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University of Toronto
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I'
BIBLIOTHÈQUE
DÏS
SCIENCES CONTEMPORAIN ES
BIBLIOTHÈQUE DES SCIENCES CONTEMPORAINES
LA LINGUISTIQUE
PAR
ABEL HOVELACQUE
LINGUISTIQUE. PHILOLOGIE. ÉTYMOLOGIE
LA FACULTÉ DU LANGAGE ARTICULÉ, SA LOCALISATION,
SON ORIGINE, SON IMPORTANCE DANS L'HISTOIRE NATURELLE.
CLASSIFICATION ET DESCRIPTION DES DIFFÉRENTS IDIOMES.
PLURALITÉ ORIGINELLE ET TRANSFORMATION
DES SYSTÈMES DE LANGUES.
QUATRIEME EDITION
REVUE ET AUGMENTÉE
PARIS
LIBRAIRIE SCIILEICHER FRÈRES
8, RUE MONSIEUR-LE-PRINCE, 8
Tous droit^pêservés.
p
/«v
TABLE DES MATIÈRES
Pages
Introduction ix
Avertissement pour la seconde édition xm
Avertissement pour la quatrième édition xv
Chapitre I. Linguistique, philologie étymologie 1
§ 1. Distinction de la linguistique et de la
philologie 1
§ 2. La vie des langues 9
§ 3. Aide que se prêtent mutuellement la
linguistique et la philologie 12
§ 4. Les polyglottes 14
§ 5. Les dangers de l'étymologie 16
Chapitre IL La faculté du langage articulé. Sa localisa-
tion. Son importance dans l'histoire na-
turelle 22
Chapitre III. Première forme linguistique. Le monosyl-
labismc. Les langues isolantes 39
§ 1. Le chinois 43
§ 2. L'annamite 52
§ 3. Le siamois 53
S 4. Le birman 55
§ 5. Le tibétain 55
Chapitre IV. Seconde forme linguistique. L'agglutination.
Les langues agglutinantes 61
§ 1. Qu'est-ce que l'agglutination ? 61
§ 2. Langues de l'Afrique méridionale 67
Langue des Ilottcntots 68
Langues des Bochimans 72
§ 3. Langues des nègres d'Afrique 73
S 4. Langues du groupe banlou 83
§ 5. Le poul 91
VI TABLE DES MATIÈRES
Pages
Chapitre IV. § 6. Les langues nubiennes 93
§ 7. Langues des Négritos 94
§ 8. Langues des Papous 94
? 9. Langues australiennes 95
§ 10. Langues maléo-polynésiennes 96
§ 11. Le japonais 105
§ 12. Le coréen 110
§ 13. Langues dravidiennea 111
§ 14. Langues ouralo-altaïques 125
I. Le groupe samoyède 127
II. Le groupe finnois 128
III. Le groupe turc 142
IV. Le groupe tongouse 148
V. Le groupe mongol 150
VI. De l'harmonie vocalique et de la
parenté des langues ouralo-al-
taïques 152
§ 15. La langue basque 156
§ 16. Langues américaines 173
§ 17. Langues hyperboréennes 189
§ 18. Langues du Caucase 190
§ 19. De quelques autres idiomes classes
parmi les langues agglutinantes.... 193
a. La prétendue langue scylhique 193
6. La langue de la 2" colonne des ins-
criptions cunéiformes 194
c. La langue dite sumérienne ou acca-
dienne 197
§ 20. La théorie des langues touraniennes. 201
Chapitre V. Troisième forme linguistique. La Dexion... 205
§ 1. Qu'est-ce que la flexion ? 206
§ 2. Flexion indo-européenne et flexion
sémitique 207
A. Les langues sémitiques 211
§ 1. Du sémitisme en général et de l'ensem-
ble des langues sémitiques 212
§ 2. Groupe araméo-assyrien 218
I. Chaldécn et syriaque 218
II. Assyrien 221
§ 6. Le groupe chananéen 225
I. Hébreu 225
IL Phénicien 231
§ 4. Le groupe arabe 234
I. Arabe 234
IL Langues de l'Arabie méridionale
et de l'Abyssinie 240
TABLE DES MATIÈRES VU
Pagi s
Chapitre V. S 5. Individualité des langues sémitiques.
Leur patrie primitive 242
B. Les langues khamitiques 246
§ 1. Le groupe égyptien
§ 2. Le groupe libyen 253
§ .3. Le groupe éthiopien 255
C. Les langues indo-européenne* 257
La langue commune indo-européenne. 260
§ 1. Branche hindoue 270
I. Anciennes langues hindoues... 271
If. Langues néo-hindoues 270
III. Dialectes des Tsiganes 27s
§2. Branche éranienne 279
I. Zend 380
II. Perse 284
III. Arménien . . .- 286
IV. Husvàrèche 288
V. Parsi 291
VI. Persan 292
VII. Ossète, kourde, belêutche, af-
ghan, etc 293
§ 3. Branche hellénique ' 295
§ 4. Branche italique 306
I. Anciennes langues italiques..... 307
IL Langues novo-latines 318
^ 5. Branche celtique 3.38
§ 6. Branche germanique 347
I. Gothique 349
IL Langues Scandinaves 352
III. Bas allemand 354
IV. Haut allemand 360
§ 7. Branche slave 366
§ 8. Branche letlique 389
I. Lithuanien 390
II. Lettc 392
III. Vieux prussien 393
§ 9. Langues indo-européennes non clas-
sées 394
I. Etrusque 395
H. Dace 397
III. Langues indo-européennes de
l'Asie Mineure 398
IV. Langues indo-européennes dites
scythiques 400
V. Albanais 400
VIII TABLE DES MATIÈRES
Pages
Chapitre V. § 10. Du mode de subdivision de la langue
commune indo-européenne et de la
région où elle fut parlée 402
Chapitre VI. Pluralité originelle des langues et transfor-
mation des systèmes linguistiques 413
§ 1. Comment se reconnaît la parenté des
langues 413
§ 2. Pluralité originelle des systèmes lin-
guistiques 419
§ 3. Dans la vie historique les langues peu-
vent ne plus correspondre aux races. 'iTJ
§ 4. La transformation des espèces en lin-
guistique 425
TABLE ANALYTIQUE 441
INTRODUCTION
Il était réservé aux dernières années du dix-
huitième siècle de donner le jour aux méthodes
d'investigation scientifique. La tâche était
immense ; mais les hommes qui tentèrent de
l'accomplir n'y firent pas défaut. C'est aux écri-
vains de l'Encyclopédie qu'il fut donné d'ouvrir
l'ère contemporaine, la période de la science
expérimentale.
L'esprit méthodique renouvela les procédés de
recherche et les modes d'enseignement. Les
sciences mathématiques, les sciences chimiques,
les sciences naturelles rompirent enfin, et pour
jamais, avec la métaphysique.
La linguistique n'est ni la moins importante ni
la moins intéressante des sciences contempo-
raines ; ce volume lui est consacré. Notre inten-
tion est de montrer quelle place elle occupe dans
l'histoire naturelle de l'homme. Tout d'abord,
nous aurons à la définir. Les questions les plus
X INTRODUCTION.
délicates de cette science sont abordées et résolues
chaque jour par des personnes tout aussi igno-
rantes de son objet que de sa méthode. C'est le
sort commun de toutes les sciences naturelles.
On y supplée volontiers par des assertions pure-
ment sentimentales au défaut d'études fondées
sur l'expérience. C'est ainsi qu'on se déclare har-
diment polygéniste ou monogéniste, ami ou
ennemi de la doctrine de l'évolution, san- avoir
jamais mis le pied dans un laboratoire d'anthro-
pologie.
Nous ne chercherons pas à éviter l'examen de
la question de l'origine du langage. C'est une
question purement anthropologique. Sans nous
occuper des rêveries auxquelles elle a donné lieu,
nous la traiterons uniquement au point de vue
de l'histoire naturelle, c'est-à-dire de l'anatomic
et de la physiologie. Le langage articulé est un
fait naturel, soumis, comme tout autre fait, à
l'investigation libre et désintéressée, et ce n'est
pas une entreprise téméraire .que d'aborder la
question de son origine. L'écarter sous prétexte
qu'il faut proscrire toute recherche des « origines
premières », c'est admettre la possibilité même
de ces causes premières, dont les mathématiques
et la chimie ont fait justice.
A côté des questions de linguistique pure, nous
INTRODUCTION. XI
avons introduit çà et là, mais dans une faible
mesures, certaines questions de philologie qui
s'y rattachaient directement. Nous avons traité
plus volontiers de quelques points d'ethnogra-
phie linguistique, mais d'une façon très-incom-
plète. Nous nous promettons d'y revenir. Quant
aux questions de linguistique proprement dite,
nous étions contraint, par la nature et le but de
cette Bibliothèque, à les parcourir toutes fort
rapidement ; c'est une difficulté dont le lecteur
voudra bien tenir compte.
Avant d'entrer en matière, qu'il nous soit per-
mis d'adresser nos remerciements à MM. Picot et
Vinson, pour la part qu'ils ont prise à notre
travail. Nous leur devons beaucoup : des notes,
des renseignements, et surtout les conseils d'es-
prits sûrs et méthodiques.
AVERTISSEMENT
POUT\ LA SECONDE ÉDITION
C'est une édition véritablement nouvelle que
nous publions aujourd'hui, et non pas une réim-
pression.
La partie des langues monosyllabiques et celle
des langues à flexion n'ont reçu que des modifi-
cations peu importantes, mais il n'en a pas été
de même de la partie des langues agglutinantes
Nous avons développé tout particulièrement les
chapitres relatifs à la langue des Hottentots, aux
langues de la Guinée, et aux langues du système
bantou.
Nous avons également revu et remanié le cha-
pitre consacré aux idiomes de l'Amérique. On a
fait récemment des progrès considérables dans
la science de l'américanisme, mais tout est loin
d'avoir été dit à ce sujet. Après avoir reproduit la
classification assez communément acceptée des
langues américaines, nous avons tâché de mettre
en évidence ce fait très important que les langues
XIV AVERTISSEMENT POUR LA SECONDE ÉDITION.
en question ne constituent pas une espèce parti-
culière, et que leurs procédés se retrouvent dans
un grand nombre d'autres langues agglutinantes.
En ce qui concerne d'autres idiomes également
agglutinatifs, dont la phonétique, la structure et
le vocabulaire demeurent encore fort obscurs,
nous avons persisté dans notre première réserve.
On peut ne pas approuver ; mais on blâmerait
avec bien plus de droit des conclusions légères et
trop hâtives.
Quant à la méthode qui nous avait guidé dans
la rédaction de notre première édition, et qui est
commune aux différents volumes de la Biblio-
thèque des scieiices contemporaines, nous l'avons
suivie avec toute la fidélité possible dans cette
nouvelle publication. C'est la méthode expéri-
mentale, la méthode sur laquelle reposent toutes
les recherches et toutes les découvertes de l'esprit
moderne.
AVERTISSEMENT
POUR LA QUATRIÈME ÉDITION
Nous avons à signaler, depuis l'époque à
laquelle a paru la troisième édition de ce livre,
la publication des travaux importants des « néo-
grammairiens » sur la phonétique du système
indo-européen ancien ; puis l'achèvement du
grand ouvrage de Frédéric Miïller, Grundriss der
Sprachwissenschaft.
LA LINGUISTIQUE
CHAPITRE PREMIER.
LINGUISTIQUE — PHILOLOGIE — ÉTYMOLOGIE.
§ 1. Distinction de la linguistique
et de la philologie.
Il est rare que dans le langage courant, et même
dans les écrits scientifiques, on établisse une distinction
entre les deux mots de linguistique et de philologie ; on
les emploie d'ordinaire l'un pour l'autre, à peu près au
hasard et selon qu'il faut satisfaire aux besoins eupho-
niques d'une phrase ou d'une période. Nos meilleurs
écrivains, des érudits même, confondent sans cesse ces
deux termes ; la philologie, la linguistique ne sont trop
souvent, pour eux, que l'étude des étymologies, et ils
donnent indifféremment aux personnes qui se livrent à
cette sorte de recherches le nom de linguistes ou de
philologues. L'examen de la parenté possible de deux
idiomes australiens et la correction d'un texte de Plaute
seraient indistinctement des travaux de linguistique ou
de philologie.
Il est loin d'en être ainsi, et nous devons nous attacher,
avant tout, à combattre cette grave erreur.
La linguistique est une science naturelle, la philologie
une science historique.
Dans le Dictionnaire de la langue française d'Em.
Littré, au mot Linguistique, nous lisons : « Etude des
LINGUISTIQUE. \
2 LA LINGUISTIQUE
langues considérées dans leurs principes, dans leurs
rapports, et en tant qu'un produit involontaire de l'es-
prit humain ». Cette définition a un grand mérite : celui
de ne pas s'appliquer tout aussi bien au mot Philologie.
A ce dernier mot E. Littré donne trois sens divers :
1» Sorte de savoir général qui regarde les belles-lettres,
les langues, la critique, etc.. 2° Particulièrement : étude
et connaissance d'une langue en tant qu'elle est l'ins-
trument ou le moyen d'une littérature. 3° Philologie
comparée ; étude appliquée à plusieurs langues, que
l'on éclaire par la comparaison entre les unes et les
autres » De ces trois applications, les deux premières
sont exactes, mais à propos de la dernière nous devons
faire une réserve. L'auteur y définit d'une façon très
heureuse la Philologie comparée ; mais le moyen de
concevoir que la Linguistique puisse en aucun cas
recevoir ce nom de Philologie comparée ? C'est avec juste
raison que E. Littré distingue la Philologie simplement
dite d'avec la Linguistique, mais il cède sans motif suffi-
sant à l'usage qui fait dévier de son sens le terme de
Philologie, alors qu'on lui applique l'épithète de com-
parée.
Comment, pour être comparée, la philologie se brans-
formerait-elle en linguistique? Nous avons peine à le
comprendre. La physiologie comparée, celle, par exem-
ple qui embrasse les relations des végétaux et des ani-
maux naurait-elle plus droit au nom de physiologie ?
L'anatomie comparée des diverses races humaines ou,
si l'on veut, l'anatomie comparée de l'homme et des
autres primates, devrait-elle perdre le nom Vanatomit ?
11 en est évidemment de la philologie comme do ces
autres sciences, et l'on ne saurait à aucun titre, lors-
qu'elle devient comparée, ou, pour mieux dire, compa-
rative lui enlever son propre et véritable nom.
Rollin définissait les philologues « ceux qui ont tra-
DISTINCTION DE LA LINGUISTIQUE ET DE LA PHILOLOGIE. 3
vaille sur les anciens auteurs pour les examiner, les
corriger, les expliquer et les mettre au jour ». Cette défi-
nition conserve encore toute sa valeur ; elle correspond
aux deux premiers sens que Littré comme nous venons
de le voir, donne dans son Dictionnaire au mot de
Philologie. En définitive, la tâche du philologue est
l'étude critique des littératures sous le rapport de l'ar-
chéologie, de l'art, de la mythologie ; c'est la recherche
de l'histoire des langues et subsidiairement de leur
extension géographique ; c'est la découverte des em-
prunts qu'elles se sont faits les unes aux autres dans le
cours des temps, en particulier des emprunts lexiques ;
c'est, enfin, la restitution et la correction des textes.
C'est là, au premier chef, une science historique, une
branche considérable de V « érudition ». Avant le déve-
loppement contemporain des sciences naturelles, les lan-
gues n'étaient envisagées, et il n'en pouvait être autre-
ment, que sous ce seul et unique rapport ; la philologie
a précédé de longtemps la linguistique.
La philologie, simplement dite, ne s'attache qu'à une
seule langue ; elle la critique, en interprète les docu-
ments, en améliore les textes d'après les données et les
informations que peut lui fournir cette seule et même
langue. L'étude vient-elle à se porter de façon corréla-
tive sur deux langues diverses, ou sur plusieurs bran-
ches d'un même idiome, la philologie devient alors com-
parée. Ainsi la philologie dite classique est le plus
souvent comparée : elle s'occupe, comme l'on sait, des
textes grecs et latins. De même la philologie romane,
la philologie germanique, la philologie slave, sont, les
unes et les autres, comparées ; elles traiteront, par exem-
ple, de l'influence qu'exerça la langue des Précieuses
du dix-septième siècle sur la langue courante des âges
suivants ; du rôle que joua dans la formation de l'alle-
mand moderne la version de la Bible par Luther ; de
V
4 r.A LINGUISTIQUE
l'extension des langues slaves, vers l'ouest de l'Europe,
au moyen âge, puis de leur rétrogradation vers l'est.
Egalement comparée est La philologie dite orientale qui
s'applique à ces trois langues, le persan, l'arabe, le turc,
tout étrangères que soient les unes aux autres ces dif-
férentes langues sous le rapport linguistique. Dans
l'Inde et dans l'extrême Orient le bouddhisme a donné
naissance à une philologie comparée, tout comme la
légende de Charlemagne dans l'Europe occidentale.
C*est en particulier à Schleicher (1), c'est à Kuhn,
Chavée (2), Spiegel (3) qu'est due la distinction si im-
portante entre ces deux sciences, philologie et linguis-
tique. Tous ces auteurs tombent d'accord sur le fait ca-
pital que l'une est du domaine des connaissances histo-
riques, l'autre du domaine des connaissances naturelles.
La linguistique peut être définie ; l'étude des éléments
constitutifs du langage articulé et des formes diverses
qu'affectent ou peuvent affecter ces éléments. En d'autres
termes, si l'on veut, la linguistique est la double étude
de la phonétique et de la structure des langues.
Il est aisé de comprendre comment la linguistique se
rattache à la physiologie par l'étude du matériel phoné-
tique des langues, c'est-à-dire de leurs sens. Le premier
soin du linguiste est d'inventorier les voyelles et les
consonnes des langues qu'il examine et d'établir les lois
de leurs permutations ou de leurs variations ; la décou-
verte dp ers lois lui sera d'autant plus facile qu'il sera
plus familiarisé avec le jeu de l'appareil vocal.
Les voyelles et les consonnes constituent les premiers
éléments du langage. Plus tard apparaissent d'autres
éléments, que l'on qualifie souvent du nom d'éléments
simples bien que, pour l'ordinaire, ils soient déjà com-
f1') Die deulsche spraehe, Intr., chap. VI.
(2ï Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris. 180?,
p. 198.
(3) Die traditionnelle literatur der Parsen i p. 48.
DISTINCTION DE LA LINGUISTIQUE ET DE LA PHILOLOGIK. 5
posés (c'est-à-dire formés d'un ensemble de voyelles et de
consonnes) ; ce sont les monosyllabes auxquels on donne
le nom de racines.
Ces monosyllabes, l'expérience nous les fera découvrir
au fond de tous les systèmes linguistiques. Tantôt ils
seront formés d'un seul élément sonore, c'est-à-dire d'une
seule voyelle ; tantôt ils seront formés de la réunion de
plusieurs éléments : soit, par exemple une consonne
suivie d'une voyelle, soit une voyelle suivie d'une con-
sonne, soit encore quelque autre groupement. Mais la
signification de ces premières racines ne sera jamais
que très générale et elles se trouveront étrangères à toute
notion de genre, de cas, de nombre, de personnes, de
temps, de modalité.
L'étude de ces éléments constitue, disons-nous, l'un des
premiers .soins du linguiste. En second lieu arrive l'exa-
men des formes qu'affectent ou peuvent affecter ces élé-
ments ; cette nouvelle étude reçoit le nom de morpho-
logie. Nous traiterons plus loin des différentes variétés
morphologiques du langage, c'est-à-dire des différents
modes de structure que peuvent présenter les langues,
et nous constaterons alors que des idiomes qu'il con-
vient de ranger, sous ce rapport, dans un seul et même
groupe, par exemple les langues dites agglutinantes,
peuvent être, si l'on envisage leurs éléments constitutifs,
étrangères de tous points les unes des autres. C'est ainsi
que les langues indo-européennes et les langues sémi-
tiques, dont les racines sont tout à fait différentes, tout
à fait irréductibles, se trouvent les unes et les autres
dans la même classe morphologique ; de même, le turc,
le basque, le japonais, !<• tamoul ont, en général, la
même structure ; mais les radicaux de ces différentes
langues sont essentiellement différents, et il est impos-
sible de les ramener scientifiquement à une origine com-
mune, à une seule et même souche.
6 LA LINGUISTIQUE
Ce sujet nous occupera en son temps comme il le mé-
rite. Notre but, pour l'instant, est de bien établir ce fait
capital, que la linguistique appartient au groupe des
sciences naturelles, et que pour la ranger parmi les
sciences historiques il faut méconnaître à la fois et son
but et sa méthode.
C'est à Auguste Schleicher que nous devons les écrits
les plus nets et les plus démonstratifs sur cet important
sujet.
Schleicher, chose rare parmi ses compatriotes, était
un esprit parfaitement dégagé d'aspirations métaphysi-
ques. Il avait traversé, comme tant d'autres, les écoles
transcendantes ; comme tant d'autres, il avait suivi les
docteurs du théurgisme et de l'hyperphysisme, mais
leurs fantaisies n'avaient pu séduire cette intelligence
positive et peu disposée à se payer d'emphatiques et
vaines paroles. Schleicher était l'homme de l'expé-
rience, l'homme de la méthode. C'est à lui le premier,
comme l'on sait, qu'il échut de dresser un code général
de la phonétique et de la structure des langues indo-
européennes. W. Jones, vers la fin du xvm e siècle, avait
définitivement affirmé la parenté de ces langues, et
Bopp, au commencement du xix e , avait démontré
méthodiquement cette même parenté.
Ainsi qu'il aimait à le dire lui-même, il est certain
que ses remarquables connaissances en botanique lui
furent d'une utilité capitale pour ses recherches sur la
morphologie des langues, tanf les procédés d'analyse et
de comparaison sont identiques dans l'étude de toutes
les sciences naturelles.
L'ingénieuse analogie que, pour bien faire compren-
dre la distinction de la linguistique d'avec la philolo-
gie, Schleicher se plut à établir entre le linguiste et le
botaniste d'une part, et d'autre part le philologue et
l'horticulteur, mérite à tous égards d'être rappelée. On
DISTINCTION DE LA LINGUISTIQUE ET DE LA PHILOLOGIE. 7
la trouve dans son excellent livre sur la langue alle-
mande (1) :
« La philologie, disait-il, est une science historique,
et cette science ne peut se trouver appliquée que là où
l'on est en présence d'une littérature, d'une histoire. Là
où les monuments font défaut, là où il n'y a point de
culture littéraire, le philologue n'a que faire ; la philo-
logie, en un mot, ne peut s'exercer que sur des docu-
ments historiques. Il en est tout différemment de la lin-
guistique, dont l'objet unique est la langue elle-même,
dont l'unique étude est l'examen de la langue en elle-
même et pour elle-même. Les variations historiques des
langues, le développement plus ou moins factice de leur
vocabulaire, souvent même leurs procédés syntactiques,
tout cela n'est pour le linguiste que d'une importance
secondaire ; il consacre son soin tout entier à l'étude de
la manifestation elle-même du langage articulé, fonction
naturelle, inévitable et déterminée, à laquelle l'homme
ne pourrait se soustraire, et qui, ainsi que toutes les
autres fonctions, est d'une implacable nécessité. Peu im-
porte au linguiste qu'une langue ait régné, des siècles
durant, sur de vastes empires, qu'elle ait donné nais-
sance aux monuments littéraires les plus glorieux, qu'elle
se soit prêtée aux exigences de la culture intellectuelle
la plus délicate, la plus raffinée ; peu lui importe aussi
qu'une langue obscure ait misérablement péri, sans
fruits, sans rejetons, étouffée par d'autres idiomes, in-
connue à jamais du philologue. La littérature est, sans
conteste, un auxiliaire puissant grâce auquel il est aisé
de saisir l'idiome lui-même, de reconnaître la succession
de ses formes, les phases de son développement ; un
auxiliaire précieux, mais non pas indispensable. Ajoutez
que la connaissance d'une seule langue ne peut suffire
au linguiste, et en cela il se distingue encore du philo-
(1) Die deutschc sprache, Introduction.
b LA LINGUISTIQUE
logue. Il existe, par exemple, une philologie latine, tout
indépendante de la philologie grecque : une philologie
hébraïque, tout indépendante de la philologie arabe ou
assyrienne. Mais il ne saurait être question d'une lin-
guistique purement latine, d'une linguistique purement
hébraïque : la linguistique est comparée ou n'est pas.
On ne peut en effet se rendre compte d'une forme qu'en
la comparant à d'autres formes. La philologie peut donc
être spéciale, particulière à un seul idiome ; mais lors-
qu'il s*agit d'étudier les éléments constitutifs d'une lan-
gue et sa structure, il faut déjà connaître la phonétique
et la structure d'un certain nombre d'autres idiomes.
Répétons-le donc une fois encore, les recherches du lin-
guiste sont toujours et essentiellement comparatives, à
rencontre de celles du philologue, qui peuvent être toutes
spéciales. »
C'est ici que Schleicher place son ingénieuse et très-
juste comparaison : « Le linguiste, dit-il, est un natu-
raliste ; il étudie les langues à la façon dont le botaniste
étudie les plantes. Le botaniste doit embrasser d'un coup
d'œil l'ensemble des organismes végétaux ; il recherche
les lois de leur structure, celles de leur développement,
mais il ne se préoccupe en aucune manière du plus ou
moins de valeur des plantes, de leur usage plus ou moins
précieux, de leur agrément plus ou moins reconnu. A ses
yeux, la première venue des mauvaises herbes peut avoir
un bien autre prix que n'en ont les roses les plus bell< s
les lis les plus rares. Le rôle du philologue est tout diffé-
rent. Ce n'est point au botaniste, mais bien à l'horticul-
teur qu'il convient de le comparer. Ce dernier ne donne
ses soins qu'à telles ou telles espèces, qui sont l'objet
d'une faveur particulière ; c'est la beauté de la forme
qu'il recherche, c'est la coloration, c'est le parfum. Une
plante inutile est sans valeur à ses yeux ; il n'a que faire
des lois de la structure et du développement : le végétal
LA Vit DES LANGUES. '.I
qui, sous ce rapport, put posséder la valeur la plus con
sidérable a chance de n'être pour lui qu'une mauvaise
herbe vulgaire. »
Cette comparaison est exacte, et, mieux que toute
autre explication, elle dit assez que le linguiste étudie
chez l'homme le phénomène du langage articulé et ses
produits à la façon dont tout physiologiste étudie les
autres fonctions, la locomotion, par exemple, l'olfaction,
la vision, ou encore la digestion, la circulation. Et non-
seulement il recherche et détermine les lois normales
propres à ce phénomène, mais encore il découvre et
caractérise les altérations véritablement pathologiques
qui se présentent maintes fois durant le cours de la vie
des langues.
§ 2. La vie des langues.
Les langues en effet naissent, croissent, dépérissent et
meurent comme tous les êtres vivants. Elles ont passé
tout d'abord par une période embryonnaire, elles attei-
gnent un complet développement et sont livrées, en fin
de compte, à la métamorphose régressive. C'est préci-
sément cette conception de la vie des langues qui, ainsi
qu'on l'a déjà remarqué, distingue la science moderne
du langage d'avec les spéculations du passé.
Nous traiterons dans un autre chapitre de la nais-
sance des langues et de l'origine de la faculté du lan-
gage articulé ; plus loin aussi nous verrons comment les
systèmes linguistiques les plus compliqués proviennent
de systèmes rudimentaires ; comment, en un mot, les
formes dont l'organisation est la plus complète provien-
nent de formes beaucoup moins développées.
Les langues une fois nées, l'on ne peut dire qu'elles
entrent aussitôt dans leur période historique, en enten-
dant par Là que leur développement se trouve soumis
10 LA LINGUISTIQUE
d'ores et déjà à l'arbitraire et aux fantaisies de ceux
qui les parlent. Ce serait là une erreur. Le développe-
ment des langues est, avant tout, déterminé, et le cours
de leur vie ne saurait, par une inadmissible dérogation
aux lois naturelles, échapper aux nécessités communes
à tout ce qui vit. A la vérité, sous l'influence de circons-
tances heureuses ou malheureuses, elles s'altéreront plus
ou moins gravement, elles marcheront à leur décadence,
à leur perte, d'un pas plus ou moins précipité ; mais
rien ne fera fléchir leurs tendances organiques.
Elles sont, en un mot, ce que leur nature veut qu'elles
soient. Jamais, par exemple, on ne parviendrait à créer
une langue mixte. On ne saurait imaginer une langue
indo-européenne dont la grammaire soit en partie slave,
en partie latine. Il n'y a pas, il ne peut y avoir de lan-
gues mixtes. L'anglais, par exemple, chez lequel se sont
introduits un si grand nombre d'éléments étrangers,
notamment d'éléments français, n'en demeure et n'en
demeurera pas moins jusqu'à son extinction une vraie
langue germanique ; le basque est dans un cas analogue :
ses emprunts constants à deux langues romanes n'alté-
reront jamais son caractère particulier. C'est encore
ainsi qu'au moyen âge le huzvârèche conserva son carac-
tère de langue éranienne, en dépit de l'intrusion consi-
dérable d'éléments sémitiques dont il eut à souffrir.
Mais il ne faut point douter que cette sorte de com-
merce intellectuel, que ces emprunts, fruits inévitables
de la civilisation, ne précipitent singulièrement la vie
des langues. Les faits sont là, évidents, palpables. Ainsi,
parmi les langues germaniques, nous voyons l'anglais
parcourir du milieu du treizième siècle jusqu'à nos jours
une rapide, très rapide carrière, tandis que L'islandais
nous offre aujourd'hui encore et à chaque instant des
formes très anciennes et fort bien conservées. L'obscur
lithuanien peut être tenu pour le moins dégradé des
LA VIE DES LANGUES. 11
idiomes indo-européens de l'Europe, et, selon toute vrai-
semblance, il nous aurait fait admirer longtemps encore
ses formes antiques et précieuses, si la rude concurrence
de l'allemand ne le menaçait d'une disparition pro-
chaine. C'est ainsi que périssent chaque jour dans des
luttes inégales, mais que rien ne saurait prévenir, des
êtres pleins de vie et de santé qui, à la faveur de cir-
constances moins funestes, auraient connu de longues
années et ne se seraient pas éteints, misérables, sans
postérité.
Il est difficile de supposer qu'un système linguistique
arrivé à l'âge le plus florissant, le plus riche de son déve-
loppement, n'entre pas aussitôt dans la période de méta-
morphose régressive, et il est tout aussi difficile que
cette période ne soit point caractérisée d'une façon spé-
ciale par la tendance de plus en plus individualiste des
idiomes de ce système. Nous savons, par exemple, que
les langues dites indo-européennes ou aryennes (hin-
doues, éraniennes, helléniques, italiques, celtiques, ger-
maniques, slaves, lettiques) proviennent d'une mère
commune, dont il a été possible de déterminer les élé-
ments phonétiques et de restituei', au moins en ses traits
essentiels, la morphologie, la structure : or, il est suppo-
sable que la période de formation prit fin au moment
même où commencèrent à se manifester des divergences
dialectales et qu'il n'y eut point d'intervalle sensible en-
tre ces premiers temps et la période de métamorphose
régressive. Le linguiste doit avant tout déterminer, ou
pour mieux dire, restituer les formes qu'affectaient, au
moment de leur division en dialectes, les langues mères
dont il n'existe pas de monuments écrits. Ainsi que nous
l'avons dit, la tâche se trouve assez avancée pour le
système indo-européen ; mais elle est à peine ébauchée
en ce qui concerne les langues sémitiques (chaldéen,
syriaque, hébreu, phénicien, arabe, etc.) et est tout en-
12 LA LINGUISTIQUE
tière à entreprendre pour le plus grand nombre des
autres systèmes ; celui, par exemple, des langues dites
khamitiques (ancien égyptien, copte, tamachek,
galla, etc.) et celui des langues dravidiennes (tamoul,
télinga, etc.).
Mais la vie des langues n'est point un sujet qu'il soit
possible de traiter en quelques pages, il réclamerait un
volume entier et une longue série d'exemp'es pris tour
à tour dans les différentes familles linguistiques. Nous
n'entamerons pas cet exposé trop spécial, et il suffira
sans doute d'avoir signalé ici ce fait général. Cf. Whit-
ney, la Vie du langage, Saycé, Introd. to the Science of
Languagc. Voir également Bulletins de la Soc. d'anthro-
pologie, 1885, p. 371.
§ 3. Aide que se prêtent mutuellement
la linguistique et la philologie.
Il est incontestable que le linguiste trouve parfois un
puissant auxiliaire dans l'emploi de la méthode histori-
que. Cette dernière est indispensable en effet lorsqu'il
s'agit de l'étude de la syntaxe. Ici l'initiative personnelle
peut être plus marquée. Loin de nous, certes, la moindre
velléité d'attribuer à cette initiative une liberté à laquelle
elle ne saurait prétendre sans braver les premiers ensei-
gnements de l'expérience ; nous savons assez que la spon-
tanéité est déterminée de la manière la plus stricte et que
le prétendu libre arbitre n'est, selon la parole de Spinosa,
que la conscience de la volonté. Il nous faut donc encore
considérer cette sorte d'arbitraire comme le fruit, le
simple fruit d'une disposition naturelle, soumise, par
conséquent, à une direction également naturelle. L'on
peut dire que les formations par analogie, elles-mêmes,
n'échappent pas à ce sort commun et qu'elles ne trahis-
sent, le plus souvent, qu'une véritable paresse intellec-
tuelle.
MUE MUTUELLE DE LA LINGUIST. ET DE LA I'HILOL. 13
Nous nous trouvons amené à répéter ici que la science
naturelle de la linguistique et la science historique de la
philologie ne sont point rivales l'une de l'autre et que
rien ne saurait autoriser à les tenir pour deux sciences
hostiles. En effet, deux ordres de connaissance, si dis-
tincts qu'ils soient, ne peuvent conduire à des résultats
opposés, et deux véritables sciences, deux sciences vrai-
ment dignes de ce nom, ne sauraient, en aucun cas, être
ennemies l'une de l'autre. Les sciences au contraire se
complètent mutuellement, et chacune d'elles est vis-à-vis
des autres débitrice et créancière tout à la fois.
Tel est, en particulier, le cas de la linguistique et de
la philologie. Le philologue doit connaître, au moins
d'une façon générale, les résultats acquis par le linguiste.
S'il ne sait rien de la langue elle-même, de cet agent le
plus considérable de la pensée, s'il ignore et sa structure
et les éléments qui la composent, comment pourra-t-il
porter quelque jugement complet sur les produits, sur
les fruits de cet agent ? Autant dire qu'un ethnographe
pourrait faire bon marché d'un ensemble de données
élémentaires relatives à l'anatomie des races, et n'en
tenir même aucun compte. C'est là une considération
presque banale, et pourtant il est bon nombre de philo-
logues qu'elle n'a point le don de satisfaire. De là cet
amas de dissertations subjectives, sans but, sans doc-
trine, ce fatras d'arguties oiseuses où la rhétorique le
dispute au vide et à l'ineptie. Les librames françaises,
par un reste de chance heureuse, n'en sont pas les plus
encombrées.
Le philologue, par contre, prépare au linguiste un
matériel précieux. Il lui facilite la connaissance des
formes historiques du langage et lui expose ce qu'il a
pu découvrir de leur chronologie et de leur succession ;
il lui découvre enfin les divergences dialectales d'où
peuvent sortir tant et de si précieuses instructions.
14 LA LINGUISTIQUE
Si donc il importe de distinguer ces deux sciences, de
ne confondre ni leur but, ni leur méthode, pas plus que
leur vrai nom, il n'importe pas moins de reconnaître
qu'elles sont appelées l'une et. l'autre à se rendre des
services mutuels et considérables. C'est ainsi que l'his-
toire a maintes fois fourni à l'étude des races humaines
d'utiles informations et que l'anthropologie, à son tour,
a pu éclaircir bien des faits historiques.
§ 4. Les polyglottes.
La connaissance pratique des langues, ou, pour nous
exprimer d'une manière plus simple, l'art de les parler
couramment et de façon correcte, repose avant tout sur
une aptitude naturelle. Cette aptitude se développe par
un usage plus ou moins prolongé ; mais il ne serait exact,
en aucun cas, de la regarder comme une science. L'on
s'étonne souvent de voir un auteur de nombreux et bons
travaux linguistiques être peu capable d'entretenir la
conversation en quatre ou cinq langues différentes, et
l'on est tout surpris qu'il ne sache se servir parfois, avec
quelque facilité, que de son idiome maternel. Il y a là
une forte méprise. Le linguiste n'a que faire d'être poly-
glotte, ou, du moins, il n'est point nécessaire qu'il le
soit. Le polyglotte, de son côté, n'a, du fait même de
son art, aucun droit au nom de linguiste ; et cependant
chaque jour nous entendons donner ce nom de linguistes
aux personnes qui, grâce à certaines circonstances, grâce
notamment à cette aptitude spéciale, parlent avec plus
ou moins de facilité dix, douze idiomes, parfois même
davantage, sans connaître cependant un traître mot de
leur structure. Ce que nous avons dit plus haut du carac-
tère même de la linguistique et de la nature des études
du linoruiste nous dispense d'insister sur cette confusion
vulgaire.
LES POLYGLOTTES. 15
Nous pensons toutefois que les résultats de la linguis-
tique peuvent faciliter, jusqu'à un certain point, l'étude
de l'art dont il s'agit. Prenons, par exemple, les langues
romanes, issues, comme l'on sait, du latin vulgaire ; il
est incontestable que l'on peut passer de l'une à l'autre
d'après des règles à peu près fixes, en ce qui concerne
particulièrement la phonétique, surtout en ce qui a trait
à l'équivalence des consonnes. Un très petit nombre de
principes généraux donnent la clef des concordances les
plus communes ; la ressemblance des mots italiens, espa-
gnols, français n'est plus fortuite ; elle devient, au con-
traire, logique, rationnelle, et leur étude marche d'un
pas d'autant plus rapide qu'elle est moins abandonnée au
hasard.
Les langues germaniques, elles aussi, possèdent des
lois d'équivalence tout aussi précises ; à telles ou telles
consonnes de l'allemand, par exemple, répondent telles
ou telles consonnes de l'anglais, du hollandais, du
suédois. Il en est de même pour les langues slaves : le
tchèque, le russe, le croate ont une phonologie parfaite-
ment fixe qui permet de passer sans peine des formes de
Fnn de ces idiomes aux formes de ses congénères.
Répétons-le, il n'est pas besoin d'efforts intellectuels
considérables pour atteindre à ce résultat ; il suffit de la
connaissance de quelques principes élémentaires.
Nous ne nous illusionnons pas sur le peu de succès
que l'on pourrait obtenir en introduisant dans l'instruc-
tion secondaire quelques notions de grammaire com-
parée. Il est difficile qu'un élève de dix, douze ou quinze
ans s'intéresse d'une façon suivie aux lois de la permu-
tation des consonnes et des voyelles dans les langues
qu'il étudie : il cherche à apprendre le grec et le latin
comme il a appris sa langue maternelle, par la pratique
pure p\ simple et sans s'occuper des règles formulées
plus ou moins savamment. Mais n'y aurait-il pas un
16 LA LINGUISTIQUE
grand bénéfice à ce que ceux-là au moins qui ont la
charge de l'enseignement sussent que ces règles existent
et n'ignorassent point les principales ni les plus élémen-
taires d'entre elles ? A notre sens, ce ne serait pas trop
demander.
§ 5. Les dangers de l'étymologie.
Si l'aptitude spéciale à la connaissance pratique des
langues n'est point une science, Vétymologie, par contre,
telle qu'elle est pratiquée le plus souvent, ne peut être
regardée ni comme une science ni comme un art. L'éty-
mologie, par elle-même, n'est qu'une jonglerie, une sorte
de jeu d'esprit, si bien que le grand ennemi de l'étymo-
logiste, son ennemi implacable, c'est le linguiste. En un
mot, l'étymologie par elle-même et pour elle-même n'est
que de la divination ; elle fait abstraction de toute expé-
rience, néglige les difficultés et se contente des appa-
rences spécieuses de ce qui n'est qu'à peine probable
ou à peine vraisemblable. Peut-on, à première vue, et
de prime abord, douter que les mots de l'allemand mo-
derne bereit « prêt », œhnlich « analogue, semblable »,
abenteuer « aventure » ne répondent au latin paratus,
au grec ivàXo-foç, au frança.r aventure ? L'anglais to call
au grec /.>"/,£'■. « j'appelle, je convoque ». Et cependant il
n'en est rien.
L'analyse linguistique démontre l'inanité de ces
rapprochements faciles ; ils ne soutiennent pas une
seconde l'examen d'une critique méthodique. C'est à
l'aide de procédés aussi fantaisistes que l'on a prétendu
assimiler les idiomes absolument étrangers les uns aux
autres, les langues sémitiques et les langues indo-euro-
péennes, le basque et l'irlandais. Les plus illustres sémi-
tisants, ceux qui ont rendu à la philologie des langues
syro-arabes les meilleurs services, se sont maintes fois
laissé prendre à ce piège, et nous voyons à tout instant
LES DANGERS HE L'ÉTYMOLOGIE. 17
dans leurs écrits des racines sémitiques et des racines
indo-européennes rapprochées sans critique les unes des
autres. Gesenius lui-même n'a point échappé à ce malen-
tendu, et il n'est pas étonnant qu'à sa suite les éxégètes
orthodoxes y aient donné à cœur joie. Rien de plus péril-
leux que de s'emparer de deux mots tout faits et de les
rapprocher l'un de l'autre, si l'on ignore les procédés
et les lois de leur structure ; les équivalences qui sem-
blent au premier coup d'oeil s'imposer le plus invinci-
blement sont parfois les plus trompeuses. Bien souvent,
au contraire, des formes que l'on ne songeait jamais à
rapprocher les unes des autres se trouvent unies par
les liens de la plus étroite parenté. Depuis leur antique
communauté, depuis l'époque où elles n'étaient toutes
qu'une seule et même forme, elles ont subi chacune des
lois diverses de variation ; mais ces lois sont découvertes
aujourd'hui, et l'unité, la réelle unité de ces formes, est
un fait hors de conteste. C'est ainsi, par exemple, que le
grec 'ifi'j'- « doux » et le latin saavis remontent tous
deux à une seule et même forme plus ancienne ; il en est
de même du latin solus et du perse hariiva « tout », de
l'irlandais il et du sanskrit paras « nombreux » ; du
grec •'<-: « poison » et du latin virus, de l'anglais five
<( cinq » et du croate pet ; du hollandais varier « père »
et de l'arménien hai/r ; de l'arménien es « je » et du croate
ja. C'est ainsi encore que des mots appartenant à une
seule et même langue et qui semblent, au premier abord,
n'avoir aticune connexité, appartiennent en réalité à une
seule et même racine ; en français, par exemple : solide,
solder, soldat, seul, serf ; — jeu, bon, jour, divin : —
auspice, sceptique, évêque, épice, répit ; — assister,
coûter, étable, obstacle. Nous sortirions des limites per-
mises à cet écrit en exposant par le menu les principes
qui relient entre elles ces formes diverses et pourtant
proches alliées, que la pure et simple divination aurait
LINGUISTIQUE. 2
1S LA LINGUISTIQUE
grand'peine sans doute à rattacher les unes aux autres.
Qu'est-ce donc que l'étymologie, ou plutôt que doit-elle
être pour mériter créance et prétendre à une valeur
scientifique ? Un résultat pur et simple. Résultat de la
linguistique, résultat de la philologie.
Elle est déductive dans le premier cas, historique dans
le second.
Disons quelques mots de ces deux hypothèses, en com-
mençant par la seconde. L'histoire de la langue française
nous enseigne, pour prendre quelques exemples, que
dinde est un abrégé de poule d'Inde ; que les mots guise,
fauteuil, meurtre, heaume sont d'origine germanique ;
que les mots alouette, cervoise, arpent sont d'origine
celtique. Voilà tout autant d'exemples d'étymologies phi-
lologiques, ou, si l'on veut, historiques. Sur ce terrain,
en effet, c'est à la critique historique, à elle seule, qu'il
appartient de décider si les suppositions que l'on se plaît
à faire sont exactes ou inexactes, si elles sont vraisem-
blables ou invraisemblables. Mais la critique historique
a trop souvent été en défaut. C'est de la critique histo-
rique que relèvent une foule d'étymologies appuyées sui-
des parce que, et dans le nombre il s'en rencontre plus
d'une qui, pour paraître très simple au premier coup
d'œil, n'en doit pas moins être regardée comme absolu-
ment défectueuse. Ainsi, d'après les juristes latins, l'es-
clave, servus, tirait son nom de ce qu'il avait été, par
la grâce du vainqueur, sauvé, préservé d'un coup fatal ;
or, tout au contraire, le sens antique de ce mot est celui
de protecteur, de gardien : il répond rigoureusement, en
tant que nominatif singulier, à la forme haurvô, gardien
(paçus-haurvô, gardien de bétail) de l'Avesta. C'est à
l'aide de parce que que l'on fait venir feu (défunt) de fuit,
il fut. Un pas de plus et l'on tire cadaver de ca [ro] da [ta]
ver [mibus], nobilis de non vilis et dignus de di-genus,
espèce de dieu.
LES DANGERS DE L'ÉTYMOLOGIE. 19
L'étymologie linguistique est tout aussi périlleuse, plus
périlleuse peut-être, que l'étymologie philologique, «'sais-
tu bien, demande le docteur, d'où vient le mot de galant
homme ? — Le Barbouillé. Qu'il vienne de Villejuif ou
d'Aubervilliers, je ne m'en soucie guère. — Le Docteur.
Sache que le mot de galant homme vient d'élégant ; pre-
nant le g et l'a de la dernière syllabe, cela fait ga, et
puis prenant 7, ajoutant un a et les deux dernières lettres,
cela fait galant, et puis ajoutant homme, cela fait galant
homme. » Les moins mauvaises des étymologies de cette
sorte — si tant est que toutes ne se vaillent point — sont
peu supérieures à celles-là, soit dit sans exagérer. 11 n'est
pas plus rationne], par exemple, de rapprocher le
grec jxopyrj « forme, figure, aspect » et le latin forma,
en prétendant que les consonnes m et f ont simple-
ment changé de place, qu'il ne l'est de tirer galant
homme d'élégant. La consonne / du latin, placée au
commencement des mots, répond, comme nous le verrons
plus loin, à une explosive aspirée (bh, dh ou gh) de la
forme indo-européenne commune ; dans le cas actuel
c'est à un « dh » que reproduit précisément le mot sans-
krit dharma- dont le sens est celui de « jus, justitia ».
On connaît le diminutif latin du mot forma qui est for-
mula « forme, formule, précepte ». Quant à v .o ? z/ t il est
apparenté à ■ J .-J. ? --r. ) « je saisis ».
Combien de personnes trouvent parfaitement vraisem-
blable cette prétendue et fausse équivalence du latin
forma et du grec >>.»y^\ qui sont les premières à rire
de Ménage, lorsqu'il tire rat du latin mus par l'entremise
des formes soi-disant intermédiaires muratus, puis
ratus ? Les deux étymologies pourtant se valent l'une
l'autre.
C'est une idée trop répandue que celle de considérer le
linguiste comme un faiseur d'étymologies. et ceux-là peu-
vent seuls entretenir cette illusion qui ne soupçonnent
20 LA LINGUISTIQUE
ni le but ni la méthode de la linguistique. Aux yeux du
linguiste, en effet, ces ressemblances plus ou moins fortes
ne sont rien moins que déterminantes. L'expérience lui
a fait connaître à quel point elles peuvent être trom-
peuses ; mais surtout, et avant tout, elle lui a appris que
les langues ne sont pas des créations de hasard et qu'elles
répondent, comme toute fonction, à une nécessité orga-
nique ; que les lois qui les régissent révèlent une préci-
sion d'autant plus éclatante qu'on les recherche avec plus
de méthode ; que ces lois enfin découvrent et expliquent
en maintes circonstances la parenté directe ou indirecte
des mots, mais que la recherche de cette parenté n'est
qu'un fait accessoire, un fait accidentel.
L'étymologiste, a-on dit, fait peu de cas des consonnes
et néglige toutes les voyelles. Cela est parfaitement exact.
L'étymologiste qui se livre à l'étymologie par elle-même
et pour elle-même ignore de tout point ce que c'est que
la philologie, et plus encore, s'il est possible, ce que c'est
que la linguistique. Qu'un linguiste, qu'un philologue
s'occupent d'étymologies, fort bien ; mais le privilège de
cette sorte de recherches ne doit appartenir qu'à eux
seuls. C'est avec les procédés de l'étymologie courante que
l'on a fait du basque un parent de l'irlandais, du français
ou du provençal un idiome celtique, du latin un dérivé
du grec, du phénicien tout ce que l'on a voulu ; c'est avec
l'étymologie pure et simple qu'aujourd'hui encore l'on
prétend, à l'aide de quelques noms géographiques pris
à peu près au hasard, caractériser-la langue des anciens
Ibères ; c'est avec cette même étymologie que l'on a lu
couramment, en deux ou trois langues différentes, les
inscriptions étrusques, que l'on pourrait encore les lire
en une douzaine d'autres langues.
Nous ne saurions trop le répéter, la linguistique n'a
rien de commun, ni de près ni de loin, avec ces exercices
divinatoires. Le premier écueil dont elle garde ses dise,-
LES DANGERS DE L'ÉTYMOLOGIE. 21
pies, c'est la tentation de rapprocher des mots qui n'ont
pas été au préalable méthodiquement analysés. A chaque
instant l'étymologiste cède à cette tentation. Il n'opère,
précisément, qu'au moyen de ces comparaisons aventu-
reuses. Sans doute, le linguiste devra parfois se laisser
guider par de pures et simples présomptions ; mais celles-
ci ne pèseront ni sur ses conclusions ni sur le mode de
ses recherches. Ce qu'il prétend découvrir, ce qu'il étudie,
ce sont les éléments simples des langues et les procédés
d'agrégation de ces éléments ; c'est le système de fonc-
tionnement des formes organiques ; ce sont les lois qui
président au développement de ces formes et ensuite à
leurs altérations.
La linguistique n'est donc qu'une science naturelle.
C'est, d'ailleurs, ce que nous allons constater à nou-
veau en entrant dans un autre ordres d'idées.
CHAPITRE II.
LÀ FACULTÉ DU LANGAGE ARTICULÉ
SA LOCALISATION
SON IMPORTANCE DANS L'HISTOIRE NATURELLE
L'homme n'est homme que parce qu'il possède la
faculté du langage articulé. C'était là jadis une propo-
sition malsonnante. Elle est passée aujourd'hui à l'état
de vérité banale, aux yeux du moins des personnes qui
tiennent pour liquidé, et bien liquidé le compte de la
métaphysique.
Sans doute, c'est un raisonnement peu convaincant
que d'en appeler aux autorités, mêmes les plus recon-
nues ; pourtant il ne nous sera pas interdit de citer, à
propos du sujet qui nous occupe,, l'opinion de quelques
auteurs dont la science s'honore à bon droit ; celle, par
exemple, de Charles Martins : « Le langage- articulé est
le caractère distinctif de l'homme (1) » ; celle de Darwin :
<( Le langage articulé est spécial à l'homme, bien que,
comme les autres animaux, il puisse exprimer ses inten-
tions par des cris inarticulés, par des gestes et par les
mouvements des muscles de son visage (2) » ; celle de
Hunfalvy : « L'origine de l'homme doit être placée à
l'origine du langage (3) ; celle de Hœckel : « Rien n'a dû
ennoblir et transformer les facultés et le cerveau de
l'homme autant que l'acquisition du langage. La diffé-
(1) La création du monde organisé, Revue des Deux-Mondes,
15 décembre 1871, p. 778.
(2) La descendance de l'homme et la sélection sexuelle, trad.
franc, de E. Barbier, t. I, p. 53.
(3) Congrès international d'antbropologie et d'archéologie
préhistoriques ; cinquième session, p. 436.
LANGAGE ARTICULÉ DANS L'HISTOIRE NATURELLE. 23
renciation plus complète du cerveau, son perfection m
ment et celui de ses plus nobles fonctions, c'est-à-dire des
facultés intellectuelles, marchèrent de pair, et en
s'influençant réciproquement, avec leur manifestation
parlée. C'est donc à bon droit que les représentants les
plus distingués de la philologie comparée (c'est la linguis-
tique que l'auteur a voulu dire) considèrent le langage
humain comme le pas le plus décisif qu'ait fait l'homme
pour se séparer de ses ancêtres animaux. C'est un point
que Schleicher a mis en relief dans son travail Sur V im-
portance du langage dans Vhistoire naturelle de Vhomme.
Là se trouve le trait d'union de la _zpologie et de la
philologie c ompar ée ; la doctrine de l'évolution met cha-
cune de ces sciences eh état de suivre pas à pas l'origine
du langage ». Et plus loin : « Il n'y avait point encore
chez cet homme-singe de vrai langage, de langue arti-
culée exprimant des idées (1). »
En temps et lieu nous reviendrons sur la corrélation
de la naissance de l'homme et de celle de la faculté du
langage articulé. Nous nous en tenons pour l'instant à ce
point capital, que la faculté dont il s'agit constitue la
caractéristique unique dé l'humanité.
C'est en vain que l'on a cherché dans la comparaison
de la constitution anatomique de l'homme et de celle
des animaux inférieurs une divergence quelconque, un
autre écart que celui du plus ou moins. Et cet écart
a-t-il encore été diminué d'une façon considérable, à tous
les yeux désintéressés, depuis la découverte des anthro-
poïdes africains. On peut dire que la théorie sentimen-
tale du règne humain se trouve définitivement à bas et
que son discrédit est parachevé. Ni l'évolution dentaire,
ainsi que l'a démontré Broca, ni les caractères de l'os
intermaxilîaire, ni la structure des mains et des pieds,
(1) Histoire de la création des élres organisés, d'après les lois
naturelles, trad. franc, de Ch. Letourneau, p. 592 et 614.
24 LA LINGUISTIQUE
ni la constitution et les fonctions de la colonne verté-
brale, ni la conformation du bassin et du sternum, ni le
système musculaire, ni les faits relatifs aux appareils
sensoriaux externes, ni l'appareil digestif, ni les carac-
tères anatomiques ou morphologiques du cerveau ne dé-
tachent l'homme des anthropoïdes (1). Bien plus, il existe
sous ce rapport un intervalle tout autrement considérable
entre les singes inférieurs et les anthropoïdes qu'entre
ces derniers et l'homme (2).
L'on s'est rejeté alors sur des caractères soi-disant non
physiques. Mais il s'est trouvé que les animaux infé-
rieurs possédaient la prévoyance, la mémoire, l'imagina-
tion, le raisonnement, la pudicité, la dose de volonté
compatible avec le déterminisme organique, et qu'ils
donnaient les témoignages les moins équivoques de sen-
timents de pitié, d'admiration, d'ambition, d'affection,
d'amour de la domination, d'initiative dans le travail.
En fin de compte, il fallut produire les deux arguments
que l'on tenait en réserve ; l'argument de la religiosité,
l'argument de la moralité. Leur succès fut malheureux.
Il est aisé, en effet, de soumettre la religiosité à la
même critique dont relèvent toutes les manifestations
intellectuelles et de démontrer que son origine n'est que
la terreur, la crainte d'un inconnu : Primus in orbe deos
fecit timor. L'enfant ne vient jamais au monde doué d'une
faculté religieuse : « Il sait là-dessus ce qu'on lui en-
Ci) Broca. Discours sur l'homme et les animaux, Bulletins de
la Société d'anthropologie fie Paris, 1860, p. 53. L'ordre des
primates. Parallèle anatomique de l'homme et des singes, ibid.,
18C9, p. 228. Eludes sur la constitution des vertèbres caudales
chez les primates sans queue, Revue d'anthropolonie, t. II,
p. 577. Consultez encore sur cet ira portant sujet : Vor.T. Leçons
sur l'homme, huitième leçon. Schaaffausen. Les questions an-
Ihropolorjiques de notre temps. Revue scientifique, 18G8, p. 709.
Paul Beht. Bulletins de la Société d'anthropologie de Pari.-,
1862, p. 473. Bertuxon. Ibid., 1865, p. 605.
(2) Broca. L'ordre des primates, etc., op. cit., passim. Du.ly.
L'ordre des primates et le transformisme. Bulletins de la Société
d'anthropologie de Paris, 1868, p. 673.
LANGAGE ARTICULÉ DANS LHISTOÏRE NAT1 RËLLS. 25
seigne, mais il ne devine rien ; il n'en a pas la connais-
sance intuitive (1). » C'est ce que Broca a exposé en ter-
mes excellents : « L'auteur d'une conception religieuse
met en jeu des facultés actives, parmi lesquelles l'ima-
gination joue le principal rôle. Voilà une première espèce
de religiosité active ; mais elle ne se manifeste que chez
un très-petit nombre d'individus. La plupart, l'immense
majorité des hommes, n'ont qu'une religiosité passive,
qui consiste purement et simplement à croire ce qu'on
leur dit sans avoir besoin de le comprendre, et cette reli-
giosité n'est le plus souvent qu'un résultat de l'éducation.
Dès l'âge le plus tendre, l'enfant est élevé au milieu de
certaines croyances ; on y façonne son esprit sans qu'il
soit en état de discuter et de raisonner. Aucune intelli-
gence ne peut se soustraire à l'action de cet enseignement,
combiné et perfectionné depuis des siècles. L'enfant s'y
soumet toujours, et souvent d'une manière définitive. Il
croit sans examen, parce qu'il n'est pas encore capable
d'examiner, et parce que, pour toutes les notions, reli-
gieuses ou autres, il s'en rapporte aveuglément à l'auto-
rité de ses instituteurs. Il n'y a rien dans tout cela qui
puisse nous révéler l'existence d'une faculté, d'une apti-
tude ou d'une aspiration particulière. Mais avec l'âge,
avec l'expérience, avec l'étude surtout, cet état passif de
l'esprit fait place presque toujours à un certain degré de
scepticisme. On apprend à se méfier plus ou moins de la
parole d'autrui. Il ne suffit plus d'entendre dire une chose
pour y croire ; on demande des preuves, et lorsqu'un in-
dividu accepte sans examen tout ce qu'on lui raconte,
(1) LêtoubhEAU. De la religiosité et des religions au point de
rue anlhropoloqique. Bulletins de la Société d'nnthropologic
de Paris, 1865, p. 581. Sur la méthode qui a conduit à établir
un règne humain, ibid., 1800, p. 269. Lagneau. Sur la religiosité,
ibid., "1865, p. 648. Coudereau. Sur la reliqiositc comme carac-
téristique, ibid.. 1866. p. 329. R.toca. Discours sur l'homme el
les animaux, ibid.. 1866, p. 59 et 74. Dally. Du règne humain el
de la religiosité, ibid., 1866, p. 121.
26 LA LINGUISTIQUE
un dit de lui qui! est crédule comme un enfant. Cet esprit
de critique, dont le développement marche de front avec
celui de l'intelligence elle-même, s'applique d'abord aux
notions matérielles, aux faits de la vie ordinaire, et sou-
vent il ne s'étend pas au-delà de cet ordre de phénomènes;
mais, souvent aussi, et sans changer de nature, il s'étend
aux conceptions métaphysiques et religieuses ; de sorte
que, dans tous les pays, surtout dans ceux où l'homme
cultive son intelligence, on voit un grand nombre d'indi-
vidus abandonner peu à peu une partie de la totalité de
leurs croyances. Ce prétendu caractère humain, que vous
appelez la religiosité, a donc disparu chez eux ? Les met-
trez-vous au rang des brutes, ces hommes qui souvent se
font remarquer par l'étendue de leur savoir, par la puis-
sance de leur esprit? Ainsi, de quelque manière qu'on
envisage la religiosité, il est impossible de la considérer
comme un fait général et inséparable de la nature de
l'homme. La religiosité active, créatrice des conceptions
religieuses, n'existe que chez de rares individus. La reli-
giosité passive, qui n'est qu'une forme de la soumission
à l'autorité, de l'appropriation d'une intelligence au mi-
lieu dans lequel elle se développe, est incomparablement
plus répandue ; mais elle est bien loin d'être universelle;
si elle l'était, les adeptes de toutes les religions ne tonne-
raient pas tant contre les incrédules. »
Il importe de bien le remarquer, non-seulement cette
prétendue caractéristique arrive à faire défaut chez une
grande part des hommes de science, mais encore elle
manque absolument chez nombre de peuplades réputées
sauvages. Nous n'avons que faire de reproduire ici les
assertions fort catégoriques, et que l'on a vainement
révoquées en doute, d'une foule d'observateurs désin-
téressés. L'on a prétendu que les peuples vivant sans
dogmes et sans culte croyaient au moins à des forces et
à des manifestations surnaturelles. Mais il est certain,
LANGAGE ARTICULÉ DANS L'HISTOIRE NATURELLE. 27
il est évident que l'infériorité même de ces peuples leur
rend impossible toute distinction du naturel et du soi-
disant surnaturel. Il en faut toujours revenir à cette ter-
reur très-explicable dont nous parlions tout à l'heure, à
la crainte d'un inconnu, ou, pour mieux dire de l'inconnu.
S'il convient de voir là une croyance, il n'est point alors
d'animal, même très inférieur, à qui Ton puisse contes-
ter la religiosité.
Nous ne voulons pas nous appesantir sur la dernière
objection, la prétendue caractéristique tirée de la mora-
lité. C'est un fait avéré qu'elle manque tout aussi bien
chez beaucoup de peuples sauvages, comme nous l'en-
seigne l'ethnographie, et qu'on la rencontre évidente,
éclatante, dans les actes d'un grand nombre d'animaux,
au moins d'animaux sociables.
C'est la faculté du langage articulé qu'il faut invoquer,
en définitive, pour distinguer l'homme de ses frères infé-
rieurs. Chez aucun de ces derniers, en effet, l'on n'a pu
rencontrer cette faculté. On n'a que faire d'arguer ici des
paroles du perroquet, paroles articulées sans doute, mais
dont l'émission est essentiellement distincte d'une con-
ception corrélative ; il s'entend de soi que cette corréla-
tion, cette connexité, est précisément la caractéristique
du langage articulé humain ; le perroquet n'est qu'un
écho inconscient.
Par contre, cette caractéristique du langage articulé
est commune à toutes les races humaines. C'est là un
fait concluant. Si baroque que nous puissent sembler les
idiomes des dernières couches de l'humanité, ils n'en
ont pas moins droit au nom de véritables langues, et
leur plus ou moins d'harmonie et de charme n'a que
faire en cette question. Notons que le plus souvent c'est
leur matériel phonétique qui doit nous paraître étrange
et non leur structure.
Mais, a-t-on dit, les individus qui ne donnent aucun
28 LA LINGUISTIQUE
signe de cette prétendue caractéristique humaine, les
sourds-muets de naissance, par exemple, ou les gens
atteints d'aphasie par suite d'une lésion cérébrale, ne de-
vraient pas, à ce compte, recevoir le nom d'hommes,
et pourtant il est manifeste, il est incontestable que l'on
ne peut point ne pas les tenir pour tels.
Cette double objection est à peine spécieuse. Il n'est
pas inutile cependant de la réfuter.
Ce qui manque au sourd-muet de naissance, ce n'est
en aucune façon la faculté dont il est ici question, c'est
la liberté de mettre en action ladite faculté. Un sourd-
muet n'est muet que parce qu'il est sourd ; c'est sa sur-
dité qui entrave seule l'usage de la faculté du langage.
Au surplus, un enseignement spécial peut rompre cette
entrave, et le sourd-muet de naissance apprend à parler,
apprend à se servir de la faculté native du langage arti-
culé. Il existe des écoles particulières où on lui enseigne
expérimentalement à proférer, au moyen du jeu de son
appareil vocal, les sons que ses oreilles ne lui ont pas
appris à connaître. « Le sourd-muet, en effet, étant l'in-
dividu qui n'est muet que par cela qu'il est sourd, l'in-
dividu qui ne parle pas, uniquement parce qu'il n'a pas
entendu parler, l'organe qui fait défaut chez lui est celui
de l'audition, et non celui du langage. Le sourd-muet
proprement dit n'est pas plus atteint, dans les organes
cérébraux de la parole, comme dans ses organes vocaux,
que ne l'est, dans les organes de la locomotion, un indi-
vidu auquel on a lié les jambes. Pas plus à l'un qu'à
l'autre, la faculté native ne manque. Il ne leur manque
à tous deux que la liberté de faire usage de cette faculté,
et cela par suite d'un événement étranger à la faculté
même (1). »
Nous nous arrêterons un peu plus longtemps sur le
(\) Ywssf. Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris.
18CC, p. HO.
