraphe relatif aux langues 
américaines, nous essayerons de définir ces deux ex- 
pressions. 

Nous nous contenterons, pour l'instant, de signaler 
ici une particularité des idiomes du nouveau monde que 
l'on retrouve en basque, à savoir : la composition par 
syncope, qui, d'ailleurs, n'est point tout à fait inconnue 
aux langues européennes modernes : de ortz « nuage » 
et azaniz « bruit », le basque fait ortzanz « tonnerre, 
bruit du nuage ». Mais les composés de cette espèce 
ne sont pas très nombreux. Pour l'ordinaire, on les 
rencontre dans les noms de lieux, ces restes précieux 
d'une époque antérieure et si souvent réfractaires à 
l'analyse. 

Il se peut que les noms de lieux nous apprennent un 
jour bien des mots tombés en désuétude et finalement 
oubliés. 

Dans son état actuel, et bien qu'il soit imparfaitement 
connu, on peut dire que le vocabulaire escuara est assez 
lia livre. Exclusion faite des nombreux mots gascons, 



170 LA LINGUISTIQUE. 

français, espagnols et latins qu'il renferme, et encore 
d'autres mots qu'il est possible de rattacher à quelque 
autre source, il est probable que les termes réellement 
basques n'expriment, en général, aucune idée abstraite. 
C'est ainsi que l'on ne connaît pas de mot basque simple 
ayant le sens général que nous attachons en français 
au mot » arbre », au mot « animal ». C'est ainsi encore 
qu'il existe en basque six expressions différentes pour 
exprimer l'état de chaleur de la chienne, de la jument, 
de la vache, de la truie, de la brebis et de la chèvre, 
mais il n'existe point, parait-il, de terme général appli- 
cable à cet état d'une façon commune. Pour les Basques, 
u dieu )> est « le seigneur d'en haut », et s'ils ont un 
tonne pour exprimer notre mot de « volonté », ce terme 
signifie également « pensée, désir, fantaisie ». 

Pour reconstituer, autant que faire se pourra, le vo- 
cabulaire commun escuarien, il s'agira de rechercher 
tous les mots usités dans les divers dialectes, et il con- 
viendra, naturellement, de ne les admettre comme ori- 
ginaux qu'après certitude acquise qu'ils n'appartiennent 
point en propre à quelque idiome étranger. L'histoire 
nous apprend que la région où se parle l'escuara a été 
traversée par des peuples de langue celtique, par des 
Germains, par des Arabes, surtout par des peuples de 
langue romane. Linfluence du latin a dû être d'autant 
plus puissante qu'elle a été continue vingt siècles durant 
et qu'elle s'est exercée plus activement ; pour bien con- 
naître le basque, il importe donc de savoir à fond le 
latin et l'histoire de ses deux dérivés, le français et 
l'espagnol. 

En ce qui concerne l'origine même des Basques, si 
l'idiome escuara a été la langue des ancien Ibères, ou du 
moins l'un des dialectes de leur langue, le fait n'est pas 
encore scientifiquement démontré. D'après de très an- 
ciennes traditions, les Ibères formaient le peuple qui, 



LA LAWSUB BASQUE. 171 

avant l'arrivée des nations de langue indo-européenne, 
habitait l'ensemble de la péninsule ibérique, soit l'Es- 
pagne et le Portugal : ils occupèrent également, paraît-il, 
toute la partie de la Gaule qui plus tard reçut le nom 
de Narbonàaisé» Louis premiers rapports connus avec 
des individus de race étrangère remontent au temps 
des expéditions phéniciennes dont l'histoire nous a trans- 
mis le souvenir. Advint l'invasion celtique, qui donna 
naissance aux Celtibèi'es. Ceux-ci résistèrent vaillam- 
ment aux légions romaines et supportèrent le choc des 
musulmans après avoir subi la domination des Visigoths. 
Conservé dans la région où vivaient les Ibères; l'escuara 
n'étant ni sémitique ni indo-européen, on fut amené à 
le tenir pour le représentant direct, au moins pour l'un 
des mirions représentants de la vieille langue ibérienne. 

L'on s'appuie d'habitude, pour soutenir cette opinion, 
sur trois sortes de preuves, preuves tirée des mœurs, 
preuve tirée du type, preuve tirée de la langue. 

L'argument tiré des mœurs se résume dans une dispo- 
sition légale des coutumes française! de la région pyré- 
néenne, même en dehors du pays basque, qui établissait 
dans les successions un droit absolu de primogéniture 
sans distinction de sexe; or Strabon dit que chez les 
Cantabres, qui paraissent être une tribu ibérienne, les 
lillcs héritaient. .1. Balasque a démontré que le droit 
de primogéniture provenait du principe celtique ou gal- 
lique de la consei^vation intégrale du patrimoine. 

Le type est aujourd'hui connu. Nous possédons les 
caractères du véritable crâne basque, celui d'Espagne. 
Mais ce type aurait beau s'être étendu sur l'Espagne en- 
tière — nous le rencontrons sans doute aussi en Corse 
et dans le nord de l'Afrique — cela ne prouverait en 
aucune façon que cette seule et même race n'ait point 
parlé plusieurs langues différentes, comme cela se voit 
pour d'autres peuples. 



172 LA LINGUISTIQUE. 

Les preuves linguistiques se résument en essais d'ex- 
plications de mots ibères par le basque. Les monuments 
de la langue ibérienne parvenus jusqu'à nous sont de 
deux sortes : d'une part des médailles et des inscriptions, 
d'autre part des noms propres et surtout des noms topo- 
graphiques transcrits par des auteurs grecs et latins. 
Les médailles et les inscriptions offrent les éléments d'un 
alphabet dérivé du phénicien, mais il ne faudrait pas 
prendre le change sur leur prétendu déchiffrement : 
il n'est rien moins que certain. Nous ne pouvons admet- 
tre, dans les différentes lectures proposées jusqu'à ce 
jour, que des traductions aventureuses et forcées. La 
forme des noms recueillis par Strabon, Pline et autres 
anciens auteurs présente, au contraire, une base appré- 
ciable, mais il est tout naturel que les étymologistes en 
aient abusé, et largement, selon leur coutume. Les ex- 
plications proposées par Humboldt, et, après lui, par 
nombre d'étymologistes sans principes, sans méthodes, 
sont très douteuses. Van Eys et Vinson, dont l'opinion est 
d'un poids considérable en la matière, sont d'accord à ce 
sujet (1). 

Il est possible que les présomptions de Humboldt soient 
justes ; il est possible, peut-être même est-il vraisem- 
blable et probable que les anciens habitants de l'Ibérie 
aient parlé une langue alliée au basque, sinon même 
une forme plus ancienne du basque ; mais que cela soit 
prouvé, nous nous refusons encore à l'admettre. 

En résumé, cette prétendu identité est possible, mais 
les faits accumulés pour la faire accepter ne lui ont 
donné d'autre caractère que celui d'une hypothèse sim- 
plement plausible et qui attend encore sa justification. 



d) Van F,ys, In Innquc ibérienne et la langue basque (Ra ue 
de linguistique, t. VIT. p. 1. Paris, 1874); Vinson. In Question 
ibérienne (Mémoires du congrès scientifique do France, t. II, 
p. 357. Paris, 1874). 



LÉS LANGUES \MRIUCATNES. 173 



§ 16. Les langues américaines. 



On a beaucoup écrit, on écrit beaucoup sur les lan- 
gues américaines. Il en est peu qui aient prêté à autant 
de théories excentriques et fantaisistes ; elles partagent 
largement, sous ce rapport, le sort qui était réservé au 
basque et à l'étrusque. 

L'idée commune, l'idée capitale qui obsède presque 
tous les américanistes est de rattacher les idiomes du 
nouveau monde à tel ou tel groupe des langues aggluti- 
nantes du monde ancien, le plus souvent aux langues 
ouralo-altaïques, parfois au basque, parfois au japonais, 
parfois à toutes les autres langues agglutinantes. Cela 
n'est pas sérieux. Avant de rapprocher l'iroquois du 
magyar, le totonak du japonais, le nahuatl du basque, 
il faudrait rapprocher scientifiquement les unes des au- 
tres toutes les langues américaines et esquisser au moins 
leur grammaire comparée. C'est ce que l'on ne se soucie 
point d'entreprendre. 

On ne trouve nulle part comme en Amérique un nom- 
bre considérable d'idiomes se ressemblant autant les uns 
aux autres, mais constitués cependant au moyen d'élé- 
ments parfaitement divers. C'est pour ce motif que l'étude 
des idiomes du nouveau monde offre tant de difficultés 
et qu'il est assez embarrassant de se faire sur leur en- 
semble une idée bien précise. 

A la vérité, il existe un grand nombre de grammaires, 
de livres de piété, de catéchismes, de versions de la 
Bible, propres à faciliter l'étude de certaines langues 
américaines ; mais la plupart de ces ouvrages ont été 
rédigés dans un esprit si peu scientifique et d'une façon 
si défectueuse, que toute l'aide qu'on en peut attendre 



174 LA LINGUISTIQUE, 

se réduit, en réalité, ;ï fort peu de chose. Parmi les plus 
instructifs de ces écrits, nous signalerons celui de John 
Pickerings, Remarks on Ihe Indian Languages of North- 
America, déjà ancien, le Mémoire sur le système gram- 
matical des langues de quelques nations de V Amérique 
du Nord de Duponceau, diverses notices de Mann, Cha- 
rencey, Fr. Mùller {Grundriss der Sprachtvissenschaft, 
t. II, l re partie, p. 181), les récents écrits de L. Adam, 
de Brinton (1). Les Etudes sur quelques langues sauvages 
de l'Amérique par N. 0***, ancien missionnaire, contien- 
nent une esquisse intéressante et vraisemblablement très 
fidèle de l'algonquin et de lïroquois, mais l'auteur s'y 
montre trop peu au courant des procédés méthodiques 
les plus élémentaires. 

Dans la seconde édition de son Ethnographie, Fr. 
Mùller répartit en 28 groupes les langues américaines : 

1. Le groupe kénaï, au nord-ouest de l'Amérique sep- 
tentrionale. 

2. Le groupe athapasque, à Test du précédent, s'éten- 
dant des bords du Youkon et du Mackenzie jusqu'à l'em- 
bouchure du Churchill dans la baie d'Hudson. On ren- 
contre beaucoup plus au sud, et séparés du gros de ce 
groupe, d'autres idiomes qui s'y rattachent également : 
la langue des Qualihoquas au nord du fleuve Colombie, 
des Umpquas au sud ; celle des Apaches, plus au sud 
encore, dans l'Etat de Nevada et la Californie supérieure. 

3. Le groupe algonquin, au sud de la baie d'Hudson, 
et s'étendant à Test jusque vers l'Atlantique. Il comprend 
le mikmak dans l'est de la Nouvelle-Bretagne et à Terre- 
Neuve : la langue des Lenni-Lennapés ou Délawares 
(narraganset, mohican, etc.); le kri, l'ojibway, l'ottawa 
et «Vautres idiomes encore. 



(1) The philosophie Grammar o[ ameriean T.anguages (1885). 
On Pohjsynthesis and Incorporation (1885). 



LES LANGUES AMÉRICAINES. 175 

4. Le groupe iroqu&is (onondago, sénèka, onéida, 
kayuga, tuskarora). 

5. Le dakola, au centre de l'Amérique septentrionale, 
langue des Sioux et d'autres tribus. 

fi. Le -parti ou pawnie. 

7. Le groupe appalache, comprenant, entre autres 
idiomes, le chéroki, le kataha, le chakta, le krik, le 
n a te nez. 

8. En remontant vers le nord-ouest, le koloche dans 
l'extrême ouest de la Nouvelle-Bretagne. 

*9. Le groupe orégonais plus au sud. 

10. Le groupe californien (périkou, monki, kotchimi). 

11. Le groupe yuma sur le bas Colorado. 

12. Les idiomes indépendants des Pueblos de la Sonora 
et du Texas (zuni, tégua et autres). 

13. Les idiomes indépendants du Mexique : le totonak, 
l'otomi, le taraska, le mixtek, le zapotek, le mazahua, le 
marne et autres. 

Vi. Le groupe aztek et des idiomes sonoriens, compre- 
nant d'une part le nahuatl ou aztek, et de l'autre un 
certain nombre des langues de la Sonora : kahita, kora, 
tarahumara, tépéguana ; opata, tubar ; pima, papago ; 
kizb, nétéla, kahuillo ; chochoni, komanche, moki, ut ah, 
pa.hu tan, etc. 

15. Le groupe maya dans le Yucatan, comprenant le 
maya au nord, le quiche, le huastek au nord-est de 
Mexico. 

16. Les idiomes indépendants de l'Amérique centrale et 
des Antilles : le kuéva vers l'isthme de Panama, le cibu- 
ney dans les Antilles. 

17. Le caraïbe et Yarévak ; le premier dans le Vene- 
zuela et la Guyane, le second dans la Guyane anglaise 
et la Guyane hollandaise (Brinton, Transaet. of the 
omette, philos. Soc, XIV, p. 427). 

18. Le tupi, le guarani et Yomagua. Les deux premiers 



176 LA LINGUISTIQUE. 

forment à eux deux un groupe plus particulier ; ils com- 
prennent des idiomes parlés dans la région du Parana, 
du Paraguay, de l'Uruguay. 

19. Certains idiomes de l'intérieur du Brésil, par 
exemple la langue des Botocudos. 

20. Diverses langues de la Colombie. 

21. Les langues indépendantes de la région des Andes. 

22. Uaraucan. 

23. Le guaykuru, parlé entre le Paraguay et le Pilco- 
mayo ; Yabipon dans la région du Saldo, au centre de la 
Plata. 

24. Le puelche dans les Pampas, à l'ouest de Buenos- 
Ayres. 

25. Le téhuelche, langue des Patagons, au sud du pré- 
cédent, 

26. Les différents idiomes de la Terre de Feu. 

27. Le chibeha, de l'autre côté des Andes, dans la 
Colombie ou Nouvelle-Grenade, jusqu'aux environs de 
Santa-Fé de Bogota. 

28. Le groupe quichua est parlé plus au sud, depuis la 
limite des Etats de Colombie et de l'Equateur jusque vers 
le tiers septentrional du Chili. Parents des Quichuas, 
les Aymaras sont sur la limite du Pérou et de la Bolivie. 

Tous ces idiomes passant pour se ressembler et pour 
avoir un aspect général identique, nous avons à déter- 
miner maintenant quel peut être ce caractère commun. 

Et tout d'abord, leur mode d'être, leur mode de fonc- 
tionner sont-ils tellement étranges, tellement particu- 
liers, qu'il faille renoncer à les classer dans une de ces 
trois grandes catégories, langues isolantes, langues 
agglutinantes, langues à flexion, sous lesquelles viennent 
se grouper les idiomes de l'ancien monde ? 

C'est ce qu'un certain nombre d'auteurs ont pensé. Les 
langues américaines auraient, aux yeux de ces auteurs, 
une propriété spéciale qui suffirait à constituer une 



LES LANGUES AMÉRICAINES. Î77 

classe bien à part, un quatrième système, qu'il faudrait 
appeler le système incorporant ou poly synthétique. 

En tâchant d'éviter autant que faire se pourra les dé- 
tails trop arides, recherchons et examinons quels sont 
les phénomènes sur lesquels a pu s'appuyer cette doc- 
trine d'une classe incorporante, quelle est la nature de 
ces phénomènes et quelle est leur importance. 

Nous terminerons par un coup d'œil rapide sur les 
idiomes algonquins et iroquois, parlés dans une grande 
partie de l'Amérique septentrionale et qui sont assuré- 
ment les mieux connus de toutes les langues américaines. 

A plusieurs reprises déjà nous avons dit ce qu'il fallait 
entendre par les termes de langue isolante, de langue 
agglutinante. Le' monosyllabisme est caractérisé par 
l'emploi constant de racines indépendantes et invaria- 
bles ; l'agglutination comporte l'état de dépendance de 
certaines racines, qui, vis-à-vis des autres racines dont 
le sens premier et entier a persisté, n'expriment plus que 
les idées du rapport, de relation. Nous verrons plus tard 
que la flexion ne doit être retrouvée que là où pour 
exprimer les divers rapports de temps et de lieu, la ra- 
cine elle-même peut être organiquement altérée. Impos- 
sible de commettre une erreur sur la place à assigner 
à un idiome donné, si l'on a pu constater chez lui l'un 
de ces caractères, celui du monosyllabisme, celui de 
l'agglutination, celui de la flexion. Ainsi les langues sé- 
mitiques sont flexionnelles par excellence, bien qu'on 
y trouve l'agglutination — par exemple dans les préfixes 
et suffixes pronominaux du verbe et même dans le déve- 
loppement des voix dérivées ; — les idiomes indo-euro- 
péens emploient bien souvent les procédés de l'agglutina- 
tion ; mais, la flexion jouant un rôle essentiel dans la 
langue indo-européenne commune que l'on a pu restituer 
en partie, il faut les ranger forcément dans la classe des 
langues à flexion. H. Chavée avait donc un certain droit 

LINGUISTIQUE. 12 



178 la linguistique;. 

à tenir pour défectueux le nom <|iii a été donné à la 
classe Intermédiaire. En effet, quel que soit le degré de 
fusion, d'usure des éléments constitutifs, du moment 
qu'il y a autant, dé racines distinctes que d'idées prin- 
cipales et secondaires, subordonnées, attributives, il y a 
agglutination. A ce point de vue le sanskrit ne diffère 
en aucune façon du magyar. Nous traiterons dans notre 
sixième et dernier chapitre des empiétements d'une classe 
sur l'autre et delà certitude parfaite de la succession des 
trois états, monosyllabique, agglutination, flexion. 

Le nombre des idiomes agglutinants est considérable, 
mais l'agglutination revêt chez ces idiomes toutes les 
formes possibles. S'agit-il d'établir une division morpho- 
logique secondaire, une sous-classe, il ne faut donc pas 
se régler seulement sur le degré d'intensité de l'agglu- 
tination ou sur son abondance, il convient aussi de pren- 
dre en sérieuse considération l'ordre habituel des élé- 
ments mis en présence les uns des autres, c'est-à-dire 
la tendance plus ou moins marquée des idiomes en 
question à préfixer, suf fixer à la racine, ou encore in- 
fixe r les éléments formatifs des mots. 

Telle était bien la pensée de Schleicher, lorsqu'il se 
refusait à reconnaître une quatrième catégorie de lan- 
gues, composée des idiomes américains. 

Qu'est-ce donc, en définitive, que ce « polysynthé- 
tisme », que cette « incorporation » que Ton prétendrait 
nous faire accepter comme caractérisant ce quatrième 
type de forme (lu langage ? Voici ce que dit à ce sujet 
Fréd. Mùller dans son Ethnographie générale : « Les lan- 
gues américaines reposent, dans leur ensemble, sur le 
principe du polysynthétisme ou de l'incorporation. En 
effet, tandis que dans nos langues les conceptions isolées 
que In phrase relie entre elles se présentent sous la forme 
de mots détachés, elles se trouvent réunies, au contraire, 
dans les langues américaines, en une indivisible unité. 



LES LANGUES AMÉRICAINES. 170 

Par -conséquent, mot et phrase s'y confondent tout à 
fait. » 

D'après les ainéricanistes les langues qui nous occu- 
pent en ce moment auraient comme caractères distinc- 
tifs les particularités suivantes : 

Premièrement, elles réuniraient au verbe des pronoms 
ou même des noms régimes. 

Secondement, elles posséderaient une conjugaison no- 
minale possessive. 

Troisièmement, elles feraient varier le verbe lorsqu'il 
s'agit d'exprimer que l'objet de l'action a changé ou 
lorsqu'il faut nuancer l'action. 

Ouatrièmement enfin, elles connaîtraient le procédé de 
composition indéfinie par syncope et par ellipse. 

Le premier et le second de ces prétendus caractères ne 
résistent, même pas à un examen superficiel. Prenons 
d'abord l'union d'un nom et d'un pronom. Evidemment 
ce procédé est familier aux langues sémitiques et à bien 
des idiomes agglutinants de l'ancien monde. Lorsqu'avec 
le mot mokkumân « couteau » le kri forme les expres- 
sions mmokkumân « mon couteau », Mmokkumân « ton 
couteau », omnkkumdn « son couteau », il court au 
procédé qu'emploie le magyar en disant munkâm « mon 
ouvrage », mnnkdd « ton ouvrage », munkdja « son ou- 
vrage » ; qu'emploie l'arabe en disant kitabi « mon 
livre », kitabo « son livre ». Il est vrai qu'en kri l'élé- 
ment pronominal est placé avant le nom et qu'en magyar 
comme en arabe il est placé après le nom, mais cela 
n'a point d'importance en ce qui nous occupe en ce 
moment. 

En ce qui concerne les variations du verbe destinées 
à nuancer l'action, Duponceau cite d'après Molina le 
chilien ri un « donner », rlugurn « donner plus », élu du a - 
men « avoir le désir de donner », eluzquen « paraître 
donner », cliivalen « pouvoir donner », etc. ; mais cet 



180 LA LINGUISTIQUE. 

exemple ne rappelle-t-il pas très exactement les nom- 
breux exemples analogues que l'on peut tirer du turc ? 
D'ailleurs, dans beaucoup de langues agglomérantes, l'on 
trouve des traces de pareilles dérivations, fort analo- 
gues, en somme, aux voix du verbe sémitique. Nous 
avons déjà cité des exemples tirés des langues dravi- 
diennes et du basque. 

L'on peut considérer comme un peu plus sérieuse la 
troisième des prétendues caractéristiques, à savoir cette 
circonstance que le verbe varie à mesure que varie l'ob- 
jet de l'action. En chéroki, par exemple, on dit kutuwo 
« je me lave » kukûsquô « je me lave la figure », tsêkûs- 
quô (( je lave la figure d'un autre », tàkungkalâ « je lave 
mes vêtements », takutêyâ « je lave des plats », etc., 
en termanacan l'on dit jucurù <c manger du pain », je- 
meri « manger du fruit, du miel », janeri « manger 
des aliments cuits », etc. ; en lénapé on emploie des ver- 
bes différents pour dire « manger de la soupe » et dire 
<c manger de la bouillie ». Mais, en définitive, n'est-ce pas 
là une composition syncopée ? En ce cas nous retom- 
bons dans un caractère que nous aurons à examiner tout 
à l'heure. S'il n'en est pas ainsi, nous ne pouvons voir 
dans ce phénomène que cette horreur de l'abstraction, 
cette absence d'idées générales déjà constatée dans do 
nombreux idiomes de la catégorie agglutinante. 

La réunion des pronoms régimes au verbe s'opère par 
des procédés analogues à celui de la conjugaison nomi- 
nale ; aussi est-elle généralement pratiquée chez les peu- 
ples qui joignent aux noms les affixes possessifs. Le bas- 
que présente à ce sujet une exception remarquable : il 
ne connaît pas les affixes nominaux. Par contre, sa con- 
jugaison <( objective » est la plus riche de toutes celles 
des langues européennes et asiatiques ; il incorpore, en 
effet, dans le verbe, non seulement les pronoms régimes 
directs — « moi, toi, lui » — mais aussi les régimes in- 



LES LANGUES AMÉRICAINES. 181 

directs, tandis que le mordvin — idiome du groupe oura- 
lo-altaïque finnois — ne sait exprimer que le régime 
direct des trois personnes ; le vogoul — idiome du même 
groupe — moins abondant, incorpore seulement l'objet 
de la seconde et de la troisième personne ; le magyar, 
plus pauvre encore, ne peut, en principe, rendre de 
cette façon que le pronom de troisième personne. Mais 
ces différentes langues ont, ce que n'a pas le basque, 
le verbe sans régime, le verbe indéterminé. Dans les lan- 
gues sémitiques les conjugaisons « par pronoms affixes » 
sont, en tous cas, de véritables conjugaisons objectives. 

Quant à l'incorporation des noms au verbe, habituelle, 
dit-on, aux langues de l'Amérique, nous n'en trouvons 
pas en ce moment d'exemple plus significatif que celui 
de l'algonquin nadliolidîn « amenez-nous le canot », for- 
mé de naten « amener », amochol « canot », i euphoni- 
que et nîn « à nous » ; ou encore celui du mot chippéway 
sogininjinitizoyan « si je ne prends pas la main », dans 
lequel entrent sogéndt « prendre » et oninp-na « main ». 
Les formations de cette espèce ne sont qu'une simple ex- 
tension du principe de l'incorporation au verbe de l'idée 
du régime. Oh a remarqué, non sans raison, qu'un cer- 
tain nombre de locutions des langues romanes modernes 
sont de véritables exemples d'une incorporation rudimen- 
taire ; lorsque l'italien dit portandovi « vous portant », 
portandovela « vous le portant », lorsque le gascon 
dit deche-m droumi « laissez-moi dormir », leur pro- 
cédé nous rappelle l'incorporation du basque ou des lan- 
gues américaines. 

Nous pensons, en effet, avec A. Sayce, qu'il faut dis- 
tinguer l'incorporation du polysynthétisme, et qu'il con- 
vient de réserver le premier de ces noms aux phénomènes 
que nous venons d'examiner et qui ne sont, comme on 
l'a vu, ni spéciaux aux langues américaines, ni assez 
importants pour justifier la création d'une quatrième 



182 LA LINGUISTIQUE, 

grande classe morphologique. A. Sayce estime même 
qu'il y a beaucoup plus de différence entre l'incorpora- 
tion et le polysynthétisme qu'entre l'incorporation et la 
flexion ; pour lui, la flexion n'est, en effet, que la fusion 
très étroite de racines de relation avec l'élément fonda- 
mental du mot. 

Nous appellerons donc polysynthétisme le dernier ca- 
ractère signalé comme original dans les langues améri- 
caines, c'est-à-dire la composition indéfinie des mots par 
syncope et par ellipse. Ce caractère est le plus im- 
portant. 

Duponceau, qui ne confond pas l'incorporation avec 
le polysynthétisme, donne ce dernier comme le signe dis- 
tinctif des idiomes du nouveau monde ; le même auteur 
assure qu'il a retrouvé ce caractère dans toutes les lan- 
gues de l'Amérique à lui connues, du Groëland au Chili. 
Toutes réunissent un grand nombre d'idées sous la for- 
me d'un seul et même mot. Ce mot, généralement assez 
long, est l'agglomération intime de mots divers, qui sou- 
vent sont réduits à de simples lettres que l'on intercale. 
Ainsi le groënlandais aulisuriartorasuarpok « il s'est 
hâté d'aller à la pêche » est formé de aulisar « pêcher », 
peartor « être à faire quelque chose », pinnesuarpok 
<c il se hâte », l'algonquin pildpé « jeune homme non 
marié » est formé de pilsilt « chaste » et lépâpé 
« homme » amanganachquiminchi « chêne à larges 
feuilles », est formé de amangi « grand, gros », naclth 
« main », quim, terminaison des noms de fruits à coque, 
et achpansi « tronc d'arbre » ; le mexicain notlazomn- 
huizteopixcdtàtzm « ô mon père, divin protecteur 
estimé et vénéré ! » est formé de no « mon », tlazontli 
« estimé », mahuiztic « vénéré », teopixqui « dieu pro- 
tecteur » et tatzi « père » ; le chippéway totochabo 
<( vin » est formé de toto « lait » et chaminabo « grappe 
de raisin ». Le polysynthétisme consiste donc en une 



LES LANGUES AMÉRICAINES. 183 

composition par syncope, tels composants perdant leurs 
premières syllabes, tels autres perdant leurs dernières, 
et il y a par conséquent entre l'incorporation et le po- 
lysynthétisme cette différence que le procédé du dernier- 
est essentiellement syntaxique. L'incorporation remonte 
à la période de développement du langage, tandis que le 
polysynthétisme a pris naissance durant la période his- 
torique. 

Ainsi le polysynthétisme n'est point un caractère pri- 
mordial ; c'est une extension, ou, si l'on veut, une se- 
conde phase de l'agglutination, et il n'y a pas de raison 
pour faire des langues américaines un type spécial. 

Seulement, dans la série des idiomes agglutinants, 
ces langues viendront les dernières par ordre de pro- 
gression croissante. L'on aura, par exemple, dans les 
premiers rangs, le dravidien avec ses formes grammati- 
cales si peu nombreuses, puis le mandchou plus déve- 
loppé, puis le turc, déjà incorporant, puis les idiomes 
finnois dans l'ordre suivant : suomi, magyar, vogoul, 
mordvin, tous incorporants, puis le basque, qui est incor- 
porant avec des tendances au polysynthétisme ; enfin les 
langues américaines, qui sont incorporantes et polysyn- 
thétiques. Mais cette succession, cette série ne prouvent 
pas plus la parenté originelle des différents idiomes dont 
il s'agit que certains caractères communs qu'ils peuvent 
avoir entre eux ne prouvent la parenté originelle des 
amentacées et des conifères. 

Une fois entrées dans la période historique, toutes les 
langues d'ailleurs pourraient devenir polysynthétiques, 
et l'on trouve en un grand nombre d'idiomes des locu- 
tions abrégées, contractées, pleinement analogues aux 
syncopes des langues du nouveau monde : en latin vene 
-ficus, stipendium, consuetudo, malo, ml, nemo, rursuin, 
fvenenificus, *stipi-pendium, *consueti-tudo, mavelo, ma- 

giSVOlO, etc.); en grec ijlÇOpeiiç pour *à;j.?i-<popeoSi -Ï-zi/wk 



184 LA LINGUISTIQUE. 

etc. ; en anglais lord pour hlâf-weard anglo-saxon, 
world, etc. ; idolâtrie, contrôler, même, etc. (Sayce, 
trad. p. 81) 

Comme Duponceau l'a très bien fait remarquer, ces 
contractions se produisent volontiers dans les mots com- 
posés d'un usage courant, qui sont devenus peu à peu des 
mots à signification simple et dont on oublie la com- 
plexité originelle. C'est le basque, en Europe, qui pa- 
raît avoir le plus usé de ce procédé, et c'est pour ce 
motif que, dans une sériation morphologique des lan- 
gues agglutinantes, on peut le placer entre les langues 
ouralo-altaïques et les langues américaines. 

Nous ne pouvons songer à passer en revue, même de 
la façon la plus sommaire, les différents idiomes que 
nous avons énumérés ci-dessus. Nous nous bornerons 
(tout en faisant parfois allusion à quelques autres lan- 
gues) à une esquisse générale des deux groupes les plus 
importants des idiomes de l'Amérique septentrionale, 
l'algonquin et l'iroquois. Ces deux langues d'ailleurs ne 
sont point parentes et elles offrent entre elles des diffé- 
rences notables, tant sous le rapport de la phonétique 
que sous celui de la formation même des mots. 

L'algonquin, parlé au Canada et dans le nord des 
Etats-Unis, se subdivise en une trentaine de dialectes 
dont les principaux sont le mikmak, au Canada, dans 
la Nouvelle-Ecosse et dans les régions circonvoisines ; 
Yabénaki, dans l'Etat du Maine ; le massachuset, le nar- 
raganset, dans Rhode-Island ; le mohican, en Connecti- 
cut ; les idiomes de l'ancien Canada ou Nouvelle-France : 
Yalgonquin proprement dit, le chippéway (ou ojibway), 
Vottawa, le ménoméni et le kri. Les tribus iroquoises 
habitent la partie occidentale de l'Etat de New- York et en 
général la rive méridionale des grands lacs ; on peut 
diviser l'iroquois en onondago, sénéka, bniéda, kayuga, 
tuskarora. 



LES LANGUES AMÉRICAINES. 185 

La phonétique de l'algonquin est pauvre ; celle de l'iro- 
quois est plus pauvre encore. Ils possèdent nos voyelles 
a, e, i, o ; quelques dialectes ont également u. Ils con- 
naissent les deux demi-voyelles y et w, dont la seconde 
se change en une espèce de sifflante labiale ; c'est ce son 
que les missionnaires ont transcrit et transcrivent en- 
core par le chiffre 8, sous prétexte que ce signe ressemble 
à la ligature « ou » des Grecs, et que le mot « huit » rap- 
pelle sa prononciation. 

L'algonquin possède les deux gutturales k, g, tandis 
que l'iroquois n'a qu'un son de cette sorte, transcrit par- 
fois g, le plus souvent h. Les deux idiomes connaissent 
la palatale tch, certains dialectes algonquins ont le dj ; 
l'algonquin emploie t et d, l'iroquois t seulement ; dans 
ce dernier idiome, point de labiales : l'algonquin possède 
p et b. Chacune de ces langues connaît les nasales ap- 
partenant au même ordre que ses explosives. L'une et 
l'autre ont r et l, toujours permutants, souvent indis- 
tincts. En algonquin, les sifflantes sont assez nombreu- 
ses: on y retrouve h, ch dur allemand, s, z et j /rançais ; 
mais en iroquois l'on ne cite que h et s (f est dialectal) ; 
ajoutons que ces idiomes ont au moins trois voyelles 
nasales, an, en, on. Le seul son qui offre quelque diffi- 
culté aux Européens serait le w placé devant une con- 
sonne. Duponceau dit à ce sujet : « C'est comme ou dans 
notre mot oui, mais suivi immédiatement d'une consonne 
et prononcé sans repos intermédiaire, ce qui l'a fait ap- 
peler l'oit ou le w sifflé, parce qu'en effet il faut siffler 
pour le prononcer. Le même son existe dans l'abénaki ; 
mais, au lieu d'être labial, comme dans le lénapé, il 
est guttural et se prononce du fond de la gorge. On ne 
le trouve point dans l'algonquin proprement dit, ni dans 
le cMppêway. Il n'est pas non plus dans la langue des 
Ottawais, ils y substituent l'oit voyelle. Ainsi, tandis 



186 LA LINGUISTIQUE. 

qu'un Lénapé prononcera vfdanU « «a fille » (en sif- 
flant le w), TOttawais dira oudanis. » 

Toujours suivant Duponceau, les Indiens Algonquins 
articulent d'une façon très distincte et prononcent les 
voyelles très ouvertes : les brèves ont l'accent « frappé » 
et les longues l'accent « appuyé » ; la dernière syllabe de 
la phrase est articulée avec une grande énergie. La pro- 
nonciation des Américains du Sud est plus rude que 
celle des Américains du Nord. 

L'article, que certains auteurs ne veulent pas recon- 
naître, est retrouvé par Duponceau au moins en algon- 
quin. C'est, comme d'ordinaire, un pronom démonstratif, 
mouko (en massachuset), réduit à m préfixé ; mais au- 
jourd'hui son existence est méconnue au point qu'on le 
conserve concurremment avec les affixes possessifs. Ainsi 
le chippéway dit miltig « arbre » et kl mlttig « ton ar- 
bre » ; tandis que le lépané dit kittuk « arbre » m'hlttuk 
« l'arbre » et kliittuk « son arbre ». L'article se rencon- 
tre encore dans d'autres langues américaines : en iro- 
quois sous la forme ne, en otonii sous la forme na. 
Ce. qui l'a fait méconnaître, c'est la tendance que possè- 
dent ces langues à la spécialisation, à la détermination, 
et qui fait que, chez elles, les noms sont toujours ac- 
compagnés d'un affixe possessif. 

En algonquin, l'on ignore la distinction des genres ; 
l'on en compte deux en iroquois : les grammairiens leur 
donnent le nom de genre « noble » et de genre « igno- 
ble ». Le premier s'applique aux divinités et à la partie 
mâle du genre humain ; le second embrasse'tout ce qui 
n'est pas du premier genre. Il y a des particules ou des 
affixes différents pour les êtres animés et pour ceux qui 
ne le sont point. 

La conjugaison nominale — ou, pour mieux dire, et 
ainsi que nous l'avons expliqué plus haut, la dérivation 
possessive — se forme par l'adjonction des éléments pro- 



LES LANGUES AMÉRICAINES. 187 

nominaux en tête du nom. L'adjectif, toujours invaria- 
ble, se place de même, en algonquin, avant le mot qua- 
lifié ; c'est ainsi que kuligatchis « ta jolie petite patte » 
est formé de ki « toi » wulit « jolie », wicligatt « patte » 
et du diminutif cliis ; kitanittowit « le grand esprit » 
est formé de kita « grand », manitu « esprit » et de la 
terminaison adjective wit. 

Le verbe algonquin peut être « absolu », c'est-à-dire 
sans régime ; « transitif », c'est-à-dire pourvu d'un ré- 
gime direct, et <( passif », avec un régime indirect. On 
s'est plu, mais à tort, à reconnaître chez lui un grand 
nombre de modes : il n'en possède aucun en réalité ; il 
se forme seulement un conditionnel en intercalant une 
particule. Le verbe iroquois est également absolu, ré- 
fléchi, réciproque, passif et transitif, à régime direct et 
indirect. De plus, il y aurait dans certaines langues 
américaines des traces d'une soi-disant conjugaison pour 
ainsi dire sexuelle ; ainsi, en abénaki, un homme dirait 
nénananbasanbai « je n'ai pas beaucoup tl'esprit » ; une 
femme dirait nénananbaseskouai. L'on commence à com- 
prendre que, grâce à ces nombreuses variations, un mis- 
sionnaire anglais Edwin James, ait pu attribuer au verbe 
chippéway de six à huit mille formes. 

Pas plus que dans les langues dravidiennes, on ne peut 
exprimer en algonquin ou en iroquois les verbes « être » 
et « avoir » dans leur sens réputé absolu. C'est ainsi 
que cette phrase : « je suis un homme »', se dira en nar- 
raganset iiinin « moi homme », en lénapé lenno rihackey 
« un homme mon corps » ; pour dire « à qui est ce ca- 
not ? » l'on demandera en ottowa watchimânet « à qui 
canot ?» ; en ménoméni ivahotosoydivik « qui possède 
canot ? » 

En somme, le vocabulaire de ces idiomes est assez pau- 
vre. Il leur manque, comme bien l'on pense, la plupart 
des mots capables d'exprimer une idée abstraite, et qu'ils 



188 LA LINGUISTIQUE. 

remplacent soit par des mots empruntés à l'anglais, à 
l'espagnol, au français et même à l'allemand, soit par 
des périphrases développées que les grammairiens ai- 
ment souvent à appeler des mots de dix à douze sylla- 
bes. Dans les dialectes algonquins, les cinq premiers 
nombres sont des mots simples et paraissent seuls pri- 
mitifs : « dix » serait « cinq de plus (que cinq) », « cent » 
serait « dix fois dix » et « mille » « la grande dizaine de 
dizaines » ; l'iroquois, au contraire, semble avoir compté 
jusqu'à dix. Il y aurait de fort curieuses remarques à 
faire sur les noms de parenté, très abondants, en iroquois 
par exemple. On les a classés par catégories : parenté 
supérieure : père, mère ; — inférieure : fils, frère, cadet ; 
— affinité supérieure : beau-père ; — affinité inférieure : 
bru ; — parenté corrélative : beau-frère, etc. Les lan- 
gues dravidiennes sont particulièrement riches en mots 
de cette nature r on y distingue, par exemple, les frères 
aînés des frères cadets par des termes différents, de 
même que l'on distingue en basque la sœur d'une femme 
de la sœur d'un homme. La raison de ces complications 
est sans nul doute, nous semble-t-il, dans le manque 
d'expressions générales qui est habituel aux idiomes in- 
férieurs,et les philologues ou les géographes n'ont que 
trop souvent admiré cette richesse apparente de mots. 

Nous ne pourrions, sans dépasser les bornes qui s'im- 
posent au présent volume, examiner la phonétique et les 
éléments de formation propres aux différents groupes des 
langues américaines. Nous eussions désiré citer plus 
d'exemples que nous ne l'avons fait, reproduire quelques 
phrases entières et les analyser. Les langues américaines 
ont donné lieu, et donnent lieu encore, à des travaux si 
dépourvus de méthode, qu'on ne saurait trop s'attacher 
à faire voir comment elles se relient aux autres idio- 
mes agglutinants. 

Le point important était de faire bien saisir ce qu'il 



LES LANGUES HYPERBORÉENNES. 180 

faut entendre par ces expressions de polysynthêttsme, et 
^incorporation. Si nous avons réussi à exposer nette- 
ment ce qui en est, nous pensons avoir dit des langues 
américaines ce qui est essentiel. 

Disons en terminant que la numération est vigésimale 
dans certaines langues américaines, particulièrement au 
centre, décimale dans certaines autres langues (Algon- 
quins, Iroquois, Californiens, Araucans, etc.). 

§ 17. Les langues hyperboréennes. 

On comprend sous ce nom géographique l'ensemble des 
langues parlées dans les régions arctiques. 

Le youhaghir est parlé par un millier d'individus au 
nord-est de la Sibérie, immédiatement à l'est du yakout 
(langue du groupe turc). 

Le tchouktche asiatique et le koriaque sont parlés plus 
à l'est encore, tout au nord-est de la Sibérie ; ces deux 
idiomes sont proches parents. 

Au sud de la presqu'île de Kamtchatka est parlé le 
kamtchadal. 

Plus au sud encore, dans les îles Kouréliennes et les 
îles japonaises septentrionales, nous trouvons la langue 
des Aïnos. 

Celle des Ghiliaks appartient au continent. 

Au centre môme de la Sibérie nous trouvons le iénis- 
sein (ou ostiaque iénisséin) et le koltc 

Les dialectes innuits sont parlés par les Esquimaux 
tout au nord de l'Amérique. Le tchouktche américain, 
qu'il ne faut pas confondre avec le tchouktche asiatique, 
est parent des dialectes innuits ; il est parlé sur la cote 
nord-occidentale. 

Les dialectes aléouticns sont essentiellement distincts 
des dialectes innuits. 

Au surplus, le nom cVhyperboréenves ou arctiques, 



100 LA T.IV.TISTIQT-E. 

sous lequel on réunit eus différentes langues, ne doit, pas 
donner le change sur leur plus ou moins d'affinité soit 
entre elles, soit avec d'autres idiomes. 

Bien des hypothèses sont encore permises à ce sujet, 
mais il est vraisemblable qu'un certain nombre de ces 
idiomes résisteront à toutes les tentatives que l'on pourra 
faire en vue de les laisser parmi tel ou tel groupe suf- 
fisamment connu. 

Il serait dangereux, en tout cas, d'accorder aux rela- 
tions des missioniaires sur telle ou telle de ces langues, 
notamment sur celles des Esquimaux, plus de crédit qu'il 
ne convient. On n'y trouve, le plus souvent, que des rap- 
prochements de mots, des étymologies ; en somme, rien 
de scientifique. Ajoutons d'autre part que certains idio- 
mes hyperboréens ont été étudiés avec soin par des au- 
teurs compétents, ainsi qu'on peut le voir dans les publi- 
cations de l'Académie de Pétersbourg. 

Il y a à remarquer dans la langue des Youkaghirs que 
le nombre est rendu dans le pronom par une véritable 
flexion : mot « je », mit « nous ». Celle des Aïnos peut 
être citée comme une langue agglutinante sortant à peine 
de la phase monosyllabique : point de distinction for- 
melle du nombre dans les noms, en principe du moins ; 
les cas nominatif et accusatif ne sont indiqués par aucun 
élément accessoire ; dans le verbe, le temps, le morte, 
la personne, sont exprimés par des procédés périphras- 
t ii pies ; la numération est vigésimale. La langue des 
Aléoutes est par contre à une période développée de L'ag- 
glutination ; le système de numération est quinaire. 

§ 18. Les langues du Caucase. 

Les langues du Caucase (ainsi appelées de la région où 
elles sont parlées) se divisent en deux groupes princi- 
paux, celui du nord, celui du sud. 



r.ANGUES DTT CAUCASE. 101 

Parlons d'abord du groupe septentrional. 

Longeant le versant nord du Caucase, de la mer Cas- 
pienne à l'est, jusqu'au détroit de Kertch (entre la mer 
d'Asov et la mer Noire) à l'ouest, il comprend à son 
tour trois groupes distincts : le groupe lesghien, à l'est 
(dans le Daghestan), qui confine à la mer Caspienne et 
semble compter quatre cent mille individus ; le groupe 
kit te, au centre, beaucoup moins considérable que le 
précédent ; le groupe tcherkesse ou circassien, à l'ouest, 
qui occupe presque toute la moitié nord-occidentale du 
Caucase et n'est peut-être pas éloigné de comprendre à 
lui seul tout autant d'individus que n'en comprennent 
les deux groupes précédents. 

Un mot maintenant sur chacun de ces trois sous- 
groupes et leurs propres subdivisions. 

Le lesghien comprend, entres autres idiomes, l'avare (1), 
le kasi-koumuque (ou lak), Vakoucha, le kiirine, Voude. 

Le kiste (ou tchetchenze), à l'ouest du Daghestan, 
ainsi que nous l'avons dit, comprend Yingouche (ou la- 
mour), le karnboulak, le tchetchenze proprement dit, le 
thouehe (ou mosok), qui, bien qu'appartenant au groupe 
septentrional, est parlé au sud du Caucase, vers la 
source de l'Alasan. On porte à cent quarante mille le 
nombre des individus parlant les dialectes kistes. 

11 est assez difficile d'évaluer le nombre actuel des Cir- 
cassiens du Caucase : on le portait autrefois au chiffre 
de quatre cent quatre-vingt-quinze mille, mais beaucoup 
d'entre eux ont été attirés récemment dans la Turquie 
européenne. 

Le groupe méridional est formé du géorgien, du suane, 
du mingrélien, du laze. 

Le géorgien gérait parlé par près de trois cent mille 
individus. 

(lï Smirnow, Notice sur les Avares du Daqhestan. Revue 
d'Anthropologie, t. V, p. 84. Paris, 1876. 



192 LA LINGUISTIQUE. 

Le territoire «lu suane est situé au nord-ouesi du géor- 
gien. 

Au sud du suane et à l'ouest du géorgien est parlé le 
mingrélien. 

Le laze, enfin, est parlé plus au sud encore, au sud-est 
de la mer Noire, dans le Lazistan, pays soumis aux Otto- 
mans. 

Ces quatre derniers idiomes remonteraient à une ori- 
gine commune, mais il est loin d'être établi qu'ils soient 
apparentés aux idiomes du versant septentrional, et 
même que ceux-ci soient alliés entre eux. Un certain 
nombre des langues du Caucase ont été cependant étu- 
diées de très près, notamment par Schiefner dans les 
Mémoires de VAcadémie de Pélersbourq. 

Le matériel phonique de tous ces idiomes est riche 
lorsqu'il s'agit des consonnes, assez pauvre lorsqu'il 
s'agit des voyelles. 

On trouve dans ces langues la dérivation par suffixes, 
celle par préfixes, celle par infixes. Les cas sont ordinai- 
rement formés au moyen de suffixes : laze, bozo « fille », 
bozos « à la fille », bozote « avec la fille » ; de même le 
pluriel : thouche dad « père », khok « pied », pluriel 
dadi, khoki. Dans ses formes verbales l'abkhase préfixe 
l'élément personnel dérivatif : si-qoup « je suis », u-qoup 
« tu es », ha-qoup « nous sommes ». Les idiomes méri- 
dionaux forment les noms d'agents au moyen du préfixe 
me : puri « pain », mepure « fabricant de pain » ; thewzi 
« poisson », methewze « pêcheur ». L'abkhase infixe dans 
la racine l'élément pronominal. 

Certaines langues du Caucase ont un système décimal 
de numération ;' chez la plupart le système est vigésimal. 

L'on a tenté souvent d'identifier les langues dites du 
Caucase avec les langues indo-européennes ou les lan- 
gues sémitiques, mais cela a toujours été sans succès. 
Nous pensons qu'il faut les regarder comme complète- 



AUTRES LANGUES AGGLUTINANTES. 193 

ment distinctes des autres groupes linguistiques, même 
du groupe ouralo-altaïque. 



§ 10. De quelques autres idiomes classés parmi 
les langues agglutinantes. 



Dans le nombre des langues que nous venons de pas- 
se] en revue, il y en a plusieurs, sans doute, qui deman- 
deraient à être étudiées de plus près qu'elles ne l'ont été 
jusqu'à présent, et qui, en réalité, ne sont connues que 
d'une façon très imparfaite. 

On est moins bien renseigné encore sur quelques autres 
idiomes, les uns actuellement vivants, les autres dis- 
parus. 



A. La prétendue langue scythique. 



Cette expression de « cythique » a été employée de deux 
façons différentes ; on l'a appliquée soit à un peuple par- 
ticulier, soit à un ensemble de populations plus ou moins 
apparentées. Dans le premier cas, l'on ne suppose qu'une 
seule langue scythique, un seul peuple scythe ; dans le 
second l'on suppose, non plus une race et une langue 
scythique, mais bien des races et des langues scythiques. 
La première opinion a été peu soutenue ; la seconde, par 
contre, n'a pas laissé de séduire des auteurs aussi com- 
pétents que l'est, par exemple, D. Withney. Celui-ci, en 
effet, donne aux langues ouralo-altaïques ce nom de lan- 
gues « scythiques » (1), nom que les Grecs donnaient aux 

(1) Lfinquagc and Ihe Sludy o[ Language, 3* édit., p. 309. Lon- 
1S79. 

UNOUIST1QUE. 13 



194 LA LINGUISTIQUE. 

races nomades du Nord-Est, sinon à toutes ces races, du 
moins à plusieurs d'entre elles. 

Nous ne pouvons admettre cette appellation, beaucoup 
trop étendue, nous semble -t -il. Il est vraisemblable, sans 
doute, bien que l'on ne puisse en fournir une preuve di- 
recte (1), que l'antiquité a classé parmi ses Scythes plus 
d'une peuplade appartenant au groupe ouralo-altaïque ; 
mais, d'autre part, il semble avéré qu'elle a également 
donné le nom de Scythes à des peuples parlant un idiome 
indo-européen. La langue des Scythes du Pont paraît 
avoir été une langue éranienne, ainsi qu'a cherché à le 
démontrer Miillenhoff. 

Quelques auteurs ont pu penser sans trop d'invraisem- 
blance qu'une partie des Scythes parlaient un idiome se 
rattachant aux langues slaves (2). Nous estimons, en 
somme (3), avec Frédéric Millier, que ce nom général de 
Scythes n'est qu'une expression géographique ne répon- 
dant à aucune idée précise de race ou de langue. La Scy- 
thie est simplement le nord de l'Europe et de l'Asie, les 
Scythes sont les habitants de cette région. 

Ainsi il nous semble très peu prudent, pour le moins, 
de parler d'une langue scythique, et de donner ce nom 
à l'ensemble des idiomes ouralo-altaïques. 

B. La langue de la seconde colonne des inscriptions 
cunéiformes. 

La première colonne des inscriptions trilingues des 
Achéménides est, comme l'on sait, rédigée en vieux 

(1) Schiefner, Sprachlichc Bedenkcn gegen das Mongolcn- 
tluun der Skythen. Mélanges asiatiques, t. II, p. 531 1850. 

f>) Consultez Gr. Khek, Einleilung m die slavisclie Litrra- 
turaeschichte und darstellung Uircr œlteron penod, t I, p. 
Gratz 1874 Consultez également Swegel, ' ràmsehe Allerllmms- 
kundè, t. I, p. 333 et suiv. Leipzig, 1873. 

(3) Cf. Fligier, Zur Scythenfrage, 18/8. 



AUTRES LANGUES AGGLUTINANTES. 195 

perse : c'est celle qui fut déchiffrée la première. La troi- 
sième colonne, dont la langue ne fut connue que long- 
temps après, est en assyrien, dialecte sémitique. 

On a donné différents noms à la langue de la seconde 
colonne de ces inscriptions, entre autres celui de langue 
médique et celui de langue scythique. Ce dernier nom, 
qu'ont proposé, et dont se sont servis H. Rawlinson (1). 
et Norris (2), est beaucoup trop vague, ainsi que nous 
l'avons dit au paragraphe précédent, pour convenir à un 
idiome quelconque. Celui de médique paraît avoir plus 
de raison d'être. On allègue en sa faveur que certaines 
inscriptions rédigées dans la langue de la deuxième 
colonne des monuments achéménides, ont été trouvées 
dans les régions de l'ancienne Médie, sans être accom- 
pagnées de versions éranienne ou assyrienne. Les trois 
langues des inscriptions cunéiformes devaient, ajoute- 
t-on, être les trois langues des principaux peuples de 
l'empire ; or, la première étant perse, la troisième assy- 
rienne, la seconde ne pouvait être que médique (3). 

Pour E. Norris, le soi-disant médique était un idiome 
du groupe ouralo-altaïque, proche parent du magyar, 
de l'ostiaque, du permien et des autres langues de la 
même famille. A. Mordtmann en fit également un 
idiome ouralo-altaïque, mais il le rattacha au groupe 
turc ou tatar (4), supposa qu'un certain nombre d'élé- 
ments indo-européens s'y étaient glissés à différentes 
époques, et lui donna le nom de susien, langue de la 
Suslane. 



(1) Notes on the early Hisloria of Babylonia. Journal of the 
Royal Asiatic Society, t. XV, p. 215. 

(2) Mémoir on the Scythic Version o[ the Behislun Inscription. 
Journal of the Royal Asiatic Society, t. XV, p. 1. Londres, 1863. 

(3) Benfey, Geschichte der Sprachwissenscha[t und orienta- 
lischen Philologie in Deutschland, p. 633. Munich, 1869. 

(4) Ueber die Keilinsehrillen zuieiter qatlung. ZHlschrift der 
deutschen morgenteendischen Gesellschaft, t. XXIV, p. 76. 
Leipzig, 1870. 



196 LA LINGUISTIQUE. 

J. Oppert, lui aussi, s'est occupé de cette question (1). 
Après avoir adopté le nom de « scythique », il s'est rallié 
à celui de médique. La langue de la seconde colonne des 
inscriptions cunéiformes serait la langue de la dynastie 
médique, la langue d'Arbacès, de Déjocès, de Cyaxare et 
autres, dont les noms, sous cette forme, sont simplement 
rendus à la façon des Perses. Cette dynastie aurait régné 
de l'année 788 à l'année 560 avant notre ère, deux siècles et 
un quart de siècle ; sa langue et sa religion auraient été 
tout à fait distinctes de la langue et de la religion des 
Achéménides. (Voir Oppert, Congrès des Orientalistes, 
tome II, p. 181 ; Zcitschrift cler morgenlœndischen Gesells- 
chnft, tome III, p. 1) ; le Peuple et la Langue des Mèdes, 
1879). 

En fin de compte, la question porte principalement sur 
ces deux points : la langue de la seconde colonne des in- 
scriptions cunéiformes appartient-elle au groupe des lan- 
gues ouralo-altaïques ? Cette langue est-elle la langue 
des Mèdes ? 

Sur le premier point, nous pouvons répondre avec 
F. Spiegel (2) que la langue dont il s'agit ne nous paraît 
pas encore suffisamment déchiffrée. Les auteurs que nous 
avons cités plus haut (et auxquels on peut en joindre 
quelques autres, par exemple N. Westergaard) sont loin 
d'avoir fait partager à tous les juges compétents leur opi- 
nion sur le caractère finnois ou tatar de l'idiome dont il 
s'agit. Caldwell veut le rapprocher des langues dravidien- 
nes de l'Inde méridionale ; cette manière de voir est inac- 
ceptable. En l'état actuel de la question, il semble pru- 
dent d'attendre les résultats de nouvelles recherches. 

D'autre part, nous devons nous demander s'il n'est pas 
téméraire de regarder définitivement les Mèdes comme 

(1) On the Médian Dynasfv. Us Nalionality and ils Chrono- 
loçw, 1874. 

(2) Erânische Allcrthtimshitnde, t. I, p. 381. Lcipzip, 187L 



AUTRES LANGUES AGGLUTINANTES. 197 

un peuple d'origine ouralo-altaïque. F. Spiegel ne peut se 
ranger à cette opinion et ses arguments ne nous parais- 
sent point sans valeur. Le témoignage d'Hérodote est for- 
mel, celui de Strabon ne l'est pas moins. L'un et l'autre 
tiennent les Mèdes pour un peuple aryen. Leurs noms 
propres, leurs noms géographiques s'expliquent tous, 
d'ailleurs, par les langues éraniennes et non par le suomi 
ou par le turc (1). 

Jusqu'à plus ample information, il paraît donc raison- 
nable de ne classer encore dans aucun groupe, dans au- 
cune famille même, la langue de la seconde colonne des 
inscriptions cunéiformes et de ne lui donner aucun nom 
particulier. 

C. La langue dite sumérienne ou accadienne. 

On a supposé, il n'y a pas longues années, que des 
populations parlant une langue agglutinante avaient oc- 
cupé avant les Assyriens les régions de la Babylonie, et 
que, pour s'implanter dans le pays, la civilisation sé- 
mitique avait dû se greffer sur cette civilisation anté- 
rieure. Hincks donna à cette langue le nom biblique 
d' « accadien », qui semble jouir aujourd'hui d'une cer- 
taine faveur, mais que son auteur, paraît-il, ne proposait 
que sous toutes réserves. Pour Oppert, le nom d' « acca- 
dien » n'est qu'un synonyme d'assyrien ; assyrien et 
accadien seraient la langue sémitique de Ninive et de 
Babylone, la langue de la troisième colonne des inscrip- 
tions cunéiformes. Au peuple qui avait précédé les Sé- 
mites en Assyrie (et leur aurait communiqué son écriture 
cunéiforme et sa civilisation) il donna le nom de « Kas- 
do-scythique » ou sumérien ; à la langue de ce peuple il 
donna le nom de « sumérien » (2). Rawlinson nomma cet 
idiome le proto-chaldéen. 

fl) Spiegel, Op. cit., t. I, p. 384. 

(2) Congres des Orientalistes, session do Paris, 1870, t. II, 
p. IU. 



198 LA LINGUISTIQUE. 

La langue sumérienne aurait disparu, à un moment 
donné, de l'usage populaire, mais les prêtres l'auraient 
conservée dans l'exercice du culte. Oppert a tenté le pre- 
mier d'esquisser les traits essentiels d'une grammaire 
sumérienne (1). 

On a cherché depuis lors avec beaucoup d'ardeur à 
restituer le lexique sumérien et à le comparer à celui 
des langues ouralo-altaïques. On professa que les pré- 
décesseurs des Sémites assyriens sur le sol de la Baby- 
lonie avaient parlé une langue alliée au finnois ; qu'ils 
avaient connu une grande civilisation ; qu'ils avaient 
communiqué aux Assyriens immigrant au milieu d'eux 
leur système d'écriture cunéiforme ; enfin, qu'avant de 
perdre leur propre langue, ils avaient initié les nouveaux 
venus à une culture à laquelle ces derniers étaient restés 
étrangers jusque-là. 

La thèse du sumérien ne s'imposa point de haute lutte. 
Joseph Halévy a tenté une explication tout autre des 
textes soi-disant accadiens. Il a cherché d'abord à dé- 
montrer que la langue en question n'a rien de commun 
avec les idiomes ouralo-altaïques : sa phonétique en 
diffère largement ; ses racines n'ont ni la forme, ni 
l'usage de celles des langues ouralo-altaïques ; le mode 
de structure des mots est tout différent ; les pronoms 
n'ont rien de commun ; la conjugaison est construite en 
de tout autres conditions ; les deux vocabulaires, enfin, 
ne sauraient être sérieusement comparés : c'est à peine 
si l'on rapproche entre eux quelques dizaines de mots 
dits accadiens, d'un nombre égal de mots empruntés aux 
divers idiomes du groupe finnois. En somme, l'existence 
d'un peuple parlant une langue ouralu-altaïque sur le sol 
de la Mésopotamie, ne serait démontrée ni par les monu- 
ments ( qui appartiennent tous à l'art sémitique), ni par 

1,1) Journal asiatique. VIT' -cric, t. I, p. 113. Paris, 1873. Revue 
de. philol. et d'ethnogr., 1875. 



AUTRES LANGUES AGGLUTINANTES. 199 

les noms géographiques, également sémitiques, ni par le 
témoignage des auteurs. Les textes accadiens ne seraient, 
en définitive, que de l'assyrien pur et simple, écrit, non 
plus à l'aide d'un système phonétique, mais bien à l'aide 
de monogrammes artificiellement combinés. 

En autres termes, des deux côtés on aurait de l'assy- 
rien, uniquement de l'assyrien, mais les textes soi-disant 
sumériens seraient écrits en idéogrammes au lieu de 
l'être en caractères phonétiques (1) ; ce qu'on appelle ac- 
cadien ou sumérien serait simplement une façon d'écrire 
l'assyrien, une écriture hiératique, sorte de transition 
entre le système idéographique et le système syllabique. 

Stanislas Guyard, lui aussi, n'a voulu voir dans le pré- 
tendu suméro-accadien que des mots assyriens écrits 
dans un système particulier (2). 

Renan s'est exprimé sur cette question avec une grande 
réserve. Avant l'arrivée des Assyriens, avant l'arrivée des 
Eraniens, il y avait en Babylonie une véritable civilisa- 
tion. Il est très probable que cette civilisation a possédé 
en propre, a créé l'écriture dite « cunéiforme » ; mars 
faire de la langue de ces prédécesseurs des Assyriens un 
idiome ouralo-altaïque, cela dépasse toute permission 
légitime. Il y a lieu d'être étonné de voir rattacher « cette 
antique substruction de la civilisation savante de Baby- 
lone aux races turques, finnoises, hongroises, à des races 
qui n'ont guère su que détruire et qui ne se sont jamais 
créé une civilisation propre. Le vrai peut quelquefois ne 
pas être vraisemblable, et si l'on nous prouve que ce 
sont des Turcs, des Finnois, des Hongrois qui ont fondé 



(1) Revue de philol. et d'ethnogr., t. III, Revue critique, 
14 juillet 1884. 

(2) Journal asial., 1880, t. I, p. 540. — Revue de l'histoire des 
religions, 1880-1882. — Revue critique, 17 juillet 1882. — 
Zeitschr, [iir Keilschriftforsehung, 1884. — Consultez : Sayce, 
Princ. de philologie ; Schrader, Zeitschr, der deutschen mor- 
genl. Geseltseh., t. IX; le même recueil, passim ; Haupt (P.), 
Die sumerischen Familiengesetze, 1S79. 



200 LA LINGUISTIQUE. 

la plus puissante et la plus intelligente des civilisations 
anté-sémitiques et anté-aryennes, nous croirons ; toute 
considération a priori doit être subordonnée aux preuves 
a posteriori. Mais la force de ces preuves doit être en 
proportion de ce que le résultat a d'improbable. » 

Fr. Mùller dit, de son côté : « L'écriture cunéiforme est 
due selon toute vraisemblance à un peuple dont la posi- 
tion ethnologique est inconnue, le peuple d'Accad. On a 
voulu en faire un peuple touranien, ou, pour parler en 
termes plus précis, ouralo-altaïque, aliié particulière- 
ment au rameau finnois. Abstraction faite du défaut de 
méthode qui a conduit à cette opinion, nous la regardons 
comme inconciliable avec ce que nous savons de l'ethno- 
logie de la haute Asie (1). » 

Quoi que l'on en dise chaque jour, les preuves de la 
théorie sumérienne ne sont pas définitives. Nous nous 
gardons bieri toutefois de combattre et de nier le sumé- 
rien ; nous sommes tout disposé à l'accepter, à le classer 
au nombre des langues agglutinantes, à le rapprocher 
même du groupe finnois ; mais nous en sommes encore à 
attendre des arguments décisifs, une grammaire vérita- 
ble. Nous ne pouvons nous contenter des centaines d'éty- 
mologies plus ou moins ingénieuses que l'on a accumu- 
lées les unes sur les autres avec autant d'intrépidité que 
peu de critique. Ce procédé est bien connu ; n'a-t-il pas 
triomphé des inscriptions étrusques, des inscriptions 
gauloises, des inscriptions ibériennes ? 

On écrit beaucoup sur l'accadien, beaucoup trop peut- 
être. Il ne suffirait, pour le faire accepter, que d'un court 
travail fait avec méthode. Il se peut que la démonstration 
décisive ne tarde pas à venir, mais jusqu'à ce jour, nous 
le répétons, elle n'a pas été fournie. Les défenseurs de 



(]) Grundriss dcr S[/ruchv:issenscha[!, t. I, p. IfiS. Vienne, 
1876. 



/ 




LA THÉORIE DES LANGUES TOURANIENNES. 201 

la théorie sumérienne doivent, avant tout, être parfaite- 
ment au courant de la phonétique, de la structure et du 
vocabulaire spécial des langues ournlo-altaïques. Tous 
les auteurs qui ont écrit sur le sumérien ne paraissent 
pas posséder à fond cette premier > condition de leur 
comparaison. Le cas d'un certain nombre d'entre eux 
semble être plus grave encore. Il s'agirait, paraît-il, d'ap- 
porter un nouvel appui à la vieille tentative de l'accom- 
modement des origines ethniques et linguistiques au 
meilleur gré de la fable hébraïco-ch rétienne. 

Il importe que la question ne soit pas étendue en de- 
hors des limites qui lui conviennent, La seule question 
engagée est celle du caractère agglutinatif des textes dits 
(( accadiens » ou sumériens ; on ne saurait la compli- 
quer sans risquer d'entraver, par un manque regrettable 
de bon vouloir, le cours d'une enquête qui doit être pure- 
ment linguistique. 



§ 20. La théorie des langues touraniennes. 

Dans la période de formation des sciences nouvelles, 
alors que l'on songe avant tout à grouper et à classer les 
premiers résultats acquis, il se glisse souvent de ces théo- 
ries générales qui peuvent réduire les esptits amateurs 
de choses simples et faciles, mais qui sont appelées à 
s'écrouler piteusement, un jour ou l'autre, sous les en- 
treprises de la critique. 

La linguistique n'a pas échappé aux théories de cette 
espèce. 

On peut ranger parmi les conceptions les plus fantai- 
sistes la théorie d'une famille touranienne, qui, malgré 
son invraisemblance, n'a pas laissé de jouir jusqu'en ces 
derniers temps d'un certain crédit. 

Hâtons-nous de le dire, cette théorie ne repose sur au- 



202 LA LINGUISTIQUE. 

cun fait scientifique, et elle n'a été imaginée que pour 
soutenir des conceptions ethnographiques très peu sé- 
rieuses. 

Tout à l'heure, nous nous occuperons de son origine et 
de son nom ; cherchons, auparavant, à établir en quoi 
elle consiste. 

Et d'abord il faut distinguer. Il existe deux variétés de 
« touranisants » ; le touranisant absolu et le touranisant 
modéré. 

Celui de la première variété est le touranisant ortho- 
duxe. Pour lui, toutes les langues étrangères au groupe 
européen et aux groupes sémitique et khamitique consti- 
tuent un groupe « touranien ». Les idiomes de ce groupe 
auraient en commun, non seulement un ensemble de pro- 
cédés de structure, mais encore un grand nombre de 
racines : il y aurait donc eu une langue commune, une 
langue mère touranienne. On admet d'ailleurs dans ce 
groupe une division septentrionale et une division méri- 
dionale. La première comprendrait les langues ouralo- 
altaïques, dont nous avons parlé dans le paragraphe 14 
de ce chapitre ; la seconde comprendrait, non seulement 
toutes les autres langues agglutinantes, mais encore les 
langues monosyllabiques de l'extrême Orient. 

La seconde variété est celle du touranisme dissident, 
du touranisme hétérodoxe. Et ici encore il faut distin- 
guer. 

Une première sous-variété ^e croit déjà plus au tou- 
ranisme, mais elle cherche à a sauver au moins le nom. 
Ces touranisants de troisième degré donnent le nom de 
touraniennes aux langues que nous appelons « ouralo- 
iiltaïques », ou simplement altaïques, et qui se divi- 
sent, comme nous l'avons vu, en cinq groupes : samoyède, 
finnois, turc, mongol, tongouse. 

Moins osée que la précédente, la seconde sous-variété 
des touranisants modérés compose le groupe touranien, 



LA THÉORIE DES LANGUES TOURANIENNES. 203 

non seulement des idiomes ouralo-altaïques, mais en- 
core des langues dravidiennes, des langues maléo-poly- 
nésiennes, du tibétain, puis du siamois. Nous exposons 
et ne critiquons pas. 

Nous ne demandons point, par exemple, pourquoi l'on 
fait abstraction ici du chinois, du japonais, du hotten- 
tot et des autres idiomes que les touranisants absolus 
appellent également touraniens. 

Cette théorie, avons-nous dit, a été imaginée en grande 
partie pour venir à l'aide de données ethnographiques 
non moins imaginaires, mais par contre très hortodoxes. 
C est une théorie bonne à abuser les personnes crédules 
ou celles qui n'ont ni le temps ni la faculté de contrôler 
par elles-mêmes les assertions qu'on leur propose au nom 
même de la science. Un patriarche du nom de Tour au- 
rait donné naissance à une race touranienne dont la 
langue aurait été la mère commune des différents idio- 
mes soi-disant touraniens. Une légende persane fut habi- 
lement greffée sur cette invention, et l'orthodoxie judaïco- 
chrétienne battit monnaie de cette nouvelle théorie, qui, 
pour être dépourvue de tout caractère sérieux, ne lui sem- 
blait pas moins bonne à recueillir, puisqu'elle s'accom- 
modait sans peine à l'enseignement de ses livres saints. 

S'il est un fait avéré, c'est bien celui qu'ont démontré 
Schleicher, W. Withney, et tant d'autres avec eux, que 
ces prétendues langues touraniennes n'ont de commun 
qu'une chose : le nom ridicule qu'on se plaît à leur don- 
ner. La structure générale du basque, du japonais, du 
magyar est sans doute la même ; toutes ces langues, sans 
doute, suffixcnt aux noms des éléments dont le rôle est 
parfaitement analogue ; toutes ces langues, en un mot, 
sont de forme agglutinante, mais les éléments qui cons- 
tituent le fond même de chacune d'elles sont tout diffé- 
rents, leurs racines sont irréductibles. 

11 ne suffit point, pour proclamer audacieusement 



204 LA LINGUISTIQUE. 

qu'elles remontent à une seule et même source, de n'avoir 
pu, ni de près ni de loin, les ramener à une forme com- 
mune. 

Ce qui distingue avant tout les touranisants, c'esi leur 
grand aplomb. Il ne faut cependant qu'un peu de critique 
pour les ruiner entièrement. 

Il est fâcheux, en tous cas, que certains auteurs fassenl 
à ce nom fantaisiste de langues touraniennes l'honneur 
de le regarder — tout en le condamnant — comme un 
fait dont il n'y a plus à se débarrasser. C'est pour cette 
condescendance même que l'on arriverait à lui donner 
encore quelques beaux jours, sinon à l'implanter tout a 
fait. Le meilleur moyen de combattre la théorie toura- 
nienne est peut-être de n'en plus parler. 

Le nom malencontreux de langues sémitiques répond, 
au moins, à un ensemble de choses bien défini, et on peut 
l'accepter sous toutes réserves : mais celui de touranien 
et de langues touraniennes n'est fait que pour perpétuer 
les plus graves erreurs. 



CHAPITRE V. 



TROISIÈME FORME LINGUISTIQUE : LA FLEXION. 

Nous arrivons maintenant à la troisième forme du 
Langage : la flexion. 
Ni mis avons vu que dans la période du monosyllabfsme 

La racine et Le mol étaient tout un, que la phrase n'était 
qu'une succession de racines monosyllabiques, isolées les 
unes des autres. Dans la seconde période nous avons vu 
que certaines racines, passant de la condition de mots 
indépendants à l'état de simples suffixes (par exemple 
dans les langues ouralo-altaïques) ou de simples préfixes 
(dans les idiomes du système bantou), ne servent plus 
qu'à exprimer les relations, actives ou passives, des raci- 
nes qui ont conservé leur pleine et entière signification. 

l)ans la première période la formule du mot, ainsi 
que nous l'avons dit, est simplement R et la formule de 
la phrase est R + R + R, etc. ; par R nous entendons la 
racine. 