LANGAGE ARTICULÉ DANS L'HISTOIRE NATURELLE. 20
cas de l'abolition de la faculté du langage articulé, ré-
sultant d'une lésion cérébrale. Certes, il n'y a point de
doute que les individus victimes d'une telle lésion ne con-
servent leur caractéristique naturelle, c'est-à-dire leur
qualité d'homme, quand bien même l'aphasie, chez eux,
se trouve complète ; mais le résultat des études impor-
tantes faites en France sur ce sujet ne nous semble pas
assez connu, et il est bon, il est nécessaire de le répandre
davantage. Cela, d'ailleurs, peut contribuer à bien mettre
en relief la véritable nature des recherches linguistiques.
Les tentatives de localisation cérébrale entreprises au
xviii 6 siècle partaient d'un principe sensé, mais le dé-
faut de procédés d'expérience devait les faire avorter.
Elles avortèrent en effet. De nos jours, l'anatomie patho-
logique a repris la question, et il est difficile de mécon-
naître la grande importance des résultats auxquels est
arrivé Broca. Nous le suivrons d'une façon rapide.
L'exercice de la faculté du langage articulé est subor-
donné (( à l'intégrité d'une partie très circonscrite des
hémisphères cérébraux et plus spécialement de l'hémi-
sphère gauche. Cette partie est située sur le bord supé-
rieur de la scissure de Sylvius, vis-à-vis l'insula de Reil,
et occupe la moitié postérieure, probablement même le
tiers postérieur seulement de la troisième circonvolution
frontale ».
C'est l'autopsie des aphasiques qui a démontré cette
localisation. Dans cette autopsie, en effet, on découvre
constamment « une lésion très-évidente de la moitié pos-
térieure de la troisième circonvolution frontale gauche
ou droite, » presque toujours, dix-neuf fois sur vingt, de
la circonvolution du côté gauche. Une lésion grave de la
circonvolution droite a souvent laissé persister l'usage do
la parole, mais « l'on n'a jamais vu paraître la faculté
du langage articulé chez les individus qui ont présenté à
l'autopsie une lésion profonde des deux circonvolutions
30 LA LINGUISTIQUE
en question » (1). Nous ne relaterons pas ici la série des
observations, très-convaincantes à notre avis, recueillies
à ce sujet par nombre d'anatomistes ; les lecteurs curieux
de détails précis peuvent en chercher dans les ouvrages
indiqués à la note précédente. Toutefois une question
intéressante à soulever, c'est celle de savoir pour quel
motif l'exercice de la faculté du langage articulé dépend
d'une façon beaucoup plus particulière d'une circonvolu-
tion de l'hémisphère cérébral gauche, plutôt que de la
circonvolution parallèle de l'hémispère droit, bien que les
fonctions de l'un et de l'autre hémisphère ne semblent
point être fondamentalement différentes. Ce fait curieux
tient à ce que les circonvolutions de l'hémisphère gauche
ont un développement en général plus rapide que celui
des circonvolutions de l'hémisphère droit (2). Les premiè-
res se trouvent déjà dessinées, comme le dit Broca (3),
à un moment où les autres ne sont pas encore appa-
rentes. Il ajoute : L'hémisphère gauche, qui tient sous sa
dépendance le mouvement des membres droits, est donc
plus précoce dans son développement que l'hémisphère
opposé. On comprend ainsi pourquoi, dès les pre-
miers temps de la vie, le jeune enfant se sert de pré-
férence des membres dont l'intervention est alors la
plus parfaite, pourquoi, en d'autres termes, il devient
droitier. Le membre supérieur droit, étant dès l'origine
plus fort et plus adroit que le gauche, est appelé, par
cela même, à fonctionner plus souvent, et il acquiert dès
lors une supériorité de force et d'adresse qui ne fait que
s'accroître avec l'âge. Jusqu'ici j'ai appelé droitiers ceux
(1) Bulletins de la Société anatomique, 1861, 1863. Bulletin*
de la Société de Chiruraie. 1864. Bulletins de In Société d'an-
thropologie de Paris, 1861. 1863, 1865, 1866. Exposé des titres et
travaux scientifiques, 1868.
(2) GrntioM, Bertillon. BlriHarger.
(3) Du siège de là {acuité du lanaaae articulé, Bulletins de la
Société d'anthropologie de Pari=, 1865, p. 383.
LANGAGE ARTICULÉ DANS L'HISTOIRE NATURELLE. 31
qui se servent de préférence de la main droite, et gau-
chers ceux qui se servent de préférence de la main gau-
che. Ces expressions sont tirées de la manifestation exté-
rieure du phénomène ; mais si nous considérons le phé-
nomène par rapport au cerveau et non par rapport à
ses agents mécaniques, nous dirons que la plupart des
hommes sont naturellement gauchers du cerveau et
que, par exception, quelques-uns d'entre eux, ceux qu'on
appelle gauchers, sont au contraire droitiers du cerveau.
Ce n'est ni dans les muscles, ni dans les nerfs moteurs,
ni dans les organes cérébraux moteurs, tels que les cou-
ches optiques ou les corps striés, que gît le phénomène
essentiel du langage articulé. Si l'on n'avait rien de plus
que ces organes, on ne parlerait pas. Ils existent quel-
quefois, parfaitement sains et parfaitement conformés,
chez des individus devenus complètement aphémiques
ou chez des idiots qui n'ont jamais pu ni apprendre
ni comprendre aucun langage. Le langage articulé
dépend donc de la partie de l'encéphale qui est affectée
aux phénomènes intellectuels, et dont les organes céré-
braux moteurs ne sont en quelque sorte que les ministres.
Or, cette fonction de l'ordre intellectuel, qui domine la
partie dynamique aussi bien que la partie mécanique
de l'articulation, paraît être l'apanage à peu près cons-
tant des circonvolutions de l'hémisphère gauche, puis-
que les lésions qui produisent l'aphémie occupent à peu
près constamment cet hémisphère. Cela revient à dire
que, pour le langage... nous sommes gauchers du cer-
veau... nous parlons avec l'hémisphère gauche. C'est une
habitude que nous prenons dès notre première enfance.
De toutes les choses que nous sommes obligés d'appren-
dre, le langage articulé est peut-être la plus difficile.
Nos autres facultés, nos autres actions existent au moins
à l'état rudimentaire chez les animaux ; mai? quoique
ceux-ci aient certainement des idées, et quoiqu'ils sa-
°~ LA LINGUISTIQUE
chent se les communiquer par un véritable langage, le
langage articulé est au-dessus de leur portée. C'est cette
chose complexe et difficile que l'enfant doit apprendre à
l'âge le plus tendre, et il y parvient à la suite de longs
tâtonnements et d'un travail cérébral de l'ordre le plus
compliqué. Eh bien, ce travail cérébral, on le lui impose
à une époque très rapprochée de ces périodes embryon-
naires où le développement de l'hémisphère gauche est
en avance sur celui de l'hémisphère droit. Dès lors, il ne
répugne pas d'admettre que l'hémisphère cérébral le plus
développé et le plus précoce soit, plus tôt que l'autre, en
état de diriger l'exécution et la coordination des actes à
la fois intellectuels et musculaires qui constituent le
langage articulé. Ainsi naît l'habitude de parler avec l'hé-
misphère gauche, et cette habitude finit par faire si
bien partie de notre nature, que, lorsque nous sommes
privés des fonctions de cet hémisphère, nous perdons la
faculté de nous faire comprendre par la parole. Cela ne
veut pas dire que l'hémisphère gauche soit le siège exclu-
sif de la faculté générale du langage, qui consiste à éta-
blir une relation déterminée entre une idée et un signe,
ni même de la faculté spéciale du langage articulé, qui
consiste à établir une relation entre une idée et un mot
articulé ; l'hémisphère droit n'est pas plus étranger que
le gauche à cette faculté spéciale, et ce qui le prouve,
c'est que l'individu rendu aphémique par une lésion pro-
fonde et étendue de l'hémisphère gauche, n'est privé en
général que de la faculté de reproduire lui-même les sons
articulés du langage ; il continue à comprendre ce qu'on
lui dit et, par conséquent, il connaît parfaitement les
rapports des idées avec les mots. En d'autres termes, la
faculté de concevoir ces rapports appartient à la fois aux
deux hémisphères, qui peuvent, en cas de maladie, se
suppléer réciproquement ; mais la faculté de les exprimer
par des mouvements coordonnés dont la pratique ne s'ae-
LANGAGE ARTICULÉ IUNS L'HISTOIRE NATURELLE. 33
quiert qu'à la suite d'une très-longue habitude, paraît
n'appartenir qu'à un seul hémisphère, qui est presque
toujours l'hémisphère gauche. Maintenant, de même qu'il
y a des individus gauchers, chez lesquels la prééminence
native des forces motrices de l'hémisphère droit donne
une prééminence naturelle et incorrigible aux fonctions
de la main gauche, de même on conçoit qu'il puisse y
avoir un certain nombre d'individus chez lesquels la
prééminence native des circonvolutions de l'hémisphère
droit renversera l'ordre des phénomènes que je viens
d'indiquer ; chez lesquels, dès lors, la faculté de coor-
donner les mouvements du langage articulé deviendra,
par suite d'une habitude contractée dès la première
enfance, l'apanage définitif de l'hémisphère droit. Ces
individus exceptionnels seront, par rapport au langage,
comparables à ce que sont les gauchers par rapport aux
fonctions de la main. Les uns et les autres seront droi-
tiers du cerveau... L'existence d'un petit nombre d'indi-
vidus qui, par exception, parleraient avec l'hémisphère
droit expliquerait très bien les cas exceptionnels où
l'aphémie est la conséquence d'une lésion de cet hémi-
sphère. Il suit de ce qui précède qu'un sujet chez lequel
la troisième circonvolution frontale gauche, siège ordi-
naire du langage articulé, serait atrophiée depuis la nais-
sance, apprendrait à parler et parlerait avec la troisième
circonvolution frontale droite, comme l'enfant venu au
monde sans la main droite devient aussi habile avec la
main gauche qu'on l'est ordinairement avec l'autre
main (1). »
Nous n'avons qu'un mot à ajouter à cette citation, c'est
que les observations recueillies jusqu'à ce jour et dont
le nombre est maintenant considérable, viennent toutes
(1) Consultez également Adr. PrtonsT. Altérations fie la parole,
Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, 1873. p. 786.
Du mémo autour : De l'aphasie, Archives générales de méde-
cine. Paris, 1872.
LINGUISTIQUE. 3
34 LA LINGUISTIQUE
confirmer la doctrine de cette localisation de la faculté
du langage articulé.
C'est là un fait capital et qui en dit à lui seul plus
que tous les autres, lorsqu'il s'agit de démontrer que
l'étude du langage articulé est du domaine de l'histoire
naturelle, ainsi que nous avons déjà cherché à établir
dans le chapitre précédent.
La possession de la faculté du langage articulé ne pré-
sage rien d'ailleurs de ce que sera, chez l'individu qui
s'en trouve doué, l'exercice de cette faculté. Cet exercice
en effet est un art, un art difficile : l'enfant bégaye et
bégaye longtemps, jusqu'au jour où, grâce à un certain
développement intellectuel, grâce également à l'habitude
acquise, il parvient à user comme ceux qui l'entourent de
sa faculté native. En d'autres termes, la faculté est natu-
relle, mais l'usage de cette faculté est un art : la pre-
mière a été assez heureusement qualifiée, en grec, de
IvspfEia ; I e second, de Ipyov.
De là les actes purement automatiques qui se révèlent
en si grand nombre dans l'exercice de la fonction dont
il s'agit, tant dans ses manifestations normales qu'à
l'état pathologique (1). *
Cette distinction est importante, et l'on risquerait, en
la négligeant, de se former sur l'origine du langage les
conceptions les plus bizarres et les moins scientifiques.
Hérodote raconte, au livre second de ses Histoires, que
Psammétique, roi d'Egypte, voulant connaître quel était
le plus ancien des peuples, confia à un pâtre deux enfants
nouveau-nés ; ceux-ci devaient vivre dans l'isolement et
n'entendre aucune voix humaine. Des chèvres pour-
voyaient à leur allaitement. Au bout de deux ans, le
pâtre fut reçu par ces enfants au cri répété de Ç&oç.
(1) Onmmus, Bull, de la Soc. d'anlhr., 1873, p. 759. Fr.nmF.n,
Lornlisaiion des malatlies cérébrales, 1880.
LANGAGE ARTICULÉ DANS L'HISTOIRE NATURELLE. 35
Psammétique, après enquête, découvrit que ce mot de
B&coî appartenait à la langue phrygienne et qu'il vou-
lait dire « pain ». Les Egyptiens durent reconnaître alors
que leur origine était moins ancienne que celle des
Phrygiens.
Dans ce conte ridicule nous voyons deux enfants in-
venter, sans connaître aucun autre mot, un nom incon-
testablement dérivé, et selon toute vraisemblance, dé-
cliné. C'est bien là un exemple de la critique des anciens.
Admettons que l'expérience dont il s'agit ait eu lieu
réellement, est-ce bien le mot U-mz que ces enfants
ont prononcé ? N'ont-ils pas imité plutôt, et tout simple-
ment, la voix de leur nourrice ?
En tous cas, l'idée de Psammétique dénote la complète
ignorance de ce fait capital et hors de toute discussion
que l'exercice du langage articulé est un art difficile,
un art acquis et que les générations se sont transmis les
unes aux autres. Comment attendre d'un individu en
présence duquel on n'aura jamais ouvert la bouche, qu'il
connaisse et parle une langue quelconque ? Une langue
ne s'invente pas ; une langue toute faite, le phrygien
comme toutes les autres, a déjà parcouru plusieurs pé-
riodes de sa vie. Ici, comme en toutes choses, le présent
est la résultante du passé. Comment un individu isolé
pourrait-il à lui tout seul créer à nouveau cette longue
série de phases diverses qu'ont connues toutes les lan-
gues ? L'on ne fabrique pas un système linguistique ; il
se forme et se développe de lui-même, par degrés, petit
à petit, mais il est né en même temps qu'est né l'homme :
non pas l'homme individu, mais l'homme pris dans le
sens général, le groupe humain, si l'on veut. C'est ce
que nous avons dit plus haut : l'apparition de la faculté
du langage articulé détermine le point d'évolution où un
primate a droit au nom d'homme.
Schleicher, dans sa rapide mais si substantielle notice
36 LA LINGUISTIQUE
sur l'importance du langage pour l'histoire naturelle de
l'homme et dans son écrit non moins remarquable sur
la théorie darwinienne et la science du langage, a traité
de cette corrélation de la naissance de l'homme et de
l'apparition du langage articulé. « Si c'est le langage qui
fait l'homme, dit-il, nos premiers pères n'ont pas été
réellement hommes : ils ne le sont devenus qu'au moment
où se forma le langage, et cela grâce au développement
du cerveau, grâce au développement des organes de la
parole. » La linguistique, comme toutes les autres scien-
ces naturelles, nous force à admettre que l'homme s'est
développé de formes inférieures ; qu'il est devenu homme,
mais qu'il n'est pas né homme par un coup de baguette
quelconque.
Nous avons à notre tour repris ce sujet, lors de l'excel-
lente communication sur le Précurseur de Vhomme, faite
par G. de Mortillet à l'Association française pour l'avan-
cement des sciences (1), au sujet des silex taillés trouvés
dans les couches marneuses de l'étage des calcaires de
Beauce. D'après les lois de la paléontologie, l'homme
actuel ne devait pas exister à cette époque ; la succession
des faunes dans les divers étages géologiques est en effet
reconnue et acquise : d'étage en étage les animaux se
modifient, et leurs variations se précipitent d'autant plus
que leur organisation est plus compliquée. Trois fois au
moins la faune s'est renouvelée depuis l'époque de
formation du calcaire de Beauce, et les mammifères du
niveau des marnes à silex dont il est question appartien-
nent à des germes éteints, à des genres prédécesseurs
mais distincts des genres aujourd'hui vivants. On ne peut
admettre avec quelque raison que l'homme seul ait
échappé à cette variation, l'homme, précisément, dont
l'organisation est des plus compliquées : la taille des
(1) Seconde session, tenue à Lyon, août 1873,
LANGAGE ARTICULÉ DANS L'HISTOIRE NATURELLE. 37
silex de l'époque tertiaire moyenne serait donc due à un
genre précurseur de l'homme. Cette opinion revêt, à nos
yeux, les caractères de la plus haute vraisemblance, et
elle répond de tous points à la doctrine exposée par
Schleicher dans les opuscules dont nous parlions ci-
dessus.
Si nous ne pouvons admettre, sans tomber dans des
conceptions métaphysiques et sans fondement, que la
faculté du langage articulé ait été un beau jour acquise
à l'homme sans cause, sans origine, ex nihilo, il nous
faut bien accepter alors qu'elle est le fruit d'un dévelop-
pement progressif des organes. Cela suppose avant
l'homme, avant l'être caractérisé par la faculté du lan-
gage articulé, un autre être en train d'acquérir cette
faculté, c'est-à-dire en voie de devenir homme. Ainsi que
l'enseigna Schleicher, il faut admettre qu'un certain nom-
bre seulement de ces êtres encore dépourvus de la faculté
du langage articulé mais bien près de l'acquérir la
gagnèrent en réalité, sous l'influence des conditions heu-
reuses, et dès lors eurent réellement droit à la dénomi-
nation d'hommes ; mais que, par contre, un certain nom-
bre d'entre eux, moins favorisés par les circonstances,
échouèrent dans leur développement et tombèrent dans
la métamorphose régressive : nous aurions à reconnaître
leurs restes dans les anthropomorphos, gorilles, chim-
panzés, orangs, gibbons. Nous verrons plus loin, lors-
qu'il s'agira de passer l'examen des différentes couches
du langage, que ces couches diverses témoignent de la
façon la moins équivoque d'un progrès constant, d'un
développement naturel, d'un perfectionnement régulier.
D'ailleurs, en présence de ce perpétuel spectacle d'évo-
lution qui se déroule sous nos yeux dans la nature
entière, nous ne pouvons pas ne pas admettre que la
faculté du langage articulé ne se soit acquise petit à
petit, grâce à un développement progressif des organes.
3S LA LINGUISTIQUE
Et peu importe que ce développement soit dû aux diffé-
rentes sortes de sélection ou qu'il provienne d'autres
causes, inconnues encore à ce jour. C'est un sujet sur
lequel nous ne pouvons nous étendre ; il appartient à
l'étude générale de la variabilité et de la transforma-
tion des espèces, et nous devons nous contenter de l'indi-
quer. Ici, sans doute, comme partout ailleurs, la fonction
a été pour beaucoup dans les progrès de l'organe lui-
même, mais ici également, comme partout, l'organe tel
qu'il est, l'organe sous sa forme actuelle, n'a pu que
procéder d'une forme inférieure.
Il faut donc reconnaître, en définitive, que cette carac-
téristique de l'homme, la faculté du langage articulé, est
purement relative. Nous découvrons son origine et ses
rudiments (1) ; nous comprenons que nos pères ne l'ont
acquise que par degrés, dans le combat pour le progrès
d'où ils devaient sortir victorieux.
Mais, pour être relative, cette faculté n'en est pas moins
particulière, spéciale à l'homme, et, au demeurant, c'est
grâce à elle seule que le premier des primates peut
porter ce nom dliomme qu'il a gagné, à travers des mil-
liers de siècles, au prix de luttes incessantes.
Cl) Lamarck. Philosophie zooloaique, t. I. — Darwin, Lu
Descendance de l'homme, traduct. franc., t. I, p. 59. — H.txkel,
Histoire de la création des pires orqanisés, traduct. franc,
p. 591. — Whitney, p. 234
CHAPITRE III.
PREMIERE FORME LINGUISTIQUE : LE MONOSYLLABISME
LES LANGUES ISOLANTES.
Parmi les formes différentes que peuvent présenter les
langues ou les familles de langues, la forme monosylla-
bique est la plus simple ; c'est la forme élémentaire, chez
laquelle les mots sont de simples racines. Ces racines-
mots, ou ces mots-racines, n'éveillent qu'une idée essen-
tiellement générale. Nulle indication de personne, de
genre, de nombre ; nulle indication de temps, de mode ;
point d'éléments de relation, point de conjonctions, point
de prépositions. Rien qu'une idée très large, sinon très
vague, une idée que ne rend même pas la forme, si peu
déterminée déjà, de notre infinitif.
Dans ce premier état (nous dirons plus tard dans cette
première couche), la forme du mot est donc unique : c'est
la racine telle quelle, la racine invariable. La langue,
dans cette première étape, n'est formée que d'éléments
dont le sens est éminemment général : point de suffixes,
point de préfixes, aucune modification, quelle qu'elle soit,
qui puisse indiquer une relation, un rapport quelconque.
A ce premier degré, le plus simple de tous, la phrase est
donc faite d'après cette formule : racine + racine + ra-
cine, etc., etc., et ces racines successives (c'est là le point
capital à noter) sont toujours invariables.
On comprend, après ce court exposé, pourquoi les
langues de cette espèce ont reçu la dénomination géné-
rale de monosyllabiques ou d'isolantes : leurs mots en
40 LA LINGUISTIQUE
effet sont formés de simples racines monosyllabiques,
isolées, indépendantes en principe les unes des autres.
11 est bon de le dire dès maintenant, tous les systèmes
linguistiques ont passé par cette période du monosylla-
bisme ; les langues les plus complexes sous le rapport de
la forme, c'est-à-dire les langues à flexion — telles, par
exemple, que les langues indo-européennes — révèlent
à l'analyse scientifique les traces non équivoques d'une
origine monosyllabique, origine lointaine et à laquelle
elles ne remontent que par l'intermédiaire d'un autre
état, mais que l'on ne saurait mettre en doute un seul
instant. C'est ce que nous aurons à constater en temps
opportun. Nous verrons aussi, au moment voulu, que la
forme intermédiaire, la période de l'agglutination — où
l'on rencontre, par exemple, le basque, le japonais, les
langues dravidiennes — a donné naissance au système de
la flexion, mais qu'elle provient, elle-même, de la couche
inférieure, celle du monosyllabisme qui nous occupe en
ce moment.
Ce n'est pas à dire que toutes les langues agglutinantes
doivent se changer quelque jour en langues à flexion,
ni que toutes les langues isolantes (c'est-à-dire monosylla-
biques) soient appelées à devenir agglutinantes. Non,
sans doute. Bien des langues ont péri qui appartenaient
aux deux classes inférieures, et il est certain que, parmi
les langues aujourd'hui vivantes et qui se trouvent soit
à l'étage du monosyllabisme, soit à celui de l'agglutina-
tion, le plus grand nombre est fixé d'une manière défi-
nitive ; l'on peut dire, par exemple, sans hésitation que le
basque, que les idiomes des Indiens de l'Amérique septen-
trionale périront sous leur forme actuelle.
D'ailleurs, ce n'est pas sans causes déterminantes
que telle ou telle langue s'est fixée de façon définitive
dans telle ou telle couche, par exemple, dans celle du
monosyllabisme ou dans celle de l'agglutination, et
PREMIÈRE FORME LINGUISTIQUE. 41
qu'elle ne manifeste plus que des tendances très faibles
et très rares à atteindre la couche supérieure. Il se peut
que ces motifs aient été multiples, qu'ils aient été d'ordre
fort divers, et le soin de les découvrir est une tâche
ardue.
Cette tâche n'a pas encore été abordée. Elle doit avoir
pourtant un heureux succès. Il y a motif à tout, et
chaque jour on fait un pas du connu à l'inconnu.
Nul doute, au surplus, que la plus puissante de ces
causes n'ait été l'entrée dans la vie historique et la pro-
duction littéraire. Cette production témoigne déjà par
elle-même, par elle seule, que la langue se suffisait telle
quelle et se sentait en état, s'il est permis de s'exprimer
ainsi, de répondre à tous les besoins d'une nation cons-
tituée. En ce sens, il n'est pas inexact de dire qu'à son
premier pas dans la vie historique, l'homme atteint la
période que l'on appelle en histoire naturelle la période
de métamorphose régressive. C'est ce que l'avenir confir-
mera ou infirmera ; mais il n'est guère possible, à l'heure
présente et dans les conditions scientifiques actuelles, de
n'émettre que des assertions plus ou moins conjecturales.
Il est aisé de comprendre que le système d'une succes-
sion de racines, à idées toujours très générales, ne devait
offrir au langage que des moyens fort restreints. Il est
impossible que le besoin inévitable d'exprimer les rap-
ports ne se soit pas fait sentir de très bonne heure ; or,
ainsi que nous l'avons dit, la succession de mots-racines,
ou, pour parler de façon plus exacte, de racines-mots,
était la négation, l'exclusion même des éléments de rela-
tion, des éléments appelés à n'indiquer que les rapports :
rapports d'activité ou de passivité, d'unité ou de plura-
lité de passé, de présent, de futur. Une telle période,
cependant, a dû exister. Il la faut reléguer, sans aucun
doute, en des âges préhistoriques très lointains, et, selon
toute vraisemblance, elle succéda à l'âge plus ancien
42 LA LINGUISTIQUE
encore durant lequel se constituèrent les racines par le
fait de l'agrégation des éléments simples phoniques.
L'on remédia par un expédient ingénieux à ce défaut
de détermination. Ce fut en réglant d'une façon très
rigoureuse la place que devaient occuper les racines,
c'est-à-dire les mots dans l'ensemble de la phrase.
La syntaxe était née ainsi avant la grammaire propre-
ment dite. Comme nous aurons à le constater ce procédé
de la position forcée des mots donna naissance par la
suite à la seconde forme linguistique, celle de l'aggluti-
nation. En jetant un coup d'œil rapide sur les diverses
langues monosyllabiques, nous verrons comment on usa
de cette ressource importante et comment aussi son ori-
gine put s'obscurcir peu à peu.
Quoi qu'il en soit, l'on voit déjà que la grammaire de
toute langue monosyllabique, c'est-à-dire de toute langue
isolante, est et ne peut être qu'une syntaxe. Dans ces lan-
gues en effet le mot est inflexible ; en dépit de tout chan-
gement de position dans la phrase, il demeure inva-
riable, toujours le même, et c'est uniquement la position
qu'il occupe qui détermine sa valeur, sa qualité de sujet
ou de régime, d'épithète ou de substantif, de verbe ou de
nom, et ainsi de suite.
Il faut remarquer encore, d'une façon générale, que
l'importance de l'intonation est considérable dans les
langues monosyllabiques ; ce point ne nous semble pas
avoir été traité d'une manière assez complète dans les
différents écrits sur les langues en question. La grande
valeur du ton, de l'intonation, n'est pas de différencier
à l'occasion un grand nombre d'homophonies, c'est-à-
dire de mots identiques quant à la forme, mais divers
quant à leur signification respective.
Le chinois, Yannamite, le siamois, le birman, le tibétain
sont les langues monosyllabiques principales. Ils cons-
tituent ou représentent tout autant de systèmes glotti-
le chinois. ;:;
ques indépendants les uns des autres et que l'on ne pour-
rait ramener à une origine commune.
Il existe d'ailleurs d'autres langues monosyllabique
dans la péninsule indo-chinoise, telles que le pégou dans
la Birmanie anglaise, et le kassia dans une petite région
située à deux cents milles anglais du fond de la mer du
Bengale, sur la rive gauche du Brahmapoutra, au sud
de l'Assam. Leur peu d'importance nous autorise à les
passer sous silence.
Nous n'avons ici ni le dessein ni la possibilité de passer
à tour de rôle en revue ces différentes langues ; nous
nous contenterons de donner sur chacune d'elles quel-
ques renseignements généraux, en insistant davantage
sur la langue chinoise, la plus caractéristique de toutes
les langues de cette espèce.
§ 1. Le chinois.
Les trois grand dialectes du chinois sont : la langue
mandarine (vulgaire dans les provinces centrales et usi-
tée, en tant qu'idiome cultivé, dans tout l'empire) ; le
dialecte de Canton ; le dialecte de Foukian. Tous trois,
d'ailleurs, pour appartenir à la même langue, sont pro-
fondément distincts, et il est bien difficile que les habi-
tants du Nord et ceux du Sud se comprennent les uns
les autres.
L'étude du chinois se compose de deux parts nettement
tranchées : l'écriture, la langue elle-même.
Parlons en premier lieu de cette dernière.
Ainsi que nous l'avons dit, elle est purement et sim-
plement syntaxique. Le premier écueil qu'il lui fallut
éviter fut, comme pour toutes les langues isolantes, l'in-
décision très fréquente du sens, étant donnée la multi-
plicité des significations que peut revêtir chez elle une
seule et même forme. La forme tao, par exemple, signifie
44 LA LINGUISTIQUE
indistinctement (et entre autres acceptions), ravir, attein-
dre, couvrir, drapeau, froment, mener, chemin ; la forme
lu (entre autres acceptions également) signifie détourner,
véhicule, pierre précieuse, rosée, forger, chemin. Ce fut
un procédé naïf, simple, mais très-exact, que de faire se
succéder deux termes capables d'être synonymes en l'une
quelconque de leurs acceptions : par exemple, tao et lu,
qui répondent l'un et l'autre à l'idée de chemin. Ce pro-
cédé fut employé : tao laisse le choix entre neuf ou dix
sens, mais tao lu ne peut dire que chemin. Est-ce là,
comme on l'a prétendu, une véritable composition, la
fabrication d'un vrai composé ? En aucune façon ; un
composé indique toujours une relation, et ici il n'y a
qu'une accumulation de synonymes.
On ne peut voir non plus des composés réels — bien
qu'il en puisse sembler au premier abord — dans l'asso-
ciation des mots fu « père » et mu « mère » qui signifient
« parents », de yuan «. éloigné » et kin « près » qui signi-
fie « distance ». En effet, dans ces accumulations de
synonymes, le premier mot ne dépend pas du second,
le second ne dépend pas du premier.
Le genre d'un mot ne peut être déterminé, on le con-
çoit, qu'à l'aide d'un second terme. On a recours, par
exemple, à nan « mâle, masculin », niu « femelle, fémi-
nin » ; de là : nan tse « fils », niu tse « fille », niu jin
« femme ». S'agit-il d'animaux, les termes sont différents,
mais le procédé reste le même. Il est assurément des plus
simples : nous le retrouverons plus loin dans les langues
agglutinantes, en wolof, en japonais, et plus tard encore
dans les idiomes les plus développés. En latin, par exem-
ple, nous rencontrerons mas caiiis, femina canis, femina
porcus, anquis femina et bien d'autres expressions ana-
logues. Combien de phénomènes appartenant en propre
à la première phase linguistique ont persisté à travers
les âges jusqu'à la dernière période !
LE CHINOIS. 45
Singulier ou pluriel, le nombre n'est indiqué, en prin-
cipe, que par l'ensemble même de la phrase. Parfois, ce-
pendant, on emploie un terme dont les sens est celui de
multitude, de totalité : to jin, une foule de gens, beau-
coup de gens, « les gens ».
Le sujet s'indique de lui-même, par ce fait qu'il com-
mence toujours la proposition. Le régime direct, si la
phrase est simple, se révèle aussi de lui seul en ce qu'il
prend place immédiatement après le terme désignant
l'action ; c'est le procédé que nous appliquerions en
disant : « Emile craint Auguste, » et « Auguste craint
Emile ». Mais, en d'autres circonstances, c'est l'emploi
nécessaire de certains mots qui détermine le régime di-
rect. Ces mots auxiliaires peut-on les regarder comme de
véritables propositions ? Non certes, en aucun cas. Ce ne
sont toujours que des racines-mots, car le chinois ne
connaît point d'autres termes, ainsi que nous l'avons dit.
Mais que ces racines, que ces mots auxquels ont fait ainsi
appel, conservent encore et toujours dans l'esprit de
ceux qui les emploient leur propre et indépendante va-
leur, c'est ce que l'on ne saurait admettre. Cette valeur
s'atténue peu à peu, elle se subordonne, et cette subor-
dination même est la cause qui des langues isolantes fait,
avec le temps, des langues monosyllabiques.
La notion du locatif, celle du datif, celle de l'instru-
mental, celie de l'ablatif sont également rendues soit
par l'accession de certains mots, soit par la place dans
la phrase. Il suffit d'indiquer ce fait en général, sans
entrer dans l'exposition d'une série d'exemples qui nous
déborderaient et qu'il est facile de trouver dans les ou-
vrages spéciaux. Quant au génitif, on l'exprime claire-
ment en plaçant le terme principal après le terme relatif:
thien tse « fils du ciel » ; ou bien encore, on introduit
entre ces deux mots ainsi placés le terme ti (en langue
mandarine).
46 i.a urrcrtnsTïQUE
C'est par des procédés tout analogues que Ton rend la
notion de qualification et celle de comparaison.
Enfin l'idée du verbe, sur laquelle repose la proposi-
tion tout entière, s'exprime encore d'une façon purement
syntaxique, ou bien doit se déduire du sens général de
la phrase. Rien, par exemple, n'indique en chinois la
notion de notre temps imparfait ; parfois également on
ne peut comprendre que par le sens général de la phrase
qu'il s'agit de l'idée du futur.
Si nous passons de la notion du temps à celle de la
modalité, au mode, nous constatons encore que c'est la
position syntaxique qui indique le conditionnel. Quand
au subjonctif et à l'optatif, ils se trouvent désignés par
l'emploi de mots auxiliaires.
Ainsi, en chinois, il ne peut pas plus y avoir de verbe
qu'il ne peut y avoir de ruom. Nous ne saurions trop le
répéter, c'est la syntaxe qui particularise le sens des mots
et qui constitue toute la grammaire. En dehors de sa
place dans la phrase, le mot n'est qu'une racine à accep-
tion aussi large que possible ; et c'est seulement quand
il prend position qu'il éveille une idée d'individualité, de
qualité, de relation, d'activité, une idée particularisée.
C'est ainsi, par exemple, qu'une seule et unique forme
ngan signifie « procurer le repos, jouir du repos, posé-
ment, repos »); une autre forme, ta,« grand, grandement,
grandeur, agrandir » ; une autre forme, « rond, boule,
en rond, arrondir >» ; une autre forme encore, « être, vrai-
ment, il, celui-ci, ainsi ».
Nous l'avons dit ci-dessus, et nous devons y revenir en
temps opportun, l'emploi des mots accessoires, appelés à
donner aux mots principaux le sens bien déterminé qui
leur manque, fait passer les langues isolantes à l'état
de langues agglutinantes. Le sens de ces racines acces-
soires s'est obscurci peu à peu ; on est venu, avec le
temps, à ne plus leui accorder qu'une sorte de valeur un
LE CHINOIS. 47
peu arbitraire ; mais il fut une époque, une époque loin-
taine, l'âge d'or du monosyllabisme, pour ainsi dire, où
leur sens véritable, leur signification pleine et entière,
s'offrait seule et d'elle-même à l'esprit.
C'-est un fait que les Chinois ont remarqué avec une
sagacité surprenante, lorsqu'ils classèrent les racines en
deux groupes distincts, les mots pleins et les mots vides.
Par les premiers, par les mots pleins, ils entendaient les
racines dont la signification restait dans toute sa pléni-
tude et son indépendance, les racines que nous rendons
dans nos traductions par des noms ou des verbes ; ils
appelaient mots vides les racines dont la valeur propre
s'obcurcissait par degrés et qui peu à peu recevaient la
mission de déterminer et de préciser la notion très vague
des mots pleins, des mots dont le sens primitif persistait
tout entier. Observation remarquable et qui témoigne,
mieux que bien d'autres découvertes, d'un esprit singu-
lièrement perspicace. « Qu'est-ce que la grammaire ? »
demande à son élève l'instituteur chinois. « C'est un art
très utile, répond l'élève, un art qui nous enseigne à dis-
tinguer les mots pleins et les mots vides. »
Après avoir parlé de l'importance de la place syntaxi-
que des racines et de leur valeur respective, il y a lieu
de dire quelques mots des différentes inflexions de la voix
en chinois.
Les différents tons que l'on rencontre en petit nombre
dans la langue chinoise ont une utilité capitale lorsqu'il
s'agit de distinguer les significations, parfois très diver-
ses, de syllabes formées des mêmes éléments. Le vocabu-
laire chinois quasi académique donne quarante-deux
mille caractères graphiques différents, ayant chacun leur
prononciation propre ; or, comme la langue parlée ne
possède environ que douze cents consonnances, « il faut
donc que la même prononciation soit attachée en
moyenne à plus de trente caractères » (d'Hervey Saint-
48 LA LINGUISTIQUE
Denys). On voit que si l'intonation n'a pu venir à bout
de toute difficulté, elle avait du moins une utilité bien
considérable. Ce fait, nous l'avons dit, est commun aux
diverses langues monosyllabiques. Les ouvrages spéciaux
citent nombre d'exemples que nous n'aurions que faire
de relater ici, et, sans entrer en plus de détails, nous
n'avons qu'à mentionner ce procédé ingénieux et fort
pratique.
Le matériel phonétique des Chinois n'est pas des plus
complexes, mais on ne peut cependant le mettre au rang
des plus simples. Parmi les consonnes, nous ne rencon-
trons ni g, ni d, ni d dans le dialecte mandarin ; dans
le dialecte de Fukian, le d seul fait défaut. Dans ce der-
nier dialecte, les sifflantes sont moins variées que dans
le précédent. L'absence de la consonne r est un fait bien
connu. Les voyelles n'offrent rien de particulier ; on les
rencontre souvent à l'état de diphthongues, et souvent
aussi elles sont nasalisées.
En tout cas, et ceci est un fait caractéristique, le mono-
syllabe chinois s'ouvre par une consonne et se termine
par une voyelle. Les signes n ou ng, que nous rencon-
trons à la fin des mots chinois transcrits en caractères
latins, indiquent seulement la nasalisation des voyelles
précédentes. Il n'est qu'un mot, un seul, qui échappe à
cette règle sévère d'une consonne initiale et d'une voyelle
terminale : eul, « deux » et « oreille ».
Les questions de graphique pure sortent du domaine de
la linguistique ; elles constituent une étude spéciale, sans
doute pleine dïntérêt, mais tout à fait distincte et indé-
pendante. Il est utile pourtant de dire ici quelques mots
du système graphique des Chinois et de montrer avec
quelle habileté ce peuple sut appliquer à sa langue, si
curieuse, un ensemble de caractères peu faits en appa-
rence pour répondre à ce qu'on allait lui demander.
Etant donné le grand nombre d'homophonies d'une
r.E chinois. 49
langue monosyllabique, c'est-à-dire le grand nombre de
syllabes formées des mêmes éléments phoniques, bien
que répondant à des idées forts distinctes, il y avait une
difficulté sérieuse à déterminer dans une système gra-
phique les sens multiples des homophonies en question.
Les Chinois arrivèrent à ce résultat par l'emploi de deux
sortes de signes.
Leur première espèce de caractères ne se compose que
d'images, que de vrais dessins : l'image d'un arbre, d'une
montagne, d'un chien. Tantôt on les emploie indépen-
dants, isolés ; tantôt on les accouple pour rendre une idée
plus ou moins complexe. C'est ainsi que l'image de l'eau
et celle d'un œil, si elles sont juxtaposées, rendent l'idée de
larmes ; une porte et une oreille rendent l'idée d'enten-
dre ; le soleil et la lune rendent l'idée d'éclat. Il faut éga-
lement ranger parmi les véritables dessins les groupe-
ments de lignes ou de points, qui figurent, ou bien des
nombres — un, deux, trois — ou bien l'état de supério-
rité, d'infériorité, d'inclinaison vers tel ou tel côté, et
ainsi de suite.
Il fut un temps où ces caractères, où ces Images, éveil-
laient d'une façon directe grâce à l'exactitude de leur
représentation, la notion qu'ils étaient appelés à rendre.
Mais peu à peu ces traits naïfs et véridiques perdirent
leur forme originelle. Dans les signes qui laissent enten-
dre aujourd'hui les idées de chien, de soleil, de lune,
de montagne, on ne retrouve plus de prime abord les
images anciennes qui évoquaient de façon directe ces
diverses idées. Les caractères de cette première espèce
ont été évalués au nombre minime d'environ deux
cents (1).
La seconde sorte de caractères est plus compliquée.
(1) Aboi Rémusat, Recherches sur l'origine et la formation de
la lanquc chinoise, Mémoires de l'Académie des inscriptions et
bclles-leltres, 1820.
UNr.mSTIQUF. 4
50 LA LINGUISTIQUE
Elle comporte deux éléments : un élément phonétique et
un élément idéographique.
Ainsi qu'on le comprend sans peine d'après tout ce qui
a été dit ci-dessus, ce dernier élément a pour mission de
déterminer la valeur parfois très multiple de l'élément
phonétique. Ce dernier, si l'on ne figure que lui seul,
laisse flotter l'esprit du lecteur entre un grand nombre
d'homophones ; mais qu'on lui adjoigne un élément idéo-
graphique et l'hésitation cesse tout de suite : on a évoqué
une idée déterminée, ou du moins une catégorie d'idées.
C'est là un procédé fort ingénieux.
En somme, le caractère pris dans son ensemble, dans
sa totalité, indique tout à la fois la prononciation et le
sens. Ses deux parties se complètent réciproquement ;
mais l'une de ces parties est regardée comme nulle quant
à sa valeur phonique, et c'est l'autre qui détermine seule
la prononciation. Si, par exemple, le signe tcheu, vais-
seau, est accolé au-devant des signes qui représentent
huo, feu, ma, cheval, ces deux derniers signes perdront
leur valeur phonétique, le mot sera lu tcheu, mais ce
tcheu ne signifiera plus vaisseau. Grâce au caractère
dont il se trouve précédé, il laissera entendre soit un
vacillement de la flamme, soit une sorte particulière de
chevaux (1).
Les Chinois ont arrêté à 214 le nombre des signes, des
caractères qu'ils ont appelés chefs de classe, et auxquels
nous donnons le nom de clefs. Ces caractères compren-
nent, outre les 169 signes idéographiques (dont nous
avons ci-dessus expliqué le rôle alors qu'ils se trouvent
joints à un élément qui n'est que phonétique), une petite
(1) La grammaire chinoise de Stephan Endlicher est la plue
simple de toutes celles que nous avons étudiées, mais l'absence
de critique s'y fait trop souvent sentir. Afanasyriinde der
chinesischcn Grammalik, Vienne, 1845. On étudiera avec profit
les règles de position des mots dans la Syntaxe nouvelle de la
langue chinoise de Stanislas Julien. Paris, 1869.
LE CHINOIS. 51
série de signes purement graphiques ou de simples ima-
ges. Ces 214 clefs contiennent les éléments de tous les
caractères chinois ; il y en a environ 50.000, dont 15.000
à peu près peuvent être en usage. Â ces 214 clefs, il faut
donc subordonner tous les autres caractères. C'est ce
qu'ont fait les Chinois dans leur classification lexique, en
ayant soin de disposer les clefs en un ordre consécutif,
selon qu'elles se trouvaient représentées par un, deux,
trois traits, et ainsi de suite ; la dernière en a dix-sept.
Cette classification arbitraire n'a rien à faire, ainsi
qu'on le voit, avec la langue elle-même, et en effet, nous
avons dit plus haut que l'étude du chinois comprenait
deux parts bien distinctes : celle de la langue, celle de
l'écriture ; de là les difficultés très-sérieuses que rencon-
trent les commençants dans l'étude du chinois.
Ajoutons que tous les caractères peuvent être employés,
en certaines occasions, comme s'ils n'étaient que phoné-
tiques. C'est de cette façon que les Chinois peuvent
écrire avec leurs signes des noms d'emprunt, tels que
' la si Ha, Asia, Asie ; Ing ki li, Englisch, Anglais ; Fei li
pe eul to, Philibert. On sait également que c'est des ca-
ractères chinois envisagés au point de vue purement pho-
nétique que procède l'écriture des Japonais, dont la lan-
gue est si différente de la langue chinoise.
Quant aux signes chinois eux-mêmes, nous avons déjà
dit qu'ils avaient pour origine un véritable système d'ima-
gerie. On les rencontre encore avec cette forme primitive
sur certains monuments et on peut suivre leurs trans-
formations graduelles à travers le cours des âges. Plu-
sieurs systèmes graphiques ont été fixés d'une façon très
précise, ont été employés durant des périodes de plusieurs
siècles et n'ont dû qu'à des circonstances particulières de
se voir plus ou moins sérieusement modifier.
D'ailleurs, il existe aujourd'hui encore chez les Chinois
plusieurs sortes d'écritures, et parmi elles une espèce de
LA LINGUISTIQUE
cursive assez rapide, qui est usitée dans les relations ha-
bituelles.
Nous ne nous étendrons pas davantage sur cette ques-
tion des caractères chinois. C'est pour nous un sujet
accessoire ; en effet, ce n'est point de graphique que
nous nous occupons, c'est seulement de la structure et
du matériel phonétique des langues.
§ 2. L'annamite.
L'annamite est la langue de l'Indo-Chine orientale. Au
nord elle s'étend sur le Tonkin, au sud sur la Cochin-
chine.
L'annamite est séparé du siamois (au moins au sus-
ouest) par un idiome dont le caractère n'est pas encore
déterminé, le cambodgien. Nous engageons, le lecteur à
consulter la carte ethnographique de la partie sud-orien-
tale de l'Indo-Chine dressée par Francis-Garnier (1).
La langue annamite est absolument distincte du chi-
nois, et par son appareil phonétique et par ses racines,
c'est-à-dire par ses mots, puisque la racine constitue le
mot lui-même dans toute langue monosyllabique.
Tout comme en chinois, le genre et le nombre s'indi-
quent par l'adjonction, à la racine principale, de racines
au sens de mâle, féminin, ou de tous, nombreux. L'adjec-
tif se reconnaît à sa position après le substantif qu'il
qualifie. La notion de temps ou de mode s'exprime enfin
par l'emploi simultané de la racine sur laquelle pivote
la phrase et d'autres racines dont le sens général est
celui du passé, du futur, et ainsi de suite.
Ce que. nous avons dit de la structure du chinois s'ap-
plique donc de point en point à l'annamite. Chez ce der-
(1) Journal asiatique, août-septembre 1872.
LE SIAMOIS. 53
nier également, le système des intonations joue un rôle
capital ; il distingue, comme en chinois, des mots dont
la prononciation serait absolument la même, bien que
leur sens soit tout à fait différent. Les intonations anna-
mites sont au nombre de six : ton aigu, fort difficile à
décrire ; ton interrogatif ; ton ascendant ou remontant,
assez peu différent du ton interrogatif ; ton descendant ;
ton grave ; ton égal.
L'écriture annamite est figurative, c'est-à-dire idéogra-
phique, et a été empruntée anciennement aux Chinois ;
elle a subi, d'ailleurs, des modifications sensibles, et par
la suite des temps l'on y a joint de nouveaux signes.
La langue annamite, au surplus, a fait.au vocabulaire
chinois des emprunts considérables, notamment au dia-
lecte méridional ; ce fait a induit en erreur certains au-
teurs qui ont voulu comparer les deux idiomes et leur
donner une origine commune. Le nombre, quel qu'il soit,
de ces mots d'emprunt n'a rien à faire avec le fond même
de la langue, avec ses racines propres ; celles-ci, fussent-
elles même beaucoup moins nombreuses encore, suffi-
raient à établir l'originalité incontestable et l'indépen-
dance de la langue annamite.
§ 3. Le siamois.
Le siamois occupe la région située au nord du golfe
de Siam, assez avant dans l'intérieur du pays, et la côte
occidentale de ce golfe. A l'est, il confine au cambodgien,
idiome bien peu connu ; à l'ouest, il confine au birman,
qui, lui aussi, est une langue monosyllabique.
On peut consulter sur les limites du siamois la carte
annexée par M- Cust à son ouvrage A Sketch of the
modem Languages of the East Indies.
54 LA LINGUISTIQUE
Le nom de siamois, ou thaï (ou taï), est propre à une
certaine population, dont le nombre d'individus ne dé-
passe guère le chiffre de 2 millions ou 2 millions et demi.
La ville principale de ce domaine est Bangkok. Mais à
côté du siamois proprement dit, on peut placer certains
autres idiomes formant avec lui une famille linguis-
tique.
C'est d'abord la langue des Laos, sujets de Siam, habi-
tant les rives du fleuve Mékong (au nord-est du siamois
proprement dit), et dont le nombre est évalué approxi-
mativement à 1 million.
Plus au nord, la langue des Shans, qui a reçu de
l'ouest l'influence du birman.
Le khamti est parlé plus au nord encore, tout à l'ex-
trémité nord-orientale du territoire de langue hindoue
(assami) et isolé de toutes parts d'avec les autres idiomes
de la famille siamoise. Le territoire d'Assam a été envahi
au treizième siècle par des conquérants siamois, mais
ceux-ci y perdirent bientôt leur langue et adoptèrent celle
du pays qu'ils occupaient, l'assaini.
On rattache également au siamois la langue des Miao-
tsé, qui habitent dans quelques régions montagneuses
de la Chine méridionale (1).
La phonétique du siamois est des plus riches ; on y
rencontre notamment un grand nombre de consonnes
aspirées et de sifflantes. L'alphabet est d'origine hindoue.
Quant à la structure même de la langue, elle est fran-
chement monosyllabique ; la racine' même constitue le
mot. Les pronoms ne sont que des racines comme les
autres, que l'usage affecte à leur rôle spécial. Il y a cinq
tons différents, cinq façons d'accentuer les monosyllabes
pour les diversifier. Comme en birman, comme en anna-
mite, le système de numération est décimal.
(1) Edkins, The Miau-tsi tribes, Foochow, 1870.
LE TIBÉTAIN'. 55
Ajoutons que le lexique du style élevé ou religieux com-
prend un certain nombre de mots empruntés aux idiomes
hindous.
§ 4. Le birman.
Il est parlé au nord-ouest de la péninsule indo-chinoise,
entre le siamois et les langues hindoues. Son matériel
phonétique est moins riche que celui du siamois ; on n'y
compte qu'une sifflante. Les différents tons du birman
semblent être moins nombreux que ceux du chinois et
du siamois. Quant aux procédés grammaticaux, ils sont
tout à fait les mêmes.
On trouve toutefois, en birman, une tendance à la déri-
vation au moyen de la préfixation. Des noms sont déri-
vés, en effet, au moyen d'un a placé avant la racine de
kaunh, ayant le sens général de « bon, être bon », ou
forme a-kaunh « bonté », etc. Pour tout le reste, la lan-
gue est franchement monosyllabique. Il est intéressant,
en tout cas, de constater cette tendance évolutive.
En ce qui concerne les limites des différentes langues
de l'Indo-Chine, nous renvoyons au volume de R. N.
Cust, A Sketch of the mod. Languages of the East Indies.
§ 5. Le tibétain.
Le Tibet doit à l'Inde bouddhiste la meilleure part de
sa culture intellectuelle, son alphabet, son importance
littéraire. Il est difficile de savoir ce que pouvait être
la. littérature tibétaine avant le mouvement religieux
qui sans doute la transforma entièrement. Nous n'avons
point de documents remontant à cette première époque.
Les missionnaires bouddhistes eurent pour premier
soin de traduire en tibétain les livres religieux composés
56 LA LINGUISTIQUE
en sanskrit. L'alphabet qu'ils employèrent, et qui se
trouve encore usité, était celui qui avait cours dans
llnde septentrionale ; son origine est parfaitement évi-
dente; et quiconque lit le caractère hindou dévanâgarî
apprend en quelques heures l'alphabet tibétain, qui en
provient directement.
Les différents auteurs qui ont écrit sur le tibétain n'ont
pas mis suffisamment en lumière le caractère monosylla-
bique de cette langue. Les procédés qu'elle emploie sont
analogues à ceux dont se servent le chinois, l'annamite
et les autres langues isolantes.
C'est ainsi que le tibétain ne connaît dans les noms
ni genre ni nombre. Pour exprimer le genre d'un nom,
il doit le faire accompagner d'un autre mot dont le sens
est celui de mâle ou de femelle : ra pho « bouc », ra ma
a chèvre ». De même il ne peut exprimer le pluriel qu'en
adjoignant au nom qui doit comporter cette idée de plu-
ralité un autre mot dont le sens est, pour l'ordinaire,
celui de tout ou de multitude.
Les prétendus cas du tibétain sont aussi peu des cas
que ne le sont ceux qu'on attribue au chinois ou à
l'annamite ; ici également on emploie pour déterminer la
racine pleine, le mot plein, des mots qui deviennent
vides, c'est-à-dire qui perdent une partie de leur sens pre-
mier et servent en quelque sorte d'adjoints au mot
principal.
Par lui-même, le mot n'est pas plus un simple nom
(substantif ou adjectif) qu'il n'est un verbe. C'est la posi-
tion dans la phrase ou l'adjonction de telle ou telle racine
dite ride, qui peut résoudre ce problème.
On ne peut nier, toutefois, que le tibétain ne montre
de fortes tendances à l'agglutination, par le procédé de
suffixation de racines secondaires aux racines princi-
pales. C'est, en somme, une langue que l'on saisit en
état d'évolution.
LE TIBÉTAIN. 57
Le système vocalique est assez simple, celui des con-
sonnes assez riche.
La numération est décimale.
Après tout ce que nous avons dit des langues mono-
syllabiques en général, et du chinois en particulier, il
nous semble inutile d'examiner d'une façon plus minu-
tieuse la structure du tibétain. Elle n'est pas différente
de la structure des autres langues isolantes, et il ne faut
point se laisser prendre à ce que les grammaires ordi-
naires disent de ses prétendus genres, nombres, cas, per-
sonnes, temps et modes. Ce sont là tout autant de façons
de parler qui ne doivent pas êtres prises à la lettre, et
dont il n'y aura plus trace dans la syntaxe comparée des
différentes langues monosyllabiques, qu'un avenir pro-
chain verra sans doute paraître. Celui qui entreprendrait
de réaliser cette tâche et la mènerait à bonne fin, sans
tenter de réduire à une forme commune les racines tout
à fait diverses 'de ces langues, aurait rempli l'un des
premiers desiderata de la linguistique.
Mais, avant tout, il faudrait voir plus répandue cette
idée que pour étudier une langue monosyllabique quel-
conque, il est nécessaire d'oublier momentanément ce
que l'on sait de la structure et du mode de fonction de
nos langues à flexion. Il paraît, malheureusement, que
ce n'est point une petite difficulté.
Les régions situées au nord et à l'est de l'Inde sont le
domaine d'un grand nombre d'idiomes, dont une bonne
partie doivent être rangés, par leur structure, dans l'or-
dre des langues monosyllabiques, tout en donnant des
témoignages non équivoques d'une tendance fort mar-
quée à l'emploi des procédés d'agglutination. D'autres,
classés à côté des précédents, devraient plutôt être re-
gardés comme véritablement entrés dans la période
agglutinante.
Quoi qu'il en soit, citons, immédiatement au nord du
58' LA LINGUISTIQUE
Népaul britannique et dans la région himalayenne,
immédiatement au sud du Tibet : le gouroung, le magar,
le mourmi, le néwar, le kiranti ; puis, en continuant vers
l'est, le léptcha, sur le territoire des Sikhs indépendants ;
plus à l'est encore, le kachari, Yaka, le dophlia,.le miri,
Vabor, longeant tous cinq la frontière septentrionale de
l'assami (idiome aryen) ; à la limite orientale de ce der-
nier (et tout contre le domaine du khamti, voir ci-dessus),
le michmi ; dans la bande de territoire de langues non
aryennes, rentrant entre l'assami et le bengali : le garo,
le mikir. A l'est du bengali (et au nord du siamois), le
munipuri et vingt ou trente autres idiomes. On peut con-
sulter sur la géographie linguistique de toute cette région
le livre déjà cité de R. Cust, excellent ouvrage de linguis-
tique et d'ethnographie.
Le khasia est parlé entre l'assami (au nord), le bengali
(au sud), le garo (à l'ouest), dans le pays montagneux
qui sépare la vallée du Brahmapoutra (au nord) du Ben-
gale oriental (au sud); il comprend jusqu'à six variétés
dialectales, plus ou moins différentes les unes des autres,
mais parmi lesquelles il est difficile de reconnaître la
variété qui peut être regardée comme type. C'est la lan-
gue de deux cent mille individus environ, assez civilisés
si on les compare à nombre d'autres populations du sud
du Tibet et du nord de la Birmanie.
Cet idiome, toutefois, n'a aucune littérature propre,
aucun système graphique. Les documents que l'on a. re-
cueillis, soit des récits populaires, soit des traductions
des livres chrétiens, sont transcrits en caractères ben-
galis ou en caractères européens.
Le khasia est pour le linguiste d'un intérêt tout spé-
cial, en ce qui concerne la structure. On peut trouver,
sans doute, dans les contrées du Tibet méridional et de
l'extrême Orient, plus d'un idiome présentant, comme le
khasia, la phase de développement morphologique qui
LE KHASIA. 59
répond au passage du munuayllabisine à l'agglutination;
mais on n'en connaît pas, jusqu'ici, qui présente d'une
façon plus frappante ce phénomène capital d'évolution.
Nous n'insistons pas pour l'instant ; un peu plus loin,
en effet, nous prendrons le khasia pour exemple lors-
qu'il s'agira d'expliquer le passage de la phase linguis-
tique, isolante, ou monosyllabique, à la phase agglu-
tinante.
Au fond du golfe de Martaban, c'est-à-dire à l'embou-
chure de l'Irawaddi, du Sitang et du Salwen, est parlé le
mon ou pégouan, ainsi nommé de la province dont il
occupe une grande partie. Les villes de Pégu, Martaban,
Moulmein Yey sont situées dans le domaine du mon ; le
pays est habité par les Talains, de religion bouddhique.
Cette langue est tout à fait distincte du birman qui
l'avoisine et qui, vraisemblablement, l'a jadis repoussée
au sud, dans la région qu'elle occupe actuellement.
Si nous remontons plus au nord, par delà même la
ville d'Amarapoura, et toujours entre l'Irawaddi, à
l'ouest, et le Salwen, à l'est, nous rencontrons le terri-
toire assez peu considérable du paloung, confinant, à
l'occident, au birman, et, à l'orient, à des dialectes sia-
mois. La ville de Bamo est à une petite distance, au nord
du territoire du paloung.
On regarde également comme appartenant par leur
structure à l'ordre des idiomes monosyllabiques les diffé-
rents dialectes parlés par les populations plus ou moins
sauvages qui habitent au nord du Cambodge, entre le
pays de Siam, à l'ouest, et l'Annam, à l'est, c'est-à-dire
dans la région moyenne du fleuve Mékong : ce sont les
Pnoms des Cambodgiens, les Mois des Annamites, les
Khous des Siamois. En tout cas, nous sommes ici sur
un terrain encore bien peu connu.
Que dire aussi du cambodgien, parlé dans le territoire
du Mékong mériodional par un million et demi d'indi-
60 LA LINGUISTIQUE
vidus, regardé comme un dialecte siamois (idiome auquel
il a d'ailleurs emprunté beaucoup de mots) ? En somme,
les renseignements que l'on possède sont insuffisants.
En tout cas, le cambodgien est parlé « recto tono » et
ignore les tons qui jouent un si grand rôle dans les idio-
mes monosyllabiques.
CHAPITRE IV.
SECONDE FORME LINGUISTIQUE
L'AGGLUTINATION
LES LANGUES AGGLUTINANTES
Nous devons avant tout définir l'agglutination et re-
chercher quelle est son origine ; nous passerons ensuite
en revue les principaux systèmes linguistiques qui revê-
tent cette forme particulière.
§ 1. Qu'est-ce que l'agglutination?
Tandis que dans les idiomes de la première forme (le
chinois, le siamois et les langues analogues), les mots
ne sont autre chose que des formes monosyllabiques in-
variables, placées à la suite les unes des autres (sans
qu'il y ait cependant entre elles une juxtaposition très
intime), il arrive dans les idiomes du second degré que
plusieurs éléments se juxtaposent réellement, s'aggluti-
nent, s'agglomèrent ; de là, le nom de langues aggluti-
nantes ou agglomérantes qui leur a été donné.
Les divers éléments qui entrent dans la confection du
mot ne possèdent plus chacun leur valeur propre, leur
valeur première. Il n'y en a plus qu'un seul qui porte
l'idée principale, l'idée de la signification, le sens. Les
autres éléments perdent tout à fait leur valeur indépen-
dante. A la vérité, ils possèdent bien encore une portée
personnelle, individuelle ; mais ce n'est qu'une portée
toute relative. En effet, tandis que l'élément dont la signi-
62 LA LINGUISTIQUE
fication aura persisté avec sa valeur primitive — « frap-
per, prendre, garder », et ainsi de suite — verra se grou-
per autour de lui des éléments qui détermineront les
modes d'être ou les modes d'action, d'autres éléments,
perdant de leur valeur primitive, s'accoleront à cet élé-
ment dont la signification est tout entière sauvée et
auront pour rôle de déterminer les modes d'être ou d'ac-
tion de l'élément en question.
Si nous représentons par R — lettre initiale du mot
« racine » — l'élément ainsi sauvegardé, l'élément dont
le sens a persisté tout entier, et si nous représentons par
une série de lettres r les éléments qui sont tombés à la
condition de simples éléments de relation, nous pouvons
supposer dans une langue agglutinante les formes sui-
vantes de mots : R R, soit la racine de signification pré-
cédée d'une préfixe, signe de relation — R r, soit la ra-
cine suivie d'un suffixe — r R r, soit la racine entre deux
éléments de relation — r R r r, et ainsi de suite.
Placé avant la racine principale, l'élément de relation
est appelé préfixe : c'est r dans la forme r R. Placé après
cette même racine, il reçoit le nom de suffixe ; dans la
forme rRrr nous trouvons un préfixe et deux suffixes.
Préfixes et suffixes reçoivent le nom général d'affixes.
Deux ou trois exemples rendront d'ailleurs plus saisis-
sante l'explication que nous venons de donner. Nous les
empruntons à la langue magyare.
Dans la forme kértëk « vous priez », kér est la racine,
l'élément dont la signification entière est sauvegardée ;
tëk est l'élément de rapport et indique la personne ;
d'après ce qui vient d'être dit, la formule du mot est donc
Rr. S'agit-il de kérnétëk « puissiez-vous prier », nous
avons la formule Rrr : en effet, l'élément juxtaposé né
n'est qu'un signe de relation indiquant que l'idée géné-
rale et dominante de kér «. prie » est ici à l'optatif.
Prenons la racine zâr « fermer » et jetons les yeux sur
QU'EST-CE QUE L'AGGLUTINATION ? 63
quelques-unes de ses formes soi-disant dérivées qui, en
définitive, ne sont que des exemples d'agglutination, de
juxtaposition. Elles nous laissent voir de la façon la
moins équivoque ce que c'est en réalité que le phénomène
dont nous nous occupons : zârhat « il peut fermer », for-
mule Rr ; zdrogat, « il ferme souvent », même formule ;
zdrogathat « il peut fermer souvent », formule Rrr ;
zârat « il fait fermer », formule Rr ; zdratgat « il fait
fermer souvent » formule Rrr ; zdratgathat « il peut
faire fermer souvent », formule Rrrr.
Deux faits caractéristiques distinguent donc la classe
agglutinante de la classe monosyllabique. Dans la classe
agglutinante, le mot n'est plus composé de la racine
seule, mais il est formé de l'union de plusieurs racines.
En second lieu, dans cette juxtaposition une seule des
racines agglomérées garde sa valeur réelle : les autres
racines voient leur signification individuelle s'amoindrir,
passer au second rang ; elles ne servent plus qu'à pré-
ciser le mode d'être ou d'action de la racine principale
dont la signification primitive est sauvegardée.