Si nous représentons par u les racines dont le sens 
primitif s'est oblitéré et qui ne servent plus de préfixes ou 
de suffixes, nous avons comme formules de mots, dans la 
seconde période, Rr, Rrr, rR, rRr et nombre de combi- 
naisons analogues. 

Deux systèmes de langues, celui des langues sémito- 
khamitiques et celui des langues indo-européennes, après 
avoir connu la période du monosyllabisme, puis celle de 
l'agglutination, arrivèrent indépendamment L'une de 
l'autre à la troisième phase, celle de la flexion. 



?06 LA LINGUISTIQUE. 



§ 1. Quest-ce que la flexion ? 

Ici la racine peut exprimer, par une modification de 
sa propre forme, les rapports qu'elle a avec telle ou telle 
autre racine. La flexion, c'est la possibilité pour une 
racine d'exprimer, en se modifiant ainsi, une certaine 
modification du sens. 

Dans tous les mots d'une langue à flexion, la racine 
n'est pas nécessairement modifiée, elle demeure parfois 
telle quelle, comme dans la période d'agglutination, mais 
elle peut être modifiée. 

Les langues dans lesquelles les relations que les mots 
affectent entre eux peuvent être ainsi exprimés, non seu- 
lement par l'annexion de suffixes et de préfixes, mais en- 
core par une variation de la forme même de la racine, 
sont des langues à flexion. Certains auteurs leur donnent 
le nom de langues inflectives. 

Si nous représentons par un exposant x cette puissance 
de la racine, la formule Rr de l'agglutination peut deve- 
nir Rxr dans la période de la flexion, la formule rR peut 
devenir rRx, la formule rRr peut devenir rRxr, et 
ainsi de suite. 

Il y a plus. Non seulement la racine que les Chinois 
auraient appelée « pleine » peut recevoir cet exposant, 
comme nous le voyons dans la formule précédente, mais 
la racine qui forme l'élément de relation, le suffixe, peut 
également être modifiée. 

Dans une langue à flexion, la formule d'un mot peut 
donc être Rrx, Rxrx, Rrrx et ainsi de suite, c'est-à-dire 
qu'un élément dérivatif peut être modifié dans sa forme, 
en vue d'un changement de sens, tout comme peut l'être 
la racine principale elle-même. 

« Si nous acceptons, dit Fr. Mûller (Grundriss, t. I, 
p. 136), que les langues ont eu pour origine de simples 



FLEXION INDO-EUROPÉENNE ET FLEXION SÉMITIQUE. 207 

racines — axiome généralement admis — le développe- 
ment linguistique n'a pu se faire que par composition de 
racines les unes avec les autres. D'abord, les racines se 
sont simplement juxtaposées, puis la fusion est devenue 
plus intime. » Cette conception diffère, on le voit, de 
celle que nous venons d'exposer ; pour Fr. Muller, la dif- 
férence entre l'agglutination et la flexion consiste en ce 
que la flexion est une agglutination moins reconnaissa- 
ble au premier coup d'œil. 

Victor Henry (1) explique le passage de la phase agglu- 
tinante à la phase de flexion, dans les langues indo- 
européennes, par le jeu combiné de trois facteurs : par 
le passage de l'accent au suffixe et la réduction de la 
racine devenue atone (état monosyllabique, uhér tô « ce 
qui est porté » ; état agglutinant, bhertô ; état de flexion, 
bhrtô) ; secondement, par l'infixation (mais cet élément 
est encore à peu près insaisissable) ; enfin, analogie gé- 
néralisant certains types de flexion d'une façon irrégu- 
lière, comme par exemple, ont été créés cêpî, fêcî, sur 
le modèle du régulier sêdî (pour se-sd-î parfait redou- 
blé). — Le fait est que le passage de l'agglutination à la 
flexion est encore fort difficile à déterminer ; mais, en 
somme, nous nous en tenons à cette définition précise 
que la flexion consiste en une modification phonique des 
racines, modification répondant à une variation de signi- 
fication. 



§ 2. Flexion indo-européenne et flexion sémitique. 

Nous passerons en revue tout à l'heure, avec plus ou 
moins de détails, les deux systèmes de langue à flexion, 
le système indo-européen (sanscrit, perse, grec, latin, 



(1) Esquisses morphologiques, I et II. 



208 LA LINGUISTIQUE. 

idiomes slaves, celtiques, etc.) et le système sémitique 
(hébreu, arabe, etc.). Mais, avant de procéder à cet exa- 
men, il nous faut mettre en relief un fait très impor- 
tant et d'ordre général. 

Ce n'est point seulement par leurs racines que les 
langues sémitiques et les langues indo-européennes sont 
totalement distinctes les unes des autres ; elles diffèrent 
encore en ce qui concerne leur structure elle-même. Les 
unes et les autres sont bien des langues à flexion, elles 
ont dépassé la forme de l'agglutination pure et simple, 
mais il s'en faut de beaucoup que la flexion soit chez les 
unes ce qu'elle est chez les autres. 

Schleicher (1) et Withney (2) ont examiné cette ques- 
tion de très près. 

Avant que les idiomes sémitiques devinssent autant de 
larigues bien distinctes, le système sémitique, dit Schlei- 
cher, ne possédait point de racines auxquelles on pût 
donner une forme sonore quelconque. Il se distinguait 
profondément en cela du système indo-européen. Le sens 
de la racine était attaché à de simples consonnes ; c'est 
en leur adjoignant des voyelles qu'on indiquait les rela- 
tions du sens général. C'est ainsi que les trois conson- 
nes q t l constituent la racine de l'hébreu qâtal, de 
l'arabe qatala « il a tué », de qutila « il fut tué », de 
l'hébreu hiqtîl « il fit tuer », de l'arabe maqtûlun « tué ». 
Il en est tout différemment dans le système indo-euro- 
péen, où le sens sst attaché à une syllabe parfaitement 
prononçable. 

Seconde différence. La racine sémitiqu.'. peut admettre 
tontes les voyelles propres à modifier son s ns. La racine 



(1) Die deulschc Sprache, 2* éd., p. 21. Stuttgart, 1SG0. Semù 
tisch und Jndogerman'iach, Beilraege zur vcrgleichcnden Sprach- 
forschung, t. II. p. 236. Berlin,. 1861 

(2) Lannua&b <m<l ""' Study o[ Language, '■'•' 6dh\, 300. Lon- 
dres, 1870. 



FLEXION INDO-EUROPÉENNE ET FLEXION SÉMITIQUE. 209 

indo-européenne, au contraire, possède une voyelle qui 
lui est propre, qui est organique, une voyelle fondamen- 
tale. Sans doute, dans le sanscrit manvê « je pense », 
dans le latin mens, monco, dans le gothique gamunan 
se souvenir », nous trouvons comme voyelles du radical 
ici un a, là un e, ailleurs un o ou un n ; mais ces voyelles 
du radical sont loin d'être chacune la voyelle radicale 
vraie, la voyelle fondamentale. Les néo-grammairiens 
ont pu nier que cette voyelle fût un a, comme on l'a cru 
longtemps, mais, en somme, une voyelle fondamentale a 
existé. La voyelle organique de la racine indo-européenne 
ne peut d'ailleurs se changer, à l'occasion, qu'en telle ou 
telle autre voyelle, d'après des lois que reconnaît et 
détermine l'analyse linguistique. 

Troisième différence. La racine sémitique est trilitère : 
<[ll « tuer )> ktb « écrire », dbr « parler », elle provient, 
nul n'en doute, de formes plus simples, mais enfin c'est 
;iinsi qu'on la reconstitue. Par contre, la racine indo- 
européenne est bien plus libre de forme, comme le mon- 
trent, par exemple, i « aller », su « verser arroser » ; 
toutefois elle est monosyllabique. 

Le système sémitique n'avait que trois cas et deux 
temps, le système indo-européen a huit cas et six temps 
au moins. 

Tous les mots de l'indo-européen ont une seule et 
même forme : celle de la racine (modifiée ou non), ac- 
compagnée du suffixe dérivatif. Le sémitique emploie 
aussi cette forme (exemple, l'arabe qatalta « toi, homme, 
tu as tué »), mais il connaît aussi la forme où l'élé- 
ment dérivatif est préfixé, celle où la racine est entre 
deux éléments dérivatifs, d'autres formes encore. 

La flexion du système sémitique, dit W. Whitney, est 
totalement différente de la flexion indo-européenne et ne 
permet point de faire dériver les deux systèmes l'un de 
l'autre, non plus que d'un système commun. La caraeté- 

LlNCUISTinfTE. 14 



210 LA LINGUISTIQUE. 

ristique fondamentale du sémitisme réside dans la forme 
trilitère de ses racines. Celles-ci sont composées de trois 
consonnes, auxquelles différents voyelles viennent s'ad- 
joindre en tant que formatives, c'est-à-dire en tant qu'élé- 
ments indiquant les relations diverses de la racine. En 
arabe, par exemple, la racine qtl présente l'idée de 
<( tuer» et qatala veut dire « il tua », qutila « il fut tué », 
qatl « meurtrier », qitl « ennemi », etc. 

A côté de cette flexion due à l'emploi de différentes 
voyelles, le sémitisme forme aussi ses mots en se servant 
de suffixes et de préfixes, parfois également d'infixés. 
Mais l'agrégation d'affixes sur affixes, la formation de 
dérivatifs tirés de dérivatifs, lui est comme inconnue ; 
de la provient la presque uniformité des langues sémi- 
tiques. 

La structure du verbe sémitique diffère profondément 
de celle du verbe indo-européen. A la seconde et à la 
troisième personne, il distingue le genre masculin ou 
féminin du sujet : qatalat « elle tua », qatala « il tua » ; 
c'est ce que ne font point les langues indo-européennes : 
sanskrit bharati « il porte, elle porte ». 

L'antithèse du passé, du présent, du futur, qui est si 
essentielle, si fondamentale dans les langues indo-euro- 
péennes, n'existe point pour le sémitisme : il n'a que 
deux temps, répondant, l'un à l'idée de l'action accom- 
plie, l'autre à celle de l'action non accomplie. 

On voit combien les différences de structure sont con- 
sidérables entre les deux systèmes et' combien leurs mo- 
des de flexion sont différents (1). 

Ces deux familles de langues sont donc sorties par des 
voies toutes différentes de la phase agglutinative qu'elles 
ont dû traverser, et elles sont aussi indépendantes l'une 
de l'autre par leur structure, qu'elles le sont par leurs 

(1) Th. Noeldeke, Orient und Occident, t. II, p. 375. Gœt- 
tingen, 1863. 



LANGUES SEMITIQUES. ;?lî 

racines, dont la prétendue réductibilité à d'anciennes for- 
mes communes ne mérite plus d'être débattue. 



A. LES LANGUES SÉMITIQUES. 



Nous allons parler à tour de rôle, sous trois rubriques, 
des langues sémitiques, des langues khamitiques, des 
langues indo-européennes. 

Il est inutile, assurément, de faire remarquer combien 
les noms de sémitisme et de langues sémitiques sont 
conventionnels. Ils ont été inventés pour cadrer avec 
l'ethnographie du Testament hébraïque, et, en fait, ils 
ne s'accordent cependant pas avec le récit de la légende. 
Celle-ci regarde comme descendants du Sem biblique, des 
individus dont la langue ne saurait être classée parmi 
celles que nous appelons « sémitiques » et ne considère 
point comme descendants du même auteur des popula- 
tions dont la langue est incontestablement sémitique. 
Quoi qu'il en soit, ces noms de sémitisme et de sémitique 
ont acquis aujourd'hui une telle notoriété qu'il n'y a plus 
;"i songer à leur substituer quelque autre dénomination 
plus acceptable. On emploie parfois le terme mieux jus- 
tifié de langues syro-arabes, mais on ne peut penser à le 
faire prévaloir contre la dénomination courante et reçue. 
Comme le dit d'ailleurs E. Renan, dans son ouvrage au- 
jourd'hui classique et auquel nous allons beaucoup em- 
prunter (1), cette dernière dénomination ne peut avoir 
d'inconvénient du moment qu'on la prend comme une 
simple appellation conventionnelle et que l'on s'est expli- 
qué sur ce qu'elle renferme de profondément inexact. 

(1) Histoire centrale et système comparé des langues sémi- 
tiques, première partie. Histoire qénérale. des langues sémitiques. 



212 LA LINGUISTIQUE. 

§ 1. Du sémitisme en général et de l'ensemble 
des langues sémitiques. 

Malgré les travaux de Gesenius (1786-1542) et malgré 
ceux de Ewald, il n'y a point encore de grammaire com- 
parée des langues sémitiques, il n'existe pas d'ouvrage 
véritablement général sur l'ensemble du caractère de ces 
langues. On peut dire que c'est là une lacune considéra- 
ble et qu'il serait fort important de combler. 

Une fois ce travail mené à bonne fin, il faudrait l'en- 
treprendre ensuite sur les langues dites khamitiques, 
puis comparer les formes khamitiques communes aux 
formes premières du sémitisme et esquisser les traits 
principaux de la grammaire khamito-sémitique. Cette 
grammaire tiendrait assurément en un bien petit nombre 
de pages, mais on ne peut guère douter de la possibilité 
d'une pareille entreprise. 

Peut-être même pénétrera-t-on plus avant dans les 
secrets de l'évolution des langues à flexion et tentera-t-on 
de reconstituer les traits généraux qu'elles devaient of- 
frir lorsqu'elles en étaient encore à la période de l'agglu- 
tination. 

On a cherché déjà à ramener les racines sémitiques, 
qui, ainsi que nous l'avons dit, sont trilitères, c'est-à-dire 
composées de trois consonnes, à une forme bilitère. Il 
est permis d'assurer, san< témérité, que cette entreprise 
sera couronnée d'un heureux succès. On trouvera assu- 
rément un grand secours dans la comparaison avec les 
langues khamitiques, comme l'a dit Benfy (2) et comme 

ili Chavée, les Langues <-i les Races, p. 14. Paris, 1862. 
Renan, Op. cil., liv. I. chap. III : Rapport annuel, Journal asia- 
tique, VII' série, L. IN. p. 27. Paris, 1874. Schleicher, Die Uater- 
scheidung von Nomen und l erbum in der lautlichen Form, 
p. ls. 

Geschichle der Sprachwissenschaft nn<l orientalisehen 
Philologie in Ôëutschland. p. 691. Munich, 1869. 



LANGUES SÉMITIQUES. 213 

il l'a démontré. Le soi-disant trilittérallisme primitif 
(Sayce, ti.nl. franc, p. 66) est aujourd'hui insoutenable. 
Quant aux racines quadrilitères, elles se ramènent toutes 
aisément à des formes anciennes moins développées. 

La tâche d'une grammaire comparée des langues sémi- 
tiques sera de déterminer l'emploi que l'on fit des diffé- 
rentes voyelles, dans le but de donner au nom ainsi 
constitué tel ou tel caractère. Ce mode de formation du 
nom est assez élémentaire. Il en existe un autre, celui 
de la dérivation. Ce dernier consiste en ceci, que certai- 
nes syllabes sont préfixées à la racine ou encore qu'elles 
lui sont suffixées. L'origine de ce dernier procédé de dé- 
rivation est moins ancienne dans le sémitisme que celle 
de la préfixation. 

Dans la langue sémitique commune, le nom aurait 
connu les trois genres, masculin, féminin et neutre (1), 
mais ce dernier aurait disparu à une époque fort an- 
cienne. Le masculin n'était exprimé par aucun élément 
spécial, à rencontre du féminin qui était rendu, selon 
toute vraisemblance, par la terminaison at (2). Le t du 
féminin s'est maintenu dans l'ancien assyrien, dans le 
vieil arabe. Dans l'arabe moderne, si un a le précède, ce 
/ se change en h quand il est à la fin du mot ; de même 
en hébreu. La caractéristique organique du pluriel était 
peut-être mûn (3), peut-être umû, unû (4) ; peut-être 
encore était-ce quelque autre forme. Celé du duel paraît 
en avoir procédé. 

La déclinaison comportait trois cas, chiffre de beau- 
coup inférieur à celui des cas de la langue commune 



(1) Êwald, AusfiihrlLches beherbuch dcr hebrceisehen Sprache, 
s èdit., i». 445. (iœllingen, 1870. 

(2) Ibid., p. 446. 
(31 Ibid., p. 465. 

i Frédéric Mùller, Dcr Vèrbalausdruck in semilischen 
Sprachkreise. Sitzungsberichte dcr phil. liisl. Classe dcr k. 
Akadcmie der Wissensch., t. LX, p. 520. Vienne, 1808. 



214 



LA LINGUISTIQUE. 



indo-européenne. Ces trois cas étaient le nominatif, le 
génitif, l'accusatif ; toute la famille sémitique, à l'excep- 
tion de l'arabe, les a perd%s en grande partie, ainsi que 
nous le verrons en traitant séparément de chacun de 
ces idiomes. D'après certains auteurs, la voyelle u aurait 
été le signe du nominatif, i celui du génitif (en prin- 
cipe), a celui de l'accusatif (Olshausen, op. cit., p. 25 ; cf. 
Ewald, op. cit., p. 523). D'après Fr. Millier, u du nomi- 
natif tirerait son origine du pronom hu » il » de la troi- 
sième personne ; le signe de l'accusatif aurait été an, 
démonstratif, devenu bientôt a ; le i du génitif aurait la 
même origine que le pronom relatif (Grundriss, tome III, 
2 e partie, p. 343 ; voir encore sur les cas, dans le sémi- 
tisme, Journal asiat., tome X de la 6 e série, p. 373). 

Quant aux pronoms personnels, on n'est pas encore 
arrivé à restituer leurs formes communes ; ce serait là 
cependant un point très important à atteindre (1). 

D'après Fr. Mùller, il faudrait les restituer comme 
suit : 



Je 'an-â-ki. 

Tu (masc). 'an-tâ. 

Tu (fém.1.. 'an-U. 

I] huwâ, tuwâ. 

Elle hiyâ, liyà. 



Nous . an-ù-knù. 

Vous (masc). dn-t-iimù. 

Vous (fém.).. 'an-t-in. 

Ils h-umù, l-umû 

Elles h-in, t-in. 



Le pronom possessif que l'on postpose au substantif 
(arabe kitâb-î « mon livre » .hébreu sûs-i « mon cheval »), 
remonte au pronom personnel d'une façon évidente (sui- 
tes pronoms sémitiques, voir Journal asiat., tome XII de 
la 6 e série, p. 67). 

La langue sémitiquée commune ne connaissait que deux 
temps : un temps parfait indiquant l'action accomplie, 
un temps imparfait indiquant l'action non accomplie. 



(1) Chavée, Op. cil. Fr. Mun.Li!, Op. cit., p. 353. 



LANGUES SÉMITIQUES. 215 

Les deux temps se distinguent l'un de l'autre par la 
position qu'occupe à côté du thème le suffixe personnel. 
Miffixe (par exemple ta de la seconde personne mas- 
culine du singulier) est-il placé après le thème, l'action 
est accomplie, le temps est parlait : katabata « tu as 
écrit », arabe katabta ; est-il placé avant : takataba, arabe 
taktuba, le temps est imparfait, l'action n*est pas encore 
accomplie : temps aoiïstique, temps duratif. 

Le verbe sémitique organique aurait pu, d'après Fr. 
Mùller, se conjuger d'après treize formes thématiques : 
la forme simple, qatala « il tua », une forme intensive 
ou renforcée, qattala ,etc. Voici, d'ailleurs, en partie, le 
tableau de cette restitution : 



i forme fondamentale (/atala. 

2 — intensive • qattala. 

3 — d'influence qâtala. 

4 — causative de 1 'a-qtala. 

5 — causative de 2 'a-qatlala. 

6 — causative de 3 'a-qâtala. 

7 — réflexive de 1 ta-qatala. 

8 — réflexive de 2 ta-qaliala. 

9 — réflexive de 3 la-qâtâla. 

Etc., etc. etc. 



Aucun des idiomes sémitiques n'a conservé ces treize 
formes ; l'arabe en possède neuf ; l'hébreu cinq (qdtal. 
qitiêl, hiqtil, hithqattêl, niqtal) ; l'aràméeri en possède 
six. 

Le passif serait une forme réflexive formée à l'aide de 
l'élément pronominal u (hu) : 



1 forme organique fondamentale qùtula. 

2 — intensive quilaïa. 

3 — d'influence qutala. 

— causative de 1 'u-qtala. 



Le verbe sémitique incorpore le pronom régime (voir 



216 LA LINGUISTIQUE. 

ce qui a été dit à ce sujet à l'occasion des langues ouralo- 
altaïques) : qatala-nï « il me tua » ; qatalnâ-hu « nous le 
tuâmes ». 

Quant à la numération, elle est décimale» 

Le système général de l'alphabet sémitique aurait été 
emprunté aux hiéroglyphes égyptiens (1). On a cru long- 
temps que cet emprunt était dû aux Phéniciens, mais 
cette opinion, paraît-il, est inexacte. D'après Ewald, il 
aurait été fait par une autre nation sémitique dont les 
rapports avec l'Egypte auraient été plus intimes encore. 
En tout cas on ignore le nom du peuple qui rendit à la 
civilisation cet immense service de convertir les anciens 
hiéroglyphes en écriture alphabétique. Les figures, les 
images de l'écriture égyptienne étaient converties en au- 
tant de signes représentant tel ou tel son et elles allaient 
perdre peu à peu leur ancien caractère de purs et simples 
dessins. 

Le vieil alphabçt sémitique se compose de vingt-deux 
consonnes. Chacune d'elles devait exprimer l'articulation 
correspondant à l'articulation initiale de l'être ou de l'ob- 
jet représenté par le signe lui-même. Ainsi l'ancienne 
image du chameau représentait un g dans l'écriture al- 
phabétique des Sémites, vu que le nom du chameau (chal- 
déen gimel, syriaque gomal) commençait chez eux par un 
g. Il est à peine utile d'ajouter que ces nouveaux signes 
ces signes alphabétiques se modifièrent diversement chez 
les différents peuples qui les adoptèrent. 

On divise d'habitude l'écriture sémitique en trois grou- 
listincts. 

Le groupe occidental comprend le système du phéni- 
cien et de l'ancien hébreu. Cette vieille écriture hébraïque 
était encore en usage au second siècle avant notre ère. 

A Test, dans les régions de l'Euphrate et du Tigre, les 

1 1 1 E. t>k Rougé, Mémoire sur l'origine égyptienne de Val- 
phabet phénicien. Paris, 1874. 



LANGUES SÉMITIQUES. 217 

formes de l'ancien alphabet sémitique s'étaient arrondies. 
On y vit bientôt naître une écriture cursive qui se ré- 
pandit dans le pays de l'ouest et le nord de l'Arabie. 

Dans le sud de cette dernière contrée, le système 
bimyaro-éthiôpien s'était développé. 

Nous dirons quelques mots de ces différentes variétés 
de l'écriture sémitique en traitant des divers idiomes de 
cette même famille. 

Quant à l'écriture cunéiforme assyrienne, avec laquelle 
sont rédigés les textes de la troisième colonne des in- 
scriptions achéménides, nous devons lui assigner une 
tout autre provenance. C'est ce que nous verrons égale- 
ment en temps opportun. 

La classification des langues sémitiques est aujour- 
d'hui assez bien fixée. Elle était loin d'être aussi facile à 
établir que celle des langues indo-européennes. Les dia- 
lectes sémitiques, en effet, ne présentent point entre eux 
de ces différences caractéristiques qui séparent, par 
exemple, les langues celtiques des langues éraniennes, 
les langues italiques des langues slaves. L'on a pu dii'e, 
avec juste raison, que les différents idiomes sémitiques 
n'étaient pas plus éloignés les uns des autres que ne le 
sont les différentes langues d'une même branche dans la 
l.i mille indo-européenne, par exemple le russe, le tchè- 
que, le croate, ou encore l'anglais, le flamand, le danois. 

On divise ordinairement lf s langues sémitiques en trois 
groupes distincts : 

Le groupe araméo-assyrien, comprenant l'assyrien et 
les deux dialectes araméens, soit le chaldéen et le sy- 
riaque ; 

Le groupe chananeen, comprenant ïhébreu et le phé- 
nicien ; 

Le groupe arabe, comprenant l'arabe proprement dit 
et les idiomes de l'Arabie méridionale, hvmyarite, et 
eJtkili, ghez et tigré, amharique et harari. 



218 LA LINGUISTIQUE. 

Quelques auteurs réduisent encore cette classification à 
deux groupes. Les deux premiers groupes n'en forme- 
raient qu'un seul auquel ils donnent le nom de groupe 
septentrional, par opposition au groupe méridional 
formé des deux variétés du groupe arabe. 

Nous allons jeter un coup d'œil sur ces différentes 
langues et nous chercherons, pour terminer,- s'il n*est 
point possible de former quelque conjecture sur le lieu 
ou la forme commune dont elles procèdent toutes aurait 
été parlée. 



§ :2. Groupe araméo-assyrien. 

I. Chaldéen et syriaque. 

On donne le nom de langue araméenne à deux dialectes 
de" ce groupe fort rapprochés l'un de l'autre : le cltal- 
déen, dialecte oriental ; le syriaque, dialecte occidental. 

Le premier de ces dialectes s'étendait sur la plus 
grande part, sinon sur la totalité de la Babylonie et de 
l'Assyrie ; le second sur la Mésopotamie et la Syrie. 

L'araméen se distingue spécialement par ce fait qu'il a 
fort mal conservé les anciennes voyelles sémitiques. On 
peut dire qu'il doit cette infériorité relative, par rapport 
aux autres idiomes sémitiques, a son développement plus 
précoce. 

Les deux dialectes araméeas ainsi que nous l'avons dit, 
sont fort peu différents l'un de l'autre. Leur mode d'ac- 
centuation est toutefois assez divergent : tandis qu'en 
principe, l'accent, en chaldéen, tombe sur la dernière 
syllabe et n'effecte l'avant-dernière qu'en certains cas 
déterminés, en syriaque, par contre, il tombe régulière- 
ment sur l'avant-dernière s\llabe et le cas où il doit 



GROUPE ARAMJSOASSYRIEN. 219 

tomber sur la dernière ne forment que l'exception. 
Quant ;mx diversités purement grammaticales elles sont 
minimes ; le syriaque, par exemple, met souvent la 
voyelle o là où le chaldéen dit a ; ce dernier évite davan- 
tage les diphtongues. En somme cela est de peu d'impor- 
tance. 

L'araméen fut surtout un idiome populaire et les Juifs 
transportés à Babylone se familiarisèrent promptement 
avec lui. Ils le 1 apportèrent en Palestine. 

L'ancien araméen ne nous a point laissé, comme l'a 
l'ait l'assyrien, dont nous parlerons tout à l'heure, de 
documents indigènes. C'est dans les livres saints des 
Juifs que nous trouverons les plus anciens textes ara- 
méens auxquels on donne le nom de « chaldéen bibli- 
que » et qui peuvent remonter au cinquième ou au 
sixième siècle avant notre ère. D'autres passages de la 
Bible, rédigés également en araméen, datent d'un âge 
moins reculé. Vers l'époque chrétienne apparaissent les 
Targums, traductions et paraphrases des livres juifs. 
La langue des Talmuds, plus vieille de quatre ou cinq 
siècles, est beaucoup plus chargée d'éléments étrangers 
à l'araméen et empruntés aux idiomes voisins. 

Dans son histoire des langues sémitiques, E. Renan 
traite successivement de l'aramaïsme païen et de l'ara- 
rnaïsme chrétien. 

C'est dans le nabaéten et le mendmte que se montre le 
premier. Le nom de langue nabatéenne équivaut à celui 
de chaldéen. Il ne nous reste de l'importante littérature 
de cet idiome que le traité de l'agriculture nabatéenne 
traduit en arabe au dixième siècle de notre ère, mais on 
ignore l'époque de sa rédaction originale. Le sabien, ou 
pour parler plus correctement, la langue des Mendaïtes, 
est loin d'avoir produit une littérature aussi considéra- 
ble que paraît l'avoir été la littérature nabatéenne. Ce 
que nous en possédons semble postérieur à l'islamisme. 



220 LA LINGUISTIQUE. 

On connaît spécialement le « Livre d'Adam », amas 
d'imaginations ridicules. E. Renan signale comme parti- 
cularité du mendaïte la contusion et l'élision fréquente 
des gutturales, le changement des douces en fortes et 
des fortes en douces, des contractions nombreuses. 

L aramaïsme chrétien a pour langue le syriaque. Cette 
langue ne nous offre point de traces d'une littérature plus 
ancienne que les premiers siècles de notre ère. Il paraît 
cependant hors de doute que le syriaque a possédé une 
littérature vraiment nationale. Les inscriptions palmy- 
réennes datent des trois premiers siècles ; quant aux au- 
teurs syriens les plus anciens, ils datent de la seconde 
partie du deuxième. On attribue à ce siècle la version 
(( pechito » de la Bible, qui est le plus ancien ouvrage 
syriaque. Du quatrième au neuvième siècle fleurit une 
fort importante littérature de l'araméen chrétien, qui tou- 
tefois est singulièrement empreinte d'hellénisme. Elle 
servit en quelque sorte d'intermédiaire entre la science 
arabe et opéra la transition de l'une à l'autre. Presque 
toutes les traductions d'auteurs grecs en arabe auraient 
é\A faites, dit l'auteur que nous suivons, par des Syriens 
et sur des versions syriaques (1). 

Au dixième siècle arrive la décadence, l'islamisme fait 
décidément prévaloir sa culture et le syriaque passe à la 
simple condition d'idiome liturgique. Il n'est plus guère 
parlé aujourd'hui que dans un très petit nombre de loca- 
lités aux environs du lac d'Ourmia (un peu à l'ouest de 
Tabris, dans l'Aderbaïdjan), et l'on peut prévoir que 
dans un temps peu éloigné le néo-syriaque aura disparu 
(voir Spiégel, Erân, p. 43 ; Socin, Sur les dialectes syria- 
ques modernes, Congrès des Orientalistes, 1876, tome II, 
p. 2(30; Zeitschrift der âeutschen morgenl. Gesellschafl, 
tome XXI, p. 183). 

il, Renan, ",,. cit., liv. m, chap. m, S 2. 



GROTTE ARAMÉO-ASSYRIEN. 221 

L'écriture syriaque arrondit considérablement les for- 
mes du vieux système d'écriture sémitique. Originaire- 
ment elle ne figurait que les consonnes et laissait de côté 
toutes les voyelles ; ce n'est qu'à partir du septième 
et du huitième siècle que ces dernières y furent repré- 
sentées définitivement. 

II. Assyrien. 

A côté du choldéen et du syriaque se place Yassyrien. 
C'est la seconde langue du groupe nord-oriental des 
idiomes sémitiques, c'est la langue dans laquelle est 
rédigé le texte de la troisième colonne des inscrip- 
tions cunéiformes. Nous avons vu plus haut que l'assy- 
rien aurait pu recevoir anciennement le nom « d'acca- 
dien » (nom qui a été donné par Hincks à l'idiome en- 
core contesté que Jules Oppert appelle « sumérien » et 
regarde comme une langue touranienne). 

L'assyrien n'a pas été reçu sans difficulté dans la 
famille des langues sémitiques. Il a fallu de longues et 
vives luttes pour le faire admettre à la place qu'il doit 
occuper légitimement et qu'on ne pourrait plus lui con- 
tester aujourd'hui. L'opposition qu'il a rencontrée a 
singulièrement profité aux études dont il a été l'objet, 
et l'on peut dire à cette heure que l'on sait de sa gram- 
maire la plus grande partie de ce qu'il sera jamais pos- 
sible d'en connaître. Les importants travaux de H. Raw- 
linson ont clos d'une façon définitive l'ère des écrits 
dont le but était de fixer la nature même de la langue 
assyrienne. Les objections durent tomber les unes après 
les autres, colle-ci la première, qui consistait à nier 
le caractère sémitique de l'assyrien, vu In diversité de 
son alphabet d'avec l'alphabet sémitique ordinaire. 

Les différentes formes de l'écriture assyrienne (nini- 
vite, babylonienne) sont composées d'espèces de coins 



222 



LA LINGUISTIQUE. 



plus ou moins grands, disposés d'autre façon que ceux 
de l'écriture perse dont nous aurons à nous occuper en 
traitant des langues éraniennes. Ces caractères cunéi- 
formes proviennent, d'anciens caractères hiéroglyphi- 
ques qu'il n'est point difficile de reconnaître sous quel- 
ques-uns d'entre eux. 

Les cunéiformes assyriens diffèrent des cunéiformes 
perses, mais ils sont à peu de chose près les mêmes que 
ceux employés dans la seconde colonne des inscriptions 
achéménides. Leur origine commune est évidente et se 
reconnaît du premier coup d'œil. 

Ces caractères, dont le nombre est considérable, figu- 
rent ou des idées ou des sons. Les signes phonétiques, 
ceux qui représentent des sons, figurent des syllabes en- 
tières; et non pas telle ou telle consonne, telle ou telle 
voyelle Dès 1849, Hineks signalait ce fait que l'écriture 
assyrienne était syllabique. 

On la transcrit facilement en caractères latins, mais, 
bien entendu, il ne peut en être de même des signes 
idéographiques. En effet, la valeur phonique de l'idéo- 
gramme ne peut être révélée que par des renseignements 
accessoires. Pour tourner la difficulté on est convenu 
de transcrire ces derniers caractères tout comme s'ils 
étaient des signes phonétiques, seulement on emploie 
dans cette transcription des lettres latines capitales. 

Les textes assyriens que possèdent les musées d'Eu- 
rope sont déjà fort nombreux et il est certain que leur 
quantité augmentera encore dans une très grande pro- 
portion. On rencontre dans le pays même une foule de 
monuments gravés parmi lesquels il en est de considé- 
rables. La troisième colonne des inscriptions des Aclié- 
ménides est, comme l'on sait, rédigée en assyrien ; nous 
avons dit quelques mots sur la langue de la seconde co- 
lonne, p. 101, et nous parlerons a son temps de la lan- 
gue perse, qui était celle de la première colonne. 



GROUPE ARAMÉO-ASSYRIEN. 223 

J. Oppert,. dont les travaux ont contribué en une me- 
sure notable au déchiffrement des cunéiformes assy- 
riens (1), peut être appelé à juste titre le fondateur de la 
grammaire assyrienne (2). Ses écrits ont marqué une 
période nouvelle dans l'assyriologie. D'autres grammai- 
res ont paru depuis ses écrits, et l'étude de l'assyrien 
n'offre plus aujourd'hui de difficulté considérable (3). 

Disons quelques mots ici de la grammaire assyrienne. 
Sa phonétique semble moins altérée que celle des deux 
dialectes araméens ; les sifflantes notamment sont sou- 
mises à moins de variations. 

L'élément at (parfois it) est en assyrien, comme dans 
les autres langues sémitiques, le signe du genre féminin: 
sur <( roi », narrât « reine », ilu « dieu », Hat ou ilit 
« déesse » ; ralm « grand », ràbii « grande ». 

Le pluriel des noms masculins est en i (in en aranéen, 
îm en hébreu). Exemple : yûm « jour », yûnii « jours ». 
Dans les noms féminins le pluriel, en principe, est en 
(Il (ôt en hébreu). Parfois il est en ût, parfois en it. 

Quant au duel, il ne se présente que très rarement. 

En assyrien, comme en arabe, on trouve les cas que 
les antres idiomes congénères ont perdus : sarru « rex », 
narra « regem », Sarrî «régis»; sarratu « regina », 
narrât a « reginam », sarrati « reginae ». Au pluriel sarrî 
« reges » pour les trois cas; sarrâtu « réginœ », ace. 
sarrdta, gén. « sarrâti ». Les formes casuelles en v, a, i 
sont postérieures à des formes en um, arti, im : yûm 
« dies », accus, yumam, génit. yûmi. Ce phénomène de 



(1) Expédition scientifique en Mésopotamie, t. II, Paris, 1850. 

(2) Eléments de la grammaire assyrienne, 2 e édit. Paris, 1868. 

(3) Menant, Expose des éléments de la grammaire assy- 
rienne. Paris, 1868. — Le Syllabaire assyrien. Paris 1869-74. 
Leçons d'épigraphie assyrienne. Paris, 1873. — Swc.r, An 
Assyrian Grammar. Londres, 1872. — Schrader, Die assyrisch- 
babylonischen Keilinschriften, Zeitschr. der deutschen inor- 
genlœndischen Gesellschaft, t. XXI, p. 1-392. Leipzig, 1872. 



224 LA LINGUISTIQUE. 

la « inhumation » serait l'équivalent du phénomène de 
la <( nounnation » que nous constaterons plus bas dans 
la langue arabe. Par la suite des temps le m terminal 
des anciennes désinences assyriennes disparut peu à 
peu, et la voyelle elle-même ne fut plus régulièrement 
respectée. Nous constaterons ci-dessous que dans l'arabe 
littéral les voyelles u, i, a terminent le nom, s'il est 
précédé de l'article, et qu'au contraire, si le nom n'est 
pas précédé de l'article, la désinence est nasale. Quant à 
l'assyrien, il n'a point d'article. 

De même que les autres langues sémitiques, il rend 
le pronom possessif en suffixant au nom un élément pro- 
nominal : bitya « ma maison », babiya « mes portes », 
su mu a <( mon nom », sumîya « mes noms ». Pour la 
seconde personne du singulier, le suffixe indiquant la 
possession est ha au masculin, ki au féminin ; de là : 
sumka « ton nom » (le nom de toi, homme ), sumiki 
(( tes noms » ( les noms de toi, femme). 

Nous avons dit que la langue sémitique commune 
possédait pour son verbe deux temps : un temps parfait 
indiquant l'action accomplie, un temps imparfait indi- 
quant l'action non accomplie, et nous avons ajouté que, 
dans les formes du premier de ces temps, le pronom 
personnel était placé après le thème, tandis qu'il était 
placé avant ce même thème dans le temps imparfait. 
En assyrien, le système de formation est le même, mais 
il s'est opéré une évolution dans la signification même. 

Quant aux pronoms régimes immédiatement accolés 
au verbe, nous les trouvons ici comme dans l'ensemble 
du système sémitique. Ainsi la phrase « je les ai sou- 
mis » se dit en un seul mot : à la forme qui signifie 
<( j'ai soumis » ou suffixe le pronom sunut « eux ». 

Ajoutons, pour terminer, que l'assyrien fut parlé pres- 
que jusqu'à notre ère. Depuis plusieurs siècles déjà 
l'araméen tendait à le supplanter. Il le supplanta, en 



GROUPE CHANANÉEN. 225 

effet, mais disparut à son tour devant les progrès de la 
langue arabe. 



§ 3. Groupe chananéen. 

Les langues chananéennes sont mieux conservées, 
dans leur ensemble, que les idiomes araméens, ainsi que 
le montrent très clairement les formes de l'ancien 
hébreu, de l'hébreu classique. 

I. Hébreu. 

Il faut reconnaître dans l'hébreu, avec Ewald, trois 
périodes (1). 

Les fragments qui datent de l'époque de Moïse nous 
font voir la langue hébraïque toute formée et essentiel- 
lement la même que celle des temps plus modernes. A 
cette époque, elle devait donc être déjà fort ancienne. 
Dans la seconde période, dès le temps des rois, elle tend 
à se différencier en deux sortes de style, l'un plus vul- 
gaire, l'autre plus artistique. La troisième période com- 
mence au septième siècle avant notre ère ; c'est l'époque 
de la décadence, c'est l'époque à laquelle l'araméen s'é- 
tend de plus en plus. 

Les différences, cependant, sont peu considérables en- 
tre chacune de ces périodes. 

« Ce qu'il importe de maintenir, dit E. Renan, c'est 
l'unité grammaticale de la langue hébraïque, c'est ce 
fait qu'un même niveau a passé sur les monuments de 
provenances et d'âges si divers qui sont entrés dans les 
archives des Israélites. Sans doute, il serait téméraire 



(1) Ausfùhrlirhes Lehrbuch der hebrœischen Sprarhc, S* édit., 
p. 23. Gœttingen, 1870. 

LINGUISTIQUE. 15 



22(j M LINGUISTIQUE. 

d'affirmer avec F. Movers qu'une seule main a retouché 
presque tous les écrits du canon hébreu pour les ré- 
duire à une langue uniforme. Il faut reconnaître, tou- 
tefois, que peu de littératures se présentent avec un 
caractère aussi impersonnel et ont moins gardé le ca- 
chet particulier d'un auteur et d'une époque détermi- 
née. )> Op. cit., liv. II. chap. I er . 

C'est seulement à partir du onzième siècle avant notre 
ère que des écrits hébreux se présentent à nous sans 
avoir été remaniés postérieurement ; trois au quatre 
cents ans plus tard, la langue hébraïque entre dans 
son âge d'or, puis, vers le sixième siècle, elle com- 
mence à se perdre comme langue populaire. 

Bien avant l'époque des Macchabées, l'araméen était 
devenu prépondérant en Palestine. On continue cepen- 
dant à rédiger encore des livres en hébreu jusqu'à une 
centaine d'années environ avant notre ère. 

E. Renan divise en deux périodes distinctes l'histoire 
de l'hébreu moderne, c'est-à-dire de l'hébreu post-bibli- 
que. La première s'étend jusqu'au douzième siècle et a 
pour monument principal la Michna, recueil de tradi- 
tions rabbiniques, espèce de seconde Bible; on y ren- 
contre un certain nombre de mots araméens hébraïsés, 
des mots grecs et des mots latins. Après avoir adopté, 
au dixième siècle, la culture arabe, les Juifs virent re- 
naître leur littérature quand leurs compatriotes chas- 
sés de l'Espagne musulmane gagnèrent la France du 
Sud. La langue de cette époque est encore aujourd'hui 
l'idiome littéraire des Juifs. 

Le système des voyelles hébraïques est des plus sim- 
ples, comme celui de l'araméen. Le système des conson- 
nes est riche en sifflantes et en aspirations, comme c'est 
le cas dans toutes les langues sémitiques. Les sifflantes 
sont au nombre de quatre ; elles répondent à notre 
eh (de « chercher »), à notre s ( « de sensé »), à notre z 



GROUPE f.HANANÉEN. 227 

et à une sorte de s assez proche du « ts » français. 
L'hébreu a donné à ses sifflantes, en général, une bien 
]ilus grande importance que ne leur en ont attribué les 
autres langues sémitiques. On compte également quatre 
aspirées ; deux d'entre elles sont assez douces; les deux 
autres, le « heth » et le « ghaïn », sont gutturales et 
permutent parfois avec k, q. Outre les trois paires d'ex- 
plosives k-g, t-d, p-b, l'hébreu possède un- q plus énergi- 
que que le simple « k », et un th (ainsi transcrit par 
certains auteurs), plus énergique que « t ». Il existe éga- 
lement une explosive labiale distincte de « p » et que 
l'on transcrit souvent /. Il est bon de noter, d'ailleurs, 
que les consonnes, qui par nature sont susceptibles 
d'être aspirées, le sont en réalité dans la prononciation 
lorsqu'elles se trouvent précédées d'une voyelle. L'hé- 
breu possède, en outre, les vibrantes r, l, les nasales 
n, m, la demi-voyelle y (souvent transcrit « j » à la 
façon allemande) et v. 

En principe, le féminin des noms est en at. Mais par- 
fois le t final se change en une simple aspiration ; par- 
fois il n'est pas précédé de a. C'est un sujet particulier 
qu'il faut étudier en détail dans les grammaires bien 
faites. 

Comme signe du pluriel, les noms masculins s'adjoi- 
gnent l'élément im (que remplace parfois la forme ara- 
méenne în), et les noms féminins l'élément ôt. Ici encore 
nous ne donnons que la règle très générale. Le suffixe 
du duel est ayim : yâdhayim « les deux mains ». 

Nous avons parlé ci-dessus des suppositions qui ont 
été faites par différents auteurs pour restituer la forme 
primitive des cas sémitiques. Quoi qu'il en soit, il ne 
reste plus en hébreu que des traces fort douteuses de 
l'ancien suffixe du nominatif et il en est de même pour 
l'accusatif et le génitif. 

Dans la pratique, le nominatif, ayant ainsi perdu la 



228 LA LINGUISTIQUE. 

désinence qui le caractérisait jadis, est rendu par la 
forme la plus simple du nom, par le thème lui-même. 

Les autres cas sont exprimés par l'emploi de préposi- 
tions ou au moyen du procédé que Ton appelle Y état 
construit. 

Affectant la forme de l'état construit (opposé à l'état 
absolu), un mot se trouve placé, par là même, vis-à-vis 
d'un autre mot, dans une véritable condition de dépen- 
dance. 

On voit déjà que la fonction principale de l'état cons- 
truit est d'exprimer l'idée du génitif. Au singulier, les 
noms masculins à l'état construit restent, en principe, 
tels quels et précèdent immédiatement le mot qu'ils 
gouvernent. Les pronoms possessifs (mon, ton, son, etc.) 
sont exprimés constamment par ce procédé syntaxique. 
Pour dire « son peuple », par exemple, on accolera le 
mot « lui » après le mot ce peuple »; de là : « peuple-lui », 
c'est-à-dire le peuple de lui, son peuple, gham 6 ; ben î 
« mon fils ». Au pluriel, à l'état construit, les noms mas- 
culins perdent la consonne terminale m, parfois même 
la voyelle qui précède. 

Nous avons vu plus haut que le t final des noms fémi- 
nins se changeait parfois en une aspiration ; à l'état 
construit, le t organique de ces mots féminins apparaît 
dans toute sa rigueur. Au pluriel, les féminins gardent 
leur désinence 6t. Nous n'indiquerons ici, bien entendu, 
que les règles générales de l'état construit; dans les 
grammaires spéciales il comporte des explications assez 
minutieuses qui ne peuvent nous arrêter en ce moment. 

En employant comme il le fait des prépositions dont 
la fonction est de suppléer aux terminaisons qui indi- 
quaient les cas, l'hébreu présente une physionomie tout 
à fait analytique. Il est inexact en somme de parler, 
avec les grammaires ordinaires, d'un datif, d'un locatif, 
d'un ablatif hébreux ; les formes auxquelles on se plaît 



GROUPE CHANANÉEN. 229 

à donner ce nom ne sont autre chose que des composés 
d'une préposition et d'un nom ou d'un pronom. Certai- 
nes de ces prépositions, les plus usitées, ne sont formées 
que d'une simple consonne : l « à, vers », b « dans ». 

On connaît l'origine de presque toutes ces particules, 
qui, à l'inverse des prépositions indo-européennes issues 
pour la plupart de pronoms, proviennent, en principe, 
de racines verbales. 

La flexion joue un rôle important dans la formation 
des noms ; nous avons dit précédemment qu'elle con- 
sistait dans la variation, dans la variabilité des voyelles 
du mot. C'est affaire aux grammaires spéciales que 
d'énumérer ces changements ; nous n'avons ici qu'à 
renvoyer à ce que nous avons dit ci-dessus de la flexion 
en général. 

L'hébreu possède un article qui se joint au nom d'une 
façon tout à fait intime et qui a pour fonction exclusive 
celle d'un simple déterminatif : c'est liai-, qui répond à 
l'arabe 'al-. La consonne l s'assimile toujours à la con- 
sonne initiale du nom suivant et parfois la voyelle a 
s'allonge." Ainsi de mdqôm « lieu » on fait hamma qôm 
<( le lieu » ; de hôhên « prêtre » on fait hakkôhèn « le 
prêtre ». Après certaines prépositions, l'aspiration h 
vient à tomber. 

Nous avons dit précédemment que le système sémi- 
tique ne possédait que deux temps : un temps désignant 
l'action accomplie, un temps désignant l'action non 
accomplie. L'hébreu demeure fidèle à cette conception 
si simple. Ces deux temps, comme nous l'avons vu, se 
distinguent par la position du suffixe personnel. Dans 
le temps parfait il est placé après le thème ; il est placé 
avant dans le temps imparfait. 

Ainsi dans zâqantî « je suis vieux, je suis vieille, j'ai 
vieilli », dans hdlalrfi « je suis allé », ydladtî « j'ai en- 
fanté », nous reconnaissons des formes du temps par- 



230 LA LINGUISTIQUE. 

fait, vu que l'élément pronominal (tî) est à la fin du 
mot. Au contraire, dans ndsub « nous retournerons », 
l'élément personnel est placé avant le thème et nous 
avons affaire au temps qui indique que l'action n'est pas 
accomplie. 

Quant aux formes mêmes du verbe hébraïque, elles ne 
sont qu'au nombre de cinq. Nous avons dit plus haut 
que l'on pouvait en compter treize dans le sémitique 
commun. Ce sont, en hébreu, la forme simple, qdtal, la 
forme intensive qittêl, causative du simple, hiqtîl, ré- 
flexive de l'intensif, liithqaltêl, réflexive du simple, niqtal. 
L'aranéen possède une forme dérivée de plus. 

Jusqu'aux derniers siècles de l'ère ancienne, l'alpha- 
bet phénicien, raide et anguleux, était également l'al- 
phabet hébraïque. Il fut remplacé, non sans avantage 
pour la commodité et la rapidité de l'écriture, par l'al- 
phabet chaldéen, plus arrondi, plus suivi dans ses for- 
mes. L'ancien alphabet se retrouve sur des monnaies de 
l'époque des Macchabées et sur quelques pièces qui pa- 
raissent avoir été frappées plus tard encore, lors de la 
guerre contre les Romains. Cependant, au temps des 
Macchabées, il existait déjà chez les Hébreux une sorte 
d'alphabet plus récent qui demeura en usage chez les 
Samaritains (1). 

L'alphabet nouveau, l'alphabet chaldéen, ne distin- 
guait pas plus les voyelles que ne le faisait le vieil alpha- 
bet dit (( phénicien ». C'était là une lacune considérable. 
On essaya bien de tirer parti de certaines consonnes 
pour figurer le son des voyelles, mais ce système, bien 
qu'appliqué avec une certaine critique, ne pouvait don- 
ner que des résultats très incomplets et peu satisfai- 
sants. C'est aux Massorètes, dit-on, que l'on doit l'in- 
vention des points-voyelles ; elle daterait du commen- 

(1) Olsiiai sen, Op. cit., p. 52. 



GROUPE CHANANÉEN. 231 

cernent du sixième siècle de notre ère. Un certain nom- 
bre de modifications utiles furent également apportées 
dans les signes des consonnes. L'on distingua, par 
exemple, les consonnes prononcées avec force d'avec 
les autres en plaçant un point au milieu de la lettre. Les 
sons <( s » et « ch » étaient figurés par un seul et même 
caractère : un point diacritique placé sur ce signe, soit 
à droite, soit à gauche, lui donna tantôt la valeur de 
« ch » s, tantôt celle de « s ». 

II. Phénicien (1). 

Un ne sait que fort peu de chose des populations qui 
occupèrent la Palestine avant les tribus sémitiques ve- 
nues de l'Orient, peut-être du sud-est, qui s'appelèrem 
elles-mêmes chananéennes. Ces dernières, au nombre 
desquelles il faut compter les Phéniciens, durent céder 
devant la horde des Beni-Israël, qui sous la conduite de 
Josué, treize cents ans environ avant notre ère, envahit 
la plus grande partie de la Palestine. 

Les Chananéens furent refoulés par cette invasion 
vers les régions maritimes de l'Ouest, et il est permis 
de croire que cet événement contribua d'une façon no- 
table à développer leurs relations avec les côtes baignées 
par la Méditerranée. Les Israélites auraient rendu cette 
fois à la civilisation un service capital, bien qu'indirect. 

Nous n'avons pas à nous occuper ici de la question de 
savoir si les Israélites émigrant d'un pays qui avait 
l'araméen pour langue, parlaient primitivement un dia- 
lecte araméen et s'ils ont plus tard emprunté leur lan- 
gue aux Chananéens. Le fait seul qui doit nous frapper 
est celui de la presque identité du phénicien et de l'hé- 

(T) Sun;ernrn. Die phoénizische Spvarhc. Halle, 18G9. L'un 
des meilleurs écrits sur le phénicien. Nous lui avons emprunté 
un certain nombre de renseignements. — Renan, Op. cit., liv. II, 
chap. ii. 



232 LA LINGUISTIQUE. 

breu. On peut dire sans crainte qu'il exista une langue 
chananéenne commune qui donna naissance, par la 
suite des temps, à l'hébreu et au phénicien. Ces deux 
idiomes sont frères, il faut les placer sur le même rang 
et l'on exprime une opinion tout à fait inexacte en di- 
sant, comme on le fait souvent, que le phénicien est un 
dialecte hébraïque. 

Cette erreur remonte à l'époque où l'on chercha à in- 
terpréter pour la première fois les documents phéni- 
ciens. La grammaire comparée n'était pas encore con- 
nue à ce moment, et les philologues entre les mains des- 
quels étaient tombés des textes phéniciens faisaient natu- 
rellement dériver cette langue de l'hébreu, avec lequel 
ils lui trouvaient une si frappante ressemblance. Le 
doute aujourd'hui n'est plus permis, et, ainsi que nous 
le disions tout à l'heure, les deux idiomes sont frères et 
descendent d'une mère commune. Une fois séparés l'un 
de l'autre, ils suivirent chacun leur propre destinée « et 
se développant à part chez des peuples opposés de carac- 
tères et de mœurs, ils devinrent avec le temps, comme 
le dit E. Renan, différents l'un de l'autre, non pour la 
grammaire, mais pour la physionomie générale du 
discours. » On a pu dire avec juste raison que leurs dif- 
férences n'étaient que des provincialismes. 

On cite, parmi les principales différences de l'hébreu 
et du phénicien, la propriété qu'avait ce dernier idiome 
d'employer dans le langage courant et usuel un certain 
nombre d'expressions et de formes qui passent en hébreu 
pour de purs archaïsmes ou ne sont usitées que dans 
le style élevé. Nombre de mots phéniciens ont une accep- 
tion diverse de leurs correspondants en hébreu ; tantôt 
c'est un sens plus large, tantôt c'est un sens plus res- 
treint. Le phénicien possède, d'autre part, une forme de 
pronom relatif plus primitive que la forme hébraïqvir et 
se distingue encore par quelques autres particularités, 






GROUPE CHANANÉEN. 233 

assez bien connues aujourd'hui, .mais que nous n'avons 
pas à énumérer ici dans leurs détails. 

Le phénicien, tel que nous le connaissons par ses in- 
scriptions, qui ne sont pas d'une très haute antiquité, 
présente des marques importantes d'aramaïsme, davan- 
tage, peut-être, que ne le fait l'hébreu. Le phénicien des 
colonies établies sur la côte nord de l'Afrique offre éga- 
lement ces traces d'aramaïsme, mais ce fait n'a rien de 
surprenant si l'on songe à la haute antiquité de l'in- 
fluence araméenne et aux rapports constants qu'entre- 
tenaient les colonies avec la mère patrie. 

Le punique, ou phénicien d'Afrique, notamment la 
langue des Carthaginois, se divise d'une façon assez 
tranchée en deux dialectes, l'un plus ancien, l'autre plus 
récent. L'ancien punique est identique au phénicien de 
Palestine. Le néo-punique est plus altéré et son ortho- 
graphe est souvent vicieuse. Les monuments qui en 
sont restés proviennent particulièrement de la Tunisie 
et de l'Algérie orientale (1). L'alphabet néo-punique dif- 
fère notablement de l'ancien alphabet phénicien, dont 
il n'est d'ailleurs qu'une altération. Les caractères y 
sont, en général, assez simplifiés, et il en est qui se 
trouvent réduits à une simple ligne et se confondent 
presque les uns avec les autres. 

On ne connaît la littérature phénicienne que par quel- 
ques fragments de l'Histoire phénicienne de Sancho- 
niaton et le Périple d'Hannon traduit en grecs; par des 
mots cités dans les auteurs anciens; par un passage de 
Plaute, puis par une série de monnaies et d'incriptions. 
Ces derniers monuments ont été découverts sur un grand 
nombre de points du littoral de la Méditerranée : à Mar- 
seille, en Espagne, sur la côte nord-africaine, dans les 

(11 Judas, Elude démonstration de In langue phénicienne o.l 
de. la langue libyque. Paris. 1817. Du même auteur : Nouvelles 
I Unies sur une série d'inscriptions numidieo-puniques , Paris, 
1857. 



234 LA LINGUISTIQUE. 

îles de Chypre, de Sardaigne, de Malte. Quant à la 
Phénicie, elle n'a fourni jusqu'à présent qu'un nombre 
assez restreint d'inscriptions. 

Le phénicien disparut de la Palestine avant que le pu- 
nique eût été. absorbé, lui aussi, par des idiomes plus 
heureux. On peut penser avec E. Renan que le punique 
fut parlé jusqu'à l'invasion musulmane, et que la faci- 
lité avec laquelle l'arabe prit possession de certaines 
contrées de l'Afrique septentrionale, tint précisément à 
la persistance de l'idiome sémitique phénicien, dont 
l'arabe lui-même n'était pas fort éloigné, bien qu'il 
appartint à une autre branche des langues sémitiques. 

§ i. Groupe arabe. 

C'est à défaut d'autre nom que l'on donne celui d'arabe 
à la branche méridionale des idiomes sémitiques. Le mot 
d' « arabe » ne s'applique, à proprement parler, qu'à 
l'un des deux rameaux de cette branche, le rameau is- 
raélite. L'himyarite, le ghez et les autres idiomes sémi- 
tiques de l'Arabie méridionale, n'ont été bien connus 
que longtemps après l'arabe, et c'est en se fondant sur 
leur parenté très proche avec cette dernière langue, qu'on 
leur a appliqué, d'une façon un peu abusive, le terme 
générique d'arabe. 

I. Arabe. 

L'étonnante fixité propre aux idiomes sémitiques n'est 
nulle part plus manifeste que dans la langue arabe. 
Rien de plus curieux, on pourrait dire rien de plus 
étrange, que la constance presque parfaite de l'arabe à 
travers les I smps qu'il a parcourus et dans les espaces 
immenses qu'il a occupés. 

Dès l'époque de Mahomet (fin du sixième siècle et 



GROUPE ARABE. 235 

commencement du septième) et même dans les poèmes 
antérieurs à l'islamisme, l'arabe apparaît tel qu'il est 
aujourd'hui encore clans l'usage littéraire, en possession 
de toutes ses formes, de son riche vocabulaire, et, l'on 
pourrait dire, dans sa perfection. 

La forme primordiale du Coran était différente de 
celle des autres livres religieux. Selon l'expression de 
E. Renan, le Coran est comme le recueil des ordres du 
jour de Mahomet. Le livre ne fut pas écrit tout entier 
au temps même du Prophète ; certains fragments sont 
un peu postérieurs. Quoi qu'il en soit, ses disciples com- 
pilèrent tous les fragments de l'enseignement du Pro- 
phète et en rédigèrent une espèce d'exemplaire typique, 
dont les copies furent révisées à leur tour, au milieu du 
septième siècle, sous le kalife Othman (644-656). La 
prépondérance du dialecte koreichite, parlé au centre 
même de l'Arabie, était définitivement établie. Quant au 
style du Coran, on sait qu'il est de deux sortes : la 
première partie est une sorte de prose poétique, la se- 
conde partie est rhythmée. 

Les poèmes antérieurs à l'islamisme n'ont pas dû le 
précéder de beaucoup. La langue des « moallakàts », 
que l'on ne fait remonter qu'au commencement du 
sixième siècle, est du pur arabe littéraire, ce n'est pas 
une forme plus ancienne de l'arabe. 

Avant le commencement du sixième siècle, les Sémites 
de l'Arabie centrale ne connaissaient pas l'écriture pro- 
prement dite. Le système d'écriture arabe provient, 
comme l'on sait, de l'araméen. Dès ses premiers temps, 
l'ulphabet arabe était fort imparfait ; un certain nom- 
bre de ses consonnes se trouvaient représentées par un 
seul et même signe, ce qui prêtait à la confusion. Il 
fut réformé d'assez bonne heure; dès le premier siècle 
de l'hégire, pense-t on. D'ailleurs, cette réforme n'eut 
pas lieu tout d'un coup. Elle fut graduelle et amena peu 



236 LA LINGUISTIQUE. 

à peu l'alphabet arabe à la forme que nous lui connais- 
sons actuellement, pourvu, comme il l'est, de signes 
accessoires indiquant les voyelles et d'autres signes 
ayant pour rôle de distinguer l'un de l'autre des carac- 
tères dont Ja forme était primitivement la même. 

La transcription des lettres arabes en caractères la- 
tins a donné lieu à plusieurs systèmes. Au point de 
vue de l'étude linguistique, cette transcription est fort 
utile, et le procédé de R. Lepsius n'ayant pu s'imposer 
universellement, il serait bon d'étudier à nouveau cette 
question. Un point important est de ne jamais trans- 
crire par deux lettres latines un seul et même carac- 
tère, comme le font la plupart des grammaires. (Voir 
Journal asiat., e série, t. II, p. 60, 136.) 

L'arabe possède une importance capitale dans l'étude 
comparée des langues sémitiques. 

Nous avons déjà dit que l'arabe avait conservé les trois 
cas du sémitisme commun, nominatif, accusatif, génitif, 
dont on ne pouvait plus découvrir que de faibles traces 
dans les idiomes du Nord. Les copulatives de ces trois 
cas sont, ainsi que nous l'avons vu également, les trois 
voyelles u, a, i. Ces trois voyelles terminent le nom, si 
celui-ci est précédé de l'article (al c abdu « servus », al c 
abda « servum », al c abdi « servi »); elles sont au con- 
traire, suivies d'une nasale, si l'article n'est pas joint 
au nom, en autres termes, si le nom est indéterminé. — 
L'état construit, dont nous avons parlé à propos de 
l'hébreu, se retrouve aussi en arabe. 

Le pluriel peut être rendu de deux manières. L'une 
d'elles appartient au système sémitique général. C'est 
l'adjonction au nom d'un nouvel élément: aux noms mas- 
culins ûna pour le nominatif, îna pour les autres cas 
( c abdûna « serviteurs », gémit, abdîna ; avec l'article 
'al-àbdûna, n al ' abdtna) ; aux noms féminins dton pour 
le nominatif, atin pour les autres cas. (Nous avons dit 



GROUPE ARABE. 237 

qu'en araméen le signe du pluriel était în pour les mas- 
culins, ât pour les féminins ; en hébreu îm et 6t.) On 
donne à cette forme de pluriel les noms de pluriel sain, 
pluriel parfait, pluriel externe, pluriel régulier. 

L'autre forme reçoit les noms de pluriel brisé, rompu, 
imparfait, interne, irrégulier. Ici le pluriel est exprimé 
par une modification du thème : « Frangitur forma sin- 
gularis vel mutata una alterave vocalium, vel aliqua 
literarum transposita aut abjecta, vel nova litera in- 
certa (1). » Parfois on a recours à un allongement dans 
l'intérieur du mot que l'on fait précéder en même temps 
d'un a : tifl « enfant », atfâl « enfants » ; parfois encore 
on a recours à d'autres procédés. On en trouvera l'énu- 
mération dans les grammaires spéciales. 

On forme le duel par l'addition de l'élément uni pour 
le nominatif, aini pour le cas oblique : yadâni « les deux 
mains »: 

L'arabe possède les deux temps du système sémitique 
commun : le temps parfait indiquant que l'action est ac- 
complie, et le temps imparfait indiquant que l'action n'est 
pas accomplie. Notre présent est rendu tantôt par le pai - 
!';iit arabe, tantôt par l'imparfait. On use, par exemple, 
du parfait si l'action présente a déjà été accomplie aupa- 
ravant et si elle est une action continue, comme dans 
cette formule : « dixerunt dicuntque ». Au contraire, on 
emploie l'autre temps si l'action présente se lie avec une 
action dont il va être parlé immédiatement après. Il en 
est de même pour l'expression de notre futur. L'arabe 
le rend par le temps parfait s'il considère l'action avenir 
comme étant d'ores et déjà un fait acquis ou s'il forme 
le vœu qu'elle se réalise ; dans les autres hypothèses, 
au contraire, il emploie 1'' second temps. 

(1) Zschokke, Institutiones fundamentales linguœ arabieos. 
Vienne, 1869. - II. Derenboi rg, Essai sur les [ormes de pluriels 
en arabe (Journal asiatique, 1867"). — ■ Slan. Guyard, Nouoel 
essai sur la formation du pluriel brisé en arabe. 



238 l.\ LINGUISTIQUE. 

Quant à !a formation même des deux temps, elle a 
lieu, comme dans les autres langues sémitiques, par ce 
fait que l'élément personnel, la syllabe indiquant la per- 
sonne, prend place soit devant le thème, soit après. 

Des treize formes thématique- du sémitisme général 
l'arabe, plus fidèle que l'hébreu, en a conservé neuf : 
qatcda, qattala, qâtala, etc. 

Ce serait une erreur que de regarder l'arabe vulgaire 
comme autre chose que de l'arabe littéraire simplifié. La 
distinction capitale entre les deux formes, la forme litté- 
raire et la forme courante, c'est que la seconde a la 
tomber les cas qui sont conservés dans la première. 

Les cas se reconnaissent dans l'arabe vulgaire par la 
position respective des mots ou par l'emploi de préposi- 
tions. Il en est donc arrivé au degré d'analytisme qui dis- 
tingue également le syrô-chaldaïque, l'hébreu, le phéni- 
cien. Au pluriel, la terminaison générale est In pour les 
masculins, dt pour les féminins. 

L'article 'al assimile fréquemment sa consonne ; dans 
la prononciation, il perd souvent sa voyelle. 

Quant aux désinences des formes verbales, elles ont 
également souffert : l'arabe littéral dit qatalta « tu as 
tué », qataltum « vous avez tué » ; l'arabe vulgaire dit 
qatalt, qdtaltu, teqtoï « tu tueras », teqtolu « vous 
tuerez ». 

En tout cas, ainsi que le fait remarquer E. Renan [op. 
ri!., liv. IV, chap. n), nombre de faits démontrent que 
les procédés caractéristiques de la langue littéraire 
étaient usités dans l'ancienne langue arabe. C'est ainsi, 
par exemple, que les flexions propres à L'arabe littéral 
sont absolument nécessaires pour expliquer la métrique 
des vieilles poésies. On prétend même que certaines tri- 
bu- de l'Arabie centrale observent encore aujourd'hui, 
dans le langage courant, les flexions qui n'appartiennent 
plus qu'à la langue écrite (ibid.). Pourtant, l'on serait 



GROUPE ARABE. 230 

stement taxé de prétention et de pédanterie on se ser- 

nt à lion escient de ces désinences finales dans le lan- 
gage courant. 

Il ne saurait être question de dialectes dans l'arabe lit- 
téral. C'est une langue fixée et qui devra s'éteindre sans 
rejetons. L'on ne peut en dire autant de l'arabe vulgaire, 
de l'arabe parlé. Si peu qu'il diffère de la langue écrite, 
nous voyons qu'il en diffère précisément par un de ces 
changements qui constituent la vie même de bien des 
langues, à savoir le passage d'un état synthétique à un 
état analytique. L'arabe vulgaire vit lentement, mais il 
vit. De là ses dialectes différent?. 

On en compte quatre principaux : celui de Barbarie, 
ceux d'Arabie, de Syrie, d'Egypte. On s'accorde à regar- 
der les trois derniers comme fort peu distincts l'un de 
l'autre ; ils ont chacun une certaine quantité de locutions 
propres, de termes particuliers, mais là s'arrête leur di- 
versité. Le dialecte de Barbarie offre quelques divergen- 
ces grammaticales ; elles ne sont pas assez considérables, 
cependant, pour que ce dialecte ne soit compris aisément 
dans toute l'étendue du territoire qu'occupent les autres 
dialectes. (Cf. Journal asiat., 5 e série, t. VI, p. 549 ; 
t. XVIII, p. 357.) 

Le maltais a une origine arabe, mais n'est plus qu'un 
jargon plein de véritables barbarismes et que les mots 
d'Origine étrangère ont fortement pénétré. Il en était de 
même du mosarabe du sud de l'Espagne, qui ne s'est 
éteint, paraît-il, qu'au siècle dernier. 

L'arabe a fourni à certaines langues de l'Europe et de 
l'Asie un grand nombre de mots. Les langues crâniennes 
actuelles, le persan entre autres, ont admis dans leur 
vocabulaire une foule de mots arabes : le turc lui en a 
emprunté un très grand nombre. Quelques-unes des lan- 
gues de l'Inde moderne possèdent une quantité de mots 
de la même origine. Enfin, parmi les idionr s européens, 



2<i0 LA LINGUISTIQUE. 

les langues novo-latines notamment l'espagnol et le por- 
tugais) lui ont fait nombre d'emprunts. Parfois ces em- 
prunts sont directs, parfois ils sont indirects. En fran- 
çais, nous pouvons citer les mots « coton, tasse, zéro, chif- 
fre, jarre, algèbre, cramoisi. » 



II. Langues de V Arabie méridionale et de VAbyssinie. 



La seconde branche du groupe arabe, appelée parfois 
brandie « ioktanide », est composée de deux familles 
d'idiomes que l'on a été un certain temps avant de clas- 
ser, non seulement dans .le groupe arabe, mais encore 
parmi les langues sémitiques. Ce rameau méridional du 
système sémitique occupe en Asie le sud de l'Arabie, et 
en Afrique l'Abyssinie. 

La vieille langue de l'Arabie du Sud était Vhimyarite, 
que l'on connaît aujourd'hui par un bon nombre d'in- 
scriptions. Cet idiome possède, comme l'arabe, la forme 
particulière des pluriels brisés, dont nous avons parlé 
un peu plus haut . 

L'alphabet himyarite a donné lieu à des recherches fort 
intéressantes. Il est acquis aujourd'hui que cet alphabet 
dérive de l'ancienne écriture sémitique (qui a donné nais- 
sance, ainsi que nous l'avons vu, à l'écriture chaldéenne, 
à l'écriture arabe, en un mot à tous les alphabets sémi- 
tiques, sauf les cunéiformes assyriens). 

La conquête islamite renversa la civilisation himya- 
rite, et l'arabe s'étendit peu à peu, dans le sud de la pé- 
ninsule, jusqu'au littoral de la mer des Indes et du golfe 
d'Aden. Pourtant la langue himyarite ne périt point sans 
laisser de traces. Dans l'extrême sud de l'Arabie, notam- 
ment dans la région du Mahrah, on a constaté, il y a une 
quarantaine d'années, l'existence de l'idiome ehkili, le- 



GROUPE ARABE. 241 

quel, s'il n'est point un descendant direct de l'ancien 
himyarite, en est au moins fort rapproché. 

Dès une époque très reculée les Sémites de l'Arabie 
méridionale avaient connu et colonisé la côte sud-ouest 
de la mer Rouge. Ce fut plusieurs siècles avant notre 
ère, mais à une époque qu'on ne saurait déterminer avec 
quelque exactitude. Ils y portèrent, avec leur civilisation, 
l'idiome que l'on connaît sous le nom de ghez — parfois 
aussi sous la dénomination fautive cl' « éthiopien » — 
et dont les formes sont intimement liées à celles de l'hi- 
myarite, Le ghez est aujourd'hui une langue savante ; 
il n'existe plus comme idiome populaire, comme idiome 
courant. C'est particulièrement une langue liturgique. 

On sait que le christianisme prit possession de l'Ethio- 
pie vers le quatrième siècle. De ce même siècle date, 
selon toute vraisemblance, la traduction de la Bible en 
ghez ; nombre de versions d'autres livres juifs et chré- 
tiens enrichirent la littérature éthiopienne. Elle possède 
un certain nombre d'ouvrages, traduits, pour In plupart, 
soit du grec, soit de l'arabe. 

L'arrivée des Jésuites en Abyssinie fut le signal de la 
décadence. Ces redoutables apôtres, dont les Abyssins ne 
se débarrassèrent que trop tard, « attirant à eux toute 
l'instruction et hostiles à renseignement indigène, lais- 
sèrent le pays, quand ils le quittèrent, dans une pro- 
fonde barbarie, dont il n'est pas sorti jusqu'à nos jours. » 
(Renan, op. cil., liv. IV, chap. i). 

Le ghez était une langue fort développée : il possédait, 
comme l'arabe, les pluriels brisés et conservait encore 
certaines désinences terminales qu'ont perdues l'hébreu 
et l'araméen. Il est avéré aujourd'hui que l'alphabet ghez 
a la même source que l'alphabet himyarite (sur ce der- 
nier, on peut consulter Journal asiat., 6 e série, tou>e XX, 
p. 518). 

A côté du ghez, qui n'est plus aujourd'hui, ainsi que 

l IW.UIS1 I0TJB. Ifi 



242 LA LINGUISTIQUE. 

nous l'avons dit, qu'un idiome savant et un idiome litur- 
gique, un certain nombre de langues sémitiques dépen- 
dantes du même rameau, et qui, pour ne point procéder 
directement du ghez, lui sont du moins alliées de fort 
près, sont encore parlées actuellement en Abyssinie. On 
en cite trois principales : 1 amharique dans l'Abyssinie 
du sud-ouest ; le tigré au nord ; le harari au sud-est, par 
le 40 e degré de longitude et le 10 r de latitude. Ces idiomes 
sont peut-être greffés sur d'autres langues plus ancien- 
nes et appartenant à un autre système, mais leur gram- 
maire est incontestablement sémitique et l'on ne pourrait 
en aucune façon les séparer du ghez. 



§ 5. Individualité des langues sémitiques. 
Leur patrie primitive. 



On s'est beaucoup plus occupé jusqu'à ce jour de décou- 
vrir un lien commun entre les langues indo-européennes 
et les iangues sémitiques que de comparer ces dernières 
entre elles. 

Il serait cependant fort important de rétablir, au 
moins dans ses traits généraux, la grammaire de l'idiome 
commun dont sont sorties toutes les langues sémitiques. 

Ces différentes langues, ainsi qu'on a pu le voir par ce 
qui précède, sont peu divergentes les unes des autres. Il 
est permis de supposer quo, dans l'état actuel des con- 
naissances acquises, la tâche de restituer leur gram- 
maire commune ne sera pas trop ardue. Elle le sera 
bien moins, en tout cas, que ne l'a été l'entreprise ana- 
logue tentée sur les idiomes indo-européens et qui a eu 
un si heureux succès. La dernière et. heureuse tentative 
est celle de Fr. Mûller [Grundriss der Sprachwisscns- 
chaft, tome III, 2 P partie, p. 314). 



INDIVIDUALITÉ DES LANGUES SÉMITIQUES. 243 

IJ est à peine besoin de faire remarquer que les auteurs 
qui ont le plus cherché à rattacher les langues sémitiques 
;iux langues indo-européennes, n'ont jamais pensé à cette 
objection, pourtant si naturelle, qu'il leur fallait compa- 
rer non point l'hébreu ou l'arabe au zend, au sanskrit, 
au grec, mais bien la langue commune sémitique à la 
langue commune indo-européenne. 

On peut dire que tous les rapprochements qu'ils ont 
cherché à établir, reposent toujours sur les étymologies, 
jamais sur la grammaire. Voilà qui les condamne d'une 
façon irrémissible. 

L'étymologie pure et simple, nous l'avons assez répété, 
n'est pas une science. Il est facile avec l'étymologie de 
faire dériver l'un de l'autre les idiomes les plus dissem- 
blables, non seulement le basque de l'irlandais, l'étrusque 
du tibétain, mais, ce qui n'est pas plus sérieux, l'hébreu 
du sanskrit, ou, à volonté, le sanskrit de l'hébreu. 

La grammaire, comme l'a fort bien dit E. Renan, est 
ce qui constitue l'individualité d'une langue ; or, « il 
faut renoncer à chercher un lien entre le système gram- 
matical des langues sémitiques et celui des langues indo- 
européennes. Ce sont deux créations distinctes et abso- 
lument séparées. » (Op. cit., liv. V, chap il). Nous avons 
déjà parlé ci-dessus, en traitant de la flexion en général 
(p. 203), de la différence profonde, radicale, qui existe 
entre la grammaire sémitique et la grammaire indo-euro- 
péenne ; nous n'y voulons pas revenir. 

Qu'il nous suffise de répéter ici que les prétendues rela- 
tions constatées entre les deux familles se résument en 
étymologies futiles, dénuées de tout caractère scientifi- 
que. On les donnerait toutes volontiers pour la moindre 
raison tirée de la forme même des notes. 

Deux causes principales semblent avoir présidé à la 
conception si peu scientifique d'une origine commune des 
langues indo-européennes et des langues sémitiques. 



244 LA LINGUISTIQUE. 

Nous trouvons la première de ces causes dans la natio- 
nalité, ou, pour mieux dire, dans la race même d'un cer- 
tain nombre des auteurs qui ont soutenu cette opinion. 
Une grande partie d'antre eux sont israélites. Nous 
n'avons que faire de citer des noms ; le fait est assez 
connu. Il y a là un sentiment que nous n'analysons 
point, que nous n'approuvons pas davantage", mais que 
cependant nous pouvons comprendre. 

La seconde cause c'est l'esprit biblique, l'esprit de 
secte, pour lequel il ne saurait exister de vérité en dehors 
de la théologie. Avant tout, il anathématise l'examen 
libre et laïque, quitte à faire volte-face au dernier mo- 
ment et à déclarer que toutes les connaissances acquises 
procèdent de lui et de lui seul. L'esprit biblique a décidé 
jusqu'à nouvel ordre que l'hébreu et le sanskrit avaient 
des racines communes. Soit. Nous prenons acte de cette 
décision, mais sans lui donner plus de valeur. L'on ne 
discute point avec des gens qui se proclament eux-mêmes 
illuminés. Au surplus on comprend assez quelle sorte d'in- 
térêt pousse ces derniers tenants de la sainte Ecriture 
a assigner à toutes les langues de l'univers une origine 
commune, et combien il leur importe, en particulier, de 
les rattacher plus ou moins directement à la prétendue 
langue du premier des Juifs. Laissons, comme dit la 
même Ecriture, laissons les morts enterrer leurs morts. 

Est-il possible de déterminer d'une façon précise la 
région où fut parlée la langue sémitique commune, 
l'idiome d'où procédèrent l'araméen, l'assyrien, l'hébreu, 
l'arabe ? 

Cett? question, à notre sens, est assez difficile à résou- 
dre. On n'a pas laissé que de l'aborder. F. Schrader di- 
vise la famille sémitique en deux groupes : un groupe 
du nord comprenant l'araméen, l'assyrien, l'hébreu et le 
phénicien ; un groupe méridional comprenant les deux 
subdivisions du même groupe que nous avons indiquées 



PATRIE DES LANGUES SÉMITIQUES. 245 

ci-dessus. Ces deux groupes se distinguent nettement l'un 
de l'autre et par leur mythologie et par leur langue. 
Nous savons par. les traditions de l'antiquité que les Phé- 
niciens venaient de Babylonie, les Hébreux de Mésopo- 
tamie et de Babylonie. C'est ce qu'enseigne également 
toute leur civilisation, et la linguistique rapproche aussi 
les Hébreux et les Phéniciens des Assyriens, sans que 
pourtant la langue assyrienne soit la source même des 
langues du groupe chananéen. Quant au groupe méri- 
dional, le groupe arabe, il ne peut manifestement prove- 
nir du précédent. Sa mythologie l'en diversifie tout à fait 
et sa langue est incontestablement plus pure, plus rap- 
prochée du type sémitique commun que ne l'est l'assy- 
rien, l'araméen ou l'hébreu. 

En somme, ce serait dans l'Arabie du nord ou dans 
l'Arabie centrale qu'aurait été parlée la langue sémitique 
commune. 

F. Schrader suppose, d'autre part, que la division du 
système sémitique commun ne s'opéra pas tout d'un coup. 
Le groupe du nord se sépara le premier, laissant un 
autre groupe compacte qui se créa alors la forme des 
pluriels brisés. Une fois séparé du groupe arabe, le 
groupe septentrional se divisa à son tour. Les Araméens 
se seraient détachés les premiers à l'époque où ce der- 
nier groupe était encore en Babylonie et ils se seraient 
les premiers dirigés vers l'ouest (1). 

Ce ne sont là, disons-le, que des hypothèses. Peut-être 
se vérifieront-elles, peut-être leur sera-t-il substitué d'au- 
tres suppositions. Elles portent, à la vérité, un certain 
caractère de vraisemblance, mais nous ne voulons point 
nous prononcer sur leur compte. Nous pensons que cette 
question demeurera obscure longtemps encore et que la 



(1) Die Abstammung der Chaldseer und die Ursitze der Semi- 
ten. Zeitschrift der deutschen morgenlœnd. Gesellschaft, t. 
XXXVII. Leipzig, 1873. 



246 LA LINGUISTIQUE. 

linguistique seule ne la résoudra pas sans le secours 
de l'anthropologie et de l'archéologie. 



B. LES LANGUES KHAMITIQUES. 

Il est à peine besoin de dire que ce terme de langues 
khamitiques est tout aussi défectueux que celui des lan- 
gues sémitiques. L'usage pourtant paraît le consacrer, et 
nous avons dû l'adopter à défaut de toute autre déno- 
mination acceptable. 

On a bien proposé le no tu de « libyen », mais ce nom 
dit trop peu, et ne s'aplique qu'à l'une des divisions de la 
famille khamitique. 

Les langues khamitiques qui ont couvert la plus grande 
partie de l'Egypte et toute la rive africaine de la Médi- 
terranée, ont-elles occupé, à un moment donné, les ré- 
gions de l'Euphrate et du Tigre (au moins en partie) et 
ont-elles gagné l'Afrique du nord par la Syrie, la Pales- 
tine et l'Arabie Pétrée, c'est ce qu'il est difficile d'assu- 
rer, bien que certaines présomptions soient en faveur 
de cette hypothèse. 

On sait encore moins, s il est possible, dans quelle 
contrée les langues khamitiques se séparèrent des lan- 
gues sémitiques. A ce sujet on ne peut affirmer qu'une 
chose : c'est que cette séparation doit être reportée à une 
très haute antiquité, à un âge qu'aucune chronologie ne 
peut nous indiquer. Durant toute la période historique, 
les langues sémitiques ont fort peu varié, elles ont per- 
sisté étonnamment dans leurs anciennes formes : ce fait 
nous dit déjà que l'époque est bien éloignée où langues 
sémitiques et langues khamitiques n'étaient pus encore 
nées, mais où il existait un idiome à jamais perdu dont 
elles devaient procéder les unes et les autres. 
Comme l'a très justement remarqué Fr. Mùller, la 



LES LANGUES KHAMJTIQUES 247 

parenté des idiomes khamitiques et des idiomes sémiti- 
ques est plutôt dans l'identité de l'organisme que dans ïa 
coïncidence des formes toutes faites. Les deux familles 
ont dû se séparer à une époque où leur langue commune 
était encore dans une période fort peu avancée de déve- 
loppement. De plus, le groupe khamitique semble s'être 
divisé de très bonne heure en différents idiomes et les 
langues de ce groupe sont bien moins rapprochées les 
unes des autres que ne le sont entre elles les langues 
sémitiques. 

Le système pronominal des deux familles a tout parti- 
culièrement servi à établir leur parenté. Il y a identité 
de racines entre les pronoms sémitiques et les pronoms 
khamitiques (Maspéro, Des pronoms personnels en égyp- 
tien et dans les langues sémitiques, 1873), et nombre d'au- 
tres liens de parenté ont été mis en évidence d'une façon 
indiscutable. 

Un élément t f orme le féminin, que l'on tire de la forme 
masculine : égyptien, son « frère », sont « sœur » ; bédja, 
tak « homme », takat « femme » ; tamachek, akli « nè- 
gre » taklit « négresse » avec préfixation et suffixation de 
l'élément dérivatif. 

La formation du pluriel a lieu, en égyptien, par le 
suffixe u : sonu, sontu « frères, sœurs ». Cet u est assuré- 
ment parent du dérivatif an que Ton trouve en tama- 
chek. 

En général, on ne trouve plus de traces de déclinaison, 
c'est-à-dire de suffixes indiquant les cas. On a commu- 
nément recours à des particules placées avant ou après 
le nom, pour exprimer les relations du nom en question 
avec le reste de la phrase. 

Les formes de la conjugaison sont nombreuses, comme 

dans les langues sémitiques. Quant au système des temps 

il est très élémentaire, comme le système du sémitisme. 

C'est d'ailleurs ce que nous allons voir dans chacun 



248 LA LINGUISTIQUE. 

des paragraphes-consacrés ci-dessous aux différent- idiô- 
khamitiqu 

Les pronoms possessifs sont tantôt préfixes (en saho, 
en dankali), tantôt suffixes (égyptien pera « ma mai-^ 
son », pcrua « mes maisons »). 

La numération est décimale, mais on trouve en bédja 
et dans quelques autres idiomes méridionaux la trace du 
système quinaire (Prœtorius, Zeitschcr. der deutschen 
morgent. Gesellscli., tome XXIY, p. 415). 

On distingue trois groupes dans la famille khamiti- 
que : le groupe égyptien, le groupe libien, le groupe 
éthiopien. Ils vont nous occuper successivement, au 
moins d'une façon rapide. 

I. Groupe égyptien. 

C'est au commencement de ce siècle que les anciens 
hiéroglyphes d'Egypte furent déchiffrés. Depuis bien des 
centaines d'années ils n'étaient plus que. lettre morte. 
Leur déchiffrement a illustré le nom de Champollion, 
qui, s'il ne fut point le seul interprète de ces textes pré- 
cieux, a fait incontestablement plus que tout autre pour 
les progrès de leur lecture. 

Un mot d'abord sur les hiéroglyphes (1). 

Le nombre de ces caractères est considérable ; il y en a 
de phonétiques, il y en a de figuratifs. Les signes phoné- 
tiques se transcrivent aisément en caractères latins. 
Souvent les Egyptiens n'ont écrit d'un mot que les con- 
sonnes et ont négligé les voyelles ; mais d'ordinaire il 
est facile de rétablir ces dernières, soit d'après le sens 
même du reste de la phrase, soit en comparant le mot en 
question avec le mot correspondant de la langue copte, 
dont nous allons avoir à parler tout à l'heure. 

Ajoutons que les signes phonétiques peuvent être sim- 

(1) Bkugsch, Grammaire hiéroglyphique. Leipzig, 1872. 






GROUPE ÉGYPTIEN. 249 

plement alphabétiques, c'est-à-dire n'exprimer, par exem- 
ple, qu'une seule consonne, ou bien syllabiques, c'est-à- 
dire rendre toute une syllabe. Naturellement leur tran- 
scription est aussi aisée dans les deux cas. Quant aux 
signes figuratifs, ce sont de vrais et purs dessins. Ils 
se trouvent placés à la fin clés mots écrits en caractères 
phonétiques et ont pour mission de déterminer avec plus 
de précision le sens même de ces mots. Parfois l'on ne 
rencontre dans un texte que des signes figuratifs. La 
difficulté alors est grande pour le lecteur, qui doit, en 
ce cas, se reporter aux variantes de ce texte. 

L'égyptien connaissait un article défini et un article 
indéfini (le chien, un chien). Il possédait les deux genres 
masculin et féminin. L'élément caractéristique de ce 
dernier est t. Ainsi le mot nofer « jeune homme » a pour 
féminin nofert « jeune fille » ; son veut dire « frère ». 
sont veut dire « sœur ». Notons que ce t peut être aussi 
bien placé avant le mot qu'après. 

La terminaison du duel est ui pour le masculin, ti pour 
le féminin : sonui « deux frères ». 

Le signe du pluriel est u pour les deux genres : sonu 
« frères », tefu « pères », de son « frère », tef « père ». 

Quant à la déclinaison proprement dite, il n'en existe 
plus de traces. 

L'adjectif, en principe, suit immédiatement le nom 
auquel il sert d'épithète et il s'accorde avec lui en genre 
et en nombre. L'on dit, par exemple : sat urt « fille aî- 
née, fille grande », âmu uni « grands maîtres ». Dans le 
premier de ces exemples t indique un singulier féminin, 
dans le second u indique le pluriel. 

Le pronom possessif est suffixe au nom : première per- 
sonne du singulier -a ; deuxième personne sing. masc. 
-/,-, féminin -/ ; troisième personne masc. /, féminin s, etc. 
Exemples : pera « ma maison », perle ou pert « ta mai- 
son », etc. ; au pluriel perua, peruk, perut, etc. 



250 LA LINGUISTIQUE. 

Le sujet dans la phrase égyptienne se place parfois avant 
le verbe, mais pour lordinaire le verbe occupe la pre- 
mière place, le sujet vient ensuite, puis le régime direct, 
puis le régime indirect, puis l'adverbe. 

Dans les formes verbales l'élément personnel se place 
à la fin du radical, à la fin du thème : 

uonk « tu es », masculin ; 
uonl « lu es », féminin ; 
uoni « il est » ; 
uons « elle est » ; 
uonten « vous êtes » ; 
uonu « ils sont ». 

Comme on le voit, le procédé de formation est abso- 
lument comparable au procédé de formation du nom 
possessif. 

Nous n'avons parlé, en commençant ce paragraphe, 
que de Yécriture hiéroglyphe. Il est aisé de concevoir que 
ce système dut se simplifier dans la suite des temps et 
se modifier en une large mesure pour répondre aux be- 
soins des i-elations ordinaires de la vie. Il donna nais- 
sance à deux écritures cursives, l'une appelée hiératique, 
l'autre appelée démotique. Au livre second de ses His- 
toires, Hérodote parle de la double écriture égyptienne, 
l'une sacrée, l'autre populaire. L'écriture hiératique, 
écrit de droite à gauche, reproduit simplement sous une 
forme cursive et souvent très abrégée les anciens hiéro- 
glyphes. On la trouve rarement sur les monuments de 
pierre ; le plus souvent on la rencontre sur des papyrus. 
C'était l'écriture savante et religieuse. 

L'écriture démotique n'es!;, à son tour, qu'une forme 
de récriture hiératique et elle contient encore un cer- 
tain nombre de véritables idéogrammes. C'était l'écriture 
populaire, qui servait à transcrire la langue courante, la 
langue vulgaire (1), cette langue qui peut expliquer bien 

(1) Bhugsch, Grammaire démolique. Berlin, 1855. 



COPTE 251 

des différences existant entre l'égyptien ancien et le 
copte. 

L'écriture démotique se lit de droite à gauche comme 
l'écriture hiératique. Assez rapprochée tout d'abord de 
cette dernière, elle finit par s'en distinguer très nette- 
ment et devint à l'époque de la domination romaine fine 
et dégagée. 

La littérature écrite en caractères démotiques com- 
prend des documents officiels, tels que les décrets ; des 
inscriptions dédicatoires gravées sur pierre ; des con- 
trats ds vente sur papyrus, des inscriptions funéraires. 

C'est au musée de Turin que se trouvent les plus an- 
ciens papyrus. 

Le démotique littéraire comprend une période de dix 
siècles environ ; dans la première partie du troisième 
siècle de notre ère, il était encore en usage. 

La langue copte procède de l'ancien égyptien, sa pé- 
riode littéraire va du troisième au septième siècle de 
notre ère. C'est une littérature toute chrétienne et qui 
est assez considérable. L'islamisme ruina la langue copte 
et lui substitua l'arabe partout où elle servait d'idiome 
populaire. Elle continua pourtant de mener dans quel- 
ques monastères une existence à peu près factice, mais 
aujourd'hui elle est complètement éteinte. 

Le matériel phonétique du copte était plus riche que 
celui de l'ancien égyptien, mais sa grammaire n'en diffé- 
rait pas d'une façon notable. A qui connaît la langue 
copte, il est donc facile d'apprendre l'ancien égyptien, 
et réciproquement. Le vocabulaire copte comprend tou- 
tefois un assez grand nombre de mots empruntés au 
grec. 

Le copte marque le féminin en préfixant au nom l'élé- 
ment te, ti, qui n'est autre que l'ancien article féminin. 
Il peut encore recourir à l'allongement de la voyelle ter- 
minale [uro « roi» , urô « reine ») ou à un i suffixe. Le 



252 LA LINGUISTIQUE. 

signe du pluriel est u, comme en ancien égyptien, et de 
plus il en est un second, i, qui peut se combiner avec le 
premier : sbô « enseignement », au pluriel sbôui. Quant 
aux cas, il n'y en a point de traces : ce sont des parti- 
cules placées devant le nom qui en expriment l'idée. 

Le verbe copte possède la double formation par pré- 
fixes et par suffixes, qu'il est aisé de comparer à la dou- 
ble formation sémitique dont nous avons parlé plus haut, 
en traitant du sémitisme en général. Ainsi le signe k 
« tu », de la seconde personne du genre masculin, est 
placé parfois avant le thème verbal, parfois après. Mais 
cette différence de position n'est point capitale comme 
dans le verbe sémitique (où elle donne à entendre que 
l'action est accomplie ou qu'elle ne l'est pas) ; ici, au 
contraire, que l'élément personnel soit posé avant ou 
après le thème verbal, cela ne paraît pas avoir d'in- 
fluence sur le sens du mot. C'est au moyen de verbes 
auxiliaires préposés au thème verbal que le copte distin- 
gue les différents temps, son parfait, son futur, etc. 

L'alphabet copte n'est autre que l'alphabet grec, dont 
les caractères sont un peu plus gras et plus arrondis ; 
parfois on les incline légèrement vers la gauche. Quel- 
ques signes supplémentaires ont été ajoutés d'ailleurs à 
l'alphabet grec pour rendre les sons particuliers au 
copte que le grec ne possédait pas, par exemple notre 
« ch ». 

On distingue en copte trois dialectes : celui de Mem- 
phis, qui possédait les aspirées kh, th, ph ; celui de Thè- 
bes au sud, et un dialecte du nord. 



BERBER. 253 



II. Groupe libyen. 

L'ancien libyen occupait le nord de l'Afrique, à l'ouest 
de l'égyptien, et c'est sur son domaine que vint s'implan- 
ter le punique, le phénicien d'Afrique. La grammaire de 
l'ancien libyen n'est pas encore rédigée, mais on com- 
mence à la connaître par se; inscriptions. Faidherbe en 
a publié une très importante collection, au nombre de 
deux cents environ, dont plusieurs sont bilingues, une 
accompagnée d'un texte phénicien, d'autres accompa- 
gnées d'un texte latin (1). 

Le libyen actuel n'a pas un nom général dont l'emploi 
soit adopté communément. Le nom de berber ou berbère 
est peut-être appolé à devenir une dénomination com- 
mune ; quant à ceux de « kabyle », de « tamachck » et 
à bien d'autres encore, ce ne sont que des applications 
particulières à tel ou tel dialecte et que l'on ne peut 
étendre à leur ensemble. 

Il est difficile de dresser exactement la carte de la 
langue berbère. Toute la partie méridionale de Tripoli, 
de la Tunisie, de l'Algérie, du Maroc semble lui appar- 
tenir, et, en certains endroits, elle longe encore la Médi- 
terranée, par exemple, en Algérie, de Dellys à Bougie 
et au delà encore vers l'est (Kabylie), entre Tenès et 
Cherchell (2). 

Comme dans les autres langues khamitique?, un t est le 
signe du féminin. Parfois ce t ne figure qu'au commen- 
cement du mot, par exemple, dans tes « vaches » et dans 
tamahcr « femme touarègue » féminin de amaher « toua- 

(1) Collection complète de* inscriptions numidiques, Mémoi- 
res de In Société des sciences de Lille, 3* série, t. VIII, p. 3G1. 
Paris, Lille, 1870. 

(2) Hanoteau, Essai de grammaire de la langue tamachck, 
in fine. Paris, 1860. 



254 LA LINGUISTIQUE. 

reg » ; mais, pour l'ordinaire, il est placé tout à la fois 
avant et après le mot, ainsi que le montrent les exem- 
ples suivants : 

akli « nègre », taklit « négresse » ; 
ekahi « coq », tekahit « poule » ; 
aluki « veau », lalukit. « génisse » ; 
amckkclu « sorcier », iamekkelut « sorcière ». 

Le préfixe initial n'est que l'ancien article féminin 
soudé au substantif. 

Le pluriel est en an, en, au féminin in. Sa formation 
demanderait, d'ailleurs, quelques explications un peu 
étendues : amenukal « roi » fait, par exemple, imenu- 
kalen. 

La déclinaison est remplacée ici aussi par l'emploi de 
prépositions : aies en tamef « l'homme de la femme, 
le mari de la femme », ifka i aies « il donna à l'homme ». 

Quant au verbe, le berber ne possède qu'une seule 
forme, une espèce de forme aoristique, indéterminée, à 
laquelle on prête l'idée de présent ou de futur par des 
procédés tout à fait accessoires. L'élément personnel est 
placé après le thème verbal, sauf à la première personne 
du singulier et à la troisième personne du pluriel. Ainsi 
le verbe eikem « suivre » fait telkem « elle suit » et elke- 
menet « elles suivent » (t-elkem, elkem-en-et). 

Nombre de mots arabes se sont glissés dans les diffé- 
rents dialectes berbers. Ceux-ci ont, d'ailleurs, perdu 
toute espèce d'écriture propre, sauf le dialecte tamachek. 

Cette écriture formée de signes assez réguliers, est 
difficile à lire ; les voyelles n'y sont pas représentées et 
les mots ne sont point séparés les uns des autres. Pour 
la déchiffrer, il faut donc, avant tout, connaître la lan- 
gue elle-même qu'elle représente. 

Hanoteau compte en Algérie plus de 855.000 Berbers. 
Le département d'Oran n'en contient qu'un petit nom- 
bre. Ils occupent plus particulièrement les deux autres 



GROUPE ÉTHIOPIEN. 255 

départements ; dans celui de Constantine il y en aurait 
près de 500.000 Quant aux Berbers que l'on rencontre au 
sud de l'Algérie, il est fort difficile de savoir à quel nom- 
bre ils s'élèvent. 

Ajoutons que la langue des Guanches, anciens habi- 
tants des Canaries, se rattachait au groupe libyen (1). 

On trouve en tamachek des témoignages évidents de 
flexion. Il suffit de comparer les formes selmed « ensei- 
gner », seggech « faire entrer », toukemmet « être 
cueilli », et les formes salmad « avoir l'habitude d'ensei- 
gner », seggach « avoir l'habitude de faire entrer », tou- 
kemmat « être habituellement cueilli ». Un changement 
vocalique sert à former du temps aoriste le présent dé- 
fini : telkemed « tu as suivi, tu suivais, tu suivis », tel- 
kamed « je suis en ce moment » Fr. Muller, Grundriss, 
t. III, p. 283). En kabyle, l'idée d'habitude peut être ren- 
due par un redoublement de consonne (zer « voir », sel 
« entendre », d'où zerr « voir habituellement », sell, etc.), 
mais aussi par une mutation vocalique : gen « dormir », 
gan « dormir habituellement », songer « dévaster », 
serkem « faire bouillir », cf. sengar, serkafn. De même 
sousef « cracher », s ou s ouf « avoir l'habitude, de cra- 
cher » ; aouther « demander », southour « avoir l'habi- 
tude de demander ». 

III. Groupe éthiopien. 

Les langues qui composent cette famille ne doivent 
pas être confondues avec les idiomes sémitiques de 
l'Ab.yssinie, tigré, amharique et autres, dont nous avons 
parlé ci-dessus et qui forment une division du groupe 
arabe. A ces derniers idiomes on a dominé parfois le 

(1) Sabin Berthelot, Mémoires sur les Guanches. Deuxième 
parlie. Mémoires de la Société ethnologique, t. II, p. 77. Paris, 
1815. 



256 LA LINGUISTIQUE. 

nom de langues éthiopiennes. Cela prête à confusion. 
Le nom de langues éthiopiennes doit être réservé au 
groupe khamitique des langues de l'Afrique centrale par- 
lées au sud de l'Egypte, aux alentours et dans certaines 
parties de l'Abyssinie. 

On en compte six principales : le somâli, répandu dans 
le territoire en forme de coin qui s'étend au sud du 
détroit Bab-el-Mandeb, ainsi que du cap Guardafui, et 
qui donne, à l'est, sur la mer des Indes ; le galla, parlé 
à l'ouest du somâli, dans l'intérieur des terres, au sud 
de l'Abyssinie et au nord des langues appartenant au 
système bantou ; le bedja, langue des Hadendoas et d'une 
partie des Beni-Amer (également appelé le bédouié. la 
langue des Bédouins), parlé entre le Nil et la mer Rouge 
au nord de l'Abyssinie ; le saho ; le dankâli ; Yagaou. 

La classification de ces différents idiomes n'est pas 
encore établie ; dans l'état actuel des connaissances, on 
ne peut que les grouper les une. 1 ; avec les autres et les 
rattacher aux autres langues khamitiques. Ils en pré- 
sentent d'une façon très évidente tous les caractères. 

Le bédja possède un article, l'article déterminé. C'est, 
au singulier û pour le nominatif masculin, là pour le 
nominatif féminin ; au pluriel, à pour le nominatif mas- 
culin, ta pour le nominatif féminin (cf. Almkvist, Die 
Bischari-Syrache Tû-Bedâwie) ; on reconnaît l'élément 
féminin t. 

Comparez la formation des substantifs tels que tak 
< ( homme », takat « femme ». Parfois le signe du fémi- 
nin est à la fois préfixé 'ancien article) et suffixe. 

Tandis que le pronom possessif est suffixe au nom en 
bédja, en galla, en somâli (comme en égyptien et en ta- 
machek), en dankali, en saho il est préfixé : dankali, 
ku-kitdba « ton livre « ; saho, ku-ind « ta mère ». 

Quant à la conjugaison elle-même, nous trouvons en 
saho (comme en copte) une forme où l'élément personnel 



LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 257 

précède le radical et une forme où il le suit : il le pré- 
cède dans nekke « nous étions » et le suit dans kino 
(( nous sommes » (ne-kke, ki-no). Il en est de même du 
galla, qui dit, par exemple : gigna « nous allâmes » et 
nefdeg « nous perdîmes » (gig-na ne- f de g) ; ici la pre- 
mière forme est celle d'un parfait et la seconde est celle 
d'un temps aoristique, indéterminé. Ce procédé est ana- 
logue à celui qu'emploient les langues sémitiques en 
semblable occurence. 

C. LES LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 

Nous aurons à donner plus de détails sur les langues 
de cette famille (pie nous n'en avons donné sur chacune 
des autres. 

La raison en est simple. L'importance des langues in- 
do-européennes est grande à tous les points de vue. Après 
avoir été les interprètes de la civilisation hindoue, de 
la civilisation éranienne, de la civilisation grecque et de 
la civilisaton latine, elles servent d'organe aujourd'hui 
à la civilisation moderne. Elles étouffent peu à peu, au 
moins en Occident, les idiomes étrangers qui se trou- 
vent en contact avec elles, le basque, le magyar, bien 
d'autres encore. Il n'est point de langues qui aient autant 
vécu, qui aient passé par autant de phases et de pério- 
des successives. 

Une autre considération doit aussi nous intéresser 
particulièrement. Les langues indo-européennes possè- 
dent seules une véritable grammaire comparée. Nous 
avons dit que la grammaire des langues sémitiques était 
encore à présent à peu près complète, non seulement 
dans ses grandes lignes, dans ses traits généraux, mais 
encore dans une foule de détails. 

La découverte du sanskrit, de la langue sacrée des 
Hindous, devait avancer considérablement la connais- 
sance méthodique des langues européennes appartenant 

T tVfiTTTCTTOT'F. 17 



85fi LA l.IVGIlsTIQUE. 

à la même famille que lui. << Filippo Sasseti, noble mar- 
chand florentin, fut peut-être le premier, dans une lettre 
à Pier Vettori (15 janvier 1685), à parler de la langue 
en usage alors dans l'Inde, où il se trouvait, langue diffé- 
rente de celle de la religion et de la littérature, et à 
noter quelques ressemblances entre les noms italiens et 
indiens (1). » En 1707, le missionnaire Cœurdoux com- 
muniquait à l'Académie des Inscriptions ses observa- 
tions sur la ressemblance d'un grand nombre de mots 
du latin et du grec avec des mots de la langue « sams- 
croutane ». Vingt ans après, W. Jones proclamait d'une 
façon définitive le fait de cette parenté. En 1786, il s'ex- 
primait en ces termes devant la Société asiatique de 
Calcutta : « La langue sanskrite, quelle que soit son 
antiquité, est d'une admirable structure; plus parfaite 
que le grec, plus riche que le latin, plus affinée que 
toutes deux, néanmoins reliée à l'un et à l'autre far 
une parenté trop grande, tant dans les racines des ver- 
bes que dans les formes grammaticales, pour que sela 
soit purement l'effet du hasard; ces ressemblances sont 
si frappantes, que nul philologue ne pourrait examiner 
ces trois langues sans penser qu'elles sont sorties d'une 
source commune, qui peut-être n'existe plus depuis long- 
temps. Il y a une raison semblable, bien que moin- évi- 
dente, pour supposer que le <i<>thi>iur et le celte ont eu 
la même origine que 1" sanskrit; on pourrait aussi ad- 
joindre à la même famille le persan antique (2). » 

De son côté, Bopp démontra le premier par l'analyse 
même des formes linguistiques, l'identité de la plus 
grande partie des langues indo-européennes. Il ne lui 
fut pas donné de codifier définitivement leurs lois phoné- 
tiques, leurs procédés de formation des mots, et sa Crnm- 

(1) D. Pr.zzi, Introduction n ['élude, de lu *ele.nce du latigagf. 
I ravail par V. Nourrisson. Paris, 1S73. 

(2) Op. rit., p. 69. 



LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 230 

maire comparée n'est plus aujourd'hui qu'une œuvre 
historique, mais son nom n'en reste pas moins attaché 
à l'une «les découvertes qui l'ont l'honneur du dix-neu- 
\ ième -iècle. 

Bopp avait visé dans tous ses écrits à démontrer l'al- 
liance intime du sanskrit, du zend et du perse, du grec, 
du latin, des langues celtiques, germaniques, slaves et 
du lithuanien, Cette démonstration une fois acquise, et 
bien acquise, la science des langues indo-européennes fit 
un nouveau pas, un pas énorme. 

De la parenté de tous ces idiomes, on conclut à une 
forme antique dont ils seraient tous sortis, forme loin- 
taine, forme à jamais perdue, mais qu'il s'agissait de 
restituer. 

Il n'est que juste de citer ici deux noms que l'histoire 
de la linguistique ne saurait oublier sans ingratitude, 
celui de Schleicher et celui de H. Chavée. C'est à ces 
deux auteurs que l'on doit la première mise en réalisa- 
tion de cette conception féconde d'une forme commune 
primitive des langues indo-européennes. Dans l'introduc- 
tion d'un écrit important, publié il y a déjà quarante 
ans, H. Chavée pouvait dire : « Ces langues ne sont pour 
le linguiste que des variétés d'une langue unique et pri- 
mordiale parlée jadis au centre de l'Asie. Pénétré de 
cette vérité, nous avons entrepris de reconstituer orga- 
niquement les mots de cette langue primitive en rétablis- 
sant partout le type original à l'aide de ses variétés les 
mieux conservées (1). » La linguistique moderne est là 
tout entière. Schleicher, de son côté, faisait paraître 
cet admirable manuel que l'on pourra sans doute revi- 
ser, compléter, améliorer, mais qui demeurera toujours 
la base même des études de linguistique indo-euro- 
péenne (2). 

ili Lexieoloqie iiulo-cump^cnne. Paris. 1840. 

Comprndium der verçileirhenden Oratninatik der indoger- 
mani^-hr-' Snrn-hcn, 3* édit. (posthume). VVcimar, l^Tl 



260 LA LINGUISTIQUE. 



La langue commune indo-européenne. 

Avant de parler des différents idiomes du système indo- 
européen, avant de rechercher le degré de parenté qui 
unit de plus près certains d'entre eux, nous avons à 
esquisser un tableau général de la langue commune qui 
a donné naissance à ces différents idiomes. 

Le tableau que Schleicher en a tracé dans son Com- 
pendium était le suivant : 

Trois voyelles a, i, u, pouvant donner (par la préfixa- 
tion d'un a) les groupes à ( = a+a), ai, au, et, par une 
seconde préfixation di, du ; les explosives k, t, p ; b, d, g ; 
gh, dh, bh; les nasales m, n; r; v, y; la sifflante s. 

Formation des mots par suffixes : 'svap « dormir », 
svapna- « sommeil » (cf- sanskrit srapna-, zend qaphna- 
grec j-vo-). 

Huit cas : nominatif singulier, * avi-s « le mouton, la 
brebis », accusatif * avi-m, ablatif * avay-at, génitif 
*avay-as, locatif* avay-i, datif" avay-ai, premier instru- 
mental avy-â; deuxième instrumental* avi-bhi. Trois 
nombres ; singulier, duel, pluriel. 

En principe c'est par la désinence indicatrice du cas 
que le genre lui-même est désigné. Ainsi dans les thèmes 
finissant par un a l'élément du cas nominatif, au sin- 
gulier, est s, au neutre cet élément est m, le même que 
celui de l'accusatif. Exemples : akva-s « le cheval » 
(en sanskrit açvas, en latin equus); yuga-m « le joug » 
(en sanskrit yugam, en latin jugum). Le signe du plu- 
riel suit en principe celui du c;is, priais ce signe n'est pas 
toujours le même et souvent il est fort difficile de dé- 
couvrir sa. forme primitive. En bien des cas c'est simple- 
ment la consonne s, reste d'un élément qui se montrait 
jadis dans sa forme intégrnle, 



LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 261 

Il ne faut pas l'oublier, ces suffixes indiquant le cas 
et ces autres suffixes indiquant le nombre ont été pri- 
mitivement des formes indépendantes; ce n'est que par 
la suite des temps que ces formes en sont arrivées à 
n'être plus que des éléments secondaires, des éléments 
destinés à indiquer les relations et les modes d'être d'une 
autre racine. On a souvent cherché à découvrir la forme 
primitive de ces éléments ; toutes les tentatives sont de- 
meurées sans résultats certains. L'on a proposé des con- 
jectures plus ou moins probables, mais, en réalité, la so- 
lution de ce difficile problème est encore à trouver. Au 
moins le but auquel il faut tendre est constant, bien établi 
et vraisemblablement on l'atteindra un jour ou l'autre. 

Le verbe indo-européen possède deux voix : l'une 
transitive « j'entends, je frappe », l'autre intransitive 
« je m'entends je me frappe », mais toutes deux actives. 
C'est dans l'élément pronominal placé à la suite du 
thème verbal qu'il faut chercher l'expression même de 
cette différence de sens. Il y a, en un mot, deux sortes 
de suffixes personnels : des suffixes transitifs, des suf- 
fixes intransitifs. C'est ainsi, par exemple, qu'à la troi- 
sième personne du singulier, le suffixe de la voix tran- 
sitive est ti et que celui de la voix intransitive est tai : 
on reconnaît la forme grecque Ta-, de la voix appelée 
« passive » par les grammairiens, qui, en effet, à ce 
sens dans la langue grecque, mais dont le sens premier 
était simplement intransitif, réflexif. Les suffixes person- 
nels de l'intransitif procèdent, d'ailleurs, des suffixes 
personnels, de la voix transitive ; celui de la première 
personne veut évidemment dire « je me », celui de la 
seconde « tu te », celui de la troisième « il se » (en latin 
« ego me, tu te, ille se »). 

Tandis que le système sémitique ne connaissait que 
deux temps, l'un exprimant que l'action était accom- 
plie, l'autre qu'elle ne l'était pas encore l'indo-européen 



262 LA LINGMS1IQUE. 

commun en possédait six. Quatre de ces temps étaient 
simples, les deux autres étaient composés. 

Le "présent a pour forme la plus simple, la racine telle 
quelle, suivie du suffixe personnel. Parfois la voyelle 
de la racine a subi cette augmentation dont nous par- 
lions ci-dessus, par exemple la racine i « aller » devient 
ai : aiti << il va » (sanskrit êtï, lithuanien eiti). Parfois 
la racine verbale est dérivée; il s'agit de conjuguer une 
forme complexe, par exemple le thème bhara- dont l'élé- 
ment bhar est radical et dont l'élément a n'est qu'un élé- 
ment dérivatif. De là le présent bhabati m il porte ». 
Quoi qu'il en soit, le présent est toujours un temps sim- 
ple, qu'il s'agisse de conjuguer la racine elle-même ou 
un dérivé de la racine. 

L'imparfait est formé du thème du présent, soit .-im- 
pie, soit dérivé, auquel se préfixe l'augment a ; de plus, 
les désinences personnelles sont écourtées; ti de la troi- 
sième personne devient t ; mi de la première devient ni. 
Ainsi le présent bharati « il porte » a pour imparfait 
abharat <( il portait ». * 

L'aoriste simple est caractérisé comme l'imparfait, paj 
l'emploi de l'augment et des suffixes personnels écoui- 
tés ; il s'en distingue simplement par ce fait qu'il ne 
tient pas compte de la forme du présent. En grec, par 
exemple, la racine hi « poser » se dédouble au présent 
et donne ùflete.fl vous posez; l'imparfait préfixe l'aug- 
ment |e| à cette forme redoublée et fait i ; .-hi-: « vous 
posiez » ; l'aoriste simple ne tient pas compte du re- 
doublement et fait Vn-i « vous posâtes ». 

Le parfait a pour caractéristique le redoublement de 
la rai 

A ces quatre temps simple- s'ajoutent, avons-nous dit, 
deux temps composés. Le futur -'-t l'un de ces deux 
temps. Il est composé de la racine verbale et d'un élément 
asva, sva, dont le sens premier semble avoir été celui de 



LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 263 

<( tendre à être » ; de là, par exemple, Le sanskril dû 
syati « il donnera ». L'aoriste composé, que le sanskrit, 
le zend, les langues slaves et le grec ont conservé — ce 
dernier so-us le nom d'aoriste premier — a pour carac- 
téristique l'élément sa. 

Ces six temps sont complétés, dans l'indo-européen 
commun, par trois modes : l'indicatif, le conjonctif, l'op- 
tatif. L'indicatif n' 'a aucune caractéristique : au mode in- 
dicatif la forme du temps reste telle quelle. Il en est 
différemment des deux autres modes. Le conjonctif a 
pour caractéristique un A placé entre le thème et 
le suffixe personnel : L'indicatif du temps présent étant 
asti <( il est », le conjonctif du même temps sera 
asati. On donne parfois à 1 Optatif le nom de potentiel ; 
ce mode est formé par l'intercalation d'un élément va, 
va, entre le thème verbal et le suffixe personnel écourté : 
asvat « puisse-t-il être » ! 

La numération est d'ordre décimal. 

La systématisation de Schleicher avait L'immense mé- 
rite de formuler sous une forme précise l'état des con- 
naissances. Elle ne devait pas être définitive, mais elle 
fournit une base de discussion bien déterminée et sur 
laquelle durent tabler toutes les théories qui suivirent. 

C'est dans le tableau des voyelles que Schleicher prête 
le plus à la critique. Il semble démontré aujourd'hui que 
ce tableau est plus compliqué (Sayce, Principes de piii- 
lologie comparée, p. XIV). Nous avons insisté sur la 
piimordialité d'une voyelle organique r (Mémoire sur 
la prononciation ri t<> primordialité <ln r vocal sanskrit, 
1N72). On a restitué également des voyelles nasales : 
voir Brugmann, Grundriss (1er vergleichenden Gram- 
matik der indogermanischen Sprachen, t. I er , p. 20 (1). 
Cet auteur, l'un des chefs de l'école dite des « néo-gram- 

(l) Joh. Schmidt, /.m- Geschïchte des indogermanischen Voca- 
lismus. Weimar, 187."». - F. de Saussure, Mém. <!<■ In Soc. de 



264 LA LINGUISTIQUE. 

maiiiciio », compte tni^e voyelles ordinaires, brèves ou 
longues, huit voyelles nasales, quatre roulantes. Il est 
difficile de supposer que cette restitution généreuse soit 
de toute exactitude. Bruginann compte, en outre, seize 
consonnes explosives, quatre nasales, deux roulantes, 
une aspiration douce, quatre situantes. 

Ce qui semble assez généralement accepté aujourd'hui, 
c'est l'inanité de la théorie de « la gradation », de l'aug- 
mentation, des voyelles au moyen d'un a préfixé (1). 
D'après Paul Regnaud (Essais de linguistique évolu- 
lionnUte) la vieille théorie du « guna » des grammairiens 
hindous est en contradiction avec la loi la plus cons- 
tante du langage, dont le développement a été dirigé 
par le principe de la moindre action, du moindre effort. 
En somme, le point de vue de Panini doit être aban- 
donné; il est-dépassé. 

En somme, il y aurait à revenir absolument sur l'opi- 
nion de Ropp, de Schleicher, de Chavée, de Curtius, qui 
voyaient dans le sanskrit le représentant le plus fidèle 
du type indo-européen commun. L/école des néo-gram- 
mairiens (Osthoff, Brugmann, Louis Havet, etc.) semble 
donner à la langue grecque une préférence bien accusée. 
Il ne faudrait pas admettre, toutefois, que les « néo- 
grammairiens » aient produit dans la science linguis- 
tique une révolution totale. Ainsi que l'a fort justement 
dit Bréal, ils n'ont fait que marcher en avant dans la 
voie déjà tracée (2). 

Lorsque Paul Regnaud — qui veut regarder a comme 

linguistique, t. III. p. 358; Mémoire sur le système primitif des 
voyelles dans les langues indo-européennes. Paris. 1879. 

(1) Cf. Victor Henry. If Muséon, t. III. p. 181 : Journal asia- 
tique, juillot 18*1. p. 37. — Osthoff, Die neueste Sprach[ors- 
chung und die Erklxrung des indoq. Ablautes, 1866. 

(2) Cf. Johannes Schmidt, Zeilsehrift fur vergl. Sprachforsch., 
t XXVilI. p. 303. Mr.nt.o, Cenni sulto slalo présente délia 
grammalica ariana. Turin. 1885. — V. Heurt, nevue asiatique, 
24 août 1885. 



LANGUES INUO-EinoPÉESNES. 265 

la. seule voyelle primitive, ce en quoi nous ne pouvons le 
suivre — attaque l'opinion des néo-grammairiens sur 
la multiplicité extraordinaire des voyelles indo-euro- 
péennes organiques, il réagit peut-être avec raison 
contre la réaction soulevée par la systématisation très 
simple de Schleicher. La. vérité sera sans doute entre 
l'opinion de ce dernier et celle de Brugmann. Cet auteur, 
semble-t-il, restitue un type commun des nuances voca- 
liques qui n'ont peut-être été que dialectales. 

En ce qui concerne les racines, les néo-grammairiens, 
au lieu de voir dans les différents états du vocalisme des 
dérivés d'une même racine, des formes présentant ou 
non le renforcement, supposent (sans rien préjuger sur 
leur ordre chronologique) plusieurs manières d'être du 
radical ; la forme faible correspond aux racines pures 
des grammairiens hindous et de Bopp ; la forme forte 
correspond à celle que jadis l'on disait modifiée par 
« gunation » ; bhr « porter » serait forme faible, bhcr 
sci ait forme forte ; sru « couler », mn « penser » seraient, 
formes faibles ; sreu, men seraient formes fortes. « Tou- 
tefois, dit Victor Henry, il ne faudrait pas penser que 
l'indo-européen commun ne possédât que deux degrés de 
flexion correspondant respectivement à la racine faible 
et au « guna » ; il en avait trois : l'état normal 
(grec z\ïo; « figure ») ; l'état réduit (ïSjaev « nous 
savons ») ; l'état fléchi olôa (« je sais »), de la racine vid 
« voir, savoir ». Si ces trois états, ajoute V. Henry, 
nappa laissent plus avec netteté en sanskrit, c'est parce 
que cette langue, confondant en a Ye et Yo primitifs, 
a englobé dans son « guna » l'état normal et l'état fléchi 
de la racine : rèdas « connaissance » corrélatif de sïSoç, 
et vêda « je sais », corrélatif de olôa » (Dictionn. des 
sciences anthropologiques, au mot Sanskrit). 

Dans la notation des racines à l'état dit fort, les néo- 
grammairiens substituent un e (men) à l'a correspon- 



296 LA LINGUISTIQUE. 

dant du sanskrit (mân). C'est particulièrement de la 

coïncidence de e en grec el en latin qu'ils tirent leurs 
conclusions contre le caractère primitif de l'a sanskrit 
qui correspond à cet e. 

Un des axiomes de la « néo-grammaire » est le carac- 
tère absolu, suivant éjle, des bus phonétiques, qui ne 
souffriraient point d'exceptions. En principe» soit, la 
transformation suit sa voie ; mais, ainsi que le remar- 
que fort justement Paul Regnaud, dans la lutte il arrive 
que la victoire demeure parfois à l'ancienne forme, qui 
reste comme le témoin d'un autre âge; cda esj con- 
forme à l'enseignement de l'évolution dans la série ani- 
male. La coexistence — qui n'est point rare — de deux 
formes analogues, dont l'une est physiolûgiqûement 
transformée et dont l'autre offre un état antérieur à 
cette transformation, est un fait frappant et significatif: 
l'hypothèse du caractère absolu des lois phonétiques est 
incompatible avec celle qui attribue une origine com- 
mune aux formes que l'on considère habituellement 
comme étant les variantes les unes des autres, puisque 
leurs différences mêmes accusent qu'elles ont subi des 
lois diverses [Êevue de linguistique, t. XX, p. 37). Cf. 
Hugo Schuchardt U'eber die Lautgepetze, Berlin, 1885 : 
Revue critique, 188G, n° 15. 

Dans son œuvre capitale déjà citée (Grundriss, etc.), 
datée de 1887, Fr. Millier exprime son opinion sur la 
restitution de l'indo-européen organique. Il n'admet que 
les voyelles a, i, u, â, soit un vocalisme' très simple qui 
se serait, par la suite, richement développé. Outre les 
consonnes acceptées par Schleicher et Chavée, il admet 
des gutturales « antérieures », k, </', fi'li (1). Il repousse 
catégoriquement d'autre part, la conception des néo- 
grammairiens » qui, par exemple, dans les racines où 

(1) Cf. Ascom, Corsi <li Glollologia, t, I p. 27. Louis llwu. 
Mémoires de lu Soc. de linguistique, t. II. p. 266. 



LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 2&Ï 

l'élément vocalique est tantôt ai, tantôt i, regardent 
ai comme organique et voient en i une forme écour- 
tée. D'après lui, la racine indo-européenne ne com- 
porte pas plus que la racine sémitique de voyelle fon- 
damentale : de niènie qu'il faut, en sémitique, parler 
des racines k-t-b « écrire », f-rs « déchirer », de même, 
en indo-européen, il faut parler de s « être >», de p-t 
« tomber » (et non de as, put selon Bopp et Sdiieicher, 
ou ''.v, pet scion les néo-grammairiens). Les formes s-p4 
sont les formes courtes ; as, pat sont les formes allon- 
gées, les formes longues, grâce à l'accession de la voyelle 
a, tout comme yaug, raik, kar sont des formes allongées 
de yug, rik, kr. D'ailleurs la voyelle fondamentale <i 
tantôt coriserve su propre forme, tantôt se change en 
e, o, i, u. Les voyelles a, e, o ne peuvent provenir <P IC 
d'une voyelle fondamentale a. La langue organique 
indo-européenne ne posséda, pour opérer la flexion, 
(pie la voyelle (/ : cette voyelle peut s'être changée en e 
dans cette langue même, mais on n'a pas de preuve 
certaine de cette évolution : c'est après la séparation 
en indo-éranien et en européen que s'effectuera, dan- 
ce dernier groupe; le passage de a en e. Comme on 1 ■ 
voit, Fr. Mûller repousse absolument la théorie dos 
néo-grammairiens sur le vocalisme «les racines. 

En parlant des différents idiomes de la famille indo- 
européenne nous ne pourrons indiquer que d'une façon 
très rapide ce (pie chacun de ces idiomes a conserve de 
l'héritage commun, ce qu'il en a perdu, mais on peut 
connaître déjà, au moins d'une manière assez général", 
quelle était la composition et la richesse de cet héritage. 

Nous nous sommes servis jusqu'ici pour désigner cette 
langue reconstituée dont sont sortis les différents idio- 
mes indo-européens de la seule dénomination d'indo- 
européen commun. Bopp avait donné au sanskrit, aux 
langues crâniennes, aux langues slaves, germaniques, 



268 LA LINGUISTIQUE. 

celtiques, au grec, aux langues de l'Italie le nom de lan- 
gues indo-germaniques, dette appellation, qui prévaut 
encore aujourd'hui en Allemagne, ne supporte pas la 
moindre critique ; à quelque point de vue que l'on veuille 
se placer, elle est absolument vicieuse. Pourquoi ne pas 
dire aussi bien langues indo-italiques, langues indo- 
slaves? Quelques auteurs ont proposé avec plus de rai- 
son le nom de langues « indo-celtiques ». Ils se fon- 
daient en cela sur une sorte de motif géographique et leur 
idée était assez acceptable. On semble ne l'avoir pas 
goûtée, et il n*est pas à croire que ce nom ait plus de 
succès que n'en a eu celui de syro-arabe que l'on a 
voulu donner au système des langues sémitiques. Indo- 
celtique, d'ailleurs, n'est pas irréprochable : le second 
terme du mot est exact, le premier ne l'est point. L'Inde, en 
effet, n'est pas occupée seulement par les idiomes alliés au 
sanskrit, elle possède également les langues dravidiennes 
qui n'ont avec les précédentes aucun lien de parenté. 
Un nom plus court et qui a paru un moment devoir 
faire son chemin a été proposé : celui de langues 
aryennes. On est parti de ce prétendu fait que les an- 
ciens Hindous et les anciens Eraniens se donnaient à 
eux-mêmes le nom d'Aryas (1); mais il est hors de doute 
que rien n'est moins prouvé, nous dirons même que rien 
n'est moins vraisemblable. Peu importe dès lors que la 
racine que l'on retrouve dans le sanskrit arya-, dtya- 
« noble », dans le zend airya-, existe aussi dans les au- 
tres langues de la même famille, par exemple dans les 
langues celtiques. Peu importe que le nom d'Arie ait été 
donné à une région spéciale dont les habitants pouvaient 
recevoir à juste titre le nom d'Aryens. La question est 
tout autre. Il s'agit de savoir si ce terme peut être géné- 
ralisé, s'il est permis de l'étendre à toute la famille. 

(1) Pictet tes Origines indo-européennes on les Aryas primi- 
tifs, t. I. \>. ?8. Paris, 1859. 



LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 269 

Sans hésiter nous répondrons que cela n'est point jus- 
tifié. Il n'y a pas même un commencement de preuve. 
Nous ne suivrons donc pas Oppert, Chavée, etc., lors- 
qu'ils donnent à la langue commune indo-européenne le 
nom d'aryaque, de langue aryaque, et nous n'accepte- 
rons pas davantage le nom de langues aryennes appli- 
qué par un certain nombre d'auteurs aux différentes lan- 
gues issues de cet ancien idiome. 

Le nom d'indo-européen est sans doute un terme fort 
vague, un terme de convention dont les deux composants 
disent l'un et l'autre plus qu'ils ne devraient dire — 
bien que l'un d'eux, d'autre part, soit insuffisant, puis- 
qu'il laisse à l'écart les langues éraniennes ; — sans 
doute également il y aurait avantage à substituer à ce 
mot par trop long un terme plus commode ; mais ce der- 
nier terme, il s'agit de le découvrir, et nous estimons 
que le nom d'indo-européen ne doit être abandonné pour 
une autre expression que si cette expression se trouve par- 
faitement justifiée. Ce n'est point le cas des mots aryaque 
et aryen, aussi n'employons-nous exclusivement que ceux 
d'indo-européen et de langues indo-européennes. 

La famille des langues indo-européennes se divise en 
huit grandes branches, en huit grands groupes : groupe 
hindou, groupe êranien, groupe hellénique, groupe ita- 
lique, groupe celtique, groupe germanique, groupe slave, 
groupe lettique. Nous allons les passer successivement 
en revue ; nous examinerons leur physionomie particu- 
lière, nous dresserons le tableau de leurs propres divi- 
sions et nous parlerons, à l'occasion, de leur histoire et 
de leur littérature. Nous aurons à rechercher également 
quel est le degré de parenté qui peut unir plus intime- 
ment les unes aux autres certaines branches de cette 
grande famille et nous dirons quelques mots de la con: 
trée où aurait été parlé, selon toute vraisemblance, l'in- 
do européen commun. 



?70 LA I.I\<i! fïSTIQUE. 



§ I. Branche hindoue. 

Dès la fin du seizième siècie, un Italien, Philippo Sas- 
setti, attirait l'attention sur la vieille langue sacrée des 
Hindous, le sanskrit, et se plaisait à en rapprocher un 
certain nombre de mots de sa langue maternelle (1). 
Deux cents ans plus tard, vers la fin du dix-huitième 
siècle, le moine Paulinus a Sancto Bartholomœo publiait 
à Rome la. première grammaire du sanskrit qui ait été 
rédigée en une langue européenne. Quelques années au- 
paravant, les Français Cœurdoux et Barthélémy avaient 
communiqué à l'Académie leur opinion raisonnée de la 
parenté du sanskrit avec le grec et le latin. Les travaux 
d'un grand nombre de savants anglais, parmi lesquels 
nous devons citer William Jones, Colebrooke, Carey, 
Wilkins, préparèrent et rendirent possible l'œuvre véri- 
tablement fondamentale de Bopp.lC'était sur le sanskrit 
que l'on allait établir^Tédifice tout entier, de la gram- 
nuure comparée indûreuropéenne : non que cette antique 
langue pût être regardée, même d;ins_ses— monuments 
les plus anciens, comme la mère commune des langues 
éraniennes, du grec, du latin, des langues slaves et 
(]e> autres idiomes de la même famille, mais bien parce 
qu'en définitive elle s'éloignait beaucoup moins que cha- 
cun d'eux de la langue, aujourd'hui perdue, dont ils des- 
cendaient tous les uns et les autres. Le grec, le latin et 
leurs congénères ne procèdent pas plus du sanskrit, 
que l'hébreu et l'assyrien ne procèdent de l'arabe. C'est, 
donc sans aucune raison que l'on donne parfois aux lan- 
gues indo-européennes le noms de langues « sanskri- 
tiques ». Souvent, à la vérité, les formes du sanskrit sont 
plus correctes, mieux conservées que celles des autres 
langues indo-européennes, mais ces dernières, à leur 

ili Lcltere, p. 'il" c\ suiv. Florence, 1855. 



LANGUE? HINDOUES. 271 

tour, l'emportent parfois sur le sanskrit el se rappro 1 
chent avec plus de fidélité du type commun qui leur a 
donné naissance. Et ce que nous disons ici s'applique 
tout aussi bien au sanskrit védique qu'au sanskrit clas- 
sique; cette distinction esl oiseuse lorsqu'il s'agit d'éta- 
blir le degré de parenté des idiomes indo-européens, et 
le sanskrit védique n'est en réalité que du sanskrit, c'est- 
ii-dire une simple branche de la souche commune (tes 
langues indo-eurùpéehnes: 

Le rameau hindou no comprend, au fond, qu'une seule 
espèce d 1 idiomes, mais les uns sont anciens, les autres 
sont contemporains et nous les examinerons sous deux 
parag ra phes d i ff érents. 



I. Anciennes langues hindoues'. 

Le mot. sanskrta- signifie « parfait, accompli » : la lan- 
gue sanskrite est donc la langue parfaite, accomplie. 
Ce nom lui a étérlonné en oppositiorTdïi terme prâkrta- 
qui veut dire « naturel » et qui s'applique à la vieille 
langue vulgaire, ou, pour parler plus exactement, aux 
différents idiomes de la langue vulgaire. Le sanskrit 
était la langue sacrée, la langue juridique, la langue 
littéraire ; le prâkrit était la langue courante, la langue 
populaire, qui tout d'abord ne fut pas une langue écrite. 

Le sanskrit possédait les voyelles a, i, u (prononcez 
o mi ») et leurs longues, les voyelles linguales r, / et 
la longue de la première d'entre elles, un ê et un 6; enfin 
les diphthongues ai et <in. Son système de consonnes 
était fuit riche. Outre les explosives /,-, t, /), g, d, b, gh, 
il h, bh, il possédait des explosives chuintantes « tch » et 
" dj » et des explosives hn^uo-dentales empruntées, selon 
quelques auteurs, aux idiomes dravidiens et que l'on 
transcrit d'habitude par un « t » et un « d » munis 



ZÎZ LA LINGUISTIQUE. 

d'un point placé au-dessous (/, d, etc.). De plus, tandis 
que la langue commune indo-européenne ne connaissait 
en fait d'aspirées que les consonnes « gh, dh, bh », le 
sanskrit possédait à côté de chaque explosive forte sa 
correspondante aspirée, c'est-à-dire kh, th, ph. Cela lui 
faisait vingt explosives, dont dix simples et dix aspirées. 
La langue commune indo-européenne ne connaissait que 
deux nasales « m » et « n » : le sanskrit en possédait 
une pour chaque ordre de ses consonnes, une labiale, 
une linguo-dentale, etc., en tout cinq. Au lieu d'une sim- 
ple sifflante « s », il en possédait quatre. De plus, il 
avait une aspirée, h, enfin un y et un v. 

L'euphonie de la langue sanskrite est des plus com- 
pliquées ; on ne peut la bien connaître que par une lon- 
gue pratique. Ses règles sont d'une sévérité absolue, et si 
elles reposent, en général, sur des principes acoustiques 
parfaitement saisissables, on peut dire qu'elles semblent 
parfois d'une finesse presque exagérée que nous avons 
quelque peine à comprendre (1). L'euphonie si délicate 
des langues slaves est loin d'être aussi fine que celle 
du sanskrit et l'euphonie du grec et du latin n'est en 
comparaison, qu'une espèce d'essai très rudimentaire. 

Par contre, la formation des mots n'offre point de 
grandes difficultés. Cela tient à la conservation même 
de la langue. Les éléments qui concourent à la dériva- 
tion des mots demeurent bien autrement reconnaissa- 
bles en sanskrit qu'ils ne le sont dans toute autre langue 
congénère, sauf peut-être dans les idiomes éraniens. 

On peut dire que la déclinaison est à peu de chose 
près celle de l'indo-européen commun. La plus grande 
différence que l'on pourrait relever entre le tableau d'une 
déclinaison sanskrite et celui de la déclinaison de la 
forme indo-européenne commune correspondante tien- 

ili Nous avons essayé d'en dresser un tableau aussi pou 
compliqué qui' possible : Euphonie sanskrite, Pans, 187?, 



LANGUES HINDOUES. 273 

drait aux variations euphoniques auxquelles le sanskrit 
ne peut se soustraire. Ce n'est pas à dire cependant que 
sa déclinaison, en dehors de ce fait, soit absolument or- 
ganique. Non, sans doute. Ainsi, nous ne rencontrons 
en sanskrit la véritable forme de l'ablatif singulier que 
dans les noms dont le thème se termine en a : les vieilles 
formes latines « senatud, navaled » et autres n'ont point 
d'analogues en sanskrit. Mais, en définitive, ce n'est là 
qu'une exception et l'on peut dire, d'une façon générale, 
que la déclinaison sanskrite reflète assez fidèlement celle 
de l'idiome commun dont elle procède. Elle l'emporte, 
sans conteste, sur la déclinaison des vieilles langues éra- 
niennes qui pourtant peut passer pour très bien con- 
servée. 

Le sanskrit possède les six temps de l'indo-européen 
commun, présent, imparfait, aoriste simple, parfait, fu- 
tur, aoriste composé, et il s'est créé de plus un nouveau 
temps, un « conditionnel ». Ce conditionnel n'est autre 
que le futur dont les suffixes personnels sont éconrtés et 
auquel l'augment a été préfixé : de bhôtsyati « il saura », 
on forme abhôtsyat « il saurait ». Le conditionnel sans- 
krit est donc au futur ce que l'imparfait est au présent. 

L'ancien idiome védique ne diffère du sanskrit clas- 
sique, du sanskrit des épopées hindoues, que d'une façon 
peu considérable ; les différences que présentent les deux 
idiomes ne touchent d'ailleurs en rien au fond même de 
la langue, à sa constitution, à son mode de formation, 
et nous ne pourrions nous arrêter sur ce sujet qu'en 
entrant dans une série de détails inopportuns (1). 

L'écriture hindoue, dite écriture « dêvanâgarî » — 
« écriture divine », — composée d'une cinquantaine de 
signes simples se lisant de droite à gauche et d'une 
quantité de signes complexes où se trouvent unis deux, 
trois signes simples, a tout avantage à être transcrite en 

(\) Ad. Régnier, Elude sur l'idiome des Védas. Paris, 1855. 

LINGUISTIQUE. 18 



274 LA LINGUISTIQUE. 

caractères latins pourvus de signes diacritiques. Une 
consonne, en principe, ne se lit jamais seule : elle est 
toujours suivie de la voyelle a, à moins qu'un signe 
accessoire n'indique que la voyelle suivant cette con- 
sonne est autre que la voyelle a. Un mot finit-il par une 
consonne et le mot suivant commence-t-il par une 
voyelle, l'écriture relie ces deux mots; cette difficulté et 
quelques autres tout aussi sérieuses rendent l'usage du 
dêvanâgarî peu pratique. 

Les plus anciennes inscriptions de l'alphabet hindou 
ont été gravées sur des rochers vers le troisième siècle 
avant notre ère ; l'origine de cette écriture paraît con- 
nue aujourd'hui et l'on s'accorde généralement à la rat- 
tacher à l'ancien alphabet sémitique dont nous avons 
parlé ci-dessus (1). L'alphabet hindou ne demeura point 
cantonné dans l'Inde, où il est employé par presque tous 
les dialectes modernes sous différentes formes ; l'écri- 
ture tibétaine en dérive, ue même que celle des Javanais, 
et il a donné naissance également à un certain nombre 
d'autres alphabets. 

Parmi les idiomes prâkrits. les ifiiomes populaires qui 
vivaient à côté de la langue littéraire et sacrée, il en 
est un qui eut une destinée toute particulière. Ce fut 
le pâli. Cet idiome fut celui de la propagande boud- 
dhiste, ce fut la langue spéciale de cette religion douée, 
comme l'on sait, d'une merveilleuse force d'extension. Sa 
littérature fut donc très importante. Le pâli ne serait 
autre que l'ancienne langue populaire du pays de Ma- 
gadha, dans l'Inde du nord-est. langue très ancienne. 
assurément, et qui montre parfois une supériorité no- 
table sur les anciens documents prâkrits conservés dans 
le? drames de la vieille littérature hindoue. Il ne chantre 



H \ Weber, tndische Skitzen, 125. Berlin, 18". — Fr. 
Mm m. Reise der œst. fregatte Novara. Linguislicher Tbetl. 
r 219. Vienne, 1867. 



LANGUES HINDOUES. 275 

point, par exemple, les « y » en « dj » — comme nous 
le verrons faire également aux idiomes néo-hindous ; 
— il a conservé certaines formes et sa conjugaison té- 
moigne également d'un état moins analytique. La 
voyelle r du sanskrit n'existe plus en pâli, la plupart 
du temps elle est remplacée par un a ; les voyelles lon- 
gues deviennent brèves en certains cas ; les trois sifflan- 
tes se confondent en une seule, s ; l'assimilation des 
consonnes se développe de plus en plus ; à la fin des 
mots il ne peut y avoir qu'une voyelle simple ou une 
voyelle nasale. Dans la déclinaison le duel est entière- 
ment perdu, le datif est suppléé par la forme du génitif. 
Telles sont, entre autres, quelques particularités du pâli. 
De toutes les langues indo-européennes il en est bien 
peu qui puissent comparer leur littérature à la litté- 
rature de l'Inde ancienne. La littérature hindoue brilla 
non seulement par sa richesse, par sa variété, mais aussi 
par l'excellence d'une grande partie de ses œuvres. 
Albrecht Weber en a donné une esquisse rapide et très 
fidèle (1\. L'ancienne littérature védique comprend 
d'abord le Rig-Véda, le Sâma-Véda, les deux collections 
du Yadjur-Véda et l'Atharva-Véda. Le premier de ces 
Védas est un recueil de chants, d'hymnes religieux ; 
le second et le troisième contiennent des prières et des 
formules à réciter durant les sacrifices ; le quatrième 
est plus récent que les trois autres, beaucoup plus jeune 
notamment que le premier. Outre les collections d'hym- 
nes, la littérature védique comprend encore les « brâh- 
manas », écrits où se trouvent un grand nombre de pres- 
criptions rituelles, de traditions, d'explications reli- 
gieuses, et les « soûtras », espèces d'appendices aux 
écrits précédents. La période classique est bien plus va- 
riée. Elle brille tout d'abord dans la poésie épique, puis 

(1) Akademisehe Vorlesunqen uber indische Literatarges- 
chichte, seconde édition. Berlin. 1876. 



276 LA LINGUISTIQUE. 

dans le drame, la poésie lyrique, la fable, le conte, les 
proverbes ; elle a produit enfin des ouvrages considéra- 
bles de grammaire, de rhétorique, de philosophie, d'as- 
tronomie, de médecine, et nombre d'écrits techniques. 
Vient ensuite la littérature bouddhiste, dont le pâli, 
ainsi que nous l'avons dit, fut le principal organe. 

II. Langues néo-hindoues. 

Elles sont parlées par environ cent quarante millions 
d'individus dans la partie septentrionale de l'Inde, qui 
comprend approximativement les deux tiers de toute la 
presqu'île. 

Le sanskrit n'est point leur auteur direct ; elles pro- 
cèdent toutes des anciens idiomes prâkrits, des ancien- 
nes langues populaires qui étaient parlées à côté du 
sanskrit, langue religieuse et littéraire. On dit ordinai- . 
rement que les langues néo-hindoues se sont formées 
vers le dixième siècle de notre ère, peut-être quelque 
temps auparavant. C'est là une façon de parler. Ori ne 
peut entendre par ces paroles qu'une seule chose, c'est 
que la forme qu'elles présentent actuellement peut re- 
monter approximativement à cette époque ; quant à leur 
véritable antiquité, elle est bien plus haute, puisqu'en 
définitive elles ne sont que la suite des anciens dialec- 
tes populaires, des anciens dialectes prâkrits. 

Il existe un assez grand nombre de langues néo-hin- 
doues ; quelques-unes d'entre elles n'ont qu'une litté- 
rature pauvre, d'autres, par contre, ont une littérature 
très développée (1). 

On peut citer parmi les principaux dialectes : au nord- 
ouest, le sindhi (Haidarabad), le panjabi (Multan, La- 
hore), le kachmiri ; au nord, le népalais ; au nord-est, 

(1) Consulter R. N'. Cust, .4. Sketch oj the modem Lanpuage 
of the Fast Iridiés. Londres, 1878. — R. Hohrnle, A. Grdmmar 
of the Eastern Hindu. Londres, 1880. 