Nous avons dit un peu plus haut, en parlant des lan-
gues monosyllabiques, qu'un certain nombre des idiomes
classés dans ce groupe étaient déjà entrés, en partie,
sinon totalement, dans la phase de l'agglutination. Le
cas est bien curieux pour la langue khasia. Le khasia,
par sa structure, ne peut être rangé ni parmi les idiomes
isolants appartenant à la première phase morphologique
du langage, ni parmi les idiomes agglutinants apparte-
tenant à la seconde phase. Il offre un exemple très frap-
pant de l'évolution linguistique, et nous permet de pren-
dre sur le fait la transformation d'une langue isolante
en langue agglutinante. Par de nombreux côtés, le khasia
appartient au monosyllabisme. Ainsi, comme dans toute
langue monosyllabique, le mot, quel que soit son genre,
reste invariable, et il reste invariable également s'il cor-
Ui LA LINGUISTIQUE
tespond a une idée d'unité ( un homme) ou à une idée
de pluralité (des hommes). Voici, par exemple, le mot
ksew : s'agit-il d'un chien mâle, s'agit-il d'un chien fe-
melle, s'agit-il d'un ou plusieurs chiens ? Il faut avoir
recours à un procédé accessoire, à un artifice. On fait
précéder le nom dont il faut déterminer le genre soit
du mot u, qui signifie « il », soit du mot ka, qui signifie
« elle ». Exemples : u briw, l'homme ; ka briw, la femme;
— u ksew, le chien ; ka ksew, la chienne ; — u kun, le
fils ; ka kun, la fille. Mais, sous d'autres rapports, le
khasia appartient, en partie au moins à la seconde phase
linguistique. Un certain nombre de racines vides
(voir ci-dessus), au lieu de rester indépendantes, tout en
jouant le rôle d'éléments de relations, s'agglutinent à
la racine pleine, dont elles expriment les rapports, et
deviennent ainsi de véritables éléments dérivatifs. Répé-
tons-le, le mot dérivé se compose de deux (ou plusieurs)
racines : l'une, principale, ayant conservé toute sa valeur
radicale, sa valeur « pleine » ; l'autre, l'élément dérivatif,
n'ayant plus qu'une valeur d'auxiliaire. Ainsi, dans les
mots latins pater, mater, frater, la première syllabe est
le radical et porte le sens principal ; la seconde, ter,
ne joue qu'un rôle accessoire : c'est une ancienne racine
(( pleine » qui est devenue « vide » et s'est intimement
soudée, pour mieux la dériver, à la racine qui s'est main-
tenue « pleine ». Lorsque l'élément dérivatif est après
la racine qu'il s'agit de dériver, cet élément reçoit le nom
de suffixe ; il y a dérivation par suffixe. Lorsqu'il pré-
cède l'élément radical (si, par exemple, l'on disait terpa,
ferma, terfra), il est dit préfixe, et il y a dérivation par
préfixe. En khasia, nous trouvons la dérivation par
préfixes et celle par suffixes, la première étant ici la plus
fréquente. C'est le cas pour nong, qui forme nombre de
mots appelés « noms d'agents » : dp, veiller ; nongdp
veilleur ; — bûd, suivre : nongbùd, suivant ; — ban, près-
qu'est-ce que l'agglutination ? 05
sor ; nongban, oppresseur ; — dih, boire, ; nongdih,
buveur ; — kam, travailler ; nongkam, travailleur ; —
tuh, voler ynongtuh, voleur. Le mot jing, chose, a par-
fois aussi sa valeur pleine et entière. C'est un préfixe
souvent employé : barn, manger ; jingbam, aliment ; —
duh, détruire ; jingduh, dissolution ; — thaiv, créer ;
jingtliaw, créature ; — mut, penser ; jingmut, pensée.
Au moyen de l'élément ba, préfixé, on forme les mots
ayant la valeur d'épithètes : Uh, balih, blanc ; iong,
baiong, noir ; bha, babha, bon. La dérivation par
suffixes est moins importante en khasia, avons-nous dit,
que celle par préfixes. Elle existe pourtant,' témoins les
dérivés par ba, tels que : uba, lequel; kaba, laquelle ;
kiba, lesquels, etc. En somme, nous prenons ici sur le
fait le passage de l'isolement, du monosyllabisme, à
l'agglutination : le khasia (et c'est le cas de plusieurs
autres idiomes asiatiques que l'on range parmi les lan-
gues agglutinantes) est en voie d'évolution, et démontre à
l'évidence que l'espèce n'est qu'un moyen plus ou moins
commode, de classification.
La racine principale maintenue dans sa forme primi-
tive, les racines accessoires (si nous pouvons employer
ce terme) perdant leur indépendance et se juxtaposant
à la racine principale, voilà ce qui constitue l'agglutina-
tion. Le mot, ici, est formé par la réunion de plusieurs,
éléments divers, par la réunion de plusieurs racines ; il
est complexe. C'est ce qui le distingue du mot tel que le
conçoivent les langues isolantes, où il est formé de la
racine elle-même, d'une seule racine.
Nous devons en tous cas le faire observer dès mainte-
nant ; il n'y a pas encore dans les langues agglutinantes
de vraie déclinaison, de vraie conjugaison. Si l'on se
sert de ces mots de déclinaison, et de conjugaison, ainsi
que des mots de cas, de nominatif, d'accusatif, da génitif,
fet ainsi de suite, en parlant, du japonais, du ba-que, du
LlNctrtkrUsuki ■
66 LA LINGUISTIQUE
wolof, cela n'est qu'une façon dédire. Nous ne la blâmons
pas absolument, mais nous tenons à établir nos réserves.
De toutes les langues connues, celles qui par leur forme
appartiennent à la seconde classe, ou, pour mieux dire,
à la seconde couche, sont de beaucoup les plus nom-
breuses.
Ce n'est pas à dire qu'elles soient apparentées les unes
aux autres. Les étymologistes de profession, ceux prin-
cipalement qui se rattachent à l'orthodoxie judéo-chré-
tienne, ont tenté mainte et mainte fois de les ramener à
une origine commune, de leur trouver un fond commun.
Leurs efforts n'ont obtenu que le succès malheureux
dont ils étaient dignes. Certes, toutes les étymologies fai-
tes sans méthode permettront de rapprocher le ma-
gyar et le basque, le tamoul et l'algonquin, le
japonais et les idiomes australiens. Mais qu'est-ce que
l'étymologie en dehors de la grammaire ? un amas de
fictions et de conceptions chimériques, un jeu d'esprit, un
défi perpétuel aux principes les plus rudimentaires de
la méthode et, le plus souvent, aux premiers éléments du
bon sens.
Nous avons dit que le nombre des langues agglutinan-
tes était considérable et qu'elles formaient la grande
majorité des idiomes connus. Nous allons jeter un coup
d'oeil sur ces différents idiomes, ou du moins sur ceux
d'entre eux qui paraissent représenter de la façon la plus
frappante les principaux systèmes agglutinatifs.
Nous devrons passer rapidement sur quelques-unes de
ce? langues, le coréen, par exemple, ou certaines langues
des nègres d'Afrique ; mais nous nous occuperons avec
plus de détails de quelques autres idiomes appartenant
à la seconde couche linguistique, tels que le basque, les
langues dravidiennes, les langues américaines. On con-
çoit aisément pour quel motif nous nous arrêterons da-
vantage sur celles-ci et moins sur celles-là.
LANGUES DE L'AFRIQUE MÊRÏPIOWLE. . 67
Après avoir énnméré les principaux groupes de langues
agglutinantes nous dirons quelques mots du « toura-
nisme », des prétendues « langues touraniennes » et des
conceptions imaginaires auxquelles cette théorie a donné
naissance.
L'ordre dans lequel nous allons parler des langues
agglutinantes est un peu arbitraire, au moins en ce qui
concerne quelques-unes d'entre elles.
Nous commencerons par les langues agglomérantes de
l'Afrique : langues des Hottentots, des Bochimans, des
Nègres africains, des Cafres, des Pouls, des Nubiens.
Poussant vers l'est, nous arriverons aux Négritos, aux
Papous, aux Australiens. Remontant au nord-ouest, nous
rencontrerons le système maléo-polynésien ; plus au
nord, à l'extrême orient, le japonais et le coréen. Reve-
nant vers l'ouest nous trouverons les langues dravi-
diennes dans le sud de l'Inde, le groupe ouralo-altaïquo
en Asie et en Europe, le basque au pied des Pyrénées occi-
dentales, et, en traversant l'Atlantique, les langues amé-
ricaines. Nous terminerons par les idiomes du Caucase
et certaines autres langues peu connues ou dont la place
n'est point déterminée.
La première partie de cette énumération est purement,
géographique ; mais nous avons suivi une certaine rai-
son grammaticale en rangeant à la suite les uns des
autres les idiomes dravidiens, ouraîo-altaïques, basque et
américains. Il nous serait difficile d'expliquer dès main-
tenant la cause qui nous a fait suivre cet ordre ; nous
la ferons connaître en temps et lieu, notamment lorsque
nous en arriverons à traiter des langues américaines.
§ 2. Langues de l'Afrique méridionale.
Nous faisons abstraction ici des idiomes appartenant
au système « bantou », dont nous parlerons un peu plus
68 LA LINGUISTIQUE
loin sous le nom de « langues des Cafres ». Par ce terme
de langues de l'Afrique méridionale nous entendons les
idiomes des Hottentots et ceux des Bochimans.
Langue des Hottentots.
La question de l'origine des Hottentots est tout à fait
obscure. L'origine de leur langue n'est pas mieux connue.
On a cherché à la rattacher aux langues khamitiques, à
l'ancien égyptien, au copte ; cette tentative n'a pas eu
de succès. Telle quelle, la langue des Hottentots nous
semble isolée, indépendante de tout autre idiome.
Elle est d'ailleurs franchement agglutinante.
Les dialectes hottentots sont au nombre de trois : le
nama, le kora, le hottentot du Cap.
Le premier de ces dialectes, le nama, est le plus impor-
tant, des trois ; il serait parlé par vingt mille individus
environ. Confinant vers le nord au domaine du héréro
(langue du système bantou dont nous parlerons tout à
l'heure), borné au sud par le fleuve Orange, le territoire
du nama a pour limite occidentale l'Atlantique et pour
limite orientale le désert de Kalahari (1).
Le kora est parlé beaucoup plus à l'est, dans l'intérieur
des terres, dans la région des rivières Vaal, Modder et
Caledon, aux environs du 29' degré de latitude. Ce dia-
lecte, assez rapproché du précédent, est en voie d'extinc-
tion rapide.
Le hottentot du Cap est à peu près éteint. Il s'étendait
sur le territoire de la colonie, confinant vers le nord-est
à des idiomes du système bantou, vers le nord au kora,
vers le nord-ouest au nama. Il n'y a plus aujourd'hui
(1) Tir. Hahn, Die Sprache der Nama. Leipzig, 1870. —
Tv\n\LT., A Grammar and Vocabulan/ of ihc Namaqua-Hottentol
Lanauaae. — Bleek. A Comparative Grammar o{ the South
Africa Lannuages.
LANGUES DE L'AFRIQUE MÉRIDIONALE. 69
qu'un bien petit nombre de Griqouas qui se servent entre
eux du hottentot ; le hollandais, le cafir Tout presque en-
tièrement étouffé.
Les différences d'ailleurs ne sont point considérables
entre ces trois dialectes, et les Griqouas peuvent com-
prendre aisément le nama des bords de l'Atlantique.
Nous nous servons des mots de nama et de kora avec
intention à l'exclusion de ceux de namaqoua et de ko-
rana. Ces deux derniers en effet ne sont que des mots
dérivés.
Le Hottentot, dans sa propre langue, s'appelle Khoï-
khoïb, au pluriel Khoïkhoïn ; ce nom a le sens de
« homme des hommes » ou « ami des amis » (Hahn, op.
cit., p. 8).
La phonétique du nama est fort variée ; la série de ses
voyelles est très-nuancée et il peut les nasaliser toutes.
Il possède également un assez grand nombre de diphthon-
gues, une douzaine, dit-on.
Il n'est pas moins riche en consonnes. Outre les explo-
sives ordinaires (p, t, k et b, cl, g), il possède plusieurs
gutturales {kh et autres) ; les sifflantes s et z (de « sœur »
et de « zèle ») ; une nasale particulière qui équivaut à
peu près à la nasale de l'allemand « enge » ; v, r, h, et
une palatale (qui ne se rencontre pas, d'ailleurs, dans
le dialecte nama).
A ces consonnes diverses nous devons en ajouter quatre
autres d'un ordre tout particulier, les « clics » ou claque-
ments, les consonnes claquantes. Le claquement dental,
figuré par un trait vertical : i (ou, selon quelques au-
teurs, par un c) ; le claquement palatal, figuré par deux
traits horizontaux coupant un trait vertical (ou par la
lettre v d'après quelques auteurs ; le claquement céré-
bral, rendu par un point d'exclamation : ! (ou par la
lettre q) ; le claquement latéral figuré par deux traits
verticaux : n (ou par un x). Ces consonnes particulières
70 LA LINGUISTIQUE
sont bizarres pour une oreille européenne, mais on arrive
pourtant à les imiter. On trouvera leur description dans
les grammaires spéciales, du moins celles des trois pre-
miers. Le quatrième est fort étrange et reçoit son nom
de ce que les dents latérales jouent un rôle important
dans son articulation.
Les claquements peuvent précéder les consonnes guttu-
rales, n, h, et toutes les voyelles ; on les rencontre d'ail-
leurs à chaque instant, presque à chaque mot.
Arrivons à la formation des mots qui est des plus
simples : la racine suivie d'un suffixe, c'est-à-dire d'un
élément dérivatif.
Tout d'abord notons que ces éléments dérivatifs, que
ces suffixes ont chacun une triple forme ; l'une est réser-
vée pour le cas où le mot est sujet, l'autre pour le cas
où le mot est régime (direct ou indirect, peu importe).
La première forme reçoit le nom de subjective, la seconde
celui d'objective. La troisième forme est celle du vocatif,
c'est la forme dite interjective. ,
Notons ensuite que les suffixes ont une forme pour le
singulier, une forme pour le duel, une forme pour le plu-
riel ; cela fait donc neuf formes pour un seul et même
élément, puisqu'il peut être subjectif singulier, objectif
duel, interjectif pluriel et ainsi de suite.
D'autre part, nous nous trouvons en présence d'une tri-
ple hypothèse : l'élément dérivatif de la racine peut être
un élément de la première personne (moi, nous deux,
nous), ou un élément de la seconde personne (toi, vous
deux, vous), ou bien encore un élément commun, un élé-
ment de troisième personne. Ce fait détermine quel est
le suffixe du mot.
Dans les deux premières hypothèses, on forme des
mots ayant, par exemple, le sens de « moi roi, moi qui
suis roi », « toi qui est reine » et ainsi de suite. Répétons-
le, d'ailleurs, l'élément change neuf fois' pour un seul et
LANGUES DE L'AFRIQUE MÉRIDIONALE. 71
même mot, alors qu'il s'agit de la forme subjective, de
la forme objective, de la forme vocative et selon qu'il est
question du singulier, du duel, du pluriel.
Ajoutons encore que le suffixe varie selon que l'indi-
vidu est du genre masculin, du genre féminin ou du genre
neutre.
Des mots dérivés par un élément indiquant la première
ou la seconde personne, passons à ceux que dérive un
suffixe commun, un suffixe impersonnel. En nama (nous
ne nous occupons que de ce dialecte) nous trouvons les
désinences suivantes :
Masculin. Féminin. Neutre.
| subjectif. .
' objectif . .
. . b
. . ba
s
sa
i
ê
i subjectif. .
( objectif . .
. . kha
. . khâ
ra
ra
kha ou va.
» »
\ subjectif. .
/ objectif . .
■ ■ gu
■ ■ gâ
ti
te
n
na
Singulier
Duel
Pluriel
En jetant un coup d'œil sur ce tableau, nous voyons
tout d'abord que le mot taras « femme » est un féminin,
singulier, subjectif. Ayant à rendre cette expression :
« je vois la femme », nous nous servirons de tarasa ;
dans cette autre phrase : « les deux femmes disent »,
nous nous servirons de tarara, et ainsi de suite. La forme
Ichoib « homme » sera employée dans ces phrases :
« l'homme dit, l'homme frappe » ; la forme khoigu dans
celles-ci : « les hommes disent, les hommes frappent » ;
la forme khoigd dans celles-ci : « ils frappent les hom-
mes, ils voient les hommes ». Tout ce mécanisme de-
mande sans doute un peu d'attention, un peu d'habitude,
mais il se laisse saisir assez facilement.
La dérivation secondaire s'opère d'ailleurs par l'ad-
jonction de nouveaux suffixes aux suffixes qui dérivent
déjà la racine, et c'est également à l'aide de nouveaux
éléments annexés à la fin du mot que l'on exprime les
72 LA LINGUISTIQUE
notions du locatif, de l'ablatif, de l'instrumental, et ainsi
de suite. C'est par ce même procédé de dérivation que
l'on forme des mots adjectifs tirés des mots substantifs.
Les formes causatives, diminutives, désidératives, in-
tensives, sont tout autant de formes dérivées par l'ad-
jonction à la racine principale de racines secondaires,
c'est-à-dire d'éléments dérivatifs. Quant aux prétendues
formes verbales, elles consistent simplement dans l'agglo-
mération d'éléments dont l'un indique la personne (moi,
toi, nous, ils), un autre la racine principale, le radical,
un autre enfin, le temps (à présent, jadis, dans l'avenir).
Pour en finir avec le hottentot, disons qu'à la façon
des langues monosyllabiques, ii distingue ses mots homo-
phones, en les chantant en quelque sorte sur des tons
différents. Ces tons sont au nombre de trois : le mot
kaib, par exemple, signifie « obscurité », ou bien « lieu »,
ou bien « linge », selon qu'il reçoit telle ou telle intona-
tion. Ces homophones, d'ailleurs, ne sont pas très-nom-
breux.
D'autre part, ajoutons que l'accent, le véritable accent,
tombe toujours en hottentot sur la syllabe radicale du
mot, c'est-à-dire sur la première syllabe, puisqu'ici la
forme du mot est celle-ci : racine + suffixe ou racine +
suffixes. S'agit-il d'un mot composé, c'est-à-dire de deux
mots réunis pour n'en faire qu'un seul, pour faire un
mot complexe, l'accent appartient au mot principal.
Langues des Bochimans.
Les Bochimans, dispersés en un grand nombre de
tribus peu considérables, ne donnent pas un nom général
à l'ensemble de leur population. Les Hottentots les
appellent sân, c'est-à-dire aborigènes, indigènes. Quant
au nom de Bochimans, il est d'origine hollandaise et
veut dire homme des buissons.
.1
LANGUE DES NÈGRES D'AFRIQI E. 73
On ne connaît que fort peu de chose des divers idiomes
parlés par les Bochimans. S'ils sont tous alliés les uns
aux autres, il existe du moins de grandes différences
entre tels et tels d'entre eux. On a voulu les assimiler aux
dialectes hottentots, mais cette tentative n'a pas eu de
succès ; tels que nous les connaissons, les idiomes des
Bochimans sont indépendants de la langue des Hotten-
tots. En tout cas, ils appartiennent comme elle au sys-
tème agglutinatif. Ils connaissent plus de consonnes cla-
quantes que les dialectes hottentots ; six ou sept, assure-
t-on.
Le pays des Bochimans est assez difficile à délimiter.
On les rencontre à l'est du territoire héréro, au nord-est
du pays des Namas, au nord du désert de Kalahari. Au
sud de ce même désert et de la rivière Orange, des Bochi-
mans habitent le nord-ouest de la colonie du Cap. En
somme, d'après Fritsch, ils se seraient étendus sur toute
l'Afrique du sud, depuis le Cap jusqu'au Zambèse, et
même par-delà ce fleuve (1). Ils auraient été chassés par
la force des pays qu'ils n'occupent plus actuellement
dans cette vaste région.
§ 3. Langue des Nègres d'Afrique.
L'Afrique est occupée au nord par un idiome sémitique,
l'arabe, et un idiome khamitique, le berber. A l'est, en
Abyssinie, on trouve également des langues sémitiques
plus particulièrement alliées à l'arabe, et plus au sud,
c'est-à-dire immédiatement au nord de l'équateur, quel-
ques langues khamitiques classées sous le nom général
de langues éthiopiennes. Tout le sud-est de l'Afrique et
une forte partie de la côte sud-ouest sont occupés par les
idiomes des Cafres, qui forment un groupe bien distinct.
(1) Die eingeborenen sùd-A(rikas. Drcsluu, 1872.
74 LA LINGUISTIQUE
Au sud se trouvent les langues des Bochimans et des
Hottentots. Au centre même de la péninsule, de Test à
l'ouest, en partant du midi de la haute Egypte, on ren-
contre les dialectes nubiens et le poul, qui n'ont rien de
commun avec les langues que nous venons d'énumérer.
Le reste de l'Afrique, c'est-à-dire la partie moyenne de
la côte occidentale et une grande partie du centre, appar-
tient aux idiomes parlés par les Nègres, par les véritables
Nègres, que l'anthropologie ne confond pas avec les
Claires.
Le nombre des idiomes parlés par les Nègres d'Afrique
est assez important. Quelques-uns de ces idiomes se rat-
tachent d'assez près les uns aux autres et forment en-
semble des groupes bien marqués ; mais on ne peut assu-
rer, avec preuves scientifiques en mains, que ces diffé-
rents groupes soient tous issus d'une seule et même sou-
che. Ces différentes langues, sans doute, appartiennent
les unes et les autres à la classe des langues aggluti-
nantes, mais ceci ne préjuge en rien une communauté
d'origine. Malgré bien des emprunts, le lexique de ces
différents groupes d'idiomes est fort varié, et, par-dessus
tout, leur grammaire est très diverse. Dans l'état actuel
de nos connaissances, nous pouvons dire que l'on ren-
contre chez les Nègres d'Afrique un certain nombre de
langues ou de groupes de langues tout à fait distincts les
uns des autres, tout à fait indépendants.
Fr. Mùller en compte 24 [Allg. Ethn., 2 e édit., 20).
Ce chiffre est-il trop élevé, et des recherches ultérieures
le feront-elles réduire ? N'est-ce là, au contraire, qu'un
chiffré minimum, et découvrira-t-on quelque jour, parmi
ces populations, des idiomes encore inconnus et qui ne
rentreront point dans ces vingt-quatre familles ? C'est ce
que nous ne pouvons prévoir. Contentons-nous d'insister
sur ce fait, que cette expression de Langues des Nègres
d'Afrique, qui forme le titre du présent paragraphe, est
LANGUE DES NÈGRES D'AFRIQUE. 75
purement géographique, et qu'elle n'éveille aucune idée
de parenté entre les langues en question.
Nous procéderons à leur énurnération, en nous confor-
mant autant que possible à leur position géographique,
du nord au sud et de l'ouest à l'est.
• Le wolof. On possède une certaine quantité d'écrits
sur la grammaire du wolof. Les formes de cette langue
sont bien connues, et son lexique Test suffisamment ;
cependant, tous les travaux auxquels elle a donné lieu
manquent de méthode et de critique. On a les éléments
d'une grammaire wolofe scientifique, mais cette gram-
maire est encore à rédiger, et on ne peut guère la de-
mander aux missionnaires qui habitent les contrées où
cet idiome est parlé. Leurs nombreuses publications sont
marquées au coin de la plus complète ignorance des pro-
cédés de la science moderne du langage, et ils ne parais-
sent point se douter de ce que c'est qu'une langue agglu-
tinante.
Le système de voyelles du wolof est assez riche. A côté
des voyelles brèves a, é (notre « é » fermé), i, o, u (notre
voyelle « ou »), è, il possède des â, î, à, û, è prolongés et
un é fermé également long. Il connaît de plus un e qui
paraît équivaloir à notre voyelle « e » de « que, je, te, le »,
et un â bref et sourd qui, aux oreilles de ceux qui l'ont
entendu, parait intermédiaire entre notre « a » et notre
. « e » ; c'est vraisemblablement notre « e» prononcé d'une
façon étranglée. Certains auteurs le rendent par « ae »,
mais ce procédé est manifestement défectueux. Dans un
petit nombre de mots, le wolof possède un « a » nasal,
Correspondant à notre voyelle « an » de « grand,
sang » ; mais, en général, la voyelle suivie de « n » se
prononce sans nasalisation. Le wolof possède le son ù
(notre « u » de « tu, lu » ), mais ce n'est que dans des
mots qu'il a empruntés au français. — Le wolof est égale-
ment riche en consonnes. Outre les trois paires d'explo-
76 LA LINGUISTIQUE
sives simples (k et g, t et d, p et b), il y a un « t » et un
« d » mouillés, que nous transcrirons V et d' ; les nasales
m, n, rC (« n » mouillé, notre « gn »), et une nasale dite
gutturale qui peut se trouver au commencement des mots,
tout comme au milieu ou à la fin ; une aspirée très douce,
h, et une gutturale li e répondant au « ch » allemand de
« nach, noch »; y ; r, l ; la sifflante s ri Lire et un z pour
les mots empruntés au français ; la sifflante / et un w
assez difficile à saisir pour nos oreilles européennes. Les
groupes mp, mb, nt, nd, ng sont très fréquents, mais ce
ne sont que des groupes de consonnes, non point des
consonnes particulières.
Les mots correspondant à nos noms, soit substantifs,
soit adjectifs, sont naturellement indéclinables, comme
dans tous les idiomes appartenant à la classe de l'agglu-
tination, et les désinences du latin, du grec et des autres
langues à flexion, sont remplacées par des particules, par
des prépositions. Cependant, lorsqu'il s'agit d'indiquer
un régime direct et un régime indirect « donner un vête-
ment à Pierre », notre « à » ne s'exprime pas ; on a re-
cours ici au procédé purement syntaxique, au procédé
des langues isolantes, en un mot, à la façon de placer
le mot dans la phrase ; ici on pose le régime indirect
avant le régime direct. S'agit-il d'un nom qui est en état
de dépendance vis-à-vis d'un autre nom (par exemple
« roi, maître » dans ces propositions « le fils du roi,
l'œil du maître »), ce nom est placé à la suite du nom
principal, mais entre les deux est intercalé le conjonctif
u que parfois, cependant, l'on sous-entend.
S'agit-il de désigner expressément le genre d'un nom,
on lui adjoint un autre nom signifiant « mâle » ou « fe-
melle », en rattachant ce qualificatif au mot qualifié par
l'intermédiaire d'une particule exprimant la relation. —
La forme du mot est d'ailleurs invariable et ne trahit
en rien l'idée du singulier ou celle du pluriel. C'est une
LANGUE DES NÈGRES D'AFRIQUE. 77
particule, i, qui rend l'idée de ce dernier nombre. S'il
f.st question de mettre au pluriel un nom ayant un com-
plément, cette particule est intercalée entre les deux
mots et remplace la particule u dont nous avons parlé
ci-dessus et qui est réservée au singulier.
Le nom wolof est très souvent accompagné d'une par-
ticule qui lui est suffixée et qui joue le rôle d'un déter-
minatif. Cette particule est composée d'une consonne et
d'une voyelle. La consonne varie d'après une loi eupho-
nique, selon que le mot à déterminer commence par telle
ou telle consonne : ainsi l'on dit bay-bâ « le père »,
fâs-vâ « le cheval », kâr-gâ « la maison ». Quant à la
voyelle qui termine cette particule, elle varie, selon que
le mot déterminé est présent" (i), qu'il est proche, mais
non présent (u), qu'il est éloigné (â), qu'il est très éloigné
(â). Ainsi le mot kâr-gâ, que nous venons de citer, laisse
entendre que l'on parle d'une maison déterminée, mais
que cette maison est éloignée ; s'il s'agissait de la maison
contre laquelle on se trouve, l'on dirait kâr-gi. S'il faut
indiquer le pluriel d'un nom déterminé, la particule suf-
fixée est, suivant les quatre hypothèses du plus ou moins
de distance, yi, yu, etc. (en certains cas rïi, n'u, etc., avec
<( n » mouillée : kâr-yi « les maisons près desquelles on se
trouve ». Cette particule yi, yâ, yu, indice du pluriel,
contient évidemment le signe pluriel i, dont nous avons
parlé ci-dessus, et nous pouvons en conclure que les par-
ticules du singulier gi, bâ ku et autres, le seul élément
déterminatif est la voyelle ; mais quel rôle y joue la
consonne initiale, c'est ce que nous ne savons pas encore.
Grâce à ce qui vient d'être dit dans ces quelques lignes,
nous pouvons déjà nous rendre compte des propositions
élémentaires telles que celles-ci : fâs u bûr « cheval de
roi ; fâs u bûrbâ « le cheval du roi » ; fâs u bûr-yâ
« le cheval des rois » ; fâs i bûr « chevaux du roi » ;
fâs i bûr-bâ « les chevaux du roi » ; fâs i bûr-yâ « les che-
78 LA LINGUISTIQUE
vaux des rois ». Si l'on fait abstraction de l'élément dé-
terminatif de cette particule finale, on voit que ce procédé
est très élémentaire et se saisit facilement. Le premier
nom, comme l'on voit, ne prend pas le signe détermi-
natif ; naturellement, si le second nom n'est'point déter-
miné, ni l'un ni l'autre ne le prennent : fâs u bûr, dah
u nag « beurre de vache ».
Il y a en wolof une façon de déterminer le mot de
plus près encore, c'est de placer la particule détermi-
nante avant ce mot, non plus après : bi-bdy, bâ-bây, bv-
bây « ce père » ; ou encore de suffixer au mot déjà déter-
miné par le procédé habituel 'bdy-bi, bây-bu, etc.) la par-
ticule lé : bây-bi-lé, bdy-bu-lé, etc. « ce père ». On peut
même dire bi-lé-bdy, bu-lé-bay, etc. Au pluriel on a,
comme de juste, yi-bdy, bdy-yi-lé, etc. « ces pères ».
Il va de soi qu'à proprement parler, il n'y a pas plus
de verbe, en wolof, qu'il n'y a de nom, en d'autres termes,
que le mot ne s'y conjugue pas plus qu'il ne s'y décline.
Les formes dites verbales que présentent dans leurs ta-
bleaux sans fin les grammaires wolofes, rédigées sur le
modèle des grammaires latines et des grammaires grec-
ques, ne consistent qu'en une agglomération de mots in-
dépendants juxtaposés les uns aux autres. C'est le fait
de toute langue agglutinante. La racine conserve tou-
jours sa valeur tout à fait générale et des particules dont
le but est d'exprimer l'idée du passé, celle du futur, celle
du conditionnel, celle du subjonctif, etc., enfin les diffé-
rentes idées des temps et des modes des langues à flexion,
viennent s'adjoindre à cette racine, tantôt la précédant,
tantôt la suivant. Rien ne varie dans cette aggloméra-
tion, tous les mots juxtaposés restent les mêmes : il ne
s'agit dans cette soi-disant conjugaison que de substituer
les uns aux autres les pronoms « je, tu, 11 », etc. ; ces
pronoms, d'ailleurs, se placent, selon les circonstances,
en différents endroits de cette agglomération de mots.
LANGUE DES NÈGRES D'AFRIQUE. 7'. 1
Le nombre de ces combinaisons est considérable : les
deux tiers de toute grammaire wolofe sont ordinaire-
ment consacrés à la prétendue conjugaison. En somme,
il ne s'agit ici que d'apprendre à connaître la valeur
d'un certain nombre de mots accessoires, de particules,
et la place à laquelle on doit les poser dans l'agglomé-
ration qui constitue les mots. Ainsi la particule on, qui
exprime l'idée de notre imparfait se place après le mot
principal et avant le pronom personnel :mâs-nâ « j'ai »,
mâs-on-nd « j'avais ». Mais ceci n'est qu'un exemple
isolé, un exemple des plus simples ; à première vue les
formes sont ordinairement très-compliquées et elles com-
prennent souvent six, sept, huit éléments et plus : mas
âgvrnu-won-sopâ-sopâ-lu « nous n'avions pas encore fait
semblant d'aimer » n'est qu'une seule et même forme
composée de différents mots agglutinés, de façon à n'en
faire plus qu'un et ayant tous un rôle fixe, une position
fixe dans cet assemblage. Les trois derniers éléments ont
le sens de « ne pas faire semblant d'aimer » ; le premier,
mas, indique l'action elle-même, âgu dit qu'une action
n'est pas encore commencée, nu est l'élément personnel,
won est signe de l'imparfait. Ajoutons que ce mot n'est
pas des plus compliqués ; nous pourrions en citer une
foule d'autres qui semblent bien autrement touffus, mais
le procédé de formation est toujours le même.
De toutes les langues des Nègres d'Afrique, le wolof
est une des plus importantes, au point de vue des inté-
rêts de la civilisation européenne. Les établissements
français du Sénégal sont en contact journalier avec les
Wolofs, et ceux-ci ont emprunté à notre langue un cer-
tain nombre de mots. Le long du fleuve du Sénégal, le
wolof confine à la langue arabe parlée sur la rive droite
de ce cours d'eau, et il s'étend au sud sur une grande
partie de la Sénégambie : le wolof est la langue du Dyo-
80 LA LINGUISTIQUE
lof, du Kayor, du Walo, du Dakar, et on le parle égale-
ment dans le Baol, le Sine et la Gambie.
Groupe mandé. Le mandingue occupe la moitié méri-
dionale de la Sénégambie et le territoire de la haute
Guinée ; le bambara est parlé un peu plus au nord, à
l'est de la Sénégambie centrale ; le sonsou, le véi, le téné,
le gbandi, le landoro, le mendé, le gbésé, le toma, le mano
font partie de la même famille.
Le groupe feloup occupe également la Sénégambie mé-
ridionale et les régions situées un peu plus au sud ; il
est en contact de divers côtés avec le mandingue dont
nous avons parlé ci-dessus. Cette branche comprend de
nombreux idiomes : le feloup, sur la Gambie, le filham
sur le fleuve Casamanze, le bola, le sérère, le pépel dans
les îles Bissagos, le biafada sur le fleuve Géba, le pad-
jadé, le baga, le kaUoum,-le temné, le boullom, le cher-
bro, le kissi.
Le sonraï est isolé. Il occupe la région du fleuve Niger,
dans la partie de son cours située le plus au nord-est
(au sud-est de Tombouctou), vers le 15 e degré de latitude
septentrionale. Le sonraï est donc parlé dans une partie
du Sahara du sud, et son territoire confine à celui des
Touaregs qui s'étendent plus au nord. On peut dire d'une
façon générale qu'il est parlé de Tombouctou à Agadès.
Le haousa, dont les dialectes sont nombreux, est en
quelque sorte la langue du Soudan. Aucun autre idiome
de l'Afrique centrale n'est aussi répandu que la haousa ;
son territoire, au sud-est du souraï entre le Niger et le
pays de Bornou, est fort étendu ; c'est la langue com-
merciale de l'Afrique du centre. Le haousa est assez bien
connu, grâce notamment aux écrits du missionnaire an-
glais James F. Schôn.
Les voyelles du haousa sont assez nombreuses. Outre
les a, i, u (le son « ou » du français) et leurs correspon-
dantes longues, un o et un e, il possède un e et un i ex^rc
LANGUE DES NÈGRES D'AFRIQUE. 81
sivement brefs (qu'il est assez difficile de distinguer l'un
de l'autre) ; une labiale tenant le milieu de « a » et
de « o » et qui peut être prolongée ; enfin un « a » et
un « e » sourds et gutturaux. Cette échelle des sons
est assez nuancée et donne au langage une certaine
variété. Quant au système des consonnes, il n'a rien de
compliqué. A côté des trois paires d'explosives ordinaires
(p, t, k, et b, d, g), à côté des nasales m, n, des vibrantes
r, l, des sifflantes /, s, z, s (le « ch » français, le « sh »
anglais), i (le <c j » français), des chuintantes que nous
transcririons en français par « tch » et « dj », il possède
une demi-voyelle w (dont le son paraît être celui de notre
« u » dans nuit, suite » ), et une nasale analogue à celle
de l'anglais « king ».
Le genre, en haousa, peut être distingué, non-seule-
ment par l'annexion au mot principal d'un mot acces-
soire dont le sens est celui de « mâle » ou de « femelle »
(enfant + mâle = garçon, enfant + femelle = fille, et ainsi
de suite), mais encore par une terminaison ia ou nia
dont le sens n'est pas bien éclairci : sa « taureau »,sania
« vache ». L'origine de cette terminaison doit évidem-
ment être la même que celle de l'autre procédé. Le pluriel
d'un nom est indiqué de même par l'annexion d'une par-
ticule (il y en a de plusieurs espèces) et parfois on re-
double la dernière syllabe du mot. Dans la pratique cette
formation du pluriel présente certaines difficultés, mais
au point de vue de l'anatomie de la langue, elle n'a rien
que de très simple et de très compréhensible.
Point de déclinaison véritable, point de cas, ainsi d'ail-
leurs que dans toutes les autres langues agglutinantes.
C'est par sa position dans la phrase ou à l'aide de parti-
cules qui lui sont adjointes que le mot indéclinable prend
la valeur des différents cas du grec et du latin : ma-sa
« à lui », ma-ta « à elle », gare-sa « de lui, venant de lui ».
Quant au mot qui est sujet de la phrase (dominus) et
LINGUISTIQUE.
S? T.* I TNGUTSTIQTT
quant à celui qui est régime direct (dominum), ils se
trouvent désignés par leur place même : le dernier est
naturellement posé après le premier. S'agit-il, enfin,
d'exprimer la dépendance d'un mot par rapport à un
autre mot (« le nom de pays, la sœur du père » et ainsi
de suite, en un mot la notion du génitif grec et latin) le
mot principal précède immédiatement l'autre mot, ou
bien on place entre les deux mots la particule na, n au
masculin, ta au féminin.
Comme dans toutes ses autres langues agglutinantes,
c'est par l'accumulation de mots passés à l'état de par-
ticules, que se forment les prétendus temps et modes du
haousa. C'est affaire aux grammaires spéciales que
d'énumérer ces particules et d'expliquer leurs différentes
manières de s'apposer les unes et les autres au mot prin-
cipal. A première vue tout ce système semble un peu
compliqué, mais il n'offre point de difficultés dont une
analyse un peu méthodique n'ait aisément raison.
Le groupe bornou, ou boumou, est situé aux alentours
du lac Tchad, dans l'Afrique centrale, à l'est du haousa
dont nous venons de parler. Il comprend une demi-
douzaine d'idiomes, parmi lesquels le kanem et le téda,
langue des Tibbous, au nord et au nord-est du lac, le
kanori, le mourio, le ngourou.
Le groupe krou (krou et grebo) nous ramène sur la
côte de l'Atlantique, près du fleuve Saint-Paul.
Le groupe egbé, ou évé, occupe les régions situées vers
la partie occidentale du golfe de Guinée, par le 7 e degré
de latitude et encore un peu plus au nord. On y compte
quatre idiomes parents les uns des autres : Yegbé, le
yorouba, l'od/i, le ga ou akra.
L'ibo, autre rameau guinéen, est parlé dans le pays
des embouchures du Niger. L'ibo est plus au sud, le
noupé plus au nord.
LANGUE DES NÈGRES D'AFRIQUE. 83
l ii peu plus à l'est, par le 7 e degré de latitude, se trouve
le mitchi, idiome isolé.
Plus à l'est encore, au sud du groupe bornou et du
lac Tchad, est situé le groupe mosgou : mosgou, batta,
logoné.
Le baghirmi, encore plus vers l'orient, au cœur même
de l'Afrique, s'étend au sud-est du lac Tchad.
Le maba est parlé plus avant encore dans la même
direction et ne se rattache pas davantage aux idiomes
qui l'environnent.
Enfin à Test de l'Afrique centrale, placé au sud de la
Nubie et à l'ouest de l'Abyssinie, se trouve un autre
groupe de langues parlées également par les Nègres, le
groupe des langues du Haut Nil : le chilouk, sur la rive
gauche du Bahr el Abiab ; le dinka, sur la rive droite du
même fleuve ; le nouer, immédiatement au-dessous du
chilouk ; le bari, vers le 5 e degré de latitude et encore
plus au nord.
Répétons-le avant de terminer, les différents groupes
de langues parlées par les Nègres d'Afrique, par les
Nègres de la Sénégambie, du Soudan et de la Guinée
supérieure, sont généralement indépendants ; ils ne
constituent pas une seule et même famille, bien qu'étant
tous agglutinants.
En ce qui concerne la géographie de ces langues, nous
renvoyons particulièrement au premier volume de l'ou-
vrage de R. N. Cust, A Sketch of the modem Languages
of Africa.
§ i. Langues du groupe bantou.
Le domaine de ces langues est considérable : on peut
dire, d'une façon générale, qu'elles occupent le sud de
84 LA LINGUISTIQUE
l'Afrique, abstraction faite des contrées où l'on rencontre
les Bochimans et les Hottentots. Au sud elles atteignent
les environs du Cap ; au nord, elles confinent au groupe
éthiopien des langues khamitiques, aux langues des
Nègres de Guinée et dépassent un peu la ligne équato-
riale. Leur étendue en longueur correspond ainsi à la
moitié totale de l'Afrique.
Un quart environ des Africains parlent les différents
idiomes de cette famille. Les dialectes du groupe bantou
sont nombreux et remontent tous à une origine com-
mune. Nous avons vu qu'il était loin d'en être ainsi pour
les langues parlées par les Nègres africains, au centre
et à l'ouest de la péninsule. La langue mère qui a donné
naissance aux différents idiomes de ce groupe est tout
à fait inconnue, mais il n'est nullement impossible que
l'on arrive un jour ou l'autre à en reconstituer les traits
essentiels. Cette reconstitution portera aussi bien sur le
lexique que sur le système grammatical.
Le nom général de langues des Cafres, que l'on donne
parfois aux idiomes du groupe bantou, est un nom con-
ventionnel. Ce mot de « cafre »,.. qui est d'origine sémi-
tique et veut dire « infidèle », après avoir été appliqué
à toutes les populations du sud-est de l'Afrique, s'est
trouvé limité de plus en plus. On ne le donne guère au-
jourd'hui qu'aux tribus qui s'étendent du nord-est de la
colonie du Cap à la baie de Délagoa.
Il y a donc lieu de faire quelque réserve lorsqu'on
donne le nom d*idiome cafre, soit au kisouahili dans le
pays de Zanzibar, soit au dialecte de Fernando-Po dans
le golfe de Guinée.
Le mot de « bantou » est préférable. C'esl le pluriel du
mot qui signifie « homme » ; il a le sens « d'hommes »,
do « population », de « peuple » et peut facilement s'ap-
pliquer par extension h la langue elle-même,
La phonétique de toute cette famille c<i <]o* plus riches
LANGUE DU GROUPE BANTOU. 85
et ne manque pas d'harmonie. En principe, les mots y
sont formés par la préfixation — et non la suffixation —
des éléments destinés à indiquer les relations et les mo-
des d'être de la racine principale.
On divise en trois branches les langues du groupe ban-
tou : une branche occidentale, une branche centrale, une
branche orientale, et ces trois branches se divisent à
leur tour en différents rameaux. Voici leur énumération
sommaire d'après la classification généralement adoptée
(Hahn, Fr. Mùller) :
Branche de l'est : langues du pays de Zanzibar ; lan-
gues de la région du Zambèse ; groupe cafir-zoulou.
Branche centrale : sétchouana et tékéza.
Branche de l'ouest : congo, héréro, etc.
Les principales langues du groupe nord-est (région de
Zanzibar) sont : le kipokomo, un peu au sud de l'équa-
teur ; le kisouahili (par le 5 e degré de latitude sud) ; le
kinika ; le kikamba ; le kihiaou, vers le 13 e degré. Le
peuple le plus généralement connu d'entre ceux qui se
servent de ces idiomes est celui des Souahilis.
Un peu plus au sud, nous trouvons les langues du
Zambèse, tété, séna et autres.
Le makoua, un peu plus au nord-est, est parlé dans
le pays de Mozambique.
Plus au sud encore, le zoulou et le cajir, fort rappro-
chés l'un de l'autre. (Consulter l'important ouvrage de
R. N. Cust, A Sketch of the modem Languages of Afrlca,
tome II, p. 1-434, avec la carte ; Fr. Mûller, Grundriss
der Sprachwissenschaft, tome 1 er , p. 238 ss). Le premier
de ces idiomes est parlé par les Amazoulous dans le pays
zoulou et la terre du Natal ; le second parles Amakhosas
ou Cafres proprement dits, au sud du territoire de Natal.
Au cafir et au zoulou se rattache aussi le fingou, parlé
par les Amafingous, les Amazouazis et quelques autres
peuplades nombreuses. Ce groupe des Cafres s'étend
86 LA LINGUISTIQUE
ainsi de la colonie du Cap jusqu'à la baie de Délagoa.
Des deux langues du groupe central, le tékéza est la
moins connue.
L'autre, le sétchouana, Test beaucoup mieux. C'est la
langue des Bétchouanas, parlée plus au nord que le 20 e
degré de latitude, plus au sud que le 25*. Il comprend, à
l'est, le sésouto, langue des Basoutos ; à l'ouest, le séro-
long, le sétlapi, langues des Barolongs, des Batlapis, et
d'autres idiomes encore.
Gagnons à présent la côte occidentale, la côte de
l'Atlantique. Le domaine du système linguistique bantou
est moins étendu ici que sur la côte de l'océan indien.
Au nord, il dépasse l'équateur de 4 ou 5 degrés, et
confine aux langues des Nègres proprement dits.
La division septentrionale de ce groupe occidental
comprend la langue de Fernando-Po, le mpongoué, le
dikélé, Yisoubou et le doualla, le congo, qui de tous ces
idiomes est le plus important, et quelques autres langues
peu connues.
Plus au sud, entre autres idiomes, il faut distinguer
le bounda, langue d'Angola, et le héréro parlé aux alen-
tours du 19 e degré de latitude méridionale. Ce dernier
idiome confine, au sud, à un dialecte hottentot, le nama.
La classification de W Bleek est un peu différente. Il
divise toutes ces langues en trois branches (1).
La première comprend le cafir, le zoulou, le sétlapi, le
sésouto, le tékéza.
La seconde compte cinq subdivisions : tété, séna, ma-
koua, kihiaou ; kikamba, kinika, kisouahili, kisambala ;
bayéiyé (dans l'intérieur des terres) ; héréro, sindonga
(langue des Ovambo), nano (dans le Bengouéla), angola ;
congo, mpongoué.
La troisième comprend le dikélé, le benga (dans les
(1) Bleek. A Comparative Grammar o{ South-Africa Lang lia-
ges. Londres, 1869, p. 5.
LANGUE DU GROUPE BANTOU. 87
îles de la baie deCorisco),le doualla, l'isoubou, la langue
de Fernando-Po.
Il est assez difficile de se prononcer sur ce groupe-
ment. On ne connaît point toutes les langues du centre
de l'Afrique méridionale ; de nouvelles découvertes, de
nouvelles études aideront sans doute à classer d*une fa-
çon plus exacte les idiomes que l'on connaît déjà.
Il n'y a rien à dire de particulier des voyelles du
groupe bantou, sinon qu'elles se prêtent volontiers à
des contractions, à des suppressions euphoniques et à
des variations assez nombreuses, mais toujours bien
motivées. Les idiomes cafres sont plus raffinés en cela
que beaucoup d'autres langues agglutinantes. On ren-
contre chez eux de véritables exemples d'harmonie voca-
lique, c'est-à-dire des exemples de la voyelle d'une syllabe
s'assimilant à la voyelle d'une autre syllabe du même
mot.
Le système des consonnes semble assez compliqué dans
les différents idiomes du groupe bantou. Cela tient sur-
tout à la grande quantité de consonnes doubles dont le
premier élément est une nasale : nt, nd, mp, etc., etc.
D'autre part nous retrouvons ici une partie des
« claquements », des consonnes « claquantes » dont nous
avons parlé lorsqu'il s'est agi de la phonétique du hot-
tentot. Les Cafres auraient emprunté aux Hottentots ces
consonnes particulières ; en tout cas on ne les rencontre
que dans les dialectes voisins du hottentot, par exemple
dans les idiomes du rameau kafir-zoulou. Plus on s'éloi-
gne de ce voisinage, moins ces consonnes deviennent fré-
quentes. Ainsi nous né les trouvons pas en mpongoué.
D'ailleurs, dans les idiomes cafres, ces claquements ne
peuvent pas précéder d'autres consonnes (comme c'est le
cas en hottentot) ; elles ne font que tenir la place d'au-
tres consonnes. Des quatre claquements du hottentot il
n'y en a que deux qui soient communément usités ici,
88 LA LINGUISTIQUE
notamment le claquement dental. Des deux derniers l'Un
est fort rare, l'autre tout à fait inconnu.
Le nombre des autres consonnes est assez considérable.
Elles sont soumises à des lois euphoniques, et les princi-
pes d'après lesquels elles correspondent les unes aux
autres dans les différents idiomes sont des principes ré-
guliers. Un grand nombre de ces concordances sont- au-
jourd'hui connues et déterminées (1). Le cafir paraît plus
avancé que ses congénères dans les voies de l'euphonie.
Les langues du système bantou ont ceci de particulier
que le mot est formé en principe non point par des suf-
fixes — c'est-à-dire par des éléments venant se placer
après la racine, ■ — mais bien par des préfixes, c'est-à-dire
par des éléments placés en tête même de la racine. Si
nous nous reportons à la théorie exposée ci-dessus, p. 58,
nous voyons que la forme du mot cafir, tékéza,héréro,etc.,
est celle-ci : r R.
Parmi ces préfixes, les uns désignent le singulier, les
autres le pluriel. En cafir, par exemple, les préfixes du
singulier sont ili, izd, u, ulu, um ; ceux du pluriel sont
aba, ama, imi, izi, izim, izin, o. Ainsi umntu veut dire
<( homme » et ah an tu « hommes » ; udade « sœur » et
odade « sœurs ». Cela n'est qu'un exemple particulier, et
les différents idiomes du groupe bantou n'ont pas tous
aujourd'hui les mêmes préfixes formatifs ; mais ces pré-
fixes d'apparence variée remontent cependant les uns et
les autres à des formes communes plus anciennes. U a
existé, à une époque que nous ne pouvons détermine r,
un idiome bantou commun ; cet idiome s'est divisé en di-
verses langues caractérisées les unes et les autres par
des lois euphoniques particulières, et la forme des pré-'
fixes de cet ancien idiome s'est diversifiée naturellement
dans les différentes langues auxquelles il donna nais-
sance.
(1) BLEr.ic. Op. Cit., p. 81.
LANGUE DU GROUPE BANTOU.
89
Nous venons de parler des préfixes um, aba et autres
du cafir. La comparaison avec tous les autres idiomes
du groupe bantou montre que la voyelle initiale de ces
préfixes constitue réellement un autre préfixe. Les mots
umntu, abantu se décomposeraient donc ainsi : u-m-ntu,
a-ba-ntu et les éléments m, ba seraient (dans l'espèce
présente) les vrais éléments dérivatifs du mot. Le sésouto
(dialecte sétchouana) dit motu au singulier, batu au plu-
riel ; le séna munnto et vanttu ; le kihiaou (dialecte de
Zanzibar) mundu et vandu. Mais en héréro nous re-
trouvons comme en cafir un autre élément préfixé :
omundu, ovandu ; de même en congo : omuntu, oantu.
Les auteurs qui se servent du mot « abantou » pour
désigner l'ensemble de la famille, feraient donc mieux
de s'en tenir simplement à celui de « bantou », qui est
un dérivé de premier degré.
Voici d'ailleurs un tableau des formes de ce mot au
singulier et au pluriel dans quelques-uns des idiomes
qui nous occupent :
Singulier.
Pluriel.
Kisouuliili .... mlu,
Kinika mulû-,
Kikamba. . ' . . . mundu,
Kisambala .... muntu,
Kihiaou mundu,
Séna muntto,
Makoua mùllu,
Cafir umntu,
Zoulou umunlu,
Sétlapi motliu,
Sésouto molu,
Tékéza amuno,
Héréro omundu,
Sindonga umtu,
Nano omuno,
Angola omutu,
Congo omuntu,
Benga molo,
Doualla molu,
Isoubon molu,
walu
alu.
andu.
wantu
wandu.
vanttu.
attu.
abantu.
abanlu.
bathu.
balu.
vano.
ovandu.
oantu.
omano.
oatu.
oantu.
balo.
batu.
balu.
90 LA LINGUISTIQUE
L'élément qui a pour mission d'indiquer la notion du
cas se place également avant le nom. En héréro, par
exemple, le signe de l'instrumental étant na, nous avons
nomundu ou namundu « avec l'homme ». Il y a ici appli-
cation d'une loi euphonique : la forcne première était
naomundu pour na + omundu. En cafir, où « homme »
se dit umntu et « hommes » abantu, ainsi que nous l'avons
vu, ngomntu veut dire « avec l'homme » et ng abantu
« avec les hommes » : ici le signe de l'instrumental est
nga (correspondant à na du héréro) ; nous voyons com-
ment il se préfixe au mot formé par un premier élément
dérivatif, soit singulier, soit pluriel.
Le nom adjectif se forme avec le même élément déri-
vatif que le nom substantif auquel il sert d'épithète ; s'il
y a une différence, elle est au moins très petite. Le mot
kulu signifiant « grand » en cafir, on dit umntu omkulu
« homme grand », abantu abakulu « hommes grands ».
Le mot into « chose » étant au pluriel izinto, on dit, dans
cette même langue, into enkulu « chose grande », izinto
ezinkulu « choses grandes ». En un mot, l'adjectif con-
corde forcément, quant à sa formation même, avec le
mot substantif qu'il qualifie.
Dans une même phrase donc, le mot kulu « grand »
pourra se voir juxtaposer quatre ou cinq préfixes diffé-
rents, s'il est répété quatre ou cinq fois et sert d'épithète
à autant de mots formés au moyen de tout autant de
préfixes différents. Nous avons pris un exemple en cafir,
nous eussions pu le prendre dans toute autre langue du
groupe bantou. Le procédé est le même dans toutes ces
langues ; de là les noms de langues allitérales, de lan-
gues concordantes, qu'on leur a donnés.
Le mécanisme de la façon d'exprimer les notions de
temps et les notions de modalité, peut paraître assez com-
pliqué, au premier abord, dans le système bantou. Au
fond cependant, il n'en est rien. Ici, comme dans toutes
LE POUL. 91
les langues agglutinantes, il n'y a qu'une simple agglo-
mération de racines juxtaposées, une dérivation pure et
simple.
La vraie caractéristique des langues appartenant à ce
groupe, c'est la formation de ses mots au moyen de
préfixes, d'éléments placés devant la racine ; c'est sur
ce seul et unique point, qu'il était utile d'insister d'une
façon particulière.
§ 5. Le poul.
Les Pouls ou Peuls, ou Foulas, occupent le centre de
l'Afrique entre les 10 e et 20° degrés de latitude ; à l'ouest,
ils ne sont pas éloignés de la côte du Sénégal ; à l'est,
ils s'étendent jusqu'au lac Tchad. C'est une région d'en-
viron sept cent cinquante lieues de longueur, coupée à
mi-chemin par le fleuve Niger. Sa largeur moyenne est
d'environ cent vingt-cinq lieues, du 10 e au 15 e degré de
latitude nord. Les dialectes principaux du poul sont le
foutatoro, le foutadjallo, le boudou, le sokoto.
Le matériel phonétique du poul est peu compliqué ; on
n'y rencontre point les gutturales de l'arabe en dehors
des mots d'emprunt.
Le poul ne connaît pas la distinction du genre mas-
culin et du genre féminin, mais il partage les êtres en
deux catégories. Il distingue, d'une part, tout ce qui
appartient à l'humanité : d'autre part, tout ce qui ne lui
appartient pas : animaux et choses non animées. L. Fai-
dherbe donne à ces deux genres les noms de genre homi-
nin et genre brute (1). Cette distinction est capitale dans
la grammaire poule. Les noms qui se rapportent à des
(1) Ci. Fr. Mullcr. op. cil., l. III, p. 1.
92 LA LINGUISTIQUE
êtres du genre hominin, substantifs, adjectifs ou parti-
cipes, ont tous au singulier la terminaison o, qui n'est
qu'une racine pronominale agglutinée : gorko, homme.
La désinence du pluriel des noms du genre hominin est
bé, qui n'est encore que le pronom ils, elles. S'agit-il du
genre brute, la terminaison du singulier est une voyelle,
ou bien l, ou bien am ; la désinence o, y est très rare ;
le pluriel paraît des plus compliqués, et certaines lois
euphoniques semblent jouer un très grand rôle dans l'ag-
glutination des terminaisons au radical. Les consonnes
initiales du mot au singulier peuvent se changer en d'au-
tres consonnes quand le mot est au pluriel.
Le verbe est beaucoup plus simple. Les différents temps
se forment, comme dans toutes les langues agglutina-
tives, par l'agglomération de divers éléments dont l'ana-
lyse demeure toujours assez claire.
La syntaxe du poul n'est pas compliquée. L'ordre même
de la succession des idées détermine en principe l'ordre
des mots dans la phrase. Ainsi, le nom du possesseur
est précédé de celui de la chose possédée ; le régime direct
ou indirect suit le verbe. Toute la difficulté du poul
réside, en somme, dans la grande variété des principes
euphoniques, mais c'est là une difficulté considérable.
En embrassant le mahométisme, les Pouls ont introduit
dans leur langue un certain nombre de mots arabes, des
termes religieux, des termes de droit, bien d'autres en-
core. Ce bagage mis en dehors de la question, il restait
à savoir s'il y avait vraiment une parenté entre certaines
langues du Sénégal, telles que le wolof et le sérère, et
la langue poule, et, en cas d'affirmative, quelle pouvait
bien être cette parenté. Que le wolof, le sérère, le
poul, et d'autres langues encore, aient en commun un
certain nombre de mots, c'est ce que l'on ne peut nier ;
mais, dans l'état actuel des connaissances, il serait au
moins téméraire d'établir sur une concordance lexique,
LES LANGUES NUBIENNES. 93
qui, en définitive, es! faible, l'affirmation d'une prétendue
parenté fort problématique. Faidherbe est très réservé
sur cette prétendue alliance du poul, du wolof, du sérère;
ce n'est pas sans de justes motifs. En théorie, elle n'est
rien moins que prouvée. Nous savons que les Pouls n'ont
atteint le Sénégal qu'après avoir traversé le centre de
l'Afrique ; selon toute vraisemblance, c'est dans l'Afrique
orientale qu'il faut chercher leurs anciens parents, c'est
là que l'on peut trouver, s'il en existe encore, des idiomes
alliés à leur propre langue.
§ 6. Les langues nubiennes.
Les ethnologistes rattachent les uns aux autres les Nu-
biens et les Pouls et en font une seule et même race, dont
les premiers formeraient la division orientale, les seconds
la division occidentale. En tout état de cause, les langues
de ces deux populations paraissent différentes.
Le nubien proprement dit, l'idiome des Barabras, est
parlé sur le cours du Nil, du 21 e au 24 e degré de latitude,
par environ quarante mille individus.
Le dongolavi, parlé un peu plus au sud, en diffère
assez peu.
Dans le sud du Kordofan (au nord du chilouk, langue
d'un peuple nègre) est parlé le toumalé.
Le koldadji est un peu plus à l'ouest.
On rattache également au groupe nubien, mais cepen-
dant avec une certaine réserve, le kondjara, parlé dans
une partie du Darfour et du Kordofan.
D'autres idiomes, enfin, pourraient être, eux aussi, ap-
parentés à ce même groupe, mais les renseignements que
l'on possède à leur sujet sont encore trop incomplets pour
que l'on se prononce d'une façon définitive;
t \ 1 WGUISTIQUB
§ 7. Langues des Négritos.
On ne sait que bien peu de chose des idiomes parlés
par les différents groupes de Négritos. Nous n'avons
guère, pour l'instant, qu'à signaler l'existence de ces
idiomes.
Le domaine de ces petits nègres, à tête plus ou moins
arrondie, n'a aucune continuité. On en rencontre dans la
presqu'île de Malacca (Sémangs), aux îles Andaman et
Nicobar, aux Philippines (Hilloonas), dans les îles situées
entre Mindanao et Luçon (Aétas). On en trouve encore
en Papouasie, en Mélanésie (Hpvelacque et G. Hervé,
Précis d'anthropologie, p. 377). D'après quelques auteurs]
ils auraient également iormé le fond le plus ancien de la
population de l'Inde et de celle de l'Indo-Chine. Quoi qu'il
en soit, ce que l'on sait de leurs idiomes est fort peu de
chose.
§ 8. Langues des Papous.
Le domaine ethnique des Papous est continu. Leur
région principale est la Nouvelle-Guinée. C'est de là
qu'ils se sont étendus sur Waïgiou, Misol, Céram, Bou-
rou, une partie de Timor, Flores, Bathurst, etc. Vers
l'est, ils occupent les îles Salomon, les Nouvelles-Hébri-
des, les Loyalty, la Nouvelle-Calédonie, les îles Viti. Mais
dans toutes ces îles ne règne pas le même système de
langues. Une partie des Papous, des Mélanésiens, parlent
un idiome de la famille linguistique maléo-polynésienne.
Gabelenz avait rattaché à cette famille le néo-calédonien,
l'idiome des Loyalty ; on a reconnu qu'ils appartenaient
LANGUIS «JSTRAtlENNES. 9B
au groupe papou. (Voir au paragraphe des langues ma-
léo-polynésiennes.)
On rencontre ici la dérivation par suffixe et celle par
préfixe. Ainsi de snûn « l'homme », de bien « la femme »,
on forme snânsi « les hommes », biensi « les femmes ».
Les particules répondant à ce qu'on appelle les cas dans
les langues à «flexion, se placent ici devant le mot : rosnûn
« de l'homme », besvftn « à l'homme », rosnûnsi « des
hommes », besnûnsi « aux hommes ».
? 0. Langues australiennes.
Les différentes langues de l'Australie (et elles sont
nombreuses) paraissent toutes apparentées les unes aux
autres, mais elles ne se rattachent à aucune autre famille
linguistique.
Leur système phonétique est des plus simples ; il ne s'y
rencontrerait ni sifflantes ni aspiration. Dans presque
toutes ces langues, la notion même du nombre est peu
développée ; quant à celle du genre, elle est totalement
inconnue. Par contre, on trouve une certaine richesse
dans le matériel des suffixes chargés de déterminer les
relations du nom, ce qu'on appelle improprement les cas
dans les langues agglutinantes.
On divise les langues australiennes en trois groupes.
Celui de l'est, rapproché du grand Océan, est parlé dans
une partie du Queensland et dans la Nouvelle-Galles du
Sud. Il comprend le kamilaroi, ou kamilroi, près de la
rivière Barwan ; le koinberri ; le wiratouroi ; le wail-
woun, dans la région de la rivière Barwan, vers le fort
Bourke ; le kokai, plus au nord, sur les rivières Mara-
noa et Kogoun ; le wolaroi ; le pikoumboul ; le paiamba ;
le kinki ; le dippil, au nord de la baie de Moreton ; le
96 LA LINGUISTIQUE
tourrouboul, près de la rivière de Brisbane. Le groupe
central comprend les dialectes parlés au nord d'Adélaïde.
Le groupe de l'ouest, enfin, comprend les dialectes parlés
dans l'Australie occidentale du sud, à l'est et au sud de
Perth.
Toutes ces idiomes appartiennent, comme on le voit,
à l'Australie méridionale. On ne sait jusqu'ici que fort
peu de chose (et parfois même l'on ne sait rien encore)
des idiomes du centre et du nord de ce vaste territoire.
La phonétique des langues australiennes est fort peu
compliquée. Elles ne connaissent qu'un petit nombre de
voyelles et de consonnes ; il semble qu'elles ne possèdent
point les explosives faibles (b, d, g). Elles ne forment les
mots qu'au moyen de suffixes, jamais au moyen de pré-
fixes, c'est-à-dire qu'elles placent l'élément dérivatif après
le radical (comme le sanskrit, le latin, le grec) et non pas
avant (comme les langues du système bantou). Les par-
ticules adjointes au nom pour rendre l'idée des différents
cas sont fixées après lui : tippin « oiseau », tippinko « à
l'oiseau » ; punnul « soleil » ; punnulko « au soleil ».
Le système de numération des Australiens est des plus
restreints ; il compte jusqu'au nombre de quatre inclusi-
vement, mais à partir de cinq il emploie une expression
générale ayant le sens de grande quantité.
§ 10. Les langues maléo-polynésiennes.
On leur donne parfois le nom de langues océaniennes,
bien qu'elles comprennent des langues parlées en Afrique
(le malgache) et en Asie (la langue de l'île de Formose).
Disons d'abord que l'on divise en trois groupes princi-
paux les langues maléo-polynésiennes : un groupe mêla-
LES LANGUES MALÉ0-P0LYNÉSIENNES. 97
nésien (immédiatement à l'est des Papous et des Austra-
liens) ; un groupe polynésien, à l'est du précédent ; un
groupe malai, au sud-est de l'Asie.
Dans le groupe mélanésien (Codrington, The Melane-
sian Languages), on distingue les langues des îles Viti ;
des Nouvelles-Hébrides (Annatom, Tana, Erromango,
Mallikolo, etc) ; des îles êalomon ; les idiomes de la
Micronésie : îles Carolines, Marshall, Gilbert. Le groupe
linguistique, dit mélanésien, correspond donc, ethnique-
ment, à une partie des Papous (Vitiens, etc.), qui ont
abandonné leur ancien idiome, et à des proches parents
des Polynésiens, à savoir les Micronésiens (Hovelacque et
G. Hervé, Précis d'anthropologie, p. 781). Nous avons dit
ci-dessus que le néo-calédonien et l'idiome des îles
Loyalty appartenaient au domaine papou. En somme, il
y a ici, comme souvent ailleurs, un départ important à
faire entre la race et la langue.