LANGUES HINDOUES. 277 

le bengali (Calcutta, ïassami ; au centre, ïhindi, occu- 
pant un très vaste teritoire (Bikanir, Sirhind, Delhi, 
Agra, Lucknow, Benares) ; au sud-ouest, le gujurati 
(Baroda, Surat), le marathi (Bombay.Goa) ; au sud-est, 
Voriya. — Le nord de l'île de Ceylan est occupé par un 
idiome dravidien, le tamoul ; le sud est le domaine 
de Yélou ou singhalais. D'après Childers, Cust, Ern. 
Kuhn, cet idiome est aryen, parent des langues de 
l'Inde du nord. On sait que Ceylan a été colonisé par les 
Hindous six siècles avant l'ère chrétienne et que le boud- 
dhisme y fut subséquemment introduit. 

On donne le nom àliindoui à un idiome qui eut, au 
moyen âge des langues de l'Inde, une grande expansion 
littéraire et que représentent aujourd'hui encore certains 
dialectes du nord-ouest de la péninsule. On a dit avec 
juste raison que l'hindi n'était que de l'hindoui moder- 
nisé ; quant à l'hindoustani, auquel, avons-nous dit, on 
donne également le nom d'ourdou « langue du camp », 
il se forma au onzième siècle de notre ère sous l'influence 
musulmane. Son vocabulaire est plein de mots arabes 
et persans, et, à la différence des autres idiomes néo- 
hindous dont les alphabets proviennent du dêvanâgari 
sanskrit, il s'écrit avec les caractères persans, c'est-à- 
- dire avec l'alphabet arabe augmenté de quelques signes. 

La littérature des langues prâkrites contemporaines et 
de l'hindoui du moyen âge est considérable et chaque 
jour l'hindi et l'hindoustani donnent les preuves d'une 
activité qui leur assure un long avenir (1). 

Le caractère général de la phonétique des langues néo- 
hindoues est une forte tendance à l'assimilation, à la 
substitution de l'articulation « dj » à un y plus ancien, 
celle assez fréquente de « r » à « d », la simplification 
du système classique des sifflantes, le changement assez 

(1) Garcjn dl TasSY, Histoire de la lilléralurc hindoui cl hin- 
douslani, 2 vol. Paris, 1839-1847. 



278 LA LINGUISTIQUE. 

ordinaire des anciennes explosives aspirées de la langue 
classique (« kh, gh, th, dh », etc.) en une simple aspira- 
tion « h ». Le genre neutre a disparu dans la décli- 
naison de presque tous les idiomes néo-hindous, et sou- 
vent des thèmes se terminant primitivement par une 
voyelle ont rejeté cette voyelle finale et se sont ter- 
minés dès lors par une consonne. Quant au nombre 
pluriel et quant aux cas, ils sont exprimés par des suf- 
fixes particuliers qui témoignent assez de la forme vrai- 
ment moderne de ces idiomes et de leur passage d'un 
ancien état synthétique à un état analytique. Il y a là 
un phénomène dont nous aurons à nous occuper en 
temps opportun. La conjugaison, elle aussi, est entrée 
dans la voie analytique : les formes de l'ancien pràkrit, 
contemporain du sanskrit classique, sont perdues et l'on 
emploie simplement des formes de participes du présent 
ou de participes parfaits. 

III. Dialectes des Tsiganes. 

La langue des Tsiganes n'est qu'un dialecte néo-hin- 
dou. Il est difficile de dire quelque chose de précis sur 
l'époque de l'émigration des Tsiganes et du commence- 
ment de leurs incursions en Asie et en Europe ; il sem- 
ble, toutefois, que leur arrivée dans cette dernière con- 
trée n'ait pas été postérieure de beaucoup au douzième 
ou au treizième siècle de notre ère. 

Le fond même de leur langue est absolument hindou; 
c'est un prâkrit très gâté, souvent très défiguré. Quant 
au lexique, il est plein d'éléments étrangers, de mots 
empruntés aux différentes populations qu'ont traversées 
les bandes tsiganes ou au milieu desquelles elles ont 
vécu plus ou moins longtemps. 

F. Miklosich s'est fondé précisément sur l'état du lexi- 
que des différentes tribus tsiganes pour tâcher d'établir 



LANGUES HINDOUES. 279 

l'itinéraire de leurs migrations. Les éléments persans et 
arméniens qui s'y rencontrent sembleraient indiquer un 
antique séjour dans les régions de l'Asie où se parlaient 
les langues éraniennes. Lorsqu'ils mirent le pied sur 
notre continent, les Tsiganes se trouvèrent tout d'abord 
dans une contrée où dominait la langue grecque ; ce fait 
résulte de ce que chez tous les Tsiganes d'Europe, sans 
exception, l'on peut constater des éléments empruntés au 
grec. Ils se dirigèrent de Grèce vers la Roumanie, la 
Hongrie, la Bohème et la Moravie, l'Allemagne, la Polo- 
gne et la Lithuanie, la Russie, les pays Scandinaves, 
l'Italie, le pays basque, l'Angleterre et l'Ecosse, l'Es- 
pagne (1). Nous ne parlons ici que des Tsiganes euro- 
péens. On a beaucoup moins de renseignements sur les 
Tsiganes d'Asie et sur la quantité d'éléments étrangers 
qui ont pu s'introduire dans leur langue. 

La langue des Kafirs Syapoches (à l'ouest des Dar- 
dous, dans le Kafiristan) est également un idiome prâ- 
kiit (Cust, op. cit., p. 32). 



§ 2.- Branche éranienne. 

La connaissance des deux langues les plus anciennes 
de ce groupe, le zend et le perse, olïre peu de difficultés 
aux indianistes. De toutes les langues indo-européennes, 
les langues éraniennes, en effet, sont les plus rappro- 
chées du sanskrit. En général leur phonétique est moins 
compliquée, moins délicate que la phonétique des idio- 
mes hindous ; mais sous bien des rapports cependant elle 
lui est comparable. On peut même assurer que le zend 
et le vieux perse, le perse de Darius et de Xerxès, l'em- 
portent parfois sur le sanskrit et se rapprochent davan- 

(1) Mièlosich, Ueb'er die Mundarlen und die Wanderungén 
der Zigeuner Europa's. 



280 LA LINGUISTIQUE.. 

tage de la langue commune qui a donné naissance à tous 
les idiomes indo-européens. 

Le nom d'éranien, de langues éraniennes est incontes- 
tablement plus correct que celui d'iranien, de langues 
iraniennes qu'emploient un grand nombre d'auteurs. Il 
rappelle une forme plus antique et nous pensons, avec 
F. Spiegel, qu'il est bon de lui accorder la préférence. 

La classification des langues éraniennes n'est pas en- 
core établie. Il se peut qu'un très petit nombre d'entre 
celles de ces langues que nous connaissions ne soient pas 
parentes les unes des autres en ligne directe. A coup sûr 
il n'en est point parmi elles qui puisse se vanter d'avoir 
été la mère commune de toutes les autres ; le vieux perse 
l'emporte parfois sur le zend, parfois le zend l'emporte 
sur le vieux perse. La seule classification qui semble 
admissible lorsqu'il s'agit des langues éraniennes est 
celle que l'on peut emprunter au temps même durant 
lequel elles ont été parlées. Ainsi l'on classera au rang 
des anciennes langues éraniennes le zend, le perse et 
l'ancien arménien ; au rang des langues éraniennes du 
moyen âge le huzvârèche, le parsi et l'arménien classi- 
que ; au rang, des langues modernes le persan, l'armé- 
nien plus récent, l'afghan, le béloutche, le kourde, l'os- 
sète, et quelques autres dialectes. C'est ce même ordre 
que nous allons suivre. 

I. Zend. 

Vers le milieu du siècle dernier, un Français, Anque- 
til-Duperron, âgé de vingt-trois ans, s'embarquait pour 
l'Inde comme simple soldat, ne pouvant entreprendre 
d'une autre façon le lointain voyage qu'il méditait. Le 
dessein de cet homme courageux dont la science ne 
pourra jamais oublier le nom, était d'apprendre sur les 
lieux mêmes les langues du pays. Trompé dans son es- 
poir de pouvoir étudier le sanskrit à C.handernagor, il 



LANGUES ÈRANlENNES. 281 

*agna Pondichéry, seul et presque sans ressources, 
après cent jours de marche ; des rivages du golfe du 
Bengale, il se dirigea vers ceux du golfe d'Oman, attei- 
gnit Mahé, puis remonta jusqu'à Surate. C'est là que 
gagnant la confiance des prêtres d'une colonie de Par- 
ses, il fut initié à la connaissance du zend et du huzvâ- 
rèche. En 1762, Anquetil-Duperron revint en France, 
sans fortune, mais avec plus de cent manuscrits. Qua- 
rante et quelques années après il mourait à Paris, pau- 
vre et indépendant. Les textes qu'il avait rapportés 
allaient servir à fonder une science nouvelle. 

Le zend est la langue dans laquelle a été rédigé le 
texte antique de l'Avesta, livre sacré du zoroastrisme. 
Nous n'avons à traiter ici ni de l'individualité de Zoroas- 
tre ni du contenu des livres sacrés qui lui sont attri- 
bués, à lui ou à .ses' disciples. Il nous suffira de dire 
que des livres de l'Avesta il ne nous est parvenu qu'une 
faible partie : le Vendidad, le Vispered, le Yaçna et un 
certain nombre de morceaux de dévotion intime, de mé- 
ditations privées, connus sous le nom de petit Avesta. La 
traduction qu'en donna Anquetil-Duperron était fort dé- 
fectueuse; elle avait été faite sur les indications sans 
critiques des prêtres parses, mais Anquetil, en déposant 
ses manuscrits à la Bibliothèque royale, avait fourni à 
ses successeurs l'unique moyen de contrôler, de rectifier 
et de poursuivre son œuvre. Cette tâche échut à un 
Français, Eugène Burnouf, dont les travaux sur l'ancien 
perse, langue sœur du zend, ont également illustré le 
nom. Eugène Burnouf ne fut pas seulement le véritable 
fondateur de la grammaire zende, il fut aussi le chef de 
l'école de l'interprétation des livres zends par la tra- 
dition, école dont F. Spiegel est aujourd'hui le premier 
représentant. 

Il semble avéré que le zend était la langue des pays 
éraniens de l'Est, Eugène Burnouf lui donnait pour li- 



282 LA LINGUISTIQUE. 

mites, au nord la Sogdiane, au nord-ouest l'Hyrcanie, 
au sud l'Arachosie. C'est en adoptant cette opinion qu'on 
a pu donner au zend le nom de « baktrien », qui, assu- 
rément, est fort admissible. Quant au nom de « zend », 
appliqué à la langue même dans laquelle sont rédigés les 
anciens textes de l'Avesta, ce n'est qu'une appellation 
conventionnelle, dont le premier sens n'est peut-être pas 
encore tout à fait éclairci, mais qu'il serait difficile de 
détourner aujourd'hui du sens nouveau. 

L'alphabet zend est purement alphabétique, c'est-à-dire 
que chacun de ses signes figure une voyelle ou une con- 
sonne. Il contient fort peu de ligatures, et sa lecture, 
qui se fait de droite à gauche, est assez facile. Son ori- 
gine est assurément sémitique, mais il ne paraît pas 
fort ancien et l'on ignore quel pouvait être l'alphabet 
dont se servaient les Eraniens de l'Est au temps où les 
Perses, leurs voisins du côté de l'Occident, employaient 
des caractères cunéiformes. 

Le zend comprend deux dialectes, le dialecte ordi- 
naire et le dialecte des Gâthâs. On appelle ainsi un cer- 
tain nombre de morceaux du Yaçna dont l'interprétation 
est aujourd'hui des plus difficiles. Les deux dialectes 
sont fort rapprochés l'un de l'autre ; celui des Gâthâs 
est regardé d'habitude comme le plus ancien et l'on 
pense qu'il a été parlé dans les régions montagneuses du 
pays. C'est encore là une question à éclaircir. 

Le systèmes des voyelles zendes est peu compliqué. 
Outre les a, i, u et leurs correspondantes longues, on 
y rencontre un è long, un e qui semble avoir été fort 
bref, deux autres e et deux o dont la quantité est varia- 
ble, un a nasalisé est un â très labial. Nous avons dit 
déjà que le zend, plus pur en cela que le sanskrit, n'avait 
point réduit à une seule et unique voyelle les anciennes 
diphthongues « ai, au » de la langue commune indo- 
européenne. Il représente la première par aê, la se- 



LANGUES ÉRÀNIENNES. 283 

coude pur ao ; le perse, plus pur encore, conserve les 
deux diphthongues primitives. C'est ainsi, par exemple, 
qu'une forme commune aitat « cela » donne naissance 
au sanskrit état, au zend aètat, au perse aita. 

Si nous passons aux consonnes du zend, nous avons 
à remarquer que les sifflantes permutent facilement les 
unes avec les autres ; c'est là, d'ailleurs, un phénomène 
commun à l'ensemble des langues éranienhes. Par con- 
tre, l'assimilation des consonnes d'ordres divers est assez 
restreinte, à la différence de ce qui se passe au sanskrit. 

En somme la déclinaison du zend est fort bien conser- 
vée. Elle garde au singulier, avons-nous dit, l'ancien 
ablatif en « at », qui a eu un sort si malheureux dans 
presque toutes les autres langues indo-européennes. De 
la conjugaison zende nous ne pouvons également dire 
qu'une chose, c'est qu'elle aussi est bien conservée et 
qu'elle reflète assez fidèlement le système primitif qui lui 
a donné naissance. 

La question de l'âge de la langue zende peut être réso- 
lue, pensons-nous, d'une façon assez approximative. Il 
est difficile, sans doute, d'émettre une opinion quelcon- 
que sur sa première et lointaine origine, on ne^peut mê- 
me se prononcer sur l'époque de sa disparition, mais il 
est permis de supposer qu'à un moment donné le bak- 
trien fut contemporain de l'ancien perse. A la vérité, 
nous ne connaissons ce dernier que par les monuments 
achéménides des sixième, cinquième et quatrième siècles 
avant notre ère, et il se peut, il est même vraisemblable, 
que depuis fort longtemps il était déjà parlé. La langue 
de l'Avesta, le contenu même de ses différents textes, ne 
permettent pas de l'éloigner considérablement des der- 
niers monuments perses, et à un moment donné les deux 
langues ont dû être parlées en même temps, l'une, le 
zend, dans l'Èran oriental, l'autre le perse, dans l'Éran 
occidental. 



284 LA LINGUISTIQUE. 

II. Perse. 

Les inscriptions trilingues en caractères cunéiformes, 
découvertes en Perse sur les ruines des anciens palais 
et sur le flanc des rochers, étaient rédigées en perse, 
en assyrien et en une troisième langue dont on ne con- 
naît aujourd'hui encore que fort peu de chose. Nous 
avons parlé plus haut des diverses tentatives d'interpré- 
tation auxquelles a donné Heu ce dernier idiome, dont 
le texte occupait la seconde colonne (p. 191), et nous 
avons vu que l'assyrien, langue de la troisième, était un 
idiome sémitique. 

C'est au commencement du xix e siècle, en 1802, qu'un 
savant hanovrien, Grotefend, entama le déchiffrement de 
la première colonne rédigée en perse, où, comme Ton 
dit souvent, en ancien perse. Le point de départ de sa 
tentative était ingénieux et simple. Partant de cette idée 
que des inscriptions, dont quelques-unes avaient dû coû- 
ter une peine considérable, relataient naturellement des 
événements historiques et ne pouvaient être que des 
annales royales, il remarqua d'abord la fréquence d'un 
certain groupe de caractères auxquels il attribua le sens 
de « roi ». Ce groupe était suivi souvent du même groupe 
augmenté de quelques autres signes ; Grotefend en con- 
clut que ce dernier n'était que le génitif pluriel du pre- 
mier, et il pensa que les deux groupes, que les deux 
mots, avaient le sens de « roi des rois ». Le nom qui 
précédait ces deux groupes devait être forcément un nom 
propre, et la répétition des mêmes groupes laissait assez 
entendre qu'il s'agissait d'une indication de généalo- 
gies : « Un tel, roi des rois, fils d'un tel roi ». Les recher- 
ches de Grotefend furent le point de départ du chiffrement 
des inscriptions perses. Le Danois Rask les poussa un 
peu plus loin, mais il était réservé à Eugène Burnouf et 
à Christian Lassen de donner une véritable lecture de 



LANGUES ÉRANÏENNES. 285 

ces inscriptions, de les interpréter et de formuler leur 
grammaire. Leurs travaux parurent simultanément, en 
France et en Allemagne, dans le courant de 1846. La 
grammaire de l'ancien perse était définitivement connue, 
elle était comparée méthodiquement à celle du zend et 
du sanskrit ; la voie, enfin, était ouverte à ceux qui 
devaient amener l'étude de la langue perse au point où 
nous la voyons aujourd'hui : Rawlinson, Spiegel (1), 
Oppert, Kossowicz. 

Les inscriptions des rois achéménides n'ont qu'un lexi- 
que très restreint, quatre cents et quelques mots envi- 
ron^ compris un grand nombre de noms propres. Cela 
est suffisant, toutefois, pour le grammairien. La pho- 
nétique du vieux perse, sa déclinaison, sa conjugaison 
n'ont plus de secrets. Quelques auteurs ont voulu voir 
dans le perse une forme linguistique plus ancienne que 
celle du zend ; d'autres auteurs, au contraire, ont pré- 
tendu que le zend se rapprochait plus que le perse de la 
langue commune indo-européenne. On peut défendre, 
nous semble-t-il, une troisième opinion : le perse, 
comme nous l'avons dit, l'emporte parfois sur le zend, 
et parfois le zend l'emporte sur le perse. Tous deux, 
en principe, ont changé en h la sifflante s de l'indo- 
européen commun ; mais le perse, moins correct que le 
zend, laisse souvent tomber cette aspiration là où ce 
dernier la conserve. Tandis par exemple, que le sans- 
krit dit as'mi « je suis », et le lithuanien esmi, le zend 
dit ahmi et le perse arnuj. Tandis, par contre, que le 
vieux perse conserve telles quelles les diphtongues ai, 
nu de l'indo-européen commun, le zend les change en 
dé ou ôi et en ao. Tous deux, comme on voit, peuvent 
;ï juste titre revendiquer la priorité dans un de ces exem- 
ples. Il serait aisément superflu, de les multiplier. 

Les caractères cunéiformes de la première colonne des 

(1) Die altpersischen kcilinschriften. Leipzig, 186?. 



286 LA LINGUISTIQUE. 

inscriptions trilingues sont loin d'être aussi nombreux 
que ceux des deux autres colonnes. On en compte envi- 
ron une soixantaine, tous alphabétiques, c'est-à-dire re- 
présentant, non point une syllabe, mais bien une con- 
sonne ou une voyelle (1). Ce qui augmente singulière- 
ment leur nombre, c'est ce fait que parfois telle ou telle 
consonne est représentée par un signe différent selon 
qu'elle précède telle ou telle voyelle. Entre chaque mot 
se trouve placé un coin penché obliquement ; on conçoit 
combien la présence de ce signe a facilité la lecture des 
textes perses. 

Quant à l'origine même de cet alphabet, elle n'est pas 
encore clairement démontrée ; mais on peut dire, ce- 
pendant, que les cunéiformes perses ne sont qu'une 
branche particulière du système général des écritures 
de cette espèce. Très certainement, c'est la plus simple, 
ou, pour mieux dire, la plus simplifiée, de toutes ces 
écritures. 

III. Arménien. 

Il semble que l'arménien se soit distingué de très 
bonne heure du reste des langues éraniennes ; il occupe 
en tout cas une place assez indépendante dans la fa- 
mille des langues éraniennes. 

Certains auteurs vont même jusqu'à lui reconnaître 
une position à part. Hubschmann le regarde comme un 
idiome indo-européen indépendant de ses congénères 
(Zeitschrift de Kuhn, tome XXIII, p. 407), pourvu de 
nombreux mots empruntés au persan. Frédéric Mûller, 
dans son plus récent groupement des langues indo- 
européennes, classe définitivement l'hindou et l'éranien 
d'une part, l'européen et l'arménien d'autre part, sous 



(1) Oppert, Sur In formation de l'alphnbei perse. Journal 
tique, 1874, p. 238. Paris. 



o?io- 



LANGUES ÉRAN1ENNES. 287 

un certain rapport. C'est ce que nous verrons un peu 
plus loin. 

De l'ancienne période de l'arménien nous ne savons 
que fort peu de chose, particulièrement ce que les au- 
teurs classiques nous en ont transmis. Cette première 
période prit fin au commencement du cinquième siècle 
de notre ère. La période de l'arménien classique com- 
mence à cette époque. Mesrob crée alors l'alphabet ar- 
ménien, qui procéderait avec l'alphabet géorgien, comme 
le dit F. Mi'iller (1), d'une forme sémitique, notamment 
de l'écriture araméenne. L'âge d'or de l'arménien dura 
sept cents ans environ et ne prit fin qu'au commen- 
cement du douzième siècle. Sa littérature fut féconde, 
ses dialectes assez nombreux, et l'un d'eux, celui de la 
province d'Ararat s'éleva bientôt à l'état de langue lit- 
téraire. Aujourd'hui encore, les dialectes arméniens sont 
nombreux, et ce serait une erreur que de les regarder 
comme des patois de la langue littéraire. Celle-ci, tout 
au contraire, a paru se fixer et les dialectes actuels ne 
sont que des formes plus modernes des anciens dialec- 
tes. Dès le onzième siècle, on les employait déjà dans la 
langue écrite, aux dépens de l'idiome littéraire. Ces dia- 
lectes semblent se diviser aujourd'hui en deux groupes 
assez distincts, le groupe oriental comprenant les dia- 
lectes d'Arménie, de Géorgie, de la Russie du sud-est, 
de la Perse, de l'Inde, et le groupe occidental compre- 
nant ceux de Hongrie, de Pologne et de Crimée. 

Une des grandes caractéristiques de l'arménien mo- 
derne, au moins de l'arménien occidental, est le chan- 
gement des anciennes explosives fortes en explosives 
faibles et des anciennes explosives faibles en explosives 
fortes : les k, t, p anciens deviennent g, d, b et les g, d, b 
deviennent k, t, p. Le système des consonnes et des 
voyelles est assez développé. Outre les explosives que 

(1) Ueber den Ursprung dcr armenisehén Schrift. Vienne, 1865. 



288 LA LINGUISTIQUE. 

nous venons de citer, il comprend un assez grand nom- 
bre de sifflantes et deux sortes de r. 

Par sa déclinaison l'arménien l'emporte de beaucoup 
sur le persan, dont nous aurons à nous occuper tout à 
l'heure, et il possède encore, en partie, les anciens élé- 
ments indicateurs du cas. Il l'emporte de même, et de 
beaucoup, dans la conjugaison ; il a conservé, en effet, 
les anciens temps moins le parfait et s'est créé trois 
temps nouveaux (un parfait, un plus-que-parfait et un 
futur) en employant des formes principales. Au demeu- 
rant, donc, parmi tous les idiomes néo-éraniens actuel- 
lement parlés, l'arménien est celui qui, par la con- 
servation relative de ses formes, se rapproche le plus du 
type commun de toute la famille. Quant à son lexique, 
il contient, comme celui de toutes les langues éranien- 
nes modernes, un nombre' assez notable de mots étran- 
gers. Les uns ont été tirés du grec au moyen âge ; les 
autres, plus nombreux, ont été empruntés jadis à l'ara- 
méen. 

L'arménien a été écrit jadis, sinon d'une façon con- 
stante, au moins dans certains documents, en caractères 
cunéiformes. On a trouvé des inscriptions de cette espèce 
dans les ruines d'Armavir notamment, non loin du 
mont Ararat. L'écriture cunéiforme arménienne n'est 
pas alphabétique comme celle du perse, elle est sylla- 
bique ; chaque signe représente, non pas une consonne, 
ou une voyelle, mais bien une syllabe. 

IV. Huzvârèche. 

L'Avesta, ou, pour mieux dire, les livres de l'Avesta 
qui subsistaient encore au moyen âge, furent traduits à 
cette époque dans une langue que nous connaissons non 
seulement par cette traduction, mais encore par un 
certain nombre d'inscriptions monétaires et un écrit 
cosmogogique très important, le Bundehèche. On a tout 



LANGUES ÉRANIENNES. 289 

d'abord donné à cette langue le nom de pehlvi, qui 
semble un peu trop général ; celui de huzvârèche, 
comme l'ont démontré Joseph Mûller et F. Spiegel (1), est 
le seul qui lui convienne, le seul qu'elle ait porté. On 
admet assez communément aujourd'hui que cette lan- 
gue était parlée dans le district occidental de Sevâd. 
De son origine l'on ne peut rien dire de précis, mais les 
monnaies dont les légendes sont rédigées en cet idiome 
et qui datent de l'époque des rois Sassanides nous indi- 
quent qu'elle était encore en usage au milieu du sep- 
tième siècle de notre ère. 

D'après Harlez, le pehlvi est la langue de la version 
de l'Avesta, et huzvârèche désigne l'ensemble des mots 
sémitiques qui s'y rencontrent ; pour Sachau, la huzvâ- 
rèche est le vrai zend. 

Parmi les langues sur lesquelles s'est fait sentir le 
plus fortement l'influence d'un idiome étranger, on peut 
citer à juste titre le huzvârèche. L'araméen l'a pénétré, 
pour ainsi dire, de toutes parts ; sa phonétique, sa gram- 
maire, son lexique offrent à chaque instant les preuves 
les moins équivoques de l'influence araméenne. S'il pou- 
vait exister une langue mixte, le huzvârèche serait assu- 
rément l'un des exemples les plus éclatants de ce phéno- 
mène. Mais il ne saurait y avoir d'hybrides de cette sorte 
et le huzvârèche est en réalité un idiome éranien, tout 
comme l'anglais, malgré tout ce qu'il tient du français, 
est un idiome germanique. A côté des éléments araméens 
que présente la langue de l'époque des Sassanides, celle 
du Hundehèche compte Tin certain nombre d'éléments 
arabes qui trahissent sa forme plus récente ; ce livre est 
dû peut-être à quelque Parsi érudit qui connaissait à 
fond la langue de la traduction des livres sacrés (2). 

La grammaire huzvârèche a bien perdu de cette cor- 

(1) Grammalik der liuzoâreschsprache, p. 21. Vienne, 1850. 

(2) F. Justi. Der Bundehesch, Préface, p. vin. Leipzig, 1868. 

LINGUISTIQUE. 19 



290 LA LINGUISTIQUE. 

reclion, de cette fidélité aux formes antiques, qui carac- 
térisaient le zend et le perse ancien. Le genre des noms 
ne peut plus se distinguer par la désinence, le duel a 
disparu ; l'accusatif n'a pas plus de terminaison que 
le nominatif ; le génitif, ou, pour mieux dire, l'idée 
qui répond à ce qu'exprimait l'ancienne forme du gé- 
nitif, est rendue par l'entremise d'un élément i, reste 
d'un ancien pronom relatif ; l'idée qui répond à l'an- 
cienne forme du datif, est exprimée au moyen de par- 
ticules, de véritables prépositions. La conjugaison a 
tout autant souffert. Quoi qu'il en soit, le fond même 
de la langue est toujours demeuré éranien. C'est ce 
qui apparaît bien clairement dans ce fait que le huzvâ- 
rèche possède des vers composés, formés non seulement 
d'une racine éranienne et d'une préposition éranienne, 
mais encore d'une racine éranienne et d'une préposition 
sémitique, d'une racine sémitique et d'une préposition 
éranienne, et, ce qui est bien plus curieux, d'une racine 
sémitique et d'une préposition également sémitique. Or 
l'on sait que le sémitisme, à la différence de l'indo- 
européen, n'a point de verbes composés ; il n'a aucune 
forme, par exemple, qui puisse à côté du mot « pren- 
dre » répondre à nos formes « apprendre, comprendre, 
reprendre, entreprendre » et autres semblables. 

Il y a peu d'alphabets qui soient moins pratiques que 
l'alphabet huzvârèche. Un seul et même caractère y ex- 
prime souvent plusieurs sons différents et il s'y ren- 
contre un assez grand nombre de ligatures, c'est-à-dire 
d'agglomérations de plusieurs caractères groupés en un 
seul signe. Aussi, dans les écrits de linguistique, ne 
cite-t-on que très rarement les mots du huzvârèche sous 
la forme de leur propre écriture ; on les transcrit plutôt 
en caractères latins ou bien encore en caractères hébraï- 
ques ou arabes. 



LANGUES ÉRANIENNES. 291 



V. Parsi. 

On a donné quelquefois au parsi le nom de « pâzend ». 
C'était là un nom inexact. Pour les Orientaux modernes 
zend et pâzend sont des noms de livres, non point de 
langues, et leur opinion sur ce point paraît parfaite- 
ment fondée. A la vérité, le nom de « zend » a prévalu 
sur tout autre lorsqu'il s'est agi de désigner la langue 
de l'Avesta, mais celui de « pâzend » n'est point telle- 
ment accepté qu'on ne puisse lui substituer le terme 
bien plus juste de parsi « langue des Parses ». 

Le parsi fut très certainement contemporain du huzvâ- 
rèche, mais il lui survécut de plusieurs centaines d'an- 
nées et fut à la fois langue vulgaire et langue litté- 
raire. Il était parlé d'ailleurs dans une région plus orien- 
tale de l'Eran et l'on n'y trouve point cette foule d'élé- 
ments araméens que possède le huzvârèche. 

La grammaire du parsi est, comme la grammaire du 
huzvârèche, bien éloignée de cette apparence antique 
qui distingue le zend et le vieux perse. Il n'est pas éloi- 
gné du huzvârèche, mais il se rapproche beaucoup du 
persan. Toutefois, il l'emporte d'une façon très visible 
sur ce dernier idiome ; c'est ainsi, par exemple, qu'il 
conserve beaucoup mieux les éléments pronominaux an- 
ciens, et qu'il possède un grand nombre de verbes que 
le persan ne connaît plus. Eugène Burnouf et F. Spiegel 
pensent que le parsi a pu être parlé jusqu'à l'époque du 
poète persan Firdousi, c'est-à-dire jusqu'aux premières 
années du onzième siècle. 

Le parsi n'a point de système particulier d'écriture ; 
tantôt il emploie les caractères zends, tantôt il se sert 
des caractères arabes. 

Aujourd'hui les Parsis sont établis principalement à 



292 LA LINGUISTIQUE. 

Bombay, à Surat, à Baroda et dans le Gouzerat, au 
nombre de cinquante mille pour certains auteurs, de 
quatre-vingt mille pour d'autres, pour d'autres ericon 
au nombre de cent cinquante mille. 

VI. Persan. 

De toutes les langues éraniennes modernes le persan, 
ou « néo-perse », est la plus répandue et la mieux 
connue. Le persan est un dialecte éranien qui, depuis 
l'an 1000 environ, devint une langue littéraire. Nous 
n'avons pas à faire ici l'histoire de sa littérature ; disons 
seulement qu'elle fut d'une importance considérable. Elle 
aborda simultanément la poésie, l'histoire, les sciences. 
Le (( Livre des Rois » de Firdousi (fin du dixième siècle 
et commencement du onzième) est une époque natio- 
nale qui peut rivaliser avec les œuvres capitales de bien 
d'autres langues littéraires (1). 

Le persan a adopté les caractères arabes augmentés 
de quatre lettres « p, tch, j, g (dur) ». 

La déclinaison n'existe plus en persan : on joint sim- 
plement au nom certaines prépositions lorsqu'il s'agit 
d'exprimer l'idée du datif et celle de l'accusatif. S'agit-il 
de rendre l'idée du génitif, on intercale, comme en huz- 
vârèche et en parsi, l'élément i, reste d'un ancien pro- 
nom relatif : dast i pusar « la main de l'enfant », 
pusar i man « mon enfant », ce qui revient à dire : 
la main qui ( est celle de) l'enfant ; l'enfant qui (est) le 
mien. C'est un procédé syntaxique. 

La conjugaison est également simplifiée. Les suffixes 
personnels sont assez bien conservés — m à la première 
personne du singulier et du pluriel, d, pour un « t » plus 
ancien, à la troisième personne, — mais les temps sont 

H) Moiil. Firdousi. Le livre des Hais publié en persan nier 
une traduction française en renard. Paris, 1838. =.= . 



LANGUES ÉRANIENNES. 293 

traités, comme l'ont été les cas, au moyen de procédés 
modernes ; le persan, en un mot, est devenu une langue 
analytique. 

Quant au lexique persan, il contient un grand nombre 
de mots empruntés à l'arabe. Au surplus, à côté de la 
langue persane littéraire il existe un certain nombre de 
dialectes populaires (par exemple le mazadaran), qui 
ont chacun quelques particularités, aussi bien sous le 
rapport du vocabulaire que sous le rapport de la pho- 
nétique et, parfois, sous celui des formes elles-mêmes. 



VII. Ossète, kourde, béluutchc, afghan, etc. 

Bien que réunis sous une seule et même rubrique, ces 
différents idiomes ne sont pas plus rapprochés entre 
eux dans la famille éranienne que ne le sont tels ou tels 
des autres idiomes dont nous avons parlé ci-dessus. 

La déclinaison de Yossète est plus riche que celle du 
persan ; sa conjugaison, par contre, est assez analogue 
à celle de cette dernière langue, et, en somme, il se 
rapproche davantage des formes éraniennes plus an- 
ciennes que l'on rencontre en arménien, en huzvârèche, 
en parsi. L'ossète est parlé au nord et au sud du Cau- 
case, aux alentours du col de Dariel, c'est-à-dire vers 
le centre même de cette chaîne de montagnes, et il se 
divise en un certain nombre de dialectes. 

On peut dire d'une façon sommaire que le kourde est 
allié de près au persan, plutôt peut-être aux dialectes 
de cette Langue qu'à l'idiome littéraire lui-même. Sa 
phonétique semble plus altérée que celle, du persan. On 
compte chez les Kourdes un certain nombre de dialectes 
dont le principal est le « kourmnndji », dialecte occi- 
dental, parlé depuis Mossoul jusqu'à l'Asie Mineure. 



294 la LINGUISTIQUE. 

Le « zaza » est moins pur sous certains rapports, plus 
pur sous certains autres. 

Le béloutche se rapproche du kourde. 11 contient un 
assez grand nombre d'éléments étrangers, notamment de 
mots empruntés à l'arabe. 

Quelques auteurs seraient portés à ne pas considérer 
V afghan — « pachto » ou « pouchtou » — comme une 
simple langue éranienne ; il faudrait le regarder comme 
un idiome indépendant, formant une classe par lui- 
même et apparenté aux langues hindoues tout aussi 
bien qu'aux langues éraniennes. L'opinion de Fréd. 
Mûller est toute différente ; l'afghan est à ses yeux un 
dialecte de l'éranien oriental, le descendant d'un ancien 
dialecte de la Baktriane. Sa conjugaison est inférieure 
encore à celle du persan, celui-ci, en effet, a conservé 
certaines formes anciennes du temps présent, tandis 
que l'afghan les a toutes perdues ; la racine du verbe 
et le thème du temps présent sont ordinairement iden- 
tiques chez lui. Quant à son lexique, il contient un 
certain nombre de mots persans et de mots arabes. 

Nous sommes loin d'avoir cité tous les idiomes éra- 
niens modernes. A côté de ceux dont nous venons de 
parler, et que l'on peut regarder comme les plus im- 
portants et les mieux connus, il en est un certain nom- 
bre d'autres : la langue des Loures (Bachtiaris et Féilis), 
dont on ne possède que fort peu de documents, est assez 
rapprochée du kourde ; la langue des Tâts, au sud- 
est du Caucase, n'est pas éloignée du persan. 

Il est certain, d'ailleurs, que bien des dialectes éra- 
niens autres que le zend, le perse, le huzvârèche, le 
parsi, ont péri dans le cours des âges. Il se peut <j.ie 
parmi les populations auxquelles les auteurs anciens, 
notamment les auteurs grecs, ont donné le nom de 
« scythiques », il s'en trouvât dont la langue fût incon- 
testablement éranienne ; il existe à cet égard quelques 



GREC. 295 

présomptions assez vraisemblables, mais les documents 
dont -on dispose sont encore trop restreints pour qu'il 
soit possible d'émettre à ce sujet une opinion définitive. 
Certaines langues de l'Asie Mineure ont été rangées 
également au nombre des langues éraniennes, le phry- 
gien, par exemple, que l'on a rapproché plus particu- 
lièrement de l'arménien, le lycien, le carien, d'autres 
encore ; mais cette classification est peut-être préma- 
turée. Il y faudrait plus de réserve. Nous pensons ne 
devoir dire quelques mots de ces idiomes qu'en énumé- 
rant un certain nombre de langues dont le caractère 
indo-européen est évident, mais dont la position véri- 
table, dans l'ensemble de cette famille linguistique, n'est 
pas encore établie. 



§ 3. Branche hellénique. 

De toutes les langues indo-européennes parlées en 
Europe, le grec est incontestablement celle qui se rap- 
proche le plus du sanskrit et des langues éraniennes. 
Il est possible, il est même probable, que la connais- 
sance des idiomes indo-européens de l'Asie-Mineure, le 
phrygien, le lycien et autres, montrera un jour que ces 
liens sont plus intimes qu'on ne le suppose. Nous revien- 
drons un peu plus loin sur cette question des degrés de 
parenté des différentes langues indo-européennes. Ici il 
nous suffit de prémunir le lecteur contre cette opinion, 
jadis très répandue et aujourd'hui encore assez cou- 
rante, que le grec et les langues italiennes forment une 
branche particulière de la grande famille linguistique à 
laquelle ils appartiennent. Le grecs sans doute, a des 
rapports bien intimes avec le latin, mais il a des rap- 
ports tout aussi intimes avec les langues indo-euro- 
péennes de l'Asie, le sanskrit et le perse ; le latin, d'autre 



296 LA LINGUISTIQUE. 

part, est en bien des points plus rapproché des langues 
celtiques qu'il ne l'est du grec. 

Le grec a beaucoup mieux conservé le système des 
voyelles de l'indo-européen commun qu'il n'a conservé 
le système des consonnes ; sous ce rapport, il se rappro- 
che tout particulièrement du zend et du vieux perse. Il 
garde, par exemple, les anciennes diphthongues que le 
latin, comme le sanskrit, réduit en une voyelle longue. 
En ce qui touche les consonnes il est moins correct. Un 
de ses changements les plus caractéristiques est celui 
des explosives aspirées, gh, dh, bh, en aspirées kh, tli, 
j)h [y . 0, ci. On ne saurait dire sous quelle influence se 
fît cette variation ; le fait est qu'elle est constante. Tan- 
dis que le sanskrit dit dirqhas « long », bhârami « je 
porte », le grec dit BoXr/dç, pspeo. Loin de maintenir, 
comme L'a fait le latin, tous les « k » primitifs, il les 
change souvent soit en p, soit en t. Tandis, par exemple, 
que le latin dit quis, quinque, il dit ris, -i^.-i et Jtsvxe. 

Mais ("est lorsqu'il s'agit des « s, y, v » primitifs qu'il 
s'écarte le plus du type commun et qu'il se montre in- 
férieur à tous les autres idiomes indo-européens, à tous 
sans exception. Un mot coinmence-t-il par s, il change 
d'habitude cette sifflante en un esprit rude, que l'on 
transcrit ordinairement par h ; c'est ainsi que fr,8ûs 
<( doux » correspond au sanskrit « svàdus », ïr.-.'x « sept » 
au latin « septem », ixupo's « beau-père » au latin « so- 
cer ». Parfois cette sifflante disparaît tout à fait, notam- 
ment lorsqu'elle se trouve entre deux voyelles. Le « y » 
primitif tombe fort souvent, lui aussi, surtout entre deux 
voyelles. Au commencement des mots il se change en X 
(prononcez « dz ») ou en esprit rude ; c'est ainsi que 
_V'o, « joug », ay:o: « saint » correspond au sanskrit 
« yugam, yajyas ». Le « v » primitif tombe, en principe, 
dans le grec classique, ou bien se change en u. Certains 
dialectes, ainsi que nous le verrons tout à l'heure, ont 






GREC. 297 

maintenu l'ancien « v » sous la forme du digamma, et 
disent nevos, voikos, ovis ; mais le digamma ne prévalut 
point dans l'idiome d'Athènes que les événements poli- 
tiques rendirent prépondérant et classique. 

Moins compliquées que les lois phonétiques du san- 
skrit, celles du grec sont pourtant assez importantes. 
Elles reposent, en général, sur une vive tendance à l'as- 
similation des consonnes d'ordre différent qui viennent 
à se rencontrer. Le « zétacisme » joue également un 
grand rôle dans tous les dialectes grecs : les groupes 
organiques « g + y », « d + y » se changent souvent en X 
Ainsi Z-.J: correspond à la forme sanskrite « dyâus ». 
A la fin des mots, le grec n'admet point d'autres con- 
sonnes que s ou n ; ainsi tous les « m » qui déterminent 
l'accusatif singulier se changent en v ou bien tombent : 
le grec dit pî'povra « portant », voùfo « vaisseau », tan- 
dis que le sanskrit, plus correct, dit <( nâvam ». 

La déclinaison du grec est bien conservée. Elle a 
perdu, à la vérité, l'ablatif singulier, mais elle a gardé 
l'ancien locatif, tant au pluriel qu'au singulier. Parfois, 
celui-ci sert de datif ; [j-?r-? ; - « à la mère », vix\n <c au 
mort », -o'.aïv: (( au berger », mais la forme n'a rien 
de commun avec celle du datif, et elle n'en a pris la 
signification que par la suite des temps. Le locatif du 
pluriel est en si : vrjs: « dans les vaisseaux », 'AO^ut, 
'QXupdwsi. Les grammaires classiques en font autant de 
datifs, ce qui est tout à fait inexact. Le grec possède 
aussi, sous la forme unique p. la désinence de l'instru- 
mental singulier « bhi » et de l'instrumental pluriel 
« bhis », que beaucoup d'autres langues indo-euro- 
péennes ont perdue. La grammaire ancienne traitait 
celle désinence ?•• de simple addition ; en réalité, il 
s'agit d'un véritable cas. Quant au duel, le grec le pos- 
sède en partie ; il en a perdu le locatif et le véritable 
génitif. 



298 LA LINGUISTIQUE. 

Si nous passons à la conjugaison, nous voyons que 
le grec possède l'ancienne voix intransitive (kâapai, Xtexau) 
que les langues italiques, celtiques, slaves et lettiques 
ont perdue ; c'est un grand avantage. D'autre part, il 
conserve assez bien les six temps anciens. Il s'est créé, 
d'ailleurs, un certain nombre de temps nouveaux, entre 
autres, un plus-que-parfait tiré du parfait redoublé. En 
somme, on peut dire que le grec ancien est assez fidèle 
au type commun d'où il est sorti, lorsqu'il s'agit de la 
formation des mots, mais qu'en bien des points de sa 
phonétique il s'en est singulièrement écarté. 

Les différences dialectiques sont presque toutes d'or- 
dre phonétique. On compte un grand nombre de dia- 
lectes grecs, mais ils se groupent tous assez facilement 
sous quatre formes spéciales, Téolien, le dorien, l'ionien, 
l'attique. Parfois même on ne fait de ces quatre dia- 
lectes que deux grandes classes : l'éolien et le dorien 
formeraient un groupe à eux deux, l'ionien et l'attique 
en formeraient un autre. 

L'éolien proprement dit (1) était parlé en Asie Mi- 
neure : Alcée, Sapho écrivirent dans le dialecte de Les- 
bos. Il possède le digamma correspondant au « v » an- 
tique et redouble volontiers les consonnes liquides ; il 
dit, par exemple, ifuu « je suis ». Là où l'ionien dit r ( 
pour <( â » plus ancien, il conserve souvent cette der- 
nière voyelle. Entre autres faits également caractéristi- 
ques, il possède un plus grand nombre de verbes en pi 
que la langue ordinaire : il dit, par exemple, yCte\pi 
(( j'aime ». Le béotien appartenait au même groupe. Il a 
laissé peu de productions littéraires; il use du digamma, 
condense les diphthongues en une simple voyelle longue, 
dit également « â » là où l'ionien dit r, et met souvent 



I) Akkens. De graeese linguse dialectis. 2 vol. Gœttingcn, 
1839-1843. 



GREC. 299 

un 6 à lu place du ? ordinaire : l'attique dit 'Au;, 
Çuyo'v, le béotien dit A;J;, Buyôv. Le thessalien, dont il 
n'y a que fort peu de restes, faisait partie lui aussi du 
groupe éolien ; on le tenait, à Athènes, pour un dia- 
lecte assez barbare. 

Le dorien était parlé dans presque tout le Pélopon- 
nèse, en Crète et dans les colonies grecques de Sicile, 
de Libye, de l'Italie méridionale. Pindare écrivit en 
dorien. On y distingue deux sous-dialectes, l'un plus 
rigoureux que l'autre. Le dorien possédait le digamma 
et conservait le « t » ancien que la langue classique 
changeait em; il disait, par exemple, Sfôaree « il 
donne », ffxaxi, i i:/.%x: « vingt ». 

L'ionien eut deux périodes, une période ancienne et 
épique, celle de la langue d'Homère et d'Hésiode, une 
période plus récente, celle d'Hérodote. On le parlait en 
certaines localités de l'Asie Mineure, en Attique et dans 
un grand nombre d'îles. 

Bien des auteurs rattachent l'attique à l'ionien ; il 'en 
diffère fort peu, en effet, et peut être envisagé comme 
un dialecte ionien. C'était la langue d'Athènes, la langue 
d'Eschyle, de Sophocle, d'Euripide, d'Aristophane, de 
Thucydide, de Démosthène ; c'est elle qui prédomina,par 
la suite des temps, sur les autres dialectes, c'est elle 
qu'ont toujours en vue les réformateurs de la langue 
grecque moderne. 

Chaque dialecte, ainsi que nous l'avons dit, eut sa 
littérature ; toutefois, grâce aux circonstances politiques, 
le dialecte attique gagna peu à peu une prédominance 
incontestée et devint la langue écrite commune, le dia- 
lecte commun f) xowî] 8idQ.ewçoç. Cette extension un peu fac- 
tice fut précisément la cause de sa décadence et de sa 
corruption. Le dialecte commun ne fut plus dans la 
bouche des Grecs étrangers à l'Attique, et encore moins 
dans la bouche des barbares qui l'acceptèrent, ce qu'il 



300 LA LINGUISTIQUE. 

était à Athènes ; il devint petit à petit le byzantin, la 
langue byzantine du moyen âge. 

Le grec du moyen âge va de l'an mil à l'an seize 
cent, environ. J. Psichari a démontré que les textes des 
auteurs de cette époque donnent une image fidèle de 
la langue, qui n'était en aucune façon un mélange de 
formes contemporaines et de formes plus anciennes, 
comme on l'a dit. Plus on remonte, plus les formes mo- 
dernes sont rares ; plus on approche du dix-septième 
siècle, plus elles sont fréquentes (Essais de grammaire 
historique néo-grecque, 1886). 

Au grec du moyen âge succéda le grec moderne ; on 
lui donna le nom de romaïquc, souvenir du vieil empire 
romain ; c'est un nom malheureux, qui peut prêter à 
confusion et dont nous ne nous servirons pas. 

Dans le grec moderne, il ne faut pas chercher d'an- 
ciennes formes dialectales ; il provient simplement de 
l'ancienne langue écrite commune, langue ayant une 
phonétique et une morphologie uniformes. 

Le grec actuel comprend un grand nombre de dialectes 
qui diffèrent assez sensiblement les uns des autres, et 
que l'on rencontre non seulement dans les îles, mais 
encore sur le continent, comme par exemple le tsaconien 
parlé en pleine Morée. Quant à la langue littéraire, la 
langue commune, elle est réellement peu éloignée de la 
langue classique d'il y a deux mille ans. 

C'est précisément cette grande ressemblance qui a 
donné à quelques Hellènes l'idée d'une rénovation de 
leur langue, fondée sur le retour aux formes et aux ex- 
pressions mêmes de la langue de Thucydide. Aucune 
tentative ne pouvait être moins pratique ; celle-ci rentre 
dans le domaine de la fantaisie et de la curiosité. Le 
grec moderne diffère bien peu, sans doute, du grec an- 
cien, mois il en diffère très nettement. Il a perdu les 
formes <lu duel et le datif : ce dernier cas n'est employé 



GREC. 301 

que dans la littérature la plus élevée et il serait pédant 
de s'en servir dans la conversation, ou même dans la 
littérature courante. L'ancien infinitif en v.v n'est plus 
employé, non plus, que dans la littérature pseudo-clas- 
sique ; on le remplace ordinairement par une forme con- 
jonctive : « je veux venir » s'exprime par cette formule 
analytique 8éXw va ïX6w « je veux que je vienne ». Le 
futur est également analytique : il est formé, entre au- 
tres façons, du présent précédé d'une conjonction. Il y a 
bien d'autres exemples d'analytisme dans la conjugaison 
du grec moderne, mais nous en avons dit assez pour ne 
pas insister davantage (1). 

Le grec moderne se distingue encore du grec ancien 
par un fait qui, pour ne pas se rapporter aux formes 
elles-mêmes des mots, n'en est pas moins très important : 
l'accent, chez lui, tient lieu de prosodie. En d'autres 
termes, la syllabe longue du grec moderne est celle qui 
porte l'accent, la syllabe brève est celle qui n'est pas 
accentuée. Ce phénomène n'est point particulier à la lan- 
gue grecque ; nous verrons dans le chapitre consacré 
aux langues germaniques qu'il constitue l'une des ca- 
ractéristiques de l'allemand moderne : en moyen haut- 
allemand, aux douzième, treizième, quatorzième, 
quinzième siècles, la syllabe radicale était tantôt lon- 
gue, tantôt brève, tandis que dans l'allemand moderne, 
portant l'accent, elle est toujours longue. C'est là un phé- 
nomène tout moderne. 

Ce n'est pas seulement en Grèce que la langue grecque 
est parlée ; en Turquie, elle occupe la Thessalie — con- 
finant vers l'ouest à l'albanais, vers le nord au bul- 
gare ; — elle longe toute la côte septentrionale de la 
mer Egée et tout le contour de la mer de Marmara, aussi 
bien en Europe qu'en Asie. Elle atteint parfois dans 

(1) Eoger. De l'état actuel de la langue grecque et des réfor- 
mes quelle subit. Paris, 1868. 



302 LA LINGUISTIQUE. 

l'intérieur même des pays une certaine profondeur : elle 
s'étend, par exemple, jusqu'à Andrinople. Dans l'île de 
Candie, elle domine presque totalement ; on n'y ren- 
contre plus qu'une seule enclave de langue turque qui 
soit importante : c'est vers le centre de l'île. On évalue 
à plus d'un million le nombre des Grecs de Turquie. 
En Russie, il existe sur la côte nord de la mer d'Azov, 
entre la Tauride et les Cosaques du Don, deux enclaves 
de langue grecque. Elle occupe également les trois côtes 
de l'Asie Mineure depuis la région opposée à l'île de 
Chypre jusqu'à l'embouchure du Kysyl Irmak dans la 
mer Noire. 

Nous avons à parler maintenant d'une question un 
peu accessoire, mais qui a cependant son intérêt, celle de 
la prononciation du grec moderne et du grec ancien. 

Six caractères, dont trois sont simples et trois sont 
doubles, répondent dans le grec moderne à notre voyelle 
« i ». Ce sont ê, i, u [r\, •.. ji et ei, oi, ui. Les autres 
voyelles se prononcent comme en français, o, ô, etc. 
D'autre part, les groupes ni, eu, qu, cou se prononcent 
ce av, ev, iv, ov ». 

En ce qui concerne les consonnes nous voyons que 
th{9\ correspond au « th » des Anglais (de « three ») ; d 
loi au « th » doux (de « thus, the » ). Le ph ici vaut 
<( f », et kh r/i vaut le « ch » allemand de « noch, nach, 
buch » ou celui de « ich, fechten » selon les voyelles qui 
l'avoisinent. Le g lyï se prononce comme le « y » fran- 
çais s'il précède un « e » ou un « i ». Il se trouve, on 
le voit, une grande différence entre cette prononciation 
et la prononciation dite classique, attribuée à Erasme. 

Il existe toute une école d'hellénistes aux yeux desquels 
la prononciation du grec moderne devait être appliquée 
au grec ancien et qui mènent en faveur de cette théorie 
une propagande bruyante. Elle n'est rien moins que 
scientifique. Prononcer le grec ancien à la façon mo- 



grec. 308 

derne, c'est une erreur, dit très justement Schleicher, 
due à une complète méconnaissance des lois de la vie 
linguistique et de la phonétique. A priori, en effet, cette 
théorie n'est point soutenable : en fait, elle ne supporte 
pas la critique. 

La comparaison même du grec ancien et des autres 
idiomes indo-européens nous enseigne que les sons ê, i, u 
iv,. ■. u) correspondaient aux voyelles « â, i, u (prononcez 
ou) » et qu'elles étaient, dès lors, parfaitement dis- 
tinctes ; ce n'est que par la suite des temps qu'elles se 
sont toutes les trois confondues en un seul et même son, 
<( i ». La transcription dV, grecs par des e latins et 
d'e latins par des /, grecs démontre très clairement que 
le son de l'ancien *| grec n'était pas celui d'un » i » ; 
on trouve, par exemple, xjjvciop, AuftyXiouç, pour « cen- 
sor, Aurelius ». Il n'est pas douteux davantage que la 
voyelle -> n'ait eu autrefois en grec le son de notre 
« ou », de la voyelle latine « u » ; à l'époque classique 
il avait la valeur de « u » français, et la diphthongue 
ou, c'est-à-dire « o + u », se réduisit à cette même épo- 
que en une simple voyelle u] notre « ou » français, la 
voyelle latine « u ». C'est ainsi que le grec transcrit 
Tît'.ojç. rouofi, •/.•.v/.oj!toj;j.. les mots latins « Titius, tuum, 
circuitum ». Il est tout aussi certain que primitivement 
le b grec (6) se prononçait comme notre « b » et non pas 
(( v » comme il se prononce aujourd'hui. Dans les auteurs 
grecs le bêlement des moutons est rendu par 6Y ( . £>,. que 
l'on ne pourrait prononcer sans ridicule « vi, vi ». A une 
certaine époque, les Grecs ont bien transcrit le « v » latin 
par leur ornais auparavant ils l'avaient rendu par ov : on 
trouve par exemple, Ouapwv, Ouaïepioç. Gusp^iXtos, pour 
« Valerius, Vergilius, » etc. ; le changement de « b » 
en « v » fut peut-être assez précoce, en quelques dia- 
lectes du moins, mais partout le « b » avait eu jadis 
sa propre et véritable prononciation. A l'époque où les 



304 LA LINGUISTIQUE. 

Grecs commencèrent à transcrire dos noms latins, leur 6 
était loin d'avoir toujours et en tous lieux le son qu'il 
a actuellement chez eux. A cette époque on l'emploie ré- 
gulièrement lorsqu'il s'agit de transcrire un « b » latin, 
et ce n'est qu'en concurrence avec « ou » et « o » qu'on 
l'emploie, à la même époque, pour rendre le « v » 
latin (1). 

Enfin il ne saurait y avoir de doute sur la pronon- 
ciation ancienne des aspirées ph, th, kh <«>, 0. y). Elles 
avaient bien la valeur de « p, t, k » aspirés, c'est-à-dire 
« p + h, t + h, k + h. Le e< th » dur anglais, le « f », les 
deux « ch » allemands n'ont rien à faire ici. Aujourd'hui 
ces consonnes y, 0. y sont bien des sifflantes, mais 
c'étaient autrefois des aspirées. On peut le démontrer de 
diverses façons (2). La mobilité de l'aspiration qui accom- 
pagne la simple explosive « p, t, k » [-., -. /.1 est une pre- 
mière preuve : le redoublement de la racine 0* donne 
t£6ejjlev « nous plaçons » ; de même le redoublement de 
ph («p) se fait par un simple p, celui de kh i/i par 
un simple k. C'est ainsi que le sanskrit redouble « dh, 
bh » par les simples consonnes non aspirées « d, b » et 
dit <( dadhâmi, je pose ; babhâu, j'ai brillé ». Dans les 
formes telles quexpéetu a je nourris » et 0^i<> 1 Spenerw) ce je 
nourrirai », nous voyons avec la même clarté combien 
l'aspiration est mobile ; ici, comme dans le cas précé- 
dent, il est évident que le ph et le th ne sont pas des 
sifflantes, mais bien de pures consonnes aspirées. Le 
sanskrit dit d'une façon tout analogue « badhnâmi, je 
lie ; bhatsyâmi, je lierai ». On peut encore remarquer 
que certains dialectes déplacent aisément l'aspiration 
dons le corps d'un mot : le grec commun dit Ivc-aôfta, ynàv, 
dinlertalement on dit èv9«3xa. niOwv. Dans la bouche des 



Cl) G. Curmus. Grandzùge (1er rjriechischen Efymolegie. 
Quatre édit., p. r>7l. Leipzig, 1873. 
Ibid., p. 416. 



GRRC. 305 

barbares qu'il met sur la scène, Aristophane remplace 
par de simples consonnes non aspirées « p, t, k » les 
aspirées grecques « ph, th, kh » ; c'est encore là un 
argument décisif. Un autre argument du même genre 
se puise dans la façon dont la vieille langue populaire 
latine rend ces mêmes aspirées du grec : elle les dé- 
pouille simplement de leur aspiration. Au quatrième 
siècle même, le gothique rend par un « k » les « kh » (x.) 
du grec. Enfin, bien des dialectes du grec moderne ont 
une simple et pure consonne non aspirée à la place de 
la consonne aspirée de la langue littéraire ; il est hors 
de doute que ces dialectes reflètent ici une époque très 
ancienne, ce qui, d'ailleurs, n'est point un cas fort rare. 
En somme, il est incontestable que les anciennes aspi- 
rées" grecques avaient la valeur de « p + h, t + h, k-f-h » et 
qu'elles n'ont passé à l'état de sifflantes que dans la 
suite des temps. 

Au surplus, ce serait une entreprise vaine que de cher- 
cher à déterminer l'époque du changement de pronon- 
ciation de la langue grecque. Nous parlons, bien en- 
tendu, d'une façon générale. Deux facteurs ont contribué 
à ce changement, ou, pour mieux dire, à ces change- 
ments divers : le temps et le lieu ; telle variation s'opé- 
rait ici à telle époque, qui ne devait s'opérer ailleurs 
que beaucoup plus tard et qui, ailleurs encore, était déjà 
depuis longtemps un fait accompli. Il ne peut donc être 
question, dans une étude sur l'ancienne prononciation 
du grec, que de monographies toutes particulières. Par 
la suite on pourra rassembler ces recherches spéciales et 
voir s'il est possible ou non d'en tirer un enseignement 
plus général ; mais jusqu'à ce moment il faudra s'en 
tenir à la prononciation dite érasmienne, bien qu'elle soit 
souvent fautive, et rejeter la prononciation moderne, 
bien plus fautive encore. 

LINGUISTIQUE. 2Q 



306 LA LINGUISTIQUE. 

§ 4. Branche italique. 

Jusqu'au jour où les bases de la grammaire comparée 
des langues indo-européennes furent définitivement éta- 
blies, on put croire que le latin et les autres idiomes 
de l'Italie ancienne qui lui étaient alliés, avaient leur 
source dans la langue grecque. On citait même celui des 
dialectes grecs qui avait donné naissance aux anciennes 
langues italiques, l'éolien. Ce fut précisément un des 
résultats de la grande œuvre de Bopp, de montrer que le 
latin ne procédait pas plus du grec que celui-ci ne pro- 
cédait du sanskrit et que tous les trois descendaient d'une 
mère commune, de la langue qui avait également donné 
naissance aux idiomes éraniens, slaves, lettiques, ger- 
maniques et celtiques. 

La grammaire comparée nous apprend, en effet, que 
le latin possède une foule de formes plus anciennes que 
les formes qui leur correspondent dans la langue grec- 
que. S'agit-il de la phonétique, nous voyons, par exem- 
ple, que le latin conserve au commencement des mots les 
s antiques que le grec change en esprits rudes : il dit 
septem, sex, socer, alors que le grec dit « hepta, hex, 
hekuros » {ï--.i. ï-. Ixupdç) ; — Nous voyons qu'il con- 
serve l'ancienne demi-voyelle « y » (qu'il représente par 
le signe f) là où le grec la change en ç (prononcez « dz »), 
ou en esprit rude : jecur jugutn sont plus purs que »pï*p, 
rj-;o'v ; — nous voyons qu'il conserve les « k » primi- 
tifs que le grec change souvent en « p », en « t » ; 
quinquf, quis l'emportent sur zêpiu, r»;. Naturellement 
c'est par la confrontation méthodique avec les autres 
idiomes indo-européens que l'on peut démontrer la cor- 
rection de ces différentes formes grecques qui leur cor- 
respondent. S'agit-il de la déclinaison, nous voyons que 
le latin a conservé l'ablatif singulier que le grec ne 
connaît plus. S'agit-il de la conjugaison, nous voyons 



LANGUES ITALIQUES. 307 

que le suffixe de la seconde personne du pluriel est d'une 
forme plus correcte en latin qu'en grec : estis « vous 
êtes » se rapproche plus de la forme organique « astasi » 
que ne le fait le grec irvè , le lithuanien « este », le sans- 
krit « stha ». Par contre, le grec l'emporte souvent sur 
le latin : dans la conjugaison, notamment, où il a mieux 
conservé les temps anciens. L'un et l'autre ont aussi 
leurs côtés forts et leurs côtés faibles, et aucun d'eux, 
en fin de compte, ne peut se dire plus correct, plus pur, 
plus antique que son congénère. 

Nous allons traiter successivement des anciennes lan- 
gues italiques, latin, ombrien, etc., et des langues roma- 
nes, ou novo-latines, actuellement parlées dans l'Europe 
sud-occidentale et sur le cours du bas Danube. 



I. Anciennes langues italiques. 

Le latin est le grand représentant de cette branche. 
A côté de lui, Vosque et Y ombrien jouent un rôle peu 
considérable, mais on ne saurait les négliger entière- 
ment. Il se parlait d'ailleurs en Italie un certain nombre 
d'autres langues appartenant à cette même famille. Nous 
les passerons sous silence, parce que l'on n'en sait que 
fort peu de chose. 

Nous ne parlerons de l'étrusque qu'après avoir terminé 
notre examen des différents rameaux de l'indo-euro- 
péen. 

Les formes du vieux latin, que l'on rencontre jusqu'au 
milieu du troisième siècle avant notre ère, c'est-à-dire 
avant l'époque de la première guerre contre les Cartha- 
ginois, et qui nous sont connues par un certain nombre 
d'inscriptions, ne diffèrent pas essentiellement des for- 
mes latines dites classiques. Les différences qui se ren- 
contrent dans la langue des deux périodes concernent 
surtout la phonétique et en particulier les voyelles. 



308 LA LINGUISTIQUE. 

On peut dire que le latin classique se distingue tout 
d'abord du vieux latin par un besoin très marqué de 
réduire en voyelles simples les anciennes diphthongues ; 
c'est plus qu'une tendance, c'est un caractère très pro- 
noncé. La diphthongue au est la seule qui se soit à peu 
près maintenue, les autres se sont presque toujours con- 
densées en une voyelle longue. Tandis, par exemple, que 
le vieux latin disait loumen, jous, oinus, oitile, ploeres, 
ceivis, leiber, veicus, le latin classique disait lumen, jus, 
unus, utile, plures, civis, liber, meus. L'ancienne diph- 
thongue ai est définitivement devenue ae au temps des 
Gracques, cent trente ans avant notre ère, et cet ae se 
change à son tour en e long, d'abord dans la langue 
populaire, avant notre ère déjà, puis dans la langue 
cultivée, trois ou quatre cents ans plus tard (1). 

Certains changements de voyelles simples qui s'effec- 
tuent dans le passage de l'ancienne période latine à la 
période classique, sont d'une importance moindre, mais 
il faut encore les regarder comme caractéristiques. C'est 
ainsi, par exemple, que la voyelle o devient parfois e : 
les anciennes formes vorto, voster, deviennent verto, 
rester ; u devient i : optumus, decumus, maneiipium se 
changent en optimus, decimus, maneipium : i devient e : 
navim se change en navem. 

Ces différentes mutations, ainsi qu'un assez grand 
nombre de variations analogues, ne sont point régies, 
sans doute, par des lois spéciales, elles ne sont pas aussi 
régulières que l'est la en Sensation des anciennes diph- 
thongues en une voyelle simple ; mais elles affectent ce- 
pendant une certaine allure bien caractérisée à laquelle 
ne peuvent se tromper ceux qui sont quelque peu fami- 
liarisés avec les formes classiques ordinaires. 

ri) Corsseh. Veber Aiissprnrhe. Volialismus und /Worwnrj 
Spracfce. Deuxième édit., l. I. p. B95. Leipzig, 

1868. 



LANGUES ITALIQUES. 309 

Les principes d'euphonie particuliers aux voyelles la- 
tines sont peu nombreux. 

Au demeurant, le tableau est des plus simples, et il se 
rapproche beaucoup du système des voyelles grecques 
qui n'a fait simplement que mieux conserver les ancien- 
nes diphtongues. 

A l'égard des consonnes, le latin est bien plus fidèle 
que le grec au système primitif. Le lithuanien seul, de 
tous les idiomes indo-européens, garde plus fidèlement 
que le latin l'unique sifflante s de l'indo-européen com- 
mun. Le latin, en effet, la change parfois en r entre 
deux voyelles, comme dans generis, génitif de genus 
(dont le thème est « gènes » comme l'indiquent le sans- 
krit et le grec), ou encore à la fin des mots, comme dans 
arbor, dont la plus ancienne forme est arbos. Mais cette 
seule et unique variation est bien moins importante que 
ne le sont toutes ces créations de sifflantes nouvelles par- 
ticulières au grec, aux langues slaves, aux langues éra- 
niennes, au sanskrit. 

Tandis que le gi^c changeait en aspirées fortes « ph, 
th, kh », («p, 0,/), les aspirées faibles de la langue com- 
mune indo-européenne « bh, dh, gh », le latin, au milieu 
des mots surtout, les rendait, en principe, par l'explosive 
correspondante non aspirée b, d, g. Il dit, par exemple, 
nubes ,lingo, tandis que le grec dit véçoç. Xeîx w - Cepen- 
dant il traita encore ces aspirées primitives de deux 
autres façons, surtout au commencement des mots : il 
les changea soit en h, soit en /. C'est ainsi que fero n je 
porte » correspond au grec pépw, au sanskrit « bharâmi ». 
Parfois les deux formes coexistent : hordeum et fordeum 
u orge » horda et forda « vache pleine ». On a expliqué 
de différentes façons ce changement des aspirées primi- 
tives en h et en /, mais la question n'est pas encore élu- 
cidée et nous devons nous contenter de mentionner le 
fait pur et simple. 



310 LA LINGUISTIQUE. 

Une autre particularité de lu phonétique latine est le 
changement en l d'un ancien d : Lacrïma « larme », levir 
« beau-frère », Liaguu « langue », olere « sentir » ont 
tous remplacé par 1 un d plus ancien. Cest ainsi que 
s'expliquent un certain nombre de formes doubles : 
impelimenta et impedimenta, delicare et dedicare, olere 
à côté de odor. 

Les consonnes latines se prêtent d'une façon assez dé- 
licate aux lois de l'assimilation, au moins d'une assimi- 
lation élémentaire. Souvent l'assimilation n'est que par- 
tielle : actus, par exemple, a un c pour un <j comme 
l'indique ago, mais parfois elle est complète ; c'est ainsi 
que dans summus le groupe « mm » est pour h pm »> comme 
1 indiquent super, supremus. Un mot vient-il à commen- 
cer par un groupe de deux consonnes, la première de ces 
consonnes disparaît souvent : nolus, nom en étaient au- 
trefois précédés d'un « g » comme en témoignent les 
composés « cognosco, cognomen, ignotus ». Au commen- 
cement des mots, également, le groupe dv peut se chan- 
ger en b : bis et bonus sont pour des formes plus ancien- 
nes dxis et dvonus ; bellum et dvellum coexistent. 

Nous dirons ici quelques mots de la prononciation 
latine. C'est une question que bien des personnes ont 
essayé de résoudre, mais sans succès, faute de méthode. 
Aujourd'hui, l'on peut dire d'une façon générale qu'elle 
est tranchée ; l'ouvrage de Corssen, que nous citions un 
peu plus haut, a rassemblé tous les résultats acquis à 
ce jour et que l'on peut, sans témérité, regarder comme 
concluants. On s'accorde sa.ns peine pour la prononcia- 
tion d'une bonne partie des consonnes latines « p, b, f, d, 
m, n, r, 1 », etc., de celles-ci nous ne parlerons pas. C'est 
seulement sur les points qui peuvent encore paraître dou- 
teux que nous allons porter notre attention. 

On reconnaît généralement que devant les voyelks 
« a, o, u », et devant les consonnes, le c latin avait la 



LANGUES ITALIQUES. 311 

même valeur que le « k » ; mais devant un e, devant un i 
comment était-il prononcé ? Avait-il en cette occurence 
le son de « tch » que lui donnent les Italiens, celui de 
« ts » que lui donnent les Allemands, celui de « ç » que 
lui donnent les Français ? Disait-on « Tchitchero, Tsit- 
sero, Çiçero » ? Nous avons plus de renseignements qu'il 
n'en est besoin pour répondre à cette question, et la 
transcription en latin des mots étrangers, aussi bien que 
celle des mots latins en langue étrangère, doit lever tous 
les doutes. Les Goths, par exemple, empruntant aux La- 
tins les mots lucerna, carcer, acelum, en on fait lukarn, 
karkara, aikeits ; les Grecs citaient sous la forme -■x-.y.- 
xouç. xTivwn>p,xevTupialea mots latins patricius, censor, etc. 
Par contre, en tous les temps les Latins ont rendu par 
leur c le x de la langue grecque (comme dans les mots 
ceraaus, L'imon, Cecrops), et Corssen conclut avec juste 
raison que jusqu'au sixième et même au septième siècle 
de notre ère, le c latin avait la valeur de « k » devant 
toutes les voyelles. Les grammairiens latins ne disent 
point, d'ailleurs, que la prononciation de cette consonne 
ait jamais été différente selon qu'elle se trouvait suivie 
de telle ou telle voyelle, et l'on peut assurer que si le c 
latin fut changé en sifflante devant les « e » et les « i » 
avant le septième siècle de notre ère, cela n'eut lieu que 
dans la langue populaire, dans les patois provinciaux. 

Devant la voyelle « i », suivie elle-même d'une autre 
voyelle (justifia, servitium), t ne fut également sifflé que 
très tard, en latin du moins. En osque et en ombrien ce 
phénomène fut plus précoce, mais ce n'est qu'au cin- 
quième siècle qu'il fut régulièrement reçu dans la bonne 
prononciation latine, bien qu'on en ait trouvé des traces 
remontant au troisième siècle de notre ère. 