Le groupe polynésien est bien plus étendu ; de la Nou-
velle-Zélande (dans l'océan Austral) aux îles Sandwich
(dans l'océan Boréal), il y a 60 degrés latitudinaux de
différence et il y plus de distance encore entre la limite
orientale et la limite occidentale du groupe qui nous
occupe. Tout à l'est, nous trouvons la langue de l'île de
Pâques ou Vaihou ; et en revenant vers l'ouest les lan-
gues des îles Gambier, de l'archipel Pomotou, des îles
Marquises, des îles de la Société (Tahiti et autres), de
l'archipel de Cook, des îles australes (Toubouaï et autres),
des îles Tonga, des îles Samoa, des îles de l'Union, un
peu plus au nord ; de Toucopia, limite occidentale du
groupe polynésien ; puis, tout au nord, la langue des
îles Sandwich (Havaï), et tout au sud, celle des Maoris,
habitants de la Nouvelle-Zélande.
Le groupe malai comprend deux subdivisions : la bran-
che du tagala et celle du maléo-javanais (Fr. Mûllor,
Allgemeine ethnographie, p. 24). Dans le premier sous-
LINf.UISTIQUE. 7
§&
LA LIN .CISTIMIF,
groupe, il faut compter : premièrement, les différents
dialectes malais des îles Philippines, savoir : le tagala,
à Luçon et dans les Philippines du nord ; le bisaya, dans
les îles situées un peu plus au sud et dans le nord de
Mindanao ; le pampanga, Viloko, le pangasinar, tous par-
lés à Luçon (Cust, A Sketch, etc., p. 169) ; le bicol, la lan-
gue dfe l'île de Zébu ; — secondement, la langue des
îles Mariannes ; — troisièmement, la langue de la partie
orientale de l'île de Formose (au nord des Philippines et
non loin de la Chine). La région occidentale appartient
au chinois ; le domaine malai est le territoire monta-
gneux de l'intérieur et de l'est. Ici, la population est peu
et parfois point du tout cultivée ; on la rencontre çà et là
à l'état sauvage. La preuve de l'antiquité de la migration
malaie à Formose se trouve dans ce fait que le dialecte
en question ne renferme point de mots hindous. Cette
occupation a donc eu lieu avant les rapports des Hindous
et des Malais; — quatrièmement, le malgache, à Mada-
gascar, dépourvu également de tout élément emprunté
aux Hindous, et dès lors importé depuis fort longtemps
dans la région qu'il occupe.
Le second sous-groupe maléo-javanais est plus impor-
tant. Tout d'abord, le malai proprement dit, parlé dans
tout le centre de Sumatra, d'où il a rayonné, dans les îles
voisines de Banea et de Billiton, sur toute la côte de Bor-
néo, dans la partie méridionale de la presqu'île de
Malacca ; enfin, comme langue commerciale, dans pres-
que toute la Malaisie et particulièrement aux îles Molu-
ques. Le malai est, en effet, une sorte de langue interna-
tionale (les Malais sont essentiellement navigateurs et
commerçants), qui est également comprise dans les rela-
tions commerciales sur les côtes de l'Inde, de Chine, de
Siam et de Cochinohine. Les Hindous ont eu jadis une
certaine influence sur la Malaisie ; ils ont donné au malai
un certain nombre de mots tirés du vocabulaire aryen.
LES LANGUES MALÉO-POLYNÉSIENNES. 90
Plus tard, vers le douzième siècle, les Arabes, eux aussi,
pénétrèrent en Malaisie ; ils y apportèrent l'islamisme,
leur écriture, — si peu pratique, — mais on n'estime pas
à plus de cent cinquante le nombre de mots arabes accep-
tés par le malai. Cet idiome est parlé par environ dix
millions et demi d'individus ; sa littérature est consi-
dérable, mais n'a rien d'original. L'atchinois, parlé dans
la partie septentrionale de Sumatra, par une population
mahométane, est fort rapproché du malai ; quelques au-
teurs le regardent même comme un simple dialecte de ce
dernier. Au sud de l'atchinois, toujours dans l'île de
Sumatra et au nord du malai (qui, ainsi que nous l'avons
dit, occupe la partie centrale de l'île), est parlé le battait
par une population de soi-disant païens, cannibales, mais
cependant assez civilisés et ayant leur écriture propre.
(Au sud-ouest de l'île est parlé le « rédjang », au sud-est
le « lampung », séparés tous deux du battak par le malai,
qui détient le centre de Sumatra ; nous ne pouvons nous
prononcer sur la nature de ces deux idiomes.) Le java-
nais est parlé par treize millions d'individus, non dans
toute l'île de Java,mais seulement dans la partie centrale;
idiome très important, dont la littérature a beaucoup em-
prunté à l'hindou et à l'arabe, et qui possède une écriture
dérivée de l'indienne. Le. brahmanisme et le bouddhisme
ont été jadis introduits à Java ; au quinzième siècle,
l'islamisme y pénétra, et il y domine aujourd'hui. Dans
l'ouest de Java, c'est-à-dire à Batavia, est parlé le son-
déeri, qui ne diffère pas considérablement du dialecte
précédent ; quatre millions d'individus, mahométans.
Dans la partie orientale de l'île et dans l'île de Madura
est parlé le madurais. Un peu plus à l'est le balinais,
parlé par cinq cent mille individus, dont la religion est
le brahmanisme ou le bouddisme. En remontant vers le
nord, à Célèbes (à l'est immédiatement de Bornéo), on
trouve au nord Valfmirnu, qui sp m hIi jj ilumi'iili
B*fflUQ ;
100 LA LINGUISTIQUE.
certaines des îles Moluques ; au sud, le boughi ; à l'ex-
trême sud-ouest, le makassar.
Nous avons dit que toute la côte de Bornéo était occu-
pée par le malai. La population des Dayaks, qui habi-
tent l'intérieur de l'île, est une population sauvage.
Quant aux langues de Sumbawa, de Sumba, de Floris,
de Timor et des autres îles situées au sud-ouest du do-
maine malai, on n'a sur leur compte que des renseigne-
ments fort imparfaits, et il est encore impossible de les
classer.
On trouvera dans le volume de R. N. Cust, A Sketch
of the modem Languages of East Indies, des rensei-
gnements sur la distribution de ces différents dia-
lectes.
Toutes les langues maléo-polynésiennes ont une ori-
gine commune ; elles sont indépendantes de toute autre
famille linguistique. Bopp fit une tentative malheureuse
pour les réunir aux langues indo-européennes ; d'autres
auteurs voulurent les rattacher à une prétendue famille
touranienne dont nous dirons quelques mots au para-
graphe vingtième du présent chapitre. Ce fut peine per-
due. Leur système phonétique est distinct et bien distinct
de tous les autres, leurs racines sont parfaitement origi-
nales et ne se prêtent à aucun rapprochement avec les
racines du système indo-européen ou de toute autre
famille.
D'après Fréd. Mùller, l'ancienne phonétique commune
du maléo-polynésien se composait des trois explosives
7:, t, p, des trois nasales correspondantes, d'un h, d'un
r, des sifflantes s, f, v et des voyelles a, i, u (prononcez
« ou »), e, o. C'est plus tard seulement que parurent les
autres sons que présentent les langues maléo-polynésien-
nes, par exemple g, d, b, tch, dj, y, l, etc. Les éléments
qui s'adjoignent à la racine pour former les mots sont
tantôt préfixés, tantôt suffixes ; parfois, dans certains
LES LANGUES MALÉO-POLYNÉSIENNES. 101
dialectes, on les intercale dans le corps même du mot :
en d'autres termes, on les incorpore.
Des trois groupes maléo-polynésiens, le groupe malai
présenterait les formes les plus pleines, les mieux déve-
loppées ; la branche tagala se distinguerait particuliè-
rement. Ensuite viendrait le groupe mélanésien, moins
riche déjà ; enfin le groupe polynésien aurait considéra-
blement à envier, sous ce rapport à la langue des Philip-
pines, à celle de Formose, au malgache de Madagas-
car.
Serait-ce à dire que le groupe malai représenterait
avec plus de fidélité les formes communes qui ont donné
naissance au tahitien, au tagala, au javanais ? Cela,
assurément, ne saurait être affirmé.
Ce qu'il convient de supposer, c'est que le polynésien
a été détaché de l'ensemble de sa famille à une époque
où la langue n'était pas encore fort développée, et que
sa civilisation propre ne lui a pas permis de développer
davantage. Ainsi que l'a très justement remarqué Fréd.
Mùller, les langues à flexion se divisèrent en familles dis-
tinctes à un moment où leur structure était déjà par-
faite : à partir de l'époque où ces différentes familles
se trouvèrent constituées, nous n'assistons plus au déve-
loppement de leurs formes ; nous ne sommes plus té-
moins, au contraire, que de leur altération. Mais s'il
s'agit d'autres langues que des langues à flexion, nous
assistons à un spectacle différent. Ici, en effet, la sépa-
ration d'une seule et même famille en branches bien dis-
tinctes s'opère à un moment où la structure du système
commun n'est pas encore parachevée ; chacun des diffé-
rents idiomes, après s'être détaché de ses congénères,
doit encore pourvoir par ses propres moyens à l'achève-
ment de sa structure propre et individuelle. Dans ces
sortes de langues il est donc aisé de retrouver identité de
racines et identité d'éléments servant à former les mots,
102 LA LINGUISTIQUE.
mais cela est tout et l'on ne peut espérer trouver identité
de mots tout construits.
La grammaire m'aléo-polynésienne est celle de toutes
les langues agglutinantes. Point de déclinaison véri-
table ; des particules font l'office de nos prépositions.
Ainsi, le mot vitien na tanoa « le bassin » donne ki na
tanoa « au bassin », î na tanoa « dans le bassin », kei
na tanoa « avec le bassin » ; le polynésien de la Nouvelle-
Zélande dit te tanata « l'homme », a te tanata « de
l'homme », ki te tanata « à l'homme » ; même procédé
en malai : ânak « l'enfant », àkan ânak « à l'enfant »,
deri ânak « [venant] de l'enfant ».
Aucun élément particulier ne vient s'agglutiner au
nom pour former le pluriel. Dans la langue du Viti, par
exemple, a tamata, signifie aussi bien « les hommes »
que « l'homme » ; dans celle d'Erromango, iiiteni signifie
aussi bien « les fils » que « le fils ». C'est à l'aide de pro-
cédés en quelque sorte artificiels que l'on arrive à indi-
quer la pluralité. Tantôt c'est en opposant à un article
indiquant le singulier, un article différent indiquant le
pluriel : maori, te tanata « l'homme », na tanata « les
hommes », ki te tanata « à l'homme », ki na tanata « aux
hommes » ; tantôt c'est en employant un mot signifiant
accumulation, foule : tahitien, te taata « l'homme »,
te mau taata « les hommes ».
Le procédé est analogue, tout aussi artificiel, tout
aussi primitif, dans les différents idiomes du groupe
malai : ou bien l'on adjoint au mot dont il s'agit un
autre mot exprimant le grand nombre, la collectivité, ou
bien l'on redouble le mot. Ce redoublement a ses règles
particulières. C'est ainsi que dans la langue de Formose,
on redouble la première syllabe : sjien « la dent »,
sisjien « les dents » ; en javanais, tout le mot peut être
redoublé : ratu « le prince », raturatu « les princes ».
Le genre n'est point désigné davantage par la juxta-
LES LANGUES MALÉO-POLYNÉSIENNES. 10"J
position au mot d'un nouvel élément. On se sert d'un
mot accessoire. Dans la langue de Viti, par exemple,
c'est tagane « masculin » et aleva « féminin » ; a gone
tagane « garçon », a gone aleva « fille ». En tahitien,
metua signifie « parent », et se rapporte aussi bien au
père qu'à la mère ; mais s'il s'agit de désigner tout spé-
cialement le père ou la mère, on ajoute à ce mot ou bien
celui de tane, où bien celui de vahiné. Pour les animaux,
on se sert de deux autres expressions : oni et ufa ; l'on
dit, par exemple, moa oni « coq » moa ufa « poule » (1).
D'autre part, point de conjugaison véritable : c'est par
des particules, par des affixes, par l'emploi de mots aux-
quels on ne donne plus qu'une signification toute subor-
donnée, que l'on arrive à donner au mot principal l'idée
secondaire de temps ou de mode. En général, le mot
principal, le verbe de cette soi-disant conjugaison, est
placé à la fin ; ainsi, dans la langue mélanésienne d'An-
iiiitom, Ton dit : ek asaig « je dis », eh mun asaig « j'ai
dit », ekis asaig « je disais », ekis mun asaig « j'avais
dit », ekpu asaig a je dirai », eku vit asaig « si je dis »,
et ainsi de suite. Cela toutefois est loin d'être une règle
absolue.
Le fonds de la numération est décimal.
Nous avons dit tout à l'heure que dans les langues
maléo-polynésiennes les éléments qui venaient se juxta-
poser au mot pour le dériver, pour lui donner un sens
secondaire, pouvaient être placés en tête de ce mot
(comme c'est le cas régulier dans les langues du système
bantou), ou à la fin du mot (comme c'est le cas dans les
langues indo-européennes et les langues australiennes),
ou, enfin, être incorporés dans le mot.
Lorsque les divers idiomes polynésiens forment leurs
causatifs en dérivant le mot principal par faka, haa,
(1) Gaussin, Du dialecte de Tahiti, de celui des iles Marquises
cl, en général, de la langue polynésienne. Paris, 1853.
104 LA LINGUISTIQUE.
fa'a, vaka, etc. (maori : kite « voir », vakakite « fait
voir » ; tahitien : mate « mourir », haamate « tuer »,
il y a préfixation. Il en est de même encore dans les mots
malais berpâkei « vêtu, muni d'un vêtement », berbîni
<( marié, pourvu d'une femme », tirés de pâkei « vête-
ment », bîni « femme ».
Nous trouvons, au contraire, que la dérivation est
opérée au moyen d'un suffixe, c'est-à-dire d'un élément
placé après le radical, dans le tagala putian « blan-
cheur », provenant de puti « blanc », bigayan « don »,
provenant de bigay « donner ». Il en est de même dans le
maori korerotia « dit », dérivé de korero « dire », dans
kaina « nourriture », dérivé de kai « manger ». C'est ainsi
que le polynésien forme son passif.
Enfin, dans le groupe malai, nous trouvons parfois
l'élément dérivatif incorporé, c'est-à-dire placé à l'inté-
rieur même du radical. Ainsi, en tagala, de tapay
« pétrir » est dérivé de t-in-apay « pain », de sipit « sai-
sir » est dérivé de s-in-ipit « ancre ». Plusieurs éléments
dérivatifs peuvent se trouver dans un seul et même mot.
Les langues maléo-polynésiennes ont presque toutes
une littérature plus ou moins développée. Chez les Poly-
nésiens, on trouve un grand nombre de contes, de récits
et de chants traditionnels. La littérature du malai est
même assez riche. A la vérité, elle a beaucoup emprunté;
ses écrits philosophiques sont inspirés par ceux des Hin-
dous et des Musulmans ; mais ses romans et ses contes
lui appartiennent souvent en propre, et ses poésies sont
presque fugitives, des dialogues, des dictons, des fables,
mais encore de vrais poëmes épiques et dramatiques. Le
javanais possède une littérature qui doit beaucoup au
sanskrit, non-seulement dans ses allures et son esprit
général, mais encore dans son vocabulaire. Il a toute-
fois, lui aussi, ses poëmes et ses chants originaux, ses
fables et ses légendes.
LE JAPONAIS. 105
Le malai s'écrit avec les caractères arabes, que l'isla-
misme lui a fait connaître ; l'on ignore quel était son
ancien alphabet. Les autres idiomes du groupe malai
(tagala, javanais, makassar, etc.) ont emprunté leurs
différents systèmes à un vieil alphabet hindou.
§ 11. Le japonais.
L'on a souvent cherché à rapprocher le japonais des
langues ouralo-altaïques : du mongol, du turc, du ma-
gyar, du suomi et de tous les autres idiomes de cette
famille.
(Voir Pott, Ueber die Verschiedenheit des meuschli-
then Sprachbaues [Humbolt], t. I er , p. CCCLXXIII ;
Boller, Acad. des sciences de Vienne, t. XXIII.)
C'est du continent asiatique sans doute que sont venus
les Japonais dans les îles qu'ils occupent aujourd'hui ;
mais s'ensuit-il que leur langue ait une origine com-
mune avec les langues du continent, même les plus voi-
sines ? En aucune façon : il ne suffit point, pour établir
ce prétendu fait, d'une simple et gratuite assertion.
Jusqu'à présent, on n'a donné aucune preuve sérieuse
de cette prétendue parenté. On a bien dressé des listes
de centaines de mots qui semblent offrir entre eux plus
ou moins d'analogie, mais il ne s'agit pas ici de faire
des étymologies. Les cinq cents homophones mong'.lo-
japonais, que l'on s'est plu à découvrir, ne font pas
avancer la question d'un seul pas. Autant comparer entre
eux l'article portugais o, a, l'article magyar a, et l'ar-
ticle basque a. Cela n'est pas sérieux. Veut-on arguer
du grand nombre des soi-disant concordances de mots
japonais et de mots mongols ou magyars, l'on ne fait
106 LA LINGUISTIQUE.
qu'aggraver un cas déjà détestable : plus on entasse de
semblables fantaisies, moins l'on devient excusable.
C'est en vain également que l'on invoque telles ou telles
analogies dans la syntaxe : le bulgare qui place après le
substantif l'article qu'il s'est fabriqué, serait-il, pour
cela, allié au roumain, au basque, chez lesquels l'article
est suffixe au nom ? C'est faire preuve, derechef, d'une
profonde ignorance de la méthode linguistique que de
demander à la syntaxe, dont les lois sont toutes secon-.
daires, la raison du plus ou moins d'affinité des langues.
En dehors d'une communauté de racines, il n'y a rien à
espérer d'où puisse venir quelque preuve sérieuse rela-
tivement à cette question de l'origine unique ou multiple
de deux ou plusieurs idiomes. Les prétendues similitudes
de syntaxe n'ont pas plus de valeur que les amas de com-
paraisons de mots tout faits ; encore un coup, plus on
se plaît à en entasser, moins on fait preuve d'esprit cri-
tique.
Il se peut que la langue japonaise soit rattachée plus
tard à quelqu'une des familles linguistiques actuellement
reconnues ; mais, dans l'état actuel des connaissances, il
est impossible de rien avancer de certain ; il se peut que
les recherches aboutissent dans ce sens, mais elles n'ont
pas encore abouti.
Le japonais occupe la partie sud et centrale de l'archi-
pel situé entre la mer du Japon, ainsi que la mer Bleue,
et le Pacifique ; il comprend un certain nombre de dia-
lec es qui ne paraissent pas éloignés les uns des autres.
L'écriture japonaise actuelle est assez difficile. Elle
dérive des caractères chinois et remonte aux premiers
siècles de notre ère, vraisemblablement au troisième.
Chose assez singulière, cette écriture idéographique au-
rait été substituée à une écriture alphabétique plus an-
cienne, empruntée aux Coréens. De même que dans le
système chinois, les signes, en japonais, s'écrivent' de
Lh JAPONAIS. 107
haut en bas en colonnes parallèles, dont la première
est celle de droite. Outre l'écriture cursive appelée hira-
kana, qui est universellement répandue dans le pays,
il y a un système particulier, nommé katakana, dont
les signes sont incontestablement plus simples, mais qui
n'est guère employé que par les étrangers peu familia-
risés avec l'autre système.
Notons d'ailleurs que l'écriture japonaise est une écri-
ture syllabique. Abstraction faite des voyelles (a, i, u,
e, o), elle procède par syllabes, par groupes, d'une con-
sonne accompagnée d'une voyelle : ka, ki, ko, etc. Le
syllabaire japonais actuel comprend soixante-douze si-
gnes ; il en a compté jadis un tiers de moins environ.
Une nouvelle évolution semble devoif se produire un
jour ou l'autre dans la transcription de la langue japo-
naise ; cette réforme considérable et très justifiée serait
l' adoption de l'alphabet latin.
La première assemblée du Congrès des orientalistes a
mis cette question à l'étude, et nous pensons qu'il y a
quelque chance de succès (1).
On a pu constater une fois de plus, lors de cette ten-
tative, à quel point il serait avantageux d'introduire
dans nos établissements typographiques quelques carac-
tères nouveaux et peu compliqués destinés à préserver
dis plus dangereuses confusions dans la transcription
des langues qui ne se servent pas des caractères latins.
Notre ch, par exemple, qui est le sh anglais, le sch alle-
mand, le sz polonais, le s magyar, demande à être rendu
|inr un signe unique lorsqu'il s'agit de la transcription
d'un texte écrit en caractères particuliers : ce sera évi-
demment le signe s qu'emploient les Croates et les Tchè-
ques. L'on rendra par le signe croate i notre j français,
qui, en allemand et dans les langues slaves pour les-
(\) Congrès des orientalistes. Paris, 1873.
108 LA LINGUISTIQUE.
quelles on emploie l'écriture latine, a le son de notre
« y » (1). Sans prétendre atteindre à une simplification
parfaite, l'on peut au moins s'arrêter à un système uni-
forme. La langue japonaise s'y prêterait sans difficulté.
La phonétique du japonais est assez simple. La forma-
tion des mots se prête à démontrer clairement ce que
c'est qu'une langue agglutinative. La notion des cas est
rendue très distinctement par le fait que des racines
secondaires qui ont perdu leur indépendance et n'indi-
quent plus qu'une idée de relation, viennent se suffixer,
s'annexer à la racine principale.
Quelques auteurs voudraient, dans la transcription la-
tine des textes japonais, séparer par un trait d'union,
par un tiret, le thème du mot d'avec ces éléments de
rapport juxtaposés : hito-no « de l'homme », hito-de-
(( avec l'homme ». Mais ce système ne saurait être dé-
fendu par aucune bonne raison. Autant voudrait sépa-
rer en français le signe du pluriel s d'avec le reste du
mot et écrire, par exemple, « père-s, dame-s, bon-s »,
ce que l'on justifierait par des motifs tout aussi valables.
La juxtaposition la plus intime est le propre même des
langues agglutinatives, et l'on ne pourrait, sans négliger
le mode très caractéristique de la formation du mot dans
ces sortes de langues, les représenter dans l'écriture tout
autrement qu'elles n'existent en réalité dans la parole.
Tout au plus pourrions-nous admettre que l'on réunît
par un tiret au mot principal les préfixes o, me, qui
déterminent le genre : neko « chat » : o-neko « matou »,
me-neko « chatte ». Quant aux signes du pluriel (tels
que tatsi) ils doivent suivre, tout comme les éléments in-
diquant les cas, le principe de juxtaposition pure et sim-
ple : hitotatsino « des hommes », hitotatside « avec les
hommes », au singulier hitono, hitode.
(1) E. Picot. Tableau phonétique des principales langues
usuelles. Revue de linguistique, t. VI, p. 362.
LE JAPONAIS. 109
S'agit-il de rendre les notions de temps et de mode, le
japonais admet, comme toutes les autres langues agglu-
tinantes, ces séries d'éléments juxtaposés les uns aux
autres, dont nous avons déjà parlé et qui déterminent
d'une façon de plus en plus précise le sens de la racine
principale : élément négatif, élément causatif, élément
optatif, et ainsi de suite. Il nous semble peu utile de
dresser une liste d'exemples faciles à trouver dans les
grammaires japonaises. Ces exemples seraient absolu-
ment analogues à ceux que nous avons déjà cités et que
nous aurons à reproduire en parlant avec un peu plus
de détails d'autres langues agglutinantes.
Sauf quelques publications éparses, la littérature
japonaise n'a pas encore trouvé d'historien ; son
intérêt pourtant est manifeste. L'histoire, le roman
historique, les contes et les romans y tiennent une
place considérable. Les ouvrages japonais de philosophie
religieuse et de poésie sont également en grand nombre,
et dans l'ordre des sciences, ceux de philologie et de ho-
tanique ont aussi leur importance. Ce ne sera pas sans
doute une tâche très aisée que de discerner dans toutes
ces compositions la part réellement japonaise de la part
due à l'influence chinoise qui s'est fait sentir, notam-
ment vers le troisième siècle de notre ère ; mais on peut
prévoir que ce travail plein d'intérêt ne demeurera pas
longtemps à l'état de desideratum.
Les mots chinois qui se sont introduits dans la langue
japonaise avec cette influence littéraire sont soumis, tout
comme les autres, au principe de juxtaposition ; c'est
ainsi qu'en français nous mettons au pluriel en s des
mots empruntés au langues germaniques : « meurtres,
heaumes », ou aux langues slaves : « cravates, verstes ».
110 LA LINGUI8TIQ1 F
§ 12. Le coréen.
Cette langue a été rattachée à différents idiomes agglu-
tinants, notamment au japonais. Sans nier absolument
la possibilité du fait, nous attendons, avant de l'accepter,
qu'on veuille bien l'appuyer de quelques arguments se-*
rieux. Jusqu'à ce jour on ne s'est guère contenté que
d'assertions à peu près gratuites.
De tous les idiomes de l'extrême Orient, le coréen d'ail-
leurs est le moins connu et le moins étudié. Il possède un
véritable alphabet composé de voyelles et de consonnes
figurées individuellement ; son écriture, en d'autres ter-
mes, est alphabétique. Cet alphabet assez simple daterait
du quatrième siècle de notre ère ; mais son origine, en
dépit de toutes les suppositions faites à ce sujet, est en-
core inconnue.
En coréen, de même que dans les autres langues agglu-
tinantes, des postpositions viennent se joindre intime-
ment au mot pour rendre les différentes idées de rap-
port, de relation, que les langues à flexion expriment par
leurs cas. Le pluriel s'indique par la répétition du mot
ou l'adjonction d'un autre mot dont le sens est celui de
« tous » ou « beaucoup ».
Dans le lexique coréen, il s'est introduit un très grand
nombre de mots chinois que l'on peut reconnaître sans
trop de difficulté, bien que leur mode de prononciation
soit assez varié.
LES LANGUES DU CENTRE ET l)I> SUD DE L'INDE. III
§ 13. Les langues du centre et du sud de l'Inde.
L'Inde centrale et méridionale est peuplée par des
Kols et des Dravidiens, peuples de peau foncée. Les pre-
miers sont disséminés, sous différents noms, et par grou-
pes plus ou moins importants, depuis le territoire de
Nagpour, à l'ouest, jusqu'au Gange inférieur, à l'est.
L'on ignore quelle peut bien être leur origine. Tandis
que les Kols de l'ouest ont reçu et parlent un idiome
aryen (soit l'hindi, soit le marathi), ceux de l'est, les
Kolarians, ont conservé leur propre et vieil idiome, le
kourkou, le korwa, le moundari, le santlial, le bhoumidj,
le ho, le djouang.
La phonétique de ces langues est riche. Elles dérivent
les mots au moyens de suffixes, parfois au moyen d'in-
fixés : en santhal, dapal « couvrir », danapal « couver-
ture » ; en moundari, dub « s'asseoir », dunub « siège ».
Le système numérique est vigésimal.
D'après Cust, ces différents idiomes seraient parlés par
environ deux millions d'individus.
Les langues dravidiennes, que l'on a appelées égale-
ment langues tamouliques, langues tamiliennes, langues
malabarres, tirent leur nom d'un mot hindou. Ce mot
servait primitivement aux brahmanes à désigner ceux
d'entre eux qui s'étaient établis dans cette partie de
l'Inde qu'on appela plus tard le Décan ; il ne tarda pas
à devenir le nom même de cette contrée et s'appliqua
plus spécialement à la région où se parlait le tamoul, la
plus importante des langues dravidiennes.
Ces langues occupent toute la partie méridionale de
la péninsule cisgangétique, depuis les monts Vindhya et
112 LA LINT.riSTIQUE.
la rivière Narmadâ (les Anglais écrivent Nerbuddha) jus-
qu'au cap Comorin. Dans cette vaste région, peuplée
d'environ cinquante millions d'habitants, on trouve quel-
ques colonies européennes ou musulmanes, mais le nom-
bre des indigènes qui se servent exclusivement des idio-
mes dravidiens peut être évalué à quarante-cinq mil-
lions environ.
R. Caldwell, dans son important ouvrage sur les lan-
gues dravidiennes, les divise en deux groupes — nous
ne disons pas en deux familles — selon qu'elles sont ou
ne sont point cultivées. Le premier groupe comprend six
langues : le tamoul, le malayâla, le télinga, le kanara,
le toulou, le koudagou ; le second en comprend six ou
huit dont nous donnerons tout à l'heure l'énumération.
Par la richesse de son vocabulaire, aussi bien que par
la pureté et l'ancienneté de ses formes, le tamoul ou
tamil joue dans la famille dravidienne le rôle que joue
le sanskrit dans l'ensemble des langues qui lui sont appa-
rentées. Le tamoul est la langue usuelle des quinze mil-
lions d'individus qui habitent toute la plaine à l'est des
monts Ghattes, depuis Paliacate (un peu au nord de
Madras) jusqu'au cap Comorin, et le sud de la côte occi-
dentale jusqu'à Trivandrum. Il s'est étendu également
sur le nord de l'île de Ceylan. On parle tamoul à Ma-
dras, Pondichéry, Karikal. Le malaxjâla est parlé par
plus de trois millions et demi d'individus le long de
la côte malabare, dans la longue bande de terre qui
s'étend entre les Ghattes, à l'est, et le golfe Persique,
à l'ouest, de Trivandrum à Mangalore. On regarde le
malayâla comme un très ancien dialecte du tamoul, où
les mots d'origine hindoue se sont introduits en assez
grand nombre ; en fait, ces deux dialectes sont aujour-
d'hui parfaitement distincts. Le toulou ou toulouva, ré-
pandu jadis au nord du malayâla, est confiné actuelle-
ment aux environs de Mangalore, à l'est des Ghattes,
LES LANGUES DU CENTRE ET DU SUD DE L'iNDE. 113
et le nombre de ceux qui le parlent ne dépasse pas de
beaucoup celui de trois cent mille. Evidemment ce dia-
lecte est destiné à périr dans un avenir peu éloigné, et
son territoire est fortement pénétré par les idiomes qui
l'avoisinent. On l'a pris parfois pour un dialecte du
malayâla ; il en diffère pourtant d'une façon assez tran-
chée et constitue en réalité une véritable branche de la
famille dravidienne. Le kanara ou kannada, pour parler
plus exactement, occupe le nord du pays dravidien ; il
s'étend sur le plateau de Mysore, sur la partie occiden-
tale du territoire de Nizam, et est parlé par plus de neuf
millions d'individus. Cette langue est d'un haut intérêt;
elle a conservé en maintes circonstances des formes très
anciennes et très pures, plus anciennes parfois que les
formes mêmes du tamoul. Le télougou, ou télinga, ou
ténougou, est 1' « ândhra » des écrivains hindous. Au
nord du télinga, sont parlés le khond et l'oraon, dont
nous dirons quelques mots tout à l'heure ; au sud, le
tamoul. On parle télinga à Tchicacole, Yanaon, Haïde-
rabad ; le territoire télinga comprend environ seize mil-
lions et demi d'individus et surpasse sous ce rapport
tous ses congénères, même le tamoul ; mais il leur cède
d'une façon très manifeste s'il est question de la bonne
conservation des formes grammaticales. Sa phonétique
aussi a beaucoup varié ; elle est d'ailleurs très harmo-
nieuse et le télougou a reçu à juste titre le nom d'ita-
lien du Décan. De tous les idiomes dravidiens que l'on
peut dire idiomes cultivés, le koudagou est le moins im-
portant ; il est parlé par cent cinquante mille individus
environ, à l'ouest de Mysore. Après l'avoir regardé pré-
cédemment comme un dialecte du kanara, R. Caldwell
s'est décidé, dans la seconde édition de son livre, à lui
donner une place indépendante.
Les idiomes secondaires, ceux qui n'ont jamais été
écrits, sont comme nous l'avons dit plus haut, au nombre
LINGUISTIQUE. 8
114 LA LINGUISTIQUE.
de six ou huit. Le kôta est parlé par onze cents Indiens
presque sauvages, qui habitent une des gorges des Nil-
gherries ; il se rapproche beaucoup du kanara. Le touda,
ou toda, est également l'idiome d'une tribu des Nilgher-
ries ; d'après les derniers renseignements on ne comp-
terait pas plus de sept cent cinquante Toudas. Le gond,
au contraire, est parlé par plus d'un million six cent
mille individus ; c'est la langue de la partie monta-
gneuse des territoires de Gôndvâna, de Nagpour, de Sau-
gor et de la Nerbudda. Le khond, ou kou, est usité à
Goûmsour, sur les frontières d'Orissa et dans la partie
orientale du Gôndvâna ; on évalue à deux cent soixante-
dix mille le nombre des individus «chez lesquels il est
usité. Le râdjmahdl, ou mâler, et Y or don sont parlés
dans l'Inde centrale, le premier par quarante mille, le
second par plus de deux cent soixante mille individus ;
ces deux derniers dialectes sont assez rapprochés l'un de
l'autre.
Quelques auteurs ajoutent à cette dernière liste
l'idiome badaga, usité dans une partie des Nilgherries,
mais R. Caldwell le regarde comme un vieux dialecte du
kanara qui ne possède aucun titre à être classé à part.
Quatre des établissements français de l'Inde sont si-
tués en paysdravidien. Les deux plus importants, Pondi-
chéry et Karikal, sont en pays tamoul. Mahé est sur la
côte où l'on parle malayâla ; Yanaon enfin est dans la
région du télinga.
Nous avons tracé une esquisse rapide des limites dans
lesquelles les langues dravidiennes se sont maintenues
depuis les temps historiques, subissant l'influence (pour-
tant assez lente) des idiomes hindous, mais résistant
avec énergie à l'invasion musulmane et à la civilisation
anglaise. Ces langues, si vivaces aujourd'hui encore,
occupaient-elles jadis une région plus étendue? Faut-il
penser notamment qu'elles ont été refoulées dans leurs
LES LANGUES DU CENTRE ET DU SUD DE L'INDE. 115
limites actuelles par les premières immigrations aryen-
nes ? Le fait est vraisemblable, probable même ; mais l'on
n'en a donné jusqu'à ce jour aucune preuve démonstra-
tive. On a supposé seulement que les éléments étrangers
dos dialectes de l'Inde septentrionale pouvaient avoir une
origine dravidienne ; mais, outre qu'ils sont peu nom-
breux et de peu d'importance, il est fort difficile, non
seulement de les analyser, mais encore de les déterminer.
Dans la famille dravidienne elle-même, une grande par-
tie du vocabulaire de certains idiomes incultes est de
provenance inconnue. Il faut donc, pensons-nous, n'ac-
cepter qu'avec une grande réserve tout ce que l'on peut
dire de l'ancienne extension des langues dravidiennes.
On peut avancer au moins, en toute sûreté, qu'elles ne
se rattachent à aucune autre famille linguistique et
qu'elles forment un groupe tout à fait indépendant. Tour
à tour on en a fait des langues scythiques — ce qui, soit
dit en passant, ne signifie absolument rien, ainsi que
nous le verrons en parlant plus loin de la prétendue lan-
gue scythique ; — des langues affiliées au groupe ouralo-
altaïque, au groupe indo-européen, au groupe sémitique,
à bien d'autres groupes encore. Tous les rapprochements
établis à ce sujet ont péché par un manque absolu de
méthode. On a comparé des mots tamouls, des mots té-
lougous, à des mots sanskrits, à des mots hébreux, à des
mots choisis et pris dans toutes sortes de langues ; c'est
le procédé habituel des personnes qui prétendent appa-
renter les langues au moyen de l'étymologie. Ce n'est
point le tamoul ou le télougou qu'il faut comparer au
sanskrit ou à l'hébreu : il s'agit de restituer avant tout la
langue commune dravidienne, et c'est de la comparaison
de ce type général avec le type des autres familles lin-
guistiques que pourrait se dégager la réponse favorable
à une prétendue communauté d'origine. Répétons cepen-
dant que ce qui est acquis d'ores et déjà paraît plus que
110 LA LINGUISTIQUE.
suffisant [joui appuyer la thèse d'une complète indépen-
dance des langues dravidiennes.
Bien avant que l'on ne connût le sanskrit, on s'occupait
des langues dravidiennes. Elles avaient été découvertes
de bonne heure par les navigateurs hollandais, danois,
français et anglais.
Ces derniers s'empressèrent de les apprendre, dans
l'intérêt de leur commerce d'abord, puis dans un Tbut de
propagande religieuse.
Les missionnaires composèrent les premiers nombres
de grammaires et de vocabulaires dont la plupart n'ont
jamais vu le jour.
J. Vinson a publié dans la Bévue de linguistique nom-
bre d'articles sur les langues dravidiennes. L'important
ouvrage de Caldwell (A comparative Grammar of the
Dravidian or South Indian Family of Languages) est
devenu à juste titre un livre en quelque sorte classique,
bien qu'il sacrifie à la fallacieuse théorie du touranisme
et à la théorie non moins fallacieuse d'une communauté
originelle des langues.
On trouve une carte des langues de l'Inde dans J. Béâ-
mes, Outlines of Indian Philology, et dans R. N. Cust,
A Sketch of the modem Languages of the East Indies.
La grammaire dravidienne est d'une grande simpli-
cité. Nous allons essayer d'exposer en quelques pages
l'ensemble de ses éléments et de ses procédés, sans entrer
dans des détails trop particuliers.
La phonétique ne présente point de difficultés sérieu-
ses ; son matériel est assez restreint. On ne compte dans
les langues dravidiennes' littéraires que les voyelles a, e,
i, o, u (« ou » français), tantôt brèves, tantôt longues, et
les deux diphthongues ai (que dans certains cas l'on
prononce eï) et au. Cette dernière, au moins, n'appar-
tenait pas au type dravidien commun. Par la suite des
temps ces voyelles se sont affaiblies, leur prononciation
LES LANGUES DRAV1DIENNES. 117
s'est atténuée, et il est résulté de ce fait un certain nom-
bre de sons nouveaux, intermédiaires entre les diffé-
rentes voyelles fondamentales ; ces différents sons se
laissent parfaitement distinguer, mais dans l'écriture on
ne les figure point. Sous ce rapport, le tamoul vulgaire
diffère très sensiblement du tamoul littéraire, du tamoul
écrit.
Les consonnes, elles aussi, sont en petit nombre dans
les idiomes dravidiens. On compte cinq groupes d'explo-
sives fortes et faibles (gutturales, palatales, linguales,
dentales, labiales), et chacun de ces groupes possède une
nasale de son ordre, soit quatre sortes de n et une m.
Ajoutons y, r, l, v, un r fort ou double, deux continues
linguales et une seule sifflante, ç.
Il existe également une nouvelle classe d'explosives
particulières au tamoul et au télinga ; d'après R. Cald-
well, leur prononciation serait celle de « tr, dr » ; pour
J. Vinson, il ne s'agirait ici que« t » et de « d »
mouillés au commencement même de leur émission. Ces
deux auteurs entendent d'une façon différente un seul
et même son ; cela prouve au moins qu'il est bien par-
ticulier. J. Vinson rend ces consonnes par V, d\
L'aspiration est inconnue aux langues dravidiennes.
Leur système de consonnes devait être autrefois bien
plus simple encore qu'il ne l'est aujourd'hui. J. Vinson
pense, par exemple, que les « tch » et « dj » que l'on y
rencontre sont d'origine relativement récente. Ces con-
sonnes d'ailleurs, tout comme les voyelles, ont été alté-
rées dans la prononciation populaire. En tamoul et en
malayâla les dentales ont aujourd'hui une tendance
marquée vers le th anglais doux ; en télinga le « tch » et
le « dj » deviennent parfois « ts » et dz »..
La prononciation de ces différents sons est d'ailleurs
assez facile. Les seules consonnes qui puissent nous
sembler un peu étranges sont les linguales, que l'on
118 LA LINGUISTIQUE.
appelle habituellement, mais à tort, consonnes céré-
brales. L' l des finales anglaises en ble donne une idée
approximative de ce que sont ces consonnes linguales.
Les langues dravidiennes en connaissent cinq : un t,
un d, un n, un j ou r, un l. On les transcrit dans l'al-
phabet latin par les lettres t, d, etc., munies d'un point
en dessous. Le sanskrit possède aussi des consonnes lin-
guales, mais chez lui elles ne sont point organiques ,
elles paraissent constituer au contraire un caractère
particulièrement distinctif des idiomes dravidiens.
Quant aux lois phonétiques qui peuvent se dégager de
la comparaison de ces différents idiomes et de leurs va-
riétés dialectales, nous n'en signalerons qu'une seule,
qui est également familière aux langues indo-européen-
nes : le k du kanara correspond souvent à un tch en
télinga, à un ç en tamoul ; ainsi le mot « oreille », qui
est çévi dans cette dernière langue et tchévi en télinga,
se prononce kévi en kanara, et telle devait être la forme
primitive.
Deux autres faits intéressants sont propres aux lan-
gues dravidiennes. Au commencement des mots la con-
sonne r est proscrite ; s'agit-il d'un mot emprunté à
une langue étrangère et commençant par r, on fait pré-
céder cette consonne d'une voyelle : ainsi le mot san-
skrit râjâ est représenté en tamoul par irâyan ouirâçan.
Le second fait est plus curieux. Aucun mot ne peut com-
mencer par une explosive douce (b, d, etc.), et aucune
explosive dure (p, t, etc.) ne peut se trouver seule,
isolée, dans le corps même d'un mot ; le tamoul emprun-
tant au sanskrit le mot gati, le rend donc par kadi
en se conformant à cette double règle. Les lois phoné-
tiques des idiomes dravidiens n'ont pas encore été suffi-
samment étudiées pour que l'on puisse établir d'une
façon définitive les principes qui président à la forma-
tion des mots. On en sait cependant assez pour classer
LES LANGUES UIUVID1LNNES. 119
entre eux le tamoul, le télinga et leurs congénères et
pour être fixé sur leur âge relatif. Les mots dravidiens
paraissent se ramener à des racines dissyllabiques, et en
comparant entre elles ces diverses racines, ces différents
radicaux, on les ramène à leur tour à des éléments plus
anciens. A vrai dire, cette étude n'est qu'ébauchée, elle
est à peine commencée, mais on peut prévoir déjà que
le monosyllabisme primitif des racines dravidiennes sera
dûment établi par les travaux ultérieurs.
La dérivation dans les langues dravidiennes est nette-
ment agglutinante. Elle s'opère toujours par la suffixa-
tion d'éléments nouveaux. Ainsi, à une racine compor-
tant l'idée générale du mot, on ajoutera un élément
chargé d'indiquer que l'action a lieu présentement, puis
un élément comportant l'idée de négation, puis enfin
un autre élément désignant la personne, et le résultat de
cette agrégation, de cette agglomération sera un mot
signifiant par exemple, « tu ne vois pas » et qui se dé-
compose ainsi : « voir + présentement + non + tu ». Notons-
le bien, le sens de chacun de ces éléments est toujours
présent à l'esprit des Dravidiens : ils les traitent de la
même façon que nous traitons, nous, nos pronoms, nos
articles, nos prépositions.
A la vérité, un grand nombre de ces mots formatifs
ont été tellement altérés par la suite des âges, que leur
figure primitive est devenue méconnaissable ; mais beau-
coup d'entre eux sont encore en usage dans le langage
courant, avec leur sens naturel de demeure, contact,
voisinage, conséquence, etc., etc. Ajoutons que plusieurs
de ces éléments dérivatifs changent de l'une des langues
congénères à l'autre, ce qui prouve bien l'indépendance
originelle de ces suffixes.
Si l'on reconnaît sans peine combien les langues de
cette espèce ont d'avantage sur les idiomes purement
monosyllabiques, chez lesquels les racines ne se subor-
120 LA LINGUISTIQUE.
donnent que très-imparfaitement les unes aux autres
(ainsi que nous l'avons vu dans notre troisième chapitre),
d'autre part il est aisé de comprendre à quel point les
idiomes à flexion leur sont supérieurs lorsqu'il s'agit de
rendre de plus en plus précise l'expression de la pensée.
Dans quelques idiomes agglutinants un certain vague
est la conséquence de la multiplicité des formes. De là
aussi des combinaisons propres à ces idiomes, et qui
étonnent singulièrement nos esprits habitués à la sim-
plicité relative des langues indo-européennes. Dans ces
dernières langues, les éléments qui ont pour mission
d'indiquer la personne, les relations personnelles (amar,
il aime ; aJiaMVS, nous aimons) sont restreints au verbe,
à la conjugaison ; de même, les éléments chargés d'in-
diquer le sujet, l'objet, la place dans l'espace, sont res-
treints au nom, à la déclinaison : filius, sujet ; filiuM,
régime direct. Mais le procédé de l'agglutination per-
mettait la formation de dérivés appartenant à d'autres
catégories. En magyar, par exemple, le mot munka
a ouvrage » et le suffixe personnel m forment le nom
munkâm « mon ouvrage ». Dans" les langues dravidien-
nes nous retrouvons ce procédé, mais ici, et pour parler
des mots de cette espèce, le suffixe personnel apporte
pour ainsi dire un sens attributif, une signification
d'existence. En tamoul, par exemple, têvarîr formé de
têvar ce dieu », pluriel honorifique, et de îr terminaison
personnelle, signifie : « vous êtes dieu » et peut, du
reste, en prenant le sens de « vous qui êtes dieu » se prê-
ter aux procédés qui répondent à ce qu'on appelle la dé-
clinaison. Voici un autre fait bien significatif et bien
curieux (encore qu'on ne le retrouve plus que dans les
textes anciens). Dans les vieux poèmes tamouls on ren-
contre des formes telles que çârndâykku « à toi qui t'es
approché » et qui se décompose ainsi : çdr « atteindre »,
s'approcher, arriver » ; n euphonique ; d, signe du passé ;
LES LANGUES DRAVIDIENNES. 121
dy « tu, toi », suffixe de la seconde personne ; k euphoni-
que et ku « à ». Des formations de cette sorte sont tout à
fait caractéristiques.
Le toulou, une des langues dravidiennes les moins
importantes, offre une particularité que nous ne devons
pas négliger de mentionner. Le mot en tamoul, en té-
linga, en kanara, en mahayâla peut donner naissance à
un dérivé causatif par le fait de l'intercalation d'une
syllabe particulière entre le radical et l'élément qui in-
dique le temps. En tamoul, par exemple, de çeyvén « je
ferai » l'on tire ceyvippên « je ferai faire ». En toulou
le nombre de ces formes secondaires est bien autrement
considérable : vialpuve « je fais », malpêve, fréquentatif
(( je fais habituellement »; malpâve, causatif « je fais
faire » ; maltruve, intensif « je fais vivement ». Par l'in-
tercalation d'une nouvelle syllabe, d'un nouvel élément,
chacune de ces formes peut devenir négative : malpd-
vuji « je ne fais pas faire ». Ce phénomène se retrouve
dans la langue turque, ainsi que nous le verrons en
temps et heu. Les exemples de ce procédé y sont en
nombre considérable, et l'on y dit en un seul mot :
<( je fais aimer, je puis aimer, je m'aime, ils s'aiment
l'un l'autre », et ainsi de suite.
Les langues dravidiennes ne connaissent pas l'article,
bien que l'on trouve parfois dans de vieux documents des
exemples de pronoms démonstratifs employés avec le
sens déterminatif. L'adjectif, toujours invariable, n'est
pour l'ordinaire qu'un nom de qualité qui précède cons-
tamment le nom auquel il sert d'épithète.
La distinction des genres devait être primitivement in-
connue en dravidien. De nos jours, même, elle ne s'ap-
plique qu'aux êtres humains qui sont parvenus à l'âge
de raison : les noms d'enfants sont neutres dans toutes les
langues dravidiennes, et, dans la plupart d'entre elles,
également, les noms de femmes le sont aussi au singulier.
122 LA LINGUISTIQUE.
Le système dravidien ne conçoit la notion de temps que
sous trois hypothèses : celle du présent, celle du passé,
celle d'un futur indéterminé et dont l'idée est très-vague;
ce futur indique, par exemple ce qui est, était ou doit
être fait d'habitude. Quant aux deux « voix » dont par-
lent les grammairiens, l'une positive, l'autre négative,
elles se réduisent à une seule et même forme primitive.
La voix négative, en effet, n'est que le composé d'une
négation, des éléments chargés d'indiquer la personne
et du simple radical.
Le vocabulaire dravidien indique un état de civilisa-
tion assez peu avancé. Il n'y avait dans le pays dravi-
dien, avant l'arrivée des populations hindoues, ni
« dieu », ni « âme », ni « temple », ni « prêtre ». Il est
vrai qu'il n'y avait pas davantage de « livre », d' « écri-
ture », de « grammaire ». Le mot « volonté » fait égale-
ment défaut. On ne savait pas compter jusqu'à mille ;
la seule langue dravidienne qui possède un mot propre
pour exprimer ce nombre, le télinga, l'a tiré de la
racine ve « ardeur, multiplication ». Aucun idiome dra-
vidien ne peut rendre dans leur sens abstrait nos verbes
« avoir » et « être ».
D'après cette esquisse, on peut juger suffisamment du
caractère des langues dravidiennes. Ce sont des lan-
gues agglutinantes arrêtées dans le développement de
leurs formes à une période pour ainsi dire prématurée.
L'invasion hindoue fut, selon toute vraisemblance, la
cause de cet arrêt.
Quoi qu'il en soit, il est aisé d'assigner aux langues qui
représentent aujourd'hui le système dravidien leur place
naturelle dans la série des idiomes agglutinants. Elles
doivent être inscrites parmi les premières par ordre
ascendant, c'est-à-dire parmi celles qui suivent immé-
diatement le monosyllabisme, mais qui précèdent le turc,
le magyar, le basque et les langues américaines. L'on n'y
LES LANGUES DRAVIDIENNES. 123
trouve aucune trace de flexion, et les altérations de
voyelles qu'il est loisible de constater chez elles sont pu-
rement phonétiques. Elles n'ont aucune importance en
ce qui concerne le sens même des mots qui sont ainsi
modifiés.
Nous avons dit que le contact des langues hindoues
avait été la cause probable de l'arrivée des Dravidiens
à la vie historique. Tout indique en effet que les Aryens
furent à la fois les conquérants des plaines et des forêts
du Décan et les civilisations de leurs sauvages habitants.
Des tribus errantes et misérables, indisciplinées, difficiles
à aborder, peuplent encore quelques contrées à peine ex-
plorées de cette riche et féconde région. S'il est à pré-
sumer que les Dravidiens ont été civilisés par l'invasion
hindoue, il est certain au moins qu'ils lui doivent leur
écriture.
Les langues dravidiennes littéraires sont transcrites
pour l'ordinaire au moyen de trois alphabets différents.
Le toulou emploie les mêmes caractères que le kanara.
Ce dernier idiome et le télinga n'ont au fond qu'un seul
et même système, et la forme de leurs lettres respectives
ne présente que des différences minimes. Le premier des
trois alphabets dont nous parlions est cet alphabet ka-
naro-télinga. Le second est celui du tamoul. La forme
carrée y prédomine et il ne possède que vingt-huit signes
tandis que les autres reproduisent avec fidélité l'ordre et
le nombre des lettres de l'alphabet propre au sanskrit.
Aussi les brahmanes du pays tamoul se servent-ils, lors-
qu'ils veulent écrire du sanskrit, d'un alphabet spécial
appelé « grantha » ; cet alphabet est calqué sur l'écri-
ture hindoue et présente un des deux types anciens d'où
est sorti, par voie de réduction, le système graphique
tamoul (qui, soit dit en passant, confond la forte et la
faible de chaque paire d'explosives). Le troisième alpha-
bet dravidien est celui du malayâla qui dérive du gran-
124 LA LINGUISTIQUE.
tha. Les anciennes inscriptions dravidiennes se ramè-
nent à deux types d'écriture : l'une est spéciale au ta-
moul ; l'autre qui sert au sanskrit et aux langues indi-
gènes et se rapproche considérablement des vieilles for-
mes de l'alphabet du sanskrit, serait le prototype de tous
les alphabets du Décan. La première aurait été emprun-
tée directement aux Sémites, selon Burnell.
Des peuples qui ne possèdent point d'écriture peuvent-
ils avoir une littérature au sens propre du mot ? En tout
cas, il y a maint exemple de populations tout à fait
illettrées chez lesquelles de longues compositions, toujours
poétiques, se sont transmises de bouche en bouche à tra-
vers nombre de générations, et l'on découvre partout des
chants et des contes populaires qu'aucune plume, qu'au-
cun outil n'ont fixés. En est-il de même chez les anciens
Dravidiens ? Nous ne pouvons l'affirmer. La littérature
des langues dravidiennes est pourtant assez riche ; mais
tous les ouvrages dont elle se compose, jusqu'aux moin-
dres fragments, sont postérieurs, et de beaucoup, aux
premiers temps de l'influence aryenne. Au point de vue
du nombre et de la valeur de ces compositions, le tamoul
et le kanara l'emportent sur les autres idiomes dravi-
diens, bien que le télinga offre aux érudits une curieuse
mine à fouiller. La littérature tamoule est cependant la
plus abondante, la plus féconde, la plus intéressante et
en même temps la plus ancienne. Le tamoul littéraire
diffère beaucoup plus du tamoul vulgaire que ne diffèrent
les autres idiomes dravidiens littéraires du kanara, du
télinga et du toulou employés dans la conversation
usuelle. D'ailleurs la littérature tamoule n'est pas tou-
jours un simple reflet de la littérature sanskrite, et elle
possède aussi son originalité. Le tamoul a eu la bonne
fortune d'être pendant longtemps la langue des sectaires
çivaïstes et celle d'hérétiques djâinistes et bouddhistes
qui ont beaucoup écrit. Leurs livres sont les chefs-d'œu- ,
LES T.ANGTÎES DUR AI.O-AI.TAIQUES. 125
VTe de la poésie tamoule ancienne. Il faut ajouter que
dans les langues dravidit unes les vieux monuments, ou
ceux qui possèdent quelque valeur, sont toujours en vers.
La poésie tamoule est plus pure comme langage, plus
correcte que la prose, et proscrit avec bien plus de soin
l'emploi de mots étrangers ; on constate tout le contraire
dans les vers du télinga, du kanara, du malayâla, où
abondent les mots tirés des dialectes hindous. Le voca-
bulaire tamoul, d'ailleurs, est fort riche et possède un
grand nombre de synonymes.
La littérature dravidienne est particulièrement origi-
nale dans les poèmes moraux, dans les recueils de sen-
tences et d'aphorismes, qui constituent les plus anciens
monuments de la poésie tamoule. Elle a produit égale-
ment de longs poèmes épiques, remarquables par l'exa-
gération et la minutie des détails, et dont la lecture nous
semble en général peu attrayante.
Il faut attribuer à une époque plus récente de nom-
breux chants lyriques pleins d'emphase, des hymnes
religieux pleins de monotonie et des récits licencieux.
C'est à une époque moins ancienne encore qu'appartien-
nent des écrits scientifiques presque exclusivement con-
sacrés à l'art médical.
Certains auteurs ont rattaché aux langues dravidien-
nes le brahoui, parlé au nord-ouest de l'Inde, par delà
l'Indus, aux environs de Kélat, dans le Béloutchistan.
Cette opinion a été contestée. En fait, on ne peut encore
se prononcer sur cette question. Cadwell se refuse à voir
dans cet idiome une langue dravidienne. En tout cas,
le brahoui est surchargé de mots hindous et arabes.
§14. Les langues ouralo-altaïques.
Disons tout d'abord qu'on s'accorde généralement à
diviser en cinq groupes principaux les langues ouralo-
12fi LA LINGUISTIQUE.
ultaïques : le groupe samoyède, le groupe finnois, le
groupe turc ou tatar, le groupe mongol, le groupe ton-
gouse.
Nous leur devons une place importante dans cet écrit.
Plusieurs d'entre elles ont ou ont eu une valeur litté-
raire réelle ; toutes sont pleines d'intérêt en ce qui con-
cerne la linguistique proprement dite. On a souvent cité
telle ou telle langue de la famille ouralo-altaïque
(notamment le turc ou le magyar), lorsqu'il s'agissait
d'exposer les procédés de l'agglutination. Elle se pré-
tend, en effet, on ne peut mieux à cette démonstration.
En premier lieu, nous nous proposons de passer en
revue les cinq groupes énumérés ci-dessus et les princi-
paux idiomes qui les constituent ; nous traiterons ensuite
d'un phénomène d'euphonie qui a une valeur considé-
rable dans cette famille linguistique et auquel on a
donné le nom d'harmonie vocalique.
Mais avant tout nous, devons noter ce fait important :
bien que rangées sous un seul et même titre, les diffé-
rentes langues ouralo-altaïques offrent entre elles des
diversités considérables, non-seulement en ce qui con-
cerne leur vocabulaire, mais encore en ce qui regarde
leur structure.
Après avoir parlé du phénomène de l'harmonie voca-
lique, nous reviendrons sur cette question de la parenté
des cinq groupes ouralo-altaïques, mais dès à présent
nous n'hésitons pas à les classer, comme on le fait d'ha-
bitude, à côté les uns des autres et sous une même ru-
brique. Tous ces idiomes en effet connaissent plus ou
moins les procédés qui consistent a suffixer aux noms
un pronom possessif, à joindre un régime direct au mot
comportant la notion verbale, et leurs concordances
lexiques sont souvent remarquables.
Cela dit, nous entrons de suite en matière.
LES LANGUES OURALO-ALTAIQÛES. 127
I. Le groupe samoyède.
Il s'étend en Europe sur la partie orientale de la côte
russe de l'océan Glacial (c'est-à-dire à l'est de la mer
Blanche), et en Asie sur la partie occidentale de la côte
sibérienne.
On ne porte pas au nombre de plus de vingt mille les
dialectes principaux qui se subdvisent presque tous en
squs-dialectes.
Le yourak est parlé dans la Russie européenne et dans
le nord-ouest de la Sibérie, ju?que vers le fleuve Iénisséi.
Le samoyède iénisséin occupe la région du bas Iénisséi.
Le tavghi est parlé plus à l'est, jusqu'à l'embouchure
du Chatanga.
Plus au sud-ouest, et sur le cours moyen de l'Ob, on
trouve le samoyède ostiaque, vers les rivières Tym et
Tchulym.
Enfin le kamassin est la langue d'un petit nombre d'ha-
bitants de la Sibérie méridionale.
Le Finnois Castrén, l'un des fondateurs de la linguisti-
que ouralo-altaïque, a écrit un travail étendu et méthodi-
que sur les dialectes samoyèdes où il les compare conti-
nuellement entre eux (1). Dans sa pensée le samoyède
se rapproche du finnois bien plus que d'aucun autre
groupe ouralo-altaïque, et cela sous le rapport de la for-
mation des mots comme sous le rapport du matériel
même de la langue.
Le système des voyelles est plus compliqué dans les
idiomes samoyèdes ; celui des consonnes est au contraire
assez développé : on en compte plus d'une trentaine,
parmi lesquelles le t mouillé, le d mouillé, l mouillé, s et
z également mouillés.
(1) Grammalik der somoiedischen sprachon. (Publ. par M. Ant.
Schicfner). Pétersbourg, 1854.
128 LA LINGUISTIQUE.
Nous parlerons un peu plus loin des principes de l'har-
monie vocalique, qui consiste dans l'assimilation de la
voyelle des éléments secondaires du mot à la voyelle de
la syllabe principale. Ce principe est loin d'être observé
également dans tous les dialectes samoyèdes ; ce n'est
que dans le dialecte kamassin qu'on le voit bien déve-
loppé. Dans ce dialecte en effet les voyelles dites fortes
(a, u, o) ne peuvent se rencontrer avec les voyelles dites
faibles (à, ù, ô), tandis que les voyelles dites neutres (?',
c) se prêtent parfaitement au voisinage des fortes et des
faibles.
Comme dans les autres langues ouralo-altaïques la no-
tion de la déclinaison est rendue en samoyède par l'ag-
glutination à la racine principale des racines secondaires
indiquant telle ou telle idée de rapport, de relation. Le
suffixe n, par exemple, indiquant l'idée du génitif, on dit
en samoyède ostiaque loga « le renard », kule « le cor-
beau » et logan « du renard » kulen « du corbeau ». Si
au thème vient s'ajouter l'élément la indiquant le pluriel,
on dit logola « les renards », kulela « les corbeaux » et
logalan « des renards », kulelan « des corbeaux ». Toiit
ce mécanisme est des plus simples.
II. Le groupe finnois.
Ce groupe est d'un intérêt bien plus considérable que
le précédent, et aucun autre ne joue un rôle aussi im-
portant dans l'étude des langues ouralo-altaïques. On lui
donne le nom d' « ougrien », de « finno-ougrien » ou
d' « ougro-finnois ».
Quant aux langues dont il se compose, elles ne sont
pas encore distinguées l'une de l'autre d'une façon bien
définitive. Donner voit ici deux sous-groupes. La branche
LES LANGUES OUP.ALO-ALTAIQUES. k'D
ougrienne comprendrait trois rameaux secondaires : l'os-
tiaque, le vogoul, le magyar. La branche finnoise com-
prendrait deux rameaux secondaires : le rameau per-
mien, se subdivisant, d'une part, en votiaque ; de l'autre,
en zyriène et en permien, puis le rameau volga-baltique.
Ce dernier rameau se subdiviserait lui -aussi : première-
ment, en variété du volga, comprenant le tchérémisse et
l û mordvin ; secondement, en variété du finnois occiden-
tal, comprenant tout le reste de la sous-famille, soit le
lapon, le live, le vepse, l'esthonien, le vote, et enfin le
suomi ou finnois proprement dit (Die gegenseitige ver-
wandtschaft der finnisch-ugrischen sprachen ; Helsing-
fors, 1879).
Le suomi occupe la plus grande partie de la Finlande,
mais il ne s'étend pas sur toute la côte du golfe de Both-
nie qui longe, un peu vers le nord, une bande de terri-
toire où l'on parle suédois, — à Vasa, par exemple ; —
au sud, le suomi n'atteint que sur des points peu impor-
tants le golfe de Finlande, dont la côte septentrionale —
Helsingfors et ses alentours — est également occupée
par des Suédois. On trouve encore un certain nombre de
Finnois aux environs de Saint-Pétersbourg.
Au suomi l'on rattache le karélien, qui s'étend au nord
jusqu'au territoire lapon, au sud jusqu'au golfe de Fin-
lande et au lac Ladoga, à l'est jusqu'à la mer Blanche et
aux bords du lac Onega, — et le tchoude, parlé sur un
territoire très morcelé, au sud de ce dernier lac : le vepse
est le tchoude du nord, le vote est le tchoude du sud.
Vesthonien, ou mieux l'eshte ou este, est beaucoup
moins répandu que le suomi et les idiomes qui lui sont
apparentés. Il est parlé par huit cent mille individus en-
viron et occupe la plus grande partie de la côte méridio-
nale du golfe de Finlande (Réval, Vésenbourg) ainsi que
la moitié septentrionale de laLivonie (Dorpat). On distin-
gue deux dialectes esthoniens, celui de Béval et celui
LINGUISTIQUE,
°
130 LA LINGUISTIQUE.
de Dorpat, se subdivisant à leur tour en plusieurs sous-
dialectes, mais ne s'étant jamais prêtés à une langue lit-
téraire commune. On essaya, mais en vain, vers la fin
du dix-septième siècle, de constituer un esthonien litté-
raire ; cette entreprise échoua complètement, comme elle
devait échouer (1). La littérature de l'esthonien le cède de
beaucoup à celle du suomi.
La langue Vive n'occupe guère plus que la pointe nord-
occidentale de la Courlande, quelques lieues carrées à
peine. Du côté de la terre elle est de plus en plus pressée
par un idiome indo-européen du groupe lithuanien, le
lette.
Disons quelques mots ici de la grammaire du suomi (2),
puis de la grammaire esthonienne.
Le système des consonnes du suomi est très simple.
Outre les explosives k, t, p, H possède les liquides r, l, les
nasales m, n, et une troisième nasale assez semblable à
celle de l'allemand « lang », puis s, h, v, y, (que l'on écrit
;'). Il ne connaît ni les explosives aspirées, ni « f ». Les
explosives faibles g, d, b, s'y rencontrent, mais on les
donne comme étrangères au fond même de la langue ;
elles remplaceraient des fc, t, p plus anciens.
Le suomi semble aimer l'hiatus, la rencontre de pïu-
seurs voyelles. Toutes les voyelles peuvent finir les mots,
sauf, en principe, la voyelle e. Il n'en est pas de même
de toutes les consonnes. Très souvent c'est la consonne n
que l'on rencontre à la fin des mots.
Nulle part, le principe de l'harmonie vocalique 'dont
nous aurons à parler ci-dessous avec plus de détails)
n'est plus frappant qu'en suomi. La syllabe radicale du
mot contient-elle une voyelle forte, les voyelles des suf-
(1) Wiedeman. Grammatik der eshtnischen sprache. Péters-
bourg, 1875. ...
(2) Keli.gren. Die grundzùge. der [inniscnen sprache mit rùck-
sicht auf den ural-altaischen sprachtstamme. Berlin, 1847.
LES LANGUES ODRALO-ALTAIQUES. 1.11
fixes doivent également être fortes ; contient-elle une
voyelle faible, les voyelles des suffixes doivent être fni-
bles ; contient-elle une voyelle neutre, moyenne, les
voyelles des suffixes doivent être faibles.
Notons qu'en suomi la formation des mots n'a jamais
lieu par des préfixes, c'est-à-dire que la racine occupe
toujours la première place et que les éléments qui la
dérivent sont agglutinés à la suite de cette même racine,
et non devant elle. D'autre part, de même qu'en magyar,
c'est sur la racine, c'est-à-dire sur la première syllabe du
mot, qu'est placé l'accent principal.
En somme le suomi est une langue très euphonique. Il
assimile volontiers les consonnes, notamment celles qui
terminent la racine et celles qui commencent les éléments
dérivatifs, les suffixes. A vrai dire, cette assimilation
n'est pas constante, mais lorsqu'il l'évite il recourt, pour
échapper au heurt de deux consonnes d'ordre différent,
;'i un autre procédé. Ce dernier consiste à introduire dans
la pi'ononciation fsinon l'écriture) une voyelle très brève
entre les deux consonnes en question. Ainsi pitkà « long »
se prononce pitikâ.
I es relations diverses que les langues à flexion ex-
priment en principe par leur cas sont rendues en suomi,
comme dans les autres idiomes altaïques, par l'aggluti-
nation de différents suffixes à la forme radicale du mot.
Pour exprimer par exemple l'idée du génitif, on emploie
l«î suffixe n : karhu « l'ours », karhun « de l'ours ». Le
suffixe chargé d'exprimer le pluriel est t lorsque le mot
est sujet de la phrase ; dans les autres circonstances,
c'est i qui se place entre le radical et le suffixe indiquant
la relation. Ainsi le thème lapse « enfant » donna nais-
sance aux formes suivantes : lapsen « de l'enfant », lapsei
(( les enfants », lapsein « des enfants ».
Le suomi annexe les pronoms personnels ou nom
substantif lorsqu'il s'agit de dire à quelle personne se
132 LA LINGUISTIQUE,
^apporte pe nom. Pour la première personne te pronom
ainsi suffixe est ni au singulier, mme au pluriel ; pour la
seconde personne c'est si au singulier, une au pluriel ;,
pour la troisième c'est nsa (ou nsd d'après les principes
d'euphonie) pour le pluriel comme pour le singulier.
C'est ainsi que de tapa « coutume » on forme tapani
« ma coutume », lapamme « nos coutumes », tapansa
<c sa coutume » ou « leurs coutumes ».
C'est également par une série de suffixes que le suomi
forme ce que l'on nomme son verbe. La racine toujours
invariable se place au commencement du mot, puis vien-
nent les suffixes indiquant que ce mot est causatif, dimi-
nutif, fréquentatif, puis les suffixes indiquant le mode,
puis les suffixes indiquant la personne, le sujet de l'ac-
tion.
Le système fies consonnes de l'esthonien n'offre rien de
particulier si ce n'est que les /, d, n, r, /, s, z, sont mouil-
lés en certaines circonstances. C'est ce que l'on indique
dans lécriture au moyen d'un signe-minute adjoint au
caractère : d\ n\ et ainsi de suite. Le dialecte de Dorpat
prononce les g, les d, les b plus énergiquement que ne le
fait l'autre dialecte ; il les change parfois en leurs cor-
respondantes fortes, k, t, p. Parmi les neuf voyelles es-
thoniennes on trouve ii (« u » français) et un son spécial
assez rapproché de o et de e. Tantôt ces voyelles sont
longues, tantôt elles sont brèves ; souvent elles forment
diphtongues.
En parlant des dialectes samoyèdes et du suomi, nous
avons dit quelques mots de l'harmonie vocalique, à la-
quelle nous consacrerons d'ailleurs, ci-dessous, un para-
graphe spécial. Le phénomène de l'harmonie vocalique,
de l'analogie qui doit se rencontrer entre la voyelle des
éléments dérivatifs et la voyelle de la syllabe radicale,
est loin d'être généralisé en esthonien. Il ne se présente
réellement que dans la partie orientale du dialecte de
LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 133
Dorpat, mais on en trouve cependant des traces évidentes
dans l.i partie occidentale du même dialecte ainsi qu'à
l'ouest et au sud du dialecte de Réval.
L'accent principal en esthonien tombe sur la première
syllabe ; cette syllabe est en réalité la syllabe radicale.
Le procédé de formation des mots auquel on donne
abusivement le nom de déclinaison se prête ici, comme
dans les autres langues agglutinantes, à une foule de
soi-disant cas. Le nombre de ces derniers n'est limité
(pie par le nombre même des postpositions que l'on peut
joindre au mot. En esthonien on en compte tantôt une
dizaine, tantôt une vingtaine. Cette hésitation des gram-
mairiens suffit à démontrer combien ces prétendus cas
diffèrent des cas réels de la déclinaison des langues indo-
européennes ou de celle de l'arabe littéral.
De ce que l'on appelle la conjugaison nous ne dirons
d'autre part qu'une seule chose, c'est qu'elle est tout à
l'ait analogue à celle du suomi.
Le lapon occupe l'extrême nord-ouest de la Russie (au
nord du karélien) et quelques régions du nord de la Suède
et de la Norvège. On y reconnaît quatre dialectes. Nous
ne dirons rien de particulier de sa grammaire qui con-
corde d'une façon très nette avec celle du suomi et celle
de l'esthonien, dont nous venons de nous occuper.
Les idiomes finnois du Volga se divisent en deux bran-
ches : le tchérémisse et le mordvin.
Le tchérémisse est parlé par deux cent mille individus
environ, sur la rive gauche du Volga. Le territoire qu'il
occupe est assez rapproché de Kazan à l'ouest, de Nijni
Novgorod à l'est, mais cependant il n'est point contigu à
ces deux villes. On reconnaît dans le tchérémisse deux
dialectes : un dialecte de la plaine, un dialecte de la
montagne.
Le mordvin est parlé dans un certain nombre d'îlots
peu considérables, par près de sept cenl mille individus.
134
LA LINGUISTIQUE.
On le rencontre à l'est et à l'ouest du Volga, à la hauteur
de Simbirsk, de Stavropol, de Samara et même un peu
plus au sud. Il se divise en deux dialectes, l'erza et le
inokchà.
Entre le mordvin et le tchérémisse, se trouve placé le
tchouvache, idiome ouralo-altaïque lui aussi, mais qui
appartient au groupe turc ou tatar, non point au groupe
finnois qui nous occupe actuellement.
Le pcrmien, parlé par environ soixante mille individus,
le zyriène par quatre-vingt mille (ou peut-être davantage),
le votiaque par plus de deux cent mille, se rencontrent
plus ni nord. Le votiaque occupe un territoire relative-
ment assez compacte, au nord-est du tchérémisse, au sud
de Glasov. Le permien s'étend au nord du votiaque, à
l'ouest de la rivière Kama, à la hauteur de Solikamsk.
Le zyriène, plus au nord que ses deux congénères, occupe
un territoire beaucoup plus vaste, et, confinant du côté
est au vogoul dont nous parlerons tout à l'heure, il at-
teint au nord la limite du samoyède.
On donne le nom de rameau « ougrien » au vogoul,
a l'ostiaque et au magyar.
Le vogoul est parlé par environ sept mille individus,
Vostiaque par une vingtaine de mille. Le premier s'étend
à l'est du zyriène, sur des régions très peu peuplées ; le
second, plus à l'est encore, occupe sur une grande lon-
gueur les rive de l'Ob et confine à la limite méridionale
du samoyède. Le vogoul comprend au moins deux dialec-
tes ; quant à l'ostiaque, il varie a [rkutsk, à Surgut, à
Obdorsk.
Nous devons nous arrêter sur le magyar avec plus d'at-
tention. La position géographique, les relations politiques
des cinq millions d'individus qui parlent cette langue, sa
littérature, assez remarquable, lui donnent une place
spéciale parmi tous les autres idiomes du groupe fin-
nois.
LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 135
Le magyar ou hongrois s'étend sur deux régions d'iné-
gale grandeur et séparées l'une de l'autre par un espace
d'environ quarante-cinq à cinquante lieues.
Le groupe principal, celui de l'ouest, présente la forme
d'un pentagone irrégulier aux angles duquel se trouvent
placées les villes de Presbourg (en magyar Pozsony, où
confinent l'allemand à l'ouest et au sud, le slovaque au
nord, le magyar à l'est) ; Unghvar, de langue slovaque ;
Nagy Banya, de langue magyare ; Novi Sad (en alle-
mand Neusatz, sur la limite du magyar et du serbe de
si unie) ; Unt. Limbach, de langue magyare (un peu au
nord de Varasdin, en Croatie). La plus grande hauteur de
ce pentagone est d'environ quatre-vingts lieues, sa plus
grande largeur de cent et quelques lieues. Il ne forme
pas d'ailleurs un territoire compact ; il renferme un
certain nombre d'enclaves de langue slovaque au nord,
de langue serbe au sud, de langue allemande à l'ouest
et au sud.
Le groupe magyar oriental est plus homogène ; six
fois moins étendu, approximativement, que le groupe
de l'ouest, il se trouve (avec deux îlots de langue alle-
mande accolés à sa frontière occidentale, Mediasch,
Kronstadt) situé juste au milieu de la région de langue
roumaine. Ce second territoire magyar, dont les princi-
pales localités sont peu considérables (Maros-Vasarhely,
Udvarhely), forme l'extrême sud-est du royaume de
Hongrie.
On a cherché à expliquer de diverses façons, mais tou-
jours sans succès, le mot de « magyar ». Celui de « hon-
grois » nous paraît tout aussi obscur. Rappelle-t-il l'ori-
gine des Magyars, c'est ce que nous ne pouvons décider.
La question, d'ailleurs, n'a qu'une importance secon-
daire (1).
^1) Sayous. Les origines de l'époque païenne de l'histoire des
136 LA LINGUISTIQUE.
On suppose, avec assez de vraisemblance, que l'inva-
sion d'Attila ne fut qu'une première incursion des peuples
proches parents des Magyars actuels. Quoi qu'il en soit,
ceux-ci sont absolument isolés aujourd'hui des autres
populations de langue finnoise et se trouvent enveloppés
de tous côtés par l'allemand, le roumain et différents
idiomes slaves ; il est hors de doute que dans un petit
nombre de siècles leur propre langue aura vécu, en dépit
des privilèges que les conditions politiques lui auront
octroyés à profusion. Elle ne disparaîtra pas d'ailleurs
sans laisser une histoire honorable. Son monument le
plus ancien est de la fin du douzième siècle. Entre autres
écrits du quinzième siècle, on possède une version de la
Bible, et parmi ceux du seizième, une légende de sainte
Marguerite. Nous n'avons pas à nous étendre ici sur
l'histoire littéraire du magyar ; les productions de cette
langue restent malheureusement lettre close pour la
plupart des érudits et des lettrés étrangers. Cela est par-
ticulièrement regrettable à notre point de vue. Nombre
de bons écrits grammaticaux sur les langues ouralo-
altaïques sont rédigés en magyar et sont condamnés par
là même à ne se répandre que très lentement. Les sa-
vants hongrois sont habitués, aujourd'hui encore, à ma-
nier assez bien la langue latine ; que ne l'emploient-ils
pour nous faire connaître leurs propres travaux ?
On compte un certain nombre de dialectes magyars, les
uns appartenant à la basse Hongrie (dialectes de De-
breezin, de Szegedin, etc.) et ceux de la haute Hongrie.
Toutefois, leurs différences sont relativement minimes,
et l'on peut dire que la langue magyare n'a pas varié
d'une façon considérable depuis l'époque de ses plus
anciens documents historiques. Elle a été influencée tour
Hongrois-, Paris, 1847, Riedl. Magyarisehe grammatik. Vienne,
isr.s. Introduction . CAsmÉN. Ucber di<- ursilzc des (innischen
oolkes. Helsingfors, 1849.
LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 137
à tour, il est vrai, par Le turc, par les idiomes slaves] par
l'allemand, par d'autres langues encore, mais son fond
es1 resté essentiellement le même.
Depuis que le royaume de Hongrie a repris une im-
portance toute nouvelle, aux dépens des provinces serbes
et roumaines de la monarchie austro-hongroise, le ma-
gyar a gagné également une nouvelle importance, au
moins à ce point de vue. Mais ses productions ont été trop
souvent pensées en allemand, et elles se ressentent pro-
fondément de l'éducation étrangère de leurs auteurs.
Jetons sur la phonétique et la structure de cette langue
un rapide coup d'œil.
Le matériel phonique du magyar est peu compliqué :
sept voyelles brèves, a, e (plus ou moins ouvert), i, o, u,
(« ou » français), ô (« eu » de « feu »), il (« u » français,
« ù » allemand) et leurs sept correspondantes longues ;
ers dernières sont marquées dans l'écriture par la super-
position d'un accent incliné à droite : ri, é, ô, û, etc. Les
consonnes ne sont pas fort nombreuses, mais quelques-
unes d'entre elles, ty et gy, n'ont point de correspondante
française. Il serait plus simple, sans doute, de les ren-
dre par un signe unique (par exemple c' et y). A coup
sûr la transcription est détestable, lorsqu'il s'agit des sz,
z& et s magyar. En effet, sz a le son de notre « s » dans
<( sœur, sa, son » ; zs celui du z croate et tchèque, c'est-
à-dire « j » français ; s celui du s croate et tchèque, soit
le « ch » français de « chercher ». Il serait malheureuse-
ment inutile, à l'heure actuelle, de tenter la réforme de
ce système défectueux. Les Slaves ont compris, depuis
longtemps, l'importance d'une modification de cette es-
pèce et l'ont réalisée en très giande partie (1) ; mais il y
(1) Picot. Tableau phonétique des principales langues usuel-
les. Revue de linguistique, t. VI, p. 363. Paris, 1874. Dans ce
tableau, le magyar < - l le ture représentent les langues auralo-
altàïques.
138
LA LINGUISTIQUE.
a peu d'espoir que les magyars accèdent à une réforme
semblable.
De même qu'en suomi, la racine, dans le mot magyar,
occupe la première place ; il est rare qu'elle se trouve
précédée d'un préfixe. Le mot magyar, en principe, est
donc formé sur ce type dont nous avons parlé ci-dessus :
R + R ou R +r + r, etc., c'est-à-dire racine + suffixe, ou
racine + suffixe + suffixe, et ainsi de suite. La forme pré-
fixe + racine ou préfixe + racine + suffixe est relativement
rare. Elle serait due à l'influence des langues indo-euro-
péennes, et l'histoire elle-même de l'idiome magyar en-
seigne qu'elle est récente.
Le magyar est soumis à des lois d'harmonie vocalique.
C'est là un sujet particulier sur lequel nous ne devons
pas nous arrêter ici et que nous examinerons d'ensemble
après avoir parlé de toutes les langues ouralo-altaïques.
Rappelons simplement que l'harmonie vocalique consiste
en ce fait, que les voyelles des éléments suffixes à la ra-
cine s'assimilent à la voyelle de cette racine.
Tout comme en finnois, l'accent se pose en magyar sur
la syllabe radicale, qui est placée, ainsi que nous l'avons
dit, en tête du mot. La racine est-elle précédée d'un pré-
fixe (nous avons dit également que cette hypothèse était
fort rare), c'est sur ce préfixe que tombe l'accent. En
d'autres ternies, l'accent pèse sur la syllabe initiale,
sur la première syllabe du mot.
La formation des mots, c'est-à-dire la dérivation de la
racine, est des plus simples. Le pluriel est indiqué par un
élément agglutiné : hdz-hak « les maisons », atyâ-k « les
pères ». Quant aux éléments indiquant la. notion de cas,
ils ne viennent se juxtaposer qu'après ce signe du plu-
riel. Au singulier, par exemple, l'on dit atxja « pater » et
atxjat « patrem », au pluriel atydk et atyâkat, le premier
rendant le nominatif latin, le second rendant l'accusatif.
Un article s'est formé dans la langue magyare. C'est az
LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 139
devant les voyelles, a devant les consonnes : az ember
" L'homme ».
La dérivation verbale du magyar est assez riche : c'est
une suite d'éléments agrégés les uns aux autres. Elle in-
corpore (ainsi que cela se passe dans toutes les langues
du groupe finnois) le pronom de la troisième personne
lorsqu'il est régime direct :
r<ir « il attend », forme simple au singulier ;
vârja « il l'attend », forme objective au singulier ;
vârjâk « ils l'attendent », forme objective au pluriel.
I);ins ces différents exemples, l'élément ja indique le
pronom régime « lui », et k est le signe du pluriel.
El non seulement le magyar peut incorporer le pro-
nom régime de la troisième personne, mais il peut in-
corporer également celui de la deuxième. Cela n'a lieu,
il est vrai, que dans l'hypothèse où le sujet est à la pre-
mière personne du singulier. A côté de vdrok « j'at-
tends », il dit vdrlak « je t'attends ». Cette faculté d'in-
corporer le régime de la seconde personne est un fait à
relever soigneusement. Nous verrons plus loin que le
basque fait encore mieux sous ce rapport que les lan-
gues ouralo-altaïques et qu'il incorpore non seulement le
régime direct (comme dans « je le donne »), mais encore
le régime indirect (comme dans « je te le donne »).
Tous les idiomes que nous venons de passer rapide-
ment en revue, sont incontestablement parents les uns
des autres et se rattachent à une souche commune. On
a commencé à appliquer à leur étude la méthode com-
parative, mais ce travail est des plus délicats. Il s'agit ici
d'idiomes séparés les mis des autres depuis de longs siè-
cles et qui ont subi l'influence presque continuelle des
langues indo-européennes, dont 1 organisation est supé-
rieure à la leur propre.
La comparaison des diverses langues finnoises révèle
des variations phonétiques curieuses, mais elle ne mon-
140 LA LINGUISTIQUE.
Ire, on somme, rien de bien nouveau. Citons quelques
exemples. Le mot « main » se dit kdte en suomi, kdzi en
vepse, tchàsi en vote, kdsi en esthonien, lidiz en
live, giet et kdt en lapon, ki en zyriène, en permien et en
votiaque, ked en mordvin, ket en tchérémisse, kêi OU kôt
en ostiaque, katen vogoul ; «poisson » est kala en suomi,
guolle en lapon, kal en mordvin, 7/ m £ en vogoul, liai en
nu-.gyar.
En général, il semble que le magyar a réduit et abrégé
les mots primitifs, tandis que le suomi montre, au con-
traire, une tendance très accusée à multiplier les voyel-
les. La comparaison de l'ancien et du nouveau magyar
révèle des faits analogues et nous montre que cette lan-
gue a subi dans son propre sein des permutations qui
sont aujourd'hui normales entre elle-même et ses con-
génères.
F. Budenz compte dans l'ensemble des langues ougrien-
nes neuf voyelles et trente-trois consonnes, parmi les-
quelles le « j » français, les deux « ch » allemands, les
semi-linguales' de l'ostiaque, le d faible et sifflant du
lapon et les consonnes mouillées. Aucun des dialectes de
cette famille n'a de système graphique véritablement ori-
ginal.
Les idiomes finnois ne connaissent réellement pas la
distinction des genres, mais ils possèdent les trois nom-
bres. Le duel et le pluriel sont indiqués par des suffixes
différents.
Ainsi que nous l'avons dit, l'article n'est employé d'une
façon conforme à nos habitudes qu'en magyar : az de-
vant les voyelles, a devant les consonnes. Le mordvin,
toutefois, sait déterminer les noms, comme le fait la
langue basque, en leur postposant le prénom démonstra-
tif de la troisième personne. Le zyriène et le votiaque ont
quelque chose d'analogue, et F. Bûdenz retrouve égale
ment des traces de ce procédé dans d'autres langues de
LES LANGUES OURALQ-ALTAIQUES. Ml
la même famille. En magyar, en effet, l'affixe de fa troi-
sième personne, a ou e « son », est un élément dérivatif
très commun : Pest vârosa « la ville de Pesth », mot à
mot « Pesth sa ville ».
Il est bon de le répéter, de même que dans toutes les
langues agglutinantes, il n'y a point ici de véritable décli-
naison. On se sert de postpositions, de particules, dont
le sens est celui de nos prépositions, et que l'on place à la
fin des mots ; dans l'écriture on a pris l'habitude de ne
point les en séparer. Les augmentatifs, les diminutifs, les
superlatifs sont formés de la même façon. Les suffixes
qui correspondent aux cas de nos langues indo-européen-
nes anciennes, se placent toujours les derniers, par la
raison bien simple qu'ils n'affectent pas le sens intime
du mot, mais qu'ils indiquent seulement sa manière
d'être (à, dans, avec, de) vis-à-vis des autres termes de la
proposition. Le nombre de ces suffixes est considérable,
aussi les auteurs qui s'avisent de rédiger des grammai-
res de langues agglutinantes à la façon des grammaires
du grec et du latin, ont-ils imaginé de leur donner une
quantité de prétendus cas, pour lesquels ils ont inventé
les noms en « if » les plus baroques. Il eût mieux valu
parler simplement de suffixes ou de postpositions.
Nous avons traité également de la remarquable faculté
d'incorporer dans le nom le pronom qui lui sert de ré-
gime direct : « je le vois, je le prie », et nous avons dit
qu'en un certain cas le magyar pouvait incorporer le
pronom de la seconde personne, « je te vois, je te prie ».
Le vogoul fait de même, quel que soit le sujet : « je te
vois, il te voit » ; le mordvin, enfin, incorpore même le
régime de la première personne et dit en un seul mot
(( il me voit, il me prie ». Notons d'abord que ces idiomes
possèdent également les formes où ce régime n'est pas
incorporé.
Ces observations sur le groupe finnois des langues ou-
143 la linguistique.
ralo-altaïques sont assez succinctes, mais elles suffisent,
nous semble-t-il, à le caractériser et à montrer quelle
est son importance, aussi bien que son intérêt.
III. Le groupe turc.
On lui donne aussi le nom « tatar », et fort impropre-
ment celui de « tartare », qui n'est qu'un mauvais jeu
de mots. Les peuples qui parlent les nombreux idiomes
formant le groupe turc s'étendent aujourd'hui sur les
rivages de la Méditerranée orientale aux bords de la
Lena en Sibérie. On enseigne communément que leur
point d'origine fut le Turkestan (1) ; c'est de là que rayon-
nèrent, depuis les âges historiques, des hordes nombreu-
ses et intrépides qui conquirent en Asie de vastes régions
et poussèrent en Europe jusque sur le territoire français.
Au point de vue linguistique, les Turcs, dans la plus
large extension du mot, se partagent en cinq famil-
les, parlant chacun un idiome distinct divisé à si m
tour en un plus ou moins grand nombre de variétés. En
allant de l'est à l'ouest et du nord au sud, ces cinq ra-
meaux sont le yahoiit, Vouigour, le nogaïque, le kirghiz,
le turc proprement dit.
Le yakout est parlé par deux cent mille individus en-
viron, au milieu des peuplades tongouses dans la Sibé-
rie du nord-est.
On compte trois dialectes ouigours : Vouigour propre-
ment dit, le djagataïque, le turcoman. La langue oui-
goure est de toutes ses congénères celle qui a atteint le
(1) Abkl RtfMusvr. Recherches sur les langues lalares, p. 328.
Paris, 1820.
LES LARGUES OURALO-ALTAIQUES. 143
plus haut degré de culture littéraire. Elle s'écrivait en-
core au cinquième siècle de notre ère, comme en témoi-
gnent les auteurs chinois, à l'aide d'un alphabet original,
perdu depuis lors et remplacé, sous l'influence des mis-
sionnaires nestoriens, par un système dérivé de l'al-
phabet syriaque, comme celui des Mandchous, des Kal-
mouks, des Mongols (1).
Le nogaïque est parlé par environ cinquante mille per-
sonnes vers l'embouchure du Volga, à Astrakan, dans
quelques districts situés entre la mer Noire et la mer
Caspienne, dans un petit territoire au nord de la mer
d'Azov et dans tout3 la Crimée C'est la langue des Ta
tars proprement dits. Le dialecte koumuque est parlé
au nord-est du Caucase.
Certains auteurs rattachent le lnrghiz au nogaïque.
Les Kirghizes noirs, ou Bouroutes, habitent la partie du
Turkestan qui se rattache à la Chine. Les Kirghizes ka-
saks s'étendent plus à l'ouest jusqu'au lac d'Aral et jus-
qu'au nord de la mer Caspienne.
La cinquième famille est celle des dialectes turcs pro-
prement dits. On y rattache le tchouvache, parlé, comme
nous l'avons dit plus haut, entre deux idiomes finnois, le
mordvin et le tchérémisse. Il occupe un territoire com-
pact assez important au sud-ouest de Kazan et un grand
nombre de petits îlots disséminés aux environs de Sim-
birsk. Le tchouvache offre des particularités remarqua-
bles, et certains auteurs l'ont regardé comme un mélange
de turc et' de finnois, ce qui, d'ailleurs, n'est pas exact.
W. Schott a démontré clairement qu'il appartenait au
groupe turc, mais pour certains auteurs il se rattache-
rait, dans ce groupe, non pas au turc proprement dit,
mais bien au nogaïque.
(1) ABEt Rêmusat. Op. cit., p. 254.
144 LA LINGUISTIQUE.
Le turc, qui, do tous les dialectes de ce groupe, est le
plus intéressant pour les Européens, ne doit pas être con-
sidéré comme le plus pur et le plus correct des idiomes
de sa famille. Il varie d'ailleurs d'une façon très mar-
quée dans les différentes localités où il est parlé ; la lan-
gue des hommes du peuple de Constantinople est beau-
coup moins mélangée d'éléments empruntés à l'arabe
que ne l'est celle du lettré, du fonctionnaire, de l'osmaidi.
C'est de cette dernière langue que nous allons donner
une rapide esquisse. On peut d ailleurs considérer l'os-
rnanli comme le type le plus frappant d'un idiome agglu-
tinatif, tant sa structure est claire et précise. Les gram-
maires turques ne font pas défaut, mais la plupart d'en-
tre elles sont faites sans critique ; nous nous servons
spécialement de celle de Redhouse (1).
Le turc s'écrit à l'aide de l'alphabet arabe, qui lui con-
vient pourtant aussi peu que possible. Nous avons dit
plus haut, et nous le montrerons tout à l'heure, que les
voyelles jouent un rôle des plus considérables dans les-
"langues ouralo-altaïques ; or, l'écriture arabe se prête
fort mal à la distinction des voyelles. L'alphabet turc se
compose de trente et un caractères, susceptibles de rece-
voir chacun douze signes modificatifs, dont les uns re-
présentent les diverses voyelles, tandis que les autres
indiquent que la consonne qu'ils accompagnent doit être
prononcée double, ou doit, au contraire, n'être pas pro-
noncée du tout. Sans nous arrêter à ces considérations,
si nous recherchons quels sont les éléments phonétiques
de la langue turque, nous y trouvons sept voyelles sim-
ples : o; e, ô, u (prononcez « ou »), eu (en un seul son),
deux û (« u » français), l'un bref, l'autre long ; notre
voyelle nasale « in » (de « maintien ») ; la demi-voyelle
(11 Grammaire rai^nnnce rie la langue nllomanr. P.ins. 1846.
LES LANGUES OURALO-ALTAÏQUES. 145
y. Nous y trouvons aussi vingt-deux consonnes, dont un
certain nombre de soufflantes gutturales et de sifflantes.
Redhouse envisage le vocalisme turc un peu différem-
ment ; on consultera avec fruit, à ce sujet, les ta-
bleaux de E. Picot dont nous avons parlé ci-dessus.
La langue turque est toute subordonnée à une règle
impérieuse d'harmonie vocalique, sur laquelle nous re-
viendrons dans un des prochains paragraphes, et qui
s'applique même, chez elle, aux mots empruntés à l'arabe
et au persan.
C'est en vertu de cette règle que la finale des infinitifs
! -t en maq, si la voyelle accentuée du mot est forte ; en
meh, si cette voyelle est faible ; on dit, par exemple, sev-
in il; « aimer » et yazmaq « écrire ».
La distinction des genres que l'on reconnaît en turc
pour les mots d'origine persane ou d'origine arabe est
tout étrangère, primitivement, aux langues tatares. Le
turc n'a que deux nombres : le singulier et le pluriel,
mais il conserve leur duel aux mots empruntés par lui à
l'arabe. Comme toutes les langues ouralo-altaïques, il ex-
prime ce que nous appelons les cas dans les langues
indo-européennes, par des postpositions, c'est-à-dire par
des syllabes indépendantes placées à la fin des mots et
jointes à ces mots dans l'écriture.
Le signe du pluriel, qui est lar ou 1er suivant la nature
de la voyelle dominante du mot, s'intercale entre le nom
et les suffixes qui sont postposés : oda « la chambre »,
odada « dans la chambre » ; pluriel : odalar « les cham-
bres », odalar dn « dans les chambres ». C'est le procédé
général des langues ouralo-altaïques.
La véritable nature de ces suffixes terminaux est si
bien celle de nos prépositions, qu'un seul d'entre eux suf-
fit pour une série de mots subordonnés, tels, par exem-
ple qu'un substantif joint à des adjectifs.
Quelques-uns de ces suffixes ont d'ailleurs une exis-
UNGUIST1QUE. 10
H6 LA LINGUISTIQUE.
tence propre, une existence indépendante, et servent
comme des noms communs dans le langage habituel.
L'adjectif, qui n'est qu'un nom qualificatif, se place tou-
jours avant le nom auquel il sert d'épithète. Les degrés
de comparaison sont exprimés par l'adjonction de mots
au sens de « plus, davantage, moins », etc.
Quant aux prénoms, ils sont ou bien isolés, ou bien
joints au nom : tefter « cahier », tefterim « mon cahier».
En ajoutant l'élément du pluriel, nous avons tefterlerim
« mes cahiers », en ajoutant la postposition locativc
tefterimde « dans mon cahier ». On voit que ce procédé
est 'les plus simples.
On a souvent cité pour la richesse et la variété de ses
formes ce que l'on appelle la conjugaison du turc. Pour-
tant, il faut le reconnaître, malgré le vaste échafaudage
de temps, de modes et de voix dérivées qu'édifient les
grammairiens, le finnois ici l'emporte nettement sur le
turc Le magyar, par exemple, formule en un seul mot
cette proposition « il l'attend » : vdrja (comparer vâr « il
atend »), en incorporant le régime direct. Le turc ne
-aurait en faire autant.
Sa grande originalité, c'est ce que l'on appelle ses voix
dérivées, c'est la façon. dont il combine les formes expri-
mant diverses nuances des manières d'être d'une seule et
même action. A la racine pure et simple, il ajoute, dans
ce but, un certain nombre de suffixes (dont la voyelle
varie, bien entendu, selon les règles de l'harmonie). Voici
quelques exemples de cette faculté de combinaison.
La forme sevmek, ainsi que nous l'avons dit tout à
l'heure, signifie « aimer » : étant donnés les suffixes ma,
me, indiquant la négation ; dir, la causalité ; il, le pas-
sif ; in, le sens réflectif, nous trouvons les formes sevme-
mek « ne pas aimer », seviirmek « faire aimer », sevil-
mek « être aimé », sevinmek, « s'aimer », sevinmemek,
« ne pas s'aimer », sevdirmemek, « ne pas faire aimer ».
LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 147
Chaque racine pourrait fournir de cette façon une cin-
quantaine de formes dérivées.
C'est également par l'intercalation de certains élé-
ments entre la racine et la terminaison personnelle, que
l'on arrive à formuler les notions de temps ou de moda-
lité. Mais à côté de ce procédé très naturel, le turc en
possède un autre non moins simple, fondé sur la substi-
tution d'une périphrase à une forme simple, et qui con-
siste à unir les divers participes avec l'auxiliaire « être ».
On peut exprimer de la sorte une foule de nuances très
variées et très fines.
Nous ne parlerons pas de la syntaxe turque ; cela nous
conduirait hors des bornes de ce travail. Nous pouvons
dire toutefois qu'elle est d'autant plus compliquée, que
l'idiome s'est notablement altéré par l'intrusion de mots
étrangers. Il en résulte que les grammaires sont pleines
de règles dont les unes ne s'appliquent qu'aux mots per-
sil us, dont les autres ne s'appliquent qu'aux mots ara-
bes et dont quelques-unes sont communes à ces deux
catégories d'éléments, sans s'appliquer davantage aux
mots d'origine tatare. Ajoutons que le vocabulaire otto-
man est profondément mélangé de mots sémitiques et
Indo-européens empruntés successivement aux Persans
et aux Arabes.
Le turc est parlé, en Asie, dans l'intérieur de l'Asie Mi-
neure : la côte appartient à la langue grecque, aussi bien
au nord et au sud que sur la mer de Marmara. En Eu-
rope, il ne s'étend que sur une faible partie de l'empire
ottoman, où il n'occupe nulle part, d'ailleurs, des contrées
bien considérables. Ses îlots les plus importants sont
situés au sud et à l'est de l'empire : en pays de langue
grecque, à Larisse en Thessalie, ça et là dans la Thrace ;
en pays de langue bulgare, dans quelques îlots dissé-
minés autour de Philippopoli, et spécialement au nord-
est de la péninsule, en dessous de Silistrie. Dans l'île de
148 LA LINGUISTIQUE.
Candie, le turc possède encore, au centre même de l'île,
un petit territoire assez compacte ; mais, là aussi, la
langue grecque gagne sur lui.
IV. Le groupe tongouse.
Ce groupe comprend • trois branches distinctes : le
mandchou, le lamoute, le tongouse proprement dit.
Les Tongouses, au nombre d'environ soixante-dix mille
individus, habitent dans la Sibérie centrale. Les Lamou-
tes, qui se rattachent aux Mandchus, s'étendent plus au
nord-est. Les Mandchous occupent le nord-est de la
Chine.
Le système d'écriture du mandchou est assez curieux.
Il dérive de l'écriture syriaque. Son alphabet comprend
vingt-neuf signes ayant chacun une forme triple, comme
cela se présente dans l'arabe : on y distingue, en effei,
les lettres initiales, les lettres médianes et les lettres ter-
minales. D'ailleurs, ces trois sortes de caractères diffè-
rent peu les uns des autres. Il s'y ajoute quelques si-
gnes complexes dérivés du chinois et destinés, vraisem-
blablement, à la transcription des mots d'emprunt. Les
caractères mandchous sont formés, pour la plupart, d'une
barre et d'appendices recourbés ; ils s'écrivent de haut en
bas, et les lignes se suivent de gauche à droite. On recon-
naît là l'influence des Chinois. Quant aux dialectes ton-
gouses de la Sibérie, ils ne possèdent pas de système
graphique particulier.
Il y a peu à dire sur les voyelles du mandchou, mais
son système de consonnes est assez compliqué et la clas-
sification n'en est pas facile. On y trouve do doubles k, g,
h, t, cl, dont les uns no peuvent se joindre qu'aux voyel-
les fortes « .'t, o, ô \ les seconds qu'aux voyelles dites
neutres « i, u » et à In voyelle dite faible « e » (distinc-
LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 149
tion dont nous parlerons tout à l'heure en nous occu-
pant de l'harmonie vocalique). Un phénomène assez cu-
rieux (et qui se retrouve dans les langues dravidiennes),
c'est que les mots ne peuvent commencer par les explosi-
ves faibles « b, d, g ». Le mandchou connaît les sons
« tcli, dj » du français, plusieurs « n », différentes sif-
flantes (1). Les dialectes sibériens, chez lesquels les con-
sonnes douces peuvent se présenter au commencement
des mots, emploient un bien plus grand nombre de sons ;
on y trouve quantité de consonnes mouillées, analogues,
par exemple, aux « gy, ty, ly » du magyar. L'accent
tombe sur la dernière syllabe.
En mandchou, le nom n'a ni genre ni nombre ; les dia-
lectes tongouses, mieux avisés, ont conservé un signe
du pluriel : bira « la rivière », biradu, « dans la rivière »,
biral, « les rivières », biraldu, « dans les rivières». En
mandchou, c'est par un moyen syntaxique que s'exprime
l'idée du pluriel ou par l'emploi simultané d'un mot
indiquant cette notion.
Comme dans les autres idiomes altaïques, c'est par
l'adjonction de suffixes à la racine principale que se
rend l'idée des cas, l'idée des prépositions du français :
mandchou et tongousc bira « la rivière », mandchou bi-
rade, « dans la rivière », tongouse biradu, même sens.
La dérivation à idée verbale est analogue à celle du
turc et des autres langues agglutinantes ; on y rencon-
tre une quantité de formations secondaires. La racine
« boire » donne, par exemple, des formes dérivées dont
le sens est « faire boire, venir de boire, aller boire, boire
ensemble », et ainsi de suite. Dans toute cette impor-
tante partie de la grammaire, les dialectes sibériens pro-
cèdent exactement comme le mandchou, mais avec plus
(1) L. Adam. Grammaire de, la langue mandchou. Paris 1872.
Du même auteur : Grammaire rie la lamine lonqouse. Pnris,
187<i.
150 LA LINGUISTIQUE.
d'abondance. Ils ont notamment un plus grand nombre
de voix dérivées.
Le vocabulaire mandchou-tongouse est assez pauvre,
ainsi qu'il est facile de le supposer. Nous voyons qu'il ne
connaît pas à proprement parler de verbe « avoir », et
nous constatons qu'il a emprunté beaucoup de mots au
chinois en les altérant plus ou moins.
La question de savoir qui peut réclamer la priorité sur
son congénère, soit du mandchou, soit du tongouse pro-
prement dit, est tranchée par Lucien Adam au profit de
ce dernier idiome. Le tongouse possède en effet le signe
de pluralité, les pronoms possessifs affixes et d'autres élé-
ments importants qui sont étrangers au mandchou. Les
deux idiomes d'ailleurs sont très proches parents, comme
le démontre l'identité constante des principaux pronoms,
des noms de nombre, des suffixes les plus importants et
de la grande généralité du vocabulaire. Evidemment, ils
sont issus d'une même souche et leur séparation n'a eu
lieu qu'après une assez longue période de développement
grammatical commun.
V. Le groupe mongol.
Il comprend trois dialectes. Le mongol oriental, parlé
dans la Mongolie proprement dite, c'est-à-dire dans la
partie centrale du nord de la Chine, à l'ouest du terri-
toire mandchou. Le kalmouk, ou mongol occidental, qui
a pénétré en Russie jusque sur la rive gauche de la mer
Caspienne, vers l'embouchure du Volga, onde le kirghiz
et le nogaïque, appartenant tous deux, ainsi que nous
lavons dit, au groupe turc ou tatar. Le bouriate est parlé
par deux cent mille individus environ, aux alentours du
lac Baïkal, dans la Sibérie du sud. On trouve encore
d'autres idiomes mongols aux environs de Kaboul.
LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 151
Bien que ces idiomes offrent tout autant d'intérêt que
ceux du groupe précédent, nous n'en dirons que quelques
mots rapides. L'ensemble de leurs caractères est très ana-
logue, en effet, à tout ce que nous avons vu dans le cours
de ce chapitre ; c'est dans le vocabulaire ou dans le de-
gté de développement grammatical que se trouvent les
principales différences existant entre le tongouse et le
mongol.
Le mongol possède un alphabet assez analogue à celui
du mandchou, et dérivant comme lui (ainsi que l'alpha-
bet kalmouk) de l'écriture syrienne. Il comprend sept
voyelles, a, c, i, o, u (« ou » français), eu français, û
(notre « u »), et dix-sept consonnes, parmi lesquelles on
compte les sons ts et dz ; la forme des caractères varie
selon qu'ils se trouvent placés au milieu, au commence-
ment ou à la fin des mots. Chaque consonne, ainsi que
cela se passe dans l'alphabet hindou, est accompagnée
d'une voyelle, sauf dans le cas où cette consonne est ter-
minale.
L'harmonie vocalique, qui caractérise les idiomes ou-
ralo-altaïques, se retrouve dans les langues du groupe
mongol, mais avec quelques particularités. Parmi les
faits phonétiques propres à cette famille, on peut relever,
en bouriate, l'élision des voyelles finales et certaines mo-
difications qu'éprouvent les consonnes lorsqu'elles sont
en contact.
D'autre part, remarquons qu'en mongol les pronoms
régimes ne sont pas incorporés, à la différence de ce qui
se passe dans presque toutes les autres langues ouralo-
altaïques. Tandis, par exemple, que le turc rend en un
seul mot ces expressions « je le vois, je le mange », le
mongol les rend par deux mots.
Le bouriate, l'obscur bouriate, joue dans la classe mon-
gole un rôle très important ; selon L. Adam, le déve-
loppement grammatical du bouriate est d'autant plus
152 LA LINGUISTIQUE.
instructif que l'on peut y reconnaître les formes inter-
médiaires par lesquelles ont passé les pronoms pour de-
venir des suffixes. Ce phénomène de la supériorié d'un
idiome pour ainsi dire sauvage sur des langues litté-
raires et cultivées connue le sont le mongol et le mand-
chou, est loin d'être rare.
VI. De l'harmonie vocalique et de la pwenté des langues
ouralo-altaïques.
Le phénomène de l'harmonie des voyelles dans les lan-
gues altaïques est d'autant plus important qu'il constitue
un des principaux arguments sur lesquels on -s'appuie
d'habitude pour affirmer la parenté du samoyède, du fin-
nois, du turc, du tongouse, du mongol. Qu'est-ce donc
que l'harmonie vocalique, quel est son caractère, quelle
est son origine, quelle est sa valeur, quelles conclusions
peut-on tirer de son existence simultanée dans les dif-
férents idiomes dont il s'ngit ?
Le fait auquel se réduit l'harmonie vocalique est celui-
ci : les différentes voyelles étant réparties en deux clas-
ses, toutes les voyelles d'un mot qui suivent celle de la
syllabe principale doivent être de la même classe que la
voyelle de cette syllabe. Dans certains idiomes ouralo-
altaïques, il y a pourtant des voyelles dites « neut) <
qui vont indifféremment avec l'une ou l'autre classe.
Voici d'ailleurs ci-contre le tableau de la classification
des voyelles dans un certain nombre de langues ouralo-
altaïques (1).
Dans ce tableau, le signe // représente notre « ou »
français, le signe o vaut « eu », le signe û vaut « u de
« surplus ». La. classification est à peu près la même
(1) T.. \n\M. />'• l'harmonie </es- / oyelles dans- 1rs langues
ouralo-altaïques. Paris, 1874.
LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES.
153
partout. Les trois voyelles primitives a, u, i sont, en prin-
cipe, les deux premières fortes, la dernière neutre ; les
voyelles intermédiaires sont faibles, en principe égale-
ment.
lui siiomi.
— magyar ...
— mordvin . .
— zyriène . . .
— turc
— mongol . . .
— bouriatc . .
— mandchou. .
forlcs.
u, o, a
u, o, a
u, o, a
0, a
u, o, a,
u, o, a
u, o, a
ô, o, a
faibles,
ù, ô, a,
ù, ô
à, i
a, i, c
u, ô, c, i
ù, ô, a
ù, ô, a
c
neutres,
c, i
e, i
»
»
e, i
u, i
Mais dans la pratique il règne une assez grande va-
riété : l'harmonie peut s'étendre au mot entier ou être
restreinte aux suffixes ; elle peut s'appliquer à tous les
mots ou n'affecter que les mots simples, ceux qui ne sont
pas composés. En turc, par exemple, tout le mot doit être
harmonique, de même qu'en mandchou, en mongol, en
suomi, en magyar, tandis qu'en mordvin et en zyriène
les seules voyelles sensibles sont les voyelles des dési-
nences.
En magyar les mots composés conservent leurs voyel-
les originaires.
Nous avons à nous demander quelle est la cause de ce
phénomène.
L'harmonie vocalique des langues ouralo-altaïques est-
elle primitive, est-elle récente ?
L. Adam, qui s'est préoccupé spécialement de cette
grave question, réfute aisément l'opinion des auteurs
qui ne voient dans l'harmonie, comme le fait O. Bœht-
lingk, que le résultat de circonstances physiologiques
locales, ou qui n'en font, comme F. Pott, qu'un acci-
dent purement mécanique.
Schleicher, et après lui A. Riedl, ont trouvé la véri-
154
LA LINGUISTIQUE.
table solution du problème. Scbleicber ne s'était occupé
que du cas le plus général et le plus remarquable, celui
de l'harmonisation des voyelles des suffixes, qui présen-
tent chacune aux yeux de l'étranger une double forme
(forte au faible, suivant la nature de la voyelle qu'on y
admet). Il avait été frappé de la circonstance de cette
infériorité, de cette subordination de la désinence par
rapport au thème, et il en avait conclu qu'elle était le
résultat nécessaire de l'agglutination et de la tendance
à juxtaposer le plus possible dans le langage la signi-
fication et la relation si étroitement unies dans la pensée.
A. Riedl a montré quïl en était bien ainsi, car l'étude
des plus anciens monuments de la> langue magyare ré-
vèle à cet égard, du douzième siècle jusqu'à nos jours,
de très grands progrès. Dans les textes anciens, les for-
mes antiharmoniques abondent : on trouve haldl-nek
« à la mort », qui devrait aujourd'hui se prononcer halâl-
nak.
L. Adam en conclut très justement qu'antérieurement
au douzième siècle, le nombre des mots dérivés avec assi-
milation vocalique était encore plus restreint et qu'ils
étaient remplacés par de véritables composés inharmo-
niques. Soient, dit-il, deux radicaux : fa, arbre, et pel
(veli), compagnon : favel, arbre-compagnon, sera le com-
posé inharmonique de ces deux éléments nominaux,
également doués d'une signification propre. Mais, après
que vel aura été successivement juxtaposé à un certain
nombre de radicaux, il tendra à manifester, d'une façon
sensible, qu'il perd en se composant sa signification ori-
ginelle de « compagnon », et qu'il joue par rapport au
radical, placé en tête, le rôle d'exposant de la relation
« avec » (1). Nous avons donc affaire à un phénomène
de décadence provenant de l'oubli du sens primitif des
syllabes dérivatives.
(lï Op. cit., p. 67.
LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 155
L'élaboration en a d'abord été lente ; elle a été inégale
dans les divers idiomes ouralo-altaïques, dont plusieurs,
comme le tchérémisse des montagnes et le viotaque, ne
connaissent que les rudiments de l'harmonie vocalique.
Mais L. Adam suppose que, sous de puissantes influences
étrangères, ces derniers idiomes ont perdu l'harmonie ;
selon lui, il resterait chez eux des traces suffisantes d'har-
monie pour permettre de conclure qu'à une certaine
époque toutes les langues ouralo-altaïques étaient soumi-
ses à l'harmonisation des voyelles. Certes, nous regar-
dons l'harmonie des voyelles comme un caractère de
grande importance ; mais, après tout, ce n'est qu'un
fait historique et relativement récent. Nous n'avons pas
à rechercher ici les causes et les conditions de son dé-
velopement, mais nous pensons qu'à lui seul il ne sau-
rait prouver la descendance commune des cinq groupes
linguistiques dont nous venons de parler.
En définitive, nous pouvons dire que si la parenté des
cinq langues ouralo-altaïques n'est pas définitivement
démontrée, elle est au moins fort vraisemblable. Le jour
n'est peut-être pas éloigné où paraîtra une véritable
grammaire comparée ouralo-altaïque. On a commencé
naturellement par étudier les divers idiomes de cette
famille ; nous avons cité le nom de Castrén, celui de
W. Schott ; nous devons y joindre celui de A. Schiefner.
On doit au premier des travaux d'une importance capi-
tale sur les dialectes samoyèdes, sur le zyriène, l'ostia-
que, le bouriate, le tongouse. Ahlqvist, Budenz, Donner,
Hunfalvy, Weske, d'autre encore, ont puissamment aidé
aux progrès de la comparaison des différents idiomes (1).
Quelques pas de plus, et il sera possible de songer à un
(1) Bcdenz. Ugrischc sprachsludien. Pest, 1869. — Donner.
Vergcichendes wôrterbuch der finnisch-ugrischen sprachen.
Helsingfors, 1874. — Weske (aus Livland). Untersuchungen
zttr cergleiehenden grammalik des finnischen sprachslammes.
Leipzig, 1872.
156 LA LINGUISTIQUE.
rapprochement en règle des cinq groupes principaux.
En tous cas, que l'on arrive à les ramener à une ori-
gine commune, ou que l'on échoue dans cette tentative
(soit en ce qui les concerne tous, soit en ce qui ne con-
cerne que quelques-uns d'entre eux), il est certain qu'on
ne pourrait les séparer les uns des autres dans l'étude
générale des langues agglutinantes, tant ils se trouvent
rapprochés par les phénomènes de l'harmonie vocalique.
§ 15. La langue basque.
Cette langue si remarquable, si intéressante, n'est
guère parlée aujourd'hui, en Europe, que par 450 000
individus, sans grande originalité sociale, sans exis-
tence politique distincte. Les trois quarts d'entre eux,
environ, appartiennent à la nationalité espagnole, et
140 000 approximativement à la nationalité française.
Sur les rives de la Plata on compte à peu près 200 000
Basques émigrés.
Il est bien entendu que nous ne parlons ici que des
individus parlant la langue basque et que la question
spéciale de la race rest'e en dehors de cette statistique.
Nous savons, en effet, grâce aux excellents travaux de
P. Broca, qu'il y a Basques et Basques ; que les Basques
espagnols, par exemple, sont de sang bien moins mé-
langé que les Basques français.
On a longtemps cherché à tracer les limites de la lan-
gue basque ; c'est seulement en ces derniers temps que
l'on est arrivé à des résultats méritant une véritable con-
fiance. Là carte la plus complète est celle du prince Bo-
naparte, imprimée en 1869, et qui n'a été publiée que
plus tard. Broca, de son côté, a dressé une carte moins
considérable {Sur Vorigine et la répartition de lu langue
basque ; Revue d'anthropologie ,t. IV, pi. 3). On trouve
LA LANGUE BASQUE. 157
entre ces deux cartes de très petites différences. La liste
des localités frontières a été donnée par J. Vinson, dans
l'Avant-propos de YEssai sur la langue basque, de Fr. Ri-
bary. Partant un peu au-dessous de Biarritz, la limite
linguistique rejoint l'Adour au bas de Saint-Pierre
d'Irube (à 2 kilomètres au sud-est de Bayonne), suit ce
fleuve jusqu'au-delà d'Urcuit, le quitte alors pour en-
glober Briscous et Bardos (à l'exclusion de la Bastide-
Clairence), puis Saint-Palais et Esquiule (près d'Oloron),
pour aboutir au pic d'Anie. En Espagne, la limite du
pays basque s'étend jusqu'en dehors de la vallée de Ron-
cal (vers l'Aragon) ; après Burgui, elle s'infléchit à gau-
che vers Pampelune, qu'elle contourne extérieurement,
pour redescendre jusqu'au-delà de Puente la Reina, et
revenir ensuite, presque en ligne droite, à Vitoria, d'où
elle remonte vers la mer, qu'elle atteint un peu à l'ouest
de Portugalete.
Le pays basque se compose donc de la province espa-
gnole de la Biscaye presque tout entière, du Guipuzcoa,
de la partie septentrionale de l'Alava et de près de la
moitié de la Navarre ; il comprend, en outre, en France,
une commune de l'arrondissement d'Oloron, celui de
Mnuléon et celui de Bayonne presque intégralement ;
ce qui correspond aux anciennes divisions locales de la
Soûle, de la Basse Navarre et du Labourd.
Il n"y a pas de preuve historique, de preuve vraiment
historique, que le basque ait occupé dans les temps an-
ciens une aire géographique plus étendue. Nous revien-
drons plus loin sur la question dite ibérienne. En France
on ne peut démontrer avec certitude que le basque ait
été ni usage dans aucun dos villages où le gascon se
trouve aujourd'hui employé de façon exclusive. Par cou-
Ire, il est incontestable qu'en Espagne il a perdu du
terrain depuis plusieurs siècles : P;inipelime, toul espa-
gnole aujourd'hui, était basque jadis. Et de nos jours il
158 LA LINGUISTIQUE.
est facile de constater une altération très sensible de la
langue basque dans les localités un peu importantes où
se fait plus vivement sentir l'activité de la vie moderne
et où le contact est plus fréquent avec les étrangers. Le
langage de Saint-Sébastien, par exemple, et celui de
Saint-Jean de Luz sont particulièrement incorrects, et
l'on y rencontre un grand nombre de mots espagnols ou
fiançais.
La zone mixte basque et espagnole comprend, entre
autres localités, Bilbao, Orduna, Aoiz, Roncal. Dans
son mémoire sur la répartition de la langue basque,
P. Broca a expliqué ingénieusement l'absence d'une zone
analogue entre le basque et le gascon. « En Espagne, dit-
il. le basque se trouve aux prises, sur sa lisière avec le
castillan, dans des conditions d'infériorité qui rendent
inévitable l'empiétement graduel de cette dernière lan-
gue. Mais en France, la langue qui entoure le basque
n'est pas comme le castillan, une langue officielle, admi-
nistrative, politique et littéraire ; ce n'est qu'un idiome
populaire, un vieux patois qui n'a aucune force expan-
sive, qui est, au contraire, en voie d'extinction. Il n'y a
aucune raison pour que ce patois supplante le basque,
ni pour que le basque empiète sur lui. Les deux idiomes
restent donc stationnaires, égaux dans leur faiblesse et
menacés l'un et l'autre par le français, qui les rempla-
cera tôt ou tard. La langue que les Basques ont intérêt à
apprendre, c'est le français. Tous ceux qui ont quelque
instruction le connaissent déjà ; tous les habitants des
villes de quelque importance le parlent ou le compren-
nent. Chaque ville, chaque bourg deviendra ainsi un
foyer de diffusion ; il arrivera un moment où le basque
ne sera plus parlé que dans les hameaux les plus isolés
et dans les vallées les moins accessibles, et là même il
finira par tomber en désuétude. Il périra donc sous l'in-
fluence d'une cause qui, sans doute, n'agira pas sur tous
LA LANGUE BASQUE. 159
les points avec la même rapidité, mais qui agira partout
à la fois. On ne le verra pas reculer pas à pas, comme il
fait en Espagne, où le castillan l'envahit de proche en
proche, car il n'est pas plus menacé sur sa lisière que
dans le reste de son territoire.
« Il n'est pas dit, toutefois, que le basque doive se
maintenir jusqu'à la fin dans ses limites actuelles. Il est
assez probable que le patois béarnais qui l'entoure dis-
paraîtra avant lui, et qu'alors le français, venant presser
directement sur la frontière basque, la refoulera peu à
peu vers le sud, c'est-à-dire vers les Pyrénées, dont les
hautes vallées seront probablement le dernier refuge de
la plus ancienne langue de l'Europe. » (Op. cit.).
Le nom propre, le nom original du basque est escuara,
euscara, uscara, suivant les dialectes, d'où, en français,
« euscarien », synonyme de « basque ». Les Espagnols
donnont à la langue basque le nom de vascuence, à ceux
qui la parlent le nom de Vascongados. Nous ne saurions
nous prononcer sur l'origine de ces différents mots. En
ce qui concerne escuara, Tétymologie la plus probable
est sans doute celle de de F. Malin ; ce mot signifierait
<( manière de parler », « langage ». Les explications que
l'on obtient des Basques eux-mêmes, à ce sujet, sont des
plus fantaisistes, ce dont nous ne devons pas nous éton-
ner. Lorsqu'ils comparent leur langue aux idiomes des
peuples qui les entourent, les Basques se trouvent si com-
plètement désorientés, qu'ils tombent aussitôt dans la
plus naïve admiration pour leur parler maternel. L'un
d'eux, le jésuite Larramendi, dont le livre porte ce titre
présomptueux : « El impossible vencido » — l'impossible
vaincu — fait à peu près du basque la source com-
mune de toutes les autres langues ; un autre, l'Astarloa,
affirme que chacune des lettres de l'escuara possède une
valeur mystérieuse ; un troisième, l'abbé Darrigol, dé-
montre, à l'aide de Beauzée, l'éternelle perfection de
100 LA LINGUISTIQUE.
ladite langue ; Chaho invente son ingénieuse théorie des
« voyants » basques, dont la civilisation précoce a été
étouffée par les Celto-Scythes barbares ; l'abbé d'Iharce
de Bidassouet fait de Fescuara la langue dont se servit
le Père éternel pour converser avec le premier des Juifs.
Est-il quelque folie à laquelle n'ait donné prétexte ce
précieux débris des idiomes de l'Europe antique ?
A la vérité, Fescuara offrait des difficultés d'étude in-
surmontables à ceux qui n'étaient habitués qu'à com-
menter les textes grecs et latins au moyen de procédés
empiriques ; aussi les savants du moyen âge regardaient-
ils volontiers la langue basque comme une énigme indé-
chiffrable, comme un problème insoluble. Un proverbe
conservé dans le nord de l'Espagne prétend que le diable
lui-même demeura chez les Basques sept longues années
durant sans parvenir à entendre un seul mot de leur
langue. Ainsi s'explique cette remarquable définition
d'un dictionnaire espagnol : Vascuence. Lo que esta tan
confuso y oscuro que no se puede entender. « Basque.
Ce qui est si confus et obscur qu'on ne le peut entendre. »
Par malheur, beaucoup d'érudits fort peu linguistes,
beaucoup d'amateurs étrangers, ont voulu résoudre le
problème, sans préparation spéciale, et leurs efforts in-
fructueux n'ont fait qu'exalter Finfatuation qu'inspirait
déjà aux Basques le spectacle de tant d'efforts stériles.
L'on a pu dire, non sans une certaine apparence de vé-
rité, que l'étude du basque menait droit à la folie. Mais
les choses sont bien changées aujourd'hui qu'il existe
une méthode linguistique. Le sphinx, mieux attaqué, a
livré son secret, et bien qu'il reste encore nombre de
points à éclaircir, il est présumable que le jour n'est pas
éloigné où l'on pourra se féliciter de connaître à fond
les lois nombreuses et complexes de la langue basque. Il
y avait assurément de bonnes, d'excellentes choses dans
les écrits d'Oihenart, de Chaho, et surtout de Lécluse ;
LA LANGUE BASQUE. 161
mais les travaux récents (L.-L. Bonaparte, van Eys,
Vinson) ont fait faire à la question des progrès décisifs.
Le basque, pour le savant qui l'étudié sans que ce soit
sa langue maternelle, est dans un état complet d'isole-
ment. Aucun des idiomes qui l'environnent ne peut,
s'il s'agit de la formation des mots, de la morphologie,
lui être comparé, et la langue qui lui ressemble le plus
par quelques traits généraux, à savoir le magyar, s'en
trouve géographiquement fort éloignée. L'histoire du
magyar est d'ailleurs connue en partie, tandis que l'on
ne sait rien de celle du basque. Impossible de rencontrer
dans aucun monument authentique plus ancien que le
dixième siècle des traces évidentes de la langue basque;
encore ne peut-on faire remonter à cette époque qu'une
charte latine datée de 980, qui délimite le diocèse épis-
copal de Bayonne et donne les noms plus ou moins alté-
rés de quelques localités du pays basque. Il est avéré
que les prétendus chants de guerre euscariens attribués
à un âge plus ancien — à plusieurs centaines d'années,
disait-on, avant le dixième siècle — ne sont rien moins
qu'apocryphes.
Du dixième au seizième siècle (sauf une liste de vingt
mots dans un manuscrit de la fin du douzième, conservé
à Saint-Jacques de Compostelle), rien encore que des
noms épars dans diverses chartes, coutumes, lettres pa-
tentes, bulles pontificales. C'est Lucius Marinœus Sicu-
lus qui parla le premier de l'escuara dans ses « Cosas
mémorables de Espaûa » (Alcala, 1530), et qui, le pre-
mier, en cita, quelques mots. Quant au plus ancien texte
basque imprimé (le plus ancien du moins à notre con-
naissance), c'est le discours de Panurge dans le cha-
pitre neuvième du deuxième livre de Rabelais. C'est en
1542 que ce morceau fut publié. Le premier livre imprimé
est daté de 1545, ce sont les poésies moitié religieuses,,
moitié erotiques de Bernard Dechepare, curé de Saint-
LINGUISTIQUE. . 1 1
102 LA LINGUISTIQUE.
Michel-le-Vieux, en Basse-Navarre, fidèlement réimpri-
mées il y a quelque temps par l'éditeur Cazals, de
Bayonne. Mais l'ouvrage le plus important pour l'étude
du basque, c'est la version du Nouveau Testament pai
Jean de Liçarrague (de Briscous), ministre protestant à
la Bastide-Clairence, imprimée à la Rochelle, en 1571,
aux frais du Parlement de Navarre, par ordre de Jeanne
d'Albret. /
On peut dire sans doute que les changements subis
par la langue depuis cette époque sont assez sensibles;
mais, certainement, ils ne sont point considérables.
On constate même aujourd'hui des différences plus
importantes entre les divers dialectes. Les variétés de
la langue basque sont, pour ainsi dire, innombrables, et
chaque village a quelque particularité qui lui est propre,
Ce fait n'a sans doute rien d'anormal.
Mais, à côté du langage spontanément parlé, du lan-
gage local, les langues ont un dialecte général, en quel-
que sorte conventionnel, fruit de l'éducation, et qui sou-
vent est très voisin de la langue écrite. Or, en basque,
rien de tel, et chaque écrivain se fabrique un langage
à sa fantaisie. Le prince L.-L. Bonaparte a compté jus-
qu'à huit dialectes qui ne formeraient pas moins de
vingt-cinq variétés. C'est, en Espagne, le biscayen, le
guipuscoan, le haut-navarrais méridional et le haut-
navarrais septentrional. En France, le labourdin, parlé
dans l'ancien Labourd (partie sud-occidentale de l'arron-
dissement de Bayonne) ; le souletin, dans les deux can-
tons sud-est de l'arrondissement de Mauléon (ancienne
Soûle) ; le bas-navarrais occidental et le bas-navarrais
oriental, en usage dans la Navarre française, c'est-à-dire
dans le reste de ces deux arrondissements.
Au surplus, ces huit dialectes se réduisent sans peine
à trois grands groupes. Le premier de ceux-ci, formé du
biscayen, est particulièrement remarquable par l'origi-
LA LANGUE BASQUE. 1P>3
nalité de son verbe ; le second se compose du souletin
et du bas-navarrais : aspiration fréquente et variation des
u en i : le troisième, aux formes généralement plus plein-
nes et moins altérées que les formes du second groupo,
comprend les quatre dialectes : guipuzcoan, labourdin,
haut-navarrais du nord et du sud. Nous n'entrepren-
drons pas d'indiquer ici les différences plus ou moins
notables qui distinguent ces dialectes les uns des autres;
disons simplement que les quatre dialectes de France
possèdent l'aspiration, dont sont totalement dépourvus
les dialectes d'Espagne. Ajoutons, d'ailleurs, qu'en ce
qui concerne l'intérêt spécial que peuvent offrir ces dif-
férents dialectes, le souletin, le labourdin, le guipuzcoan
et le biscayen, sont à peu près les seuls étudiés, parce
que ce sont les seuls qui aient eu une certaine littérature.
Les dialectes du centre, guipuzcoan et labourdin, parais-
sent être les moins altérés, tandis que les deux autres
ont subi chacun de plus profondes modifications, en tout
cas J. Vinson donne le pas au labourdin même sur le
guipuzcoan.
On comprend aisément que c'est par l'étude simulta-
née et comparative des huit dialectes qu'il est possible
de déterminer le caractère général de la langue basque,
eu reconstituant, autant que faire se peut, ses formes
communes. La phonétique peut seule conduire à ce ré-
sultat. Jetons donc un rapide coup d'œil sur la phonéti-
que du basque.
Le basque compte cinq voyelles simples : a, e, i, o, u ;
six diphthongues ; ai, ei, oi, ui, au, eu ; les deux demi-
voyelles y et w, et vingt-deux consonnes que l'on peut
classer ainsi : k, g, kh, — tch, ts, — t, d, th, — p,
b, ph, — trois n (n du grec S^Xo^n mouilléde « régner »,
v dental) m, — les sifflantes h, ch, z, s, — r dur (presque
deux « rr »), r doux (très voisin de « I »), enfin l. Mais,
s'il fallait comprendre dans cette liste les sons pnrticu-
16i LA LINGUISTIQUE.
liers aux différents dialectes, elle serait plus que dou-
blée ; il faudrait y faire entrer notre « u » français,
propre au souletin, notre « j » la jota espagnole, et des
(( g », « t », « d », « 1 », mouillés. Ajoutons que le double
w a la valeur du « w » anglais, mais il n'est qu'eupho-
nique ; il n'apparaît qu'entre u et a ou e qui le suivent
immédiatement.