On peut sans crainte, également, prononcer le g placé 
devant les voyelles « i, e » comme on le prononce lors- 
qu'il est suivi des voyelles « a, o, u ». En aucun cas il ne 



312 LA LINGUISTIQUE. 

faut lui donner la valeur du « j » français. A un mo- 
ment donné il se changea souvent en i, mais ce 
ne fut que sur le tard et dans la langue populaire 

L'aspirée h se fit peut-être entendre à une certaine 
époque avec quelque force, mais elle perdit peu à peu 
de sa propre valeur, et nombre de mots latins l'ont tout à 
fait laissée tomber, anser, par exemple, dont la racine 
est la même que celle du grec yrf» « oie ». 

La prononciation de j (« jus, jugum ») n'est point dou- 
teuse ; elle n'a jamais été celle du « j » français de 
« jeu, jour », mais bien celle du « y » de « yeux, yeuse ». 
Le témoignage de Priscien, qui vivait au sixième siècle, 
ne laisse aucun doute sur ce fait. 

La réforme de la prononciation latine serait, somme 
toute, une chose fort possible ; ajoutons qu'elle serait 
désirable. Mais se réalisera-t-elle jamais, nous ne pou- 
vons l'espérer. Il est bon, au moins, que l'on connaisse 
ce quêtait la prononciation aux temps classiques du 
latin et surtout que l'on ne cherche pas à faire prévaloir 
aux dépens des autres systèmes l'une des trois pronon- 
ciations acceptées en France, en Italie, en Allemagne, 
ou quelque autre système encore ; ils sont tous défec- 
tueux au même titre. 

D'ailleurs, cette réforme devait être accompagnée de 
l'observation des lois d'accentuation. Le latin a connu 
successivement deux procédés d'accentuation. Le premier 
ne doit point nous arrêter. Le second est celui de FépO: 
que classique. Fondé sur la quantité même des syllabes, 
on peut dire qu'il est d'une grande simplicité. Son prin- 
cipe est celui-ci : l'avant-dernière syllabe est-elle longue, 
comme dans canarfius, c'est sur cette avant-dernière syl- 
labe que tombe l'accent ; cette même syllabe est-elle 
brève, comme dans ducerc, l'accent tombe sur la syllabe 
qui précède l'avant-dernière, c'est-à-dire sur l'antépénul- 
tième. Nous supposons ici que le mot a trois syllabes ou 



LANGUES ITALIQUES. 313 

plus de trois syllabes ; s'il n'en a que deux, l'accent 
tombe sur l'avant-dernière, qu'elle soit longue, comme 
dans fecit, nobis, ou brève, comme dans deus, tener. 

L'accent peut donc varier de place dans la déclinaison 
et dans la conjugaison, selon le nombre de syllabes : 
dans amabimur « nous serons aimés », il tombe sur l'an- 
tépénultième, qui est longue ; dans amabimini « vous 
serez aimés » il tombe sur l'antépénultième, qui est brève. 
Dans ces deux exemples, en effet, l'avant-dernière est 
brève ; or c'est la quantité de cette syllabe qui décide, 
avons-nous dit, de la place de l'accent, sans qu'il y ait à 
s'inquiéter de la quantité des autres syllabes. Cette loi 
est très importante, car nous verrons que l'accent latin 
joue un rôle capital dans la formation des langues ro- 
manes, notamment de la langue française ; la facture 
même des mots français est en rapport avec la position 
de l'accent latin. 

Revenons à la grammaire latine que nous avons quel- 
que peu abandonnée pour parler de la prononciation et 
de l'accentuation. 

Des trois nombres, le latin a perdu le duel ; le grec l'a 
conservé, en partie du moins, et sous ce rapport il est 
supérieur au latin. En ce qui concerne les cas, le grec et 
le latin sont tantôt supérieurs, tantôt inférieurs l'un à 
l'autre. Nous avons dit que le grec avait perdu l'ancien 
ablatif du singulier : le latin l'a conservé. La désinence 
organique de ce cas était « t » pour les thèmes qui se 
terminaient par une voyelle ; en latin ce « t » final se 
change en d. De là les anciennes formes sententiad, -prei- 
vatod, magistradud, marid. Au surplus, ce (^disparut de 
bonne heure. La forme organique du datif singulier était 
« ai » que le sanskrit réduit en « ê » ; de là les anciennes 
■ formes populoi, romanoi, devenues par la suite « populo, 
romano ». L'ancien locatif avait pour forme organique 
« i » : le latin ne l'a pas toujours perdu. Il est vrai 



314 LA LINGUISTIQUE. 

qu'il en fait un î long, mais cet allongement n'est dû 
qua une cause secondaire dont nous n'avons pas à nous 
occuper ici. En somme domi, Itumi, belli sont de vérita- 
bles locatifs (domi agere œtatem, procumbit humi, belli 
domique), et la grammaire classique les traite sans rai- 
son de génitifs. Au pluriel nous avons à remarquer la 
disparition totale du locatif, qui, ainsi que nous l'avons 
vu, persiste encore en grec. 

Quelques mots sur la conjugaison. En général les 
désinences qui indiquent la personne sont assez bien 
conservées en latin. Toutefois de l'ancienne terminaison 
mi « je » du temps présent, il ne reste plus le trace que 
dans la forme de l'indicatif sum « je suis ». Des temps 
primitifs le latin a conservé le présent, parfois le parfait 
redoublé (cecinimus « nous avons chanté »), peut-être 
quelques traces de l'aoriste simple. En somme, cela était 
fort peu, et il lui a fallu recourir à de nouvelles forma- 
tions. Le parfait en si (luxi, dixi), le parfait en ui ou 
en vi (monui, ainavi), appartiennent à ces nouvelles for- 
mes composées ; il en est de même de l'imparfait en bain, 
du futur en bo (amabam, amabo) et d'un certain nombre 
d'autres formes analogues. C'est là un sujet que nous ne 
faisons qu'indiquer, en ajoutant que parmi les anciennes 
langues indo-européennes, le latin est une de celles qui 
ont donné naissance au plus grand nombre de ces for- 
mations nouvelles, dont quelques-unes, sans doute, peu- 
vent paraître superflues. 

Il est pourtant une de ces formations, celle du médio- 
passif, que nous ne pouvons passer sous silence. Dans 
les langues italiques, comme dans les langue celtiques, 
on fabriqua une voix moyenne, qui plus tard prit le sens 
passif, en adjoignant au verbe le pronom réfléchi : amor 
est pour une forme plus ancienne « amos » qui, elle- 
même, est pour « amo-se ». Le lithuanien, lui aussi, 
s'est créé un moyen par le même procédé. 



\A\lil KS 1TAU<JU>. 315 

De toutes les langues italiques, sœurs du latin, qui 
devaient dans le cours des temps disparaître peu à peu 
devant lui, l'osque et l'ombrien sont les plus importan- 
tes. L'ombrien était parlé au nord-est de la Péninsule, 
et on admet généralement que le dialecte volsque s'en 
rapprochait. 

L'osque était parlé au sud et avait plutôt pour allié le 
dialecte sabellique. L'ombrien, l'osque, le latin sortaient 
tous d'une souche commune, et aucun d'eux n'avait pré- 
cédé les deux autres ; mais la comparaison de leurs for- 
mes, de leur phonétique, montre que de ces trois langues 
l'osque se rapprochait plus particulièrement du type 
commun .qui leur avait donné naissance et que l'om- 
brien s'en écartait encore plus que le latin. 

L'osque était parlé dans le Samnium, en Campanie 
ainsi que dans les pays a voisinants, et il nous est connu 
par quelques inscriptions assez importantes, les tables 
de bronze d'Agnone et de Bantia, la pierre d'Abella. 
L'osque se distingue particulièrement du latin et de l'om- 
brien par son soin à garder les anciennes diphthongues, 
et là où le latin remplace par un i un « a » plus ancien 
il conserve cet « a » : il dit, par exemple, anter, tandis 
que le latin dit inter. Ces deux caractères d'antiquité ne 
sont pas les seuls que présente son système vocalique, 
mais nous pouvons les citer comme très frappants. En 
ce qui concerne le consonnes, il est parfois inférieur au 
latin, uaais souvent aussi il lui est supérieur. Il se montre 
inférieur, notamment, en remplaçant par des p des « k » 
primitifs ; il dit, par exemple, para quand le latin dit 
« quam ». Devant un « t » il remplace les « k » par un h : 
il dit, par exemple, Oh taris tandis que le latin dit « Octa- 
vius ». Mais il montre une spériorité aéelîe en bien des 
cas. En principe, par exemple, il ne change point les 5 
111 /• comme noue l'avons vu faire au latin ; il évite, de 
même, un certain nombre d'assimilations : il dit kciisiur, 



316 LA LINGUISTIQUE. 

par exemple, là où le latin dit « censor » pour « cens- 
tor ». Une particularité phonétique qui le distingue du 
latin consiste en ce fait que dans le corps des mots il 
change souvent les aspirées organiques en f, ce que le 
latin ne fait guère qu'au" commencement des mots ; il dit, 
par exemple, sifei, tandis que le latin dit « sibi ». 

L'ombrien nous est connu par un monument fort im- 
portant, les tables de bronze dites « tables eugubines » 
du lieu de leur découverte, Gubbio, l'ancien Eugubium. 
Trouvées au milieu du quinzième siècle, les tables eugu- 
bines ont longtemps exercé la sagacité et la divination 
des anciens philologues : il était réservé à Th. Aufrecht 
et Kirchhoff d'amener leur déchiffrement à un résultat 
vraiment satisfaisant, d'exposer leur grammaire d'une 
façon scientifique et de publier enfin sur la langue om- 
brienne un ouvrage dont tous les écrits plus modernes 
demeurent tributaires (1). Le système des voyelles om- 
briennes est plus rapproché du système latin que ne l'est 
celui de l'osque. L'ombrien est porté, plus encore que le 
latin, à réduire les anciennes diphthongues en une seule 
voyelle, et, chose plus grave encore, il laisse tomber vo- 
lontiers bien des voyelles : il dit, par exemple, nom ne 
tandis que le latin dit « nomini ». Parfois, comme l'os 
que, il change les « k » primitifs en p ; il dit, par exem- 
ple, pis quand le latin dit « quis » ; tout comme l'osque il 
rend par f des aspirées primitives que le latin rend par 
l'explosive simple : le latin dit « tibi, ibi », l'ombrien dit 
tefe, ife. Comme l'osque, également, il change le groupe 
« kt » en ht : rehte correspond au latin « recte ». En 
certaines circonstances le « d » primitif se change en 
un r dont la valeur semble particulière et que l'on figure 
habituellement par un point placé en dessous de ce ca- 

(1) Die ambrUehen Sprachdenkmaler. Berlin, 1849-51. André 
Lefèvoe. Les dialectes italiques : l'ombrien. Paris, 1S74. — 
M. Bhéal. Les tables eugubines. Paris, 1875. 



LANGUES ITALIQUES. 3^7 

ractère : arveilu, vexe, xunum, correspondent au latin 
« advehito, dédit, donum ». 

Nous nous contenterons de ces courtes indications sur 
les deux idiomes italiques frères du latin. En réalité ils 
ne diffèrent essentiellement de ce dernier, pas plus sans 
doute que ne diffèrent les dialectes grecs les uns des 
autres, mais beaucoup moins que les langues novo-la- 
tines ou les dialectes celtiques ne diffèrent entre eux. 

Terminons par quelques mots sur les vieux alphabets 
italiques. 

D'après Corssen (op. cit., t. I. p. 1), ils descendraient 
de deux alphabets grecs. L'un de ceux-ci, le vieil alpha- 
bet dorien, ou quelque alphabet identique, aurait donné 
naissance à l'alphabet sabellique, à trois systèmes étrus- 
ques, à l'alphabet ombrien des tables eugubines, à l'al- 
phabet osque que l'on trouve sur le cippe d'Abella. Ces 
différents systèmes possèdent tous, sauf le dernier, un 
double signe pour exprimer « s » : c'est le sigma grec, 
le sigma capital, figuré tel quel ou bien renversé à droite 
par un quart d'évolution de façon à figurer une sorte de 
m. Un alphabet dorien plus récent aurait donné nais- 
sance à l'alphabet falisque et à l'alphabet latin ; les plus 
anciens documents de ce dernier remontent à la fin du 
troisième siècle de notre ère. L'ancien k n'y était plus con- 
servé que dans certains mots ;le c avait longtemps figuré 
le son g aussi bien que le son k et avait fini par être rem- 
placé, pour le premier de ces offices, par un nouveau ca- 
ractère, le G, procédant lui-même du c grâce à une minime 
modification. Du milieu du second siècle avant notre ère 
jusque vers le milieu du premier, c'est-à-dire pendant un 
espace d'environ cent ans, la règle parut s'introduire 
d'exprimer une voyelle longue en redoublant son carac- 
tère : on écrivit aara, ree, Muucius. Vers la même épo- 
que, un siècle environ avant notre ère, on figurait la 
voyelle longue i en lui donnant une forme plus haute 



318 LA LINGUISTIQUE. 

que celle des autres caractères du même mot : « dlvo, 
virus » ; parfois on se servit du signe i pour figurer la 
demi-voyelle « j » (notre » y »), comme dans « ius, maior ». 
L'empereur Claude, au milieu du premier siècle de 
notre ère, prétendit doter l'alphabet latin rie trois nou- 
veaux signes. Pour distinguer la consonne ?■ de la 
voyelle u, il proposa de représenter la première par le 
digamma grec renversé ; pour figurer les groupes ps, 
bs il proposa un c retourné, et enfin le signe f- pour le 
son il, notre « u » français, qui s'était introduit dans 
certains mots ; mais ces innovations n'eurent point un 
heureux succt à et l'alphabet latin demeura ce qu'il était 
auparavant. 



II. Langues novo-latines. 

C'était au commencement de ce siècle une croyance 
fort répandue (et bien des personnes la conservent au- 
jourd'hui encore) que le français provenait d'une lan- 
gue romane, qui, vers la fin de l'empire et dans les pre- 
miers siècles du moyen âge, aurait succédé au latin, son 
ancêtre direct. Les écrits de l'illustre philologue Ray- 
nouard ne contribuèrent pas peu à propager cette théo- 
rie. On l'accepta volontiers ; on écrivit sur la langue ro- 
mane, on commenta ses textes, et pour beaucoup de per- 
sonnes le provençal actuel est encore cette langue ro- 
mane. Raynouard s'était trompé et sa théorie devait 
disparaître peu après lui. 

C'est qu'en effet il n'a point existé de langue romane : 
ce n'est pas à une langue romane que le latin a donné 
naissance, c'est à plusieurs langues romanes, ;"i plu- 
sieurs langues novo-latines. 

Il faudrait bien se garder, d'ailleurs, de ne voir dans 
res nouveaux idiomes que du latin corrompu : il n'en est 



LANGUES ROMANES. 310 

pas ainsi. Les langues novo-latines représentent tout au- 
tant de formes subséquentes du latin populaire parlé en 
Portugal, en Espagne, en France, chez les Grisons, en 
Italie et sur le bas Danube. A côté du latin littéraire, en 
effet, il existait une langue latine couramment parlée 
que les légionnaires et les colons apportèrent en Ibérie, 
dans les Gaules, en Dacie. C'est cette langue populaire 
qui se transforma et devint ici l'espagnol, ici le français, 
ici le roumain, de même qu'en Italie elle était devenue 
l'italien. Le latin littéraire, cependant, était de moins 
en moins intelligible pour le vulgaire - et passait à la 
condition de langue ancienne, de langue e.assique, de 
langue morte. 

« Quand le latin, écrit Littré, eut définitivement effacé 
les idiomes indigènes de l'Italie, de l'Espagne et de la 
Gaule, la langue littéraire devint une pour ces trois 
grands pays, mais le parler vulgaire, (j'entends le parler 
latin, puisqu'il n'en reste guère d'autre) y fut respec- 
tivement différent. Du moins c'est ce que témoignent les 
langues romanes par leur seule existence ; si le latin 
n'avait pas été parlé dans chaque pays d'une façon par- 
ticulière, les idiomes sortis de ce parler latin que j'appel- 
lerai ici régional, n'auraient pas de caractères distinc- 
tifs, et ils se confondraient. Mais ces Italiens, ces Espa- 
gnols et ces Gaulois, conduits par le concours des cir- 
constances à parler tous le latin, le parlaient chacun 
avec un mode d'articulation et d'euphonie qui leur était 
propre... Ces grandes localités qu'on nomme Italie, Es- 
pagne, Provence et France, mirent leur empreinte sur la 
langue, comme la mirent les localités plus petites qu'on 
nomme provinces. Et la diversité eut sa règle qui ne lui 
permit pas les écarts. Cette règle est dans la situation 
géographique, qui implique des différences essentielles 
et caractéristiques entre les populations. Le français, 
le plus éloigné du centre latin, fut celui qui l'altéra le 



320 



T.\ T.TNT.riSTIQUE. 



plus ; je parle uniquement de la forme, car le fond latin 
est aussi pur dans le français que dans les autres idio- 
mes. Le provençal, que la haute barrière des Alpes place 
dans le régime gaulois du ciel et de la terre, mais qui les 
longe, est intermédiaire, plus près de la forme latine que 
le français, un peu moins près que l'espagnol. Celui-ci, 
qui borde la Méditerranée et que son ciel et sa terre rap- 
prochent tant de l'Italie, s'en rapproche aussi par la lan- 
gue. Enfin, l'italien, placé au centre même de la latinité, 
la reproduit avec le moins d'altération. Il y a dans cette 
théorie de la formation romane une contre-épreuve qui, 
comme toutes les autres épreuves, est décisive. En effet, 
si telle n'était la loi qui préside à la répartition géogra- 
phique des langues romanes, on remarquerait çà et là 
des interruptions du type propre à chaque région, par 
exemple, des apparitions du type propre à une autre. 
Ainsi, dans le domaine français, au fond de la Neustrie 
ou de la Picardie, on rencontrerait des formations ou 
provençales, ou italiennes, ou espagnoles ; au fond de 
l'Espagne, on rencontrerait des formations françaises, 
provençales ou italiennes ; au fond de l'Italie, on rencon- 
trerait des formations espagnoles, provençales ou fran- 
çaises. Il n'en est rien ; le type régional, une fois com- 
mencé, ne subit plus aucune déviation, aucun retour vers 
les types d'une autre région ; tout s'y suit régulièrement 
selon les influences locales qu'on nommera diminutives 
en les comparant aux influences de région (1). » 

Comme l'a fort exactement dit Ars. Darmesteter, le 
latin classique était une langue en quelque sorte artisti- 
que : le latin populaire c'est le latin vivant, le latin 
parlé, qu'est loin de représenter la latinité chrétienne. 
Quant au bas latin, c'est une langue nouvelle, c'est la 
langue populaire dans laquelle sont introduits des élé- 

(1) Dictionnaire de la langue française, t. I, p. xlvii. Paris, 
1863. 



LANGUES ROMANES. 321 

ments de la langue savante ; c'est la langue du moyen 
âge, la langue de saint Thomas : elle créera la langue 
française savante. 

Cette origine latine des langues romanes est un fait 
acquis, démontré, éclatant que l'on ne saurait mettre 
aujourd'hui en question. La grammaire de Frédéric Diez, 
dont la première édition remonte à une cinquantaine 
d'années, a ruiné à jamais les théories ibériennes, celti- 
ques ou autres qui se produisent encore de temps en 
temps. 

Ce n'est pas à dire qu'il n'existe dans les langues novo- 
latines un fonds assez important de mots étrangers. Le 
français, par exemple, possède un certain nombre de 
mots d'origine celtique, tels que arpent, lieue, dune, 
alouette ; mais cette collection est loin d'être aussi con- 
sidérable qu'on le peut supposer, et il est bon d'ajouter 
que tous ces mots, pour devenir français, ont dû aupa- 
ravant se latiniser, et en somme c'est au latin que le 
français les emprunta. L'invasion des barbares apporta 
quelque chose comme quatre cents mots d'origine germa- 
nique, las relations avec l'Orient fournirent aussi leur 
contingent, mais la grammaire demeura essentiellement 
latine. 

On cite comme langues novo-latines : le portugais, l'es- 
pagnol, le français, le provençal, l'italien, le ladin, le 
roumain. 

Avant de parler de l'extension géographique de chacun 
de ces idiomes, et de dire quelques mots de leur physio- 
nomie particulière, nous devons tourner notre attention 
sur deux faits capitaux qui dominent toute cette étude. 
L'un de ces faits est le rôle de l'accent tonique dans la 
formation des mots novo-latins, l'autre est le passage de 
la déclinaison latine à l'état analytique des langues ro- 
manes. 

On peut dire d'une façon générale, pour toutes les lam 

LINGUISTIQUE. 21 



oZZ LA LINGUISTIQUE. 

gues romanes, que la formation même de leurs mots est 
fondée sur la persistance de l'accent tonique (1) : là où 
était l'accent latin, là se trouvent l'accent italien, l'ac- 
cent français. 

Tel est le principe. 

Des lois accessoires se sont jointes à ce principe, mais 
ne l'ont pas fait fléchir. Prenons pour exemple ce qui se 
passe dans la langue française. 

A côté de la persistance de l'accent latin, le français 
nous montre deux principes accessoires : l'un est la sup- 
pression des voyelles brèves non accentuées qui précè- 
dent la syllabe sur laquelle se trouve l'accent tonique ; 
l'autre est la chute de certaines consonnes médianes (2). 
L'accent, par exemple, est sur la voyelle « a » dans les 
mots bonitatem, liber are, sanitatem ; il reste sur la 
voyelle correspondante dans bonté, livrer, santé, et nous 
voyons que dans ces trois exemples, la voyelle inaccen- 
tuée « i » ou « e » a disparu. Dans lier, douer, la con- 
sonne médiane de ligare, dotare a également disparu. 

Remarquons-le aussi, le français sacrifie aussi tout ce 
qui suit la syllabe accentuée ; les terminaisons mascu- 
lines « essaim, peuplé, hôtel » portent toutes l'accent, et 
dans ses terminaisons dites féminines, « meuble, esclan- 
dre », il faut encore reconnaître que l'accent tonique est 
sur la dernière syllabe (dans le cas présent sur « eu, an »), 
car la voyelle terminale « e » n'est point prononcée et 
n'existe dans la poésie que d'une façon artificielle. En 
réalité, « esclandre, semaine » sont des mots de deux 
syllabes portant l'accent tonique sur la dernière de ces 
syllabes, sur « an » et sur « ai ». 

(1) Littré. Histoire de la lanque française. 6* édit., t. I, p. 242. 
Paris, 1873. — G. Paris. Etude sur le rôle de Paccent latin dans 
la langue française. Paris, 1862. 

(2) Bbachet. Grammaire historique de la lancine française, 
Introduction, scct. II. Paris. — Scheler, Exposé des lois qui 
régissent la transformation française des mots latins. Bruxelles, 
1875. 



LANGUES ROMANES. 323 

Mais il arriva un jour dans l'histoire de la langue 
française où le lexique tiré directement de la langue la- 
tine parut ne plus suffire, et l'on jugea bon d'accroître ce 
même lexique en empruntant au latin tels de ses mots 
qui n'avaient pas toujours leurs correspondants en fran- 
çais. On se contenta alors de calquer sur les mots latins 
les nouveaux mots demandés ; mais l'on ne pensa pas à 
observer cette loi fondamentale de la persistance de l'ac- 
cent tonique, non plus qu'à faire tomber telle ou telle 
consonne médiane, telle ou telle voyelle inaccentuée. A 
ces nouveaux termes on a donné, ce qui pourrait sembler 
une sorte de dérision, le nom de « mots savants » ; aux 
mots d'origine vraiment naturelle, aux vrais mots fran- 
çais, aux mots corrects et bien formés, on a donné le 
nom de « mots populaires ». On ne s'en est pas tenu 
dans la fabrication des mots savants à calquer sur le 
latin des expressions dont le besoin se faisait sentir, on 
a reproduit également une foule de mots qui avaient 
donné déjà une forme populaire, une forme correcte, 
une vraie forme française. L'accent, par exemple, est 
sur la première syllabe dans les mots latins debitum, 
cancer, et, en français, ces deux mots étaient changés 
très régulièrement en dette, chancre : la formation dite 
savante les reprit, et, négligeant l'accent tonique, elle 
fabriqua les formes vraiment barbares de débit, cancer. 
Les mots opérer, cumuler, séparer, et une foule d'autres 
mots ont bien l'accent tonique sur la même syllabe que 
leurs modèles latins operare, cumulare, separare ; mais 
ce ne sont encore que des formes savantes, des formes 
secondaires, en face de sevrer, combler, ouvrer, qui 
ont négligé, comme il le fallait, la voyelle atone de la 
syllabe située avant la voyelle accentuée. De même 
encore les mots lier, douer représentent exactement le 
latin ligare, dotare, dont les mots savants liguer, doter, 
qui ont conservé la consonne médiane, ne sont qu'une 



324 LA LINGUISTIQUE. 

imitation arbitraire. On donne le nom de doublet* aux 

termes d'origine savante et à ceux d'origine populaire 
qui proviennent d'un seul et même mot. Parfois même 
la forme populaire a disparu et la forme savante a seul? 
persisté ; tel est le cas pour facile, débile, qui ne respec- 
tent point l'accentuation latine. 

Arrivons au second fait capital, et non moins intéres- 
sant, qui domine, lui aussi, l'étude des langues romanes. 
C'est, avons-nous dit, le passage de l'état synthétique du 
latin qui possède une déclinaison de plusieurs cas, à 
l'état analytique des langues novo-latines qui ont perdu 
toute trace de déclinaison. 

Dans les plus anciens monuments de l'italien et de 
l'espagnol, nous ne trouvons qu'une langue analytique, 
complètement analytique. Il n'en est pas de même de 
l'ancienne langue française ni de l'ancienne langue pro- 
vençale ; à une certaine époque le français et le proven- 
çal se présentent, non pas avec des traces de cas, mais 
avec des cas véritables, avec deux cas, un cas sujet et un 
cas régime. 

«< Au moment, dit E. Littré, où une langue moderne se 
préparait dans les Gaules, le latin qu'on y parlait se 
présentait, quant à sa riche déclinaison, dans un état 
singulier : il employait assez bien le nominatif ; mais il 
confondait les autres cas et usait indistinctement de l'un 
pour l'autre ; c'est du moins ce qu'on trouve dans les 
monuments de l'époque, tout hérissés de ces solécismes. 
La langue nouvelle qui était en germe, ayant son ins- 
tinct, porta la régularité dans ce chaos ; elle garda le 
nominatif, et des autres cas fit un seul cas, qui fut le 
régime. Aussi le français, dans sa constitution primi- 
tive n'est point une langue analytique comme le fran- 
çais moderne ou comme le sont l'espagnol et l'italien 
dans leurs plus vieux textes ; il a un caractère synthé- 
tique par conséquent plus ancien, exprimant les rap- 



LANGUES BOMANES. 325 

ports des noms entre eux et avec les verbes, non par 
des prépositions, mais par des cas (je me sers de ces 
termes synthétiques et analytiques pour dire que le latin 
exprime par des désinences significatives plus de rap- 
ports que ne le fait le français, qui, lui aussi, à bien 
des égards, demeure synthétique). C'est, comme on le 
voit, une syntaxe de demi-latinité, syntaxe qu'il a en 
commun avec le provençal. De sorte que les deux lan- 
gues des Gaules, c'est-à-dire le français et le provençal, 
étant l'une et l'autre des langues à deux cas, se ressem- 
blent plus entre elles qu'elles ne ressemblent à l'italien 
et à l'espagnol, qui, n'ayant point de cas, se ressemblent 
plus qu'ils ne ressemblent à la langue d'oïl et à la langue 
d'oc. 

<( Etre ainsi une langue à deux cas et retenir comme 
héritage du latin une syntaxe demi-synthétique ne fut 
pas dans le français une condition fugitive, qui n'ait 
laissé de trace que pour la curiosité de l'érudition. L'em- 
ploi en dura trois siècles. On ne parla et on n'écrivit que 
d'après cette syntaxe dans les onzième, douzième et 
treizième siècles. Le latin, qui est pour nous langue clas- 
sique, reçoit beaucoup de louanges à cause de la ma- 
nière dont sa déclinaison fait procéder la pensée. Je 
n'examine point la supériorité des langues à cas ou des 
langues sans cas : mais une part de ces louanges doit 
rejaillir sur l'ancien français, dont la déclinaison est 
amoindrie, mais réelle, et qui, à ce titre, est du latin 
au petit pied. Si le latin est, comme on le nomme sou- 
vent, une langue savante, l'ancien français réclame une 
part dans cette qualification ; et ceux qui ont traité de 
jargon notre vieille langue parlaient sans avoir au- 
cune idée de ce qu'elle était. » (Op. cit., ibid.) 

La déclinaison du vieux français est fort simple. S'a- 
git-il d'une forme répondant à. la déclinaison latine en 
us, comme « dominus », le ras sujot du singulier prend 



326 LA LINGUISTIQUE. 

une s, qui n'est autre que l'ancien signe latin de ce même 
nominatif ; le cas régime du pluriel se suffixe également 
s, en souvenir du cas latin correspondant, « dominos ». 
Quant aux deux autres formes, le nominatif du pluriel 
et l'accusatif du singulier, elles restent telles quelles. 
C'est ce que montre, d'ailleurs, le tableau suivant : 



Singulier. Nominatif : li chevals. 

Accusatif : le cheval. 
Pluriel. Nominatif : li cheval. 

Accusatif : les chevals. 



Nous sortirions de notre cadre en nous étendant sur 
ce sujet ; nous n'avons pas à faire ici l'histoire de la 
déclinaison de la langue d'oïl et de celle de la langue 
d'oc. Il nous suffit de constater qu'il y eut dans ces deux 
langues une période de véritable déclinaison qu» l'on ne 
peut retrouver dans les plus anciens textes des autres 
langues romanes. Ainsi que le dit E. Littré, il ne peut 
donc être question d'une vieille langue espagnole, d'une 
vieille langue italienne, au même sens qu'il peut être 
question d'une vieille langue française, d'une vieille 
langue provençale. 

Cela dit, nous pouvons jeter un rapide coup d'ceil sur 
chacun des sept rameaux qui forment la famille lin- 
guistique novo-latine. 

1. La langue française. — Dès le premier siècle de 
notre ère les idiomes celtiques étaient supplantés en 
Gaule par le latin vulgaire ; il y eut à cela des causes 
nombreuses, des causes irrésistibles : au premier rang 
l'intérêt puissant qu'avaient les Gaulois à s'assimiler à 
leurs vainqueurs. La langue littéraire s'introduisit rapi- 
dement, elle aussi, et les écoles gauloises, formées sous 
la culture latine, eurent leur célébrité bien acquise. 
Cependant le latin vulgaire contribuait seul au déve- 
loppement de la langue populaire : c'était seulement au 



LANGUES ROMANES. 327 

latin vulgaire qu'elle allait devoir son origine. La lan- 
gue classique disait, par exemple, « urbs, iter, osculari, 
os, hebdomas », mais le français prenait ses mots de 
ville, voyage, baiser, bouche, semaine aux formes popu- 
laires « villa, viaticum, basiare, bucca, septima ». Le 
nom de la langue française, de la langue d'oïl, était 
alors celui de « langue romaine rustique », et au hui- 
tième siècle les gens d'église prêchaient le peuple en 
langue rustique, en français. Une glose récemment dé- 
couverte à Reichenau, et qui remonte à cette époque, est 
le plus ancien texte français que l'on connaisse. Les 
onzième, douzième et treizième siècles sont l'âge d'or 
de la langue d'oïl. « Alors se développent, dit A. Bra- 
chet, une littérature poétique pleinement originale, une 
poésie lyrique gracieuse ou brillante, une poésie épique 
grandiose, et dont la chanson de Roland reste l'expres- 
sion la plus parfaite. L'Allemagne, l'Italie, l'Espagne 
s'approprient nos poètes et nos romans, les traduisent 
ou les imitent... Le douzième siècle, au moyen âge, le 
dix-huitième siècle dans les temps modernes, seront les 
principaux et les meilleurs représentants de notre génie 
national. » (Op. cit., ibid.) 

Nous avons parlé ci-dessus de la déclinaison à deux 
cas de la langue d'oïl : au quatorzième siècle elle dis- 
paraît, et le français du siècle suivant est décidément 
une langue moderne, une langue tout analytique, 
comme l'italien, comme l'espagnol. 

Dès les premiers temps où nous puissions l'observer, 
la conjugaison française nous apparaît entièrement ana- 
lytique. A côté des temps empruntés au latin, comme le 
présent pointe, il s'en forme de nouveaux par le procédé 
moderne : j'ai aimé, j'avais aimé. Telle est l'origine du 
futur : aimerai est pour aimer ai ; les vieilles formes 
provençales et espagnoles ne laissent subsister aucun 
doute sur ce fait .Le latin, d'ailleurs, le latin classique 



328 LA LINGUISTIQUE. 

même, connaissait cette formation analytique d'un fu- 
tur, et l'on trouve dans de bons auteurs « dicere habeo ». 
Quant au conditionnel, j'aimerais, ce n'est qu'une forme 
factice, calquée, en quelque sorte, sur le nouveau futur. 

La langue française du moyen âge comptait un cer- 
tain nombre de dialectes, indépendants les uns des au- 
tres et possédant leur littérature propre. Il n'en pouvait 
être autrement sous le régime de la féodalité. Les diffé- 
rences dialectiques n'étaient, pour la plus grande par- 
tie, que des différences d'ordre phonétique. Le bourgui- 
gnon, le picard, le normand, durent céder toutefois de- 
vant le dialecte de l'Ile-de-France lorsque la famille des 
Capets fixa définitivement à Paris le centre du pays. 
Les dialectes descendirent alors, peu à peu, à la condi- 
tion du patois : « C'est ainsi que le dialecte picard, le 
normand et le bourguignon furent en moins de trois 
siècles supplantés par le dialecte de l'Ile-de-France et 
tombèrent à l'état de patois, dans lesquels une étude 
attentive reconnaît encore aujourd'hui les caractères qui 
nous offrent les anciens dialectes avant les œuvres litté- 
raires du moyen âge. Les patois ne sont donc pas, 
•comme on le croit communément, du français littéraire 
corrompu dans la bouche des paysans ; ce sont les dé- 
bris des anciens dialectes provinciaux, que les événe- 
ments politiques ont fait déchoir du rang de langues 
officielles littéraires à celui de langues purement par- 
lées. » (Brachet, op. cit., p. 47.) 

Le dialecte wallon conserva plus longtemps son indi- 
vidualité. Il comprenait deux variétés, le wallon liégeois 
et le wallon namurois (1) ; on l'a rattaché, mais à tort, 
au dialecte picard, dont il est bien distinct. Aujourd'hui, 
d'ailleurs, il n'est plus qu'un patois comme les autres 
dialectes du moyen âge, et le français littéraire l'a défi- 
nitivement supplanté en tant que langue cultivée. 

ri) Chavée. Français el Wallon. Paris, 18".' 



LANGUES ROMANES. 329 

Nous avons eu l'occasion de parler incidemment, à 
plusieurs reprises déjà, des limites actuelles de la lan- 
gue française. Au nord elle côtoie le flamand, un peu 
au-dessus de Calais, Saint-Omer, Annentières, Tour- 
coing, Ath, Liège, Verviers ; à l'est elle confine à l'alle- 
mand, en comprenant Verviers, Longwy, Metz, Dieuze, 
Saint-Dié, Belfort, Delémont, Fribourg, Sion ; plus au 
sud, à l'italien. Au midi de la France, enfin, elle s'étend 
sur le territoire tout entier des dialectes provençaux, 
dont nous allons nous occuper. 

En Suisse, près de six cent mille individus ont le fran- 
çais pour langue maternelle (cantons de Neufchâtel, de 
Genève, de Vaud, majeure partie de Fribourg et du Va- 
lais, un cinquième de Berne) ; en Belgique, plus de deux 
millions, toute la partie sud-orientale de ce pays ; en Al- 
lemagne, plus de deux cent mille (Malmédy, Metz, Châ- 
teau-Salins). On parle également français dans les colo- 
nies anglaises de Maurice et du Canada. 

2. Le provençal. — Faut-il admettre avec quelques 
auteurs que le français, ou langue d'oïl, et le provençal, 
ou langue d'oc, ne proviennent du latin vulgaire qu'in- 
directement et par l'intermédiaire d'une forme com- 
mune qui leur aurait donné naissance à l'un et à l'au- 
tre ? Cette opinion aurait besoin d'être justifiée ; jusqu'à 
ce jour elle ne repose que sur des assertions pures et 
simples. Disons qu'elle nous semble peu vraisemblable. 
Le latin populaire n'a pas dû se modifier uniformément 
par toute la Gaule ; qu'il n'ait pris, même, sur ce vaste 
territoire que deux sortes de physionomies distinctes, 
qu'il ne se soit transformé qu'en langue d'oïl et en lan- 
gue d'oc, c'est ce qui peut à bon droit nous surprendre. 
Jusqu'à preuve contraire, il est sage, nous semble-t-il, 
de douter qu'un idiome commun franco-provençal ait 
jamais été parlé. La langue d'oïl et la langue d'oc se 
ressemblent snns doute d'autan! plus que leurs textes 



330 



LA LINGUISTIQUE. 



sont plus anciens, mais cela doit tenir uniquement au 
fait que plus elles sont anciennes, plus elles se rappro- 
chent de leur origine commune. 

Le provençal, ainsi que nous l'avons dit, eut connut: 
la langue d'oïl une période semi-analytique durant la- 
quelle il posséda une déclinaison à deux cas, un cas 
sujet, un cas régime. Nous avons dit tout à l'heure ce 
qu'il fallait entendre par là et nous pensons qu'il n'est 
pas utile d'y revenir. Quant à la conjugaison, elle est 
tout analytique comme dans la langue d'oïl ; c'est chez 
elle que l'on trouve cette ancienne forme du futur dit 
vos ai, « je vous dirai », qui montre bien clairement le 
mécanisme de la conjugaison nouvelle. 

C'est un mot dont le sens est bien étendu que celui de 
provençal ; on prend ici une partie pour le tout. L'idiome 
de la Provence n'était et n'est encore, en effet, qu'un 
des dialectes de la langue d'oc* : il faut ranger à côté de 
lui le languedocien proprement dit, le limousin, l'au- 
vergnat, le dialecte du Dauphiné, le gascon. 

On s'est demandé souvent si le catalan, qui occupe au- 
jourd'hui en France une partie du département des Py- 
rénées-Orientales (la ligne frontière passe, en France, 
au nord de Perillos, Tautavel, Estagel, Montner, Nef- 
fiach, Ille, Rodés, Vinça, Marcevols, Arboussols, Molitg, 
Mosset, Puig Valador, Ruytor, Porté ; en Espagne, la 
Catalogne, Valence, les îles Baléares et qui s'étendait 
jadis sur le territoire aragonais), est un dialecte de la 
langue d'oc ou doit être considéré comme une branche 
distincte dans le système des langues novo-latines. Diez 
se prononce pour la première opinion ; mais la seconde 
peut être parfaitement défendue, et il ne serait pas éton- 
nant qu'elle prévalût. 

Les douzième et treizième siècle furent l'âge d'or de la 
littérature provençale, mais ses plus anciens monuments 
remontent a une époque antérieure : la défaite des Albi- 



LANGUES ROMANES. 331 

geois lui porta un coup funeste : le français envahit peu 
à peu jusqu'aux Pyrénées toute la région où Ton ne 
parlait auparavant que la langue d'oc, et les dialectes 
de la France du Sud en sont arrivés à la condition du 
patois. 

La limite actuelle des patois provençaux et fiançais 
n'est pas très exactement fixée. On donne comme fron- 
tière extrême de la langue d'oïl Royan, Chalais, Rufïec, 
Montmorillon, Sainte-Sévère, Moulins, Charolles, Dôle, 
Vesoul, Belfort ; au sud de cette région commencerait la 
langue d'oc, dont les localités importantes situées le plus 
au iki td seraient Bordeaux, Libourne, Confolens, Bel- 
lac, Boussac, La Palisse, Villefranche, Mâcon, Lons-le- 
Saunier, Poligny, Besançon, Montbéliard, Neuchâtel. 

3. La langue italienne. — Telle que nous la connais- 
sons, et dès ses plus anciens monuments, la langue ita- 
lienne est incontestablement (et la raison en est natu- 
relle) la mieux conservée des langues novo-latines, tant 
par son lexique que par ses formes elles-mêmes. Diez 
pense quil n'y a pas la dixième partie de son vocabu- 
laire que l'on puisse faire remonter à une origine autre 
que la langue latine. Ce serait là un fait très remar- 
quable. En tout cas, l'italien contient, sans nul doute, 
bien moins de mots allemands que n'en contient le fran- 
çais. 

Au dixième siècle, on parlait déjà l'italien. Le latin 
vulgaire s'était assez transformé à cette époque pour 
que l'on pût, en Italie, lui donner le nom d'italien ; mais 
les monuments écrits de ce nouvel idiome ne remontent 
pas plus haut que le douzième siècle. C'est seulement au 
siècle suivant que naquit en Toscane la langue de la 
littérature italienne, langue purement littéraire, qui ne 
fut jamais parlée. 

Quoi qu'il en soit, l'italien de cette époque avait la 
même physionomie que l'italien actuel, et il n'y eut 



332 LA LINGUISTIQUE. 

point une vieille langue italienne, comme il y a une 
vieille langue française, une vieille langue provençale. 
Lïtalien compte un très grand nombre de dialectes, 
ce qui s'explique bien par la conformation même du pays 
où il est parlé. Ces dialectes sont fort nettement carac- 
térisés. Dante, dans son traité « De vulgari eloquio », 
en énumérait quatorze : il les divisait en dialectes orien- 
taux et dialectes occidentaux, ou, si Ton préfère, cisa- 
pennins et transapennins. Cette division a été rem- 
placée avantageusement par celle de dialectes de la haute 
Italie, dialectes de l'Italie centrale, dialectes de la 
basse Italie. Dans cette dernière classe on range le na- 
politain, le calabrais, le sicilien, le sarde ; dans la se- 
conde, le toscan, le romain, le corse ; dans la classe des 
dialectes du nord, le génois, le piémontais, les dialectes 
lombards et ceux de l'Emilie, et le vénitien. Chacun de 
ces dialectes possède une riche littérature ; un grand 
nombre d'entre eux ont des monuments qui remontent à 
l'époque de la Renaissance ; il y en a de plus anciens 
encore, par exemple le napolitain et le sarde. 

La langue italienne actuelle franchit au nord les 
limites politiques de l'Italie. 

En Suisse, cent trente mille individus parlent italien 
dans le canton du Tessin et la partie sud-ouest des Gri- 
sons. 

En Autriche, une partie du Tyrol méridional parle 
italien, ainsi qu'une petite bande de la côte occidentale 
de l'Istrie. 

4. La langue ladine. — On lui a donné les noms de 
langue des Grisons, rétho-roman, roumonche, rouman- 
che. Il semble préférable de l'appeler langue ladine 
avec I. Ascoli, qui lui a consacré un très important tra- 
vail (1). 

• (1) Archivio ylollologico italiano, vol. I. Saggi ladini. Rome, 
I ïinn, Florence, 1873. 



LANGUES ROMANES. 333 

Lfl Langue ladine comprend, d'après cet auteur, trois 
groupes distincts : à Test le frioulan, parlé par plus de 
quatre cent cinquante mille individus, en Italie sur les 
i ives du Tagliamento et en Autriche jusqu'à Goritz. Au 
centre le ladin est parlé dans deux îlots du Tyrol autri- 
chien, à quelque distance des deux rives de l'Adige, par 
plus de quatre-vingt-dix mille individus. A l'ouest, sous 
le nom de roumanche, il s'étend en sens transverse sur 
la plus grande partie du canton suisse des Grisons, où 
U est parlé par près de quarante mille personnes, ce qui 
fait en tout près de cinq cent quatre-vingt mille indi- 
vidus. 

Ce nombre relativement peu considérable n'enlève 
point au ladin son caractère de véritable langue. C'est 
à tort que l'on a rattaché son groupe central et son 
rameau de l'est, le frioulan, à la langue italienne. Ils en 
sont parfaitement distincts par le matériel et les lois 
de leur phonétique et se relient intimement entre eux 
par ces mêmes éléments. 

La littérature de la branche occidentale, celle de la 
langue des Grisons, est peu développée ; son plus ancien 
monument est une version du Testament chrétien re- 
i Montant au seizième siècle. Les plus anciens documents 
d'u frioulan remontent au douzième siècle ; ce sont des 
Inscriptions, assez courtes, il est vrai, mais qui suffisent 
pour caractériser la langue de cette époque. 

5. L'espagnol. — C'est dans sa phonétique et son ma- 
tériel lexique, où l'on rencontre entre autres éléments 
un assez grand nombre de mots arabes, que l'espagnol 
s'éloigne le plus du latin ; s'agit-il de la formation même 
des mots, il a conservé une remarquable fidélité. Ses 
textes les plus anciens remontent au milieu du douzième 
siècle ; peu abondants encore à cette époque, ils de- 
viennent au siècle suivant de plus en plus riches. Il 
existe toutefois des traces plus antiques de la langue 



334 LA LINGUISTIQUE. 

espagnole ; ce sont, notamment, des mots cités par Isi- 
dore de Séville, qui vivait au septième siècle. 

Les limites actuelles de l'espagnol sont tracées à 
l'ouest par le portugais, dont nous parlerons tout à 
1 heure ; au nord par le basque, dont nous avons indiqué 
ci-dessus la frontière, p. 149 ; à l'est il ne s'étend qu'en 
tant que langue littéraire sur la Catalogne et Valence, 
où la langue populaire est le catalan, dont nous avons 
parlé en traitant du provençal. L'espagnol, d'ailleurs, 
a conquis l'Aragon, où se parlait aussi autrefois le dia- 
lecte catalan. Il fait reculer également la limite méri- 
dionale de la langue basque : on ne parle qu'espagnol à 
Vitoria, Estella, Pampelune, Navascues ; Bilbao, Aoiz 
se trouvent déjà dans une zone mixte. Le basque cède 
ainsi bien plus rapidement au sud des Pyrénées qu'il 
ne cède au nord : c'est qu'en Espagne, ainsi que nous 
l'avons dit plus haut, il se trouve directement aux 
prises avec une langue officielle, tandis qu'en France, 
avant d'avoir affaire au français lui-même, il est en 
contact direct avec un dialecte de la langue d'oc, le 
gascon, dont la vitalité propre est déjà fortement mena- 
cée. S'il confinait immédiatement à la langue française, 
il céderait devant elle aussi rapidement qu'il le fait au 
sud des Pyrénées devant l'espagnol. 

6. Le portugais. — Il est fort rapproché de l'espagnol 
niais on ne peut le considérer comme un dialecte de 
cette dernière langue. Le portugais et le galicien, parlé 
au nord-ouest de l'Espagne, forment à eux deux un 
rameau roman bien indépendant. Leurs plus anciens 
monuments sont moins vieux que ceux de la langue 
espagnole et ne dateraient que des dernières années du 
douzième siècle. Le fonds de mots arabes que l'on ren- 
contre en espagnol est à peu près le même que celui que 
l'on rencontre en portugais, mais cette dernière langue 
possède un certain nombre de mots d'origine française 



LANGUES ROMANES. 335 

étrangers à l'espagnol. Ils sont dus, pense-t-on, à la fin 
du onzième siècle, au temps de la domination de Henri 
de Bourgogne. 

Le portugais, en dehors de son territoire européen, 
est parlé dans certaines contrées de l'Afrique et de 
l'Amérique, notamment au Brésil. 

7. Le roumain. — Le roumain a pour origine le latin 
introduit en Dacie par les soldats de Trajan aux pre- 
mières années du second siècle de notre ère : « Les sol- 
dats romains libérés du service, dit M. Picot, obtenaient, 
en même temps que l'honesta missio, le jus connubii et 
le jus commercii, c'est-à-dire le droit de faire commerce 
avec les barbares et d'épouser des femmes de leur race. 
Séparés à tout jamais du sol natal, cantonnés depuis 
vingt-cinq ans dans la même garnison, les légionnaires 
s'attachaient au pays où ils avaient vécu et combattu, 
et profitaient des facilités que la loi leur offrait pour 
s'y établir définitivement, C'est ainsi que se formèrent, 
sur les rives du Danube, les premiers groupes de popu- 
lation romaine, et à ces anciens militaires se joignirent 
bientôt des colons venus des diverses provinces de l'em- 
pire, et surtout des barbares attirés par l'appât du com- 
merce. Les colonies militaires étaient fort nombreuses 
en Dacie à l'époque où les Romains furent obligés de se 
retirer. Il est à croire que la population purement ro- 
maine suivit les légions sur la rive droite du Danube, 
tandis que les individus issus du mélange des vétérans 
avec les barbares restèrent dans le pays où ils étaient 
nés, conservant la langue des vainqueurs, qu'ils avaient 
adoptée, et que ce sont eux qui ont donné naissance aux 
Romains. » 

Nous aurons à parler plus loin de l'ancienne langue 
dace, dont la position dans la famille des langues indo- 
européennes est loin d'être fixée. Il est vraisemblable que 
le roumain conserve dans son vocabulaire des restes 



336 LA LINGUISTIQUE. 

de cette ancienne langue ; mais ces Festes, quels sonl 

ils ? On ne peut le déterminer. Il faudrait, avant tout, 
connaître de l'ancien dace plus que nous n'en connais- 
sons, plus que nous n'en connaîtrons jamais peut-être. 
On a pu, d'ailleurs, dresser la liste des emprunts faits 
par le roumain aux langues slaves dans les temps his- 
toriques ; elle n'est pas sans importance. On peut comp- 
ter également un certain nombre de mots d'origine 
grecque ou d'autre source encore. 

Longtemps on a supposé que le roumain était une 
longue slave. Cette erreur était due non seulement au 
fait que le roumain possède, ainsi que nous venons de 
le dire, une certaine quantité de mots empruntés aux 
langues slaves, mais aussi à ce qu'il a été écrit jusqu'en 
ces derniers temps eu caractères cyrilliens, c'est-à-dire 
avec l'alphabet employé par le russe, le serbe, le bul- 
gare. En certains cas, cet alphabet offrait des ressour- 
ces assez précieuses, mais, par contre, il présentait par- 
fois de grands désavantages. On l'a enfin abandonné et 
l'alphabet latin est définitivement accepté. Plusieurs sys- 
tèmes de transcription se sont trouvés en présence lors- 
qu'il a dû être question d'adopter les signes diacritiques 
nécessaires pour compléter l'alphabet latin ; l'accord 
n'a pu s'établir complètement, mais un jour ou l'autre 
on arrivera, sans aucun doute, à ce résultat très dési- 
rable (1). 

Les voyelles latines, en passant par la bouche des 
populations de la Dacie, ont subi, comme Fa montré 
Mussafia (2), deux variations capitales. D'une part les 
voyelles e, o portant l'accent tonique se sont changées, 
en certains cas, en en, on, c'est-à-dire en diphthongues ; 
d'autre part beaucoup de voyelles ont pris un son très 

(1) Picot. La Société littéraire de Bucarest et l'orllmaraplir 
de la Innaue roumaine. P.iris. 
u>i /.m- rumœai&ehen vocalisation, Vienne, 18G8. 



LANGUES ROMANES. 337 

sourd cl presque nasal. Ce double phénomène est une 
des caractéïisthrues les plus importantes de la langue 
i-miiiii.i ine. 

Le roumain possède un article ; mais, comme le bul- 
gare, comme l'albanais, au lieu de le placer devant le 
substantif, il le lui suffixe : omul u l'homme ». Cette con- 
cordance de trois idiomes différents, mais parlés dans 
une même aire géographique, est des plus étranges. 
Doit-on y voir la trace d'une langue plus ancienne, telle 
par exemple que l'ancien dace, qui aurait laissé cet héri- 
tage aux idiomes divers par lesquels elle fut remplacée 
dans ce régime ? Si le fait est possible, il n'est point 
prouvé, et 1<' champ des hypothèses demeure toujours 
ouvert. 

La langue roumaine est très homogène, plus homo- 
gène qu'aucune autre langue novo-latine. L'acception 
donnée à tel ou tel mot peut bien varier de contrée à 
contrée, mais cela ne constitue pas des divisions dialec- 
tiques. On ne peut guère citer comme dialecte véritable 
que le roumain de la Macédoine, de la Thessalie, de 
l'Epire, le macédo-roumain. 

En dehors de cet îlot détaché, le roumain est remar- 
quablement compact. Il forme une sorte de cercle irré- 
gulier de plus de cent lieues de hauteur (du Dniester 
au Danube) sur plus de cent lieues de largeur (d'Arad 
aux bouches du Danube). Outre la Valachie et la Mol- 
davie, c'est-à-dire la Roumanie proprement dite, il com- 
prend la partie nord-est de la principauté serbe, le banat 
de Temesvar, une grande partie de la Hongrie de l'Est, 
la plus grande part de la Transylvanie, la Bukovine du 
Sud, la Bessarabie, le territoire des bouches du Danube. 
Plus de huit millions et demi d'individus parlent aujour- 
d'hui le roumain, près de neuf millions peut-être, dont 
la moitié environ dans la Roumanie proprement dite. 
Leur véritable nom n'est point celui de Valaques ; ce 

LINGUISTIQUE. ?2 



838 LA LINGUISTIQUE. 

nom leur a été donné par les Allemands. Ils le repous- 
sent avec raison, se donnent à eux-mêmes le nom de 
« Roumains » et appellent leur langue la « langue rou- 
maine », soucieux, avant tout, de perpétuer le souvenir 
de leur origine. 

Les plus anciens textes connus de la langue roumaine 
ne remontent qu'à la fin du seizième siècle. 

§ 5. Branche celtique. 

Peu de mots ont prêté autant que ceux de « celte » 
et de a celtique » à toute une suite de malentendus an- 
thropologiques, ethnographiques et archéologiques. Dans 
cette confusion la théorie fallacieuse des langues et des 
races a trouvé son compte plus que partout ailleurs. 
Enfin la question semble élucidée. 

César avait raison, lorsqu'au début de son livre il 
divisait la Gaule en trois régions : l'Aquitaine au sud, 
la Celtique au centre, la Belgique au nord. Parlant de 
cette classification, — qu'appuient d'ailleurs un grand 
nombre d'autres textes, — l'anthropologie a établi que 
les Auvergnats et les Bas-Bretons actuels étaient les 
principaux représentants français de l'ancienne race cel- 
tique petite et brune, race qui n'avait et n'a rien de 
commun avec la race voisine du nord-est, grande, blonde, 
aux yeux bleus, à la carnation molle, et qui peut rece- 
voir les noms de galate, galle, wallonne, belge, kimrique. 
Cette dernière race a été appelée souvent race celtique, 
mais à tort, et, ainsi que l'a démontré pertinemment 
P. Broca dans un excellent écrit, elle n'eut jamais droit 
à ce nom (1). 

d) La race celtique ancienne et moderne. Aroemes et Armo- 
ricain*. Auvergnats et Bas-Bretons, Revue d'Anlropologie. t. Il, 
p. 577. Du même auteur : Nouvelles recherches sur l'anthropo- 
logie de la France en général et de la Basse-Bretagne en parti- 
culier Mrmoirrc do la Société d^inthropologic de P;in.<=. I. I1F, 
p. 147. 



LANGUES CELTIQUES. 339 

La confusion qui a trop longtemps obscurci ce sujet 
était duc pour une bonne part au nom même de « lan- 
gues celtiques » donné d'une façon par trop générale 
aux idiomes que parlaient et les Celtes et les Galates du 
nord-est. De ce que ces derniers employaient une langue 
dite « celtique », on en a fait des « Celtes » ; c'était tou- 
jours la confusion des langues et des races. Il y aurait 
eu tout autant de raison à donner aux langues celtiques 
le nom de « galates », et si on ne l'a point fait, cela tient, 
sans nul doute, à ce que les Celtes (petite race brune 
brnchycéphale) avaient pénétré sur le territoire qui plus 
tnrd reçut le nom de Gaule, bien avant que les Galates, 
leurs alliés par la langue, mais non par la race, y arri- 
vassent à leur tour. 

Il faut bien admettre, pour expliquer ce fait avéré de 
deux races très dissemblables parlant des idiomes très 
rapprochés d'une même langue, que les deux races en 
question aient vécu, à un moment donné, en grande con- 
noxitf' 1 . C'est là un fait qui se reproduit partout de nos 
jours : il n'y a point, par exemple, de race française, 
mais bien plusieurs races parlant le français ; point de 
race italienne, mais bien plusieurs races parlant l'ita- 
lien ; point de race allemande, mais bien plusieurs races 
parlant l'allemand. L'on ne saurait dire d'une façon pré- 
cisp quelle fut la région où Galates et Celtes parlèrent, 
[ue en communauté, les langues qui reçurent plus 
tard le nom de « celtiques », mais les raisons anthro- 
pologiques portent toutes à croire que les Celtes étaient 
venus du sud-est de l'Europe ; nous avons émis ailleurs 
l'opinion hypothétique que ce pourrait bien avoir été de 
la région du Dnieper et du bas Danube (1). 

Nous n'insisterons pas sur ce côté de la question dite 
« celtique » ; sans même rechercher s'il est permis d'at- 

(1) Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, 1874. 



340 LA LINGUISTIQUE. 

tribuer exclusivement soit aux Galates, soi! aux Celtes 

telle ou telle des deux branches des langues celtiques, 
nous aborderons immédiatement la question purement 
linguistique, qui seule nous intéresse ici d'une façon 
directe. 

Les langues celtiques se divisent en deux groupes dis- 
tincts et parfaitement caractérisés. A l*un de ces groupes 
on a donné les noms d'HiBERMEN, de gadhélique, gaélique, 
à l'autre les noms de breton, de kimrique. Nous nous 
arrêterons, pour suivre la coutume habituelle et éviter 
toute espèce de malentendu, aux noms de gaélique et de 
breton. Au surplus, nous ne sommes pas en mesure de 
prétendre qu'il n'y eut pas dans l'antiquité d'autres 
branches de la famille linguistique celtique que les bran- 
ches gaélique et bretonne. Le fait même est vraisem- 
blable, si nous admettons, ainsi que de raison, que les 
idiomes de cette famille se sont étendus très ancienne- 
ment sur de vastes contrées. Il ne paraît pas impossible 
que l'on découvre un jour dans l'Europe centrale, peut- 
être dans la région du Danube, des documents capables 
de confirmer cette supposition (1) ; mais aujourd'hui ces 
documents font encore défaut et nous n'avons à parler 
que des deux groupes ci-dessus nommés. 

Le groupe gaélique ou gadhélique, ou hibernien, com- 
prend trois idiomes : l'irlandais, Verse, le mannois, tous 
trois fort rapprochés les uns des autres. 

L'importance de l'irlandais, dans l'étude des langues 
celtiques est considérable, non-seulement sous le rap- 
port de la plus grande conservation de l'idiome, mais 
aussi sons relui de la richesse littéraire. A la vérité ce 
n'est qu'une richesse relative, mais la littérature des au- 
tres langues celtiques est si peu développée ! Les plus 



(1) I.a question celtique. Bulletins de la Société d'anthropo 
loffic de Paris, 1*74. p. 705 



LANGUES CELTIQUES. 341 

anciens documents irlandais consistent spécialement en 
des gloses plus ou moins étendues insérées dans des 
manuscrits latins, soit à la marge, soit entre les lignes, 
et remontant au huitième siècle. 

On rapporte au cinquième siècle au moins — époque 
à laquelle l'écriture latine pénétra chez les Hiberniens et 
les Bretons — les vieilles inscriptions irlandaises en ca- 
ractères appelés « ogham ». L'origine de ces signes est 
loin d'être éclaircie, et nous devons nous borner à en 
faire cette simple mention. Au moyen âge la littérature 
irlandaise atteignit son apogée ; il reste de cette époque 
nombre de chroniques et de récits, sans parler de tra- 
ductions d'oeuvres étrangères. 

Au temps de la Renaissance, l'irlandais entra définiti- 
vement dans sa période d'extinction : à l'heure actuelle, 
d'après Ravenstein (Journ, of the Statist. Soc. t, XXIII. 
partie III), on compte près de 8.20.000 individus parlant 
irlandais en Irlande, soit 15 sur 100, et environ 50.000 
en Angleterre. L'anglais occupe là partie orientale de 
l'île, plus de la moitié. 

Sa situation géographique a mieux conservé le cel- 
tique écossais — l'erse — des empiétements de la langue 
anglaise. En Ecosse, 300.000 individus parlent l'erse, soit 
9 pour 100 de la population ; 8.000 le parlent en Angle- 
terre. Le gaélique d'Ecosse occupe toute la région sep- 
tentrionale du pays, sauf un petit territoire à l'extrême 
nord-est, et la partie centre et ouest : soit, approximati- 
vement, les contrées de Caithness du Sud, Sutherland, 
Inverness, Argyle, Perth occidental ; il s'étend égale- 
ment sur les îles avoisinantes et sur celles qui se rap- 
prochent de l'Irlande ; mais, au nord, dans les Orcades 
et Shetland il est inconnu. 

Si la littérature du gaélique d'Ecosse est moins an- 
cienne que la littérature irlandaise, elle possède toute- 
fois le grand avantagé d'avoir plus fidèlement gardé la 



LA LINGUISTIQUE. 

mémoire des traditions anciennes. Les poèmes apocry- 
phes d'Ossian, qui soulevèrent, il y a cent ans, tant de 
controverses, avaient sans aucun doute un fond de vé- 
rité, et, à cette heure encore, les montagnards écossais 
sont loin d'avoir oublié tous les récits de leurs ancêtres. 

Le dialecte de l'île de Man n'offre qu'un intérêt secon- 
daire. D'après quelques auteurs, il serait parlé par un 
tiers des habitants du pays ; il ne le serait, d'après d'au- 
tres personnes, que par un quart ou un cinquième de 
la population (Transactions of the Philological Society, 
1875, p. 172). 

Le groupe breton, ou kimrique, comprend le gallois, 
le comique, le breton, le gaulois ; deux de ces idiomes 
sont éteints, les deux autres vivent encore. 

C'est au gallois qu'appartient la plus vivace des lit- 
tératures celtiques actuelles. Dès le huitième siècle on 
trouve quelques gloses en gallois, aussi anciennes, par 
conséquent, que les gloses irlandaises dont nous avons 
parlé ; il est vrai qu'elles sont beaucoup moins impor- 
tantes sous tous les rapports. D'ailleurs, c'est au moyen 
âge que se place la belle époque de la littérature galloise, 
notamment aux onzième, douzième, treizième siècles, 
qui ont vu paraître nombre de chroniques et de poésies. 
Aux approches de la Renaissance, le gallois sembla fort 
en danger ; il a repris cependant une certaine vitalité 
et c'est encore une langue écrite. 

On compte, dans le pays de Galles, 934.500 individus 
parlant gallois ; on en compte, en Angleterre, 62.000. 

Quant au cornouaillais, ou comique, il s'est éteint au 
siècle dernier. Le plus ancien monument de sa littéra- 
ture — un glossaire qui porte le titre de Vocabula bri- 
tannica — date du treizième ou peut-être du douzième 
siècle. 

On peut attribuer à l'époque de la Renaissance quel- 
ques autres écrits en langue comique, notamment une 



LANGUES CELTIQUES. 343 

sorte de mystère chrétien sur la Passion ; nombre de 
mots anglais y ont déjà pénétré. 

Le breton, ou armoricain, n'offre pas de très anciens 
documents, et ceux que l'on attribue à une époque plus 
reculée que le quatorzième siècle ne remontent sans 
doute pas à cet âge. Le plus connu est la vie de sainte 
Nonne et de son fils. L'on ne peut dire d'ailleurs que la 
littérature bretonne soit absolument éteinte aujourd'hui; 
on récolte, au moins, tout ce qui reste des vieilles tra- 
ditions des poésies anciennes et la publication de 
quelques pièces plus ou moins apocryphes ne doit point 
laisser mettre en doute l'authenticité d'un très grand 
nombre d'autres morceaux. 

Le breton est parlé dans le département du Finistère 
et dans la partie occidentale des Côtes-du-Nord et du 
Morbihan ; il se divise en quatre dialectes, parmi les- 
quels celui de Léon est le mieux étudié. Le véritable do- 
maine breton comprendrait 1.200.000 individus ; la zone 
mixte en comprendrait 47.000. (Sur la limite du breton 
et du français, voir Revue celtique, t. V, p. 278 ; Revue 
d'ethnographie, t. V, p. 1.) D'après Paul Sébillot se trou- 
vent en pays de langue celtique : Plouha, Pléguien, Tres- 
signaux, Kérouzern, Kergourio, Lanrodec, Saint-Fiacre, 
Vieux-Bourg, Saint-Mayeux, Saint-Connec, Naizin, Saint- 
Jean Brévelay, Sulniac, Ambon ; se trouvent en pays de 
langue française : Tréveneuc, Tréguidel,Plouagat, Saint- 
Laurent, Saint-Gildas, Saint-Gilles, Gueltas, Radenac, 
Trédion, Elven, Muzillac. 

Les deux douzaines d'inscriptions que l'on possède de 
l'ancien gaulois ont été découvertes, pour la plupart, 
dans la région de la Saône moyenne : il y en a pourtant 
qui proviennent du Rhône méridional, de la Normandie 
orientale et encore d'autres contrées. Ecrites en carac- 
tères latins, parfois en caractères grecs — par exemple 
celle de Nîmes — les inscriptions gauloises n'ont pas 



344 LA LINGUISTIQUE. 

encore été expliquées, bien qu'elles aient donné lieu à 
des travaux d'une véritable valeur, ceux, par exemple, 
de Pichet (1). Mais il reste également des noms de 
lieux, des noms propres cités par les auteurs classiques, 
et tout cela est plus que suffisant pour permettre de 
classer l'ancien gaulois dans la branche celtique bre- 
tonne ; nous reviendrons tout à l'heure sur ce sujet. 

On connaît l'expédition historique des Galates en Asie 
Mineure, où ils s'établirent. Leur langue, qui, d'après 
des témoignages anciens, était la même que celle des 
habitants de Trêves, disparut dès les premiers siècles 
de notre ère, au plus tard vers le quatrième. D'après 
G: Perrot, elle serait tombée en désuétude dans le cou- 
rant du premier siècle (2). 

Les langues celtiques ne possèdent pas, sans doute, 
comme les langues germaniques, une caractéristique de 
premier ordre, telle que l'est, chez ces dernières, la sub- 
stitution des consonnes. Mais, tout en se liant très étroi- 
tement, tout aussi bien aux langues germaniques, d'un 
côté, qu'aux langues italiques, d'un autre côté, elles n'en 
présentent p;is moins un caractère particulier très frap- 
pant. 

On ne saurait, à la vérité, définir ce caractère d'une 
façon un peu précise, mais il résulte d'un ensemble par- 
faitement tranché. On peut dire, en principe, que toutes 
les langues celtiques, lorsqu'il s'est agi de la formation 
des mots, ont montré une forte tendance à la contraction. 

Si nous jetons un coup d'oeil sur l'ensemble des voyel- 
les du vieil irlandais, nous constatons sans peine qu'il 
est fort rapproché de l'ensemble du vocalisme latin, et 



(\) Revue archéologique, 1867, i>. 272. Fbîcl. Alfred Mwhy. 
1866, p. s. Wnnrr.v Stokes. Gallische Jnschriften, I3eitr.-pgc zur 
vrerleichenden Sprachforschurii.', i. II. p. 100. 

De la disparition d<- la langue yauloise en Galalie. Revue 
celtique, t. I, p. 179. Paris !• 



LANGUES CELTIQUES. 345 

ce que nous disons de l'ancien irlandais est applicable, 
d'ailleurs, non seulement aux autres idiomes gaéliques, 
mais encore aux idiomes du groupe breton. 

En ce qui touche les consonnes, il existe aussi une 
bien grande ressemblance entre les deux branches de 
la famille celtique ; l'un et l'autre, par exemple, aspirent 
en certains cas les consonnes k, t, p de l'indo-européen 
commun. Mais ce fait est moins général en breton qu'en 
gaélique ; ainsi l"armoricain et le gallois disent dec, 
« dix », tandis que l'ancien irlandais disait deich (pro- 
noncez « deikh »). L'irlandais moderne, devenant de 
moins en moins correct, change ces ch en g ; ici, par 
exemple, il dit déag. 

Il est d'ailleurs un fait très général et très caractéris- 
tique qui distingue en principe, sur ce terrain de la 
phonétique, le système gallique du système breton : 
c'est ce fait que les « k » de l'indo-européen commun 
persistent dans le groupe gaélique — sauf, parfois, leur 
changement en aspirée, ainsi que nous venons de le 
voir — ■ tandis que dans le groupe breton, pour l'ordi- 
naire, ils se changent en p. 

Ce fait est très important, et nous devons en donner 
au moins un ou deux exemples : gallois peduur, pcd- 
war, « quatre », armoricain peuar, pewar : le « k » 
primitif s'est changé en p. Il persiste dans la branche 
gaélique : irlandais cetliir ; comparez le latin « qua- 
tuor », le lithuanien « keturi » ; gallois pimp, pump, 
k cinq » armoricain pemp, le « k » persiste en gaélique : 
irlandais ancien côic, irlandais moderne cuig. Comparez 
le latin « quinque ». 

Ce changement de « k » en p se présente très claire- 
ment dans l'ancien gaulois, et c'est là une des raisons 
qui font rattacher cet idiome au groupe breton. Nous sa- 
vons, fiai- exemple, que le quinquefolium latin, la 
« quintefeuille », portail en gaulois le nom de pempe- 



346 LA LINGUISTIQUE. 

dula ; comparez le gallois pump, « cinq », l'armoricain 
pemp. Et ce fait n'est pas isolé. 

La déclinaison de l'irlandais a beaucoup souffert, en 
ce sens que les désinences qui avaient originairement 
la mission d'indiquer les différents cas, ont été presque 
toujours mutilées d'une façon grave ; parfois même elles 
sont tout à fait tombées, et l'on ne peut plus savoir 
à première vue si tel ou tel nom est à tel ou tel cas, 
plutôt qu'à tel ou tel autre. D'anciennes formes prono- 
minales, se changeant en vrais articles ou prépositions, 
sont venues remédier à ce fâcheux état : ainsi la forme 
athir « père » ne dit rien par elle-même du cas où elle 
se trouve, mais intathir signifie le nominatif « pater » 
et sinnathir l'accusatif « patrem ». 

L'on peut dire que la déclinaison est encore plus mal- 
traitée dans le groupe breton ; c'est à peine s'il y reste 
trace des désinences indicatrices des cas, et l'article lui- 
même a perdu sa diversité. Ainsi, en armoricain, roen, 
« roi », signifie tout à la fois « rex, regem, régis », etc., 
et l'article an le précède toujours tel quel : an roen, 
« rex » ; an roen, « régis ». C'est uniquement aux pré- 
positions, dont on usera selon les différents cas, qu'il 
appartiendra de déterminer la fonction du substantif ; 
nous ne suivons pas, en français, un autre procédé lors- 
que nous disons « à la femme, de la femme, pour la 
femme », etc. Tel est le dernier degré de l'analytisme. 

La conjugaison gaélique et celle du groupe breton 
suivent essentiellement le même système, et l'on peut 
dire que ce système n'est pas sans offrir de grandes dif- 
ficultés ; c'est là que réside la véritable peine de l'étude 
des langues celtiques. Ici encore, comme l'on pouvait - > 
attendre, le groupe breton se montre bien moins con- 
servé que le groupe gaélique. 