Les lois phonétiques du basque sont assez nombreuses,
et il n'est pas sans intérêt de signaler ici quelques-unes
des plus importantes d'entre elles.
Deux voyelles se trouvent-elles en présence, la pre-
mière est élidée si elle se trouve à la fin d'un mot ; que
la rencontre, au contraire, ait lieu dans le corps même
d'un mot, l'hiatus est de règle, mais l'une des voyelles
doit changer : e devient i, o devient u ; toutefois a per-
siste. Les variations que subissent les consonnes, lors-
qu'elles se rencontrent, sont bien plus remarquables :
une consonne dure, placée à la fin d'un mot, rencontre-
t-elle au commencement du mot suivant une consonne
douce, la dure disparaît et la douce devient dure ; c'est
ainsi, par exemple, que hunat goiti, « ici en haut », se
prononce hunakoiti. Autres lois : les explosives dures
(par exemple h, t) tombent devant les nasales ; après
une sifflante, les explosives doivent être dures ; après
une nasale, elles doivent être douces. Une consonne ne
peut être doublée, c'est-à-dire que deux g, par exemple,
deux t, et ainsi de suite, ne peuvent se suivrent immé-
diatement ; les explosives dures initiales deviennent dou-
ces spontanément ; entre deux voyelles simples, g, d,
b, n et r doux sont absolument supprimés ; aux mots
étrangers l'on préfixe une voyelle : c'est ainsi que « rai-
son » devient arrazoin.
L'orthographe la plus généralement admise aujour-
d'hui dans le pays basque est assez nouvelle et n'est
d'ailleurs qu'une réforme des vieux usages du pays. Le
LA LANGUE BASQUE. 165
basque n'ayant point conservé — s'il en a jamais eu, ce
qui n'est prouvé en aucune façon — de caractères gra-
phiques particuliers, il avait fallu, pour l'écrire, adopter
l'alphabet latin tel que l'employaient les Gallo-Romains
ou Hispano-Romains de la région des Pyrénées. Deux
orthographes, sensiblement différentes, se trouvèrent en
présence, l'une française, l'autre espagnole. Chacune
avait ce défaut capital de représenter souvent le même
son, un seul et même son, par des lettres différentes ; on
écrivait, par exemple, z, c, c pour s, et c, qu, h pour k.
L'orthographe réformée s'inspira du système espagnol
plutôt que du système français ; toutefois z s'y prononce
s ( « s » de « sur, sœur, son" » ).
Arrivons maintenant à la formation des mots.
La soi-disant déclinaison du basque consiste en sim-
ples particules placées à la suite du mot. L'escuara ne
dit pas, par exemple, « à la femme » ; il dit : « femme
la à » ; au lieu de prépositions, il emploie des postposi-
tions, c'est-à-dire des suffixes plus ou moins agglutinés
au nom ou à l'article. Les principaux suffixes dont il
s'agit sont en « de », indiquant le génitif ; i « à », indi-
quant le datif ; ko « de, pour » ; tik « de », indiquant
l'ablatif ; n « dans », z « par », kin ou gaz « avec », ra
« vers », ik, ayant le sens positif de l'anglais « some »
(c'est-à-dire le sens de notre « de » français dans les
phrases comme celle-ci « donnez-moi de l'eau »), no
<( jusque », gabe « sans », gatik « à cause de », tzat
«( pour », etc. On donne le nom de déclinaison définie à
celle qui comporte l'article. Les grammairiens distin-
guent encore dans leurs tableaux la déclinaison des êtres
raisonnables d'avec celle des êtres dépourvus de raison :
la première serait caractérisée par l'intercalation, entre
l'article et le suffixe, d'une syllabe particulière, baith
— syllabe inexpliquée, mais que los étyttiologistes <>nl
naturellement assimilée sans hésitation à l'hébreu beth
103 LA LINGUISTIQUE.
« maison », vue que cette intercalation n'a lieu qu'auprès
des suffixes locaux, « dans, chez, vers », etc. — La dé-
clinaison indéfinie est unique, c'est-à-dire qu'elle n'a en
quelque sorte ni pluriel ni singulier ; le basque, en
effet, ne peut joindre à ses noms le signe du pluriel,
quand ils ne sont pas déterminés : il ne saurait dire
« femmes », force lui est de dire « les femmes ». Il en
résulte que le signe du pluriel (qui est k) se place seu-
lement après l'article a (ancien pronom démonstratif
conservé en biscayen). La déclinaison définie a donc,
grâce à cet article, un singulier et un pluriel.
Il est bon de noter que de grandes irrégularités signa-
lent l'adjonction des suffixes au nom : quelquefois, par
exemple, l'article et le signe du pluriel disparaissent.
Mais ce sont là des détails particuliers que nous devons
négliger dans une esquisse aussi sommaire que celle-ci.
L'on conçoit aisément, d'après ce qui précède, à quel
point il serait inexact de se servir pour le basque des
mots de cas, de nominatif, de génitif, et ainsi de suite.
On emploie parfois ces expressions, mais il ne faudrait
point s'y laisser tromper ; ce ne peut être qu'une façon
de parler. En basque, il n'y a pas et ne saurait y avoir
de suffixe nominatif, accusatif ou autre — par exemple
les s, m du latin « dominu-s, dominu-m » : — l'on se sert
du thème pur et simple, du thème tel quel ; seulement
ce thème, lorsqu'il est sujet d'un verbe actif, se \<>it post-
poser un suffixe k dont l'origine est inexpliquée -.gizonak
eman du « l'homme l'a donné », (fizonek yo duie « les
hommes l'ont frappé » ; gizon veut dire « homme », a est
l'article, k le signe du sujet dont nous venons de parler.
Une particularité de la langue basque qui ne laisse
pas que d'étonner, c'est le grand nombre de mots, sou-
vent réduits à une syllabe, qui viennent s'annexer à d'au-
tres mots pour marquer l'augmentation, la diminution,
l'abondance, la mauvaise qualité, l'excès, le défaut, l'atta-
LA LANGUE BASQUE. 107
cliL'ineiil, la répugnance, et ainsi de suite. Mais beaucoup
de nos langues modernes n'ont-elles pas (à un moindre
degré, il est vrai) la l'acuité de former des diminutifs
et des augmentatifs ?
L'adjectif, toujours invariable, se place constamment
après le nom.; le basque, pour rendre la phrase que
voici : « la belle maison du petit homme », devra dire :
« homme petit le de maison belle la ». Remarquons que
l'adjectif s'intercale ici, comme chez nous, du reste, en-
tre l'article et le nom auquel il se rapporte, mais que le
génitif (<( de l'homme ») précède le nom (« la maison »)
dont il dépend.
Les pronoms personnels sont ni « moi », gu « nous »,
/à « toi », zu « vous ». Le basque contemporain' emploie
comme nous la seconde personne du pluriel pour ex-
primer poliment le singulier ; aussi s'est-il fabriqué un
« vous » pluriel : zuek. Point de pronoms relatifs ; pour
imiter les Français ou les Espagnols, les Basques mo-
i In nés ont employé souvent avec le sens relatif les pro-
noms interrogatifs ; mais cela est absolument contraire
au génie même de leur langue.
En ce qui concerne les noms de nombre, nous pou-
vons remarquer que le basque ne possède pas de mot
original pour exprimer « mille » et que tout, chez lui,
indique une numération vigésimale : « trente-neuf »
est pour lui vingt et dix-neuf, « soixante » est trois-
vingts.
Le verbe basque est simple ou périphrastique. La
conjugaison simple est caractérisée par ce fait que les
éléments dérivatifs marquant le temps, le mode, la per-
sonne sont unis au radical ; la conjugaison périphrasti-
que a lieu au moyen de deux verbes simples auxiliaires,
(( être » et « avoir » — dut et naiz — joints à un nom d'ac-
tion décliné.
La question du verbe basque est d'une grande impor-
108 LA LINGUISTIQUE.
tance ; c'est elle qui déroute le plus les esprits accoutu-
més à nos grammaires classiques grecques et latines, et
l'on ne peut dire encore que ce soit une question résolue.
Pour Mann, van Eys, Vinson, Ribary, la conjugaison
simple est seule primitive et l'autre n'est qu'une com-
position dont lorigine ne remonte qu'à la période his-
torique de la langue basque. Sans entrer dans les rai-
sons spéciales qui militent invinciblement, selon nous,
en faveur de cette opinion, nous ferons simplement re-
marquer que l'opinion opposée (contestant l'existence
d'un radical à sens verbal dans les formes des auxi-
liaires) a un caractère métaphysique qui la rend inac-
ceptable de prime abord.
La conjugaison basque périphrastique a cet avantage
de permettre pour chaque verbe une double expression
répondant au sens transitif et au sens intransitif : la
voix intransive, c'est un nom d'action accompagné de
naiz « être » ; la voix transitive, c'est un nom d'action
accompagné de dut « avoir ». Nous verrons en temps et
lieu que le verbe sémitique exprime le régime direct par
un élément pronominal suffixe au verbe ; nous avons
vu un peu plus haut que le magyar, le vogoul, le
mordvin agissent de même en semblable occasion (sans
toutefois placer l'élément en question au même lieu que
le placent les langues sémitiques); or, le basque agit de
même. Toutefois, il a cette infériorité sur les langues
que nous venons de citer, qu'il ne saurait séparer du
verbe actif son régime direct : il ne pourrait dire, par
exemple : « j'aime une femme »; il ne peut dire que
ceci : « je l'aime une femme ». Mais, dans son verbe, le
basque exprime le régime indirect et dit en un seul
mot : « je le donne à lui »; ici encore il ne peut omettre
le régime direct, il ne peut dire : « je donne à lui ».
Chacune de ces formes complexes est susceptible de
quatre modifications, suivant qu'on parle familièrement
LA LANGUE BASQUE. 169
à un homme ou à une femme, qu'on s'adresse à une
personne que l'on veut honorer, ou qu'enfin l'on ne
veuille pas tenir compte de ces circonstances. Les gram-
mairiens désignent ces modifications sous le nom de
traitement masculin, féminin, respectueux, indéfini.
Certains caractères de la langue basque se retrouvent,
ainsi qu'on l'a souvent répété, dans les langues améri-
caines. Le verbe basque a sans doute quelques analo-
gies avec la conjugaison des langues de l'Amérique ; mais
de là à conclure, comme le font sans hésiter quelques
auteurs, à une parenté intime entre l'algonquin, l'iro-
quois, par exemple et l'escuara, il y a loin, fort loin.
Avant d'affirmer que le basque est, comme ces idiomes,
polysynthétique ou incorporant, il conviendrait de dé-
terminer ce que c'est au juste que le polysynthétisme ou
l'incorporation. Dans le paragraphe relatif aux langues
américaines, nous essayerons de définir ces deux ex-
pressions.
Nous nous contenterons, pour l'instant, de signaler
ici une particularité des idiomes du nouveau monde que
l'on retrouve en basque, à savoir : la composition par
syncope, qui, d'ailleurs, n'est point tout à fait inconnue
aux langues européennes modernes : de ortz « nuage »
et azaniz « bruit », le basque fait ortzanz « tonnerre,
bruit du nuage ». Mais les composés de cette espèce
ne sont pas très nombreux. Pour l'ordinaire, on les
rencontre dans les noms de lieux, ces restes précieux
d'une époque antérieure et si souvent réfractaires à
l'analyse.
Il se peut que les noms de lieux nous apprennent un
jour bien des mots tombés en désuétude et finalement
oubliés.
Dans son état actuel, et bien qu'il soit imparfaitement
connu, on peut dire que le vocabulaire escuara est assez
lia livre. Exclusion faite des nombreux mots gascons,
170 LA LINGUISTIQUE.
français, espagnols et latins qu'il renferme, et encore
d'autres mots qu'il est possible de rattacher à quelque
autre source, il est probable que les termes réellement
basques n'expriment, en général, aucune idée abstraite.
C'est ainsi que l'on ne connaît pas de mot basque simple
ayant le sens général que nous attachons en français
au mot » arbre », au mot « animal ». C'est ainsi encore
qu'il existe en basque six expressions différentes pour
exprimer l'état de chaleur de la chienne, de la jument,
de la vache, de la truie, de la brebis et de la chèvre,
mais il n'existe point, parait-il, de terme général appli-
cable à cet état d'une façon commune. Pour les Basques,
u dieu )> est « le seigneur d'en haut », et s'ils ont un
tonne pour exprimer notre mot de « volonté », ce terme
signifie également « pensée, désir, fantaisie ».
Pour reconstituer, autant que faire se pourra, le vo-
cabulaire commun escuarien, il s'agira de rechercher
tous les mots usités dans les divers dialectes, et il con-
viendra, naturellement, de ne les admettre comme ori-
ginaux qu'après certitude acquise qu'ils n'appartiennent
point en propre à quelque idiome étranger. L'histoire
nous apprend que la région où se parle l'escuara a été
traversée par des peuples de langue celtique, par des
Germains, par des Arabes, surtout par des peuples de
langue romane. Linfluence du latin a dû être d'autant
plus puissante qu'elle a été continue vingt siècles durant
et qu'elle s'est exercée plus activement ; pour bien con-
naître le basque, il importe donc de savoir à fond le
latin et l'histoire de ses deux dérivés, le français et
l'espagnol.
En ce qui concerne l'origine même des Basques, si
l'idiome escuara a été la langue des ancien Ibères, ou du
moins l'un des dialectes de leur langue, le fait n'est pas
encore scientifiquement démontré. D'après de très an-
ciennes traditions, les Ibères formaient le peuple qui,
LA LAWSUB BASQUE. 171
avant l'arrivée des nations de langue indo-européenne,
habitait l'ensemble de la péninsule ibérique, soit l'Es-
pagne et le Portugal : ils occupèrent également, paraît-il,
toute la partie de la Gaule qui plus tard reçut le nom
de Narbonàaisé» Louis premiers rapports connus avec
des individus de race étrangère remontent au temps
des expéditions phéniciennes dont l'histoire nous a trans-
mis le souvenir. Advint l'invasion celtique, qui donna
naissance aux Celtibèi'es. Ceux-ci résistèrent vaillam-
ment aux légions romaines et supportèrent le choc des
musulmans après avoir subi la domination des Visigoths.
Conservé dans la région où vivaient les Ibères; l'escuara
n'étant ni sémitique ni indo-européen, on fut amené à
le tenir pour le représentant direct, au moins pour l'un
des mirions représentants de la vieille langue ibérienne.
L'on s'appuie d'habitude, pour soutenir cette opinion,
sur trois sortes de preuves, preuves tirée des mœurs,
preuve tirée du type, preuve tirée de la langue.
L'argument tiré des mœurs se résume dans une dispo-
sition légale des coutumes française! de la région pyré-
néenne, même en dehors du pays basque, qui établissait
dans les successions un droit absolu de primogéniture
sans distinction de sexe; or Strabon dit que chez les
Cantabres, qui paraissent être une tribu ibérienne, les
lillcs héritaient. .1. Balasque a démontré que le droit
de primogéniture provenait du principe celtique ou gal-
lique de la consei^vation intégrale du patrimoine.
Le type est aujourd'hui connu. Nous possédons les
caractères du véritable crâne basque, celui d'Espagne.
Mais ce type aurait beau s'être étendu sur l'Espagne en-
tière — nous le rencontrons sans doute aussi en Corse
et dans le nord de l'Afrique — cela ne prouverait en
aucune façon que cette seule et même race n'ait point
parlé plusieurs langues différentes, comme cela se voit
pour d'autres peuples.
172 LA LINGUISTIQUE.
Les preuves linguistiques se résument en essais d'ex-
plications de mots ibères par le basque. Les monuments
de la langue ibérienne parvenus jusqu'à nous sont de
deux sortes : d'une part des médailles et des inscriptions,
d'autre part des noms propres et surtout des noms topo-
graphiques transcrits par des auteurs grecs et latins.
Les médailles et les inscriptions offrent les éléments d'un
alphabet dérivé du phénicien, mais il ne faudrait pas
prendre le change sur leur prétendu déchiffrement :
il n'est rien moins que certain. Nous ne pouvons admet-
tre, dans les différentes lectures proposées jusqu'à ce
jour, que des traductions aventureuses et forcées. La
forme des noms recueillis par Strabon, Pline et autres
anciens auteurs présente, au contraire, une base appré-
ciable, mais il est tout naturel que les étymologistes en
aient abusé, et largement, selon leur coutume. Les ex-
plications proposées par Humboldt, et, après lui, par
nombre d'étymologistes sans principes, sans méthodes,
sont très douteuses. Van Eys et Vinson, dont l'opinion est
d'un poids considérable en la matière, sont d'accord à ce
sujet (1).
Il est possible que les présomptions de Humboldt soient
justes ; il est possible, peut-être même est-il vraisem-
blable et probable que les anciens habitants de l'Ibérie
aient parlé une langue alliée au basque, sinon même
une forme plus ancienne du basque ; mais que cela soit
prouvé, nous nous refusons encore à l'admettre.
En résumé, cette prétendu identité est possible, mais
les faits accumulés pour la faire accepter ne lui ont
donné d'autre caractère que celui d'une hypothèse sim-
plement plausible et qui attend encore sa justification.
d) Van F,ys, In Innquc ibérienne et la langue basque (Ra ue
de linguistique, t. VIT. p. 1. Paris, 1874); Vinson. In Question
ibérienne (Mémoires du congrès scientifique do France, t. II,
p. 357. Paris, 1874).
LÉS LANGUES \MRIUCATNES. 173
§ 16. Les langues américaines.
On a beaucoup écrit, on écrit beaucoup sur les lan-
gues américaines. Il en est peu qui aient prêté à autant
de théories excentriques et fantaisistes ; elles partagent
largement, sous ce rapport, le sort qui était réservé au
basque et à l'étrusque.
L'idée commune, l'idée capitale qui obsède presque
tous les américanistes est de rattacher les idiomes du
nouveau monde à tel ou tel groupe des langues aggluti-
nantes du monde ancien, le plus souvent aux langues
ouralo-altaïques, parfois au basque, parfois au japonais,
parfois à toutes les autres langues agglutinantes. Cela
n'est pas sérieux. Avant de rapprocher l'iroquois du
magyar, le totonak du japonais, le nahuatl du basque,
il faudrait rapprocher scientifiquement les unes des au-
tres toutes les langues américaines et esquisser au moins
leur grammaire comparée. C'est ce que l'on ne se soucie
point d'entreprendre.
On ne trouve nulle part comme en Amérique un nom-
bre considérable d'idiomes se ressemblant autant les uns
aux autres, mais constitués cependant au moyen d'élé-
ments parfaitement divers. C'est pour ce motif que l'étude
des idiomes du nouveau monde offre tant de difficultés
et qu'il est assez embarrassant de se faire sur leur en-
semble une idée bien précise.
A la vérité, il existe un grand nombre de grammaires,
de livres de piété, de catéchismes, de versions de la
Bible, propres à faciliter l'étude de certaines langues
américaines ; mais la plupart de ces ouvrages ont été
rédigés dans un esprit si peu scientifique et d'une façon
si défectueuse, que toute l'aide qu'on en peut attendre
174 LA LINGUISTIQUE,
se réduit, en réalité, ;ï fort peu de chose. Parmi les plus
instructifs de ces écrits, nous signalerons celui de John
Pickerings, Remarks on Ihe Indian Languages of North-
America, déjà ancien, le Mémoire sur le système gram-
matical des langues de quelques nations de V Amérique
du Nord de Duponceau, diverses notices de Mann, Cha-
rencey, Fr. Mùller {Grundriss der Sprachtvissenschaft,
t. II, l re partie, p. 181), les récents écrits de L. Adam,
de Brinton (1). Les Etudes sur quelques langues sauvages
de l'Amérique par N. 0***, ancien missionnaire, contien-
nent une esquisse intéressante et vraisemblablement très
fidèle de l'algonquin et de lïroquois, mais l'auteur s'y
montre trop peu au courant des procédés méthodiques
les plus élémentaires.
Dans la seconde édition de son Ethnographie, Fr.
Mùller répartit en 28 groupes les langues américaines :
1. Le groupe kénaï, au nord-ouest de l'Amérique sep-
tentrionale.
2. Le groupe athapasque, à Test du précédent, s'éten-
dant des bords du Youkon et du Mackenzie jusqu'à l'em-
bouchure du Churchill dans la baie d'Hudson. On ren-
contre beaucoup plus au sud, et séparés du gros de ce
groupe, d'autres idiomes qui s'y rattachent également :
la langue des Qualihoquas au nord du fleuve Colombie,
des Umpquas au sud ; celle des Apaches, plus au sud
encore, dans l'Etat de Nevada et la Californie supérieure.
3. Le groupe algonquin, au sud de la baie d'Hudson,
et s'étendant à Test jusque vers l'Atlantique. Il comprend
le mikmak dans l'est de la Nouvelle-Bretagne et à Terre-
Neuve : la langue des Lenni-Lennapés ou Délawares
(narraganset, mohican, etc.); le kri, l'ojibway, l'ottawa
et «Vautres idiomes encore.
(1) The philosophie Grammar o[ ameriean T.anguages (1885).
On Pohjsynthesis and Incorporation (1885).
LES LANGUES AMÉRICAINES. 175
4. Le groupe iroqu&is (onondago, sénèka, onéida,
kayuga, tuskarora).
5. Le dakola, au centre de l'Amérique septentrionale,
langue des Sioux et d'autres tribus.
fi. Le -parti ou pawnie.
7. Le groupe appalache, comprenant, entre autres
idiomes, le chéroki, le kataha, le chakta, le krik, le
n a te nez.
8. En remontant vers le nord-ouest, le koloche dans
l'extrême ouest de la Nouvelle-Bretagne.
*9. Le groupe orégonais plus au sud.
10. Le groupe californien (périkou, monki, kotchimi).
11. Le groupe yuma sur le bas Colorado.
12. Les idiomes indépendants des Pueblos de la Sonora
et du Texas (zuni, tégua et autres).
13. Les idiomes indépendants du Mexique : le totonak,
l'otomi, le taraska, le mixtek, le zapotek, le mazahua, le
marne et autres.
Vi. Le groupe aztek et des idiomes sonoriens, compre-
nant d'une part le nahuatl ou aztek, et de l'autre un
certain nombre des langues de la Sonora : kahita, kora,
tarahumara, tépéguana ; opata, tubar ; pima, papago ;
kizb, nétéla, kahuillo ; chochoni, komanche, moki, ut ah,
pa.hu tan, etc.
15. Le groupe maya dans le Yucatan, comprenant le
maya au nord, le quiche, le huastek au nord-est de
Mexico.
16. Les idiomes indépendants de l'Amérique centrale et
des Antilles : le kuéva vers l'isthme de Panama, le cibu-
ney dans les Antilles.
17. Le caraïbe et Yarévak ; le premier dans le Vene-
zuela et la Guyane, le second dans la Guyane anglaise
et la Guyane hollandaise (Brinton, Transaet. of the
omette, philos. Soc, XIV, p. 427).
18. Le tupi, le guarani et Yomagua. Les deux premiers
176 LA LINGUISTIQUE.
forment à eux deux un groupe plus particulier ; ils com-
prennent des idiomes parlés dans la région du Parana,
du Paraguay, de l'Uruguay.
19. Certains idiomes de l'intérieur du Brésil, par
exemple la langue des Botocudos.
20. Diverses langues de la Colombie.
21. Les langues indépendantes de la région des Andes.
22. Uaraucan.
23. Le guaykuru, parlé entre le Paraguay et le Pilco-
mayo ; Yabipon dans la région du Saldo, au centre de la
Plata.
24. Le puelche dans les Pampas, à l'ouest de Buenos-
Ayres.
25. Le téhuelche, langue des Patagons, au sud du pré-
cédent,
26. Les différents idiomes de la Terre de Feu.
27. Le chibeha, de l'autre côté des Andes, dans la
Colombie ou Nouvelle-Grenade, jusqu'aux environs de
Santa-Fé de Bogota.
28. Le groupe quichua est parlé plus au sud, depuis la
limite des Etats de Colombie et de l'Equateur jusque vers
le tiers septentrional du Chili. Parents des Quichuas,
les Aymaras sont sur la limite du Pérou et de la Bolivie.
Tous ces idiomes passant pour se ressembler et pour
avoir un aspect général identique, nous avons à déter-
miner maintenant quel peut être ce caractère commun.
Et tout d'abord, leur mode d'être, leur mode de fonc-
tionner sont-ils tellement étranges, tellement particu-
liers, qu'il faille renoncer à les classer dans une de ces
trois grandes catégories, langues isolantes, langues
agglutinantes, langues à flexion, sous lesquelles viennent
se grouper les idiomes de l'ancien monde ?
C'est ce qu'un certain nombre d'auteurs ont pensé. Les
langues américaines auraient, aux yeux de ces auteurs,
une propriété spéciale qui suffirait à constituer une
LES LANGUES AMÉRICAINES. Î77
classe bien à part, un quatrième système, qu'il faudrait
appeler le système incorporant ou poly synthétique.
En tâchant d'éviter autant que faire se pourra les dé-
tails trop arides, recherchons et examinons quels sont
les phénomènes sur lesquels a pu s'appuyer cette doc-
trine d'une classe incorporante, quelle est la nature de
ces phénomènes et quelle est leur importance.
Nous terminerons par un coup d'œil rapide sur les
idiomes algonquins et iroquois, parlés dans une grande
partie de l'Amérique septentrionale et qui sont assuré-
ment les mieux connus de toutes les langues américaines.
A plusieurs reprises déjà nous avons dit ce qu'il fallait
entendre par les termes de langue isolante, de langue
agglutinante. Le' monosyllabisme est caractérisé par
l'emploi constant de racines indépendantes et invaria-
bles ; l'agglutination comporte l'état de dépendance de
certaines racines, qui, vis-à-vis des autres racines dont
le sens premier et entier a persisté, n'expriment plus que
les idées du rapport, de relation. Nous verrons plus tard
que la flexion ne doit être retrouvée que là où pour
exprimer les divers rapports de temps et de lieu, la ra-
cine elle-même peut être organiquement altérée. Impos-
sible de commettre une erreur sur la place à assigner
à un idiome donné, si l'on a pu constater chez lui l'un
de ces caractères, celui du monosyllabisme, celui de
l'agglutination, celui de la flexion. Ainsi les langues sé-
mitiques sont flexionnelles par excellence, bien qu'on
y trouve l'agglutination — par exemple dans les préfixes
et suffixes pronominaux du verbe et même dans le déve-
loppement des voix dérivées ; — les idiomes indo-euro-
péens emploient bien souvent les procédés de l'agglutina-
tion ; mais, la flexion jouant un rôle essentiel dans la
langue indo-européenne commune que l'on a pu restituer
en partie, il faut les ranger forcément dans la classe des
langues à flexion. H. Chavée avait donc un certain droit
LINGUISTIQUE. 12
178 la linguistique;.
à tenir pour défectueux le nom <|iii a été donné à la
classe Intermédiaire. En effet, quel que soit le degré de
fusion, d'usure des éléments constitutifs, du moment
qu'il y a autant, dé racines distinctes que d'idées prin-
cipales et secondaires, subordonnées, attributives, il y a
agglutination. A ce point de vue le sanskrit ne diffère
en aucune façon du magyar. Nous traiterons dans notre
sixième et dernier chapitre des empiétements d'une classe
sur l'autre et delà certitude parfaite de la succession des
trois états, monosyllabique, agglutination, flexion.
Le nombre des idiomes agglutinants est considérable,
mais l'agglutination revêt chez ces idiomes toutes les
formes possibles. S'agit-il d'établir une division morpho-
logique secondaire, une sous-classe, il ne faut donc pas
se régler seulement sur le degré d'intensité de l'agglu-
tination ou sur son abondance, il convient aussi de pren-
dre en sérieuse considération l'ordre habituel des élé-
ments mis en présence les uns des autres, c'est-à-dire
la tendance plus ou moins marquée des idiomes en
question à préfixer, suf fixer à la racine, ou encore in-
fixe r les éléments formatifs des mots.
Telle était bien la pensée de Schleicher, lorsqu'il se
refusait à reconnaître une quatrième catégorie de lan-
gues, composée des idiomes américains.
Qu'est-ce donc, en définitive, que ce « polysynthé-
tisme », que cette « incorporation » que Ton prétendrait
nous faire accepter comme caractérisant ce quatrième
type de forme (lu langage ? Voici ce que dit à ce sujet
Fréd. Mùller dans son Ethnographie générale : « Les lan-
gues américaines reposent, dans leur ensemble, sur le
principe du polysynthétisme ou de l'incorporation. En
effet, tandis que dans nos langues les conceptions isolées
que In phrase relie entre elles se présentent sous la forme
de mots détachés, elles se trouvent réunies, au contraire,
dans les langues américaines, en une indivisible unité.
LES LANGUES AMÉRICAINES. 170
Par -conséquent, mot et phrase s'y confondent tout à
fait. »
D'après les ainéricanistes les langues qui nous occu-
pent en ce moment auraient comme caractères distinc-
tifs les particularités suivantes :
Premièrement, elles réuniraient au verbe des pronoms
ou même des noms régimes.
Secondement, elles posséderaient une conjugaison no-
minale possessive.
Troisièmement, elles feraient varier le verbe lorsqu'il
s'agit d'exprimer que l'objet de l'action a changé ou
lorsqu'il faut nuancer l'action.
Ouatrièmement enfin, elles connaîtraient le procédé de
composition indéfinie par syncope et par ellipse.
Le premier et le second de ces prétendus caractères ne
résistent, même pas à un examen superficiel. Prenons
d'abord l'union d'un nom et d'un pronom. Evidemment
ce procédé est familier aux langues sémitiques et à bien
des idiomes agglutinants de l'ancien monde. Lorsqu'avec
le mot mokkumân « couteau » le kri forme les expres-
sions mmokkumân « mon couteau », Mmokkumân « ton
couteau », omnkkumdn « son couteau », il court au
procédé qu'emploie le magyar en disant munkâm « mon
ouvrage », mnnkdd « ton ouvrage », munkdja « son ou-
vrage » ; qu'emploie l'arabe en disant kitabi « mon
livre », kitabo « son livre ». Il est vrai qu'en kri l'élé-
ment pronominal est placé avant le nom et qu'en magyar
comme en arabe il est placé après le nom, mais cela
n'a point d'importance en ce qui nous occupe en ce
moment.
En ce qui concerne les variations du verbe destinées
à nuancer l'action, Duponceau cite d'après Molina le
chilien ri un « donner », rlugurn « donner plus », élu du a -
men « avoir le désir de donner », eluzquen « paraître
donner », cliivalen « pouvoir donner », etc. ; mais cet
180 LA LINGUISTIQUE.
exemple ne rappelle-t-il pas très exactement les nom-
breux exemples analogues que l'on peut tirer du turc ?
D'ailleurs, dans beaucoup de langues agglomérantes, l'on
trouve des traces de pareilles dérivations, fort analo-
gues, en somme, aux voix du verbe sémitique. Nous
avons déjà cité des exemples tirés des langues dravi-
diennes et du basque.
L'on peut considérer comme un peu plus sérieuse la
troisième des prétendues caractéristiques, à savoir cette
circonstance que le verbe varie à mesure que varie l'ob-
jet de l'action. En chéroki, par exemple, on dit kutuwo
« je me lave » kukûsquô « je me lave la figure », tsêkûs-
quô (( je lave la figure d'un autre », tàkungkalâ « je lave
mes vêtements », takutêyâ « je lave des plats », etc.,
en termanacan l'on dit jucurù <c manger du pain », je-
meri « manger du fruit, du miel », janeri « manger
des aliments cuits », etc. ; en lénapé on emploie des ver-
bes différents pour dire « manger de la soupe » et dire
<c manger de la bouillie ». Mais, en définitive, n'est-ce pas
là une composition syncopée ? En ce cas nous retom-
bons dans un caractère que nous aurons à examiner tout
à l'heure. S'il n'en est pas ainsi, nous ne pouvons voir
dans ce phénomène que cette horreur de l'abstraction,
cette absence d'idées générales déjà constatée dans do
nombreux idiomes de la catégorie agglutinante.
La réunion des pronoms régimes au verbe s'opère par
des procédés analogues à celui de la conjugaison nomi-
nale ; aussi est-elle généralement pratiquée chez les peu-
ples qui joignent aux noms les affixes possessifs. Le bas-
que présente à ce sujet une exception remarquable : il
ne connaît pas les affixes nominaux. Par contre, sa con-
jugaison <( objective » est la plus riche de toutes celles
des langues européennes et asiatiques ; il incorpore, en
effet, dans le verbe, non seulement les pronoms régimes
directs — « moi, toi, lui » — mais aussi les régimes in-
LES LANGUES AMÉRICAINES. 181
directs, tandis que le mordvin — idiome du groupe oura-
lo-altaïque finnois — ne sait exprimer que le régime
direct des trois personnes ; le vogoul — idiome du même
groupe — moins abondant, incorpore seulement l'objet
de la seconde et de la troisième personne ; le magyar,
plus pauvre encore, ne peut, en principe, rendre de
cette façon que le pronom de troisième personne. Mais
ces différentes langues ont, ce que n'a pas le basque,
le verbe sans régime, le verbe indéterminé. Dans les lan-
gues sémitiques les conjugaisons « par pronoms affixes »
sont, en tous cas, de véritables conjugaisons objectives.
Quant à l'incorporation des noms au verbe, habituelle,
dit-on, aux langues de l'Amérique, nous n'en trouvons
pas en ce moment d'exemple plus significatif que celui
de l'algonquin nadliolidîn « amenez-nous le canot », for-
mé de naten « amener », amochol « canot », i euphoni-
que et nîn « à nous » ; ou encore celui du mot chippéway
sogininjinitizoyan « si je ne prends pas la main », dans
lequel entrent sogéndt « prendre » et oninp-na « main ».
Les formations de cette espèce ne sont qu'une simple ex-
tension du principe de l'incorporation au verbe de l'idée
du régime. Oh a remarqué, non sans raison, qu'un cer-
tain nombre de locutions des langues romanes modernes
sont de véritables exemples d'une incorporation rudimen-
taire ; lorsque l'italien dit portandovi « vous portant »,
portandovela « vous le portant », lorsque le gascon
dit deche-m droumi « laissez-moi dormir », leur pro-
cédé nous rappelle l'incorporation du basque ou des lan-
gues américaines.
Nous pensons, en effet, avec A. Sayce, qu'il faut dis-
tinguer l'incorporation du polysynthétisme, et qu'il con-
vient de réserver le premier de ces noms aux phénomènes
que nous venons d'examiner et qui ne sont, comme on
l'a vu, ni spéciaux aux langues américaines, ni assez
importants pour justifier la création d'une quatrième
182 LA LINGUISTIQUE,
grande classe morphologique. A. Sayce estime même
qu'il y a beaucoup plus de différence entre l'incorpora-
tion et le polysynthétisme qu'entre l'incorporation et la
flexion ; pour lui, la flexion n'est, en effet, que la fusion
très étroite de racines de relation avec l'élément fonda-
mental du mot.
Nous appellerons donc polysynthétisme le dernier ca-
ractère signalé comme original dans les langues améri-
caines, c'est-à-dire la composition indéfinie des mots par
syncope et par ellipse. Ce caractère est le plus im-
portant.
Duponceau, qui ne confond pas l'incorporation avec
le polysynthétisme, donne ce dernier comme le signe dis-
tinctif des idiomes du nouveau monde ; le même auteur
assure qu'il a retrouvé ce caractère dans toutes les lan-
gues de l'Amérique à lui connues, du Groëland au Chili.
Toutes réunissent un grand nombre d'idées sous la for-
me d'un seul et même mot. Ce mot, généralement assez
long, est l'agglomération intime de mots divers, qui sou-
vent sont réduits à de simples lettres que l'on intercale.
Ainsi le groënlandais aulisuriartorasuarpok « il s'est
hâté d'aller à la pêche » est formé de aulisar « pêcher »,
peartor « être à faire quelque chose », pinnesuarpok
<c il se hâte », l'algonquin pildpé « jeune homme non
marié » est formé de pilsilt « chaste » et lépâpé
« homme » amanganachquiminchi « chêne à larges
feuilles », est formé de amangi « grand, gros », naclth
« main », quim, terminaison des noms de fruits à coque,
et achpansi « tronc d'arbre » ; le mexicain notlazomn-
huizteopixcdtàtzm « ô mon père, divin protecteur
estimé et vénéré ! » est formé de no « mon », tlazontli
« estimé », mahuiztic « vénéré », teopixqui « dieu pro-
tecteur » et tatzi « père » ; le chippéway totochabo
<( vin » est formé de toto « lait » et chaminabo « grappe
de raisin ». Le polysynthétisme consiste donc en une
LES LANGUES AMÉRICAINES. 183
composition par syncope, tels composants perdant leurs
premières syllabes, tels autres perdant leurs dernières,
et il y a par conséquent entre l'incorporation et le po-
lysynthétisme cette différence que le procédé du dernier-
est essentiellement syntaxique. L'incorporation remonte
à la période de développement du langage, tandis que le
polysynthétisme a pris naissance durant la période his-
torique.
Ainsi le polysynthétisme n'est point un caractère pri-
mordial ; c'est une extension, ou, si l'on veut, une se-
conde phase de l'agglutination, et il n'y a pas de raison
pour faire des langues américaines un type spécial.
Seulement, dans la série des idiomes agglutinants,
ces langues viendront les dernières par ordre de pro-
gression croissante. L'on aura, par exemple, dans les
premiers rangs, le dravidien avec ses formes grammati-
cales si peu nombreuses, puis le mandchou plus déve-
loppé, puis le turc, déjà incorporant, puis les idiomes
finnois dans l'ordre suivant : suomi, magyar, vogoul,
mordvin, tous incorporants, puis le basque, qui est incor-
porant avec des tendances au polysynthétisme ; enfin les
langues américaines, qui sont incorporantes et polysyn-
thétiques. Mais cette succession, cette série ne prouvent
pas plus la parenté originelle des différents idiomes dont
il s'agit que certains caractères communs qu'ils peuvent
avoir entre eux ne prouvent la parenté originelle des
amentacées et des conifères.
Une fois entrées dans la période historique, toutes les
langues d'ailleurs pourraient devenir polysynthétiques,
et l'on trouve en un grand nombre d'idiomes des locu-
tions abrégées, contractées, pleinement analogues aux
syncopes des langues du nouveau monde : en latin vene
-ficus, stipendium, consuetudo, malo, ml, nemo, rursuin,
fvenenificus, *stipi-pendium, *consueti-tudo, mavelo, ma-
giSVOlO, etc.); en grec ijlÇOpeiiç pour *à;j.?i-<popeoSi -Ï-zi/wk
184 LA LINGUISTIQUE.
etc. ; en anglais lord pour hlâf-weard anglo-saxon,
world, etc. ; idolâtrie, contrôler, même, etc. (Sayce,
trad. p. 81)
Comme Duponceau l'a très bien fait remarquer, ces
contractions se produisent volontiers dans les mots com-
posés d'un usage courant, qui sont devenus peu à peu des
mots à signification simple et dont on oublie la com-
plexité originelle. C'est le basque, en Europe, qui pa-
raît avoir le plus usé de ce procédé, et c'est pour ce
motif que, dans une sériation morphologique des lan-
gues agglutinantes, on peut le placer entre les langues
ouralo-altaïques et les langues américaines.
Nous ne pouvons songer à passer en revue, même de
la façon la plus sommaire, les différents idiomes que
nous avons énumérés ci-dessus. Nous nous bornerons
(tout en faisant parfois allusion à quelques autres lan-
gues) à une esquisse générale des deux groupes les plus
importants des idiomes de l'Amérique septentrionale,
l'algonquin et l'iroquois. Ces deux langues d'ailleurs ne
sont point parentes et elles offrent entre elles des diffé-
rences notables, tant sous le rapport de la phonétique
que sous celui de la formation même des mots.
L'algonquin, parlé au Canada et dans le nord des
Etats-Unis, se subdivise en une trentaine de dialectes
dont les principaux sont le mikmak, au Canada, dans
la Nouvelle-Ecosse et dans les régions circonvoisines ;
Yabénaki, dans l'Etat du Maine ; le massachuset, le nar-
raganset, dans Rhode-Island ; le mohican, en Connecti-
cut ; les idiomes de l'ancien Canada ou Nouvelle-France :
Yalgonquin proprement dit, le chippéway (ou ojibway),
Vottawa, le ménoméni et le kri. Les tribus iroquoises
habitent la partie occidentale de l'Etat de New- York et en
général la rive méridionale des grands lacs ; on peut
diviser l'iroquois en onondago, sénéka, bniéda, kayuga,
tuskarora.
LES LANGUES AMÉRICAINES. 185
La phonétique de l'algonquin est pauvre ; celle de l'iro-
quois est plus pauvre encore. Ils possèdent nos voyelles
a, e, i, o ; quelques dialectes ont également u. Ils con-
naissent les deux demi-voyelles y et w, dont la seconde
se change en une espèce de sifflante labiale ; c'est ce son
que les missionnaires ont transcrit et transcrivent en-
core par le chiffre 8, sous prétexte que ce signe ressemble
à la ligature « ou » des Grecs, et que le mot « huit » rap-
pelle sa prononciation.
L'algonquin possède les deux gutturales k, g, tandis
que l'iroquois n'a qu'un son de cette sorte, transcrit par-
fois g, le plus souvent h. Les deux idiomes connaissent
la palatale tch, certains dialectes algonquins ont le dj ;
l'algonquin emploie t et d, l'iroquois t seulement ; dans
ce dernier idiome, point de labiales : l'algonquin possède
p et b. Chacune de ces langues connaît les nasales ap-
partenant au même ordre que ses explosives. L'une et
l'autre ont r et l, toujours permutants, souvent indis-
tincts. En algonquin, les sifflantes sont assez nombreu-
ses: on y retrouve h, ch dur allemand, s, z et j /rançais ;
mais en iroquois l'on ne cite que h et s (f est dialectal) ;
ajoutons que ces idiomes ont au moins trois voyelles
nasales, an, en, on. Le seul son qui offre quelque diffi-
culté aux Européens serait le w placé devant une con-
sonne. Duponceau dit à ce sujet : « C'est comme ou dans
notre mot oui, mais suivi immédiatement d'une consonne
et prononcé sans repos intermédiaire, ce qui l'a fait ap-
peler l'oit ou le w sifflé, parce qu'en effet il faut siffler
pour le prononcer. Le même son existe dans l'abénaki ;
mais, au lieu d'être labial, comme dans le lénapé, il
est guttural et se prononce du fond de la gorge. On ne
le trouve point dans l'algonquin proprement dit, ni dans
le cMppêway. Il n'est pas non plus dans la langue des
Ottawais, ils y substituent l'oit voyelle. Ainsi, tandis
186 LA LINGUISTIQUE.
qu'un Lénapé prononcera vfdanU « «a fille » (en sif-
flant le w), TOttawais dira oudanis. »
Toujours suivant Duponceau, les Indiens Algonquins
articulent d'une façon très distincte et prononcent les
voyelles très ouvertes : les brèves ont l'accent « frappé »
et les longues l'accent « appuyé » ; la dernière syllabe de
la phrase est articulée avec une grande énergie. La pro-
nonciation des Américains du Sud est plus rude que
celle des Américains du Nord.
L'article, que certains auteurs ne veulent pas recon-
naître, est retrouvé par Duponceau au moins en algon-
quin. C'est, comme d'ordinaire, un pronom démonstratif,
mouko (en massachuset), réduit à m préfixé ; mais au-
jourd'hui son existence est méconnue au point qu'on le
conserve concurremment avec les affixes possessifs. Ainsi
le chippéway dit miltig « arbre » et kl mlttig « ton ar-
bre » ; tandis que le lépané dit kittuk « arbre » m'hlttuk
« l'arbre » et kliittuk « son arbre ». L'article se rencon-
tre encore dans d'autres langues américaines : en iro-
quois sous la forme ne, en otonii sous la forme na.
Ce. qui l'a fait méconnaître, c'est la tendance que possè-
dent ces langues à la spécialisation, à la détermination,
et qui fait que, chez elles, les noms sont toujours ac-
compagnés d'un affixe possessif.
En algonquin, l'on ignore la distinction des genres ;
l'on en compte deux en iroquois : les grammairiens leur
donnent le nom de genre « noble » et de genre « igno-
ble ». Le premier s'applique aux divinités et à la partie
mâle du genre humain ; le second embrasse'tout ce qui
n'est pas du premier genre. Il y a des particules ou des
affixes différents pour les êtres animés et pour ceux qui
ne le sont point.
La conjugaison nominale — ou, pour mieux dire, et
ainsi que nous l'avons expliqué plus haut, la dérivation
possessive — se forme par l'adjonction des éléments pro-
LES LANGUES AMÉRICAINES. 187
nominaux en tête du nom. L'adjectif, toujours invaria-
ble, se place de même, en algonquin, avant le mot qua-
lifié ; c'est ainsi que kuligatchis « ta jolie petite patte »
est formé de ki « toi » wulit « jolie », wicligatt « patte »
et du diminutif cliis ; kitanittowit « le grand esprit »
est formé de kita « grand », manitu « esprit » et de la
terminaison adjective wit.
Le verbe algonquin peut être « absolu », c'est-à-dire
sans régime ; « transitif », c'est-à-dire pourvu d'un ré-
gime direct, et <( passif », avec un régime indirect. On
s'est plu, mais à tort, à reconnaître chez lui un grand
nombre de modes : il n'en possède aucun en réalité ; il
se forme seulement un conditionnel en intercalant une
particule. Le verbe iroquois est également absolu, ré-
fléchi, réciproque, passif et transitif, à régime direct et
indirect. De plus, il y aurait dans certaines langues
américaines des traces d'une soi-disant conjugaison pour
ainsi dire sexuelle ; ainsi, en abénaki, un homme dirait
nénananbasanbai « je n'ai pas beaucoup tl'esprit » ; une
femme dirait nénananbaseskouai. L'on commence à com-
prendre que, grâce à ces nombreuses variations, un mis-
sionnaire anglais Edwin James, ait pu attribuer au verbe
chippéway de six à huit mille formes.
Pas plus que dans les langues dravidiennes, on ne peut
exprimer en algonquin ou en iroquois les verbes « être »
et « avoir » dans leur sens réputé absolu. C'est ainsi
que cette phrase : « je suis un homme »', se dira en nar-
raganset iiinin « moi homme », en lénapé lenno rihackey
« un homme mon corps » ; pour dire « à qui est ce ca-
not ? » l'on demandera en ottowa watchimânet « à qui
canot ?» ; en ménoméni ivahotosoydivik « qui possède
canot ? »
En somme, le vocabulaire de ces idiomes est assez pau-
vre. Il leur manque, comme bien l'on pense, la plupart
des mots capables d'exprimer une idée abstraite, et qu'ils
188 LA LINGUISTIQUE.
remplacent soit par des mots empruntés à l'anglais, à
l'espagnol, au français et même à l'allemand, soit par
des périphrases développées que les grammairiens ai-
ment souvent à appeler des mots de dix à douze sylla-
bes. Dans les dialectes algonquins, les cinq premiers
nombres sont des mots simples et paraissent seuls pri-
mitifs : « dix » serait « cinq de plus (que cinq) », « cent »
serait « dix fois dix » et « mille » « la grande dizaine de
dizaines » ; l'iroquois, au contraire, semble avoir compté
jusqu'à dix. Il y aurait de fort curieuses remarques à
faire sur les noms de parenté, très abondants, en iroquois
par exemple. On les a classés par catégories : parenté
supérieure : père, mère ; — inférieure : fils, frère, cadet ;
— affinité supérieure : beau-père ; — affinité inférieure :
bru ; — parenté corrélative : beau-frère, etc. Les lan-
gues dravidiennes sont particulièrement riches en mots
de cette nature r on y distingue, par exemple, les frères
aînés des frères cadets par des termes différents, de
même que l'on distingue en basque la sœur d'une femme
de la sœur d'un homme. La raison de ces complications
est sans nul doute, nous semble-t-il, dans le manque
d'expressions générales qui est habituel aux idiomes in-
férieurs,et les philologues ou les géographes n'ont que
trop souvent admiré cette richesse apparente de mots.
Nous ne pourrions, sans dépasser les bornes qui s'im-
posent au présent volume, examiner la phonétique et les
éléments de formation propres aux différents groupes des
langues américaines. Nous eussions désiré citer plus
d'exemples que nous ne l'avons fait, reproduire quelques
phrases entières et les analyser. Les langues américaines
ont donné lieu, et donnent lieu encore, à des travaux si
dépourvus de méthode, qu'on ne saurait trop s'attacher
à faire voir comment elles se relient aux autres idio-
mes agglutinants.
Le point important était de faire bien saisir ce qu'il
LES LANGUES HYPERBORÉENNES. 180
faut entendre par ces expressions de polysynthêttsme, et
^incorporation. Si nous avons réussi à exposer nette-
ment ce qui en est, nous pensons avoir dit des langues
américaines ce qui est essentiel.
Disons en terminant que la numération est vigésimale
dans certaines langues américaines, particulièrement au
centre, décimale dans certaines autres langues (Algon-
quins, Iroquois, Californiens, Araucans, etc.).
§ 17. Les langues hyperboréennes.
On comprend sous ce nom géographique l'ensemble des
langues parlées dans les régions arctiques.
Le youhaghir est parlé par un millier d'individus au
nord-est de la Sibérie, immédiatement à l'est du yakout
(langue du groupe turc).
Le tchouktche asiatique et le koriaque sont parlés plus
à l'est encore, tout au nord-est de la Sibérie ; ces deux
idiomes sont proches parents.
Au sud de la presqu'île de Kamtchatka est parlé le
kamtchadal.
Plus au sud encore, dans les îles Kouréliennes et les
îles japonaises septentrionales, nous trouvons la langue
des Aïnos.
Celle des Ghiliaks appartient au continent.
Au centre môme de la Sibérie nous trouvons le iénis-
sein (ou ostiaque iénisséin) et le koltc
Les dialectes innuits sont parlés par les Esquimaux
tout au nord de l'Amérique. Le tchouktche américain,
qu'il ne faut pas confondre avec le tchouktche asiatique,
est parent des dialectes innuits ; il est parlé sur la cote
nord-occidentale.
Les dialectes aléouticns sont essentiellement distincts
des dialectes innuits.
Au surplus, le nom cVhyperboréenves ou arctiques,
100 LA T.IV.TISTIQT-E.
sous lequel on réunit eus différentes langues, ne doit, pas
donner le change sur leur plus ou moins d'affinité soit
entre elles, soit avec d'autres idiomes.
Bien des hypothèses sont encore permises à ce sujet,
mais il est vraisemblable qu'un certain nombre de ces
idiomes résisteront à toutes les tentatives que l'on pourra
faire en vue de les laisser parmi tel ou tel groupe suf-
fisamment connu.
Il serait dangereux, en tout cas, d'accorder aux rela-
tions des missioniaires sur telle ou telle de ces langues,
notamment sur celles des Esquimaux, plus de crédit qu'il
ne convient. On n'y trouve, le plus souvent, que des rap-
prochements de mots, des étymologies ; en somme, rien
de scientifique. Ajoutons d'autre part que certains idio-
mes hyperboréens ont été étudiés avec soin par des au-
teurs compétents, ainsi qu'on peut le voir dans les publi-
cations de l'Académie de Pétersbourg.
Il y a à remarquer dans la langue des Youkaghirs que
le nombre est rendu dans le pronom par une véritable
flexion : mot « je », mit « nous ». Celle des Aïnos peut
être citée comme une langue agglutinante sortant à peine
de la phase monosyllabique : point de distinction for-
melle du nombre dans les noms, en principe du moins ;
les cas nominatif et accusatif ne sont indiqués par aucun
élément accessoire ; dans le verbe, le temps, le morte,
la personne, sont exprimés par des procédés périphras-
t ii pies ; la numération est vigésimale. La langue des
Aléoutes est par contre à une période développée de L'ag-
glutination ; le système de numération est quinaire.
§ 18. Les langues du Caucase.
Les langues du Caucase (ainsi appelées de la région où
elles sont parlées) se divisent en deux groupes princi-
paux, celui du nord, celui du sud.
r.ANGUES DTT CAUCASE. 101
Parlons d'abord du groupe septentrional.
Longeant le versant nord du Caucase, de la mer Cas-
pienne à l'est, jusqu'au détroit de Kertch (entre la mer
d'Asov et la mer Noire) à l'ouest, il comprend à son
tour trois groupes distincts : le groupe lesghien, à l'est
(dans le Daghestan), qui confine à la mer Caspienne et
semble compter quatre cent mille individus ; le groupe
kit te, au centre, beaucoup moins considérable que le
précédent ; le groupe tcherkesse ou circassien, à l'ouest,
qui occupe presque toute la moitié nord-occidentale du
Caucase et n'est peut-être pas éloigné de comprendre à
lui seul tout autant d'individus que n'en comprennent
les deux groupes précédents.
Un mot maintenant sur chacun de ces trois sous-
groupes et leurs propres subdivisions.
Le lesghien comprend, entres autres idiomes, l'avare (1),
le kasi-koumuque (ou lak), Vakoucha, le kiirine, Voude.
Le kiste (ou tchetchenze), à l'ouest du Daghestan,
ainsi que nous l'avons dit, comprend Yingouche (ou la-
mour), le karnboulak, le tchetchenze proprement dit, le
thouehe (ou mosok), qui, bien qu'appartenant au groupe
septentrional, est parlé au sud du Caucase, vers la
source de l'Alasan. On porte à cent quarante mille le
nombre des individus parlant les dialectes kistes.
11 est assez difficile d'évaluer le nombre actuel des Cir-
cassiens du Caucase : on le portait autrefois au chiffre
de quatre cent quatre-vingt-quinze mille, mais beaucoup
d'entre eux ont été attirés récemment dans la Turquie
européenne.
Le groupe méridional est formé du géorgien, du suane,
du mingrélien, du laze.
Le géorgien gérait parlé par près de trois cent mille
individus.
(lï Smirnow, Notice sur les Avares du Daqhestan. Revue
d'Anthropologie, t. V, p. 84. Paris, 1876.
192 LA LINGUISTIQUE.
Le territoire «lu suane est situé au nord-ouesi du géor-
gien.
Au sud du suane et à l'ouest du géorgien est parlé le
mingrélien.
Le laze, enfin, est parlé plus au sud encore, au sud-est
de la mer Noire, dans le Lazistan, pays soumis aux Otto-
mans.
Ces quatre derniers idiomes remonteraient à une ori-
gine commune, mais il est loin d'être établi qu'ils soient
apparentés aux idiomes du versant septentrional, et
même que ceux-ci soient alliés entre eux. Un certain
nombre des langues du Caucase ont été cependant étu-
diées de très près, notamment par Schiefner dans les
Mémoires de VAcadémie de Pélersbourq.
Le matériel phonique de tous ces idiomes est riche
lorsqu'il s'agit des consonnes, assez pauvre lorsqu'il
s'agit des voyelles.
On trouve dans ces langues la dérivation par suffixes,
celle par préfixes, celle par infixes. Les cas sont ordinai-
rement formés au moyen de suffixes : laze, bozo « fille »,
bozos « à la fille », bozote « avec la fille » ; de même le
pluriel : thouche dad « père », khok « pied », pluriel
dadi, khoki. Dans ses formes verbales l'abkhase préfixe
l'élément personnel dérivatif : si-qoup « je suis », u-qoup
« tu es », ha-qoup « nous sommes ». Les idiomes méri-
dionaux forment les noms d'agents au moyen du préfixe
me : puri « pain », mepure « fabricant de pain » ; thewzi
« poisson », methewze « pêcheur ». L'abkhase infixe dans
la racine l'élément pronominal.
Certaines langues du Caucase ont un système décimal
de numération ;' chez la plupart le système est vigésimal.
L'on a tenté souvent d'identifier les langues dites du
Caucase avec les langues indo-européennes ou les lan-
gues sémitiques, mais cela a toujours été sans succès.
Nous pensons qu'il faut les regarder comme complète-
AUTRES LANGUES AGGLUTINANTES. 193
ment distinctes des autres groupes linguistiques, même
du groupe ouralo-altaïque.
§ 10. De quelques autres idiomes classés parmi
les langues agglutinantes.
Dans le nombre des langues que nous venons de pas-
se] en revue, il y en a plusieurs, sans doute, qui deman-
deraient à être étudiées de plus près qu'elles ne l'ont été
jusqu'à présent, et qui, en réalité, ne sont connues que
d'une façon très imparfaite.
On est moins bien renseigné encore sur quelques autres
idiomes, les uns actuellement vivants, les autres dis-
parus.
A. La prétendue langue scythique.
Cette expression de « cythique » a été employée de deux
façons différentes ; on l'a appliquée soit à un peuple par-
ticulier, soit à un ensemble de populations plus ou moins
apparentées. Dans le premier cas, l'on ne suppose qu'une
seule langue scythique, un seul peuple scythe ; dans le
second l'on suppose, non plus une race et une langue
scythique, mais bien des races et des langues scythiques.
La première opinion a été peu soutenue ; la seconde, par
contre, n'a pas laissé de séduire des auteurs aussi com-
pétents que l'est, par exemple, D. Withney. Celui-ci, en
effet, donne aux langues ouralo-altaïques ce nom de lan-
gues « scythiques » (1), nom que les Grecs donnaient aux
(1) Lfinquagc and Ihe Sludy o[ Language, 3* édit., p. 309. Lon-
1S79.
UNOUIST1QUE. 13
194 LA LINGUISTIQUE.
races nomades du Nord-Est, sinon à toutes ces races, du
moins à plusieurs d'entre elles.
Nous ne pouvons admettre cette appellation, beaucoup
trop étendue, nous semble -t -il. Il est vraisemblable, sans
doute, bien que l'on ne puisse en fournir une preuve di-
recte (1), que l'antiquité a classé parmi ses Scythes plus
d'une peuplade appartenant au groupe ouralo-altaïque ;
mais, d'autre part, il semble avéré qu'elle a également
donné le nom de Scythes à des peuples parlant un idiome
indo-européen. La langue des Scythes du Pont paraît
avoir été une langue éranienne, ainsi qu'a cherché à le
démontrer Miillenhoff.
Quelques auteurs ont pu penser sans trop d'invraisem-
blance qu'une partie des Scythes parlaient un idiome se
rattachant aux langues slaves (2). Nous estimons, en
somme (3), avec Frédéric Millier, que ce nom général de
Scythes n'est qu'une expression géographique ne répon-
dant à aucune idée précise de race ou de langue. La Scy-
thie est simplement le nord de l'Europe et de l'Asie, les
Scythes sont les habitants de cette région.
Ainsi il nous semble très peu prudent, pour le moins,
de parler d'une langue scythique, et de donner ce nom
à l'ensemble des idiomes ouralo-altaïques.
B. La langue de la seconde colonne des inscriptions
cunéiformes.
La première colonne des inscriptions trilingues des
Achéménides est, comme l'on sait, rédigée en vieux
(1) Schiefner, Sprachlichc Bedenkcn gegen das Mongolcn-
tluun der Skythen. Mélanges asiatiques, t. II, p. 531 1850.
f>) Consultez Gr. Khek, Einleilung m die slavisclie Litrra-
turaeschichte und darstellung Uircr œlteron penod, t I, p.
Gratz 1874 Consultez également Swegel, ' ràmsehe Allerllmms-
kundè, t. I, p. 333 et suiv. Leipzig, 1873.
(3) Cf. Fligier, Zur Scythenfrage, 18/8.
AUTRES LANGUES AGGLUTINANTES. 195
perse : c'est celle qui fut déchiffrée la première. La troi-
sième colonne, dont la langue ne fut connue que long-
temps après, est en assyrien, dialecte sémitique.
On a donné différents noms à la langue de la seconde
colonne de ces inscriptions, entre autres celui de langue
médique et celui de langue scythique. Ce dernier nom,
qu'ont proposé, et dont se sont servis H. Rawlinson (1).
et Norris (2), est beaucoup trop vague, ainsi que nous
l'avons dit au paragraphe précédent, pour convenir à un
idiome quelconque. Celui de médique paraît avoir plus
de raison d'être. On allègue en sa faveur que certaines
inscriptions rédigées dans la langue de la deuxième
colonne des monuments achéménides, ont été trouvées
dans les régions de l'ancienne Médie, sans être accom-
pagnées de versions éranienne ou assyrienne. Les trois
langues des inscriptions cunéiformes devaient, ajoute-
t-on, être les trois langues des principaux peuples de
l'empire ; or, la première étant perse, la troisième assy-
rienne, la seconde ne pouvait être que médique (3).
Pour E. Norris, le soi-disant médique était un idiome
du groupe ouralo-altaïque, proche parent du magyar,
de l'ostiaque, du permien et des autres langues de la
même famille. A. Mordtmann en fit également un
idiome ouralo-altaïque, mais il le rattacha au groupe
turc ou tatar (4), supposa qu'un certain nombre d'élé-
ments indo-européens s'y étaient glissés à différentes
époques, et lui donna le nom de susien, langue de la
Suslane.
(1) Notes on the early Hisloria of Babylonia. Journal of the
Royal Asiatic Society, t. XV, p. 215.
(2) Mémoir on the Scythic Version o[ the Behislun Inscription.
Journal of the Royal Asiatic Society, t. XV, p. 1. Londres, 1863.
(3) Benfey, Geschichte der Sprachwissenscha[t und orienta-
lischen Philologie in Deutschland, p. 633. Munich, 1869.
(4) Ueber die Keilinsehrillen zuieiter qatlung. ZHlschrift der
deutschen morgenteendischen Gesellschaft, t. XXIV, p. 76.
Leipzig, 1870.
196 LA LINGUISTIQUE.
J. Oppert, lui aussi, s'est occupé de cette question (1).
Après avoir adopté le nom de « scythique », il s'est rallié
à celui de médique. La langue de la seconde colonne des
inscriptions cunéiformes serait la langue de la dynastie
médique, la langue d'Arbacès, de Déjocès, de Cyaxare et
autres, dont les noms, sous cette forme, sont simplement
rendus à la façon des Perses. Cette dynastie aurait régné
de l'année 788 à l'année 560 avant notre ère, deux siècles et
un quart de siècle ; sa langue et sa religion auraient été
tout à fait distinctes de la langue et de la religion des
Achéménides. (Voir Oppert, Congrès des Orientalistes,
tome II, p. 181 ; Zcitschrift cler morgenlœndischen Gesells-
chnft, tome III, p. 1) ; le Peuple et la Langue des Mèdes,
1879).
En fin de compte, la question porte principalement sur
ces deux points : la langue de la seconde colonne des in-
scriptions cunéiformes appartient-elle au groupe des lan-
gues ouralo-altaïques ? Cette langue est-elle la langue
des Mèdes ?
Sur le premier point, nous pouvons répondre avec
F. Spiegel (2) que la langue dont il s'agit ne nous paraît
pas encore suffisamment déchiffrée. Les auteurs que nous
avons cités plus haut (et auxquels on peut en joindre
quelques autres, par exemple N. Westergaard) sont loin
d'avoir fait partager à tous les juges compétents leur opi-
nion sur le caractère finnois ou tatar de l'idiome dont il
s'agit. Caldwell veut le rapprocher des langues dravidien-
nes de l'Inde méridionale ; cette manière de voir est inac-
ceptable. En l'état actuel de la question, il semble pru-
dent d'attendre les résultats de nouvelles recherches.
D'autre part, nous devons nous demander s'il n'est pas
téméraire de regarder définitivement les Mèdes comme
(1) On the Médian Dynasfv. Us Nalionality and ils Chrono-
loçw, 1874.
(2) Erânische Allcrthtimshitnde, t. I, p. 381. Lcipzip, 187L
AUTRES LANGUES AGGLUTINANTES. 197
un peuple d'origine ouralo-altaïque. F. Spiegel ne peut se
ranger à cette opinion et ses arguments ne nous parais-
sent point sans valeur. Le témoignage d'Hérodote est for-
mel, celui de Strabon ne l'est pas moins. L'un et l'autre
tiennent les Mèdes pour un peuple aryen. Leurs noms
propres, leurs noms géographiques s'expliquent tous,
d'ailleurs, par les langues éraniennes et non par le suomi
ou par le turc (1).
Jusqu'à plus ample information, il paraît donc raison-
nable de ne classer encore dans aucun groupe, dans au-
cune famille même, la langue de la seconde colonne des
inscriptions cunéiformes et de ne lui donner aucun nom
particulier.
C. La langue dite sumérienne ou accadienne.
On a supposé, il n'y a pas longues années, que des
populations parlant une langue agglutinante avaient oc-
cupé avant les Assyriens les régions de la Babylonie, et
que, pour s'implanter dans le pays, la civilisation sé-
mitique avait dû se greffer sur cette civilisation anté-
rieure. Hincks donna à cette langue le nom biblique
d' « accadien », qui semble jouir aujourd'hui d'une cer-
taine faveur, mais que son auteur, paraît-il, ne proposait
que sous toutes réserves. Pour Oppert, le nom d' « acca-
dien » n'est qu'un synonyme d'assyrien ; assyrien et
accadien seraient la langue sémitique de Ninive et de
Babylone, la langue de la troisième colonne des inscrip-
tions cunéiformes. Au peuple qui avait précédé les Sé-
mites en Assyrie (et leur aurait communiqué son écriture
cunéiforme et sa civilisation) il donna le nom de « Kas-
do-scythique » ou sumérien ; à la langue de ce peuple il
donna le nom de « sumérien » (2). Rawlinson nomma cet
idiome le proto-chaldéen.
fl) Spiegel, Op. cit., t. I, p. 384.
(2) Congres des Orientalistes, session do Paris, 1870, t. II,
p. IU.
198 LA LINGUISTIQUE.
La langue sumérienne aurait disparu, à un moment
donné, de l'usage populaire, mais les prêtres l'auraient
conservée dans l'exercice du culte. Oppert a tenté le pre-
mier d'esquisser les traits essentiels d'une grammaire
sumérienne (1).
On a cherché depuis lors avec beaucoup d'ardeur à
restituer le lexique sumérien et à le comparer à celui
des langues ouralo-altaïques. On professa que les pré-
décesseurs des Sémites assyriens sur le sol de la Baby-
lonie avaient parlé une langue alliée au finnois ; qu'ils
avaient connu une grande civilisation ; qu'ils avaient
communiqué aux Assyriens immigrant au milieu d'eux
leur système d'écriture cunéiforme ; enfin, qu'avant de
perdre leur propre langue, ils avaient initié les nouveaux
venus à une culture à laquelle ces derniers étaient restés
étrangers jusque-là.
La thèse du sumérien ne s'imposa point de haute lutte.
Joseph Halévy a tenté une explication tout autre des
textes soi-disant accadiens. Il a cherché d'abord à dé-
montrer que la langue en question n'a rien de commun
avec les idiomes ouralo-altaïques : sa phonétique en
diffère largement ; ses racines n'ont ni la forme, ni
l'usage de celles des langues ouralo-altaïques ; le mode
de structure des mots est tout différent ; les pronoms
n'ont rien de commun ; la conjugaison est construite en
de tout autres conditions ; les deux vocabulaires, enfin,
ne sauraient être sérieusement comparés : c'est à peine
si l'on rapproche entre eux quelques dizaines de mots
dits accadiens, d'un nombre égal de mots empruntés aux
divers idiomes du groupe finnois. En somme, l'existence
d'un peuple parlant une langue ouralu-altaïque sur le sol
de la Mésopotamie, ne serait démontrée ni par les monu-
ments ( qui appartiennent tous à l'art sémitique), ni par
1,1) Journal asiatique. VIT' -cric, t. I, p. 113. Paris, 1873. Revue
de. philol. et d'ethnogr., 1875.
AUTRES LANGUES AGGLUTINANTES. 199
les noms géographiques, également sémitiques, ni par le
témoignage des auteurs. Les textes accadiens ne seraient,
en définitive, que de l'assyrien pur et simple, écrit, non
plus à l'aide d'un système phonétique, mais bien à l'aide
de monogrammes artificiellement combinés.
En autres termes, des deux côtés on aurait de l'assy-
rien, uniquement de l'assyrien, mais les textes soi-disant
sumériens seraient écrits en idéogrammes au lieu de
l'être en caractères phonétiques (1) ; ce qu'on appelle ac-
cadien ou sumérien serait simplement une façon d'écrire
l'assyrien, une écriture hiératique, sorte de transition
entre le système idéographique et le système syllabique.
Stanislas Guyard, lui aussi, n'a voulu voir dans le pré-
tendu suméro-accadien que des mots assyriens écrits
dans un système particulier (2).
Renan s'est exprimé sur cette question avec une grande
réserve. Avant l'arrivée des Assyriens, avant l'arrivée des
Eraniens, il y avait en Babylonie une véritable civilisa-
tion. Il est très probable que cette civilisation a possédé
en propre, a créé l'écriture dite « cunéiforme » ; mars
faire de la langue de ces prédécesseurs des Assyriens un
idiome ouralo-altaïque, cela dépasse toute permission
légitime. Il y a lieu d'être étonné de voir rattacher « cette
antique substruction de la civilisation savante de Baby-
lone aux races turques, finnoises, hongroises, à des races
qui n'ont guère su que détruire et qui ne se sont jamais
créé une civilisation propre. Le vrai peut quelquefois ne
pas être vraisemblable, et si l'on nous prouve que ce
sont des Turcs, des Finnois, des Hongrois qui ont fondé
(1) Revue de philol. et d'ethnogr., t. III, Revue critique,
14 juillet 1884.
(2) Journal asial., 1880, t. I, p. 540. — Revue de l'histoire des
religions, 1880-1882. — Revue critique, 17 juillet 1882. —
Zeitschr, [iir Keilschriftforsehung, 1884. — Consultez : Sayce,
Princ. de philologie ; Schrader, Zeitschr, der deutschen mor-
genl. Geseltseh., t. IX; le même recueil, passim ; Haupt (P.),
Die sumerischen Familiengesetze, 1S79.
200 LA LINGUISTIQUE.
la plus puissante et la plus intelligente des civilisations
anté-sémitiques et anté-aryennes, nous croirons ; toute
considération a priori doit être subordonnée aux preuves
a posteriori. Mais la force de ces preuves doit être en
proportion de ce que le résultat a d'improbable. »
Fr. Mùller dit, de son côté : « L'écriture cunéiforme est
due selon toute vraisemblance à un peuple dont la posi-
tion ethnologique est inconnue, le peuple d'Accad. On a
voulu en faire un peuple touranien, ou, pour parler en
termes plus précis, ouralo-altaïque, aliié particulière-
ment au rameau finnois. Abstraction faite du défaut de
méthode qui a conduit à cette opinion, nous la regardons
comme inconciliable avec ce que nous savons de l'ethno-
logie de la haute Asie (1). »
Quoi que l'on en dise chaque jour, les preuves de la
théorie sumérienne ne sont pas définitives. Nous nous
gardons bieri toutefois de combattre et de nier le sumé-
rien ; nous sommes tout disposé à l'accepter, à le classer
au nombre des langues agglutinantes, à le rapprocher
même du groupe finnois ; mais nous en sommes encore à
attendre des arguments décisifs, une grammaire vérita-
ble. Nous ne pouvons nous contenter des centaines d'éty-
mologies plus ou moins ingénieuses que l'on a accumu-
lées les unes sur les autres avec autant d'intrépidité que
peu de critique. Ce procédé est bien connu ; n'a-t-il pas
triomphé des inscriptions étrusques, des inscriptions
gauloises, des inscriptions ibériennes ?
On écrit beaucoup sur l'accadien, beaucoup trop peut-
être. Il ne suffirait, pour le faire accepter, que d'un court
travail fait avec méthode. Il se peut que la démonstration
décisive ne tarde pas à venir, mais jusqu'à ce jour, nous
le répétons, elle n'a pas été fournie. Les défenseurs de
(]) Grundriss dcr S[/ruchv:issenscha[!, t. I, p. IfiS. Vienne,
1876.
/
LA THÉORIE DES LANGUES TOURANIENNES. 201
la théorie sumérienne doivent, avant tout, être parfaite-
ment au courant de la phonétique, de la structure et du
vocabulaire spécial des langues ournlo-altaïques. Tous
les auteurs qui ont écrit sur le sumérien ne paraissent
pas posséder à fond cette premier > condition de leur
comparaison. Le cas d'un certain nombre d'entre eux
semble être plus grave encore. Il s'agirait, paraît-il, d'ap-
porter un nouvel appui à la vieille tentative de l'accom-
modement des origines ethniques et linguistiques au
meilleur gré de la fable hébraïco-ch rétienne.
Il importe que la question ne soit pas étendue en de-
hors des limites qui lui conviennent, La seule question
engagée est celle du caractère agglutinatif des textes dits
(( accadiens » ou sumériens ; on ne saurait la compli-
quer sans risquer d'entraver, par un manque regrettable
de bon vouloir, le cours d'une enquête qui doit être pure-
ment linguistique.
§ 20. La théorie des langues touraniennes.
Dans la période de formation des sciences nouvelles,
alors que l'on songe avant tout à grouper et à classer les
premiers résultats acquis, il se glisse souvent de ces théo-
ries générales qui peuvent réduire les esptits amateurs
de choses simples et faciles, mais qui sont appelées à
s'écrouler piteusement, un jour ou l'autre, sous les en-
treprises de la critique.
La linguistique n'a pas échappé aux théories de cette
espèce.
On peut ranger parmi les conceptions les plus fantai-
sistes la théorie d'une famille touranienne, qui, malgré
son invraisemblance, n'a pas laissé de jouir jusqu'en ces
derniers temps d'un certain crédit.
Hâtons-nous de le dire, cette théorie ne repose sur au-
202 LA LINGUISTIQUE.
cun fait scientifique, et elle n'a été imaginée que pour
soutenir des conceptions ethnographiques très peu sé-
rieuses.
Tout à l'heure, nous nous occuperons de son origine et
de son nom ; cherchons, auparavant, à établir en quoi
elle consiste.
Et d'abord il faut distinguer. Il existe deux variétés de
« touranisants » ; le touranisant absolu et le touranisant
modéré.
Celui de la première variété est le touranisant ortho-
duxe. Pour lui, toutes les langues étrangères au groupe
européen et aux groupes sémitique et khamitique consti-
tuent un groupe « touranien ». Les idiomes de ce groupe
auraient en commun, non seulement un ensemble de pro-
cédés de structure, mais encore un grand nombre de
racines : il y aurait donc eu une langue commune, une
langue mère touranienne. On admet d'ailleurs dans ce
groupe une division septentrionale et une division méri-
dionale. La première comprendrait les langues ouralo-
altaïques, dont nous avons parlé dans le paragraphe 14
de ce chapitre ; la seconde comprendrait, non seulement
toutes les autres langues agglutinantes, mais encore les
langues monosyllabiques de l'extrême Orient.
La seconde variété est celle du touranisme dissident,
du touranisme hétérodoxe. Et ici encore il faut distin-
guer.
Une première sous-variété ^e croit déjà plus au tou-
ranisme, mais elle cherche à a sauver au moins le nom.
Ces touranisants de troisième degré donnent le nom de
touraniennes aux langues que nous appelons « ouralo-
iiltaïques », ou simplement altaïques, et qui se divi-
sent, comme nous l'avons vu, en cinq groupes : samoyède,
finnois, turc, mongol, tongouse.
Moins osée que la précédente, la seconde sous-variété
des touranisants modérés compose le groupe touranien,
LA THÉORIE DES LANGUES TOURANIENNES. 203
non seulement des idiomes ouralo-altaïques, mais en-
core des langues dravidiennes, des langues maléo-poly-
nésiennes, du tibétain, puis du siamois. Nous exposons
et ne critiquons pas.
Nous ne demandons point, par exemple, pourquoi l'on
fait abstraction ici du chinois, du japonais, du hotten-
tot et des autres idiomes que les touranisants absolus
appellent également touraniens.
Cette théorie, avons-nous dit, a été imaginée en grande
partie pour venir à l'aide de données ethnographiques
non moins imaginaires, mais par contre très hortodoxes.
C est une théorie bonne à abuser les personnes crédules
ou celles qui n'ont ni le temps ni la faculté de contrôler
par elles-mêmes les assertions qu'on leur propose au nom
même de la science. Un patriarche du nom de Tour au-
rait donné naissance à une race touranienne dont la
langue aurait été la mère commune des différents idio-
mes soi-disant touraniens. Une légende persane fut habi-
lement greffée sur cette invention, et l'orthodoxie judaïco-
chrétienne battit monnaie de cette nouvelle théorie, qui,
pour être dépourvue de tout caractère sérieux, ne lui sem-
blait pas moins bonne à recueillir, puisqu'elle s'accom-
modait sans peine à l'enseignement de ses livres saints.
S'il est un fait avéré, c'est bien celui qu'ont démontré
Schleicher, W. Withney, et tant d'autres avec eux, que
ces prétendues langues touraniennes n'ont de commun
qu'une chose : le nom ridicule qu'on se plaît à leur don-
ner. La structure générale du basque, du japonais, du
magyar est sans doute la même ; toutes ces langues, sans
doute, suffixcnt aux noms des éléments dont le rôle est
parfaitement analogue ; toutes ces langues, en un mot,
sont de forme agglutinante, mais les éléments qui cons-
tituent le fond même de chacune d'elles sont tout diffé-
rents, leurs racines sont irréductibles.
11 ne suffit point, pour proclamer audacieusement
204 LA LINGUISTIQUE.
qu'elles remontent à une seule et même source, de n'avoir
pu, ni de près ni de loin, les ramener à une forme com-
mune.
Ce qui distingue avant tout les touranisants, c'esi leur
grand aplomb. Il ne faut cependant qu'un peu de critique
pour les ruiner entièrement.
Il est fâcheux, en tous cas, que certains auteurs fassenl
à ce nom fantaisiste de langues touraniennes l'honneur
de le regarder — tout en le condamnant — comme un
fait dont il n'y a plus à se débarrasser. C'est pour cette
condescendance même que l'on arriverait à lui donner
encore quelques beaux jours, sinon à l'implanter tout a
fait. Le meilleur moyen de combattre la théorie toura-
nienne est peut-être de n'en plus parler.
Le nom malencontreux de langues sémitiques répond,
au moins, à un ensemble de choses bien défini, et on peut
l'accepter sous toutes réserves : mais celui de touranien
et de langues touraniennes n'est fait que pour perpétuer
les plus graves erreurs.
CHAPITRE V.
TROISIÈME FORME LINGUISTIQUE : LA FLEXION.
Nous arrivons maintenant à la troisième forme du
Langage : la flexion.
Ni mis avons vu que dans la période du monosyllabfsme
La racine et Le mol étaient tout un, que la phrase n'était
qu'une succession de racines monosyllabiques, isolées les
unes des autres. Dans la seconde période nous avons vu
que certaines racines, passant de la condition de mots
indépendants à l'état de simples suffixes (par exemple
dans les langues ouralo-altaïques) ou de simples préfixes
(dans les idiomes du système bantou), ne servent plus
qu'à exprimer les relations, actives ou passives, des raci-
nes qui ont conservé leur pleine et entière signification.
l)ans la première période la formule du mot, ainsi
que nous l'avons dit, est simplement R et la formule de
la phrase est R + R + R, etc. ; par R nous entendons la
racine.
Si nous représentons par u les racines dont le sens
primitif s'est oblitéré et qui ne servent plus de préfixes ou
de suffixes, nous avons comme formules de mots, dans la
seconde période, Rr, Rrr, rR, rRr et nombre de combi-
naisons analogues.
Deux systèmes de langues, celui des langues sémito-
khamitiques et celui des langues indo-européennes, après
avoir connu la période du monosyllabisme, puis celle de
l'agglutination, arrivèrent indépendamment L'une de
l'autre à la troisième phase, celle de la flexion.
?06 LA LINGUISTIQUE.
§ 1. Quest-ce que la flexion ?
Ici la racine peut exprimer, par une modification de
sa propre forme, les rapports qu'elle a avec telle ou telle
autre racine. La flexion, c'est la possibilité pour une
racine d'exprimer, en se modifiant ainsi, une certaine
modification du sens.
Dans tous les mots d'une langue à flexion, la racine
n'est pas nécessairement modifiée, elle demeure parfois
telle quelle, comme dans la période d'agglutination, mais
elle peut être modifiée.
Les langues dans lesquelles les relations que les mots
affectent entre eux peuvent être ainsi exprimés, non seu-
lement par l'annexion de suffixes et de préfixes, mais en-
core par une variation de la forme même de la racine,
sont des langues à flexion. Certains auteurs leur donnent
le nom de langues inflectives.
Si nous représentons par un exposant x cette puissance
de la racine, la formule Rr de l'agglutination peut deve-
nir Rxr dans la période de la flexion, la formule rR peut
devenir rRx, la formule rRr peut devenir rRxr, et
ainsi de suite.
Il y a plus. Non seulement la racine que les Chinois
auraient appelée « pleine » peut recevoir cet exposant,
comme nous le voyons dans la formule précédente, mais
la racine qui forme l'élément de relation, le suffixe, peut
également être modifiée.
Dans une langue à flexion, la formule d'un mot peut
donc être Rrx, Rxrx, Rrrx et ainsi de suite, c'est-à-dire
qu'un élément dérivatif peut être modifié dans sa forme,
en vue d'un changement de sens, tout comme peut l'être
la racine principale elle-même.
« Si nous acceptons, dit Fr. Mûller (Grundriss, t. I,
p. 136), que les langues ont eu pour origine de simples
FLEXION INDO-EUROPÉENNE ET FLEXION SÉMITIQUE. 207
racines — axiome généralement admis — le développe-
ment linguistique n'a pu se faire que par composition de
racines les unes avec les autres. D'abord, les racines se
sont simplement juxtaposées, puis la fusion est devenue
plus intime. » Cette conception diffère, on le voit, de
celle que nous venons d'exposer ; pour Fr. Muller, la dif-
férence entre l'agglutination et la flexion consiste en ce
que la flexion est une agglutination moins reconnaissa-
ble au premier coup d'œil.
Victor Henry (1) explique le passage de la phase agglu-
tinante à la phase de flexion, dans les langues indo-
européennes, par le jeu combiné de trois facteurs : par
le passage de l'accent au suffixe et la réduction de la
racine devenue atone (état monosyllabique, uhér tô « ce
qui est porté » ; état agglutinant, bhertô ; état de flexion,
bhrtô) ; secondement, par l'infixation (mais cet élément
est encore à peu près insaisissable) ; enfin, analogie gé-
néralisant certains types de flexion d'une façon irrégu-
lière, comme par exemple, ont été créés cêpî, fêcî, sur
le modèle du régulier sêdî (pour se-sd-î parfait redou-
blé). — Le fait est que le passage de l'agglutination à la
flexion est encore fort difficile à déterminer ; mais, en
somme, nous nous en tenons à cette définition précise
que la flexion consiste en une modification phonique des
racines, modification répondant à une variation de signi-
fication.
§ 2. Flexion indo-européenne et flexion sémitique.
Nous passerons en revue tout à l'heure, avec plus ou
moins de détails, les deux systèmes de langue à flexion,
le système indo-européen (sanscrit, perse, grec, latin,
(1) Esquisses morphologiques, I et II.
208 LA LINGUISTIQUE.
idiomes slaves, celtiques, etc.) et le système sémitique
(hébreu, arabe, etc.). Mais, avant de procéder à cet exa-
men, il nous faut mettre en relief un fait très impor-
tant et d'ordre général.
Ce n'est point seulement par leurs racines que les
langues sémitiques et les langues indo-européennes sont
totalement distinctes les unes des autres ; elles diffèrent
encore en ce qui concerne leur structure elle-même. Les
unes et les autres sont bien des langues à flexion, elles
ont dépassé la forme de l'agglutination pure et simple,
mais il s'en faut de beaucoup que la flexion soit chez les
unes ce qu'elle est chez les autres.
Schleicher (1) et Withney (2) ont examiné cette ques-
tion de très près.
Avant que les idiomes sémitiques devinssent autant de
larigues bien distinctes, le système sémitique, dit Schlei-
cher, ne possédait point de racines auxquelles on pût
donner une forme sonore quelconque. Il se distinguait
profondément en cela du système indo-européen. Le sens
de la racine était attaché à de simples consonnes ; c'est
en leur adjoignant des voyelles qu'on indiquait les rela-
tions du sens général. C'est ainsi que les trois conson-
nes q t l constituent la racine de l'hébreu qâtal, de
l'arabe qatala « il a tué », de qutila « il fut tué », de
l'hébreu hiqtîl « il fit tuer », de l'arabe maqtûlun « tué ».
Il en est tout différemment dans le système indo-euro-
péen, où le sens sst attaché à une syllabe parfaitement
prononçable.
Seconde différence. La racine sémitiqu.'. peut admettre
tontes les voyelles propres à modifier son s ns. La racine
(1) Die deulschc Sprache, 2* éd., p. 21. Stuttgart, 1SG0. Semù
tisch und Jndogerman'iach, Beilraege zur vcrgleichcnden Sprach-
forschung, t. II. p. 236. Berlin,. 1861
(2) Lannua&b <m<l ""' Study o[ Language, '■'•' 6dh\, 300. Lon-
dres, 1870.
FLEXION INDO-EUROPÉENNE ET FLEXION SÉMITIQUE. 209
indo-européenne, au contraire, possède une voyelle qui
lui est propre, qui est organique, une voyelle fondamen-
tale. Sans doute, dans le sanscrit manvê « je pense »,
dans le latin mens, monco, dans le gothique gamunan
se souvenir », nous trouvons comme voyelles du radical
ici un a, là un e, ailleurs un o ou un n ; mais ces voyelles
du radical sont loin d'être chacune la voyelle radicale
vraie, la voyelle fondamentale. Les néo-grammairiens
ont pu nier que cette voyelle fût un a, comme on l'a cru
longtemps, mais, en somme, une voyelle fondamentale a
existé. La voyelle organique de la racine indo-européenne
ne peut d'ailleurs se changer, à l'occasion, qu'en telle ou
telle autre voyelle, d'après des lois que reconnaît et
détermine l'analyse linguistique.
Troisième différence. La racine sémitique est trilitère :
<[ll « tuer )> ktb « écrire », dbr « parler », elle provient,
nul n'en doute, de formes plus simples, mais enfin c'est
;iinsi qu'on la reconstitue. Par contre, la racine indo-
européenne est bien plus libre de forme, comme le mon-
trent, par exemple, i « aller », su « verser arroser » ;
toutefois elle est monosyllabique.
Le système sémitique n'avait que trois cas et deux
temps, le système indo-européen a huit cas et six temps
au moins.
Tous les mots de l'indo-européen ont une seule et
même forme : celle de la racine (modifiée ou non), ac-
compagnée du suffixe dérivatif. Le sémitique emploie
aussi cette forme (exemple, l'arabe qatalta « toi, homme,
tu as tué »), mais il connaît aussi la forme où l'élé-
ment dérivatif est préfixé, celle où la racine est entre
deux éléments dérivatifs, d'autres formes encore.
La flexion du système sémitique, dit W. Whitney, est
totalement différente de la flexion indo-européenne et ne
permet point de faire dériver les deux systèmes l'un de
l'autre, non plus que d'un système commun. La caraeté-
LlNCUISTinfTE. 14
210 LA LINGUISTIQUE.
ristique fondamentale du sémitisme réside dans la forme
trilitère de ses racines. Celles-ci sont composées de trois
consonnes, auxquelles différents voyelles viennent s'ad-
joindre en tant que formatives, c'est-à-dire en tant qu'élé-
ments indiquant les relations diverses de la racine. En
arabe, par exemple, la racine qtl présente l'idée de
<( tuer» et qatala veut dire « il tua », qutila « il fut tué »,
qatl « meurtrier », qitl « ennemi », etc.
A côté de cette flexion due à l'emploi de différentes
voyelles, le sémitisme forme aussi ses mots en se servant
de suffixes et de préfixes, parfois également d'infixés.
Mais l'agrégation d'affixes sur affixes, la formation de
dérivatifs tirés de dérivatifs, lui est comme inconnue ;
de la provient la presque uniformité des langues sémi-
tiques.
La structure du verbe sémitique diffère profondément
de celle du verbe indo-européen. A la seconde et à la
troisième personne, il distingue le genre masculin ou
féminin du sujet : qatalat « elle tua », qatala « il tua » ;
c'est ce que ne font point les langues indo-européennes :
sanskrit bharati « il porte, elle porte ».
L'antithèse du passé, du présent, du futur, qui est si
essentielle, si fondamentale dans les langues indo-euro-
péennes, n'existe point pour le sémitisme : il n'a que
deux temps, répondant, l'un à l'idée de l'action accom-
plie, l'autre à celle de l'action non accomplie.
On voit combien les différences de structure sont con-
sidérables entre les deux systèmes et' combien leurs mo-
des de flexion sont différents (1).
Ces deux familles de langues sont donc sorties par des
voies toutes différentes de la phase agglutinative qu'elles
ont dû traverser, et elles sont aussi indépendantes l'une
de l'autre par leur structure, qu'elles le sont par leurs
(1) Th. Noeldeke, Orient und Occident, t. II, p. 375. Gœt-
tingen, 1863.
LANGUES SEMITIQUES. ;?lî
racines, dont la prétendue réductibilité à d'anciennes for-
mes communes ne mérite plus d'être débattue.
A. LES LANGUES SÉMITIQUES.
Nous allons parler à tour de rôle, sous trois rubriques,
des langues sémitiques, des langues khamitiques, des
langues indo-européennes.
Il est inutile, assurément, de faire remarquer combien
les noms de sémitisme et de langues sémitiques sont
conventionnels. Ils ont été inventés pour cadrer avec
l'ethnographie du Testament hébraïque, et, en fait, ils
ne s'accordent cependant pas avec le récit de la légende.
Celle-ci regarde comme descendants du Sem biblique, des
individus dont la langue ne saurait être classée parmi
celles que nous appelons « sémitiques » et ne considère
point comme descendants du même auteur des popula-
tions dont la langue est incontestablement sémitique.
Quoi qu'il en soit, ces noms de sémitisme et de sémitique
ont acquis aujourd'hui une telle notoriété qu'il n'y a plus
;"i songer à leur substituer quelque autre dénomination
plus acceptable. On emploie parfois le terme mieux jus-
tifié de langues syro-arabes, mais on ne peut penser à le
faire prévaloir contre la dénomination courante et reçue.
Comme le dit d'ailleurs E. Renan, dans son ouvrage au-
jourd'hui classique et auquel nous allons beaucoup em-
prunter (1), cette dernière dénomination ne peut avoir
d'inconvénient du moment qu'on la prend comme une
simple appellation conventionnelle et que l'on s'est expli-
qué sur ce qu'elle renferme de profondément inexact.
(1) Histoire centrale et système comparé des langues sémi-
tiques, première partie. Histoire qénérale. des langues sémitiques.
212 LA LINGUISTIQUE.
§ 1. Du sémitisme en général et de l'ensemble
des langues sémitiques.
Malgré les travaux de Gesenius (1786-1542) et malgré
ceux de Ewald, il n'y a point encore de grammaire com-
parée des langues sémitiques, il n'existe pas d'ouvrage
véritablement général sur l'ensemble du caractère de ces
langues. On peut dire que c'est là une lacune considéra-
ble et qu'il serait fort important de combler.
Une fois ce travail mené à bonne fin, il faudrait l'en-
treprendre ensuite sur les langues dites khamitiques,
puis comparer les formes khamitiques communes aux
formes premières du sémitisme et esquisser les traits
principaux de la grammaire khamito-sémitique. Cette
grammaire tiendrait assurément en un bien petit nombre
de pages, mais on ne peut guère douter de la possibilité
d'une pareille entreprise.
Peut-être même pénétrera-t-on plus avant dans les
secrets de l'évolution des langues à flexion et tentera-t-on
de reconstituer les traits généraux qu'elles devaient of-
frir lorsqu'elles en étaient encore à la période de l'agglu-
tination.
On a cherché déjà à ramener les racines sémitiques,
qui, ainsi que nous l'avons dit, sont trilitères, c'est-à-dire
composées de trois consonnes, à une forme bilitère. Il
est permis d'assurer, san< témérité, que cette entreprise
sera couronnée d'un heureux succès. On trouvera assu-
rément un grand secours dans la comparaison avec les
langues khamitiques, comme l'a dit Benfy (2) et comme
ili Chavée, les Langues <-i les Races, p. 14. Paris, 1862.
Renan, Op. cil., liv. I. chap. III : Rapport annuel, Journal asia-
tique, VII' série, L. IN. p. 27. Paris, 1874. Schleicher, Die Uater-
scheidung von Nomen und l erbum in der lautlichen Form,
p. ls.
Geschichle der Sprachwissenschaft nn<l orientalisehen
Philologie in Ôëutschland. p. 691. Munich, 1869.
LANGUES SÉMITIQUES. 213
il l'a démontré. Le soi-disant trilittérallisme primitif
(Sayce, ti.nl. franc, p. 66) est aujourd'hui insoutenable.
Quant aux racines quadrilitères, elles se ramènent toutes
aisément à des formes anciennes moins développées.
La tâche d'une grammaire comparée des langues sémi-
tiques sera de déterminer l'emploi que l'on fit des diffé-
rentes voyelles, dans le but de donner au nom ainsi
constitué tel ou tel caractère. Ce mode de formation du
nom est assez élémentaire. Il en existe un autre, celui
de la dérivation. Ce dernier consiste en ceci, que certai-
nes syllabes sont préfixées à la racine ou encore qu'elles
lui sont suffixées. L'origine de ce dernier procédé de dé-
rivation est moins ancienne dans le sémitisme que celle
de la préfixation.
Dans la langue sémitique commune, le nom aurait
connu les trois genres, masculin, féminin et neutre (1),
mais ce dernier aurait disparu à une époque fort an-
cienne. Le masculin n'était exprimé par aucun élément
spécial, à rencontre du féminin qui était rendu, selon
toute vraisemblance, par la terminaison at (2). Le t du
féminin s'est maintenu dans l'ancien assyrien, dans le
vieil arabe. Dans l'arabe moderne, si un a le précède, ce
/ se change en h quand il est à la fin du mot ; de même
en hébreu. La caractéristique organique du pluriel était
peut-être mûn (3), peut-être umû, unû (4) ; peut-être
encore était-ce quelque autre forme. Celé du duel paraît
en avoir procédé.
La déclinaison comportait trois cas, chiffre de beau-
coup inférieur à celui des cas de la langue commune
(1) Êwald, AusfiihrlLches beherbuch dcr hebrceisehen Sprache,
s èdit., i». 445. (iœllingen, 1870.
(2) Ibid., p. 446.
(31 Ibid., p. 465.
i Frédéric Mùller, Dcr Vèrbalausdruck in semilischen
Sprachkreise. Sitzungsberichte dcr phil. liisl. Classe dcr k.
Akadcmie der Wissensch., t. LX, p. 520. Vienne, 1808.
214
LA LINGUISTIQUE.
indo-européenne. Ces trois cas étaient le nominatif, le
génitif, l'accusatif ; toute la famille sémitique, à l'excep-
tion de l'arabe, les a perd%s en grande partie, ainsi que
nous le verrons en traitant séparément de chacun de
ces idiomes. D'après certains auteurs, la voyelle u aurait
été le signe du nominatif, i celui du génitif (en prin-
cipe), a celui de l'accusatif (Olshausen, op. cit., p. 25 ; cf.
Ewald, op. cit., p. 523). D'après Fr. Millier, u du nomi-
natif tirerait son origine du pronom hu » il » de la troi-
sième personne ; le signe de l'accusatif aurait été an,
démonstratif, devenu bientôt a ; le i du génitif aurait la
même origine que le pronom relatif (Grundriss, tome III,
2 e partie, p. 343 ; voir encore sur les cas, dans le sémi-
tisme, Journal asiat., tome X de la 6 e série, p. 373).
Quant aux pronoms personnels, on n'est pas encore
arrivé à restituer leurs formes communes ; ce serait là
cependant un point très important à atteindre (1).
D'après Fr. Mùller, il faudrait les restituer comme
suit :
Je 'an-â-ki.
Tu (masc). 'an-tâ.
Tu (fém.1.. 'an-U.
I] huwâ, tuwâ.
Elle hiyâ, liyà.
Nous . an-ù-knù.
Vous (masc). dn-t-iimù.
Vous (fém.).. 'an-t-in.
Ils h-umù, l-umû
Elles h-in, t-in.
Le pronom possessif que l'on postpose au substantif
(arabe kitâb-î « mon livre » .hébreu sûs-i « mon cheval »),
remonte au pronom personnel d'une façon évidente (sui-
tes pronoms sémitiques, voir Journal asiat., tome XII de
la 6 e série, p. 67).
La langue sémitiquée commune ne connaissait que deux
temps : un temps parfait indiquant l'action accomplie,
un temps imparfait indiquant l'action non accomplie.
(1) Chavée, Op. cil. Fr. Mun.Li!, Op. cit., p. 353.
LANGUES SÉMITIQUES. 215
Les deux temps se distinguent l'un de l'autre par la
position qu'occupe à côté du thème le suffixe personnel.
Miffixe (par exemple ta de la seconde personne mas-
culine du singulier) est-il placé après le thème, l'action
est accomplie, le temps est parlait : katabata « tu as
écrit », arabe katabta ; est-il placé avant : takataba, arabe
taktuba, le temps est imparfait, l'action n*est pas encore
accomplie : temps aoiïstique, temps duratif.
Le verbe sémitique organique aurait pu, d'après Fr.
Mùller, se conjuger d'après treize formes thématiques :
la forme simple, qatala « il tua », une forme intensive
ou renforcée, qattala ,etc. Voici, d'ailleurs, en partie, le
tableau de cette restitution :
i forme fondamentale (/atala.
2 — intensive • qattala.
3 — d'influence qâtala.
4 — causative de 1 'a-qtala.
5 — causative de 2 'a-qatlala.
6 — causative de 3 'a-qâtala.
7 — réflexive de 1 ta-qatala.
8 — réflexive de 2 ta-qaliala.
9 — réflexive de 3 la-qâtâla.
Etc., etc. etc.
Aucun des idiomes sémitiques n'a conservé ces treize
formes ; l'arabe en possède neuf ; l'hébreu cinq (qdtal.
qitiêl, hiqtil, hithqattêl, niqtal) ; l'aràméeri en possède
six.
Le passif serait une forme réflexive formée à l'aide de
l'élément pronominal u (hu) :
1 forme organique fondamentale qùtula.
2 — intensive quilaïa.
3 — d'influence qutala.
— causative de 1 'u-qtala.
Le verbe sémitique incorpore le pronom régime (voir
216 LA LINGUISTIQUE.
ce qui a été dit à ce sujet à l'occasion des langues ouralo-
altaïques) : qatala-nï « il me tua » ; qatalnâ-hu « nous le
tuâmes ».
Quant à la numération, elle est décimale»
Le système général de l'alphabet sémitique aurait été
emprunté aux hiéroglyphes égyptiens (1). On a cru long-
temps que cet emprunt était dû aux Phéniciens, mais
cette opinion, paraît-il, est inexacte. D'après Ewald, il
aurait été fait par une autre nation sémitique dont les
rapports avec l'Egypte auraient été plus intimes encore.
En tout cas on ignore le nom du peuple qui rendit à la
civilisation cet immense service de convertir les anciens
hiéroglyphes en écriture alphabétique. Les figures, les
images de l'écriture égyptienne étaient converties en au-
tant de signes représentant tel ou tel son et elles allaient
perdre peu à peu leur ancien caractère de purs et simples
dessins.
Le vieil alphabçt sémitique se compose de vingt-deux
consonnes. Chacune d'elles devait exprimer l'articulation
correspondant à l'articulation initiale de l'être ou de l'ob-
jet représenté par le signe lui-même. Ainsi l'ancienne
image du chameau représentait un g dans l'écriture al-
phabétique des Sémites, vu que le nom du chameau (chal-
déen gimel, syriaque gomal) commençait chez eux par un
g. Il est à peine utile d'ajouter que ces nouveaux signes
ces signes alphabétiques se modifièrent diversement chez
les différents peuples qui les adoptèrent.
On divise d'habitude l'écriture sémitique en trois grou-
listincts.
Le groupe occidental comprend le système du phéni-
cien et de l'ancien hébreu. Cette vieille écriture hébraïque
était encore en usage au second siècle avant notre ère.
A Test, dans les régions de l'Euphrate et du Tigre, les
1 1 1 E. t>k Rougé, Mémoire sur l'origine égyptienne de Val-
phabet phénicien. Paris, 1874.
LANGUES SÉMITIQUES. 217
formes de l'ancien alphabet sémitique s'étaient arrondies.
On y vit bientôt naître une écriture cursive qui se ré-
pandit dans le pays de l'ouest et le nord de l'Arabie.
Dans le sud de cette dernière contrée, le système
bimyaro-éthiôpien s'était développé.
Nous dirons quelques mots de ces différentes variétés
de l'écriture sémitique en traitant des divers idiomes de
cette même famille.
Quant à l'écriture cunéiforme assyrienne, avec laquelle
sont rédigés les textes de la troisième colonne des in-
scriptions achéménides, nous devons lui assigner une
tout autre provenance. C'est ce que nous verrons égale-
ment en temps opportun.
La classification des langues sémitiques est aujour-
d'hui assez bien fixée. Elle était loin d'être aussi facile à
établir que celle des langues indo-européennes. Les dia-
lectes sémitiques, en effet, ne présentent point entre eux
de ces différences caractéristiques qui séparent, par
exemple, les langues celtiques des langues éraniennes,
les langues italiques des langues slaves. L'on a pu dii'e,
avec juste raison, que les différents idiomes sémitiques
n'étaient pas plus éloignés les uns des autres que ne le
sont les différentes langues d'une même branche dans la
l.i mille indo-européenne, par exemple le russe, le tchè-
que, le croate, ou encore l'anglais, le flamand, le danois.
On divise ordinairement lf s langues sémitiques en trois
groupes distincts :
Le groupe araméo-assyrien, comprenant l'assyrien et
les deux dialectes araméens, soit le chaldéen et le sy-
riaque ;
Le groupe chananeen, comprenant ïhébreu et le phé-
nicien ;
Le groupe arabe, comprenant l'arabe proprement dit
et les idiomes de l'Arabie méridionale, hvmyarite, et
eJtkili, ghez et tigré, amharique et harari.
218 LA LINGUISTIQUE.
Quelques auteurs réduisent encore cette classification à
deux groupes. Les deux premiers groupes n'en forme-
raient qu'un seul auquel ils donnent le nom de groupe
septentrional, par opposition au groupe méridional
formé des deux variétés du groupe arabe.
Nous allons jeter un coup d'œil sur ces différentes
langues et nous chercherons, pour terminer,- s'il n*est
point possible de former quelque conjecture sur le lieu
ou la forme commune dont elles procèdent toutes aurait
été parlée.
§ :2. Groupe araméo-assyrien.
I. Chaldéen et syriaque.
On donne le nom de langue araméenne à deux dialectes
de" ce groupe fort rapprochés l'un de l'autre : le cltal-
déen, dialecte oriental ; le syriaque, dialecte occidental.
Le premier de ces dialectes s'étendait sur la plus
grande part, sinon sur la totalité de la Babylonie et de
l'Assyrie ; le second sur la Mésopotamie et la Syrie.
L'araméen se distingue spécialement par ce fait qu'il a
fort mal conservé les anciennes voyelles sémitiques. On
peut dire qu'il doit cette infériorité relative, par rapport
aux autres idiomes sémitiques, a son développement plus
précoce.
Les deux dialectes araméeas ainsi que nous l'avons dit,
sont fort peu différents l'un de l'autre. Leur mode d'ac-
centuation est toutefois assez divergent : tandis qu'en
principe, l'accent, en chaldéen, tombe sur la dernière
syllabe et n'effecte l'avant-dernière qu'en certains cas
déterminés, en syriaque, par contre, il tombe régulière-
ment sur l'avant-dernière s\llabe et le cas où il doit
GROUPE ARAMJSOASSYRIEN. 219
tomber sur la dernière ne forment que l'exception.
Quant ;mx diversités purement grammaticales elles sont
minimes ; le syriaque, par exemple, met souvent la
voyelle o là où le chaldéen dit a ; ce dernier évite davan-
tage les diphtongues. En somme cela est de peu d'impor-
tance.
L'araméen fut surtout un idiome populaire et les Juifs
transportés à Babylone se familiarisèrent promptement
avec lui. Ils le 1 apportèrent en Palestine.
L'ancien araméen ne nous a point laissé, comme l'a
l'ait l'assyrien, dont nous parlerons tout à l'heure, de
documents indigènes. C'est dans les livres saints des
Juifs que nous trouverons les plus anciens textes ara-
méens auxquels on donne le nom de « chaldéen bibli-
que » et qui peuvent remonter au cinquième ou au
sixième siècle avant notre ère. D'autres passages de la
Bible, rédigés également en araméen, datent d'un âge
moins reculé. Vers l'époque chrétienne apparaissent les
Targums, traductions et paraphrases des livres juifs.
La langue des Talmuds, plus vieille de quatre ou cinq
siècles, est beaucoup plus chargée d'éléments étrangers
à l'araméen et empruntés aux idiomes voisins.
Dans son histoire des langues sémitiques, E. Renan
traite successivement de l'aramaïsme païen et de l'ara-
rnaïsme chrétien.
C'est dans le nabaéten et le mendmte que se montre le
premier. Le nom de langue nabatéenne équivaut à celui
de chaldéen. Il ne nous reste de l'importante littérature
de cet idiome que le traité de l'agriculture nabatéenne
traduit en arabe au dixième siècle de notre ère, mais on
ignore l'époque de sa rédaction originale. Le sabien, ou
pour parler plus correctement, la langue des Mendaïtes,
est loin d'avoir produit une littérature aussi considéra-
ble que paraît l'avoir été la littérature nabatéenne. Ce
que nous en possédons semble postérieur à l'islamisme.
220 LA LINGUISTIQUE.
On connaît spécialement le « Livre d'Adam », amas
d'imaginations ridicules. E. Renan signale comme parti-
cularité du mendaïte la contusion et l'élision fréquente
des gutturales, le changement des douces en fortes et
des fortes en douces, des contractions nombreuses.
L aramaïsme chrétien a pour langue le syriaque. Cette
langue ne nous offre point de traces d'une littérature plus
ancienne que les premiers siècles de notre ère. Il paraît
cependant hors de doute que le syriaque a possédé une
littérature vraiment nationale. Les inscriptions palmy-
réennes datent des trois premiers siècles ; quant aux au-
teurs syriens les plus anciens, ils datent de la seconde
partie du deuxième. On attribue à ce siècle la version
(( pechito » de la Bible, qui est le plus ancien ouvrage
syriaque. Du quatrième au neuvième siècle fleurit une
fort importante littérature de l'araméen chrétien, qui tou-
tefois est singulièrement empreinte d'hellénisme. Elle
servit en quelque sorte d'intermédiaire entre la science
arabe et opéra la transition de l'une à l'autre. Presque
toutes les traductions d'auteurs grecs en arabe auraient
é\A faites, dit l'auteur que nous suivons, par des Syriens
et sur des versions syriaques (1).
Au dixième siècle arrive la décadence, l'islamisme fait
décidément prévaloir sa culture et le syriaque passe à la
simple condition d'idiome liturgique. Il n'est plus guère
parlé aujourd'hui que dans un très petit nombre de loca-
lités aux environs du lac d'Ourmia (un peu à l'ouest de
Tabris, dans l'Aderbaïdjan), et l'on peut prévoir que
dans un temps peu éloigné le néo-syriaque aura disparu
(voir Spiégel, Erân, p. 43 ; Socin, Sur les dialectes syria-
ques modernes, Congrès des Orientalistes, 1876, tome II,
p. 2(30; Zeitschrift der âeutschen morgenl. Gesellschafl,
tome XXI, p. 183).
il, Renan, ",,. cit., liv. m, chap. m, S 2.
GROTTE ARAMÉO-ASSYRIEN. 221
L'écriture syriaque arrondit considérablement les for-
mes du vieux système d'écriture sémitique. Originaire-
ment elle ne figurait que les consonnes et laissait de côté
toutes les voyelles ; ce n'est qu'à partir du septième
et du huitième siècle que ces dernières y furent repré-
sentées définitivement.
II. Assyrien.
A côté du choldéen et du syriaque se place Yassyrien.
C'est la seconde langue du groupe nord-oriental des
idiomes sémitiques, c'est la langue dans laquelle est
rédigé le texte de la troisième colonne des inscrip-
tions cunéiformes. Nous avons vu plus haut que l'assy-
rien aurait pu recevoir anciennement le nom « d'acca-
dien » (nom qui a été donné par Hincks à l'idiome en-
core contesté que Jules Oppert appelle « sumérien » et
regarde comme une langue touranienne).
L'assyrien n'a pas été reçu sans difficulté dans la
famille des langues sémitiques. Il a fallu de longues et
vives luttes pour le faire admettre à la place qu'il doit
occuper légitimement et qu'on ne pourrait plus lui con-
tester aujourd'hui. L'opposition qu'il a rencontrée a
singulièrement profité aux études dont il a été l'objet,
et l'on peut dire à cette heure que l'on sait de sa gram-
maire la plus grande partie de ce qu'il sera jamais pos-
sible d'en connaître. Les importants travaux de H. Raw-
linson ont clos d'une façon définitive l'ère des écrits
dont le but était de fixer la nature même de la langue
assyrienne. Les objections durent tomber les unes après
les autres, colle-ci la première, qui consistait à nier
le caractère sémitique de l'assyrien, vu In diversité de
son alphabet d'avec l'alphabet sémitique ordinaire.
Les différentes formes de l'écriture assyrienne (nini-
vite, babylonienne) sont composées d'espèces de coins
222
LA LINGUISTIQUE.
plus ou moins grands, disposés d'autre façon que ceux
de l'écriture perse dont nous aurons à nous occuper en
traitant des langues éraniennes. Ces caractères cunéi-
formes proviennent, d'anciens caractères hiéroglyphi-
ques qu'il n'est point difficile de reconnaître sous quel-
ques-uns d'entre eux.
Les cunéiformes assyriens diffèrent des cunéiformes
perses, mais ils sont à peu de chose près les mêmes que
ceux employés dans la seconde colonne des inscriptions
achéménides. Leur origine commune est évidente et se
reconnaît du premier coup d'œil.
Ces caractères, dont le nombre est considérable, figu-
rent ou des idées ou des sons. Les signes phonétiques,
ceux qui représentent des sons, figurent des syllabes en-
tières; et non pas telle ou telle consonne, telle ou telle
voyelle Dès 1849, Hineks signalait ce fait que l'écriture
assyrienne était syllabique.
On la transcrit facilement en caractères latins, mais,
bien entendu, il ne peut en être de même des signes
idéographiques. En effet, la valeur phonique de l'idéo-
gramme ne peut être révélée que par des renseignements
accessoires. Pour tourner la difficulté on est convenu
de transcrire ces derniers caractères tout comme s'ils
étaient des signes phonétiques, seulement on emploie
dans cette transcription des lettres latines capitales.
Les textes assyriens que possèdent les musées d'Eu-
rope sont déjà fort nombreux et il est certain que leur
quantité augmentera encore dans une très grande pro-
portion. On rencontre dans le pays même une foule de
monuments gravés parmi lesquels il en est de considé-
rables. La troisième colonne des inscriptions des Aclié-
ménides est, comme l'on sait, rédigée en assyrien ; nous
avons dit quelques mots sur la langue de la seconde co-
lonne, p. 101, et nous parlerons a son temps de la lan-
gue perse, qui était celle de la première colonne.
GROUPE ARAMÉO-ASSYRIEN. 223
J. Oppert,. dont les travaux ont contribué en une me-
sure notable au déchiffrement des cunéiformes assy-
riens (1), peut être appelé à juste titre le fondateur de la
grammaire assyrienne (2). Ses écrits ont marqué une
période nouvelle dans l'assyriologie. D'autres grammai-
res ont paru depuis ses écrits, et l'étude de l'assyrien
n'offre plus aujourd'hui de difficulté considérable (3).
Disons quelques mots ici de la grammaire assyrienne.
Sa phonétique semble moins altérée que celle des deux
dialectes araméens ; les sifflantes notamment sont sou-
mises à moins de variations.
L'élément at (parfois it) est en assyrien, comme dans
les autres langues sémitiques, le signe du genre féminin:
sur <( roi », narrât « reine », ilu « dieu », Hat ou ilit
« déesse » ; ralm « grand », ràbii « grande ».
Le pluriel des noms masculins est en i (in en aranéen,
îm en hébreu). Exemple : yûm « jour », yûnii « jours ».
Dans les noms féminins le pluriel, en principe, est en
(Il (ôt en hébreu). Parfois il est en ût, parfois en it.
Quant au duel, il ne se présente que très rarement.
En assyrien, comme en arabe, on trouve les cas que
les antres idiomes congénères ont perdus : sarru « rex »,
narra « regem », Sarrî «régis»; sarratu « regina »,
narrât a « reginam », sarrati « reginae ». Au pluriel sarrî
« reges » pour les trois cas; sarrâtu « réginœ », ace.
sarrdta, gén. « sarrâti ». Les formes casuelles en v, a, i
sont postérieures à des formes en um, arti, im : yûm
« dies », accus, yumam, génit. yûmi. Ce phénomène de
(1) Expédition scientifique en Mésopotamie, t. II, Paris, 1850.
(2) Eléments de la grammaire assyrienne, 2 e édit. Paris, 1868.
(3) Menant, Expose des éléments de la grammaire assy-
rienne. Paris, 1868. — Le Syllabaire assyrien. Paris 1869-74.
Leçons d'épigraphie assyrienne. Paris, 1873. — Swc.r, An
Assyrian Grammar. Londres, 1872. — Schrader, Die assyrisch-
babylonischen Keilinschriften, Zeitschr. der deutschen inor-
genlœndischen Gesellschaft, t. XXI, p. 1-392. Leipzig, 1872.
224 LA LINGUISTIQUE.
la « inhumation » serait l'équivalent du phénomène de
la <( nounnation » que nous constaterons plus bas dans
la langue arabe. Par la suite des temps le m terminal
des anciennes désinences assyriennes disparut peu à
peu, et la voyelle elle-même ne fut plus régulièrement
respectée. Nous constaterons ci-dessous que dans l'arabe
littéral les voyelles u, i, a terminent le nom, s'il est
précédé de l'article, et qu'au contraire, si le nom n'est
pas précédé de l'article, la désinence est nasale. Quant à
l'assyrien, il n'a point d'article.
De même que les autres langues sémitiques, il rend
le pronom possessif en suffixant au nom un élément pro-
nominal : bitya « ma maison », babiya « mes portes »,
su mu a <( mon nom », sumîya « mes noms ». Pour la
seconde personne du singulier, le suffixe indiquant la
possession est ha au masculin, ki au féminin ; de là :
sumka « ton nom » (le nom de toi, homme ), sumiki
(( tes noms » ( les noms de toi, femme).
Nous avons dit que la langue sémitique commune
possédait pour son verbe deux temps : un temps parfait
indiquant l'action accomplie, un temps imparfait indi-
quant l'action non accomplie, et nous avons ajouté que,
dans les formes du premier de ces temps, le pronom
personnel était placé après le thème, tandis qu'il était
placé avant ce même thème dans le temps imparfait.
En assyrien, le système de formation est le même, mais
il s'est opéré une évolution dans la signification même.
Quant aux pronoms régimes immédiatement accolés
au verbe, nous les trouvons ici comme dans l'ensemble
du système sémitique. Ainsi la phrase « je les ai sou-
mis » se dit en un seul mot : à la forme qui signifie
<( j'ai soumis » ou suffixe le pronom sunut « eux ».
Ajoutons, pour terminer, que l'assyrien fut parlé pres-
que jusqu'à notre ère. Depuis plusieurs siècles déjà
l'araméen tendait à le supplanter. Il le supplanta, en
GROUPE CHANANÉEN. 225
effet, mais disparut à son tour devant les progrès de la
langue arabe.
§ 3. Groupe chananéen.
Les langues chananéennes sont mieux conservées,
dans leur ensemble, que les idiomes araméens, ainsi que
le montrent très clairement les formes de l'ancien
hébreu, de l'hébreu classique.
I. Hébreu.
Il faut reconnaître dans l'hébreu, avec Ewald, trois
périodes (1).
Les fragments qui datent de l'époque de Moïse nous
font voir la langue hébraïque toute formée et essentiel-
lement la même que celle des temps plus modernes. A
cette époque, elle devait donc être déjà fort ancienne.
Dans la seconde période, dès le temps des rois, elle tend
à se différencier en deux sortes de style, l'un plus vul-
gaire, l'autre plus artistique. La troisième période com-
mence au septième siècle avant notre ère ; c'est l'époque
de la décadence, c'est l'époque à laquelle l'araméen s'é-
tend de plus en plus.
Les différences, cependant, sont peu considérables en-
tre chacune de ces périodes.
« Ce qu'il importe de maintenir, dit E. Renan, c'est
l'unité grammaticale de la langue hébraïque, c'est ce
fait qu'un même niveau a passé sur les monuments de
provenances et d'âges si divers qui sont entrés dans les
archives des Israélites. Sans doute, il serait téméraire
(1) Ausfùhrlirhes Lehrbuch der hebrœischen Sprarhc, S* édit.,
p. 23. Gœttingen, 1870.
LINGUISTIQUE. 15
22(j M LINGUISTIQUE.
d'affirmer avec F. Movers qu'une seule main a retouché
presque tous les écrits du canon hébreu pour les ré-
duire à une langue uniforme. Il faut reconnaître, tou-
tefois, que peu de littératures se présentent avec un
caractère aussi impersonnel et ont moins gardé le ca-
chet particulier d'un auteur et d'une époque détermi-
née. )> Op. cit., liv. II. chap. I er .
C'est seulement à partir du onzième siècle avant notre
ère que des écrits hébreux se présentent à nous sans
avoir été remaniés postérieurement ; trois au quatre
cents ans plus tard, la langue hébraïque entre dans
son âge d'or, puis, vers le sixième siècle, elle com-
mence à se perdre comme langue populaire.
Bien avant l'époque des Macchabées, l'araméen était
devenu prépondérant en Palestine. On continue cepen-
dant à rédiger encore des livres en hébreu jusqu'à une
centaine d'années environ avant notre ère.
E. Renan divise en deux périodes distinctes l'histoire
de l'hébreu moderne, c'est-à-dire de l'hébreu post-bibli-
que. La première s'étend jusqu'au douzième siècle et a
pour monument principal la Michna, recueil de tradi-
tions rabbiniques, espèce de seconde Bible; on y ren-
contre un certain nombre de mots araméens hébraïsés,
des mots grecs et des mots latins. Après avoir adopté,
au dixième siècle, la culture arabe, les Juifs virent re-
naître leur littérature quand leurs compatriotes chas-
sés de l'Espagne musulmane gagnèrent la France du
Sud. La langue de cette époque est encore aujourd'hui
l'idiome littéraire des Juifs.
Le système des voyelles hébraïques est des plus sim-
ples, comme celui de l'araméen. Le système des conson-
nes est riche en sifflantes et en aspirations, comme c'est
le cas dans toutes les langues sémitiques. Les sifflantes
sont au nombre de quatre ; elles répondent à notre
eh (de « chercher »), à notre s ( « de sensé »), à notre z
GROUPE f.HANANÉEN. 227
et à une sorte de s assez proche du « ts » français.
L'hébreu a donné à ses sifflantes, en général, une bien
]ilus grande importance que ne leur en ont attribué les
autres langues sémitiques. On compte également quatre
aspirées ; deux d'entre elles sont assez douces; les deux
autres, le « heth » et le « ghaïn », sont gutturales et
permutent parfois avec k, q. Outre les trois paires d'ex-
plosives k-g, t-d, p-b, l'hébreu possède un- q plus énergi-
que que le simple « k », et un th (ainsi transcrit par
certains auteurs), plus énergique que « t ». Il existe éga-
lement une explosive labiale distincte de « p » et que
l'on transcrit souvent /. Il est bon de noter, d'ailleurs,
que les consonnes, qui par nature sont susceptibles
d'être aspirées, le sont en réalité dans la prononciation
lorsqu'elles se trouvent précédées d'une voyelle. L'hé-
breu possède, en outre, les vibrantes r, l, les nasales
n, m, la demi-voyelle y (souvent transcrit « j » à la
façon allemande) et v.
En principe, le féminin des noms est en at. Mais par-
fois le t final se change en une simple aspiration ; par-
fois il n'est pas précédé de a. C'est un sujet particulier
qu'il faut étudier en détail dans les grammaires bien
faites.
Comme signe du pluriel, les noms masculins s'adjoi-
gnent l'élément im (que remplace parfois la forme ara-
méenne în), et les noms féminins l'élément ôt. Ici encore
nous ne donnons que la règle très générale. Le suffixe
du duel est ayim : yâdhayim « les deux mains ».
Nous avons parlé ci-dessus des suppositions qui ont
été faites par différents auteurs pour restituer la forme
primitive des cas sémitiques. Quoi qu'il en soit, il ne
reste plus en hébreu que des traces fort douteuses de
l'ancien suffixe du nominatif et il en est de même pour
l'accusatif et le génitif.
Dans la pratique, le nominatif, ayant ainsi perdu la
228 LA LINGUISTIQUE.
désinence qui le caractérisait jadis, est rendu par la
forme la plus simple du nom, par le thème lui-même.
Les autres cas sont exprimés par l'emploi de préposi-
tions ou au moyen du procédé que Ton appelle Y état
construit.
Affectant la forme de l'état construit (opposé à l'état
absolu), un mot se trouve placé, par là même, vis-à-vis
d'un autre mot, dans une véritable condition de dépen-
dance.
On voit déjà que la fonction principale de l'état cons-
truit est d'exprimer l'idée du génitif. Au singulier, les
noms masculins à l'état construit restent, en principe,
tels quels et précèdent immédiatement le mot qu'ils
gouvernent. Les pronoms possessifs (mon, ton, son, etc.)
sont exprimés constamment par ce procédé syntaxique.
Pour dire « son peuple », par exemple, on accolera le
mot « lui » après le mot ce peuple »; de là : « peuple-lui »,
c'est-à-dire le peuple de lui, son peuple, gham 6 ; ben î
« mon fils ». Au pluriel, à l'état construit, les noms mas-
culins perdent la consonne terminale m, parfois même
la voyelle qui précède.
Nous avons vu plus haut que le t final des noms fémi-
nins se changeait parfois en une aspiration ; à l'état
construit, le t organique de ces mots féminins apparaît
dans toute sa rigueur. Au pluriel, les féminins gardent
leur désinence 6t. Nous n'indiquerons ici, bien entendu,
que les règles générales de l'état construit; dans les
grammaires spéciales il comporte des explications assez
minutieuses qui ne peuvent nous arrêter en ce moment.
En employant comme il le fait des prépositions dont
la fonction est de suppléer aux terminaisons qui indi-
quaient les cas, l'hébreu présente une physionomie tout
à fait analytique. Il est inexact en somme de parler,
avec les grammaires ordinaires, d'un datif, d'un locatif,
d'un ablatif hébreux ; les formes auxquelles on se plaît
GROUPE CHANANÉEN. 229
à donner ce nom ne sont autre chose que des composés
d'une préposition et d'un nom ou d'un pronom. Certai-
nes de ces prépositions, les plus usitées, ne sont formées
que d'une simple consonne : l « à, vers », b « dans ».
On connaît l'origine de presque toutes ces particules,
qui, à l'inverse des prépositions indo-européennes issues
pour la plupart de pronoms, proviennent, en principe,
de racines verbales.
La flexion joue un rôle important dans la formation
des noms ; nous avons dit précédemment qu'elle con-
sistait dans la variation, dans la variabilité des voyelles
du mot. C'est affaire aux grammaires spéciales que
d'énumérer ces changements ; nous n'avons ici qu'à
renvoyer à ce que nous avons dit ci-dessus de la flexion
en général.
L'hébreu possède un article qui se joint au nom d'une
façon tout à fait intime et qui a pour fonction exclusive
celle d'un simple déterminatif : c'est liai-, qui répond à
l'arabe 'al-. La consonne l s'assimile toujours à la con-
sonne initiale du nom suivant et parfois la voyelle a
s'allonge." Ainsi de mdqôm « lieu » on fait hamma qôm
<( le lieu » ; de hôhên « prêtre » on fait hakkôhèn « le
prêtre ». Après certaines prépositions, l'aspiration h
vient à tomber.
Nous avons dit précédemment que le système sémi-
tique ne possédait que deux temps : un temps désignant
l'action accomplie, un temps désignant l'action non
accomplie. L'hébreu demeure fidèle à cette conception
si simple. Ces deux temps, comme nous l'avons vu, se
distinguent par la position du suffixe personnel. Dans
le temps parfait il est placé après le thème ; il est placé
avant dans le temps imparfait.
Ainsi dans zâqantî « je suis vieux, je suis vieille, j'ai
vieilli », dans hdlalrfi « je suis allé », ydladtî « j'ai en-
fanté », nous reconnaissons des formes du temps par-
230 LA LINGUISTIQUE.
fait, vu que l'élément pronominal (tî) est à la fin du
mot. Au contraire, dans ndsub « nous retournerons »,
l'élément personnel est placé avant le thème et nous
avons affaire au temps qui indique que l'action n'est pas
accomplie.
Quant aux formes mêmes du verbe hébraïque, elles ne
sont qu'au nombre de cinq. Nous avons dit plus haut
que l'on pouvait en compter treize dans le sémitique
commun. Ce sont, en hébreu, la forme simple, qdtal, la
forme intensive qittêl, causative du simple, hiqtîl, ré-
flexive de l'intensif, liithqaltêl, réflexive du simple, niqtal.
L'aranéen possède une forme dérivée de plus.
Jusqu'aux derniers siècles de l'ère ancienne, l'alpha-
bet phénicien, raide et anguleux, était également l'al-
phabet hébraïque. Il fut remplacé, non sans avantage
pour la commodité et la rapidité de l'écriture, par l'al-
phabet chaldéen, plus arrondi, plus suivi dans ses for-
mes. L'ancien alphabet se retrouve sur des monnaies de
l'époque des Macchabées et sur quelques pièces qui pa-
raissent avoir été frappées plus tard encore, lors de la
guerre contre les Romains. Cependant, au temps des
Macchabées, il existait déjà chez les Hébreux une sorte
d'alphabet plus récent qui demeura en usage chez les
Samaritains (1).
L'alphabet nouveau, l'alphabet chaldéen, ne distin-
guait pas plus les voyelles que ne le faisait le vieil alpha-
bet dit (( phénicien ». C'était là une lacune considérable.
On essaya bien de tirer parti de certaines consonnes
pour figurer le son des voyelles, mais ce système, bien
qu'appliqué avec une certaine critique, ne pouvait don-
ner que des résultats très incomplets et peu satisfai-
sants. C'est aux Massorètes, dit-on, que l'on doit l'in-
vention des points-voyelles ; elle daterait du commen-
(1) Olsiiai sen, Op. cit., p. 52.
GROUPE CHANANÉEN. 231
cernent du sixième siècle de notre ère. Un certain nom-
bre de modifications utiles furent également apportées
dans les signes des consonnes. L'on distingua, par
exemple, les consonnes prononcées avec force d'avec
les autres en plaçant un point au milieu de la lettre. Les
sons <( s » et « ch » étaient figurés par un seul et même
caractère : un point diacritique placé sur ce signe, soit
à droite, soit à gauche, lui donna tantôt la valeur de
« ch » s, tantôt celle de « s ».
II. Phénicien (1).
Un ne sait que fort peu de chose des populations qui
occupèrent la Palestine avant les tribus sémitiques ve-
nues de l'Orient, peut-être du sud-est, qui s'appelèrem
elles-mêmes chananéennes. Ces dernières, au nombre
desquelles il faut compter les Phéniciens, durent céder
devant la horde des Beni-Israël, qui sous la conduite de
Josué, treize cents ans environ avant notre ère, envahit
la plus grande partie de la Palestine.
Les Chananéens furent refoulés par cette invasion
vers les régions maritimes de l'Ouest, et il est permis
de croire que cet événement contribua d'une façon no-
table à développer leurs relations avec les côtes baignées
par la Méditerranée. Les Israélites auraient rendu cette
fois à la civilisation un service capital, bien qu'indirect.
Nous n'avons pas à nous occuper ici de la question de
savoir si les Israélites émigrant d'un pays qui avait
l'araméen pour langue, parlaient primitivement un dia-
lecte araméen et s'ils ont plus tard emprunté leur lan-
gue aux Chananéens. Le fait seul qui doit nous frapper
est celui de la presque identité du phénicien et de l'hé-
(T) Sun;ernrn. Die phoénizische Spvarhc. Halle, 18G9. L'un
des meilleurs écrits sur le phénicien. Nous lui avons emprunté
un certain nombre de renseignements. — Renan, Op. cit., liv. II,
chap. ii.