Ce serait une entreprise à peu près interminable que 
celle de relever tout ce qui a été dit d'énormités sur les 



LANGUES GERMANIQUES. 347 

langues celtiques. Il n'est pas rare, aujourd'hui encore, 
d'entendre expliquer le phénicien et l'étrusque par les 
racines celtiques ; il est moins rare encore d'entendre 
expliquer le basque par des mots bretons ou irlandais. 
Mais ce qui est bien plus fréquent, ce sont des théories 
quasi périodiques qui, en dépit de tout ce qui a été 
dit, écrit et mille fois prouvé relativement à l'origine 
des langues romanes, font encore dériver ces dernières 
langues des langues celtiques. Cette persistance de la 
celtomanie tient uniquement à ce que ceux qui en font 
profession ignorent trois choses capitales : les langues 
celtiques, le latin, les langues novo-latines. Il n'est pas 
un celtomane qui ne soit étymologiste ; l'étymologie est 
la condition vitale de la celtomanie. 

Ce n'est pas à dire que les langues celtiques n'aient 
point fourni aux idiomes novo-latins un certain nombre 
de mots de leur vocabulaire, mais ce nombre est 'peu 
considérable. Ce sont des noms géographiques qui en 
forment le meilleur contingent ; tels les noms du Da- 
nube, des Alpes, des Ardennes. Les mots lieue, dune, 
alouette ont également une origine celtique ; mais cette 
origine n'est qu'indirecte, et pour passer du celtique au 
français, ces mots, comme nous l'avons dit en parlant 
des langues romanes, ont dû avant tout se latiniser. 



§ 6. Branche germanique. 

Il ne semble point que les noms de « Germain », de 
<( Germanie », de « germanique », soient d'origine alle- 
mande ; on a cherché souvent à les expliquer, mais cela 
a toujours été en vain. Le véritable nom appelé à rem- 
placer celui de « germanique » serait sans doute le nom 
de tudesque. Celui-ci n'est autre que l'allemand moderne 



348 LA LINGUISTIQUE. 

deutsch, l'ancien haut-allemand diutisc, correspondant 
à une forme plus ancienne thiudisks, adjectif dont le 
sens primitif était celui de « populaire, national ». Tou- 
tefois, le nom de « germanique » est trop accepté, trop 
usuel, pour que Ton puisse songer à le remplacer par 
un autre. Les Allemands eux-mêmes, qui protestent con- 
tre cette appellation et aiment à employer leur nom 
national, ne donnent point aux langues indo-euro- 
péennes le nom dïndo-tudesques, mais bien celui d'indo- 
geniKiniques. C'est là une inconséquence assez singu- 
lière. 

Le système des langues germaniques se divise en 
quatre branches distinctes : la branche gothique, la 
branche Scandinave, la branche bas-allemande, la bran- 
che haut-allemande. 

Avant de porter notre attention sur chacune de ces 
branches en particulier, nous devons jeter un coup 
d'œil sur l'ensemble du système. 

La grande caractéristique du groupe germanique con- 
siste dans la façon dont il traita les explosives de la 
langue commune indo-européenne « k, t, p ; g, d, b ; 
gh, dh, bh ». Il les renforça toutes. Là où l'indo-euro- 
péen commun avait une explosive aspirée, il mit une 
explosive non aspirée ; là où l'indo-européen avait une 
explosive faible, il mit une explosive forte. Quant aux 
explosives fortes de l'indo-européen commun, il les chan- 
gea en sifflantes : « k » devint h, « p » devint / et « t » 
fut remplacé par la sifflante th dur des Anglais ( le th 
de « three, thank », non pas celui de « they, the »). 

Lors donc que le sanskrit, fidèle aux explosives primi- 
tives, dit bhrâtâ « le frère », le gothique dit brôthar, 
changeant l'aspirée en non aspirée, et la forte en sif- 
flante ; tandis que le sanskrit dit ajras « le champ », 
le grec iypo;, le latin ager, le gothique dit akrs, changeant 
l'explosive faible en explosive forte. 



LANGUES GERMANIQUES. 349 

Rien de plus simple que cette loi. Ajoutons qu'elle est. 
constante. Pour qu'elle ne s'applique pas, il faut qu'il 
se rencontre un empêchement physiologique, il faut que 
l'explosible, qui devait être renforcée, soit, par exemple, 
précédée de « s ». En ce cas elle demeure telle quelle; 
c'est ainsi qu'au sanskrit asti « il est », au lithuanien 
esti, correspond le gothique ist. 

Cette loi du renforcement des explosives primitives, 
cette grande caractéristique du système germanique pris 
en général fut, par la suite des âges, étendue, complétée, 
mais elle demeura la base même du système tout entier. 

En dehors des nouvelles sifflantes /, h, th dur, th 
doux et z, les vieilles langues germaniques n'ont guère 
augmenté le tableau des consonnes de la langue com- 
mune indo-européenne. Par contre, elles ont perdu les 
tmis explosives aspirées « gh, dh, bh », dont elles ont 
fait, ainsi que nous venons de le dire, trois explosives 
simples. En ce qui concerne les voyelles, les idiomes 
germaniques sont moins purs ; ils les ont singulière- 
ment modifiées et ils possèdent une grande richesse 
de dipththongues. Leur ancienne déclinaison, moins 
bien conservée que celle de la plupart des autres idiomes 
indo-européens, est cependant assez fidèle en bien des 
points ; mais la conjugaison a éprouvé des pertes con- 
sidérables, celle, par exemple, de la plus grande partie 
des temps organiques. 

I. Gothique. 

Nous serions tenté, si l'usage ne s'y opposait, de ne 
pas écrire ce mot de gothique avec l'orthographe ordi- 
naire et reçue, mais de nous conformer à l'orthographe 
plus correcte de « gotique ». 

Les Goths, on effet, écrivaient leur nom avec un t, 



350 LA LINGUISTIQUE. 

non pas avec un th, ce qui était bien différent ; nous 
avons vu, en effet, que le th des vieilles langues germa- 
niques était une véritable sifflante, non pas une explo- 
sive plus ou moins aspirée. 

Les Romains écrivaient correctement « goticus », et 
c'est aux historiens grecs que nous devons la vicieuse 
orthographe du mot « gothique ». 

On a cru longtemps que le gothique était le père com- 
mun de tous les idiomes germaniques; il n'en est rien. 
Plus correct que chacun d'eux dans son ensemble, plus 
rapproché de l'indo-européen commun, il cède le pas 
parfois à tel ou tel de ses congénères. Il faut le placer, 
en réalité, à côté du vieil islandais, à côté des vieux 
idiomes bas-allemands, et souvent aussi sur le même 
pied que l'ancien haut-allemand, bien que ce dernier, à 
un point de vue spécial, le cède beaucoup à tous ses 
alliés. Un grand nombre des formes du bas et du haut- 
allemand s'expliquent sans doute par le gothique, mais 
aucune d'elles n'en provient directement ; gothique, 
Scandinave, bas et haut-allemand, remontent tous, en un 
mot, à une forme commune qu'aucun d'eux ne représente 
d'une façon complète. 

A quelle époque et où fut parlée la mère commune des 
langues germaniques ? C'est ce qu'il sera peut-être im- 
possible de jamais savoir. 

Quant à la langue gothique, nous la connaissons sous 
la forme qu'elle avait au quatrième siècle de notre ère, 
par la traduction des Testaments juif et chrétien due 
à Vulfila — l'Ulphilas des auteurs grecs — évêque des 
Goths établis en Mésie. Elle devait s'éteindre au neu- 
vième siècle, cinq cents ans plus tard. 

Son système vocalique est le moins compliqué de tous 
ceux des anciennes langues germaniques. 

Nous avons parlé du renforcement que l'ensemble des 
langues germaniques fit subir aux consonnes explosives 



LANGUES GERMANIQUES. 351 

de l'indo-européen commun. Le gothique, après avoir 
appliqué cette loi rigoureuse, fit ensuite subir aux sif- 
flantes obtenues par ce renforcement une modification 
nouvelle. Parfois, chez lui, h (produit d'un « k » plus 
ancien) devint g ; parfois th (produit d'un « t » plus 
ancien) devint d ; parfois f (produit d'un « p » plus 
ancien) devint b. Ce phénomène est très remarquable; 
les nombreux exemples qu'il fournit ont été cités maintes 
fois comme constituant tout autant d'exceptions au 
principe général du renforcement, mais, en fait, il n'en 
est point ainsi. Il y a là un phénomène accessoire, 
un phénomène secondaire, mais un phénomène distinct. 
Nous verrons, en parlant des idiomes bas-allemands, 
chez lesquels cette loi secondaire peut être prise en fia- 
grande application, comment le nom de loi de polarité 
peut se justifier. Pour l'instant, nous ne faisons que 
constater ses effets dans la langue gothique, où elle 
est peu fréquente, mais où elle existe cependant. 

Les lois phonétiques du gothique sont peu nombreuses, 
mais assez importantes. Une des plus caractéristiques 
est celle-ci : dans les mots de plus d'une syllabe les 
voyelles a et i précédant une consonne placée à la fin 
du mot, tombent. 

Une autre loi phonétique importante est celle qui, en 
principe, change les i en ai et les u en au devant les 
consonnes r ou h ; c'est là une loi particulière au go- 
thique. 

Dans la déclinaison nominale le gothique a perdu 
toutes les formes du duel et le cas ablatif ; presque tous 
ses datifs sont empruntés au vocatif. 

De la conjugaison organique il n'a gardé que le pré- 
sent et l'ancien parfait redoublé, ce dernier au moins 
pour une partie de ses verbes ; il ne présente plus trace 
des deux aoristes, de l'imparfait, du futur. Il rend ce 
dernier temps par des formes du présent et s'est fabriqué 



352 LA LINGUISTIQUE. 

pour la plupart des verbes dérivés une sorte de parfait. 
Le gothique disparut sans laisser de descendants. C'est 
ainsi qu'avaient également disparu bien d'autres idiomes 
germaniques parlés vers la même époque, et dont il ne 
nous est parvenu aucun document, ceux, par exemple, 
des Vandales, des Hérules, des Burgondes. 



II. Langues Scandinaves. 



L'ancienne langue nordique fut portée en Islande par 
des colons norwégiens ; grâce au lent développement 
que reçut la civilisation dans cette île lointaine dont les 
communications avec le continent étaient difficiles, le 
vieux nordique s'y maintint bien plus aisément que dans 
les autres pays Scandinaves. 

L'islandais moderne diffère peu en réalité, de cette 
ancienne langue, et sa supériorité sur tous ses congé- 
nères européens, non-seulement sur les langues germa- 
niques modernes, mais encore sur les idiomes slaves, 
celtiques, novo-latins et autres, serait bien assurée si 
le lithuanien n'existait pas. Le côté faible de l'islandais 
moderne, c'est d'avoir subi cette loi de renforcement 
dont nous avons parlé ci-dessus, mais qui était commune 
à toute la famille germanique et dont il ne pouvait s'af- 
franchir. 

La phonétique de l'ancien nordique est beaucoup plus 
délicate que celle du gothique. On y compte une ving- 
taine de voyelles différentes, longues ou brèves, et plu- 
sieurs diphthongues. Le nombre des consonnes est éga- 
lement d'une vingtaine. Outre les explosives fortes et 
faibles, le vieux nordique possède les deux sifflantes 
f, h, la sifflante 1h dur (de l'anglais « thick ») et sa cor- 
respondance douce (anglais « they, the »). Le germa- 



LANGUES GEPMANIQTJES. 353 

nique se distingue, d'ailleurs, des autres langues ger- 
maniques par une plus grande disposition à l'assimila- 
tion des consonnes. En somme, la déclinaison est aussi 
bien conservée qu'en gothique et la conjugaison a 
éprouvé les mêmes pertes. Il s'y est formé par des 
moyens factices, par des moyens analytiques, un futur, 
un conditionnel et un nouveau parfait. 

C'est en Islande que furent composés les plus beaux 
monuments de la vieille littérature nordique, les deux 
Eddas, recueil d'anciens récits mythologiques. La pre- 
mière est en vers et remonte au onzième siècle ; la se- 
conde, plus récente d'une centaine d'années, dit-on, est en 
prose : c'est une sorte de complément de la première Edda. 

Les langues Scandinaves modernes sont au nombre 
de quatre : l'islandais, le norwégien, le suédois, le da- 
nois. Pour certains auteurs l'islandais seul descendrait 
directement de l'ancien nordique, et les trois autres 
idiomes Scandinaves proviendraient de dialectes diffé- 
rents de cette ancienne langue, bien qu'étroitement 
alliés avec elle. Pour d'autres auteurs, les quatre lan- 
gues Scandinaves actuellement parlées auraient toutes 
le vieux nordique pour ancêtre direct. Ce qui semble 
incontestable, en tout cas, c'est la parenté plus intime 
de l'islandais et du norwégien, du suédois et du danois. 
On peut ainsi les diviser en deux groupes assez dis- 
tincts (1). L'islandais et le norwégien, par exemple, gar- 
dent les diphthongues de l'ancienne langue, tandis que 
le suédois et le danois les changent en voyelles longues ; 
danois et suédois conservent au commencement des mots 
certains groupes de consonnes que l'islandais et le nor- 
wégien ont perdus ou ne prononcent plus entièrement. 

Le norwégien, dont la littérature est uniquement po- 
pulaire, a perdu beaucoup de terrain. Le suédois, au 

(1) Th. Môbius. Dânische {ormenlehre, p. 2. Kiel, 1871. 

LINGUISTIQUE. 23 



354 LA LINGUISTIQUE. 

contraire, en a gagné et possède une véritable littéra- 
ture. Non seulement il occupe une partie de la péninsule 
Scandinave, mais il s'étend sur les deux bandes de ter- 
ritoire du littoral finlandais : l'une de ces bandes donne 
sur le golfe de Bothnie, avec Vasa pour point central ; 
sa longueur est d'environ une cinquantaine de lieues, 
sa largeur est fort minime. L'autre bande, un peu plus 
importante, occupe la partie ouest de la rive septentrio- 
nale du golfe de Finlande, avec Helsingfors pour point 
central. Du côté de la terre ces deux territoires sont 
enveloppés par les régions où se parle le suomi. 

On peut dire d'une façon générale que le suédois a 
conservé mieux que le danois la physionomie de l'ancien 
Scandinave. Les consonnes k, t, p, par exemple, s'affai- 
blissent à la fin des mots dans la langue danoise en g, 
d, b, tandis qu'elles persistent en suédois. De toutes les 
langues Scandinaves actuellement parlées, le danois est, 
en somme, la plus moderne, si l'on envisage ses formes. 
Il n'est point parlé seulement en Danemark : en Nor- 
vège on l'écrit couramment et il est parlé par les classes 
lettrées, tandis que le norwégien n'est, ainsi que nous 
l'avons dit, qu'un idiome populaire ; il s'étend également 
sur la partie nord du Slesvig et comprend la ville de 
Flensborg. Le danois se divise d'ailleurs en plusieurs 
dialectes. Ses plus anciens documents remontent au 
treizième siècle, mais sa forme actuelle semble être 
née au seizième siècle du dialecte séelandais. On y ren- 
contre un certain nombre de mots étranger.-, empruntés 
au latin, au suédois, au français et surtout à l'allemand. 

III. Bas-allrmand. 

Cette branche des langues germaniques est divisée en 
un assez grand nombre de rameaux. Elle aurait donné 
naissance tout d'abord ù deux celle du 



LANGUES ÛERMAHIQUES. 

saxon et celle du frison ; la première de ces tiges aurait 
produit ensuite, plus ou moins directement, une demi- 
douzaine d'idiomes. 
On s'accorde, pour l'ordinaire, à dresser le tableau que 

voici : 

fAnglo-saxon. Anglais. 
I Saxon. j i Bas-allemand proprement dit. 

Bas- (Vieux saxon. * Hollandais 

allemand. / ( Néerlandais. \ et flaniand 

'Frison. 

Nous ne pouvons savoir directement ce qu'était la 
forme commune du bas-allemand, au sens général du 
mot, non plus que ce que pouvait être la forme commune 
saxonne d'où devaient sortir l'anglo-saxon et le vieux 
N'ixon. Quant à ces deux derniers idiomes, ce sont des 
langues historiques fort bien connues. 

Le vieux saxon était parlé du Rhin à l'Elbe, au sud 
du frison, qui occupait les pays allemands du Nord. Nous 
possédons du vieux saxon un monument important, le 
poème chrétien du Sauveur (Hêliand), conservé dans 
deux manuscrits qui datent du neuvième siècle. 

I. Anglo-saxon remonte au septième siècle, au moins 
en Angleterre, et lui aussi a son épopée, le poème de 
IVovulf, que l'on rapporte à cette ancienne époque. 

La langue de ces deux vieux idiomes bas-allemands 
n'était pas fort différente, mais elle présentait cepen- 
dant une certaine quantité de divergences très caracté- 
risées, notamment dans la phonétique. Le système des 
voyelles du vieux saxon est de beaucoup plus simple que 
celui de l'anglo-saxon ; ce dernier est véritablement assez 
compliqué et son écbelle vocalique est très chargée. 

On divise l'anglo-saxon en deux périodes : l'une, celle de 
l'anglo-saxon proprement dit, ou du vieil anglo-saxon, 
s'étend jusqu'au commencement du douzième siècle; la se- 
conde, celle du demi-saxon, jusqu'au milieu du treizième. 



356 LA LINGUISTIQUE. 

La période do l'ancien anglais est également longue 
d'un siècle, elle va de Tan 1250 à l'an 1350 environ ; avec 
elle commence une décadence rapide des formes de la 
langue : il ne reste plus des anciens cas que le seul géni- 
tif, et encore ce cas est-il remplacé maintes fois par l'em- 
ploi de prépositions. Au milieu du quatorzième siècle 
s'ouvre la période du moyen anglais, qui doit durer 
deux cents ans, et qui continue, d'une façon plus mar- 
quée encore, l'œuvre de la période précédente. Lorsqu'ap- 
paraît enfin le nouvel anglais, l'anglais moderne, au mi- 
lieu du seizième siècle, la langue est presque entière- 
ment analytique. Les dialectes sont nombreux, mais on 
peut dire qu'ils en sont tous arrivés au même point de 
simplification grammaticale. Au demeurant, il reste en- 
core assez de grammaire chez eux tous, aussi bien que 
dans la langue littéraire, pour témoigner du caractère 
essentiellement germanique de l'anglais. D'ailleurs, l'in- 
troduction considérable de mots français dans la langue 
anglaise (1) n'affecte en rien sa grammaire, comme on 
a pu le croire et le dire ; l'anglais n'est point une lan- 
gue mixte, c'est une langue foncièrement germanique, 
dont les formes ont eu à souffrir plus que celles de tous 
les idiomes de la même famille. 

Nous revenons à la seconde branche du saxon, au 
vieux saxon. Son système de voyelles, avons-nous dit, 
était beaucoup plus simple que celui de l'anglo-saxon, 
il connaissait beaucoup moins de voyelles que ce dernier, 
et ses rejetons contemporains ont, eux aussi, une échelle 
vocalique beaucoup moins compliquée que ne l'est celle 
de l'anglais. Il a donné naissance à deux rameaux frè- 
res, le rameau du bas-allemand proprement dit et le ra- 
meau néerlandais. 



(1) Thommerel. Recherches sur la (itsion du (ranco-normanA 
el de l'anglo-saxon. Paris, 1841. 



LANGUES GERMANIQUES. 357 

Le bas-allemand proprement dit, ou « plattdeutsch », 
est la langue populaire des basses régions de l'Allema- 
gne du Nord. Le bas-allemand a gagné considérable- 
ment vers l'est sur des régions où se parlaient autrefois 
des idiomes slaves et même des idiomes lettiques (le 
vieux prussien et le lithuanien), mais il ne s'est pas 
élevé à la condition de langue littéraire, et le haut-alle- 
mand moderne, l'allemand, a rendu pour jamais infruc- 
tueux les essais que l'on pourrait faire en ce sens. 

La seconde branche du vieux saxon est le néerlandais, 
qui se divise en deux langues fort rapprochées l'une de 
l'autre, presque identiques, le hollandais et le flamand. 
Ce dernier est souvent regardé comme un dialecte du 
hollandais ; rien n'est plus inexact. Flamand et hol- 
landais doivent être placés sur un pied d'égalité, et ils 
sont si rapprochés l'un de l'autre, que l'on a pu dire, 
avec assez de raison, qu*il n'y avait entre eux qu'une 
simple différence de prononciation. Le flamand est parlé 
aujourd'hui par deux millions quatre cent et quelques 
milliers d'individus ; quant au nombre des personnes 
parlant hollandais, on peut l'évaluer approximative- 
ment au chiffre de trois millions et demi, ce qui don- 
nerait comme nombre total des individus de langue 
néerlandaise le chiffre de six millions, y compris les 
Flamands français du département du Nord. Certains 
auteurs vont jusqu'au chiffre de six millions et demi. 

La ligne qui sépare le français du flamand est, la plu- 
part du temps, assez horizontale. Elle laisse au nord, en 
pays de langue flamande, Gravelines, Hazebrouck, Cour- 
trai, Halle, Bruxelles, Louvain, Tongres ; au sud, en 
pays de langue française, Calais, Saint-Omer, Armen- 
tières, Tourcoing, Ath, Nivelles, Liège, Verviers. 

Nous n'avons parlé jusqu'à présent que d'une seule 
des branches du bas-allomand, la branche saxonne. 
L'autre branche es! incomparablement moins irnpnr- 



358 LA UNGriSTIQUE. 

tante. Elle ne comprend qu« le frison. C'est une langue 
assez ancienne parlée sur la côte de la mer du Nord, 
aussi bien sur le continent même que dans les îles qui 
lui font face. Les Frisons sont loin d'avoir entrepris les 
émigrations devant lesquelles les autres Bas-Allemands 
ne reculèrent point ; ils demeurèrent dans les régions 
où ils étaient établis, et leur langue conserva certains 
caractères de grande antiquité, malgré l'influence que 
purent exercer sur elle les idiomes avoisinants, le néer- 
landais, l'allemand, le danois. 

Depuis longtemps le frison n'est plus une langue lit- 
téraire ; l'allemand Ta totalement relégué au second 
rang, comme il a fait, d'ailleurs, au bas-allemand pro- 
prement dit. 

Plus haut, en parlant de la langue gothique, nous 
avons dit quelques mots d'un principe de la phonétique 
germanique qui fut secondaire à la loi générale du ren- 
forcement des explosives et qui trouva son application 
dans les quatre branches de cette famille. Nulle part, 
avons-nous ajouté, ce nouveau phénomène n'est plus ai- 
sément surpris en application flagrante que dans les 
idiomes qui appartiennent au groupe bas-allemand. C'est 
ce que nous allons montrer. 

Nous savons que, d'après le principe du renforcement 
des explosives organiques, les « k, t, p » de la langue 
indo-européenne commune étaient devenus, dans le sys- 
tème germanique général, de véritables sifflantes : /;, (h, 
f. Le nouveau phénomène dont nous avons à parler 
consiste en ceci : les trois sifflantes dont il est que<- 
tion ne se maintiennent pas toujours telles quelles, par- 
fois elles se changèrent en g, en d, en b, et cela dans 
tous les idiomes germaniques. 

Ce changement n'eut pas lieu directement ; il y eut 
un intermédiaire entre h et g, un intermédiaire entiv //( 
et d, un intermédiaire entre / et b. 



LANGUES GERMANIQUES. 359 

C'est ici que les idiomes bas-allemands nous sont d'une 
utilité capitale : ils nous présentent maintes fois, en 
effet, coexistant à côté l'un de l'autre, les différents ter- 
■ I" cette série. Nous gâtons, grâce à eux, que YitL- 
iCTHïédiaire entre la sifflante dure et l'explosive faible 
fut la sifflante douce correspondante. Ainsi c'est par l'in- 
termédiaire de v que l'on passa de / à b, c'est par l'inter- 
médiaire d'un h doux que l'on passa de h dur à g, c'est 
par l'intermédiaire de th doux (celui de l'anglais « they, 
there ») que l'on passa du th dur (de l'anglais « thick, 
thirst ») à l'explosive faible d. Cela fit donc trois degrés 
successifs. 

Un ou deux exemples rendront la chose plus compré- 
hensible. Tandis que le gothique sous la forme tha- re- 
produit le pronom organique « ta », en changeant l'explo- 
sive forte en une sifflante th dur, l'anglais, dans son 
article the, change la sifflante dure en sifflante douce, et 
le hollandais, poussant l'évolution jusqu'au bout, dit de, 
tout comme le flamand. C'est ainsi encore que le hollan- 
dais doorn correspond au gothique thaurnus « épine », 
voor à faur « pour », vol à fulls « plein ». Ce n'est pas 
à dire, d'ailleurs, que l'anglais en reste toujours à la 
consonne intermédiaire, ce n'est pas à dire, non plus, 
qu'il atteigne toujours cette même consonne ; assuré- 
ment non. Les th durs qu'il présente si souvent le mon- 
trent encore d?ns la première période : thorn « épine », 
par exemple, est avec le gothique au premier degré, 
tandis que le doorn hollandais est déjà au troisième. 
Mais cela ne fait rien à l'affaire. Nous pouvons prévoir 
en toute sûreté le temps où tous les th anglais se seront 
changés en d, comme c'a été le cas pour le hollandais et 
le flamand. Un certain nombre des dialectes anglais en 
sont déjà arrivés à cette troisième période ; dans les 
pays de Kent et de Sussex, par exemple, l'on dit dey 
« eux », de « le » pour « they, the » de la langue litté- 



360 LA LINGUISTIQUE. 

raire ; à Wight l'on dit vor pour for « pour » ; dans les 
pays de Dorset, de Devon, de Somerset, même change- 
ment de / en v (1). La langue littéraire devra faire à 
son tour le chemin que parcourent aujourd'hui les dia- 
lectes, et elle arrivera à l'état qui caractérise à présent 
le flammand et le hollandais. 

IV. Haut-allemand. 

Le haut-allemand moderne, l'allemand, occupe au cen- 
tre de l'Europe un territoire assez considérable. Au 
nord il est la langue littéraire, la langue cultivée des 
pays où se parle le bas-allemand proprement dit, le platt- 
deutsch, et il s'étend en cette qualité jusque près de 
Flensborg dans le Slesvig méridional. Au nord-est, il 
atteint presque la frontière russe, que longe encore 
cependant, derrière Memel et Tilsit, une petite bande de 
pays lithuanien. Une bande plus considérable de terri- 
toire polonais l'empêche de confiner à la frontière du 
royaume de Pologne, mais il occupe, du moins, toutes 
les localités importantes de cette région : Graudenz, 
Thorn, Posen, Oppeln. Contournant de l'est à l'ouest le 
nord du pays tchèque et redescendant par les environs 
de Pilsen et de Budweis vers Brïinn, en Moravie, la fron- 
tière de l'allemand gagne Presbourg, longe sur une qua- 
rantaine de lieues le pays de langue magyare et englobe 
la Styrie du Nord (Gratz), la Carinthie septentrionale 
(Klagenfurt), la plus grande partie du Tyrol, les trois 
quarts de la Suisse (Coire, Altorf, Brieg, Laupen, 5o- 
leure, Bâle). Laissant Belfort vers l'ouest, elle remonte 
les Vosges jusqu'à la hauteur de Strasbourg et obliqua 
vers le nord-ouest en englobant Thionville et Arlon : 
gagnant Aix-la-Chapelle, elle suit dès lors la frontière 

(1) C.-Fr. Koch, Hislorische grammalik dcr engUschen spra- 

çlir, t. I, p. 27. Woimar, 1863. 



LANGUES GERMANIQUES. 361 

néerlandaise. Dans cette énumération l'Autriche-Hoi- 
grie entre pour 9 millions d'individus, la Suisse pour 
1.755.000. 

C'est du seizième siècle que date l'allemand moderne. 
La branche germanique dont il est aujourd'hui le re- 
présentant avait passé auparavant par deux périodes, 
d'abord par celle du vieux haut-allemand, puis par celle 
du moyen haut-allemand. Il nous reste, pour terminer 
avec les langues germaniques, à parler de ces trois pé- 
riodes. 

Il y a deux sortes de haut-allemand, le haut-allemand 
rigoureux et le haut-allemand qui ne s'est pas soumis à 
la loi commune. Ce ne sont point là deux langues ;. en 
fait, il n'y a qu'une seule et même langue allemande, 
mais cette langue contient en parties à peu près égales 
des éléments de ces deux espèces. Cela tient, comme 
nous le verrons, à ce que la langue allemande est née 
dans les chancelleries et qu'elle ne représente pas un seul 
et même dialecte passé de l'état populaire à l'état litté- 
raire. 

Le principe fort simple du haut-allemand rigoureux 
est celui d'un nouveau renforcement. 

Nous avons vu que les « gb, dh, bh » de la langue com- 
mune indo-européenne étaient devenus en gothique, en 
bas-allemand et dans les langues Scandinaves « g, d, 
b » : le haut-allemand renforce ces derniers et en fait 
des k, t, p. Les « g, d, b » organiques étaient devenus 
(( k, t, p » dans les langues germaniques du premier de- 
gré ; le haut-allemand les renforce à nouveau : il change 
(( k » en h ( qu'il écrit également hh ou ch), « p » en f 
(qu'il écrit également pf ou ph). Quant au « t », au lieu 
d'en faire un « th » sifflant, il le change en « ts », sous 
la forme z. Les explosives organiques « k, t, p » étaient 
devenues « h, th, f » dans les langues germaniques du 
premier degré : le haut-allemand conserve la première 



362 



LA r.INGUISTIQUE. 



et la dernière de ces sifflantes, ne pouvant les renforcer, 
et il applique à la seconde, au « th » dur, le phénomène 
de la polarité ; cette troisième série de consonnes se 
présente donc en haut-allemand sous la forme de h, d, f. 

C'est pour ce motif que l'allemand présente un d là où 
l'anglais offre un th ; il dit, par exemple, der « le », 
dorn « épine », trei « trois », dùnn « ténu, mince », tan- 
dis que l'anglais dit the thorn, three, thin. Dans ce cas 
comme dans tous les autres, l'anglais est ainsi plus pur 
d'un degré que ne l'est l'allemand ; zœhmen « dompter », 
zoèhre (t larme », zu « à, vers », zivei « deux » sont moins 
purs, sous ce rapport, que les mots anglais tame, tear, 
to, two. On commet une grave erreur en répétant que 
l'anglais provient de l'allemand ; autant dire que le go- 
thique, lui aussi, en dérive. Ce sont là des branches pa- 
rallèles ; mais le phénomène d'un second renforcement 
de certaines consonnes donne à l'allemand un caractère 
incontestable d'infériorité. 

Tous les dialectes du haut-allemand ont changé en t, 
:•, d les « d, th, t » des idiomes germaniques du premier 
degré. En cela ils ont tous été du « rigoureux » haut- 
allemand. Mais il n'en a pas été de même pour les deux 
autres ordres de consonnes. Une partie seulement des 
idiomes allemands changèrent les « k, g » du premier 
fends germanique en h, k, et les « p, b » en / p ; c'est-à- 
dire qu'une partie seulement de ces dialectes réalisèrent 
dans toute sa rigueur le second renforcement. Tandis 
que le gothique, par exemple, dit brinnan « brûler », 
certains dialectes du haut-allemand disent prinnan : 
c'est là le haut-allemand rigoureux ; mais d'autres dia- 
lectes n'ont point renforcé le b et l'allemand littéraire 
actuel dit brennen. Tandis que le gothique dit galeiks 
« pareil, semblable », l'ancien haut-allemand rigoureux 
<lit kilih, mais l'allemand littéraire dit gleich. Tandis 
que le gothique dit kunnan « connaître », le haut-aile- 



Langues germaniques. 363 

mand rigoureux dit chunnan (avec ch = h) et l'allemand 
littéraire kennen. Mais, répétons-le, lorsqu'il s'est agi de 
la série des consonnes dentales, l'évolution s'est opérée 
dans tous les dialectes. 

L'ancien haut-allemand reçoit parfois le nom de « tu- 
desque ». 

Il comprend trois grands dialectes, trois dialectes prin- 
cipaux, qui se subdivisent eux-mêmes en un assez grand 
nombre de dialectes moins importants. Ce sont le dia- 
lecte franc, le dialecte alaman-souabe, le dialecte austro- 
bavarois. Leurs monuments littéraires vont du septième 
siècle de notre ère jusqu'à la fin du onzième. 

La grande caractéristique de ces dialectes réside dans 
le fait qu'ils conservent encore les anciennes voyelles 
dans les désinences : ninni « je p rends », nimit « il 
prend », nëmat « vous prenez ». Nous verrons qu'à parti r 
du douzième siècle ces différentes voyelles se sont chan- 
gées en e ou bien sont tombées. Le vieux haut-allemand 
n'eut pour ainsi dire pas de littérature nationale ; il 
possède un certain nombre de traductions d'écrits reli- 
gieux et des poésies chrétiennes, mais il n'a rien de vé- 
ritablement germanique. 

Avec le douzième siècle commence le moyen haut- 
allemand. La littérature revient aux anciennes tradi- 
tions, aux anciennes fables que le vieux haut-allemand 
avait négligées, mais elle ne les envisage plus qu'à tra- 
vers les idées et les conceptions chrétiennes. Cette pé- 
riode, dure environ quatre cents ans. C'est l'âge des célè- 
bivs poètes « minnesœnger », de Walther von der Vogel- 
weide, de Wolfram von Eschenbach, de Nîthart, de Hein- 
rich von Morungen, du Tanhûser. 

La grande caractéristique de la langue de cette période 
est le changement en e de la voyelle des syllabes termi- 
nales : le vieux haut-allemand, le tudesque, dit gibu « je 
donne », le moyen haut-allemand dit gibe. Les diffé- 



364 LA LINGUISTIQUE. 

rents dialectes de l'ancien haut-allemand s'accommodè- 
rent à cette nouvelle loi et continuèrent à garder cha- 
cun leur individualité et leur caractère particulier. Il se 
forma toutefois une sorte de langue littéraire, une lan- 
gue des cours, tirée du dialecte souabe (1) ; pareille chose 
ne s'était point produite dans la période précédente. 

Deux faits bien frappants, ajoute Schleicher, distin- 
guent le moyen haut-allemand de l'allemand moderne. 
Dans le premier les syllabes radicales sont tantôt lon- 
gues, tantôt brèves ; dans le second, la syllabe radicale 
est toujours longue ; c'est elle, comme l'on sait, qui porte 
l'accent : l'accentuation, en allemand moderne, déter- 
mine donc la longueur de la syllabe qu'elle affecte, c'est- 
à-dire de la syllabe radicale. Le second fait est celui-ci : 
« Dans le vieux haut-allemand nous n'avions jamais sous 
les yeux que le dialecte de celui qui tenait la plume ; il 
n'existait pas de langue littéraire d'un emploi plus géné- 
ral et dominant les différents dialectes. Durant la pé- 
riode du moyen haut-allemand il se forme une langue 
plus générale, la langue des cours. L'allemand moderne 
est encore moins un dialecte particulier que ne l'était 
la langue des cours du moyen haut-allemand ; ce n'était 
point la langue de telle contrée, elle n'était parlée par 
aucune population. Telle est la cause du manque de 
naturel que présente la langue allemande ; dans sa pho- 
nétique, dans ses formes elle est souvent monstrueuse. 
Mais aussi elle puise dans ce même fait de n'être point 
un idiome spécial, de n'appartenir en propre à aucune 
population particulière, la faculté de servir de lien 
d'union aux différentes branches germaniques... » (Op. 
cit., ibid.). 

En remontant de uns jours jusqu'au temps de Luther, 
on peut suivre pas à pas la langue allemande. Sans 

(1) ScHLEicuriî. Die deùlschc sprache. Deux. 6dil., i>. 103 el 
suiv. Sluttgard, 18G9. 



LANGUES GERMANIQUES. 365 

doute, durant cette période de plus de trois siècles, elle a 
subi bien des modifications, mais en réalité c'est tou- 
jours la même langue, c'est une seule et même langue. 
Au seizième siècle nous la voyons naître dans les chan- 
celleries, nous voyons les actes diplomatiques emprunter 
arbitrairement aux différents idiomes populaires. Grâce 
à l'influence des actes officiels, grâce surtout à la pro- 
pagande luthérienne, il se fait jour peu à peu ; il pénètre 
dans l'église, dans l'école, dans les tribunaux ; les dia- 
lectes populaires cèdent peu à peu devant lui et ne se 
défendent bientôt plus que dans les campagnes. 

Il faut reconnaître d'ailleurs que la bizarre orthogra- 
phe dont on l'affubla n'était point faite pour hâter sa 
propagation littéraire. Rien de plus arbitraire que cette 
orthographe. Parfois, pour allonger les voyelles, on les 
fait suivre d'un h qui ne répond absolument à rien dans 
le passé du mot que l'on défigure ainsi ; parfois, égale- 
ment pour indiquer qu'une voyelle est longue, on la re- 
double ; et comme, parfois encore, la voyelle est longue 
sans que sa quantité de longue soit figurée par un signe 
graphique quelconque, il arrive qu'un a long peut être 
rendu de trois façons différentes : simplement par a, 
par ah, par aa. C'est le cas des mots « zwar, wahr, 
haar ». Souvent, là où il faudrait un i pur et simple, on 
écrit ie ; souvent aussi, lorsque l'étymologie historique 
demanderait que l'on écrivît ie, l'on n'écrit que i. Sou- 
vent enfin, ce qui est tout aussi bizarre, on remplace les 
t par des th. Des tentatives sérieuses, mais incomplètes, 
ont été faites pour arriver à une réforme. 



366 r.A r.iNc.uiSTiQUE. 



§ 7. Branche slave. 

Les langues slaves ont occupé au moyen âge, durant les 
septième, huitième et neuvième siècles, de vastes régions 
de l'Europe centrale où l'allemand seul est connu au- 
jourd'hui : la Poniéranie, le Mecklembourg, le Brande- 
bourg, la Saxe, la Bohême occidentale, la Basse-Autri- 
che, la plus grande partie de la Haute-Autriche, la Sty- 
rie du nord et la Carinthie septentrionale. On parlait des 
idiomes slaves sur les lieux qu'occupent à présent Kiel, 
Lubeck, Magdebourg, Halle, Leipzig, Baireuth, Linz, 
Salzbourg, Gratz et Vienne. 

On distingue ordinairement dans les langues slaves 
deux groupes principaux. Nous verrons tout à l'heure 
comment ils sont composés, et comment on a cherché à 
classer entre elles les différentes langues slaves ; mais il 
nous faut, auparavant, aborder une autre question géné- 
rale, la question de la vieille langue ecclésiastique slave. 

Dès le septième siècle, les populations slaves avaient 
atteint leurs limites extrêmes vers l'occident : le chris- 
tianisme les attaqua de l'est et du sud, de Constantino- 
ple et de Rome (1). C'est aux Bulgares, aux Serbes, aux 
Russes que s'adressa là propagande partie de Constan- 
tinopl'e, dont les résultats furent précoces. Avec le chris- 
tianisme s'introduisit la liturgie en langue slave. 

L'apostolat des frères Constantin (Cyrille) et Méthode 
donna à ce mouvement l'impulsion décisive. Ce fut vers 
le milieu du neuvième siècle que Cyrille réforma à 
l'usage des Slaves de Bulgarie l'alphabet grec, traduisit, 
les Evangiles, un certain nombre de pièces liturgiques 
et se rendit avec son frère chez les Slaves de Moravie. 



(1) Schafartk. Geschichte der sùdslavischen Ulteratur, t. III. 
Prague, 1865. 



I.W'iCF.S SLAVES. 

Méthode, évêque de Moravie et de Pannonie, mourut, 
après son frère, en S85. L'évangile d'Ostromir, qui date 
de 1056, est le plus ancien manuscrit de la langue dont 
-■ '('virent Cyrille et Méthode et que l'on appelle, en 
raison de son emploi dans les offices religieux, slave ec- 
clésin.siii iw, esclavon liturgique. On lui applique égale- 
ment, comme nous le verrons tout à l'heure, un certain 
nombre d'autres noms. 

La modification de l'alphabet grec due à Cyrille prit le 
nom d'écriture « cyrillienne ou cyrillique » ; elle est en- 
core en usage, sous une forme très peu différente, chez 
les Russes, les Bulgares et les Serbes. Les Roumains, 
peuple de langue latine, avaient, eux aussi adopté cet 
alphabet, qu'ils ont heureusement rejeté aujourd'hui, 
pour en revenir aux caractères latins ; ils n'ont eu besoin 
que de leur ajouter un certain nombre de signes plus ou 
paoins conventionnels. 

Un jour viendra, il faut l'espérer, où la littérature 
russe fera à son tour le sacrifice de son alphabet tradi- 
tionnel. Sans préjuger des circonstances qui pourront 
amener ce grand et fécond événement, on peut penser 
qu'elles ne se feront pas indéfiniment attendre ; la civi- 
lisation des deux parties de l'Europe trouvera dans 
cette réforme un accroissement considérable. 

On se servit également, chez les Slaves du rite latin, 
d'un autre alphabet, dit « glagolitique ». L'origine de ce 
dernier est encore obscure ; quelques auteurs ont même 
prétendu qu'il était le plus ancien, mais l'opinion vrai- 
semblable admise aujourd'hui communément est que le 
glagolitique n'est qu'une déformation du cyrillien : on 
prétend qu"il date de la fin du onzième siècle, et doit 
son origine au désir des Slaves du sud-ouest de sauver, 
grâce à l'emploi de signes incompréhensibles, leur litur- 
gie qu'un concile avait prohibée. Quoi qu'il en soit de 
cette explication, il nous semble à peu près démontré 



368 LA LINGUISTIQUE. 

que l'alphabet glagolitique n'a point d'autre origine que 
l'écriture cyrillienne. 

Il est impossible de répondre d'une façon précise à la 
question de savoir quelles étaient, au neuvième siècle, les 
limites géographiques du slave ecclésiastique. Les au- 
teurs qui ont cherché à éclaircir ce point très obscur ne 
sont point arrivés aux mêmes conclusions. Selon les uns 
le slave ecclésiastique aurait été parlé dans le sud-ouest 
de la Russie actuelle, selon d'autres en Moravie, selon 
d'autres encore dans les régions de la Carinthie, de la 
Croatie, de la Slavonie, de la Serbie actuelle ; quelques- 
uns pensent qu'il s'étendait sur tout le territoire compris 
entre le Pont-Euxin et la mer Adriatique. 

D'après Dobrovsky, dont l'opinion sera toujours d'un 
grand poids dans les questions de philologie slave, le 
slave ecclésiastique aurait été parlé en Serbie, en Bul- 
garie et en Macédoine. Sa frontière du nord aurait été le 
Danube ; au sud il se serait étendu jusqu'à Thessalo- 
nique. 

Pour Schafarik (1), le vieux bulgare s'étendait, avant 
l'arrivée des Magyars, non seulement au sud du Danube, 
mais encore au nord de ce fleuve, sur la Valachie ac- 
tuelle, sur le territoire des Saxons en Transylvanie, sur 
la Hongrie orientale. Plus tard il lui donna le nom d'an- 
cien slave (en tchèque staroslovansky). F. Miklosich, qui 
l'appelle ancien Slovène (lingua palœo Slovénie a), opine 
pour la région de la Dacie et du territoire hongrois situé 
sur les deux rives du Danube. Cette langue n'aurait donc 
pas été parlée dans la presqu'île des Balkans (2). Ajou- 
tons que cette opinion est également celle de Danit- 
chitch (3). 

Le slave ecclésiastique a disparu entièrement en tant 

(1) Slovansky nârodopis, p. 33. Prague, 1842. 

(2) Allslooenische formenlehrc. Inlrod. Vienne, 1874. 

(3) Dioba slovenshili iezika. Belgrade, 1874. 



LANGUES SLAVES. 369 

que langue parlée, mais il a persisté, avons-nous dit, 
dans la liturgie. Ce n'est pas toutefois sans s'être quel- 
que peu modifié, sans avoir subi, notamment, l'influence 
des idiomes vivants au milieu desquels on l'employait 
comme langue morte. Ces modifications sont relevées et 
connues ; de là deux formes du slave ecclésiastique : 
l'une ancienne, l'autre plus moderne. C'est de la pre- 
mière, bien entendu, que les linguistes ont à se servir 
si souvent dans l'étude des langues slaves, encore qu'il 
ne faille point la tenir (ainsi que nous le dirons plus 
loin) pour la mère de tous ces idiomes. 

Les langues slaves vivantes sont le russe, le ruthène, 
le polonais, le tchèque et le slovaque, les deux dialectes 
du sorbe ou sorabe, le bulgare, le serbo-croate et le 
Slovène. 

Les limites de la langue russe vers le nord et vers l'est 
sont assez difficiles à déterminer. Elle s'y rencontre, en 
effet, avec les nombreuses langues ouralo-altaïques (sa- 
moyède, zyriénien, vogoul, etc.) qu'elle pénètre peu à 
peu. Du côté de la Baltique elle confine à peine au litto- 
ral, qu'occupent le suomi et l'esthonien, idiomes finnois, 
le suédois (Helsingfors) et le lette (Riga, Mitau) ; un peu 
plus au sud elle est limitrophe du lithuanien. De Grodno 
jusqu'à une centaine de lieues vers le sud, à peu près en 
ligne directe, elle a pour limite occidentale le polonais. 
Au sud, enfin, elle se rencontre avec le ruthène dont 
nous parlerons tout à l'heure. 

Dans ces limites, nous comprenons, d'ailleurs, le dia- 
lecte dit « russe blanc », parlé par près de trois millions 
d'individus (au nord du ruthène, à l'ouest du russe, à 
l'est du lithuanien et du polonais), à Vitebsk, Minsk, 
Mohilev, et dont la littérature est fort peu importante. 

Le grand russe, ou russe simplement dit, n'est pas 
tout à fait le même dans sa langue littéraire et dans sa 
langue vulgaire : la première a fait des emprunts sen- 

UNGUISTIQUE. 24 



370 LA LINGUISTIQUE, 

sibles à la langue slave ecclésiastique. Les plus anciens 
monuments du russe — que l'on peut suivre jusqu'au 
onzième siècle — sont des contes et des épopées. La lan- 
gue se régularise tout à fait durant le dix-huitième siècle, 
grâce en partie au célèbre érudit et littérateur Lomono- 
sov (1711-1766), et elle donne, depuis cette époque, des té- 
moignages d'une originalité et d'une vitalité littéraire 
que l'on ne peut apprécier que trop rarement. 

La grammaire du russe n'est malheureusement pas 
sans offrir d'assez grandes difficultés à qui ne connaît 
que les langues novo-latines ou les langues germaniques. 
Son matériel phonétique est assez complexe ; la pronon- 
ciation des voyelles n'est pas toujours la même : ainsi a, 
dans les syllabes non accentuées, prend quelque peu le 
son de e ; e se prononce parfois ouvert, parfois fermé ; o 
se prononce a dans les syllabes inaccentuées : ainsi, 
dans le mot kolokol « cloche », l'accent étant sur la pre- 
mière syllabe, le premier o seul garde sa valeur et les 
deux autres se prononcent a : « kolakal ». L'accentuation 
russe, comme celle de quelques autres langues slaves, 
est d'ailleurs d'une difficulté considérable ; cette accen- 
tuation est bien connue, assurément, mais ses lois sont 
fini loin d'être toutes fixées. La déclinaison du russe est 
à peu près la même que celle des autres idiomes slaves, 
et l'on ne peut guère y signaler que l'usage des lois pho- 
nétiques plus ou moins spéciales à cette langue. Il se 
distingue dans sa conjugaison par la perte complète de 
deux des anciens temps, l'aoriste et l'imparfait (que le 
ruthène a également perdus, que le serbe et le bulgare 
ont conservés, dont les plus anciens monuments polo- 
nais montrent encore des traces et que possédait la 
vieille langue tchèque). Il les remplace par un participe : 
on dal « il a donné » (masculin), au féminin dala, au 
neutre rialo. au pluriel rinU pour les trois genres : cette 
formation périphrastique a en quelque sorte le sens 



LANGUES SLAVES. 371 

de « je suis ayant donné, nous sommes ayant donné ». 

Le ruthène, également appelé rusniaque et petit russe, 
n'est pas un dialecte du russe, bien qu'il s'en rapproche 
plus que de toute autre langue slave. Il occupe, approxi- 
mativement, un cinquième du territoire de la Russie 
d'Europe. A l'ouest il confine au polonais, au nord-ouest 
il confine au russe blanc, au nord-est et à l'est il confine 
au russe proprement dit. Il est parlé également à l'est de 
la mer d'Azov. En Autriche il s'étend sur la plus grande 
partie de la Galicie et forme la bande nord-orientale de 
la Hongrie, au-dessus du magyar et du roumain. Les 
Ruthènes de Russie sont au nombre d'environ onze mil- 
lions et demi, y compris les Cosaques ; ceux d'Autriche- 
Hongrie sont évalués à plus de trois millions cinquante 
mille, ce qui donne un total de plus de quatorze millions 
et demi d'individus parlant le petit russe. 

Leur littérature, comme celle des Slaves du sud et 
aussi comme celle des Russes, est avant tout une littéra- 
ture populaire et traditionnelle. On a publié, depuis une 
cinquantaine d'années, sous les noms de chants popu- 
laires de l'Ukraine, chants populaires de la Russie méri- 
dionale, de la Galicie, de la Volhynie, un grand nombre 
de morceaux en langue ruthène. 

Pour ne pas être très différent du russe, le ruthène 
s'en distingue cependant d'une façon fort nette. Il ne 
« mouille » point, par exemple, toutes les consonnes que 
le russe peut mouiller, entre autres les labiales p, b, v, 
m ; il change plus facilement que le russe les « k » et les 
« g » de l'antiquité en tch et j (le « j » français) ; il a une 
accentuation souvent différente ; il a perdu le participe 
présent passif, que le russe a conservé ; il possède une 
forme d'infinitif à sens diminutif. Ces particularités, 
ainsi que bien d'autres faits plus ou moins notables, ont 
suffi à le faire regarder comme un idiome indépendant 
pt bien caractérisé. 



372 LA LINGUISTIQUE. 

Le polonais comprend un certain nombre de dialectes, 
dont l'ensemble couvre un assez vaste territoire réparti 
entre la Russie, la Prusse et l'Autriche. La limite orien- 
tale est assez connue ; elle va de Grodno à Jaroslav, en 
longeant une partie du Boug. Celle de l'ouest est moins 
précise ; l'allemand envahit chaque jour, de ce côté, le 
territoire de langue polonaise et en occupe toutes les 
localités un peu importantes ; en Autriche la Galicie 
occidentale est polonaise : cette région est beaucoup 
moins grande que la partie orientale du même pays, 
occupée, ainsi que nous l'avons dit plus haut, par les 
Ruthènes. Le polonais occupe, en somme, une espèce de 
parallélogramme — très irrégulier sur son flanc occi- 
dental — dont la hauteur est en moyenne de cinq cents 
kilomètres, et dont la plus grande largeur (par la ligne 
Posen-Varsovie) n'est pas tout à fait aussi considéra- 
ble. La langue allemande a beaucoup gagné sur le po- 
lonais ; toute la région occidentale de cette langue, même 
sur le territoire russe, est parsemée de petits ilôts où 
l'on ne parle qu'allemand : il s'en rencontre quelques-uns 
presqu'aux portes de Varsovie, et la Galicie n'est point 
préservée de cette invasion, due principalement au pro- 
grès de la population israélite. 

Le nombre des Polonais de Russie est évalué à 4 mil- 
lions 700.000, celui des polonais prussiens à 2.450.000, 
celui des Polonais d'Autriche et de Hongrie à 2.465.000, 
ce qui donne un total approximatif de 9.615.000 individus 
parlant polonais. 

La phonétique du polonais est assez compliquée, et 
l'alphabet qui lui est appliqué peut passer pour un des 
plus défectueux ; c'est ainsi que le son « tch », au lieu 
d'y être rendu par un seul signe — comme en tchèque et 
en croate (c) — y est exprimé par le groupe cz ; au lieu 
du s tchèque et croate, qui a la valeur de notre « ch » 
et du « sh » anglais, le polonais possède le groupe sz ; 



LANGUES SLAVES. 373 

pour le v croate (notre « v »), il met w à la façon alle- 
mande. Ce ne sont pas là, d'ailleurs, les seules incom- 
modités de sa transcription, et si les tentatives de ré- 
forme qu'on semble vouloir lui appliquer en ce moment 
arrivent à bon terme, il y aura lieu de s'en féliciter 
grandement à tous ies points de vue. 

Outre les voyelles a, e, i, o, u ( « ou » français), y, son 
étranglé qui se rapproche de notre « u », outre un é 
très rapproché du son « i », un 6 analogue à notre « ou », 
le polonais possède deux voyelles nasales dont la valeur 
approximative est celle" de « an » et « in » français (chant, 
fin). En certains cas, notamment à la fin des mots, elles 
prennent la valeur de o et de c. En somme, elles répon- 
dent à deux voyelles nasales de l'ancien slave ecclésias- 
tique, qui, selon toute vraisemblance, correspondaient à 
nos nasales françaises « on » et « in ». 

Les variations auxquelles se trouvent soumises les con- 
sojanes de la langue polonaise, selon la rencontre qu'elles 
font de telle ou telle autre consonne, sont assez impor- 
tantes. C'est ainsi que les sifflantes subissent des per- 
mutations capables de rendre souvent très obscure l'ori- 
gine des mots. Quant à l'accentuation, elle est fort sim- 
ple : elle porte toujours sur l'avant-dernière syllabe, sauf 
dans les mots empruntés aux langues étrangères. 

Nous avons vu qu'en russe et en ruthène l'accent pou- 
vait tomber sur toute syllabe, indépendamment de la 
place de cette syllabe dans le mot : nous verrons qu'il 
en est de même en Slovène et en croato-serbe ; en tchè- 
que et en sorabe il affecte la première syllabe. Le polo- 
nais, sous ce rapport, est donc bien caractérisé. 

La littérature polonaise est non seulement importante, 
elle est ci unir originale. Elle commence à la fin du 
dixième siècle e1 compte une foule de chroniqueurs et de 
poètes a partir du douzième siècle. Elle est encore au- 
j. and hni des plus importantes. Une bibliographie, pu- 



374 LA LINGUISTIQUE. 

bliée à l'occasion de la dernière exposition de Vienne, 
porte à plus de trois mille le nombre des ouvrages im- 
primés en polonais ou publiés par des Polonais en lan- 
gue étrangère pendant la seule année 1871. 

Les limites actuelles du tchèque et du slovaque, qui 
lui est intimement allié, sont difficiles à décrire. La ré- 
gion qu'ils occupent (toute la Bohème, moins une lisière 
de l'ouest et du nord, la plus grande partie de la Mora- 
vie et le pays situé au sud du territoire de langue polo- 
naise) s'étend de Pilsen aux Carpathes sur une longueur 
d'environ cent cinquante lieues. On compte environ 
7.300.000 Tchèques, Moraves et Slovaques (Archiv f. 
Slavische Philol., tome II, p. 407). 

Depuis les premiers monuments que l'on en possède et 
qui datent du huitième siècle, la langue tchèque a subï 
d'importantes modifications ; c'est un fait que nous de- 
vons attribuer aux mouvements politiques si considéra- 
bles dont la Bohême a été le théâtre. 

Nous ne faisons pas allusion ici à la simple différence 
d'ortographe, résultant de ce que dans les premiers 
documents tchèques on se servit des caractères latins 
tels quels, sans les modifier, à l'occasion, par des signes 
accessoires indispensables, des signes diacritiques, mais 
nous parlons des formes elles-mêmes de la langue. La 
réforme orthographique du tchèque, commencée il y a 
plusieurs siècles, s'est complétée en 1830 par l'abandon 
des caractères gothiques, et s'est définitivement achevée, 
il y a une trentaine d'années, par la substitution du v 
latin au iv des Polonais et des Allemands. Cette réforme,, 
qui s'imposait impérieusement, fut d'une importance ca- 
pitale pour la langue elle-même, pour son développe- 
ment, pour sa propagation. Rien n'était moins fixé que 
l'ancienne écriture tchèque ; un seul et même son était 
souvent transcrit de trois, quatre, cinq et six manières 
différentes. Ainsi s était indifféremment rendu par « z, 



i \\(,i -i> si ai 375 

s, sz, szs, zz, ss », le était transcrit par « c, k, q, cii, k -, 
ck, », et ainsi de suite ; un même caractère latin, par 
contre, rendait souvent trois ou quatre sons tout à fait 
différents. L'on conçoit combien il est difficile, avec un 
pareil système, ou plutôt avec une pareille absence de 
système, de rétablir exactement les textes tchèques. 

Les voyelles tchèques a, e, i, o, u (prononcez « ou »), y 
(qui ordinairement se prononce i) ont toutes leurs lon- 
gues que l'on distingue dans l'orthographe actuelle par 
le signe « minute » : â, é, etc. Une autre voyelle tchèque, 
e, possède également sa longue, mais il n'y a point pour 
celle-ci de signe distinctif. Cette voyelle se prononce 
« yé ». Le tchèque possède encore un r voyelle et un l 
voyelle, toujours brefs dans le dialecte ordinaire, mais 
qui, en slovaque, peuvent être longs ; quant aux voyelles 
nasales du polonais, elles lui sont inconnues et l'on n'a 
pu les retrouver même dans les plus anciens textes. Les 
voyelles tchèques sont assez variables et subissent d'une 
façon très sensible l'influence qu'exerce sur elles le voi- 
sinage d'un j (prononcez « y »), qui change, par exem- 
ple, en e et en i les a et les e dont il est suivi, et en e les 
a dont il est précédé. 

Le système des consonnes tchèques est très riche : il 
possède des dentales mouillées ; un r particulier, corres- 
pondant au rz polonais, ayant la valeur de « rj » fran- 
çais, et que l'on rend par le caractère r ; des sifflantes 
très sensibles au contact de certains autres sons. 

Nous avons dit plus haut que le tchèque accentuait 
toujours la première syllabe de chaque mot. 

Notons enfin que la conjugaison de l'ancien tchèque 
était d'une grande conservation ; la langue moderne a 
perdu (comme presque tous les autres idiomes slaves) 
l'imparfait et l'aoriste anciens. 

La littérature tchèque remonte, nous l'avons dit, au 
huitième siècle. Ses premiers monuments sont les célè- 



376 LA LINGUISTIQUE. 

bres manuscrits de Krâlovdor (Kœniginhof) et de Zele- 
nohora (Grûnberg), découverts en 1817, et dont l'authen- 
ticité est avérée. Ils remontent à la période de transit! )n 
entre le paganisme et le christianisme et sont aussi im- 
portants pour la linguistique que pour l'étude des an- 
ciens mythes religieux de la Bohême. On possède éga- 
lement plusieurs fragments datant du dixième siècle. 
Jusqu'à l'époque de la guerre des Hussites, la Bohême, 
qui la première avait donné le signal de l'émancipation 
religieuse, posséda la plus importante de toutes les litté- 
ratures slaves. Quand elle fut tombée sous la domina- 
tion allemande, sa langue nationale fut sévèrement pros- 
crite, et quiconque essaya de la remettre en honneur de- 
vint la victime des Jésuites. Ce n'est que depuis la fin 
di. siècle dernier que les lettres bohèmes ont reçu une 
vie nouvelle. 

Le sorbe ou sorabe, également appelé vin rie ou serbe 
de Lusace, comprend deux dialectes distincts, le bas-so- 
i ;i lie et le haut-sorabe. L'ensemble de cet idiome n'oc- 
cupe plus, aujourd'hui, qu'un territoire d'environ vingt- 
cinq lieues de hauteur, traversé par la Sprée, sur dix 
ou douze de largeur : les deux tiers de la région sont 
situés en Prusse, le tiers méridional en Saxe, et les loca- 
lités les plus importantes (Kottbus, Bautzen) sont en- 
vahies par l'allemand. Un espace d'à peu près douze 
lieues sépare la frontière sorabe méridionale de la fron- 
tière tchèque septentrionale. Vers le milieu du seizième 
siècle la contrée où se parlait le serbe de Lusace était 
deux fois plus considérable qu'elle ne l'est aujourd'hui. 
C'est par le nord, particulièrement, par l'ouest et par 
l'est que la langue allemande a empiété peu à peu sur 
ce domaine, qui ne peut guère revendiquer à l'heure ac- 
tuelle plus de 130.000 habitants dé Langue slave. 

Le plus ancien document imprimé en langue vinde est 
un livre de prières catholiques publié en 1512. Le dix- 



LANGUES SLAVES. 377 

septième siècle compte un certain nombre d'écrivains en 
langue sorabe, mais au commencement du dix-neuvième 
cette littérature était presque entièrement abandonnée. 
On entreprit plus tard de la remettre en honneur, et en 
18i5 fut créée une société qui est devenue le centre de la 
vie littéraire du pays. 

La langue serbe, ou croate, ou mieux serbo-croate, 
avec ses deux grands centres intellectuels, Belgrade et 
Zagreb (Agram), occupe une place considérable, non seu- 
lement parmi les idiomes sud-slaves, mais encore parmi 
les langues slaves en général. Cette place lui est légiti- 
mement dévolue au triple point de vue de la linguisti- 
que, de l'histoire, de la géographie. Les pays sur lesquels 
elle s'étend sont la principauté de Serbie, la Bosnie, 
l'Herzégovine, le Monténégro, une partie de la Hongrie 
méridionale (Zombor), la Slavonie, la Croatie, la presque 
totalité de l'Istrie, la Dalmatie ; c'est une région com- 
prenant près do 6 millions d'habitants. 

Sur un territoire aussi étendu les sous-dialectes sont 
assez nombreux, mais on peut dire qu'il existe trois dia- 
lectes principaux : celui de l'ouest, moins littéraire que 
les deux autres ; celui du sud, qui fleurit surtout en Dal- 
matie ; celui de l'est, parlé dans la principauté serbe et 
dans la Hongrie méridionale sur les rives du Danube. 
La caractéristique principale de ces trois dialectes est 
la prononciation différente d'une voyelle qui dans l'an- 
tiquité se prononçait très certainement é : à Belgrade, 
dans la Hongrie du sud, en Sirmie, on lui a conservé 
cette valeur ; le dialecte de l'ouest la change en i ; celui 
du sud en je ou ije (prononcez « yé, iyé »). Mais que l'on 
dise vera ou vijcra « la croyance » — prononcez « véra, 
viyéra », — relia, rika, ou rijeka « la rivière », l'on sera 
compris sans peine de l'Adriatique jusqu'à, la frontière 
roumaine. 

Le malheur de la, langue eruato-serbe est de posséder 



378 LA LINGUISTIQUE. 

un double alphabet : à l'est l'alphabet cyrillien, à l'ouest 
l'alphabet latin complété à l'aide de certains signes ac- 
cessoires. Cette division regrettable est la conséquence 
de l'ancienne scission religieuse ; on ne saurait trop la 
déplorer. Elle retardera longtemps encore les rapproche- 
ments de toute espèce que la civilisation européenne 
aurait tant d'intérêt à voir s'opérer entre les Serbes de 
Turquie et le royaume tri-unitairé dalmato-croato-sla- 
von. 

Ce n'est point qu'un pas considérable n'ait été fait dans 
cette voie, au commencement du siècle, par l'espèce d'uni- 
fication et de codification que le célèbre Vouk Stéphano- 
vitch Karadjitch introduisit dans le langage des Serbes 
de la Principauté et de la Hongrie méridionale. 

Lorsque Vouk entreprit l'œuvre considérable qu'il lui 
fut donné de mener à si bonne fin, on pouvait dire que 
la langue serbe n'était pas encore définie. Presque tous 
les lettrés regardaient comme l'idiome national une lan- 
gue assez factice formée d'éléments de l'ancien slave 
liturgique mélangés avec des éléments de la langue réel- 
lement vivante et populaire. Cette dernière ne passait à 
leurs yeux que pour un simple patois. Vouk proposa d'a- 
dopter telle quelle la langue nationale et de réformer 
radicalement son orthographe. Ce fut une lutte d'un 
demi-siècle. Il en sortit vainqueur, grâce à sa parfaite 
connaissance de sa langue croato-serbe, grâce à la pré- 
cision et à la méthode de ses travaux. 

Le fond de la littérature serbo-croate est le chant popu- 
laire, le chant national ; pjesma, pisma, pesma. Un 
grand nombre de ces morceaux ont été recueillis et pu- 
bliés ; beaucoup d'entre eux sont sans doute très anciens, 
et la forme même sous laquelle ils se présentent laisse 
voir combien la langue s'est peu modifiée depuis des 
siècles. 

Ce n'est point dans sa grammaire qu'elle a souffert, 



LANGUES SLAVES. 379 

c'est dans son lexique, au milieu duquel, par exemple, le 
dialecte de l'est a admis un nombre par trop considéra- 
ble de mots turcs. Ajoutez l'invasion dans la langue ac- 
tuelle scientifique et littéraire de termes tirés de l'alle- 
mand ou du français. 

La Serbie et les pays slaves de rite oriental ont eu leur 
mouvement littéraire particulier. Pour être peu connu, 
il n'a pas été sans importance. Il date au moins du com- 
mencement du treizième siècle, bien que les documents 
qui remontent à cette époque soient en eux-mêmes d'une 
valeur peu considérable. Avant le treizième siècle, tout 
au plus peut-être avant le douzième, l'on ne possède de 
l'idiome serbe que des séries de mots et de noms propres 
tirés presque tous d'auteurs grecs ou latins. 

Les monuments écrits des pays croato-serbes occiden- 
taux remontent au douzième siècle, mais c'est au sei- 
zième seulement quïls se multiplient et que se développe 
la littérature dite ragusaine, du nom de Raguse qui en 
fut le centre. La littérature spécialement croate, qui 
occupe une place importante dans le domaine de la cri- 
tique historique et de l'étude du langage, n'apparaît 
guère qu'à la fin de ce siècle. 

L'étude particulière de la. langue croato-serbe est d'une 
importance capitale dans l'étude générale des langues 
slaves, et l'on peut dire qu'elle vient immédiatement 
après celle du slave ecclésiastique. De tous les idiomes 
de cette famille, c'est en effet le croato-serbe (avec le Slo- 
vène) qui a eu le moins à souffrir dans sa phonétique, 
et ce sont précisément les questions de phonétique, ainsi 
que nous l'avons vu, qui forment la base de toute étude 
linguistique. La grammaire comparée des langues sla- 
ves de F. Miklosich, ouvrage fondamental pour l'étude 
des idiomes de ce groupe (1), fournit à chaque instant la 

(1) Vergleichende grammalik dcr slavisehen sprachen. Vienne, 
1852. 



380 



LA LINGUISTIQUE. 



preuve éclatante d'énorme importance du croato-serbe, 
et la lecture des excellents travaux de Danitchitch, Ja- 
gitch, Novakovitch, dont la traduction en français ren- 
drait un grand service, enlèverait sans peine les derniers 
doutes qu'il soit possible d'avoir à ce sujet. 

Le matériel phonique de la langue serbe n'est pas 
compliqué. Il comprend six voyelles : a, e, i, o, u (« ou » 
français) et r. Son système de consonnes est fort simple ; 
nous les possédons toutes en français, sauf les deux pala- 
tales mouillées que l'on transcrit l'une par le signe c, 
l'autre par le groupe gj (nous préférerions le signe f). 
La première de ces consonnes a la valeur d'un « t » suivi 
du « ch » allemand de « ich, brechen », la seconde équi- 
vaut à un « d » mouillé d'une façon analogue. L'accen- 
tuation du serbe est des plus difficiles pour un étranger : 
on compte pour l'ordinaire quatre espèces d'accents, bien 
qu'il faille, en réalité, les réduire à deux : l'un fort, l'au- 
tre faible, et chacun d'eux tantôt bref, tantôt long. Une 
grande supériorité du croato-serbe sur presque toutes 
les autres langues slaves, c'est qu'il a conservé les an- 
ciens aoristes et imparfaits : bik « je fus », bijah « j'é- 
tais », tout en possédant un passé formé à l'aide d'un 
participe : sam bio, smo bili « j'ai été, nous avons été ». 

Le Slovène, parlé par plus de douze cent mille indi- 
vidus dans la Carinthie et la Styrie méridionales, dans 
la Carniole et une partie du nord de l'Istrie, est intime- 
ment allié au croato-serbe et partage son importance 
sous le rapport linguistique. Sa littérature écrite remonte 
an milieu du seizième siècle ; elle ne fut pas sans valeur, 
mais les progrès du serbo-croate ne lui promettent sans 
doute plus un avenir bien brillant. Les livres protestants 
imprimés à Tubingue sont le monument le plus impor- 
tant de La littérature slnvène du seizième siècle. Duranl 
les deux siècles suivants, elle trouva des représentants 
éminents. Murko et Kopitar illustrent leur époque, mais 



LANGUES SLAVES. 381 

ce dernier n écril ses livres en allemand! Son exemple 
;i été suivi par son compatriote et élève F. Miklosich, 
dont les travaux, qui dominent aujourd'hui la science 
slave, peuvent par ce fait être revendiqués par la science 
germanique. 

Le bulgare occupe la plus grande, partie de la Tur- 
quie européenne : au nord il longe le Danube, de Vidin 
à Silistrie, et même quelque peu au delà ; à Test il a 
pour frontière l'Albanie ; au sud, il n'est séparé des 
mers Egée et de Marmara que par les bandes littorales 
où l'on parle grec ou turc ; à l'est il approche souvent de 
la mer Noire et partage avec le turc la région de l'ex- 
trême nord-est de l'empire. L'on arrive aisément pour les 
Bulgares au chiffre de cinq millions cinq cent mille indi- 
vidus, si l'on tient compte de ceux qui habitent la Russie 
du sud-ouest, et la Bessarabie cédée à la Roumanie par 
le traité de Paris (1). 

Le bulgare moderne est de toutes les langues slaves 
celle dont les formes se sont le moins bien conservées, 
Il présente cette particularité — qui lui est commune, 
du reste, avec le roumain et l'albanais — qu'il possède un 
article placé à la fin des noms. Son vocabulaire a gran- 
dement subi l'influence des langues voisines : du turc, 
du grec, de l'albanais, du roumain. En tous cas, mal- 
gré l'altération de ses formes, le bulgare moderne offre 
des restes des anciennes nasales slaves qui ont totale- 
ment disparu des autres idiomes méridionaux. 

La littérature bulgare ne date que d'hier. Jusqu'au mi- 
lieu du xix e siècle, les rares écrivains originaires de Bul- 
garie se servaient du russe ou de l'ancienne langue litur- 
gique imprégnée de russe. Dans ces derniers temps, nom- 
bre de jeunes Bulgares se sont instruits. Aujourd'hui ils 
possèdent des journaux et leur littérature s'enrichit d'an- 

(1) Jiretchek. Gcschichtc der Bulgaren (fcfad. du tchèque), 
p. 578. Prague, 1876. 



382 LA LINGUISTIQUE. 

née en année. Les entraves apportées par les Turcs au 
développement des nationalités européennes de la Tur- 
quie forcent malheureusement les Bulgares à s'instruire 
à l'étranger et à y faire paraître leurs livres ; une so- 
ciété littéraire, qui joue aujourd'hui un rôle important, 
a été fondée à Braïla, en Roumanie. 

Terminons enfin cette énumération en citant les an- 
ciens dialectes du slave de VElbe, connus sous le nom 
de polabe, dialectes éteints actuellement, et dont les 
rares monuments (sur lesquels la langue allemande a 
exercé une influence considérable) datent de la fin du 
dix-septième siècle et du commencement du dix-huitième. 

Nous avons dit plus haut quelle était l'importance con- 
sidérable du slave ecclésiastique pour l'étude des autres 
langues de la même famille. Il ne faudrait pas s'atten- 
dre, cependant, à trouver dans la grammaire de cet 
idiome une image très fidèle de l'ancienne langue com- 
mune indo-européenne. 

Sa phonétique est sujette à des modifications bien au- 
trement graves que ne l'est celle du lithuanien ou celle 
du grec. A la vérité, son système vocalique n'est pas des 
plus compliqués — bien que la nasalisation fréquente 
de certains sons y soit une preuve incontestable de dé- 
cadence et que les voyelles terminales des mots s'y trou- 
vent gravement atteintes (par des principes d'ailleurs 
très fixes) ; mais ses consonnes sont soumises à des lois 
d'attraction et d'assimilation très nombreuses et très dé- 
licates. Ce n'est pas une des moindres difficultés que l'on 
rencontre dans l'étude des langues slaves. A une série 
de lois phonétiques assez complexes, ajoutez la multi- 
plicité des consonnes. On peut dire que c'est spéciale- 
ment dans les langues slaves qu'il importe avant tout de 
se rendre un compte exact des éléments phoniques et des 
règles qui régissent leur rencontre. Sans doute la con- 
jugaison est relativement simple, mais la déclinaison 



LANGUES SI.W I 383 

s'est trop souvent écartée des anciennes formules de l'in- 
do-européen commun et la complication des lois phoni- 
ques qui se présentent souvent dans la rencontre du 
thème et des désinences ajoute à cette difficulté des dif- 
ficultés nouvelles. 

Jetons un coup d'œil rapide sur la grammaire de cet 
antique idiome. 

Le slave ecclésiastique possède les voyelles a, e, i, o, 
u (« ou » français), y (vraisemblablement « u » français), 
un « é » fermé (transcrit e ou ê) qui prit parfois la valeur 
de la syllabe française « ya » ; de plus un i et un m (« ou » 
français) très peu sonore, en quelque sorte étouffés 
(transcrits i et u) ; enfin les deux nasales transcrites a 
et e, qui équivalaient vraisemblablement, quant à leur 
prononciation, la première à « on » (de « bon, son »), la 
seconde à « in » (de « vin, cinq »). 

Les diphthongues de la langue commune indo-euro- 
péenne ne subsistent plus en slave liturgique ; elles s'y 
sont condensées en de simples voyelles. Le hiatus est vo- 
lontiers évité, et cela, pour l'ordinaire, par l'intercala- 
tion d'un j (la demi-voyelle française « y ») ou d'un v 
purement euphonique. Ces j et v euphoniques se placent 
paiement en tête des mots qui commencent par une 
voyelle. Tandis, par exemple, que, fidèles au type com- 
mun, le grec dit este « vous êtes », le latin estis, le lithua- 
nien este, etc., le slave liturgique dit jeste. C'est ce qu'on 
appelle en termes techniques la « pré-iotation », caracté- 
ristique remarquable de toutes les langues slaves : tchè- 
ques et serbe jeste (d'où ste). 

Arrivons aux consonnes. Le slave liturgique (et tous 
les autres idiomes slaves ont agi de même) a transformé 
en explosives simples les explosives aspirées « gh, dh, 
bh » de l'indo-européen commun ; il les change en g, d, 
b. Par contre, il s'est formé un certain nombre de sif- 
flantes inconnues è La langue commune indo-européenne, 



384 LA LINGUISTIQUE. 

ce sont nos « j, ch, z » français, et sous l'influence de 
lois phonétiques rigoureuses il a dû changer souvent en 
« .tch » (que l'on transcrit par le signe c) des « k » pri- 
mitifs. 

L'ensemble des lois phonétiques auxquelles il se trouve 
soumis, a pris chez lui une extension considérable ; 
l'extension, même rapide, des lois d'assimilation dans les 
langues slaves — assimilation complète ou incomplète, 
assimilation d'une consonne avec la consonne précé- 
dente ou avec la consonne suivante — doit précéder 
toute autre question dans l'étude des langues slaves. 
Faute d'avoir une idée, au moins générale, de ces lois, 
on peut se créer les conceptions les plus fausses sur la 
formation des mots. 

Le principe qui concerne la chute des consonnes à la 
fin des mots est également d'une grande importance : 
toute consonne terminale doit tomber en slave ecclésias- 
tique. Tandis, par exemple, que le sanskrit dit sûnus 
« filius », sûnum « filium » (en allemand « sohn »), le 
slave ecclésiastique dit symï aux deux cas, laissant 
ainsi tomber soit la désinence s du nominatif, soit la 
désinence m de l'accusatif. 

A côté de la déclinaison nominale ordinaire (substan- 
tifs, adjectifs, participes, noms de nombre et quelques 
pronoms) et de la déclinaison pronominale, le slave 
liturgique possède une déclinaison dite composée, parti- 
culière également au lithuanien et (avec un élément dif- 
férent) aux langues germaniques. Cette déclinaison est 
composée des formes ordinaires de l'adjectif auxquelles 
s'ajoute le pronom i également décliné. En principe, les 
adjectifs admettent les deux déclinaisons, la déclinaison 
normale et la déclinaison composée ; l'emploi de l'une 
ou de l'autre est une question de syntaxe : décliné de la 
seconde façon, l'adjectif est dit défini et a le sens de l'ad- 
jectif grec ou allemand précédé de l'article. Tous l>'s 



LANGUES SLAVES. 385 

idiomes slaves possèdent cette déclinaison composée ; 
le serbe, par exemple, dit : rast visok « un chêne élevé », 
visoki rast « le chêne élevé ». 

Le slave ecclésiastique a conservé dans sa conjugaison 
les trois nombres de l'indo-européen commun : singulier, 
duel, pluriel ; le duel n'existe plus en croato-serbe, en 
bulgare, en ruthène, en russe. Des quatre temps sim- 
ples de l'indo-européen commun, le slave liturgique a 
perdu Le parfait redoublé (grec^éXo^a « j'ai laissé »), 
l'imparfait ; mais il a conservé presque toutes les dif- 
férentes formes du présent et l'aoriste. Il a conservé éga- 
lement les deux temps composés de la langue commune, 
aoriste et futur — au moins en partie. Par contre, il 
s'est forgé un imparfait assez composé. 

De toutes les langues slaves actuellement vivantes, le 
serbo-croate et le Slovène, son très intime allié, possè- 
dent la phonétique la plus claire et la plus simple. Ce 
n'est pas à dire que les lois euphoniques si nombreuses 
qui concernent la rencontre des consonnes et dont nous 
venons de parler à propos du slave ecclésiastique, ne se 
présentent pas en serbo-croate. Elles y sont, au con- 
traire, aussi exigeantes que dans tous les autres idiomes 
slaves, mais le matériel phonique lui-même est beaucoup 
moins compliqué dans cette langue que dans les autres 
idiomes de cette famille, et sa prononciation, en outre, 
n'offre aucune difficulté. Par contre, le polonais et le 
tchèque présentent, sous ce rapport, des obstacles sé- 
rieux. Quant au bulgare, les modifications qu'il a subies 
dans le cours des temps en ont fait la moins bien con- 
servée de toutes les langues slaves. 

La classification des langues slaves a donné lieu à 
des controverses importantes, et l'on peut dire que cette 
question n'est pas encore résolue. 

On avait supposé tout d'abord que le slave ecclésias- 
tique était la source commune de tous les idiomes de 

LINGUISTIQUE. 25 



3$t« LA I.HMiUlSTlfUE. 

cette famille ; de là les noms de « paléoslave », d' « an- 
cien slave », dont on se sert parfois encore pour désigner 
cette langue. C'était une erreur grave. Il n'est personne 
aujourd'hui, parmi ceux qui s'occupent de grammaire 
slave, qui songe à soutenir encore cette opinion. Mais, 
après avoir écarté cette prétendue paternité du slave 
liturgique, fallait-il en venir à placer cet idiome sur le 
même pied que les langues de sa famille et supposer 
qu'ils étaient tous sortis directement d'une ancienne 
forme commune aujourd'hui perdue ? 

On ne s'arrêta pas à cette hypothèse. 

Dobrovsky et Schafarik divisèrent les langues slaves 
en deux branches principales : l'une occidentale, com- 
prenant le polonais, le tchèque, le serbe de Lusace, l'an- 
cien polabe ; l'autre sud-orientale, comprenant tous les 
autres dialectes. Schleicher commença par faire quel- 
ques objections contre cette division; mais il finit par 
l'adopter, et nous pouvons résumer dans le tableau sui- 
vant son opinion à ce sujet : 

. Bulgare ancien el mi 
Branche fSud-slave Serbo-slovène. .( Serbe. 

\ ."* L • t ■ Grand russe, i Slovène " 

Slave ) onenlaïe - ( Slaveonenlal , Petit russe. 

commun. (Tchèque. 

Branche Jp i ona i P . 
occidentale. ISorbc 
(Poiabe. 

On peut dire que Schleicher n'appuyait cette division 
que sur un seul fait : les d et les t placés devant un n ou 
un l tombent dans le premier groupe, tandis que dans 
le second groupe ils se conservent ; c'est ainsi, par exem- 
ple, que le tchèque oradlo « instrument de labour » 
est plus correct que le slave ecclésiastique oralo et le 
serbo-croate oralo, ralo. 

G. Danitchitch n'admit point cette raison ; il démontra 






LANGUES SLAVES. 3g7 

que ces d et t tombent parfois aussi bien dans le tchèque 
ancien et moderne, ainsi qu'en polonais et en sorbe, et 
il fit voir également qu'en slave ecclésiastique et serbo- 
croate ils ne tombaient pas toujours. 

F. Miklosich n'accepta pas davantage cette classifica- 
tion. Tandis que Schleicher regarde le slave ecclésias- 
tique comme l'ancienne forme du bulgare actuel et lui 
donne le nom d'ancien bulgare, F. Miklosich pense que 
ce vieil idiome a pour représentants actuels, non seule- 
ment le bulgare, mais encore le Slovène, et il l'appelle 
ancien Slovène. Cette théorie fut vivement combattue par 
Schleicher, qui établit victorieusement, selon nous, par 
des arguments tirés de la phonétique, que le Slovène ac- 
tuel ne pouvait dériver de l'ancien slave ecclésiastique, 
et qu'il fallait, d'autre part, réunir en une seule branché 
le croate-serbe et le Slovène ; c'était d'ailleurs l'idée de 
Schafarick (1). 

C'est aussi en invoquant des raisons purement phoné- 
tiques que F. Danitchitch a établi récemment une très 
ingénieuse classification des langues slaves. Son mé- 
moire, écrit en serbe, est malheureusement accessible 
à peu de lecteurs. Nous pouvons en résumer les conclu- 
sions dans le tableau que voici : 

\ Polonais, avec le dialecte polabe. 

( Tchèque, avec le dialecte sorbe. 

( \ Rulhène. 

} '( Russe. 

blave commun < ) 

( Slave ecclésiastique. \ Bu l(jare. 
I Slovène. 
Croalo-serbe. 

On a proposé d'ailleurs plusieurs autres classifica- 
tions, et il est vraisemblable que l'on en proposera en- 
core de nouvelles. Aux deux tableaux qui précèdent nous 

(1) Schleicher, Ul das althirc.hmalaulische allsloirenisch » 
Beitrâge zur vergleichenden sprachforschung, t. I, p. 319. 



388 LA LINGUISTIQUE. 

pouvons joindre le suivant, auquel un certain nombre 
d'auteurs paraissent s'arrêter : 



* 



Russe. 
Russe. Kuthcne. 

Branche ] ' Russe blanc, 

du sud-est. ^ Slave liturgique. 

Bulgare. 

Croalo-se 

i Slovène. 

1 Branche [ 1Vlu " lue et slova 'l" e - 



I Bulgare. j Bulgare< 

Slave commun. A Serbo-slovène. \ C r oalo-serbe 

1 i Slovène. 

] Branche y T ' hùf l ue 

/de l'ouest. ^ pol ° nai , s 

f y Serbe d< 



Serbe de Lusacc ou Sorbe. 
Polabe. 

Ajoutons d'autre part que pour Johannes Schmidt 
c'est toute peine perdue que de vouloir dresser un sem- 
blable tableau. Toutes ces subdivisions sont purement 
théoriques, en fait elles n'ont jamais existé et les diffé- 
rents idiomes slaves ont procédé individuellement et 
peu à peu à leur propre formation (1). Nous reviendrons 
ci-dessous, et d'une façon plus générale, sur les préten- 
dues subdivisions de la langue indo-européenne com- 
mune. 

Quoi qu'il en soit à l'égard des langues slaves, et si 
la question, à vrai dire, nous semble encore obscure, 
deux points définitivement établis nous paraissent être 
l'antiquité des formes du serbo-croate et la grande dé- 
térioration du bulgare moderne. 

Quant aux degrés de parenté plus moins étroits qui 
relient ces différents idiomes, quant aux formes com- 
munes plus ou moins intermédiaires qui auraient existé 
à une certaine époque, — par exemple un idiome com- 
mun tcheko-polono-sorbe, — nous n'en pouvons rien dire; 
nous n'en pouvons au moins rien assurer.Peut-être l'ave- 

(11 Zur qrschirhir des indonermanxschen Doealismus. Deuxiè- 
me partie, p. 17S. Weimar, 1875. 



LANGUES I.ETTIQUES. 389 

nir confirmera-fc-il une part, sinon la totalité, de ce que 
l'on a écrit à ce sujet ; peut-être aussi en vicndra-t-on 
un jour a ne plus voir dans tous les idiomes slaves 
qu'une série de collatéraux issus directement d'une 
source commune (sauf, selon toute vraisemblance, en ce 
qui concerne le bulgare moderne, qui proviendrait de 
l'ancien slave liturgique). Sans doute cela n'empêche- 
rait pas le ruthène d'être moins dissemblable du russe 
qu'il ne l'est du slovène et du sorbe, cela n'empêcherait 
pas le polonais d'être moins dissemblable du tchèque 
qu'il ne l'est du bulgare ou du ruthène ; mais cela pour- 
rait bien être fort exact. 

En l'absence de documents historiques, il faut se mon- 
trer très réservé lorsqu'il s'agit de classifications de cette 
nature. C'est ce que nous pensons à l'égard des grandes 
divisions linguistiques, c'est ce que nous pensons égale- 
ment à l'égard des divisions plus particulières, entre 
autres celles des langues slaves. 

§ S. Branche lettique. 

Sur la côte sud-est de la mer Baltique, dans les pro- 
vinces russes de Courlande et de Covno, et dans l'ex- 
trême nord-est de la province allemande de Prusse orien- 
tale, il existe encore un petit groupe d'idiomes indo-euro- 
péens, pressés à l'ouest par l'allemand, au sud par le 
polonais et le russe, à l'est par le russe également, au 
nord par une langue oùralo-altaïque, l'ehste, et qui est 
appelé à disparaître un jour ou l'autre devant le russe 
et devant l'allemand. C'est le groupe des langues letti- 
ques. Jadis il était représenté par trois branches : le 
vieux prussien, le lithuanien, le lette. Il ne l'est plus 
aujourd'hui que par ces deux derniers ; le prussien a 
péri, il y a deux cents ans. 

De toutes les langues indo-européennes, les langues 



390 LA LINGUISTIQUE. 

lettiques sont celles qui, en Europe, reflètent avec la plus 
grande fidélité l'ancien type commun indo-européen. 
Nous nous arrêterons sur le lithuanien plus que sur les 
deux autres ; c'est en effet l'idiome le plus important de 
ce groupe. 

I. Lithuajiien. 

On compte en Allemagne cent cinquante à deux cent 
mille individus environ parlant le lithuanien. Sur une 
longueur de trente à trente-cinq lieues, le lithuanien 
occupe la frontière prussienne de l'extrême nord-est ; 
mais il a disparu de toutes les localités importantes, de 
Memel, de Tilsit, et on ne le rencontre plus que dans les 
hameaux. 

Le groupe des Lithuaniens russes est beaucoup plus 
compacte ; on les évalue au nombre d'un million trois 
cent mille, approximativement. Ils n'atteignent ni 
Grodno au sud, ni Vilna à l'est ; mais ils en approchent 
de bien près. Au nord, leur limite est celle du lette, 
dont nous aurons à parler tout à l'heure. Cette frontière 
septentrionale du lithuanien est à peu près horizontale 
et s'étend sur une longueur de plus de quatre-vingt-dix 
lieues. La localité la plus importante du pays où Ion 
parle lithuanien est la petite ville de Covno. 

Schleicher avait divisé le lithuanien en deux dialectes : 
le bas-lithuanien ou jémaïte, et le haut-lithuanien. Ces 
deux dialectes ne correspondaient point, d'ailleurs, à la 
division des Lithuaniens en Russes et en Allemands : 
en Prusse, aussi bien qu'en Russie, on parlait au nord le 
jémaïte, au sud le haut-lithuanien. 

Pour Schleicher, la différence des deux dialectes con- 
sistait principalement en ce fait que là où le jémaïte con- 
servait les groupes ti, di devant une voyelle, le haut- 
lithuanien les changeait en « tch , dj » ; le passage de 



LANGUES LETTIQUES. 391 

l'un des dialectes à l'autre serait d'ailleurs tout à fait 
graduel (1). Cette division en deux groupes a été vive- 
ment attaquée. F. Kurschat, tout en reconnaissant qu'en 
Prusse, aux environs de Memel, on ne se sert point des 
sons « tch, dj » qu'emploient tous les autres Lithuaniens, 
ne pense pas qu'il soit possible d'établir sur un assez 
grand nombre de faits bien déterminés une semblable 
division. La langue des environs de Memel présenterait 
bien quelques particularités ; mais, en somme, on ne 
pourrait en faire un véritable dialecte (2). 

Le système des voyelles lithuaniennes est des plus sim- 
ples, et l'on peut dire qu'après celui du sanskrit et des 
vieilles langues éraniennes, c'est le système qui est le 
plus rapproché de l'ancienne langue commune indo-euro- 
péenne. 

En ce qui concerne les consonnes, nous pouvons signa- 
ler, entre autres variations, la substitution des simples 
explosives non aspirées aux anciennes explosives aspi- 
rées : là où le sanskrit dit « gh, dh, bh », le lithuanien 
dit « g, d, b ». Comme les langues slaves et le zend, il 
connaît notre « j » français et l'emploie souvent à la 
place d'un « g » ou d'un « gh » de l'indo-européen com- 
mun. On le transcrit par un « z » surmonté d'un point. 
Le lithuanien, enfin, l'emporte sur le sanskrit et sur 
presque tous les autres idiomes indo-européens, lorsqu'il 
s'agit de l'ancienne sifflante s. Au lieu de lui substituer, 
comme l'ont fait presque tous les idiomes congénères, 
une série de nouvelles sifflantes, il la ' garde toujours 
telle quelle. Il faut reconnaître que c'est là un grand 
signe d'antiquité. 

La déclinaison du lithuanien est parfaitement con- 
servée. Il n'a point perdu les formes du duel, et les 

(1) Handbueh dm ti)tianis/>hrn Snrarhe, t. I, p. 4. Prague. 1856. 

(2) Wcrrferbuch der lilauischen Sprache. Première partie, p. 8 
Halle, 1870. 



392 LA LINGUISTIQUE. 

désinences de ses cas rappellent presque toujours avec 
fidélité les désinences organiques. Dans la conjugaison, 
enfin, il conserve les formes du présent et le futur ; mais, 
ayant perdu les quatre autres temps organiques indi- 
quant le passé, il s'est créé un prétérit particulier et un 
imparfait. Le premier se distingue, en principe, du 
temps présent, par l'emploi d'une autre désinence, le 
second est un temps composé, formé de la racine prin- 
cipale, à laquelle on ajoute le prétérit du verbe « faire ». 

L'accentuation du lithuanien est des plus difficiles et 
on ne la connaît pas mieux que l'on ne connaît celle de 
certaines langues slaves. Quant à son orthographe, elle 
n'est pas encore fixée ; plusieurs systèmes sont en pré- 
sence : l'un est plutôt phonétique, l'autre est plutôt éty- 
mologique. Tous deux, sans doute, ont leurs avantages 
particuliers et il serait bien difficile de les concilier. 

On possède un monument important de la littérature 
lithuanienne ; c'est le poème des Saisons de Donalitius, 
en trois mille vers, publié par Rhesa, avec traduction 
allemande, en 1818 ; par Schleicher, à Pétersbourg, en 
1865 ; par Xesselmann, en 1869. Donalitius, né en 1714, 
mort en 1780, composa d'autres poésies que ses Saisons; 
on possède une partie de ces autres œuvres, et cet en- 
semble constitue la littérature lithuanienne. L'on a re- 
cueilli, en outre, un certain nombre de chants popu- 
laires, connus sous le nom de « dainas », un certain nom- • 
bre de proverbes et de contes en prose. Il y a là un 
matériel plus que suffisant pour ceux qui veulent étudier 
ce précieux idiome, dont les jours sont comptés, il est 
vrai, mais qu'il faudra toujours citer comme un des 
exemples les plus curieux de conversation linguistique. 

IL Lette. 

On évalue de neuf cent mille à un million et plus le 
nombre des individus parlant la langue lette. La fron- 



LANGUES LETTIQUES. 393 

tière septentrionale du lithuanien forme sa frontière mé- 
ridionale ; à l'est, il confine au russe ; au nord, il ren- 
contre une langue ouralo-altaïque, l'ehste. Il occupe le 
nord de la Courlande, le sud de la Livonie, l'ouest de la 
province de Vitebsk, et ses centres principaux sont Riga 
et Mitau. 

La grammaire lette est essentiellement la même que 
celle du lithuanien ; nous ne nous étendrons donc pas 
sur ce sujet. Il est bon d'ajouter, toutefois, que les for- 
mes du lette sont moins bien conservées, en général, que 
celles du lithuanien. Le lette ne provient certainement 
pas de cette dernière langue ; mais son caractère gé- 
néral est bien moins antique, bien moins correct. Comme 
beaucoup de langues qui n'ont point d'autre littérature, 
le lette possède un certain nombre de chants populaires. 

IL Vieux Prussien. 

Il disparut il y a environ deux cents ans, dans la 
seconde moitié du dix-septième siècle ; il occupait la 
côte maritime de la Baltique, de l'embouchure de la 
Vistule à celle du Niémen. L'allemand a conquis tout 
l.iiK.ien territoire prussien: ses anciens habitants du- 
rent céder peu à peu devant la féodalité et le christia- 
nisme qui les envahirent brutalement au treizième siècle 
et employèrent à cette conquête les dernières violences. 

En 1561, le catéchisme allemand fut traduit en prus- 
sien ; c'est un des monuments les plus importants que 
l'on possède pour l'étude de cette langue. Il n'est cepen- 
dant pas le plus ancien ; Nesselmann a publié, il y a 
quelques années, un lexique allemand-prussien conte- 
nant un peu plus de huit cents mots et qui date du com- 
mencement du quinzième siècle. 

Moins incorrect que ne l'est souvent le lette actuel, 
le vieux prussien se rapproche plutôt du lithuanien. Ses 



394 LA LINGUISTIQUE. 

formes sont peut-être moins antiques que celles de ce 
dernier, mais parfois, cependant, il le surpasse lui aussi. 
Il dit, par exemple, nevinls « le neuvième », tandis que 
le lithuanien, changeant en « d » la nasale organique 
de ce mot, dit devintas. 

Le groupe des langues lettiques se rapproche beau- 
coup, sans doute, du groupe des langues slaves ; on croit 
ordinairement qu'à une certaine époque langues slaves 
et langues lettiques étaient réunies en une seule et même 
forme d'où elles devaient procéder, par la suite, les unes 
et les autres. Ce qu'il faut penser de cette théorie, nous 
le dirons un peu plus bas. Quoi qu'il en soit, c'est un 
fait incontestable que celui de la grande ressemblance 
de ces deux branches de la famille indo-européenne. Cette 
ressemblance est si grande, qu'elle a pu tromper bien 
des personnes et, dans un certain nombre d'écrits ethno- 
graphiques, on a classé le lithuanien parmi les langues 
slaves. C'est là une erreur complète : les langues letti- 
ques et les langues slaves, toutes rapprochées qu'elles 
sont, n'en demeurent pas moins parfaitement distinctes, 
comme l'étaient, par exemple, le sanskrit et le perse. 

§ 9. Langues indo-européennes non classées. 

La plus grande partie des langues indo-européennes, 
aussi bien des langues mortes que des langues actuelle- 
ment vivantes, ont été rapprochées de telles ou telles 
autres langues de la même famille, groupées et clas- 
sées avec elles. L'on n'est toujours que trop disposé à 
précipiter les classifications ; la trop grande hâte cepen- 
dant y est plus nuisible qu'avantageuse, et mieux vaut 
ne point classer du tout, nous semble-t-il, que classer 
à la légère, après un premier et superficiel examen.Bopp, 
lui-même, ne résista pas toujours à ce fâcheux entraî- 
nement ; il tenta, à un moment, de classer les langues 



ÉTRUSQUE. 395 

du Caucase et les langues maléo-polynésiennes dans le 
groupe des langues indo-européennes. Cette entreprise 
n'eut point un heureux succès ; elle montra au moins 
combien il est difficile, même aux meilleurs esprits, aux 
esprits les plus critiques, de ne jamais céder à cette 
tentation. 

En traitant, dans notre quatrième chapitre, des lan- 
gues agglutinantes, nous avons peut-être séparé les uns 
des autres certains groupes qui dans l'avenir pourront 
se trouver rapprochés. Nous n'avons pas hésité à pré- 
senter comme tout à fait indépendants ces différents 
groupes. 

Il se peut, toutefois, qu'à des signes incontestables on 
puisse reconnaître qu'une langue appartient, d'une façon 
générale, à telle ou telle famille d'idiomes ; mais qu'on 
ne puisse déterminer la place particulière qu'elle occupe 
dans cette famille, qu'on ne puisse, en un mot, la classer 
dans aucun groupe ou affirmer qu'elle forme par elle- 
même, par elle seule, une branche spéciale de cette fa- 
mille. 

Tel est le cas de plusieurs langues indo-européennes 
éteintes ou encore vivantes, par exemple l'albanais. Nous 
avons à parler actuellement de quelques-uns de ces idio- 
mes non classés. 

I. Etrusque. 

Peu de langues ont exercé autant que Ta fait l'étrus- 
que la sagacité des grammairiens. Peu de langues aussi 
<>nt prêté davantage aux théories les plus opposées et 
les moins scientifiques. Au quinzième siècle déjà, on 
faisait descendre l'étrusque de l'hébreu et du chaldéen, 
et certains auteurs, aujourd'hui encore lui donnent 
d'une façon générale une origine sémitique, sinon une 
origine particulièrement hébraïque. 



396 LA LINGUISTIQUE. 

C'est à Lanzi que remonte l'opinion, communément 
adoptée aujourd'hui, que l'étrusque est une langue ita- 
lique au même titre que le latin, l'osque, l'ombrien ; 
le célèbre ouvrage de Lanzi parut en 1789. Cet ouvrage, 
malheureusement, était dépourvu de méthode, ce qui 
tenait à la date même de son apparition : lorsqu'il parut, 
la grammaire comparée des langues indo-européennes 
n'était pas encore fondée. Lanzi, d'ailleurs, n'avait point 
les ressources considérables de cette foule d'inscriptions 
découvertes après lui, et qui constituent maintenant un 
matériel des plus riches. 

Corssen a entrepris de réunir, dans un ouvrage fort 
important, les résultats acquis à ce jour par les anteurs 
qui ont traité cette question avec critique et parmi les- 
quels sa propre place semble marquée (1). La langue 
étrusque serait, d'après lui, une langue italique, une 
sœur du latin, de l'osque, de l'ombrien. On aurait déjà 
reconnu la forme de presque tous les cas, un certain 
nombre de formes verbales et de formes pronominales. 
Presque toutes les inscriptions étrusques sont des ins- 
criptions funéraires. On possède un certain nombre d'ins- 
criptions bilingues en latin et en étrusque, trouvées la 
plupart dans le nord de l'Etrurie, et qui ont été d'un 
puissant secours, comme il est aisé de le comprendre, 
pour le déchiffrement de cette langue. 

L'alphabet étrusque forme avec l'alphabet ombrien et 
osque une branche de l'alphabet italique dont nous 
avons parlé ; il se divise, d'ailleurs, en plusieurs es- 
pèces distinctes. Corssen les étudie successivement dans 
l'ouvrage dont nous avons parlé un peu plus haut. 
On peut aussi, à ce sujet, consulter les écrits de Cones- 
tabile (Iscrizioni etrusche e etrusco-latine). 

L'origine sémitique de l'étrusque (Stœckel, 1858) doit' 

(\) l'chrr die Sprache der Elrusker, Leipzig, 1874, 187j. 



DACE. 397 

être abandonnée. On a cherché (Deecke) à le rattacher 
aux langues finnoises, mais cela sans succès. Fr. Miiller 
estime que cette langue est — comme celle des Basques 
— la langue d'un peuple ancien qui a disparu et dont 
l'origine demeurera toujours inconnue. Fligier (Zur 
prœhistorischen Ethnol. Italiens, 1877), est d'avis qu'à 
ce sujet nous ne savons rien de positif, et il partage 
cette opinion de Denis d'Halicarnasse, que les Etrusques 
sont isolés de tous les autres peuples par leur langue 
et leurs mœurs. 

Il convient, en somme, d'être fort réservé et d'attendre 
le résultat de nouveaux travaux. Notre opinion est que 
Corssen n'a point démontré que l'étrusque fût une lan- 
gue italique ; mais on peut supposer — sans toutefois 
rien affirmer encore — que c'est un idiome indo-euro- 
péen. Il appartient à l'avenir de résoudre le problème. 



IL Dace. 

La Dacie ancienne, limitée au sud par le Danube, 
au nord-est par le Dniester, au nord-ouest par la Tisza, 
comprenait les .régions qui forment aujourd'hui le cercle 
hongrois d'au-delà de la Tisza, la Transylvanie, la 
Bucovine, le banat de la Ternes, la Valachie, la Mol- 
davie et la Bessarabie. 

Il ne reste de la langue dace que bien peu de débris, 
quelques noms de plantes cités par le médecin Dioscoride 
et un certain nombre de noms géographiques. Ces noms 
ont incontestablement une apparence indo-européenne; 
propedula « quintefeuille » rappelle la forme celtique 
pempedula. Mais le dace était-il une langue celtique, une 
langue germanique, une langue slave ? appartenait-il à 
quelque autre branche de la famille indo-européenne ? 
formnit-il par lui-même une branche indépendante et 



398 LA LINGUISTIQUE. 

distincte de toutes les autres ? C'est ce que l'on ne 
peut décider en l'état de la question. 

Un écrivain roumain, Hasdeu, explique sans aucune 
hésitation tous les noms géographiques daces qui nous 
ont été conservés par Ptolémée, Strabon, la Table de 
Peutinger; bien plus, il a cru retrouver l'ancien alphabet 
dace dans un alphabet qui s'était conservé, jusqu'au 
siècle dernier, chez les Széklers de la Transylvanie. Pour 
lui le dace aurait appartenu à une famille thraco-illy- 
rienne à laquelle se rattacheraient, entre autres idiomes, 
le phrygien et l'albanais (1). Cette thèse aurait demandé 
plus de développements que ne lui en a accordé son 
auteur. Il eût été bon de discuter l'opinion de ceux 
qui ont rattaché le dace aux langues germaniques 
(Grimm), aux langues slaves (Mùllenhoff), ou encore aux 
langues celtiques. (Consulter Dieffenbach, Vœlkerkundr 
Osteuropas, t. I er , p. 124.) 

III. Langues indo-européennes de VAsie Mineure. 

Il paraît avéré, aujourd'hui, qu'une grande partie des 
langues de l'Asie Mineure appartenaient à la famille des 
langues indo-européennes (2). C'est incontestablement le 
cas du phrygien et du lycien. 

On possède un assez grand nombre d'inscriptions ly- 
ciennes,dont quelques-unes sont bilingues, grec et lycien. 
Cette dernièie circonstance facilitera grandement, sans 
aucun doute, les progrès du déchiffrement de cette lan- 
gue; on peut dire, d'ailleurs, que son alphabet est fixé à 
présent d'une façon à peu près certaine. 

Pu phrygien on possède également quelques inscrip- 
tions, trouvées en Phrygie même, et une série de mots 

(1) Istoria critiqua a Romaniloru. Deuxième édition, t. I, 
p. 292. Bucharest. 1874. 

(2) Renan, Histoire des langues sémitiques, liv. I, chap. h, § 2. 



PHRYGIEN. 399 

cités par les auteurs anciens. Le nombre de ces derniers 
mots est assez important, et comme leur sens est bien 
fixé par les auteurs mômes qui les rapportent, ils peu- 
vent servir de point de départ, à toute l'étude du phry- 
gien. Leur inscription, sans doute, peut être plus ou 
moins exacte, mais il ne faut pas penser qu'elle soit trop 
défectueuse. 

Que l'on rapproche ces langues indo-européennes du 
grec ou des langues éraniennes, notamment de l'armé- 
nien, la transcription des mots de ces différents idiomes 
en langue grecque doit être relativement fidèle. Les an- 
ciennes langues éraniennes, en effet, ne sont pas fort 
éloignées des dialectes grecs, et il est permis de penser 
que les idiomes indo-européens de l'Asie Mineure relient 
davantage ces deux familles. 

Ils n'appartiendraient donc ni au groupe des langues 
éraniennes, comme l'ont pensé beaucoup d'auteurs, ni au 
groupe des dialectes grecs, mais ils formeraient une 
branche spéciale aussi rapprochée du grec que de l'ar- 
ménien et de l'ancien perse. 

Ce n'est encore là qu'une simple hypothèse que l'avenir 
pourra tout aussi bien renverser ou confirmer. Peut-être 
découvrira-t-on, d'ailleurs, que si certains idiomes de 
l'Asie Mineure sont intimement alliés, comme, par exem- 
ple, le coréen et le lycien, il en est d'autres qui n'ont 
entre eux que des rapports assez éloignés ; peut-être 
même faudra.-t-il les classer en deux groupes, dont l'un 
se rattacherait aux langues éraniennes, l'autre au grec. 
Mais la question est dans la première période d'étude, et 
ces différentes langues ne peuvent être rangées que parmi 
celles dont la classification n'est point encore possible. 



400 LA LINGUISTIQUE. 



IV. Langues indo-européennes dites « scrjthiques ». 

Au paragraphe dix-neuvième de notre quatrième cha- 
pitre nous avons dit que les expressions de « Scythes » 
et de « scythique » n'étaient que des noms géographiques 
et qu'elles s'appliquaient à un grand nombre de popu- 
lations ; différentes de race et de langue. Nous avons 
dit également que certaines populations appelées 
« scythiques » par les auteurs anciens, parlaient un 
idiome indo-européen (1) ; le lecteur voudra bien se 
rapporter à ce passage et nous ne mentionnons le fait, 
ici, que pour mémoire. Consulter, d'ailleurs, Fligier^ 
Znr Skytkenfrage, Vienne, 1878. 

V. Albanais. 

La question de l'origine de l'albanais et son classement 
dans la famille indo-européenne ont tourmenté bien des 
linguistes ; le problème n'est pas encore résolu. 

L'albanais occupe la région de l'empire turc donnant 
sur la mer Adriatique, la passe d'Otrante et la mer Io- 
nienne. Au nord, le territoire albanais confine aux Ser- 
bes monténégrins et à ceux qui font partie intégrante 
de l'empire ; à l'est, il confine dans sa partie supérieure 
aux Bulgares et dans sa partie inférieure aux Grecs de 
l'empire turc ; au sud, aux Grecs également. La plus 
grande longueur de ce territoire est d'environ quatre- 
vingt-quatre lieues, sa largeur moyenne de trente 
lieues environ. Au nord-est de Scutari, il comprend des 
enclaves serbes assez importantes, au centre, et surtout 
au sud, à l'est de Janina, des enclaves arméniennes non 
moins considérables. 

(1) Girard m Rhu.f. rtullofins do la Société d'anthronolotrie 
de Paris 1869, p. ïC. 



ALBANAIS. 401 

Le nombre «les Albanais esl d'environ un million el 

demi d'individus ; beaucoup moins nombreux que les 
Slaves de Turquie, ils l'emportent d'autre part sur les 
Turcs eux-mêmes et sur les Grecs soumis encore à la 
domination ottomane. Le nom véritable de l'albanais est 
celui de « skipetar ». 



Quelques auteurs ont voulu rapprocher l'albanais des 
langues slaves ; cette tentative a toujours échoué et il 
n'est point vraisemblable qu'elle réussisse jamais. Une 
opinion plus répandue a considéré l'albanais comme un 
parent assez intime de la langue grecque (Hahn Camar- 
da), mais on peut dire que cette assertion n'a jamais été 
vérifiée scientifiquement. D'après une troisième opinion 
(Blau), l'albanais doit être rattaché aux idiomes éraniens. 
Ces deux dernières opinions se concilieraient d'ailleurs 
assez bien si l'on admettait que les idiomes éraniens et 
le grec sont fort rapprochés l'un de l'autre (Picot). D'au- 
tres auteurs ont cherché à établir un rapprochement plus 
ou moins intime entre l'albanais et les langues italiques. 
Sont-ils plus près de la vérité que les partisans d'une 
origine hellénique ? C'est ce que nous ne voulons pas 
décider. La question, à nos yeux, demeure encore tout 
entière à résoudre. On sait que l'adjectif albanais pos- 
sède, comme celui des Slaves, une sorte d'appendice d'o- 
rigine pronominale, que le nom se suffixe un article, 
comme font le roumain ou le bulgare, mais tout le reste 
est fort obscur, surtout l'a conjugaison. 

Ce qui rend l'étude de l'albanais particulièrement dif- 
ficile, c'est que le lexique de cette langue est en grande 
partie composé d'éléments étrangers, latins, grecs, sla- 
ves, turcs et autres. On parviendra peut-être à dégager 
ces éléments d'emprunts. Déjà F. Miklosich a dressé un 
tableau des mots tirés du latin et des langues slaves ; 

LINGUISTIQUE. 26 



402 LA LINGUISTIQUE. 

ces derniers sont en grande partie des mots que le rou- 
main a empruntés lui aussi. 

Jusqu'à preuve nouvelle, pensons-nous donc, l'albanais 
ne peut que passer purement et simplement pour une 
langue indo-européenne ; ce fait est bien acquis, mais on 
ne saurait guère aller plus loin et rattacher d'ores et déjà 
l'idiome en question à telle ou telle branche particulière 
du groupe indo-européen. 



§ 10. Du mode de subdivision de la langue indo-européenne 
et de la région où elle fut parlée. 



I 



A peine avait-on constaté la parenté des différentes lan- 
gues indo-européennes, à peine avait-on reconnu qu'elles 
descendaient toutes d'un ancien idiome dont l'histoire 
avait perdu les traces, que l'on songea à les classer entre 
elles. Il s'agissait de les grouper selon leur degré d'af- 
finité, de les réunir en familles et de rapprocher à leur 
tour les unes des autres les familles qui paraissent offrir 
des traces d'une parenté plus intime. En d'autres ter- 
mes, il s'agissait de diviser la souche indo-européenne 
en branches, ces branches en rameaux, et ainsi de suite. 

Le premier rapprochement que l'on établit fut celui 
du grec et du latin ; on y était inévitablement poussé 
par les traditions de la philologie classique. 

On supposa donc qu'une seule et même langue, déta- 
chée des autres idiomes indo-européens, avait donné 
naissance à deux langues sœurs, à deux langues ju- 
melles, le grec et le latin. Cette branche gréco-latine, à 
laquelle il parut opportun de donner un nom, reçut celui 
de « pélasgique ». Jamais appellation ne fut moins justi- 



LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 403 

fiée. Loin de savoir, en effet, ce que c'étaient que les Pé- 
lasges, on peut à peine assurer qu'un peuple quelconque 
ait en aucun temps répondu à ce nom, et les quelques 
passages des histoires d'Hérodote où il se trouve relaté 
suffisent à empêcher tout auteur sérieux de lui attribuer 
une acception déterminée. 

Les travaux d'Eugène Burnouf et de Lassen sur l'an- 
cien perse et le zend permirent de rapprocher intime- 
ment les langues éraniennes du sanskrit. On supposa 
donc qu'il avait existé une langue commune indo-éra- 
nienne dont le sanskrit, d'une part, et les langues éra- 
niennes, d'autre part, seraient sortis à un moment 
donné. 

La grande ressemblance du lithuanien et des langues 
slaves fit accepter également une langue commune letto- 
slave ; cette langue letto-slave aurait, à son tour, une 
origine commune avec le type des langues germaniques, 
et ainsi de suite. 

Plusieurs systèmes assez tranchés se trouvent ici en 
présence. Certains auteurs, par exemple, ont adopté le 
tableau que voici : 



Sanskrit. 
Indo-éranien. I Eranien. 



Indo- 



Grec. 



««■> fu& |Ilali<Iue - 

Européen. ) Celtique. 



I Germanique. 
Germano- ) 

letto-slave. ( Letto-slave > Leltique. 

/ Slave. 



Schleicher envisageait cette répartition d'une façon dif- 
férente et dressait cet autre tableau : 



404 LA LINGUISTIQUE, 



Letto-slavo- ^ Germanique. 

Igcrmanique. / Letto-slave. ^Lettique. 

] /Slave. 

Indo-européen. _, , . , ■ . . 

' Gréco-italo- ( Italo- l Celtique. 

Aryo-gréco-l cellique ' celUque. (italique. 

Halo-celtique.^ Grec. 

\Eranien. 
Ari< i ue - /Hindou. 



Dans ce tableau, il n'y a donc plus de langue spécia- 
lement européenne, et une partie des langues de l'Europe 
seraient plus rapprochées du sanskrit et des idiomes éra- 
niens que des autres langues européennes. Cette théorie, 
malgré l'autorité de son auteur, ne paraît pas avoir 
gagné beaucoup de partisans. Généralement on a préféré 
s'en tenir à la division en indo-éranien et en européen (1). 
Certains auteurs, admettant d'ailleurs cette double divi- 
sion, comprenaient de différentes façons les sous-divi- 
sions ; les uns, par exemple, rapprochaient davantage 
les langues celtiques des langues germaniques, d'autres 
les rapprochaient plus volontiers du latin. 

D'ailleurs, la théorie de la ramification de la souche 
commune indo-européenne n'est pas acceptée universel- 
lement. Elle a été attaquée simultanément en France et 
en Allemagne dans deux écrits tout à fait indépendants 
l'un de l'autre et publiés isolément à la même époque. 
L'un de ces écrits est de l'auteur de ces lignes (2), l'autre 
de Johannes Schmidt (3). Cet auteur admet encore une 



(1) Havet. L'Unité linguistique européenne. Mémoires de la 
été de linguistique, t. II. p. 261. 

(2) Notice sur les subdivisions de la langue commune indo- 
européenne. Comptes rendus de la première session de l'As60 

on française pour l'avancement des sciences, p. 736. Bor- 
deaux, 1872. 

(3j Die Verwandl8cha{tsoerhâltnisse der indo-germanischen 
Sprachen. Weimar, 1872. 



LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 405 

unité linguistique indo-éranienne et une unité letto-slave, 
mais il se refuse à aller plus loin. Il cherche à démon- 
trer que, si du côté de l'occident les langues slaves et let- 
tiques sont indissolublement liées aux langues germani- 
ques, elles se trouvent tout aussi liées, du côté de l'orient, 
aux idiomes éraniens et hindous : non seulement, donc, 
il n'a point existé d'idiome commun germano-letto slave, 
mais il n'a point existé non plus d'idiome spécialement 
européen, nettement distinct du sanskrit et des langues 
éraniennes. Le grec, d'autre part, serait tout aussi insé- 
parable d'avec les deux familles asiatiques que d'avec la 
branche italique, et les langues celtiques ne pourraient 
pas être groupées à plus juste titre avec les langues ita- 
liques qu'avec les langues germaniques. Cette question 
n'est pas de celles que l'on puisse trancher après une 
étude de quelques instants, car elle est fort complexe. 

En ce qui nous concerne, nous pensons qu'il n'a point 
existé de groupes secondaires entre la langue commune 
indo-européenne et les groupes éranien, hellénique, ger- 
manique et autres. 

Sans doute, certains idiomes indo-européens sont plus 
rapprochés, en somme, de quelques-uns de leurs congé- 
nères que de quelques autres d'entre eux ; le latin, par 
exemple, est plus intimement allié aux langues celtiques 
qu'aux langues éraniennes. Mais s'ensuit-il qu'il faille 
conclure à une langue commune italo-celtique ? Assuré- 
ment non. 

Nous ne connaîtrons jamais, selon toute vraisem- 
blance, les motifs qui déterminèrent les populations dont 
la langue était l'indo-européen commun à entreprendre 
leurs grandes migrations ; mais nous pouvons penser, 
sans crainte d'erreur, qu'avant leurs migrations, ces po- 
pulations occupaient un territoire assez vaste. En ces 
larges limites la langue commune indo-européenne ne 
devait-elle point se modifier, s'altérer, se corrompre de 



406 LA LINGUISTIQUE. 

façon différente dans les différentes tribus établies sur 
ce territoire ? Nous pensons qu*il n'en pouvait être autre- 
ment. Ces modifications, ces altérations ne furent évi- 
demment pas les mêmes en tous lieux ; ici, par exemple, 
elles purent s'attaquer de préférence aux sifflantes, là 
aux explosives, ailleurs aux formes elles-mêmes des 
mots. On peut admettre en outre que, selon toute vrai- 
semblance, les modifications qu'acceptait telle ou telle 
tribu devaient, à peu de chose près, être de la même 
nature que les modifications acceptées par la tribu voi- 
sine ; plus les groupes se trouvaient distants, plus ils de- 
vaient montrer de différences. En d'autres termes, il de- 
vait y avoir plus de diversité entre le groupe de l'ex- 
trême est et celui de l'extrême ouest, qu'entre ce dernier 
et un groupe central. Cette espèce de série, cette sorte de 
continuité est toute naturelle et, de nos jours, nous la 
retrouvons dans les patois. 

Nous n'avons pas à nous enquérir des causes qui dé- 
terminèrent la tendance générale propre à tel ou tel 
ensemble de tribus voisines. Ces causes nous resteront 
peut-être à jamais inconnues ; mais ce que nous pouvons 
parfaitement admettre, c'est que ces unités secondaires, 
ces branches intermédiaires dont nous parlions tout à 
l'heure, par exemple la prétendue langue italo-celtique, 
n'ont jamais eu d'existence réelle. C'est un besoin immo- 
déré de classification qui les a mises au jour. En fait, 
elles n'ont point vécu. On les a multipliées, mais on pou- 
vait les multiplier bien plus encore ; il serait facile de 
restituer uh idiome commun helléno-slave, érano-celti- 
que, italo-germanique. Une fois dans le domaine de la 
fantaisie, il n'y aucun motif de s'arrêter. 



LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 407 



II 



Avant d'en terminer avec les langues indo-européen- 
nes, il nous reste à dire quelques mots d'une question' 
assez débattue et que nous ne pouvons passer sous 
silence, celle du pays où fut parlée la langue indo-euro- 
péenne commune. 

Distinguons tout d'abord la question de race de la ques- 
tion de la langue. 

Lorsqu'il s'agit de la formation même du langage arti- 
culé, le facteur de la race est non seulement capital, il 
esl unique. Acquisition de la faculté du langage articulé, 
formation des premiers systèmes de langues et formation 
«les premières races humaines tombent à un seul et même 
moment. Cela a été le sujet de notre chapitre second, 
sur lequel nous n'avons point à revenir en cet instant. 
Nous insistons simplement sur ce fait que, si les races 
d'Europe sont réellement des races européennes, telles, 
au moins, que nous les voyons aujourd'hui, il ne s'ensuit 
en aucune façon que les langues indo-européennes de nos 
régions y aient également pris naissance. Cette distinc- 
tion est capitale, et on la néglige trop souvent. Nous pou- 
vons dire plus encore ; s'il est juste de parler de langues 
indo-européennes, il est absolument vicieux de parler 
d'une « race » indo-européenne. Une telle race n'existe 
point, et ceux-là seuls peuvent en disserter, la décrire 
même et tracer ses frontières, qui n'ont aucune notion 
d'anthropologie. 

Allons plus loin. S'il est certain qu'une langue indo- 
européenne commune a été parlée jadis en une région 
quelconque, il n'est nullement certain que les individus 
parlant cette langue aient appartenu à une seule et 
même race. L'indo-européen commun a été formé, sans 
doute, en un seul et unique centre ; mais la période de 
formation une fois passée, rien ne dit qu'il ne se soit pas 



408 LA LINGUISTIQUE. 

étendu sur différentes populations très étrangères, 
comme nous avons vu le latin rustique s'étendre sur les 
populations voisines du Guadalaviar, de la Garonne, 
de la Somme, de l'Adige et du bas Danube. Bien des 
hypothèses sont permises à ce sujet. En définitive, il n'y 
a ici qu'un fait, un seul fait bien avéré auquel nous puis- 
sions nous en tenir : le fait de l'existence de cette langue 
commune indo-européenne, abstraction faite de toute 
question de race. 

Cela bien acquis, nous pouvons aborder notre sujet 
sans crainte de malentendus. 

Il y a une trentaine d'années, l'on s'accordait assez 
généralement à donner pour patrie à la langue com- 
mune indo-européenne « le vaste plateau de l'Iran », 
comme dit Pictet, « cet immense quadrilatère qui s'étend 
de l'Indus au Tigre et a l'Euphrate, de l'Oxus et du 
Iaxartes au golfe Persique » (1). Cette région correspond 
à la Perse actuelle et aux pays qui lui sont limitrophes 
à l'est et à l'ouest. On trouva, avec juste raison, que 
l'indication d'une aire aussi considérable était trop 
vogue, et l'on chercha à la restreindre. Les traditions 
de l'Avesta aidant, on émit l'opinion que la Baktriane 
devait être regardée comme la patrie ancienne des pré- 
tendus « Aryas », c'est-à-dire des individus qui parlaient 
la langue commune indo-européenne. Mais n'était-ce pas 
donner à la tradition éninienne un sens beaucoup plus 
large que celui qu'elle avait en réalité? A la rigueur, 
TAvesta pouvait encore se souvenir d'une patrie plus 
ancienne des Eraniens ; niais celle-ci avait-elle été en 
même temps la patrie commune de toutes les familles 
indo-européennes? On n'était pas en <li"it de l'affirmer ; 
pareille conclusion dépassait beaucoup les p remis 
C'est ce que l'on a compris facilement. 

(1) Les OnV/i'ne.s indo-européennes ou les An/as primitifs. 
Essai de paléontologie linguistique, i. I, p. 35. Paris, 1859. 



LANGUES IM 10 -El ROPÉENNES. 409 

Les moyens 1rs plus suis d'arriver à la solution cher- 
chée devaient être demandés à la linguistique. 

Les indications que peut donner le lexique comparé 
des langues indo-européennes sur les termes géographi- 
ques et topographiques; sur les noms des cours d'eau, 
des montagnes, sur ceux des métaux, des plantes, des 
animaux, ne donnent que des renseignements très va- 
gues. On peut les attribuer à une foule de régions ; ils 
s'appliquent aussi bien à l'Assyrie qu'à la Baktriane. 

En s'en rapportant à la physionomie générale des 
idiomes indo-européens, on conclut du fait de la con- 
servation même du sanskrit, à cette opinion qu'il devait 
être moins éloigné que ses congénères de l'ancien centre 
linguistique. Il sembla raisonnable d'admettre que ceux 
de ces idiomes qui, dans leur ensemble, se rapprochent 
de la façon la plus fidèle du type indo-européen com- 
mun, sont également ceux qui se sont le moins éloignés 
des régions où ce type commun était parlé. 

De là cette première conclusion : entre toutes les lan- 
gues indo-européennes, le sanskrit et les langues éra- 
niennes sont celles qui se sont le moins éloignées de la 
région où était parlé lindo-européen, tandis que les 
langues celtiques s'en sont éloignées plus que ne l'ont 
t'ait toutes les autres. 

Au second degré de- conservation, l'on dut placer les 
dialectes grecs au sud-est de l'Europe, les langues let- 
tiques et slaves au nord-est ; au troisième degré, les lan- 
gues germaniques au nord, les langues italiques au sud. 
Ces deux dernières lu-anches rejoignent l'une et l'autre 
les langues celtiques placées au quatrième et dernier 
degré. 

Pictet conclut. Traçant une ellipse assez allongée, il a 
regardé l'un des foyers de cette ellipse, celui de droite, 
comme le point où aurait été parlé l'indo-européen com- 
mun. A peu de distance de ce foyer, vers la droite, il 



410 LA LINGUISTIQUE. 

place au bas le sanskrit, plus haut les langues éranien- 
nes. Suivant ensuite de droite à gauche les deux bran- 
ches de l'ellipse, il place au centre, dans le haut, les 
langues letto-slaves ; au «entre, dans le bas, les idiomes 
grecs ; ces deux groupes sont encore assez rapprochés 
du foyer de droite, mais moins que ne le sont les langues 
éraniennes et le sanskrit. Poussant encore vers la gau- 
che, Pictet place les langues germaniques en haut, et 
les langues italiques en bas, dans la même position 
vis-à-vis du foyer de gauche qu'occupent les langues 
éraniennes et le sanskrit vis-à-vis du foyer de droite. 
Plus à gauche encore, tout à l'extrémité de la ligne 
transverse horizontale de l'ellipse, se trouvent les lan- 
gues celtiques, entre les langues germaniques et itali- 
ques : elles sont ainsi les langues les plus éloignées du 
foyer de droite, c'est-à-dire du prétendu point de départ. 

Il est aisé de construire cette figure. Elle est sans doute 
très ingénieuse, et au premier moment on est fort tenté 
de l'adopter ; elle concorde assez bien, d'ailleurs, avec 
l'hypothèse qui regarde la Baktiïane comme la région 
où fut parlée la langue indo-européenne. 

Mais, en réalité, on peut l'interpréter de deux façons 
et lui donner deux Bena bien tranchés. Le premier sens 
est celui qu'en tire Pictet ; voici le second : il se peut que 
le centre commun recherché ne se trouve pas au foyer 
de droite de l'ellipse, mais qu'il soit situé plus sur la 
droite, en dehors même de l'ellipse, c'est-à-dire vers la 
frontière chinoise. Avec cet autre centre, le sanskrit et 
les langues éraniennes resteraient toujours au premier 
d( gré, le grec et le letto-slave au second, Les langues ger- 
maniques et italiques au troisième, les langues celtiques 
au quatrième et dernier. 

La théorie qui plaçait dans l'Asie centrale, dans la 
haute Asie, la patrie de l'indo-européen commun a été 
vivement attaquée. 



LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 411 

L'Anglais Latham fut le premier, semble-t-il, qui opina 
pour une origine européenne. Quelques auteurs l'ont 
suivi. Il en est parmi ceux-ci qui se sont efforcés de don- 
ner quelque apparence scientifique à leur assertion, il 
on est d'autres qui ont tranché net cette question spé- 
ciale avec autant d'audace que d'incompétence. 

Certaines personnes, par exemple, voyant les mots 
celtiques plus courts que les mots sanskrits, en ont 
inféré qu'ils étaient plus simples, partant plus primitifs, 
et s'éloignaient moins du type commun. C'est de la 
linguistique au millimètre. Avec ce procédé, l'anglo- 
saxon proviendrait de l'anglais, le latin du français, le 
vieux perse du persan. 

D'autres auteurs, arguant de ce fait que le type blond 
aux yeux bleus se présente plus particulièrement dans 
des pays de langue allemande, en concluent, on ne sait 
trop pourquoi, que l'indo-européen commun a été parlé 
en Gennanie. Ils confondent ici la langue et la race, 
ou, pour mieux dire encore, la langue et les races ; c'est 
une méprise sur laquelle nous ne pouvons même pas 
nous arrêter. 

Peu nous importe que les populations qui parlèrent 
l'indo-européen commun aient été blondes ou brunes, 
ou qu'il y en ait eu parmi elles et de blondes et de 
brunes ; ce n'est pas en question : la langue seule nous 
occupe et non point la race. Nous n'appelons même pas 
à notre aide le secours de l'archéologie, qui, pourtant, 
enseigne d'une façon claire et nette qu'à l'époque où 
l'Orient connaissait déjà une certaine civilisation, l'Oc- 
cident en était encore à l'état sauvage, ou à peu près. 

Benfey, se fondant sur le manque de noms primitifs 
communs pour les grands carnassiers asiatiques, opina 
que l'indo-européen devait avoir été parlé en Europe 
(Geschichtr der Sprachwissensch., p. 600). Peschel, 
Brunnhofer et d'autres auteurs opinent pour l'Arménie. 



tlL U LINGUISTIQUE. 



Fr. Mùller se prononce pour la demeure européenne, 
sans la préciser, et est d'avis que les langues aryennes 
de l'Asie ont gagné par voie de migration les régions 
où elles sont aujourd'hui parlées. Les grammairiens qui 
tiennent le grec pour le mieux conservé des idiomes de 
la famille supposent que la patrie primitive dont il s'agit 
doit être cherchée vers le sud-est de l'empire. Penka 
(Die Herkunft der Aryer, 1886) fait de la Scandinavie le 
premier centre de rayonnement des soi-disant Aryens et 
place leur première demeure dans l'Europe du sud- 
ouest, Cette opinion ne concorde pas avec les derniers 
résultats de l'anthropologie. Il semble, au contraire, que 
les idiomes aryens aient été importés, vers la fin de l'in- 
dustrie de la pierre taillée, par la population brachycé- 
phale qui, venant de l'est, pénétra jusque vers l'Atlanti- 
que. Cette population apporta sa langue, ses mœurs, 
aux anciens habitants dolichocéphales (Cf. Hovelacque 
et G. Hervé, Précis d'anthropologie, p. 367, 583). L'erreur 
de Penka provient de ce quïl confond les dolichocéphales 
« paléolithiques » avec les dolichocéphales « néolithi- 
ques »,, ancêtres des blonds de l'Allemagne du Nord. 

Si toutefois l'on remonte le courant de l'invasion de la 
population à tête courte, que nous supposons avoir ap- 
porté dans l'Europe occidentale les langues indo-euro- 
péennes, on s*arrête, après avoir franchi l'Europe cen- 
trale, aux pays du bas Danube. Faut-il remonter plus 
loin vers l'est ? C'est ce quïl est difficile de faire dans 
l'état actuel des connaissances. Cette question vidée, il 
lestera à rechercher dans quelle région les blonds du 
nord de l'Europe ont reçu eux-mêmes les idiomes indo- 
européens. 
En somme, l'obscurité est loin encore d'être dissipée. 



CHAPITRE VI. 



PLURALITÉ ORIGINELLE DES LANGUES 
ET TRANSFORMATION DES SYSTÈMES LINGUISTIQUES. 

Arrivés au terme de ce long examen, nous avons à 
jeter en arrière un coup d'oeil d'ensemble et à récapitu- 
ler, dans un chapitre final, les points les plus impor- 
tants de notre étude. 

Nous avons tout d'abord à revenir sur la question de 
la doctrine et de la méthode. Ce sujet est le premier 
qu'il nous ait fallu aborder ; c'est celui qui doit attirer 
en dernier lieu notre attention. La doctrine, la méthode 
dominent les sciences contemporaines ou, pour mieux 
dire, elles font corps avec elles, et l'on ne saurait trop 
insister sur ce fait capital ; cette alliance indissoluble, 
cette sorte d'identification est la caractéristique même 
de ce nouvel état de choses. 



§ 1. Comment se reconnaît la parenté des langues. 

Il arrive souvent aux personnes dont les connais- 
sances linguistiques ne sont que très imparfaites, très 
s\iperficielles, de regarder sans hésitation comme pro- 
ches parentes les familles de langues qu'un auteur vrai- 
ment compétent n'osera point rapprocher les unes des 
autres et que parfois même il déclarera irréductibles. 
L'étymologie n'est jamais plus dangereuse que sur ce 
terrain. Pour tout dire, elle n'y connaît pas d'obstacles. 



414 LA LINGUISTIQUE. 

Les préoccupations bibliques ont contribué plus que 
toute autre cause à développer la manie funeste de 
l'étymologie. Il s'agissait, il importait de rattacher aux 
langues sémitiques tous les idiomes de l'univers, ou 
bien par voie de descendance directe, ou bien par voie 
de parenté collatérale. On renonçait, au besoin, à faire 
'de l'hébreu la mère de toutes les langues, mais il fallait 
au moins les rattacher toutes, y compris l'hébreu, à 
une souche commune à une seule et même langue mère. 

C'est un fait qui ne se laisse plus discuter à l'heure 
actuelle, et, sous quelques réserves que ce soit, parler 
encore de cette langue commune soi-disant primitive, 
c'est faire preuve d'une complète ignorance de la mé- 
thode linguistique. 

Avant tout, dans la comparaison des langues, il faut 
négliger la ressemblance pure et simple des mots. Deux 
mots dont le sens est presque le même dans deux lan- 
gues différentes, dont le sens, si l'on veut, est absolu- 
vu put le même, peuvent n'avoir rien de commun. La 
concordance lexique sans la concordance grammaticale 
est nulle et non avenue. L'étymologiste s'en empare, s'en 
contente et ne veut pas voir plus loin ; le linguiste ne 
s'y arrête même pas. 

Aux yeux de ce dernier, la dissection de deux mots 
plus ou moins semblables peut seule prouver leur pa- 
renté ; à aucun titre il ne s'accorde le droit de com- 
parer deux mots tout faits. Les éléments formatifs de 
deux mots sont-ils bien les mêmes, leur racine est-elle 
également la même, dans ce cas il est légitime de les 
regarder comme deux mots correspondants, de leur don- 
ner une origine commune ; si ces conditions ne se trou- 
vent pas réunies, les deux mots en question ne peuvent 
être identifiés, quelle que soit leur homophonie. 

Prenons pour exemple le mot un dans différentes lan- 
gues et voyons comment on a pu rapprocher sans cri- 






PARENTE DES LANGUES. 415 

tique aucune les mots qui servent à l'exprimer dans les 
langues en question 

Tout d'abord les celtomanes n'ont pas manqué de trou- 
ver au mot français un une origine celtique, grâce au 
gallois un, au comique un, à l'armoricain eun. A leurs 
yeux, ces formes diverses se rapprochent plus du mot 
français dont il s'agit que ne s'en rapproche le latin 
n n h s : un celtique, un français c'est, disent-ils, un seul 
ot même mot ; c'est du celtique et non du latin, que pro- 
vient donc le français. Rien n'est plus inexact. Le celto- 
mane, en effet, néglige ici deux facteurs importants. L'un 
de ces facteurs, c'est la forme antique du français un. 
Au onzième siècle, dans la langue française à deux cas, 
le nominatif du mot en question était uns. Est-ce le cel- 
tique un, eun qui expliquera la sifflante qui se trouve à 
la fin de ce nominatif uns ? Assurément non. C'est le 
latin unus qui pourra seul en rendre compte. Un autre 
facteur, avons-nous dit, a été également négligé dans 
le rapprochement du mot celtique et du mot français. 
Avant de parler d'un celtique un, il s'agissait de com- 
parer le gallois et le comique un au gaélique 6in et il 
fallait ramener ces deux formes à une forme commune. 
Mais le celtomane n'a que faire des procédés méthodi- 
ques de la linguistique. Le celtomane n'est qu'étymolo- 
giste, et s'il n'était étymologiste il ne serait pas celto- 
mane. 

N'a-t-on pas rapproché aussi l'anglais one « un » et 
le malayâla onn" ? Il suffisait cependant, pour éviter ce 
rapprochement imprévu, de comparer d'une part la 
forme du malayâla aux autres formes dravidiennes, et 
de se rappeler le thème gothique aina-, au nominatif 
ains. 

Nous devons beaucoup sans doute aux missionnaires 
qui songent à rapporter des pays peu connus qu'ils ont 
visités des séries de mots et de phrases, des essais de 



416 LA LINGUISTIQUE. 

grammaire, ces essais fussent-ils (comme c'est presque 
toujours le cas), absolument dépourvus de méthode ; 
mais que dire de la manie étymologique qui les tour- 
mente à peu près tous sans exception ? Ils n'hésiteront 
jamais, par exemple, à comparer des mots polynésiens, 
des mots cafirs, des mots américains à des mots latins 
ou français. Que le français et le latin aient une histoire, 
un long passé, cela leur est complètement indifférent ; 
que l'américain soit agglutinant, que le latin possède 
une flexion véritable, cela leur importe peu. Ils pren- 
nent les mots tout faits, au hasard, sous leur forme 
actuelle et décident sans plus tarder de leur identité. 

L. Adam a très justement dit, au premier Congrès des 
américanistes, où l'on rapprochait sans critique aucune 
le basque, le bas-breton, l'algonquin et bien d'autres 
langues encore : « Dans l'intérieur d'une même famille 
les rapprochements de mots sont légitimes et concluants, 
à la condition d'être opérés en conformité avec les rè- 
gles de la phonétique et de la dérivation, sans le respect 
desquelles l'étymologie n'est qu'un art puéril, indigne 
d'occuper l'attention des vrais savants. Quand, après de 
fortes études préparatoires, un linguiste sachant son 
métier aborde la texicologie d'une famille de langues, 
qu'il se renferme dans ce domaine et qu'il opère scien- 
tifiquement, c'est-à-dire d'après des règles certaines, les 
rapprochements qu'il fait ont toujours chance d'être fon- 
dés. Que si, au contraire, il entreprend de passer d'une 
famille à une autre, ni la science acquise, ni les règles 
ne lui serviront à rien, et il aboutira fatalement à des 
résultats sans consistance. » Op. cit., t. II, p. 40. 

C'est en termes non moins explicites que J. Vinson 
répondit à ces mêmes rapprochements du basque et des 
langues américaines : « Pour déterminer la nature et 
la place naturelle d'un idiome nouveau, le linguiste doit 
tenir compte des particularités qu'il présente dans cha- 



PARENTÉ DES LANGUES. 417 

cune des divisions de la grammaire. Il faut, pour qu'une 
langue soit définitivement classée, connaître les sons 
qu'elle emploie et leurs variations, les éléments forma- 
tifs dont elle se sert et leur mode de groupement, les ra- 
cines qui constituent son corps matériel, enfin les règles 
principales de sa syntaxe. Il n'est pas moins nécessaire 
de ne comparer que des idiomes pris à un même degré de 
formation, en les ramenant par exemple au point culmi- 
nant de leur développement formel. Enfin, pour con- 
clure à une communauté d'origine de deux idiomes, il 
serait indispensable que leurs principaux éléments gram- 
maticaux soient non seulement analogues par leur fonc- 
tion, mais encore qu'ils se ressemblent phonétiquement 
d'une manière suffisante pour rendre admissible l'hypo- 
thèse de leur identité primitive. 

« La parenté de deux ou plusieurs langues ne saurait 
en effet résulter uniquement d'une même physionomie 
extérieure. Si les racines significatives, qui sont, après 
tout, le fond propre, la haute originalité du langage, se 
trouvent totalement différentes de l'une à l'autre, il sera 
sage de ne point affirmer que ces langues proviennent 
d'une source commune... Que prouvent des listes de 
mots réunis sans ordre par un voyageur, un amateur de 
circonstance, qui n'a d'autre mérite, d'autre expérience, 
d'autre science même que sa bonne volonté ? Pour que de 
pareils rapprochements soient probants, il faut qu'ils 
viennent seulement après que l'on a démontré l'identité 
générale des grammaires, après qu'on a distingué les 
éléments formatifs, après qu'on a ramené les mots signi- 
ficatifs et les mots de relation à leur plus simple et plus 
primitif aspect sonore. » Op. cit., t. II, p. 52 ss. 

On ne saurait trop le répéter, serait-ce des centaines 
et des centaines de mots tout faits appartenant à deux 
langues quelconques qu'on eût à comparer, cette com- 
paraison ne ferait point avancer d'un pas la question 

LINGUISTIQUE. 27 



418 LA LINGUISTIQUE. 

de la parenté de ces deux langues. Ce qu'il s'agit de dé- 
montrer, c'est tout autre chose que l'existence de ces 
rapports fortuits : c'est l'identité des racines réduites à 
leur forme la plus simple ; c'est l'identité des éléments 
formatifs du mot ; c'est l'identité de fonctionnement de 
ces éléments; en un mot, c'est l'identité grammaticale. 

Il n'y a point à tenir compte des études soi-disant com- 
paratives qui ne seraient pas basées sur ces principes 
sévères ; elles ne sont plus de notre temps. 

Ce n'est pas, d'ailleurs, qu'il soit toujours facile de ne 
point se laisser entraîner. Bopp lui-même a tenté par 
deux fois des rapprochements bien malheureux entre des 
groupes de langues tout à fait distincts. Les langues du 
Caucase lui parurent un jour se rattacher aux langues 
indo-européennes, et il chercha à le démontrer. Ce fut 
sans succès. Dans cette malheureuse tentative, Bopp 
n'était pas demeuré fidèle à la méthode qui lui avait si 
bien réussi dans la comparaison des langues indo-euro- 
péennes. 

Il ne fut pas plus heureux lorsqu'il s'efforça d'appa- 
renter aux mêmes langues indo-européennes, notamment 
à la branche hindoue, les langues maléo-polynésiennes. 
On a sans peine démontré scientifiquement combien ces 
deux groupes d'idiomes sont à tous égards différents l'un 
de l'autre. 

Tout d'abord leur phonétique est parfaitement dis- 
tincte ; le malai, par exemple, ne connaît pas les aspi- 
rées dont le sanskrit et les langues néo-hindoues sont 
si bien pourvues. A rencontre du sanskrit, le malai peut 
dériver la racine au moyen de préfixes, c'est-à-dire d'élé- 
ments placés avant, et non après cette racine ou le 
thème du mot : dans les langues indo-européennes, la 
dérivation a toujours lieu par suffixes, c'est-à-dire par 
les éléments placés après la racine, après le thème, et 
non avant. Le malai ne connaît point, comme les langue^ 



PLURALITÉ DES SYSTÈMES LINGUISTIQUES. 410 

indo-européennes, des cas véritables, des suffixes per- 
sonnels véritables ; et nous pouvons ajouter que ces dif- 
férences capitales ne sont pas les seules (1). 

Bopp s'était fié malheureusement à des rapproche- 
ments lexiques (qu'expliquaient d'ailleurs fort bien de 
nombreux emprunts faits à l'Inde par les Malais), et 
cette sorte de rapprochements, nous ne saurions trop le 
répéter, n'a de valeur qu'autant qu'ont été résolues la 
question de la phonétique et celle de la formation même 
des mots. 



§ 2. Pluralité originelle des systèmes linguistiques. 

On a cherché souvent à rapprocher l'un de l'autre le 
système des langues indo-européennes et celui des lan- 
gues sémitiques : on a voulu leur trouver une origine 
commune, les ramener à des formes communes. On a 
toujours échoué dans cette entreprise. Le sanskrit est 
aussi distinct de l'arabe et de l'hébreu qu'il l'est du 
tagala et du javanais. Non seulement il n'y a point 
d'identité grammaticale entre le système des langues 
sémitiques et celui des langues indo-européennes, mais 
ces deux systèmes, ainsi que nous l'avons dit plus haut, 
comprennent la flexion d'une manière toute différente. 
Leurs racines sont tout à fait distinctes, leurs éléments 
formatifs sont essentiellement divers, et il n'y a nul 
rapport entre les deux modes de fonctionnement de ces 
éléments L'abîme n'est pas seulement profond entre les 
deux systèmes ; il est infranchissable. 

t( Quand deux langues peuvent-elles être scientifique- 
ment tenues, dit H. Chavée, pour deux créations radica- 
lement séparées ? Premièrement : quand leurs mots 

(1) Rcisc àcr œsterf. Frégate Novara um die Erde. Linguisti- 
cher Thcil. p. 273. Vienne. 1868. 



420 LA LINGUISTIQUE. 

simples ou irréductibles à des formes antérieures n'of- 
frent absolument rien de commun, soit dans leurs étoffes 
sonores, soit dans leur constitution syllabique. Secon- 
dement : quand les lois qui président aux premières 
combinaisons de ces mots simples diffèrent absolument 
dans les deux systèmes comparés (1). » 

C'est le cas des langues sémitiques et des langues indo- 
européennes, c'est le cas d'un nombre considérable de 
systèmes linguistiques. La conséquence de ce fait est 
grande. 

Si c'est la faculté de langage articulé qui est la 
propre et la seule caractéristique de l'homme, ainsi que 
nous l'avons dit dans notre chapitre second, et si les dif- 
férents systèmes linguistiques que nous connaissons sont 
irréductibles, ils ont pris naissance isolément en des ré- 
gions bien distinctes. Il en résulte que les premiers êtres 
qui furent en voie d'acquérir la faculté du langage arti- 
culé ont gagné cette faculté en différents lieux à la fois 
et ont donné naissance ainsi à plusieurs races humaines 
originellement distinctes. 

« Les anthropologistes français, dit le général Fai- 
dherbe (2), étaient généralement convenus que, la parole 
articulée distinguant seule radicalement l'homme des 
animaux, les précurseurs de l'homme ne devaient pas 
être désignés par le nom d'hommes, lorsqu'ils ne possé- 
daient pas encore cet attribut. On comprend que ce n'est 
là qu'une affaire de mota, de convention. La seule chose 
importante, c'est de savoir si, chez cet être, qu'on l'ap- 
pelle homme ou non, le langage a pris naissance sur 
un seul point, en une seule fois, ou bien d'une manière 
multiple, sous le rapport des lieux et des temps. Or, l'ir- 
réductibilité des langues humaines à une seule souche 



(1) Les Lannurs ri 1rs Rnrrs, p. 13. Piri?. ISO?. 

(2) Essai sur In lanqur poule. Pnris, 1S7.">. 



PLURALITÉ DES SYSTÈMES LINGUISTIQUES. 421 

prouve que la seconde hypothèse est la vraie. Si l'homme 
n'eût acquis cette faculté, conséquence des progrès de 
son organisation, que d'une manière unique, le langage 
fût resté sensiblement le même dans sa descendance, ou 
du moins on trouverait dans toutes les langues des tra- 
ces de cette origine commune. La diversité extrême des 
langues et de leurs procédés prouve qu'elles ont été 
créées indépendamment les unes des autres, et probable- 
ment à des époques très différentes. Comme, en outre, 
les principales familles irréductibles de langues corres- 
pondent d'une manière générale aux grandes races de 
l'humanité, nous admettons que le langage a pris nais- 
sance d'une manière indépendante chez diverses variétés 
distinctes de ce que Frédéric Mûller appelle Yhomo pri- 
migenius, de ce que les anthropologistes français appel- 
lent les précurseurs de l'homme. » 

La linguistique apporte ainsi aux polygénistes un ar- 
gument capital. Leur arsenal était déjà bien fourni, il 
s'enrichit d'une arme nouvelle. 

La langue étant un produit de la nature elle-même, 
étant la fonction d'un nouvel organe, il est évident que 
deux systèmes linguistiques irréductibles entre eux in- 
diquent deux organes producteurs différents. 

L'histoire nous apprend qu'un grand nombre de fa- 
milles linguistiques se sont éteintes sans postérité ; cela 
est le fait de la concurrence vitale qui s'applique à la 
nature entière, partout et toujours. Plus nous remontons 
dans le cours des âges, plus nous trouvons de familles 
linguistiques indépendantes. C'est également le fait des 
races humaines. 

Nous pouvons soutenir sans témérité que le primate 
précurseur de l'homme a dû acquérir sur bien des points 
à la fois ou successivement la faculté du langage arti- 
culé qui devait l'élever à la condition d'homme. 

La linguistique nous conduit, en effet, à ce résultat, 



422 LA LINGUISTIQUE. 

en nous enseignant la multiplicité des systèmes linguis- 
tiques irréductibles (1). 



3. Dans la vie historique, les langues peuvent 
ne plus correspondre aux races. 



On comprend ainsi, nous l'avons dit déjà, que dans la 
période historique de l'humanité il ne puisse plus naître 
de nouveaux systèmes de langues. L'origine du lan- 
gage, l'acquisition de la faculté du langage articulé.étant 
identique avec la formation des premières races hu- 
maines, il s'ensuit que, le précurseur de l'homme une 
fois éteint, la formation de nouvelles familles linguis- 
tiques est absolument impossible. Tout effet nécessite 
une cause, et, la cause disparaissant, il n'y a plus 
'd'effet possible. 

Mais, lorsqu'elles sont entrées dans la période histo- 
rique, les langues peuvent disparaître, comme peuvent 
disparaître les races. 

Une foule d'exemples se présentent ici, parmi lesquels 
nous n'avons que l'embarras du choix. 

On sait que les Finnois et les Lapons appartiennent à 
deux races essentiellement différentes ; pourtant le 
suomi, que l'on parle en Finlande, et la langue des 
Lapons, font partie d'une seule et même famille. 

En Asie, nous voyons les différentes langues du 
groupe hindou acceptées par des populations se ratta- 
chant à une ou plusieurs races parfaitement distinctes 
de la race qui leur apporta leur système linguistique. 

En Asie encore, et en Afrique, l'arabe est la langue 
courante, la langue maternelle d'un grand nombre de 
peuples qui ne font point partie de la race sémitique. 

En Afrique, le système bantou est parlé à l'est par 

(1) Sayce, Traduct. franc, p. 79, 95, 103. 



LES LANGUES ET LES RACES. 423 

des Cafres (zoulou, kafir), à l'ouest, dans la Guinée 
méridionale, par de véritables nègres africains ; or ces 
dernier et les Cafres ne doivent être confondus en au- 
cune façon. 

En Océanie, les Papous ont adopté, dans un assez 
grand nombre d'îles, des langues qui appartiennent à 
la famille maléo-polynésienne. 

Les Malais, les Polynésiens appartiennent à deux 
types ethniques fort divers : leurs langues ont un fonds 
commun. 

La sélection naturelle a fait disparaître dans le cours 
de l'histoire un nombre considérable d'idiomes : les lan- 
gues qui se trouvent en collision nous offrent le spec- 
tacle des groupes animaux qui ont à lutter les uns con- 
tre les autres pour assurer leur existence. Il faut gagner 
sur ses concurrents ou se résigner à disparaître devant 
leurs progrès. De même que, dans le combat pour la vie 
et le développement, les races les mieux armées l'empor- 
tent finalement sur celles qui sont le moins favorisées, 
de même les langues qui sont le mieux servies par leurs 
propres aptitudes et par les circonstances extérieures 
l'emportent sur celles dont la force évolutive est moins 
considérable et sur celles que les conditions historiques 
ont moins bien préparées au combat. Sur notre terri- 
toire, nous voyons le français, la vieille langue d'oïl, 
avoir raison petit à petit des dialectes de langue d'oc, 
ses frères, de son autre frère le dialecte italien corse; 
de deux parents plus éloignés, le breton et le flamand ; 
d'un étranger, le basque. Dans les îles- Britanniques, 
l'anglais fait disparaître les langues celtiques : l'irlan- 
dais; l'écossais, le mannois, même le gallois ; il y a 
peu de temps, il en a terminé définitivement avec le 
comique. L'allemand a eu raison d'un certain nombre 
d'idiomes slaves ; au moyen âge on a parlé slave jusque 
dans le Mecklembourg, le Brandebourg, jusque dans une 



424 LA LINGUISTIQUE. 

grande partie de la Saxe, de l'Autriche proprement dite 
et de la Carinthie. L'allemand moderne a étouffé un 
frère du lithuanien, le vieux prussien ; une langue slave, 
le polabe. Chaque jour il gagne sur deux autres langues 
slaves : le polonais et le vinde (ou sorbe de Lusace). L'es- 
pagnol est en voie d'en finir avec le basque, l'anglais 
avec les langues de l'Amérique septentrionale. Les Nor- 
mands perdirent en France leur idiome Scandinave, les 
Burgondes y perdirent également leur Idiome d'origine 
germanique, conune les Lombards en Italie. En Italie 
déjà, le latin avait étouffé ses frères, l'osque et l'ombrien. 

D'autres idiomes ont tenté de s'imposer violemment, 
mais n'ont pu réussir à se faire accepter. En Europe, 
par exemple, deux langues ouralo-altaïques se trouvent 
dans ce cas. L'une de ces deux langues est le turc. C'est 
en vain qu'il a été porté au coeur même de l'Europe ; 
il n'occupe plus aujourd'hui qu'une très minime partie 
de la Turquie européenne. Dans l'île de Candie les 
Turcs en sont arrivés presque tous à parler grec. La se- 
conde langue ouralo-altaïque qui ait tenté de s'imposer 
à l'Europe, et dont la décadence actuelle ne saurait être 
sérieusement contestée, est le magyar. Ce n'est point 
qu'elle ne jouisse de privilèges considérables et que 
l'appui officiel ne lui soit acquis aux dépens des lan- 
gues avoisinantes (1) ; on peut prévoir cependant que 
la langue des Magyars disparaîtra dans un avenir plus 
ou moins prochain. 

Une partie des Hottentots abandonnent leur langue 
pour le hollandais. Dans l'Asie centrale bien des popula- 
tions ouralo-altaïques ont adopté la langue persane. Il 
serait fastidieux de prolonger cette énumération. 

(1) Les Serbes de Hongrie, p. 310. (Anonyme.) Prague, 1873. 



TRANSFORMATION DES ESPÈCES EN LINGUISTIQUE. 425 



§ 4. La transformation des espèces en linguistique. 

Entrées dans la vie historique, les langues ne tardent 
pas à voir leur système phonétique s'altérer et leurs 
formes se modifier petit à petit. Les consonnes et les 
voyelles se transforment souvent en consonnes plus for- 
tes ou plus faibles, en voyelles plus aiguës ou plus pro- 
fondes ; les unes et les autres exercent souvent une in- 
fluence réciproque qui s'accuse de plus en plus, et les 
diverses branches d'une seule et même famille, ayant 
chacune leurs principes particuliers de modification, 
s'éloignent chaque jour un peu plus les unes des autres. 

Le persan et le français sont bien plus distants l'un 
de l'autre que ne l'étaient le vieux perse et le latin; 
l'anglais et l'allemand sont séparés l'un de l'autre par 
un intervalle bien plus considérable que celui qui sé- 
parait l'anglo-saxon de l'ancien haut-allemand. 

Et non seulement les formes s'altèrent et se modifient, 
mais parfois aussi elles se perdent totalement; la langue 
commune indo-européenne possédait huit cas, le latin 
n'en connaissait guère plus que les deux tiers, il n'en 
restait que deux dans la langue d'oïl du moyen âge, et 
le français moderne les a totalement perdus; la langue 
sémitique commune en possédait trois : seul de tous ses 
rejetons l'arabe littéral les a conservés. 

A vrai dire, cela n'est pas une transformation, c'est 
une dégradation. 

La transformation vraie, celle dont nous avons à par- 
ler en ce moment, c'est la variation de l'espèce, Il y a 
longtemps déjà que la variabilité de l'espèce, en linguis- 
tique, est un fait acquis à la science, et que ceux-là 
seuls pourraient encore révoquer en doute qui prennent 
l'étymologie pour la linguistique. 



126 LA LINGUISTIQUE. 

Les phases de cette évolution, telles que nous les sai- 
sissons actuellement, sont celles de la formation, de la 
croissance, de la plénitude, de la décadence. La varia- 
tion est continuelle; les langues naissent, se développent, 
entrent en décadence, s'éteignent comme tous les êtres 
organisés. Leur développement historique se modifie 
dans le cours des âges suivant telles ou telles conditions, 
cela est incontestable, mais l'observateur de ces modifi- 
cations ne saisit jamais en elles que des phénomènes 
d'évolution naturelle : la preuve évidente de ce fait, 
c'est que l'évolution est sommairement la même dans 
des familles linguistiques essentiellement différentes les 
unes des autres. 

Dans ses Recherches sur les langues tartares, Abel 
Kémusat a bien indiqué la nature de l'évolution générale 
des idiomes : « En les étudiant avec attention, dit-il, on 
est tenté de croire qu'ils sont aussi constants dans leur 
marche que la constitution physique qui leur a donné 
naissance... Peut-être règne-t-il dans les langues moins 
d'arbitraire qu'on n'a coutume de le supposer; et si l'on 
y portait le scrupule nécessaire, peut-être trouverait-on 
à y prendre des signes aussi sûrs, aussi prononcés, aussi 
caractéristiques que ceux qu'on peut tirer de la physio- 
nomie, de la couleur de la peau ou de celle des che- 
veux, ou de toute autre particularité physique et exté- 
rieure. » Ce « scrupule nécessaire » a été porté : nous 
allons voir à quelles conclusions il a conduit. 

Nous ne connaissons aucune langue dans son état em- 
bryonnaire, s'il est permis de s'exprimer ainsi; toutes 
les langues soumises à cette observation directe, même 
celles des populations qui se trouvent aux derniers ou, 
pour mieux dire, aux premiers degrés de l'échelle hu- 
maine, ont passé la période de formation, qui a été pré- 
historique, et sont actuellement dans la période histori- 
que, généralement dans leur décadence. Mais en sépa- 



TRANSFORMATION DES ESPÈCES EN LINGUISTIQUE. 427 

rant méthodiquement et en comparant leurs éléments 
formatifs, on peut se rendre compte de ce qu'a été l'an- 
cienne période de formation. 

Le résultat de ces recherches comparatives a confirmé 
la théorie formulée en 1818 par Guillaume Schlegel : les 
langues ont tout d'abord passé par une période mono- 
sylhibique; un grand nombre se sont élevées à la phase 
de développement dite phase agglutinante, et, parmi 
ces dernières, quelques-unes enfin, le plus petit nombre, 
ont atteint une dernière phase, celle de la flexion. La 
structure des premières est simple, la structure des se- 
condes est complexe, la structure des dernières est plus 
complexe encore. 

Dans la première phase, le mot et la racine sont tout 
un, et chaque mot-racine, chaque racine-mot,pour mieux 
dire, est monosyllabique. La phrase est dès lors une 
pure et simple succession de racines isolées. Il est 
de toute évidence que tel a été le premier procédé d'élo- 
cution : on s'exprimait en mettant à la suite les uns des 
autres des monosyllabes, qui devaient parfois, on n'en 
saurait douter, être des onomatopées, des imitations de 
bruits, de sons, de cris. 

Les langues monosyllabiques actuelles ont singulière- 
ment amélioré ce procédé très primitf, et elles l'ont fait 
tout en restant monosyllabiques. Elles n'ont point créé 
de grammaire, ne connaissant point de structure dans 
les mots, mais elles ont créé une syntaxe. Cette syntaxe 
consiste dans la position donnée dans la phrase aux 
différentes racines-mots; la place qu'occupe le mono- 
syllabe dans l'ensemble de la phrase précise le rôle du 
monosyllabe en question. Ce procédé d'ordre tout syn- 
tactique revient forcément en usage dans les langues 
analytiques actuelles, qui sont le plus avancées en déca- 
dence. Lorsque, par exemple, nous disons en français : 
(( Pierre aime Jean », il est de toute nécessité que nous 



428 LA LINGUISTIQUE. 

placions le mot Pierre en tête de la phrase, le mot Jean 
à la fin, car ces deux mots ont perdu toute la distinc- 
tion morphologique qui pouvait faire de chacun d'eux 
soit un sujet soit un régime : la place qu'occupe le mot 
Pierre dans la phrase en question indique qu'il est sujet, 
la place qu'occupe le mot Jean indique qu'il est régime. 
Dans les langues synthétiques (dont il sera parlé tout 
à l'heure), il n'en est pas ainsi ; le sujet, le régime sont 
distingués par leur forme même, et la position dans la 
phrase est sans aucune importance ; on dit indifférem- 
ment « Helvetii legatos miserunt », ou « legatos mise- 
runt Helvetii », les deux noms révélant leur fonction par 
leur forme même. 

En chinois, par exemple, la racine qui dans une 
phase doit valoir comme sujet, comme nominatif, se 
place avant la racine qui doit affecter le sens verbal ; 
en assignant ainsi au mot qui doit être sujet une place 
fixe dans la phrase, on obvie au manque d'éléments 
grammaticaux qui, en latin, en grec, caractérisent le 
cas nominatif, par exemple l's de dominus, de logos. 
Dans une langue monosyllabique, en somme, point de 
grammaire ; point de formes nominales, point de formes 
verbales, ni déclinaison, ni conjugaison, point de genre, 
point de modes ni de temps, rien qu'une syntaxe. C'est 
d'ailleurs ce que l'on saisira plus aisément en étudiant 
la transition du monosyllabisme à l'agglutination, le 
passage de la première à la seconde phase linguistique. 

Cette transition, cette évolution s'opéra, d'une façon 
tout à fait simple. Certains mots-racines abdiquèrent une 
partie de leur sens, devinrent de simples éléments de 
relation, de rapport, tandis que les autres mots-racines 
conservèrent leur sens dans toute sa plénitude, dans 
toute son indépendance. En chinois, et dans les autres 
langues monosyllabiques actuelles, on trouve cette divi- 
sion des mots en mots « pleins » (que nous pouvons en 



TRANSFORMATION DES ESPÈCES EN* LINGUISTIQUE. 429 

français traduire par un verbe, par un nom) et en 
mots « vides » dont le sens primitif s'est peu à peu obs- 
curci et qui, peu à peu ont servi à déterminer, à pré- 
ciser la notion large des mots pleins. Ce procédé a été 
employé beaucoup plus tard, chose fort intéressante, par 
des langues arrivées à un haut degré de développement. 
En latin, par exemple, à côté du mot circus, cercle, se 
trouve le mot circum, qui veut dire « autour » ; or ce 
dernier n'est plus qu'une espèce de mot « vide », un mot 
n'indiquant que la relation : qui circum illum sunt, ceux 
qui sont autour de lui : circum hœc loca, autour de ces 
lieux, dans ces environs. De même, à côté de vertere, 
verto, se trouve versus : versus œdem Quirini ; de même, 
à côté de tenuis, étendu, délié, de tensus, tendu, se trouve 
tenus : crurum tenus, jusqu'aux jambes. 

Ce que devait faire le latin, qui, du mot « plein » 
circus, cercle, a tiré le mot « vide » circum, autour (le 
premier conservant son sens intégral, le second ne deve- 
nant plus qu'un élément de relation), cela même, les 
langues monosyllabiques l'ont fait pour arriver à plus 
de clarté dans l'expression. Ainsi le mot employé en 
chinois pour signifier « avec » et qui rend le cas instru- 
mental (avec le bras, avec un bâton), est simplement la 
racine qui, étant « pleine », signifiait « se servir de, faire 
usage de ». 

Dans les langues monosyllabiques, les mots pleins et 
les mots vides se suivent, sont mêlés les uns aux autres 
sans jamais s'amalgamer ; en autres termes, les racines 
sont toujours isolées les unes des autres, il n'y a pas 
de mots comprenant plusieurs syllabes. A la vérité, on 
peut former des sortes de composés en rapprochant 
(sans toutefois les souder) deux mots différents : ainsi, 
en chinois, le mot fû, père, et le mot mû, mère, rappro- 
chés sous la forme fû-mù, donnent le mot « parents »; 
rapprochés de mémo* les mots signifiant « loin » et 



430 LA LINGUISTIQUE. 

« près » donnent le mot signifiant « distance ». Mais il 
n'y a encore ici aucune dérivation; des deux racines, 
aucune ne sert à l'autre d'élément rie relation, chacune 
garde toute sa personnalité. 

A un moment donné du développement linguistique, 
un pas de plus est fait : le mot indiquant la relation, 
le mot « vide » s'accole au mot « plein » et une forme 
polysyllabique, une forme agglomérante, prend nais- 
sance. Le mot est dorénavant formé autrement que par 
une simple racine isolée, il consiste en éléments divers 
agglomérés : nous en sommes à la période morpholo- 
gique secondaire, à la période dite d'agglutination ou 
d'agglomération. Qu'on le remarque bien d'ailleurs, il ne 
s'agit pas ici de deux mots « pleins » se réunissant pour 
former un composé : il s'agit — ce qui est bien diffé- 
rent — de l'agglomération au mot principal d'un mot 
jouant le rôle secondaire d'élément dérivatif, précisant 
les relations de la racine principale à laquelle il se soude. 
Cet élément secondaire, ce dérivatif, est par exemple ta 
dans les mots sanskrits çruta, entendu; mata, pensé ; 
bhrta, porté ; jadis, cet élément dérivatif ta a eu son 
indépendance, il a eu un sens « plein », il n'est plus 
arrivé, par la suite des temps, qu'à servir d'élément déri- 
vatif, d'élément de relation. 

Lorsque cet élément dérivatif est placé après la forme 
radicale, il est appelé suffixe (ter est suffixe dans pater, 
mater, f rater); lorsqu'il est placé en tête du mot, il 
est appelé préfixe : c'est le cas chez les Cafres; parfois, 
l'élément dérivatif est intercalé dans le corps même de la 
racine, et il prend alors le nom d'infixé : ce mode de 
dérivation est rare. 

Il est bon d'ajouter que la dérivation n'a point de li- 
mites, qu'un mot dérivé peut être dérivé à son tour, ce 
dernier également, et ainsi de suite. Ainsi, en magyar, 
le dérivé zôrat signifie « il fait fermer » ; le dérivé 



TRANSFORMATION - DES ESPÈCES EN LINGUISTIQUE. 431 

zârhat « il peut fermer » au moyen d'une dérivation 
secondaire, on forme zdrathat « il peut faire fermer » ; 
idratgat « il fait fermer souvent » est également secon- 
daire el sdratgathat < il ]>out faire fermer souvent » est 
un dérivé tertiaire. Les langues de la troisième période 
d'évolution, par exemple le latin, présentent un nombre 
considérable de dérivés de cette sorte, dérivés primaires, 
secondaires, tertiaires, etc. Le mot pater est un dérivé 
primaire dont l'élément plein ou radical est pa, et dont 
l'élément dérivatif est ter ; paternus est un dérivé secon- 
daire; on a ensuite paternitas, etc. En tout cas, nos lan- 
gues n'ont pas l'extraordinaire faculté de dérivation que 
possèdent un certain nombre d'idiomes simplement 
agglutinants. « Tant de choses en deux mots ? » dit le 
Bourgeois gentilhomme, et Covieille lui répond : « Oui. 
La langue turque est comme cela, elle dit beaucoup en 
peu de paroles. » Ce qu'il y a d'exact, c'est qu'en un 
seul et même mot la langue turque peut introduire un 
certain nombre de notions : elle dit en un seul mot non 
seulement sêvmèk, aimer, mais encore sèvmèmek, ne pas 
aimer ; sèviJmèk, être aimé ; sèvilmèmèk, ne pas être 
aimé ; sèvdirmèk, faire aimer ; sèvdirmèmèk, ne pas 
faire aimer ; sèvinvièk, s'aimer, et ainsi de suite : les 
éléments dérivatifs indiquent, dans ces diverses formes, 
la négation, l'idée de cause, l'idée de retour sur soi- 
même, autant de notions que le français doit exprimer 
par plusieurs mots. 

La plus grande partie des langues en est à la seconde 
période morphologique, à la période agglutinative, par 
exemple les langues des nègres occidentaux et orien- 
taux, celles des Malais, des Polynésiens, des Dravidiens, 
des peuples altaïques, le basque, les langues américai- 
nes, etc., etc. Mais la communauté de structure ne pré- 
juge point la parenté ; le fait de ce que deux langues en 
sont à la même phase d'évolution n'accuse en rien une 



432 LA LINGUISTIQUE. 

communauté d'origine, et il en est de môme, bien en- 
tondu, en ce qui concerne les langues monosyllabiques. 

Il y a lieu, d'autre part, de ne pas négliger ce fait, 
que dans la phase d'agglutination, certaines langues ont 
peu progressé, que d'autres, au contraire, ont singuliè- 
rement avancé. Certaines langues des nègres de l'Afrique 
occidentale usent encore, à côté de formes agglutinées, 
de procédés propres au monosyllabisme : il n'y a point 
là retour à d'anciennes formes, mais bien maintien d'an- 
ciennes formes au milieu de formations plus complexes. 
Il faut enfin ajouter que les formes de certains idiomes 
trahissent perpétuellement le passage du monosylla- 
bisme à l'agglutination. On peut citer le khassia, parlé 
au nord-est de l'Inde par 200.000 individus environ. Cer- 
tes, cette langue n'a point de valeur littéraire, elle appar- 
tient à un peuple qui ne connaît qu'une civilisation très 
rudimentaire; mais pour celui qui étudie les phénomènes 
de l'évolution linguistique, elle a une importance de pre- 
mier ordre, et l'on en pourrait dire autant de bien d'au- 
tres idiomes dont le philologue n'a souci. C'est ainsi que 
d'obscures espèces végétales ou animales sont souvent 
plus riches d'enseignements pour le botaniste et le zoolo- 
gue que ne le sont tant d'espèces communément recher- 
chées pour leur utilité pratique ou même pour leur sim- 
ple beauté. 

S'il est aisé de donner l'explication du passage de la 
première phase linguistique à la seconde, il est, par 
contre, beaucoup moins facile, nous l'avons dit, d'exposer 
le phénomène d'évolution de l'agglutination à la flexion. 
En principe, cette évolution a lieu par le fait d'une mo- 
dification phonique de la racine : par exemple, en arabe, 
katab il a écrit, katib écrivant, me-ktub écrit. En ce qui 
concerne la flexion du système indo-européen (sanskrit, 
perse, grec, latin, etc.), l'évolution aurait eu lieu, d'après 
Victor Henry, non seulement au moyen de modifications 



TRANSFORMATION DES ESPÈCES EN LINGUISTIQUE. 433 

phoniques de la racine, au moyen d'une modification 
dana l'accentuation, mais encore au moyen d'une agglu- 
tination par infixes; dans son tableau systématique des 
racines indo-européennes, Chavée, qui a rendu, il y a 
quarante ans, à la science du langage des services que 
1 on ne saurait oublier, Chavée a été sur la voie de cette 
interprétation. 

Quoi qu'il en soit donc de ce point encore assez obscur 
du passage du second au troisième état de structure lin- 
guistique, si nous considérons les anciennes langues 
indo-européennes telles que le sanskrit, le grec, le latin 
nous reconnaissons qu'elles sont, à divers degrés, syn- 
thétiques, et si nous recherchons la nature des langues 
romanes (français, espagnol, italien, etc.), nous trouvons 
qu'elles sont analytiques. Telle est, en effet, l'œuvre de 
la décadence linguistique, décadence moins hâtive dans 
les langues slaves qu'en allemand, moins hâtive en alle- 
mand que dans les langues romanes. 

Cette décadence, qui constitue une nouvelle phase d'é- 
volution, ne se produit pas au hasard. 

Si nous envisageons tout d'abord la phonétique, nous 
avons à constater les résultats du moindre effort : les 
diphtongues se condensent, veicos, deivos, deviennent 
vîcus, dîvus ; l'assimilation s'exerce aussi bien sur les 
consonnes que sur les voyelles : notte, sette, atto, répon- 
dent à noctem, septem, actum ; en grec, une aspiration 
(l'esprit rude) répond à une sifflante primitive {imé, sep- 
tem, éxupo'ç, socer ; Êproo, sanskrit sarpâmi ; É8o«, sanskrit 
sadas). Un grand nombre de variations phoniques qui 
déroutent à première vue quiconque est peu familiarisé 
avec les études linguistiques, se justifient par le rappro- 
chement avec d'autres mots. Que le mot français sache 
vienne du latin sapiam, cela tout d'abord paraît étrange; 
mais l'étonnement tombe lorsque l'on voit sepia donner 
sèche, Clipiacum donner Clichy, apium donner ache. 



LINGUISTIQUE. 



28 



434 LA LINGUISTIQUE. 

Le fait s'explique encore mieux lorsqu'en face du latin 
pi devenant ch on voit le latin bi devenant ;' (g doux) : 
c'est le cas pour les mots rage et rouge. Il y a là un 
parallèle phonique qui montre à quel point les varia- 
tions de cette sorte dépendent d'une évolution naturelle. 

C'est sur le fait du moindre effort que repose la forma- 
tion phonique de l'ancienne langue d'oïl, du français. 
Le français maintient la syllabe latine qui porte l'accent 
et sacrifie les syllabes suivantes : tabula, fémina, régula 
deviennent table, femme, règle. (Déjà, dans les textes 
latins, on trouve vinclum, poclum, periclum, oraclum, 
vehiclum.) Les mots français porche =pôrticus, frêle = 
fragilis, roide—rigidus, sont des mots naturellement et 
régulièrement formés : leurs doublets portique, fragile, 
rigide sont des formations relativement récentes, dites 
savantes, en réalité des calques barbares. Parfois la re- . 
cherche du moindre effort fait introduire dans les mots 
une consonne adjuvante : b dans humble, comble, sem- 
bler, nombre (de humilis, cumulus, simulare, numerus), 
d dans pondre, tendre, gendre (de pônere, téner, gêner). 
Parfois des composés se contractent : magis volo, je 
préfère, devient malo, potis esse devient posse ; lapicida 
tailleur de pierres, est pour lapidicida, cordolium, 
crève-cœur, chagrin, est pour cordidolium ; le latin ido- 
lolatres, tiré du grec, a donné naissance à une fou ne 
idololâtre, qui s'est condensée en idolâtre ; l'anglais lord 
répond à un lauard plus ancien, qui lui-même est pour 
hlâf weard, dispensateur de pain. 

La décadence, en ce qui concerne la grammaire, ré- 
pond de même à une simplification. L'ancienne langue 
indo-européenne, que la comparaison du sanskrit, du 
latin, du grec, des langues slaves, des langues germa- 
niques a permis de restituer dans ses formes impor- 
tantes, possédait une riche déclinaison. Le latin a perdu 
une partie des cas de cette déclinaison, ne possède de 



TRANSFORMATION DES ESPÈCES EN LINGUISTIQUE. 435 

tels autres cas que des vestiges (humi, à terre ; belli, en 
temps de guerre ; domi, à la maison) ; l'ancien français 
fait un pas de plus, ne conserve plus que deux cas : un 
cas sujet et un cas régime (aussi bien direct qu'indirect). 
Au quatorzième siècle, cette déclinaison très ^simplifiée 
disparaît de la langue française devient complètement 
analytique. Ce n'est pas sans avoir gardé des traces de 
la déclinaison du moyen âge : pâtre est l'ancien cas su- 
jet (pastre) répondant au nominatif latin pdstur ; pasteur 
est l'ancien cas régime répondant au latin pastôrem ; 
sire est l'ancien cas sujet ; seigneur, l'ancien cas régime ; 
il en est de même de chantre et chanteur. En principe, 
c'est le cas sujet du français du moyen âge qu'a laissé 
tomber le français moderne, c'est le cas régime qu'il a 
conservé, le faisant servir tout à la fois de sujet et de 
régime. Ainsi le nominatif latro donnait li terres ; l'ac- 
cusatif latrônem donnait le larron ; le nominatif dbbas 
donnait li abes ; l'accusatif abbôtem donnait le abbé. 
C'est la forme accusative qui a seule persisté, servant à 
la fois et pour le régime et pour le sujet. Parfois, cepen- 
dant, c'est le cas sujet qui a résisté, comme le prouve la 
consonne s de fils (sujet li fils, régime le fil, latin filius, 
filium ; de bras (sujet li bras, régime le brac). 

La simplification de la déclinaison se retrouve dans 
toutes les langues modernes. En persan, il n'y a plus, à 
proprement parler, de déclinaison : lorsqu'on veut expri- 
mer le datif, l'accusatif, on joint au nom certaines pré- 
positions ; on rend le génitif par un procédé syntactique. 
Le grec moderne a perdu les formes du duel et le datif. 
Si nous considérons les langues sémitiques, nous voyons 
que l'arabe courant, l'arabe parlé, laisse tomber les dé- 
sinences qui, dans l'arabe littéraire, indiquent les trois 
cas du système linguistique sémitique ; dans l'arabe 
vulgaire, ces cas se reconnaissent par la position des 
mots dans la phrase ou par l'emploi de prépositions. 



48G 



LA LINGUISTIQUE. 



Passant à la conjugaison, nous rencontrons les mômes 
phénomènes d'analytisme. En voici un ou deux exem- 
ples : dans le système indo-européen, le parfait était 
formé par le redoublement de la racine (XéXouia, cecini). 
Le latin forme déjà des parfaits au moyen de composi- 
tions de mots : amavi, auclivi, où vi est pour fui, comme 
le prouve les formes ombriennes en fei. L'imparfait ama- 
bam, le futur ama-bo sont également composés. Le fran- 
çais va plus loin et donne les formes analytiques : fai 
aimé, j'avais aimé. Le futur faimer-ai est pour « j'ai à 
aimer » ; c'est ce que confirment les vieilles formes mé- 
ridionales : dar vos n'ai, je vous en donnerai, dix vos ai, 
je vous dirai. 

La décadence linguistique provient parfois de ce que 
la valeur primitive d'une forme, d'un mot, a été oubliée. 
Les formes latines qui ont donné naissance aux mots 
luette, lierre, étaient uveta, hedera : en ancien français 
ces mots latins étaient devenus uette, hierre. On disait 
avec l'article Vuette, Vhierre : la méconnaissance de la 
valeur et du rôle de l'article l'a fait annexer aux mots 
en question et l'on dit la luette, le lierre. Certains patois 
ont conservé la forme ancienne et disent encore hierre. 

A la sélection qui s'applique aux différents idiomes 
d'une même famille, ou à des familles distinctes les 
unes des autres, il y aurait lieu d'ajouter la sélection 
qui s'applique dans un seul et même idiome, soit à l'u- 
sage de telles ou telles formes, soit à l'usage de tels ou 
tels mots. C'est ici que l'étude des patois est d'un pré- 
cieux intérêt. Les patois ne doivent pas être regardés 
comme des dégénérescences des langues littéraires : les 
langues littéraires sont des dialectes heureux ; les pa- 
tois sont, au contraire, des dialectes malheureux, des 
dialectes qui n'ont point passé à la condition de langues 
littéraires. Mais à chaque instant, dans les patois, nous 
rencontrons des formes, des mots, que les langues litté- 



TRANSFORMATION DES ESPÈCES EN LINGUISTIQUE. 43? 

raires, leurs sœurs, n'ont point conservés. De là l'impor- 
tance considérable des patois dans l'histoire naturelle 
du langage. Et il ne faudrait pas croire que ces ren- 
contres, dans les patois, de vieilles formes, devenues 
inconnues aux langues littéraires, soient exception- 
nelles. 

En nous en tenant simplement à la langue littéraire 
elle-même, combien de mots voyons-nous subsister 
n'ayant plus qu'un emploi très particulier et très précis, 
qui jadis avaient une acception générale et courante. 
Le latin cogitare, penser, a donné à l'ancien français 
cuider : ce mot a disparu de la langue littéraire, mais 
un témoin nous en est resté dans « l'outrecuidance ». 
Le latin faber, artisan, fabricant, a donné à l'ancien 
français fevre (H fevres, l'ouvrier), que nous retrouvons 
comme composant dans « orfèvre ». Le latin fons, foniis, 
fontaine, ne se retrouve que dans la locution de « fonts 
baptismaux ». En dehors de ces emplois particuliers, les 
formes cuider, fevre, fonts sont, dans la langue fran- 
çaise littéraire, comme des formes fossiles (Cf. Ars. Dai 1 - 
mesteter, la Vie des mots, Paris, 1887). 

La perte d'un grand nombre d'idiomes a eu ceci de 
fâcheux pour le progrès des études linguistiques, que 
c'a été souvent la disparition d'autant de formes inter- 
médiaires dont l'existence eût expliqué une foule de 
formes actuellement vivantes. En cela encore, ce qui se 
présente dans les langues est tout à fait comparable à 
ce qui se passe dans la vie des espèces végétales ou ani- 
males. Ajoutons qu'une espèce linguistique une fois 
éteinte, aucune circonstance ne peut la faire revivre. Il 
y a peu de temps qu'ont succombé les Tasmaniens et 
que leur langue a disparu avec eux : pas plus qu'ils ne 
pourront reparaître, eux qui avaient été le produit d'une 
longue évolution ethnique, pas plus ne pourra reparaî- 
tre un langage semblable au leur, qui avait été, lui aussi, 



438 LA LINGUISTIQUE. 

le produit d'un long développement. C'est ainsi que dans 
le monde végétal et le monde animal la disparition d'une 
espèce est toujours définitive : pour l'amener à une vie 
nouvelle, il faudrait le retour impossible des conditions 
de toutes sortes qui l'avaient amenée à l'état qu'elle pré- 
sentait au moment de sa disparition. 

On a souvent objecté aux partisans de la doctrine du 
transformisme l'absence d'intermédiaires entre les for- 
mes actuellement existantes et les formes plus anciennes. 
Nous n'avons pas à nous prononcer ici sur une question 
de zoologie ou de botanique, mais nous devons faire re- 
marquer que lorsqu'il s'agit du langage, cette objection 
ne peut même pas être posée. Ici le procédé d'évolution 
est facile à suivre, on le prend en voie d'exécution. On 
voit comment un idiome à flexion a dû passer par la 
forme de l'agglutination et comment toute forme agglu- 
tinante a dû passer auparavant par la forme du mono- 
syllabisme. La transformation de l'espèce est ici un fait 
patent, et nous pouvons dire que cette transformation 
est l'un des principes fondamentaux de la science du 
langage (1). 

N'est-ce pas une preuve nouvelle et bien éclatante de 
ce fait dont nous avons eu à nous occuper tout au com- 
mencement de ce livre, que la linguistique est avant tout 
une science naturelle ? 

Un mot encore avant de terminer. 

Nous avons parlé tour à tour de pluralité originelle et 
de transformation. Ces deux termes, aux yeux de quel- 
ques personnes, sembleraient peut-être se contredire ; 
en fait il n'en est rien et ils se concilient sans difficulté. 

La doctrine de la pluralité originelle des langues et 
des races humaines n'a pas la prétention de faire échec 

(1) Withney, Language and the Study o/ Language, 3' édit., 
p. 175. Londres, 1870. — La vie du langage, trad. franc., 1875. — 
Powel, the Evolution of Language (Transact. of the Anthrop. 
nf Washington, 1881). — Journal l'Homme, t. I, p. cm. 



TRANSFORMATION DES ESPÈCES EN LINGUISTIQUE. 430 

à la doctrine plus générale de l'unité cosmique. En fin 
de compte, il faut reconnaître toujours que toutes les 
formes existantes, toutes sans exception, ne sont que 
les différents aspects de la matière, qui est une comme 
elle est infinie. Mais cette unité n'empêche en aucune 
façon que telles ou telles formes identiques, analogues 
si l'on veut, ne se soient développées simultanément en 
des centres différents. 

En définitive, l'usage du langage et de la vie du lan- 
gage est en présence de développements successifs d'or- 
dre tout à fait naturel. Le perfectionnement organique 
du cerveau dote le premier des primates de la faculté 
du langage articulé ; cette faculté, mise en jeu r donne 
naissance à un système très rudimentaire d'expression, 
ayant sa source, comme l'a dit fort justement Lucrèce, 
dans un besoin impérieux. 

Le besoin est, en effet, le créateur des mots. Peu à peu, 
les monosyllabes se différencient en mots principaux et 
en mots de signification secondaire - ; une nouvelle phase 
naît avec le rapprochement plus intime des mots et les 
divers procédés de dérivation se développent de plus en 
plus. La troisième phase est caractérisée d'abord par un 
synthétisme remarquable, mais qui ne tarde point à se 
simplifier : une marche plus rapide de la civilisation est 
sans nul doute la cause de cette évolution nouvelle : la 
précision analytique s'accentue de plus en plus. La der- 
nière forme n'est point atteinte évidemment par les lan- 
gues française et anglaise ; mais, de même que le lan- 
gage est né avec l'homme, puisqu'il est la grande carac- 
téristique de l'humanité — caractéristique lentement et 
laborieusement conquise — de même il n'aura été trans- 
formé en un mode plus parfait d'expression que le jour 
où celui qui est actuellement le premier des primates 
aura gagné dans l'échelle des êtres un échelon supérieur 
à celui qu'il occupe aujourd'hui. 



TABLE ANALYTIQUE 



Abyssinie. Langues sémiti- 
ques de 1' — , 240. 
Accadicn. Double sens atta- 
ché à ce mot, 197. 
Accent, L' — latin, 312. Rôle 
de 1' *- latin dans la for- 
mation des langues novo- 
lalines, 322. 
Afghan. Dialecte éranien, 294. 
Agaou, Dialecte éthiopien' 

256. 
Agglutination. Seconde forme 

linguistique, 61. 
Aïnos. Langue des — , 189. 
Akoucha, 191. 

Albanais. Langue indo-euro- 
péenne non classée, 400. 
Aléouliens. Dialectes —, 189 
Al four ou, 99. 
Algonquin. Grammaire de 

1'— , 184. 
Allemand. Caractéristique de 
1'— moderne, 364. Ortho- 
graphe de I' — , 365. 
Américaines (Langues). Leur 
errand nombre, 173. Ouel 
serait leur caractère com- 
mun, 176. Ne se distinguent 
pas des autres langues 
agglutinantes, ibid. Voca- 
bulaire des — , 187. 
Amharique. Parent du chez, 

242. 
Anglais. Différentes périodes 

de I'— , 356. 
Anglo-saxon, 355. 
Annamite. Est une langue in- 
dépendante, 52. Est une lan- 
gue monosyllabique, ibid. 
Anthropoïdes. Primates arrê- 
tés dans leur développe- 
ment, 37. 
Appalaehe, 175. 



Arabe. Groupe — des langues 
sémitiques, 234. L'arabe 
proprement dit — . 235. Son 
alphabet, 235. Sa place 
dans l'ensemble des langues 
sémitiques, 236 L'— vul- 
gaire, 239. Dialectes de 1'— 
vulgaire, 239. 
Araméen. Groupe — des lan- 
gues sémitiques, 218. 
Araucan, 176. 
Arévaque, 175. 

Arménien. Sa place dans le 
groupe des langues éra- 
niennes, 286. 
Armoricain. Breton propre- 
ment dit ou —, 343. 
Arya. Valeur de ce mot, 268. 
Aryaque. Nom donné par 
quelques auteurs à la lan- 
gue commune indo-euro- 
péenne, 269. 
Aryen. Valeur de ce mot. 268. 
Asie Mineure. Langues indo- 
européennes de ]'— , 398. 
Le sxec parlé sur les côtes 
de ]'— . 302. Le turc parlé 
oans l'intérieur de 1* — , 147 
Assyrien. Est une langue 

sémitique — . 221. 
Athapasquc, 174. 
Australie. Langues de V— 95 
Avare, 191. 

Aresla. Livre sacré du zoro- 
astrisme, 281. Sa traduction 
en langue huzvârèche, 288 
Aztek, 175. 
Badaga. 114. 
Baga. 80. 
Baqlùrmi, 83. 
Balitrien. Nom donné à la 

langue zende, 283. 
Bnmhara, 80. 



TABLE ANALYTIQUE. 



441 



Bantou. Groupe —, 83 
Bari, 83. 

Bas-allemand.Groxive — , 354. 
Le bas-allemand propre- 
ment dit, ou plattdeutsch, 
357. 

Basque. Limites actuelles 
du — . 156. Le — recule 
surtout cevant l'espagnol — , 
158. A été longtemps étudié 
sans méthode. 158. Son état 
d'isolement, 161. Les plus 
anciennes traces du —, 
ibid. Ses nombreuses va- 
riétés. 162. Phonétique —, 
163. Formation des mots 
en — , 165. Incorpore le 
régime direct, 168. N'est 
pas parent des langues 
américaines, ibid. Le voca- 
bulaire — ,' 169. Origine 
du -, 170. 
Baltak, 99. 

Bedja. Dialecte éthiopien, '250. 
Béloutche. Langue éranienne, 

2p4. 
Berber. Nom général du li- 
byen moderne, 253. 
Biafada, 80. 
Bicol, 98. 

Birman. Est une langue mo- 
nosyllabique, 55. 
Boehimans. Langue des— ,72 
Bola. 80. 

Bondou. Dialecte poul. 91. 
Bornou, 82. 
Bouqhi, 100. 
Boullom, 80. 

Bouriate. Importance du — 

dans le croupe mongol, 150. 

Brahoui. Difficile à classer 

125. • 
Breton.. Rameau — du groupe 
celtique, 342, 344. Idiome — 
proprement dit, ou armori- 
cain, 343. 
Bulgare. Limites du — , 381. 
Mauvaise conservation de 
ses formes, 381. 
Byzantin. Le grec —, 300. 
Catir, 85. 

Catres. Langues des — , 84. 
Californien. Groupe des lan- 
gues américaines, 175. 
Caraïbe, 175. 
Cas. Les trois — de, la lan- 



gue sémitique commune, 
214. Les huit — de la lan- 
gue indo-européenne com- 
mune, 260. Déclinaison à 
deux — de la langue d'oïl 
et de la langue cfoc, 324. 
Catalan. Peut se rattacher à 

la langue d'oc, 330. 
Caucase. Langues du — 190 
Celtique. Groupe —, 338. Les 
deux branches du groupe 
—, 340. 
Cellomanie. 347. 
Çhaldéen. Sa place dans le 

groupe araméen, 218 
Chananéen. Groupe — des 

langues sémitiques, 225 
Cherbro, 80. 
Chéroki, 175. 
Chibcha, 176. 
Chilouk, 83. 

Chinois. Dialectes —, 43. Sa 
grammaire n'est que syn- 
taxique, ibid. Svstème gra- 
phique du — , 46 
Conqo, 85. 
Copte. Procède de l'ancien 

égyptien, 251. 
Coréen. Langue agglutinante 

peu connue. 110. 
Comique. Breton de la Cor- 

• nouantes. 342. 
Croate. Voir Serbo-croate 
Cunéiformes (Inscriptions), 

Dace. L'ancien — n'est pas en- 
core définitivement classé, 

Dakota. 175. 

Dankâli. Dialecte éthiopien, 
256. 

Danois. Sa place dans le 
croupe Scandinave, 353 

Dai/ak. 100. 

Drranâaari. Alphabet —^70 

Dikélé,S6 " 

Dinka, 83. 

Dinpit. 05. 

Djanalaïque. Turc — 142 

Donqolavi. 93. 

Doualla, 86. 

Draridien. Etendue du terri- 
foire —, 111. Langues dra- 
vidiennes. ibid. Leur an- 
cienne extension, 113. Sim- 
plmfé de la grammaire 



442 



TABLE ANALYTIQUE. 



dravidienne, 116. Pauvreté 
du vocabulaire — , 122. 
Ecriture. — chinoise, 48. — 
annamite, 53. — siamoise, 
54. — tibétaine, ibid. — 
japonaise,, 107. — coré- 
enne, 110. Ecritures diver- 
ses des langues maléo- 
polynésienncs. 105. Le ta- 
moid possède une — parti- 
culière, 123. — sémitique, 
21G. — assyrienne, 217. — 
arabe, 235^ — himyarite. 
240. — égyptienne, 250. — 
dévanâgarî, 273. — zende, 
282. — perse, 285. — armé- 
nienne, 288. — huzvârêche, 
290. Ecritures italiques, 317. 

— slave, 367. 
Egbé, 82. 

Egyptien. Langue khamitique, 
248. Sa grammaire, 249. 

Fhhili. Parent de l'himyarilo, 
240. 

Elbe. Slave de 1'—, 382. 

Elou ou sinçjhalais, 277. 

Eranien. Groupe — des lan- 
gues indo-européennes, 279. 
Classification des langues 
éraniennes, 280. 

Erse. Gaélique d'Ecosse, 341. 

Eselavon lihirnique. Nom du 
slave ecclésiastique, 368. 

Eseuarâ. Nom original du 
basque, 159. 

Espagnol. Sa place parmi les 
langues, novo-latines, 333. 
Gagne sur le basque, 158. 

Espèces. Transformation des 

— en linguistique, 425. 
Esquimaux. Dialectes des — , 

189. 
Esthonien, 129. Grammaire de 

r— , 132. 

Ethiopien. Groupe — des 
langues khamitiques. 255. 

Etrusque. Opinions diverses 
sur l'origine de 1' — , 392. 
Appartient au groupe indo- 
européen, ibid. 

Etumologie Dangers de 1' — , 
16. Pc que doit être 1'— 18. 

Feloup, 80. 

Fernando-Po. Langue de—. 
86. 

Filham. 80. 



Finnois. Groupe — des lan- 
gues ouralo-altaïques, 128. 

Flamand. :>.">7. 

Flexipn. Troisième forme lin- 
guistique, 204. En quoi elle 
consiste, ibid. — indo-euro- 
péenne et — sémitique, 207. 

Forme linguistique. — du mo- 
nosyllabisme, 39. — de 
l'agglutination, 57. — de la 
flexion, 204. 

Formvse. Langue de — . 98. 

Foutadiatlo. Dialecte poul, 91. 

Foutatoro. Dialecte poul. 91. 

Français. Formation du — , 
326. Double espèce de mots 
— , 324. Déclinaison à deux 
cas de l'ancien — , 326. Dia- 
lectes de l'ancien — , 328. 

Frioulan. Ladin oriental, 333. 

Frison. Branche du bas-alle- 
mand 358. 

Ga, 82. 

Gaélique. Branche — du 
groupe celtique, 338. 

Galatr. L'ancien — , 344. 

Galicien. Parent du portu- 
gais, 334. 

Galla. Dialecte éthiopien, 256. 

Gallois Breton du pavs do 
Galles, 342. 

Gâthâs. Dialecte zend des 
— . 282. 

Gaulois. L'ancien — , 343. 

Gbandi, 80. 

Gbésé. S0. 

Géorgien, 191. 

Germanique. Groupe — . 347. 
Origine obscure de ce nom, 
ibid. Caractéristique du 
groupe — , 348. Place du 
gothique dans le groupe 
des langues — , 349. 

Ghez. Appartient au groupe 
arabe méridional, 241. 

Ghiliahs. Langue des — , 189. 

Glagolitique. Ecriture —, 367. 

Gond. 114 

Gothique. La véritable ortho- 
graphe de ce mot, 349. 
Place du — dans le croupe 
dec langues germaniques, 
350. 

Granlha. Alphabet —, 123. 

Grébo. 82. 

Grec. Bameau — des langues 



TABLE ANALYTIQUE. 



443 



indo-européennes, 295. Ne 
forme par une branche 
particulière avec le latin, 
ibid. Sa grammaire, ibid. 
Ses dialectes, 298. La lan- 
gue grecque commune,299. 
Le — byzantin, ibid. Le — 
moderne, ibid. Extension 
eu — moderne, 301. Pro- 
nonciation du — ancien, 302. 

Guanches. Langue des an- 
ciens — . 255. 

Guarani, 175. 

Quaycuru, 176. 

Hadendw. Langue des — , 256. 

Ilaousa, 80. 

Harari. Parent du ghez, 242. 

Harmonie vocalique. L' — 
dans les langues ouralo-al- 
taïques, 152. 

Haut-allemand. Les trois pé- 
riodes du — , 363. Deux 
sortes de — , 361. 

Hébreu. Ses diverses pério- 
des, 225. Sa grammaire, 
226. Son alphabet, 230. 

Héréro, 86. 

Himyaritc. Fait partie du 
Groupe arabe méridional, 
240. 

Hindou. Groupe — des lan- 
gues indo-européennes, 270. 
Langues néo-hindoues, 276. 
Phonétique des langues 
néo-hindoues, 277. 

Hindoui. Son extension au 
moyen âge, 277. 

Hollandais, 357. 

Homme. L' — n'est — que par 
le langage, 22, 27, 38. Le 
précurseur de 1' — et la lin- 
guistique, 37. 

Hottentots. Langue des — ,68. 

Huasteck, 175. 

Huzvârèche. L'Avesta traduit 
en — , 288. Influence de 
l'araméen sur le — , 289. Sa 
grammaire, ibid. Son al- 
phabet, 290. 

Huperboréennes (Langues). 
Ce nom général n'indique 
pas la parenté, 189. 

Ibériennc (Question). La — , 
170. 

lbo, 38. 

lênisaéin. Samoyède — , 127. 



Incorporation. L' — propre- 
ment dite diffère du poly- 
synthétisme, 177. L' — en 
basque, 169. L' — dans les 
langues ouralo-altaïquos, 
139, 151. 

Indo-européen. Dans le sys- 
tème — la flexion est autre 
que dans le système sémi- 
tique, 207. L' — et le sémi- 
tique sont irréductibles, 208. 
Langues — , 257. Langue 
commuflê — , 259. Comment 
9e subdivisa la langue 
commune —, 269, 402. Où 
fut parlée la langue com- 
mune — , 407. 

Indo-germanique. Dénomina- 
tion vicieuse, 268. 

Ingouche, 191. 

Innuits. Dialectes — , 189. 

Inscriptions cunéiformes .Lan- 
gue de la seconde colonne 
des —, 194. — assyriennes, 
221, — perses, 284. 

Intonation. Importance de Y — 
dans les langues monosyl- 
labiques, 47. 

Iranien. Le nom d'éranien est 
préférable à celui d' — , 280. 

Irlandais. Importance de 1' — 
parmi les langues celti- 
ques, grammaire de 1' — ,340. 

Iroquois, 174. 

Islandais. Sa place dans le 
groupe Scandinave, 353. 

Isoubou, 86. 

Italien. Sa place parmi les 
langues novo-latines, 331. 
Ses dialectes, 332. 

Italique. Groupe. — , 306. 
Son degré de parenté avec 
le grec, 306. Alphabets ita- 
liques, 317. 

Japonais. Rattaché sans rai- 
sons à d'autres langues 
agglutinantes, 105. Gram- 
maire du — , 108. 

Javanais, 99. 

Kabyle, Dialecte lybien, 253. 

Kalloum, 80. 

Kamassin.Dialecte samovède, 
127. 

Kamilaroi, 95. 

KamlehadaL 189. 



444 



TABLE ANALYTIQUE. 



Kanara, 112. Ecriture du —, 
123. 

Kancm, 82. 

Kanori, 82. 

Karaboukal, 191. 

Karélien, 129. 

Kasdo-scythique.Cc que quel- 
ques auteurs entendent par 
ce nom, 197. 

Kasi-koumuquc, 191. 

Koyuga, 175. 

Kénaï, 174. 

Khamitique. Groupe — , 246. 
Nom défectueux, ibid. Hy- 
pothèse sur l'ancienne ex- 
tension des langues — , 
ibid. Les langues — sont 
alliées aux langues sémiti- 
ques, ibid. Grammaire gé- 
nérale des langues — , 247. 
La branche — se dislingue 
en trois groupes, 248. 

Kihiaon. 85. 

Kikamba, 85. 

Kinika, 85. 

Kinki. Dialecte australien, 95. 

Kipokomo, 85. 

Kirghizes. Langue des — ,143. 

Kisouahili, 85. 

Kissi, 80. 

Kiste, 191. 

Koinberri, Dialecte austra- 
lien, 95. 

Koldadji, 93. 

Koloche, 175. 

Kondiara, 93. 

Koriaque, 189. 

Kôta. 114. 

Koite, 189. 

Koudagou, 112. 

Ko u m aie, 93. 

Kourde. Langue éranienne. 
293. 

Krrrin. 129. 

Kn, 174. 

Krou, 82. 

Kuéva, 175. 

Kurinc, 191. 

Ladin. Les trois groupes 
du — . 332. 

La/f ou Kasi-koumuque. 191. 

Lamour ou Ingouche, 191. 

Lamoufe, 148. 

Landoro, 80. 

Langage articulé. La faculté 
du — est la caractéristique 



de l'homme, 22, 27, 38.Abo- 
lition de la faculté du — , 
29. Localisation de la fa- 
culté du — , (bief. L'exercice 
de la faculté du — est un 
art, 35. Corrélation de la 
naissance de l'homme et 
de l'apparition de la faculté 
du — . 37. La caractéristi- 
que tirée de la faculté du — 
n'est que relative, 38. 

Langue. La vie des — , 9. Il 
n'y a pas de — mixtes, 10. 
Les —monosyllabiques, 39. 
Différenciation des — 
agglutinantes d'avec les — 
monosyllabiques. 57. Plura- 
lité originelle des — , 410. 
Comment se reconnaît la 
parenté des — , 413. Dans 
quelle condition la — peut 
ne plus correspondre à la 
race, 422. 

Lapon, 133. 

Latin. Relation de la parenté 
du — et du arec. 295, 300. 
Différence du vieux — et 
du — classique. 307. Pho- 
nétique du — , 308. Pronon- 
ciation du — classique.310. 
Accent — 312. Le — popu- 
laire donne naissance aux 
longues novo-latines, 319. 

Laze, 192. 

Lette. Limites du — . 392. 
Moins bien conservé que 
le lithuanien, ibid. 

Lettiaue. Groupe —, 389 Ses 
dialectes, ibid. Est distinct 
du croupe slave. 394. 

Libyen. Groupe — des lan- 
gues khamitiques. 252. 

Linquiste. Distingué du phi- 
lologue, 8. N'est rien moins 
qu'un faiseur d'élvmolo- 
gies. 20. 

Linguistique. Distinction de 
la — et de la philologie, 1. 
Ce que c'est que la — , 4. 
Aide que la — peut atten- 
dre de la philologie, 12. 
Argument que la — fournit 
aux polygénistes, 421. 

Lithuanien. Son état de con- 
servation, 390. Ses limites. 
ibid. Sa grammaire, 391. 



TAULE ANALYTIQUE. 



ii:» 



Liue. Dialccle finnois, 130. 

Logoné, 

Lusace. Slave de — , 370. 

Lycien. Langue indo-euro- 
péenne de l'Asie Mineure, 
398. 

Maba, 83. 

MaduraiSj lOu. 

Magyar. Son importance dans 
le groupe linnois, 134. Li- 
mites du — , 135. Sa gram- 
maire, 131 . 

Makassar, 100. 

Makoua, b'j. 

Malai. Groupe — des lan- 
gues maléo-polynésiennes, 
98. 

Malayâla, L12. Ecriture du 

Maléo-polynésiennes (Lan- 
gues). Classification des — , 
u 7. Leur origine commune, 
ibiil. Forment un système 
indépendant, ibid. Leur 
grammaire, 101. 

Malgache, 98. 

Maltais. Est d'origine arabe, 
239. 

Manie, 175. 

Mandchou. Fait partie du 
groupe tongouse, 148. 

Mandingue, 80. 

Mannois. Gaélique de l'île de 
Man, 340. 

Mono, 80. 

Maya, 175. 

Mélanisien. Groupe — 97. 

Mendé, 80. . 

Métamorphose. Période de — 
régressive des langues, 10. 

Mifcmak, 171 

Mingrélien, 192. 

Mitchi, 83. 

Mixtek, 175. 

Mohican, 174. 

Mongol. Groupe — des lan- 
gues ouralo-altaïqucs, 150. 

MonostjHubiqu.es (Langues), 
39. Ce qu'est la grammaire 
des — , ïi. 

Monosyllabisinc. Première 
forme linguistique, 39. 

Mordiin, 129, 133. 

Morphologie. Ce que c'est 
que la —, 5. La — n'établit 



pas à elle seule la parenté 
îles langues, ibid. 

Mosar'abe. Est d'origine 
arabe, 239. 

Mosijou, 83. 

Mourio, 82. 

Mpongoué, 8G. 

.\ahuatt ou azlek, 175. 
Néerlandais, 357. 

Nègres. Langues des — 
d Afrique, 73. 

Xrgvilos. Langue des —, 94. 
Néo-calédonien, 95, 97. 

A eo-(jranunairiens. Théorie 
des — sur le système indo- 
européen, 200. 

Xaourou, 82. 

Sogaïque, 143. 

Xordique Ancien — , 352. 

Norvégien. Sa place dans le 
groupe Scandinave, 353. 

Xoucr, 83. 

Soupe, 83. 

Xovo-lalincs (Langues), 318: 
Formation des — 319. Elé- 
ments étrangers dans les 
— , 321. Les sept — , ibid. 
Rôle de l'accent latin dans 
la formation des — , ibid. 

Nubie, Langues de la — , 93. 

Oc (Langue d). Dialectes de 
la —, 330. 

Odii, 82. 

Oïl (Langue d). La — , au 
moyen âge, 327. Dialectes 
de la —, 32S. — Limite ac- 
fuelle de la — et de la 
langue d'oc, 329. 

Omagua, 175. 

Ombrien. Langue italique, 
315. 

Onéida, 175. 

Omondago, 175. 

Orâon, 114. 

Osque. Langue italique, 315. 
■Ossèle. Langue éranienne, 
293. 

Osliaque. Samoyède —, 127. 
Parent du vogoul et du 
magyar, 134. 

Olomi, 174. 

Ottawa, 173. 

Onde, 191. 

Ouigour, 142. 

Ouralo-altalques (Langues). 
Se divisent en cinq grou- 



446 



TABLE ANALYTIQUE. 



pes, 125. Diversité des — , 
126. Leurs caractères com- 
muns, ibid. L'incorporation 
dans les —, 139, 151. Har- 
monie vocalique des — ,152. 

Padiadé, 80. 

Paiamba. Dialecte austra- 
lien. 05. 

Pâli. Place du — parmi les 
idiomes prâkrils, 274. 

Puni, 175. 

Papous. Langue des — , 94. 

Parsi. L'un des idiomes crâ- 
niens du moyen âge, 291. 

Pâzend. Nom inexact donné 
au parsi, 291. 

Pehloi. Nom trop général 
donné au huzvârèche, 289. 

Pépel, 80. 

Pennien. Langue ouralo-al- 
taïque, 134. 

Persan. La plus répandue 
des langues éraniennes 
modernes, 292. Sa gram- 
maire, ibid. 

Perse. Découverte du — , 
284. Inscriptions cunéifor- 
mes — , ibid. Sa gram- 
maire, 285. 

Petit russe. Nom donné au 
ruthène, 370. 

Phénicien. Appartient au 
groupe chananéen,231. Est 
très rapproché de l'hé- 
breu, 232. Le punique ou 
— d'Afrique, ibid. 

Philologie. Distinction de la 
linguistique et de la — , 1. 
Ce que c'est que la — 
comparée, 2. Aide que la 
— peut attendre de la lin- 
guistique, 12. 

Philologue. Distingué du lin- 
guiste, 7. 

Phrygien. Langue indo-euro- 
péenne de l'Asie Mineure, 
398. Rapproché des lan- 
gues éraniennes, ibid. 

Physiologie. La — et la lin- 
guistique, 4. 

Pikoumboul. Dialecte aus- 
tralien, 95. 

Pluriels brisés. Les — du 
groupe arabe, 237, 241. 

Polabe. Slave de l'Elbe, 382. 



Polonais. Limites du — , 372. 
Sa grammaire, 373. 

Polyglotte. Ne doit pas être 
confondu avec le lin- 
guiste, 14. 

Polynésien. Groupe, 97. 

Polysynthétisme. En quoi ii 
diffère de l'incorporation 
proprement dite, 182. 

Portugais. Distingué de l'es- 
pagnol, 334. Allié au gali- 
cien, ibid. 

Poul. La langue — , 91. Dis- 
lingue les êtres en deux 
catégories, 92. 

Pràkrit. Relation du — au 
sanskrit, 274. 

Primates. Tous les — précur- 
seurs de l'homme n'acqui- 
rent pas la faculté du lan- 
gage articulé, 37. 

Provençal. Langue d'oc, 329. 
Sa période semi-analytique, 
325. 

Prussien (Vieux). Langue let- 
tique disparue, 393. 

Puetche, 176. 

Punique. Phénicien d'Afri- 
que, 233. 

Quiche, 175. 

Quichua, 176. 

Race. Dans quelle condition 
la langue peut ne plus cor- 
respondre à la — , 422. 

Racine. Définition de la — , 5. 
Dans les langues monosyl- 
labiques la — constitue le 
mot 39. Dans quel but elle 
peut être modifiée par les 
langues à flexion, 206. Les 
— sémitiques sont réducti- 
bles, 212. 

Râdimâhal, 11 i. 

Régne humain. La théorie 
du — est discréditée, 23. 

Romaique. Nom du grec mo- 
derne, 300. 

Romanes (Langues). Nom 
donné aux langues novo- 
latines, 318. Hypothèse 
d'une langue romane, ilid. 

Roumain. Sa place parmi les 
langues novo-latines, 335. 
Sa phonétique, 336. Son 
article, 337. 



TABLE ANALYTIQUE. 



147 



liuumanche. Ladiu occiden- 
tal, 333. 

Rusniaque. No;n donné an 
ruthène, 370. 

Russe. Lim'tos du —, 369. Sa 
gramma.ré, S70. 

e blanc. Dialecte — 369. 

Rulhènes. Limites du — , 370. 
I omment il se différencie 
du russe, 371. 

Saho, Dialecte éthiopien, 256. 

Samoycdc. Groupe — des 
langues ouralo-altaïques, 
L27. 

Sanskrit. Premiers travaux 
sur le —, 271. Sa place 
dans la grammaire compa- 
nc des langues indo-euro- 
péennes, ibid. Sa gram- 
maire, 272. Son alphabet, 
273. Sa littérature, 274. 

Saxon (Vieux), 355. 

Scandinave. Groupe — , 352. 

Scylliique. Prétendue langue 
— , 193. Quel sens faut-il 
attacher à ce mot ? 194. 

Sémitique. La flexion — est 
autre que la flexion indo- 
européenne, 207. Le — et 
l'indo-européen sont irré- 
ductibles, 208. Les langues 
— , 210. Dénomination vi- 
cieuse, ibid. Du sémitisme 
en général, 211. Les raci- 
nes — sont réductibles, 
212. Le nom —, 213. Le 
verbe — , 215. Alphabet 
sémitique, 216. Classifica- 
tion des langues — , 217. 
Individualité des langues 
— , 242. Où a été parlée la 
langue — commune, 244. 
De quelle façon sont alliées 
les langues — et les lan- 
gues khamitiques, 247. 

Séna, 85. 

Sénéca, 174. 

Serbe. Voir 'Serbo-eroâte,377. 

Serbo-croate Domaine du 
—, 377. Dialectes du —, 
ibid. Littérature — , 378. 
Importance du — , 379. Sa 
grammaire, 380. 

Sérôlong, 86. 

Sésouto, 86. 

Sétchouana, 86. 



Séllapi, 86. 

Siamois. Langue monosylla- 
bique, 53. 

Singlialais, 277. 

Skipelar. Nom de l'albanais, 
400. 

Slave. Groupe—, 366. Limite 
des langues slaves au 
moyen âge, ibid. Alphabet 
— , 367. Langues slaves ac- 
tuellement vivantes, 367. 
, Classification des langues 
slaves, 386. 

Slave ecclésiastique. Où fut 
parlé le —, 382. 

Slovaque. Dialecte slave 
allié au tchèque, 374. 

Slovène. Idiome sud-slave, 
374. 

Sokoto. Dialecte poul, 91. 

Sornali. Dialecte éthiopien, 
256. 

Sondêen, 100. 

Sonraï, 80. 

Sorabe. Nom donné au slave 
de Lusace, 376. 

Sorbe. Serbe de Lusace, 376. 

Sousou, 80. 

Suane, 192. 

Suédois. Sa place dans le 
groupe Scandinave, 353. 

Sumérien. Ce que quelques 
auteurs entendent par ce 
mot, 197. 

Suomi. Son importance dans 
le groupe finnois, 129. Sa 
grammaire, 130. 

Syntaxe. La — naît avant, 
la grammaire proprement 
dite, 42. 

Syriaque. Sa place dans le 
groupe araméen, 218. 

Syro^arabc. Synonyme du 

- sémitique, 211. 

Tagala, 98. 

Tarnachek. Dialecte libyen, 
253. 

Tamoul. Importance du — 
dans le groupe des lan- 
gues dravidiennes, 112. 
Possède un alphabet parti- 
culier, 123. 

Tatar. Nom du groupe turc, 
142. — de Crimée, 143. 

Tavnhi. Dialecte samoyède, 
127. 



4 18 



TABLE ANALYTIQUE. 



Tchèque, Limites du —, son 
orthographe, sa gram- 
maire, 374. 

Tchcrémisse, 133 

Tclioude, 129. 

Tcherkesse, 191. 

Tchétchenze, 191. 

Tchouktehe américain, 189. 

Tchouktche asiatique, 'l89 

Tchouoache, 143 

7V'/r/, 82. 

Téhuelch'e, 17G 

Tékéza, 86. 

Temps. Les deux — de la 

l' ngne sémitique commune, 
215. Les deux — de l'indo- 
européen commun, 202 
Téné, 80. 
Tété, 85. 
Thouehe, 191. 

Tibétain. Est une lancuc mo- 
nosyllabique, 55. 
7V/'-é. Parent du chez, 242 
Torcm, 80. 

7'o/l Importance du — dans 
les langues monosyllabi- 
ques, 42. Différents — du 
chinois, 47. Différents —de 
1 annamite, 53. Différents — 
du siamois, 54. Différent? 
— du birman, ibid. 
Tongouse. Groupe — des 
langues ouralo-altaïque?, 
148. 
Totonak. 175. 
Touda, 114. 

Toulou. Grand nombre des 
formes dérivées en — 
121. 
Toumalé, 93. 

TouranienMol vide de sens, 
201. Théorie fallacieuse 



des langues touraniennes 

ibid. 
Tsaconien. Dialecte — du 

grec moderne, 300. 
l iiganes. Dialectes des — 

278 
Tudesque. Nom donné au 
• vieux haut-allemand, 363 
Tupi, 175. 
Turc. Goupe des langues 

ouralo-altaïques,134 Gram- 
maire du —, 136 
Tureoman, 134. 
Tuskarora, 175. 
Vepse, 129. 
Verbe. Le — sémitique, 210. 

Le — indo-européen, 261. 

I mde. Nom donne au slave 
de Lusace, 372 

Vogoul, 134. 
Vote, 129. 
Votiaque, 134. 

Wallon. Dialecte de la lan- 
gue d'oïl, 328. 

II iratourroi. Dialecte austra- 
lien, 95. 

Wolaroi. Dialecte australien, 

9o. 
U'nlnf, 75. 
Yakout, 142. 
Yorouba, s2. 
Youhaqhir, 189. 
Yo J!L <lk - Dialecte samoyède, 

Yuma, 175. 

Zend. Découverte du —, 280. 
Le — e S t l'éranien oriental," 
281. Sa grammaire, 282 
Son âge. ibid. 

Zntilou, 85. 

Zuriène. Langue ouralo-altaï- 
que, 134. 



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IMPRIMERIE DE CHOISY-LE-ROI 



La Bibliothèque 
Université d'Ottawa 



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The Libre ry 

University or Ottawa 

Date due 



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08 JAN. 

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1991 



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CF P 12 1 

•H68 1911 

COO HOVELACQUE, 
ACC# 1361321 



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