232 LA LINGUISTIQUE.
breu. On peut dire sans crainte qu'il exista une langue
chananéenne commune qui donna naissance, par la
suite des temps, à l'hébreu et au phénicien. Ces deux
idiomes sont frères, il faut les placer sur le même rang
et l'on exprime une opinion tout à fait inexacte en di-
sant, comme on le fait souvent, que le phénicien est un
dialecte hébraïque.
Cette erreur remonte à l'époque où l'on chercha à in-
terpréter pour la première fois les documents phéni-
ciens. La grammaire comparée n'était pas encore con-
nue à ce moment, et les philologues entre les mains des-
quels étaient tombés des textes phéniciens faisaient natu-
rellement dériver cette langue de l'hébreu, avec lequel
ils lui trouvaient une si frappante ressemblance. Le
doute aujourd'hui n'est plus permis, et, ainsi que nous
le disions tout à l'heure, les deux idiomes sont frères et
descendent d'une mère commune. Une fois séparés l'un
de l'autre, ils suivirent chacun leur propre destinée « et
se développant à part chez des peuples opposés de carac-
tères et de mœurs, ils devinrent avec le temps, comme
le dit E. Renan, différents l'un de l'autre, non pour la
grammaire, mais pour la physionomie générale du
discours. » On a pu dire avec juste raison que leurs dif-
férences n'étaient que des provincialismes.
On cite, parmi les principales différences de l'hébreu
et du phénicien, la propriété qu'avait ce dernier idiome
d'employer dans le langage courant et usuel un certain
nombre d'expressions et de formes qui passent en hébreu
pour de purs archaïsmes ou ne sont usitées que dans
le style élevé. Nombre de mots phéniciens ont une accep-
tion diverse de leurs correspondants en hébreu ; tantôt
c'est un sens plus large, tantôt c'est un sens plus res-
treint. Le phénicien possède, d'autre part, une forme de
pronom relatif plus primitive que la forme hébraïqvir et
se distingue encore par quelques autres particularités,
GROUPE CHANANÉEN. 233
assez bien connues aujourd'hui, .mais que nous n'avons
pas à énumérer ici dans leurs détails.
Le phénicien, tel que nous le connaissons par ses in-
scriptions, qui ne sont pas d'une très haute antiquité,
présente des marques importantes d'aramaïsme, davan-
tage, peut-être, que ne le fait l'hébreu. Le phénicien des
colonies établies sur la côte nord de l'Afrique offre éga-
lement ces traces d'aramaïsme, mais ce fait n'a rien de
surprenant si l'on songe à la haute antiquité de l'in-
fluence araméenne et aux rapports constants qu'entre-
tenaient les colonies avec la mère patrie.
Le punique, ou phénicien d'Afrique, notamment la
langue des Carthaginois, se divise d'une façon assez
tranchée en deux dialectes, l'un plus ancien, l'autre plus
récent. L'ancien punique est identique au phénicien de
Palestine. Le néo-punique est plus altéré et son ortho-
graphe est souvent vicieuse. Les monuments qui en
sont restés proviennent particulièrement de la Tunisie
et de l'Algérie orientale (1). L'alphabet néo-punique dif-
fère notablement de l'ancien alphabet phénicien, dont
il n'est d'ailleurs qu'une altération. Les caractères y
sont, en général, assez simplifiés, et il en est qui se
trouvent réduits à une simple ligne et se confondent
presque les uns avec les autres.
On ne connaît la littérature phénicienne que par quel-
ques fragments de l'Histoire phénicienne de Sancho-
niaton et le Périple d'Hannon traduit en grecs; par des
mots cités dans les auteurs anciens; par un passage de
Plaute, puis par une série de monnaies et d'incriptions.
Ces derniers monuments ont été découverts sur un grand
nombre de points du littoral de la Méditerranée : à Mar-
seille, en Espagne, sur la côte nord-africaine, dans les
(11 Judas, Elude démonstration de In langue phénicienne o.l
de. la langue libyque. Paris. 1817. Du même auteur : Nouvelles
I Unies sur une série d'inscriptions numidieo-puniques , Paris,
1857.
234 LA LINGUISTIQUE.
îles de Chypre, de Sardaigne, de Malte. Quant à la
Phénicie, elle n'a fourni jusqu'à présent qu'un nombre
assez restreint d'inscriptions.
Le phénicien disparut de la Palestine avant que le pu-
nique eût été. absorbé, lui aussi, par des idiomes plus
heureux. On peut penser avec E. Renan que le punique
fut parlé jusqu'à l'invasion musulmane, et que la faci-
lité avec laquelle l'arabe prit possession de certaines
contrées de l'Afrique septentrionale, tint précisément à
la persistance de l'idiome sémitique phénicien, dont
l'arabe lui-même n'était pas fort éloigné, bien qu'il
appartint à une autre branche des langues sémitiques.
§ i. Groupe arabe.
C'est à défaut d'autre nom que l'on donne celui d'arabe
à la branche méridionale des idiomes sémitiques. Le mot
d' « arabe » ne s'applique, à proprement parler, qu'à
l'un des deux rameaux de cette branche, le rameau is-
raélite. L'himyarite, le ghez et les autres idiomes sémi-
tiques de l'Arabie méridionale, n'ont été bien connus
que longtemps après l'arabe, et c'est en se fondant sur
leur parenté très proche avec cette dernière langue, qu'on
leur a appliqué, d'une façon un peu abusive, le terme
générique d'arabe.
I. Arabe.
L'étonnante fixité propre aux idiomes sémitiques n'est
nulle part plus manifeste que dans la langue arabe.
Rien de plus curieux, on pourrait dire rien de plus
étrange, que la constance presque parfaite de l'arabe à
travers les I smps qu'il a parcourus et dans les espaces
immenses qu'il a occupés.
Dès l'époque de Mahomet (fin du sixième siècle et
GROUPE ARABE. 235
commencement du septième) et même dans les poèmes
antérieurs à l'islamisme, l'arabe apparaît tel qu'il est
aujourd'hui encore clans l'usage littéraire, en possession
de toutes ses formes, de son riche vocabulaire, et, l'on
pourrait dire, dans sa perfection.
La forme primordiale du Coran était différente de
celle des autres livres religieux. Selon l'expression de
E. Renan, le Coran est comme le recueil des ordres du
jour de Mahomet. Le livre ne fut pas écrit tout entier
au temps même du Prophète ; certains fragments sont
un peu postérieurs. Quoi qu'il en soit, ses disciples com-
pilèrent tous les fragments de l'enseignement du Pro-
phète et en rédigèrent une espèce d'exemplaire typique,
dont les copies furent révisées à leur tour, au milieu du
septième siècle, sous le kalife Othman (644-656). La
prépondérance du dialecte koreichite, parlé au centre
même de l'Arabie, était définitivement établie. Quant au
style du Coran, on sait qu'il est de deux sortes : la
première partie est une sorte de prose poétique, la se-
conde partie est rhythmée.
Les poèmes antérieurs à l'islamisme n'ont pas dû le
précéder de beaucoup. La langue des « moallakàts »,
que l'on ne fait remonter qu'au commencement du
sixième siècle, est du pur arabe littéraire, ce n'est pas
une forme plus ancienne de l'arabe.
Avant le commencement du sixième siècle, les Sémites
de l'Arabie centrale ne connaissaient pas l'écriture pro-
prement dite. Le système d'écriture arabe provient,
comme l'on sait, de l'araméen. Dès ses premiers temps,
l'ulphabet arabe était fort imparfait ; un certain nom-
bre de ses consonnes se trouvaient représentées par un
seul et même signe, ce qui prêtait à la confusion. Il
fut réformé d'assez bonne heure; dès le premier siècle
de l'hégire, pense-t on. D'ailleurs, cette réforme n'eut
pas lieu tout d'un coup. Elle fut graduelle et amena peu
236 LA LINGUISTIQUE.
à peu l'alphabet arabe à la forme que nous lui connais-
sons actuellement, pourvu, comme il l'est, de signes
accessoires indiquant les voyelles et d'autres signes
ayant pour rôle de distinguer l'un de l'autre des carac-
tères dont Ja forme était primitivement la même.
La transcription des lettres arabes en caractères la-
tins a donné lieu à plusieurs systèmes. Au point de
vue de l'étude linguistique, cette transcription est fort
utile, et le procédé de R. Lepsius n'ayant pu s'imposer
universellement, il serait bon d'étudier à nouveau cette
question. Un point important est de ne jamais trans-
crire par deux lettres latines un seul et même carac-
tère, comme le font la plupart des grammaires. (Voir
Journal asiat., e série, t. II, p. 60, 136.)
L'arabe possède une importance capitale dans l'étude
comparée des langues sémitiques.
Nous avons déjà dit que l'arabe avait conservé les trois
cas du sémitisme commun, nominatif, accusatif, génitif,
dont on ne pouvait plus découvrir que de faibles traces
dans les idiomes du Nord. Les copulatives de ces trois
cas sont, ainsi que nous l'avons vu également, les trois
voyelles u, a, i. Ces trois voyelles terminent le nom, si
celui-ci est précédé de l'article (al c abdu « servus », al c
abda « servum », al c abdi « servi »); elles sont au con-
traire, suivies d'une nasale, si l'article n'est pas joint
au nom, en autres termes, si le nom est indéterminé. —
L'état construit, dont nous avons parlé à propos de
l'hébreu, se retrouve aussi en arabe.
Le pluriel peut être rendu de deux manières. L'une
d'elles appartient au système sémitique général. C'est
l'adjonction au nom d'un nouvel élément: aux noms mas-
culins ûna pour le nominatif, îna pour les autres cas
( c abdûna « serviteurs », gémit, abdîna ; avec l'article
'al-àbdûna, n al ' abdtna) ; aux noms féminins dton pour
le nominatif, atin pour les autres cas. (Nous avons dit
GROUPE ARABE. 237
qu'en araméen le signe du pluriel était în pour les mas-
culins, ât pour les féminins ; en hébreu îm et 6t.) On
donne à cette forme de pluriel les noms de pluriel sain,
pluriel parfait, pluriel externe, pluriel régulier.
L'autre forme reçoit les noms de pluriel brisé, rompu,
imparfait, interne, irrégulier. Ici le pluriel est exprimé
par une modification du thème : « Frangitur forma sin-
gularis vel mutata una alterave vocalium, vel aliqua
literarum transposita aut abjecta, vel nova litera in-
certa (1). » Parfois on a recours à un allongement dans
l'intérieur du mot que l'on fait précéder en même temps
d'un a : tifl « enfant », atfâl « enfants » ; parfois encore
on a recours à d'autres procédés. On en trouvera l'énu-
mération dans les grammaires spéciales.
On forme le duel par l'addition de l'élément uni pour
le nominatif, aini pour le cas oblique : yadâni « les deux
mains »:
L'arabe possède les deux temps du système sémitique
commun : le temps parfait indiquant que l'action est ac-
complie, et le temps imparfait indiquant que l'action n'est
pas accomplie. Notre présent est rendu tantôt par le pai -
!';iit arabe, tantôt par l'imparfait. On use, par exemple,
du parfait si l'action présente a déjà été accomplie aupa-
ravant et si elle est une action continue, comme dans
cette formule : « dixerunt dicuntque ». Au contraire, on
emploie l'autre temps si l'action présente se lie avec une
action dont il va être parlé immédiatement après. Il en
est de même pour l'expression de notre futur. L'arabe
le rend par le temps parfait s'il considère l'action avenir
comme étant d'ores et déjà un fait acquis ou s'il forme
le vœu qu'elle se réalise ; dans les autres hypothèses,
au contraire, il emploie 1'' second temps.
(1) Zschokke, Institutiones fundamentales linguœ arabieos.
Vienne, 1869. - II. Derenboi rg, Essai sur les [ormes de pluriels
en arabe (Journal asiatique, 1867"). — ■ Slan. Guyard, Nouoel
essai sur la formation du pluriel brisé en arabe.
238 l.\ LINGUISTIQUE.
Quant à !a formation même des deux temps, elle a
lieu, comme dans les autres langues sémitiques, par ce
fait que l'élément personnel, la syllabe indiquant la per-
sonne, prend place soit devant le thème, soit après.
Des treize formes thématique- du sémitisme général
l'arabe, plus fidèle que l'hébreu, en a conservé neuf :
qatcda, qattala, qâtala, etc.
Ce serait une erreur que de regarder l'arabe vulgaire
comme autre chose que de l'arabe littéraire simplifié. La
distinction capitale entre les deux formes, la forme litté-
raire et la forme courante, c'est que la seconde a la
tomber les cas qui sont conservés dans la première.
Les cas se reconnaissent dans l'arabe vulgaire par la
position respective des mots ou par l'emploi de préposi-
tions. Il en est donc arrivé au degré d'analytisme qui dis-
tingue également le syrô-chaldaïque, l'hébreu, le phéni-
cien. Au pluriel, la terminaison générale est In pour les
masculins, dt pour les féminins.
L'article 'al assimile fréquemment sa consonne ; dans
la prononciation, il perd souvent sa voyelle.
Quant aux désinences des formes verbales, elles ont
également souffert : l'arabe littéral dit qatalta « tu as
tué », qataltum « vous avez tué » ; l'arabe vulgaire dit
qatalt, qdtaltu, teqtoï « tu tueras », teqtolu « vous
tuerez ».
En tout cas, ainsi que le fait remarquer E. Renan [op.
ri!., liv. IV, chap. n), nombre de faits démontrent que
les procédés caractéristiques de la langue littéraire
étaient usités dans l'ancienne langue arabe. C'est ainsi,
par exemple, que les flexions propres à L'arabe littéral
sont absolument nécessaires pour expliquer la métrique
des vieilles poésies. On prétend même que certaines tri-
bu- de l'Arabie centrale observent encore aujourd'hui,
dans le langage courant, les flexions qui n'appartiennent
plus qu'à la langue écrite (ibid.). Pourtant, l'on serait
GROUPE ARABE. 230
stement taxé de prétention et de pédanterie on se ser-
nt à lion escient de ces désinences finales dans le lan-
gage courant.
Il ne saurait être question de dialectes dans l'arabe lit-
téral. C'est une langue fixée et qui devra s'éteindre sans
rejetons. L'on ne peut en dire autant de l'arabe vulgaire,
de l'arabe parlé. Si peu qu'il diffère de la langue écrite,
nous voyons qu'il en diffère précisément par un de ces
changements qui constituent la vie même de bien des
langues, à savoir le passage d'un état synthétique à un
état analytique. L'arabe vulgaire vit lentement, mais il
vit. De là ses dialectes différent?.
On en compte quatre principaux : celui de Barbarie,
ceux d'Arabie, de Syrie, d'Egypte. On s'accorde à regar-
der les trois derniers comme fort peu distincts l'un de
l'autre ; ils ont chacun une certaine quantité de locutions
propres, de termes particuliers, mais là s'arrête leur di-
versité. Le dialecte de Barbarie offre quelques divergen-
ces grammaticales ; elles ne sont pas assez considérables,
cependant, pour que ce dialecte ne soit compris aisément
dans toute l'étendue du territoire qu'occupent les autres
dialectes. (Cf. Journal asiat., 5 e série, t. VI, p. 549 ;
t. XVIII, p. 357.)
Le maltais a une origine arabe, mais n'est plus qu'un
jargon plein de véritables barbarismes et que les mots
d'Origine étrangère ont fortement pénétré. Il en était de
même du mosarabe du sud de l'Espagne, qui ne s'est
éteint, paraît-il, qu'au siècle dernier.
L'arabe a fourni à certaines langues de l'Europe et de
l'Asie un grand nombre de mots. Les langues crâniennes
actuelles, le persan entre autres, ont admis dans leur
vocabulaire une foule de mots arabes : le turc lui en a
emprunté un très grand nombre. Quelques-unes des lan-
gues de l'Inde moderne possèdent une quantité de mots
de la même origine. Enfin, parmi les idionr s européens,
2<i0 LA LINGUISTIQUE.
les langues novo-latines notamment l'espagnol et le por-
tugais) lui ont fait nombre d'emprunts. Parfois ces em-
prunts sont directs, parfois ils sont indirects. En fran-
çais, nous pouvons citer les mots « coton, tasse, zéro, chif-
fre, jarre, algèbre, cramoisi. »
II. Langues de V Arabie méridionale et de VAbyssinie.
La seconde branche du groupe arabe, appelée parfois
brandie « ioktanide », est composée de deux familles
d'idiomes que l'on a été un certain temps avant de clas-
ser, non seulement dans .le groupe arabe, mais encore
parmi les langues sémitiques. Ce rameau méridional du
système sémitique occupe en Asie le sud de l'Arabie, et
en Afrique l'Abyssinie.
La vieille langue de l'Arabie du Sud était Vhimyarite,
que l'on connaît aujourd'hui par un bon nombre d'in-
scriptions. Cet idiome possède, comme l'arabe, la forme
particulière des pluriels brisés, dont nous avons parlé
un peu plus haut .
L'alphabet himyarite a donné lieu à des recherches fort
intéressantes. Il est acquis aujourd'hui que cet alphabet
dérive de l'ancienne écriture sémitique (qui a donné nais-
sance, ainsi que nous l'avons vu, à l'écriture chaldéenne,
à l'écriture arabe, en un mot à tous les alphabets sémi-
tiques, sauf les cunéiformes assyriens).
La conquête islamite renversa la civilisation himya-
rite, et l'arabe s'étendit peu à peu, dans le sud de la pé-
ninsule, jusqu'au littoral de la mer des Indes et du golfe
d'Aden. Pourtant la langue himyarite ne périt point sans
laisser de traces. Dans l'extrême sud de l'Arabie, notam-
ment dans la région du Mahrah, on a constaté, il y a une
quarantaine d'années, l'existence de l'idiome ehkili, le-
GROUPE ARABE. 241
quel, s'il n'est point un descendant direct de l'ancien
himyarite, en est au moins fort rapproché.
Dès une époque très reculée les Sémites de l'Arabie
méridionale avaient connu et colonisé la côte sud-ouest
de la mer Rouge. Ce fut plusieurs siècles avant notre
ère, mais à une époque qu'on ne saurait déterminer avec
quelque exactitude. Ils y portèrent, avec leur civilisation,
l'idiome que l'on connaît sous le nom de ghez — parfois
aussi sous la dénomination fautive cl' « éthiopien » —
et dont les formes sont intimement liées à celles de l'hi-
myarite, Le ghez est aujourd'hui une langue savante ;
il n'existe plus comme idiome populaire, comme idiome
courant. C'est particulièrement une langue liturgique.
On sait que le christianisme prit possession de l'Ethio-
pie vers le quatrième siècle. De ce même siècle date,
selon toute vraisemblance, la traduction de la Bible en
ghez ; nombre de versions d'autres livres juifs et chré-
tiens enrichirent la littérature éthiopienne. Elle possède
un certain nombre d'ouvrages, traduits, pour In plupart,
soit du grec, soit de l'arabe.
L'arrivée des Jésuites en Abyssinie fut le signal de la
décadence. Ces redoutables apôtres, dont les Abyssins ne
se débarrassèrent que trop tard, « attirant à eux toute
l'instruction et hostiles à renseignement indigène, lais-
sèrent le pays, quand ils le quittèrent, dans une pro-
fonde barbarie, dont il n'est pas sorti jusqu'à nos jours. »
(Renan, op. cil., liv. IV, chap. i).
Le ghez était une langue fort développée : il possédait,
comme l'arabe, les pluriels brisés et conservait encore
certaines désinences terminales qu'ont perdues l'hébreu
et l'araméen. Il est avéré aujourd'hui que l'alphabet ghez
a la même source que l'alphabet himyarite (sur ce der-
nier, on peut consulter Journal asiat., 6 e série, tou>e XX,
p. 518).
A côté du ghez, qui n'est plus aujourd'hui, ainsi que
l IW.UIS1 I0TJB. Ifi
242 LA LINGUISTIQUE.
nous l'avons dit, qu'un idiome savant et un idiome litur-
gique, un certain nombre de langues sémitiques dépen-
dantes du même rameau, et qui, pour ne point procéder
directement du ghez, lui sont du moins alliées de fort
près, sont encore parlées actuellement en Abyssinie. On
en cite trois principales : 1 amharique dans l'Abyssinie
du sud-ouest ; le tigré au nord ; le harari au sud-est, par
le 40 e degré de longitude et le 10 r de latitude. Ces idiomes
sont peut-être greffés sur d'autres langues plus ancien-
nes et appartenant à un autre système, mais leur gram-
maire est incontestablement sémitique et l'on ne pourrait
en aucune façon les séparer du ghez.
§ 5. Individualité des langues sémitiques.
Leur patrie primitive.
On s'est beaucoup plus occupé jusqu'à ce jour de décou-
vrir un lien commun entre les langues indo-européennes
et les iangues sémitiques que de comparer ces dernières
entre elles.
Il serait cependant fort important de rétablir, au
moins dans ses traits généraux, la grammaire de l'idiome
commun dont sont sorties toutes les langues sémitiques.
Ces différentes langues, ainsi qu'on a pu le voir par ce
qui précède, sont peu divergentes les unes des autres. Il
est permis de supposer quo, dans l'état actuel des con-
naissances acquises, la tâche de restituer leur gram-
maire commune ne sera pas trop ardue. Elle le sera
bien moins, en tout cas, que ne l'a été l'entreprise ana-
logue tentée sur les idiomes indo-européens et qui a eu
un si heureux succès. La dernière et. heureuse tentative
est celle de Fr. Mûller [Grundriss der Sprachwisscns-
chaft, tome III, 2 P partie, p. 314).
INDIVIDUALITÉ DES LANGUES SÉMITIQUES. 243
IJ est à peine besoin de faire remarquer que les auteurs
qui ont le plus cherché à rattacher les langues sémitiques
;iux langues indo-européennes, n'ont jamais pensé à cette
objection, pourtant si naturelle, qu'il leur fallait compa-
rer non point l'hébreu ou l'arabe au zend, au sanskrit,
au grec, mais bien la langue commune sémitique à la
langue commune indo-européenne.
On peut dire que tous les rapprochements qu'ils ont
cherché à établir, reposent toujours sur les étymologies,
jamais sur la grammaire. Voilà qui les condamne d'une
façon irrémissible.
L'étymologie pure et simple, nous l'avons assez répété,
n'est pas une science. Il est facile avec l'étymologie de
faire dériver l'un de l'autre les idiomes les plus dissem-
blables, non seulement le basque de l'irlandais, l'étrusque
du tibétain, mais, ce qui n'est pas plus sérieux, l'hébreu
du sanskrit, ou, à volonté, le sanskrit de l'hébreu.
La grammaire, comme l'a fort bien dit E. Renan, est
ce qui constitue l'individualité d'une langue ; or, « il
faut renoncer à chercher un lien entre le système gram-
matical des langues sémitiques et celui des langues indo-
européennes. Ce sont deux créations distinctes et abso-
lument séparées. » (Op. cit., liv. V, chap il). Nous avons
déjà parlé ci-dessus, en traitant de la flexion en général
(p. 203), de la différence profonde, radicale, qui existe
entre la grammaire sémitique et la grammaire indo-euro-
péenne ; nous n'y voulons pas revenir.
Qu'il nous suffise de répéter ici que les prétendues rela-
tions constatées entre les deux familles se résument en
étymologies futiles, dénuées de tout caractère scientifi-
que. On les donnerait toutes volontiers pour la moindre
raison tirée de la forme même des notes.
Deux causes principales semblent avoir présidé à la
conception si peu scientifique d'une origine commune des
langues indo-européennes et des langues sémitiques.
244 LA LINGUISTIQUE.
Nous trouvons la première de ces causes dans la natio-
nalité, ou, pour mieux dire, dans la race même d'un cer-
tain nombre des auteurs qui ont soutenu cette opinion.
Une grande partie d'antre eux sont israélites. Nous
n'avons que faire de citer des noms ; le fait est assez
connu. Il y a là un sentiment que nous n'analysons
point, que nous n'approuvons pas davantage", mais que
cependant nous pouvons comprendre.
La seconde cause c'est l'esprit biblique, l'esprit de
secte, pour lequel il ne saurait exister de vérité en dehors
de la théologie. Avant tout, il anathématise l'examen
libre et laïque, quitte à faire volte-face au dernier mo-
ment et à déclarer que toutes les connaissances acquises
procèdent de lui et de lui seul. L'esprit biblique a décidé
jusqu'à nouvel ordre que l'hébreu et le sanskrit avaient
des racines communes. Soit. Nous prenons acte de cette
décision, mais sans lui donner plus de valeur. L'on ne
discute point avec des gens qui se proclament eux-mêmes
illuminés. Au surplus on comprend assez quelle sorte d'in-
térêt pousse ces derniers tenants de la sainte Ecriture
a assigner à toutes les langues de l'univers une origine
commune, et combien il leur importe, en particulier, de
les rattacher plus ou moins directement à la prétendue
langue du premier des Juifs. Laissons, comme dit la
même Ecriture, laissons les morts enterrer leurs morts.
Est-il possible de déterminer d'une façon précise la
région où fut parlée la langue sémitique commune,
l'idiome d'où procédèrent l'araméen, l'assyrien, l'hébreu,
l'arabe ?
Cett? question, à notre sens, est assez difficile à résou-
dre. On n'a pas laissé que de l'aborder. F. Schrader di-
vise la famille sémitique en deux groupes : un groupe
du nord comprenant l'araméen, l'assyrien, l'hébreu et le
phénicien ; un groupe méridional comprenant les deux
subdivisions du même groupe que nous avons indiquées
PATRIE DES LANGUES SÉMITIQUES. 245
ci-dessus. Ces deux groupes se distinguent nettement l'un
de l'autre et par leur mythologie et par leur langue.
Nous savons par. les traditions de l'antiquité que les Phé-
niciens venaient de Babylonie, les Hébreux de Mésopo-
tamie et de Babylonie. C'est ce qu'enseigne également
toute leur civilisation, et la linguistique rapproche aussi
les Hébreux et les Phéniciens des Assyriens, sans que
pourtant la langue assyrienne soit la source même des
langues du groupe chananéen. Quant au groupe méri-
dional, le groupe arabe, il ne peut manifestement prove-
nir du précédent. Sa mythologie l'en diversifie tout à fait
et sa langue est incontestablement plus pure, plus rap-
prochée du type sémitique commun que ne l'est l'assy-
rien, l'araméen ou l'hébreu.
En somme, ce serait dans l'Arabie du nord ou dans
l'Arabie centrale qu'aurait été parlée la langue sémitique
commune.
F. Schrader suppose, d'autre part, que la division du
système sémitique commun ne s'opéra pas tout d'un coup.
Le groupe du nord se sépara le premier, laissant un
autre groupe compacte qui se créa alors la forme des
pluriels brisés. Une fois séparé du groupe arabe, le
groupe septentrional se divisa à son tour. Les Araméens
se seraient détachés les premiers à l'époque où ce der-
nier groupe était encore en Babylonie et ils se seraient
les premiers dirigés vers l'ouest (1).
Ce ne sont là, disons-le, que des hypothèses. Peut-être
se vérifieront-elles, peut-être leur sera-t-il substitué d'au-
tres suppositions. Elles portent, à la vérité, un certain
caractère de vraisemblance, mais nous ne voulons point
nous prononcer sur leur compte. Nous pensons que cette
question demeurera obscure longtemps encore et que la
(1) Die Abstammung der Chaldseer und die Ursitze der Semi-
ten. Zeitschrift der deutschen morgenlœnd. Gesellschaft, t.
XXXVII. Leipzig, 1873.
246 LA LINGUISTIQUE.
linguistique seule ne la résoudra pas sans le secours
de l'anthropologie et de l'archéologie.
B. LES LANGUES KHAMITIQUES.
Il est à peine besoin de dire que ce terme de langues
khamitiques est tout aussi défectueux que celui des lan-
gues sémitiques. L'usage pourtant paraît le consacrer, et
nous avons dû l'adopter à défaut de toute autre déno-
mination acceptable.
On a bien proposé le no tu de « libyen », mais ce nom
dit trop peu, et ne s'aplique qu'à l'une des divisions de la
famille khamitique.
Les langues khamitiques qui ont couvert la plus grande
partie de l'Egypte et toute la rive africaine de la Médi-
terranée, ont-elles occupé, à un moment donné, les ré-
gions de l'Euphrate et du Tigre (au moins en partie) et
ont-elles gagné l'Afrique du nord par la Syrie, la Pales-
tine et l'Arabie Pétrée, c'est ce qu'il est difficile d'assu-
rer, bien que certaines présomptions soient en faveur
de cette hypothèse.
On sait encore moins, s il est possible, dans quelle
contrée les langues khamitiques se séparèrent des lan-
gues sémitiques. A ce sujet on ne peut affirmer qu'une
chose : c'est que cette séparation doit être reportée à une
très haute antiquité, à un âge qu'aucune chronologie ne
peut nous indiquer. Durant toute la période historique,
les langues sémitiques ont fort peu varié, elles ont per-
sisté étonnamment dans leurs anciennes formes : ce fait
nous dit déjà que l'époque est bien éloignée où langues
sémitiques et langues khamitiques n'étaient pus encore
nées, mais où il existait un idiome à jamais perdu dont
elles devaient procéder les unes et les autres.
Comme l'a très justement remarqué Fr. Mùller, la
LES LANGUES KHAMJTIQUES 247
parenté des idiomes khamitiques et des idiomes sémiti-
ques est plutôt dans l'identité de l'organisme que dans ïa
coïncidence des formes toutes faites. Les deux familles
ont dû se séparer à une époque où leur langue commune
était encore dans une période fort peu avancée de déve-
loppement. De plus, le groupe khamitique semble s'être
divisé de très bonne heure en différents idiomes et les
langues de ce groupe sont bien moins rapprochées les
unes des autres que ne le sont entre elles les langues
sémitiques.
Le système pronominal des deux familles a tout parti-
culièrement servi à établir leur parenté. Il y a identité
de racines entre les pronoms sémitiques et les pronoms
khamitiques (Maspéro, Des pronoms personnels en égyp-
tien et dans les langues sémitiques, 1873), et nombre d'au-
tres liens de parenté ont été mis en évidence d'une façon
indiscutable.
Un élément t f orme le féminin, que l'on tire de la forme
masculine : égyptien, son « frère », sont « sœur » ; bédja,
tak « homme », takat « femme » ; tamachek, akli « nè-
gre » taklit « négresse » avec préfixation et suffixation de
l'élément dérivatif.
La formation du pluriel a lieu, en égyptien, par le
suffixe u : sonu, sontu « frères, sœurs ». Cet u est assuré-
ment parent du dérivatif an que Ton trouve en tama-
chek.
En général, on ne trouve plus de traces de déclinaison,
c'est-à-dire de suffixes indiquant les cas. On a commu-
nément recours à des particules placées avant ou après
le nom, pour exprimer les relations du nom en question
avec le reste de la phrase.
Les formes de la conjugaison sont nombreuses, comme
dans les langues sémitiques. Quant au système des temps
il est très élémentaire, comme le système du sémitisme.
C'est d'ailleurs ce que nous allons voir dans chacun
248 LA LINGUISTIQUE.
des paragraphes-consacrés ci-dessous aux différent- idiô-
khamitiqu
Les pronoms possessifs sont tantôt préfixes (en saho,
en dankali), tantôt suffixes (égyptien pera « ma mai-^
son », pcrua « mes maisons »).
La numération est décimale, mais on trouve en bédja
et dans quelques autres idiomes méridionaux la trace du
système quinaire (Prœtorius, Zeitschcr. der deutschen
morgent. Gesellscli., tome XXIY, p. 415).
On distingue trois groupes dans la famille khamiti-
que : le groupe égyptien, le groupe libien, le groupe
éthiopien. Ils vont nous occuper successivement, au
moins d'une façon rapide.
I. Groupe égyptien.
C'est au commencement de ce siècle que les anciens
hiéroglyphes d'Egypte furent déchiffrés. Depuis bien des
centaines d'années ils n'étaient plus que. lettre morte.
Leur déchiffrement a illustré le nom de Champollion,
qui, s'il ne fut point le seul interprète de ces textes pré-
cieux, a fait incontestablement plus que tout autre pour
les progrès de leur lecture.
Un mot d'abord sur les hiéroglyphes (1).
Le nombre de ces caractères est considérable ; il y en a
de phonétiques, il y en a de figuratifs. Les signes phoné-
tiques se transcrivent aisément en caractères latins.
Souvent les Egyptiens n'ont écrit d'un mot que les con-
sonnes et ont négligé les voyelles ; mais d'ordinaire il
est facile de rétablir ces dernières, soit d'après le sens
même du reste de la phrase, soit en comparant le mot en
question avec le mot correspondant de la langue copte,
dont nous allons avoir à parler tout à l'heure.
Ajoutons que les signes phonétiques peuvent être sim-
(1) Bkugsch, Grammaire hiéroglyphique. Leipzig, 1872.
GROUPE ÉGYPTIEN. 249
plement alphabétiques, c'est-à-dire n'exprimer, par exem-
ple, qu'une seule consonne, ou bien syllabiques, c'est-à-
dire rendre toute une syllabe. Naturellement leur tran-
scription est aussi aisée dans les deux cas. Quant aux
signes figuratifs, ce sont de vrais et purs dessins. Ils
se trouvent placés à la fin clés mots écrits en caractères
phonétiques et ont pour mission de déterminer avec plus
de précision le sens même de ces mots. Parfois l'on ne
rencontre dans un texte que des signes figuratifs. La
difficulté alors est grande pour le lecteur, qui doit, en
ce cas, se reporter aux variantes de ce texte.
L'égyptien connaissait un article défini et un article
indéfini (le chien, un chien). Il possédait les deux genres
masculin et féminin. L'élément caractéristique de ce
dernier est t. Ainsi le mot nofer « jeune homme » a pour
féminin nofert « jeune fille » ; son veut dire « frère ».
sont veut dire « sœur ». Notons que ce t peut être aussi
bien placé avant le mot qu'après.
La terminaison du duel est ui pour le masculin, ti pour
le féminin : sonui « deux frères ».
Le signe du pluriel est u pour les deux genres : sonu
« frères », tefu « pères », de son « frère », tef « père ».
Quant à la déclinaison proprement dite, il n'en existe
plus de traces.
L'adjectif, en principe, suit immédiatement le nom
auquel il sert d'épithète et il s'accorde avec lui en genre
et en nombre. L'on dit, par exemple : sat urt « fille aî-
née, fille grande », âmu uni « grands maîtres ». Dans le
premier de ces exemples t indique un singulier féminin,
dans le second u indique le pluriel.
Le pronom possessif est suffixe au nom : première per-
sonne du singulier -a ; deuxième personne sing. masc.
-/,-, féminin -/ ; troisième personne masc. /, féminin s, etc.
Exemples : pera « ma maison », perle ou pert « ta mai-
son », etc. ; au pluriel perua, peruk, perut, etc.
250 LA LINGUISTIQUE.
Le sujet dans la phrase égyptienne se place parfois avant
le verbe, mais pour lordinaire le verbe occupe la pre-
mière place, le sujet vient ensuite, puis le régime direct,
puis le régime indirect, puis l'adverbe.
Dans les formes verbales l'élément personnel se place
à la fin du radical, à la fin du thème :
uonk « tu es », masculin ;
uonl « lu es », féminin ;
uoni « il est » ;
uons « elle est » ;
uonten « vous êtes » ;
uonu « ils sont ».
Comme on le voit, le procédé de formation est abso-
lument comparable au procédé de formation du nom
possessif.
Nous n'avons parlé, en commençant ce paragraphe,
que de Yécriture hiéroglyphe. Il est aisé de concevoir que
ce système dut se simplifier dans la suite des temps et
se modifier en une large mesure pour répondre aux be-
soins des i-elations ordinaires de la vie. Il donna nais-
sance à deux écritures cursives, l'une appelée hiératique,
l'autre appelée démotique. Au livre second de ses His-
toires, Hérodote parle de la double écriture égyptienne,
l'une sacrée, l'autre populaire. L'écriture hiératique,
écrit de droite à gauche, reproduit simplement sous une
forme cursive et souvent très abrégée les anciens hiéro-
glyphes. On la trouve rarement sur les monuments de
pierre ; le plus souvent on la rencontre sur des papyrus.
C'était l'écriture savante et religieuse.
L'écriture démotique n'es!;, à son tour, qu'une forme
de récriture hiératique et elle contient encore un cer-
tain nombre de véritables idéogrammes. C'était l'écriture
populaire, qui servait à transcrire la langue courante, la
langue vulgaire (1), cette langue qui peut expliquer bien
(1) Bhugsch, Grammaire démolique. Berlin, 1855.
COPTE 251
des différences existant entre l'égyptien ancien et le
copte.
L'écriture démotique se lit de droite à gauche comme
l'écriture hiératique. Assez rapprochée tout d'abord de
cette dernière, elle finit par s'en distinguer très nette-
ment et devint à l'époque de la domination romaine fine
et dégagée.
La littérature écrite en caractères démotiques com-
prend des documents officiels, tels que les décrets ; des
inscriptions dédicatoires gravées sur pierre ; des con-
trats ds vente sur papyrus, des inscriptions funéraires.
C'est au musée de Turin que se trouvent les plus an-
ciens papyrus.
Le démotique littéraire comprend une période de dix
siècles environ ; dans la première partie du troisième
siècle de notre ère, il était encore en usage.
La langue copte procède de l'ancien égyptien, sa pé-
riode littéraire va du troisième au septième siècle de
notre ère. C'est une littérature toute chrétienne et qui
est assez considérable. L'islamisme ruina la langue copte
et lui substitua l'arabe partout où elle servait d'idiome
populaire. Elle continua pourtant de mener dans quel-
ques monastères une existence à peu près factice, mais
aujourd'hui elle est complètement éteinte.
Le matériel phonétique du copte était plus riche que
celui de l'ancien égyptien, mais sa grammaire n'en diffé-
rait pas d'une façon notable. A qui connaît la langue
copte, il est donc facile d'apprendre l'ancien égyptien,
et réciproquement. Le vocabulaire copte comprend tou-
tefois un assez grand nombre de mots empruntés au
grec.
Le copte marque le féminin en préfixant au nom l'élé-
ment te, ti, qui n'est autre que l'ancien article féminin.
Il peut encore recourir à l'allongement de la voyelle ter-
minale [uro « roi» , urô « reine ») ou à un i suffixe. Le
252 LA LINGUISTIQUE.
signe du pluriel est u, comme en ancien égyptien, et de
plus il en est un second, i, qui peut se combiner avec le
premier : sbô « enseignement », au pluriel sbôui. Quant
aux cas, il n'y en a point de traces : ce sont des parti-
cules placées devant le nom qui en expriment l'idée.
Le verbe copte possède la double formation par pré-
fixes et par suffixes, qu'il est aisé de comparer à la dou-
ble formation sémitique dont nous avons parlé plus haut,
en traitant du sémitisme en général. Ainsi le signe k
« tu », de la seconde personne du genre masculin, est
placé parfois avant le thème verbal, parfois après. Mais
cette différence de position n'est point capitale comme
dans le verbe sémitique (où elle donne à entendre que
l'action est accomplie ou qu'elle ne l'est pas) ; ici, au
contraire, que l'élément personnel soit posé avant ou
après le thème verbal, cela ne paraît pas avoir d'in-
fluence sur le sens du mot. C'est au moyen de verbes
auxiliaires préposés au thème verbal que le copte distin-
gue les différents temps, son parfait, son futur, etc.
L'alphabet copte n'est autre que l'alphabet grec, dont
les caractères sont un peu plus gras et plus arrondis ;
parfois on les incline légèrement vers la gauche. Quel-
ques signes supplémentaires ont été ajoutés d'ailleurs à
l'alphabet grec pour rendre les sons particuliers au
copte que le grec ne possédait pas, par exemple notre
« ch ».
On distingue en copte trois dialectes : celui de Mem-
phis, qui possédait les aspirées kh, th, ph ; celui de Thè-
bes au sud, et un dialecte du nord.
BERBER. 253
II. Groupe libyen.
L'ancien libyen occupait le nord de l'Afrique, à l'ouest
de l'égyptien, et c'est sur son domaine que vint s'implan-
ter le punique, le phénicien d'Afrique. La grammaire de
l'ancien libyen n'est pas encore rédigée, mais on com-
mence à la connaître par se; inscriptions. Faidherbe en
a publié une très importante collection, au nombre de
deux cents environ, dont plusieurs sont bilingues, une
accompagnée d'un texte phénicien, d'autres accompa-
gnées d'un texte latin (1).
Le libyen actuel n'a pas un nom général dont l'emploi
soit adopté communément. Le nom de berber ou berbère
est peut-être appolé à devenir une dénomination com-
mune ; quant à ceux de « kabyle », de « tamachck » et
à bien d'autres encore, ce ne sont que des applications
particulières à tel ou tel dialecte et que l'on ne peut
étendre à leur ensemble.
Il est difficile de dresser exactement la carte de la
langue berbère. Toute la partie méridionale de Tripoli,
de la Tunisie, de l'Algérie, du Maroc semble lui appar-
tenir, et, en certains endroits, elle longe encore la Médi-
terranée, par exemple, en Algérie, de Dellys à Bougie
et au delà encore vers l'est (Kabylie), entre Tenès et
Cherchell (2).
Comme dans les autres langues khamitique?, un t est le
signe du féminin. Parfois ce t ne figure qu'au commen-
cement du mot, par exemple, dans tes « vaches » et dans
tamahcr « femme touarègue » féminin de amaher « toua-
(1) Collection complète de* inscriptions numidiques, Mémoi-
res de In Société des sciences de Lille, 3* série, t. VIII, p. 3G1.
Paris, Lille, 1870.
(2) Hanoteau, Essai de grammaire de la langue tamachck,
in fine. Paris, 1860.
254 LA LINGUISTIQUE.
reg » ; mais, pour l'ordinaire, il est placé tout à la fois
avant et après le mot, ainsi que le montrent les exem-
ples suivants :
akli « nègre », taklit « négresse » ;
ekahi « coq », tekahit « poule » ;
aluki « veau », lalukit. « génisse » ;
amckkclu « sorcier », iamekkelut « sorcière ».
Le préfixe initial n'est que l'ancien article féminin
soudé au substantif.
Le pluriel est en an, en, au féminin in. Sa formation
demanderait, d'ailleurs, quelques explications un peu
étendues : amenukal « roi » fait, par exemple, imenu-
kalen.
La déclinaison est remplacée ici aussi par l'emploi de
prépositions : aies en tamef « l'homme de la femme,
le mari de la femme », ifka i aies « il donna à l'homme ».
Quant au verbe, le berber ne possède qu'une seule
forme, une espèce de forme aoristique, indéterminée, à
laquelle on prête l'idée de présent ou de futur par des
procédés tout à fait accessoires. L'élément personnel est
placé après le thème verbal, sauf à la première personne
du singulier et à la troisième personne du pluriel. Ainsi
le verbe eikem « suivre » fait telkem « elle suit » et elke-
menet « elles suivent » (t-elkem, elkem-en-et).
Nombre de mots arabes se sont glissés dans les diffé-
rents dialectes berbers. Ceux-ci ont, d'ailleurs, perdu
toute espèce d'écriture propre, sauf le dialecte tamachek.
Cette écriture formée de signes assez réguliers, est
difficile à lire ; les voyelles n'y sont pas représentées et
les mots ne sont point séparés les uns des autres. Pour
la déchiffrer, il faut donc, avant tout, connaître la lan-
gue elle-même qu'elle représente.
Hanoteau compte en Algérie plus de 855.000 Berbers.
Le département d'Oran n'en contient qu'un petit nom-
bre. Ils occupent plus particulièrement les deux autres
GROUPE ÉTHIOPIEN. 255
départements ; dans celui de Constantine il y en aurait
près de 500.000 Quant aux Berbers que l'on rencontre au
sud de l'Algérie, il est fort difficile de savoir à quel nom-
bre ils s'élèvent.
Ajoutons que la langue des Guanches, anciens habi-
tants des Canaries, se rattachait au groupe libyen (1).
On trouve en tamachek des témoignages évidents de
flexion. Il suffit de comparer les formes selmed « ensei-
gner », seggech « faire entrer », toukemmet « être
cueilli », et les formes salmad « avoir l'habitude d'ensei-
gner », seggach « avoir l'habitude de faire entrer », tou-
kemmat « être habituellement cueilli ». Un changement
vocalique sert à former du temps aoriste le présent dé-
fini : telkemed « tu as suivi, tu suivais, tu suivis », tel-
kamed « je suis en ce moment » Fr. Muller, Grundriss,
t. III, p. 283). En kabyle, l'idée d'habitude peut être ren-
due par un redoublement de consonne (zer « voir », sel
« entendre », d'où zerr « voir habituellement », sell, etc.),
mais aussi par une mutation vocalique : gen « dormir »,
gan « dormir habituellement », songer « dévaster »,
serkem « faire bouillir », cf. sengar, serkafn. De même
sousef « cracher », s ou s ouf « avoir l'habitude, de cra-
cher » ; aouther « demander », southour « avoir l'habi-
tude de demander ».
III. Groupe éthiopien.
Les langues qui composent cette famille ne doivent
pas être confondues avec les idiomes sémitiques de
l'Ab.yssinie, tigré, amharique et autres, dont nous avons
parlé ci-dessus et qui forment une division du groupe
arabe. A ces derniers idiomes on a dominé parfois le
(1) Sabin Berthelot, Mémoires sur les Guanches. Deuxième
parlie. Mémoires de la Société ethnologique, t. II, p. 77. Paris,
1815.
256 LA LINGUISTIQUE.
nom de langues éthiopiennes. Cela prête à confusion.
Le nom de langues éthiopiennes doit être réservé au
groupe khamitique des langues de l'Afrique centrale par-
lées au sud de l'Egypte, aux alentours et dans certaines
parties de l'Abyssinie.
On en compte six principales : le somâli, répandu dans
le territoire en forme de coin qui s'étend au sud du
détroit Bab-el-Mandeb, ainsi que du cap Guardafui, et
qui donne, à l'est, sur la mer des Indes ; le galla, parlé
à l'ouest du somâli, dans l'intérieur des terres, au sud
de l'Abyssinie et au nord des langues appartenant au
système bantou ; le bedja, langue des Hadendoas et d'une
partie des Beni-Amer (également appelé le bédouié. la
langue des Bédouins), parlé entre le Nil et la mer Rouge
au nord de l'Abyssinie ; le saho ; le dankâli ; Yagaou.
La classification de ces différents idiomes n'est pas
encore établie ; dans l'état actuel des connaissances, on
ne peut que les grouper les une. 1 ; avec les autres et les
rattacher aux autres langues khamitiques. Ils en pré-
sentent d'une façon très évidente tous les caractères.
Le bédja possède un article, l'article déterminé. C'est,
au singulier û pour le nominatif masculin, là pour le
nominatif féminin ; au pluriel, à pour le nominatif mas-
culin, ta pour le nominatif féminin (cf. Almkvist, Die
Bischari-Syrache Tû-Bedâwie) ; on reconnaît l'élément
féminin t.
Comparez la formation des substantifs tels que tak
< ( homme », takat « femme ». Parfois le signe du fémi-
nin est à la fois préfixé 'ancien article) et suffixe.
Tandis que le pronom possessif est suffixe au nom en
bédja, en galla, en somâli (comme en égyptien et en ta-
machek), en dankali, en saho il est préfixé : dankali,
ku-kitdba « ton livre « ; saho, ku-ind « ta mère ».
Quant à la conjugaison elle-même, nous trouvons en
saho (comme en copte) une forme où l'élément personnel
LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 257
précède le radical et une forme où il le suit : il le pré-
cède dans nekke « nous étions » et le suit dans kino
(( nous sommes » (ne-kke, ki-no). Il en est de même du
galla, qui dit, par exemple : gigna « nous allâmes » et
nefdeg « nous perdîmes » (gig-na ne- f de g) ; ici la pre-
mière forme est celle d'un parfait et la seconde est celle
d'un temps aoristique, indéterminé. Ce procédé est ana-
logue à celui qu'emploient les langues sémitiques en
semblable occurence.
C. LES LANGUES INDO-EUROPÉENNES.
Nous aurons à donner plus de détails sur les langues
de cette famille (pie nous n'en avons donné sur chacune
des autres.
La raison en est simple. L'importance des langues in-
do-européennes est grande à tous les points de vue. Après
avoir été les interprètes de la civilisation hindoue, de
la civilisation éranienne, de la civilisation grecque et de
la civilisaton latine, elles servent d'organe aujourd'hui
à la civilisation moderne. Elles étouffent peu à peu, au
moins en Occident, les idiomes étrangers qui se trou-
vent en contact avec elles, le basque, le magyar, bien
d'autres encore. Il n'est point de langues qui aient autant
vécu, qui aient passé par autant de phases et de pério-
des successives.
Une autre considération doit aussi nous intéresser
particulièrement. Les langues indo-européennes possè-
dent seules une véritable grammaire comparée. Nous
avons dit que la grammaire des langues sémitiques était
encore à présent à peu près complète, non seulement
dans ses grandes lignes, dans ses traits généraux, mais
encore dans une foule de détails.
La découverte du sanskrit, de la langue sacrée des
Hindous, devait avancer considérablement la connais-
sance méthodique des langues européennes appartenant
T tVfiTTTCTTOT'F. 17
85fi LA l.IVGIlsTIQUE.
à la même famille que lui. << Filippo Sasseti, noble mar-
chand florentin, fut peut-être le premier, dans une lettre
à Pier Vettori (15 janvier 1685), à parler de la langue
en usage alors dans l'Inde, où il se trouvait, langue diffé-
rente de celle de la religion et de la littérature, et à
noter quelques ressemblances entre les noms italiens et
indiens (1). » En 1707, le missionnaire Cœurdoux com-
muniquait à l'Académie des Inscriptions ses observa-
tions sur la ressemblance d'un grand nombre de mots
du latin et du grec avec des mots de la langue « sams-
croutane ». Vingt ans après, W. Jones proclamait d'une
façon définitive le fait de cette parenté. En 1786, il s'ex-
primait en ces termes devant la Société asiatique de
Calcutta : « La langue sanskrite, quelle que soit son
antiquité, est d'une admirable structure; plus parfaite
que le grec, plus riche que le latin, plus affinée que
toutes deux, néanmoins reliée à l'un et à l'autre far
une parenté trop grande, tant dans les racines des ver-
bes que dans les formes grammaticales, pour que sela
soit purement l'effet du hasard; ces ressemblances sont
si frappantes, que nul philologue ne pourrait examiner
ces trois langues sans penser qu'elles sont sorties d'une
source commune, qui peut-être n'existe plus depuis long-
temps. Il y a une raison semblable, bien que moin- évi-
dente, pour supposer que le <i<>thi>iur et le celte ont eu
la même origine que 1" sanskrit; on pourrait aussi ad-
joindre à la même famille le persan antique (2). »
De son côté, Bopp démontra le premier par l'analyse
même des formes linguistiques, l'identité de la plus
grande partie des langues indo-européennes. Il ne lui
fut pas donné de codifier définitivement leurs lois phoné-
tiques, leurs procédés de formation des mots, et sa Crnm-
(1) D. Pr.zzi, Introduction n ['élude, de lu *ele.nce du latigagf.
I ravail par V. Nourrisson. Paris, 1S73.
(2) Op. rit., p. 69.
LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 230
maire comparée n'est plus aujourd'hui qu'une œuvre
historique, mais son nom n'en reste pas moins attaché
à l'une «les découvertes qui l'ont l'honneur du dix-neu-
\ ième -iècle.
Bopp avait visé dans tous ses écrits à démontrer l'al-
liance intime du sanskrit, du zend et du perse, du grec,
du latin, des langues celtiques, germaniques, slaves et
du lithuanien, Cette démonstration une fois acquise, et
bien acquise, la science des langues indo-européennes fit
un nouveau pas, un pas énorme.
De la parenté de tous ces idiomes, on conclut à une
forme antique dont ils seraient tous sortis, forme loin-
taine, forme à jamais perdue, mais qu'il s'agissait de
restituer.
Il n'est que juste de citer ici deux noms que l'histoire
de la linguistique ne saurait oublier sans ingratitude,
celui de Schleicher et celui de H. Chavée. C'est à ces
deux auteurs que l'on doit la première mise en réalisa-
tion de cette conception féconde d'une forme commune
primitive des langues indo-européennes. Dans l'introduc-
tion d'un écrit important, publié il y a déjà quarante
ans, H. Chavée pouvait dire : « Ces langues ne sont pour
le linguiste que des variétés d'une langue unique et pri-
mordiale parlée jadis au centre de l'Asie. Pénétré de
cette vérité, nous avons entrepris de reconstituer orga-
niquement les mots de cette langue primitive en rétablis-
sant partout le type original à l'aide de ses variétés les
mieux conservées (1). » La linguistique moderne est là
tout entière. Schleicher, de son côté, faisait paraître
cet admirable manuel que l'on pourra sans doute revi-
ser, compléter, améliorer, mais qui demeurera toujours
la base même des études de linguistique indo-euro-
péenne (2).
ili Lexieoloqie iiulo-cump^cnne. Paris. 1840.
Comprndium der verçileirhenden Oratninatik der indoger-
mani^-hr-' Snrn-hcn, 3* édit. (posthume). VVcimar, l^Tl
260 LA LINGUISTIQUE.
La langue commune indo-européenne.
Avant de parler des différents idiomes du système indo-
européen, avant de rechercher le degré de parenté qui
unit de plus près certains d'entre eux, nous avons à
esquisser un tableau général de la langue commune qui
a donné naissance à ces différents idiomes.
Le tableau que Schleicher en a tracé dans son Com-
pendium était le suivant :
Trois voyelles a, i, u, pouvant donner (par la préfixa-
tion d'un a) les groupes à ( = a+a), ai, au, et, par une
seconde préfixation di, du ; les explosives k, t, p ; b, d, g ;
gh, dh, bh; les nasales m, n; r; v, y; la sifflante s.
Formation des mots par suffixes : 'svap « dormir »,
svapna- « sommeil » (cf- sanskrit srapna-, zend qaphna-
grec j-vo-).
Huit cas : nominatif singulier, * avi-s « le mouton, la
brebis », accusatif * avi-m, ablatif * avay-at, génitif
*avay-as, locatif* avay-i, datif" avay-ai, premier instru-
mental avy-â; deuxième instrumental* avi-bhi. Trois
nombres ; singulier, duel, pluriel.
En principe c'est par la désinence indicatrice du cas
que le genre lui-même est désigné. Ainsi dans les thèmes
finissant par un a l'élément du cas nominatif, au sin-
gulier, est s, au neutre cet élément est m, le même que
celui de l'accusatif. Exemples : akva-s « le cheval »
(en sanskrit açvas, en latin equus); yuga-m « le joug »
(en sanskrit yugam, en latin jugum). Le signe du plu-
riel suit en principe celui du c;is, priais ce signe n'est pas
toujours le même et souvent il est fort difficile de dé-
couvrir sa. forme primitive. En bien des cas c'est simple-
ment la consonne s, reste d'un élément qui se montrait
jadis dans sa forme intégrnle,
LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 261
Il ne faut pas l'oublier, ces suffixes indiquant le cas
et ces autres suffixes indiquant le nombre ont été pri-
mitivement des formes indépendantes; ce n'est que par
la suite des temps que ces formes en sont arrivées à
n'être plus que des éléments secondaires, des éléments
destinés à indiquer les relations et les modes d'être d'une
autre racine. On a souvent cherché à découvrir la forme
primitive de ces éléments ; toutes les tentatives sont de-
meurées sans résultats certains. L'on a proposé des con-
jectures plus ou moins probables, mais, en réalité, la so-
lution de ce difficile problème est encore à trouver. Au
moins le but auquel il faut tendre est constant, bien établi
et vraisemblablement on l'atteindra un jour ou l'autre.
Le verbe indo-européen possède deux voix : l'une
transitive « j'entends, je frappe », l'autre intransitive
« je m'entends je me frappe », mais toutes deux actives.
C'est dans l'élément pronominal placé à la suite du
thème verbal qu'il faut chercher l'expression même de
cette différence de sens. Il y a, en un mot, deux sortes
de suffixes personnels : des suffixes transitifs, des suf-
fixes intransitifs. C'est ainsi, par exemple, qu'à la troi-
sième personne du singulier, le suffixe de la voix tran-
sitive est ti et que celui de la voix intransitive est tai :
on reconnaît la forme grecque Ta-, de la voix appelée
« passive » par les grammairiens, qui, en effet, à ce
sens dans la langue grecque, mais dont le sens premier
était simplement intransitif, réflexif. Les suffixes person-
nels de l'intransitif procèdent, d'ailleurs, des suffixes
personnels, de la voix transitive ; celui de la première
personne veut évidemment dire « je me », celui de la
seconde « tu te », celui de la troisième « il se » (en latin
« ego me, tu te, ille se »).
Tandis que le système sémitique ne connaissait que
deux temps, l'un exprimant que l'action était accom-
plie, l'autre qu'elle ne l'était pas encore l'indo-européen
262 LA LINGMS1IQUE.
commun en possédait six. Quatre de ces temps étaient
simples, les deux autres étaient composés.
Le "présent a pour forme la plus simple, la racine telle
quelle, suivie du suffixe personnel. Parfois la voyelle
de la racine a subi cette augmentation dont nous par-
lions ci-dessus, par exemple la racine i « aller » devient
ai : aiti << il va » (sanskrit êtï, lithuanien eiti). Parfois
la racine verbale est dérivée; il s'agit de conjuguer une
forme complexe, par exemple le thème bhara- dont l'élé-
ment bhar est radical et dont l'élément a n'est qu'un élé-
ment dérivatif. De là le présent bhabati m il porte ».
Quoi qu'il en soit, le présent est toujours un temps sim-
ple, qu'il s'agisse de conjuguer la racine elle-même ou
un dérivé de la racine.
L'imparfait est formé du thème du présent, soit .-im-
pie, soit dérivé, auquel se préfixe l'augment a ; de plus,
les désinences personnelles sont écourtées; ti de la troi-
sième personne devient t ; mi de la première devient ni.
Ainsi le présent bharati « il porte » a pour imparfait
abharat <( il portait ». *
L'aoriste simple est caractérisé comme l'imparfait, paj
l'emploi de l'augment et des suffixes personnels écoui-
tés ; il s'en distingue simplement par ce fait qu'il ne
tient pas compte de la forme du présent. En grec, par
exemple, la racine hi « poser » se dédouble au présent
et donne ùflete.fl vous posez; l'imparfait préfixe l'aug-
ment |e| à cette forme redoublée et fait i ; .-hi-: « vous
posiez » ; l'aoriste simple ne tient pas compte du re-
doublement et fait Vn-i « vous posâtes ».
Le parfait a pour caractéristique le redoublement de
la rai
A ces quatre temps simple- s'ajoutent, avons-nous dit,
deux temps composés. Le futur -'-t l'un de ces deux
temps. Il est composé de la racine verbale et d'un élément
asva, sva, dont le sens premier semble avoir été celui de
LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 263
<( tendre à être » ; de là, par exemple, Le sanskril dû
syati « il donnera ». L'aoriste composé, que le sanskrit,
le zend, les langues slaves et le grec ont conservé — ce
dernier so-us le nom d'aoriste premier — a pour carac-
téristique l'élément sa.
Ces six temps sont complétés, dans l'indo-européen
commun, par trois modes : l'indicatif, le conjonctif, l'op-
tatif. L'indicatif n' 'a aucune caractéristique : au mode in-
dicatif la forme du temps reste telle quelle. Il en est
différemment des deux autres modes. Le conjonctif a
pour caractéristique un A placé entre le thème et
le suffixe personnel : L'indicatif du temps présent étant
asti <( il est », le conjonctif du même temps sera
asati. On donne parfois à 1 Optatif le nom de potentiel ;
ce mode est formé par l'intercalation d'un élément va,
va, entre le thème verbal et le suffixe personnel écourté :
asvat « puisse-t-il être » !
La numération est d'ordre décimal.
La systématisation de Schleicher avait L'immense mé-
rite de formuler sous une forme précise l'état des con-
naissances. Elle ne devait pas être définitive, mais elle
fournit une base de discussion bien déterminée et sur
laquelle durent tabler toutes les théories qui suivirent.
C'est dans le tableau des voyelles que Schleicher prête
le plus à la critique. Il semble démontré aujourd'hui que
ce tableau est plus compliqué (Sayce, Principes de piii-
lologie comparée, p. XIV). Nous avons insisté sur la
piimordialité d'une voyelle organique r (Mémoire sur
la prononciation ri t<> primordialité <ln r vocal sanskrit,
1N72). On a restitué également des voyelles nasales :
voir Brugmann, Grundriss (1er vergleichenden Gram-
matik der indogermanischen Sprachen, t. I er , p. 20 (1).
Cet auteur, l'un des chefs de l'école dite des « néo-gram-
(l) Joh. Schmidt, /.m- Geschïchte des indogermanischen Voca-
lismus. Weimar, 187."». - F. de Saussure, Mém. <!<■ In Soc. de
264 LA LINGUISTIQUE.
maiiiciio », compte tni^e voyelles ordinaires, brèves ou
longues, huit voyelles nasales, quatre roulantes. Il est
difficile de supposer que cette restitution généreuse soit
de toute exactitude. Bruginann compte, en outre, seize
consonnes explosives, quatre nasales, deux roulantes,
une aspiration douce, quatre situantes.
Ce qui semble assez généralement accepté aujourd'hui,
c'est l'inanité de la théorie de « la gradation », de l'aug-
mentation, des voyelles au moyen d'un a préfixé (1).
D'après Paul Regnaud (Essais de linguistique évolu-
lionnUte) la vieille théorie du « guna » des grammairiens
hindous est en contradiction avec la loi la plus cons-
tante du langage, dont le développement a été dirigé
par le principe de la moindre action, du moindre effort.
En somme, le point de vue de Panini doit être aban-
donné; il est-dépassé.
En somme, il y aurait à revenir absolument sur l'opi-
nion de Ropp, de Schleicher, de Chavée, de Curtius, qui
voyaient dans le sanskrit le représentant le plus fidèle
du type indo-européen commun. L/école des néo-gram-
mairiens (Osthoff, Brugmann, Louis Havet, etc.) semble
donner à la langue grecque une préférence bien accusée.
Il ne faudrait pas admettre, toutefois, que les « néo-
grammairiens » aient produit dans la science linguis-
tique une révolution totale. Ainsi que l'a fort justement
dit Bréal, ils n'ont fait que marcher en avant dans la
voie déjà tracée (2).
Lorsque Paul Regnaud — qui veut regarder a comme
linguistique, t. III. p. 358; Mémoire sur le système primitif des
voyelles dans les langues indo-européennes. Paris. 1879.
(1) Cf. Victor Henry. If Muséon, t. III. p. 181 : Journal asia-
tique, juillot 18*1. p. 37. — Osthoff, Die neueste Sprach[ors-
chung und die Erklxrung des indoq. Ablautes, 1866.
(2) Cf. Johannes Schmidt, Zeilsehrift fur vergl. Sprachforsch.,
t XXVilI. p. 303. Mr.nt.o, Cenni sulto slalo présente délia
grammalica ariana. Turin. 1885. — V. Heurt, nevue asiatique,
24 août 1885.
LANGUES INUO-EinoPÉESNES. 265
la. seule voyelle primitive, ce en quoi nous ne pouvons le
suivre — attaque l'opinion des néo-grammairiens sur
la multiplicité extraordinaire des voyelles indo-euro-
péennes organiques, il réagit peut-être avec raison
contre la réaction soulevée par la systématisation très
simple de Schleicher. La. vérité sera sans doute entre
l'opinion de ce dernier et celle de Brugmann. Cet auteur,
semble-t-il, restitue un type commun des nuances voca-
liques qui n'ont peut-être été que dialectales.
En ce qui concerne les racines, les néo-grammairiens,
au lieu de voir dans les différents états du vocalisme des
dérivés d'une même racine, des formes présentant ou
non le renforcement, supposent (sans rien préjuger sur
leur ordre chronologique) plusieurs manières d'être du
radical ; la forme faible correspond aux racines pures
des grammairiens hindous et de Bopp ; la forme forte
correspond à celle que jadis l'on disait modifiée par
« gunation » ; bhr « porter » serait forme faible, bhcr
sci ait forme forte ; sru « couler », mn « penser » seraient,
formes faibles ; sreu, men seraient formes fortes. « Tou-
tefois, dit Victor Henry, il ne faudrait pas penser que
l'indo-européen commun ne possédât que deux degrés de
flexion correspondant respectivement à la racine faible
et au « guna » ; il en avait trois : l'état normal
(grec z\ïo; « figure ») ; l'état réduit (ïSjaev « nous
savons ») ; l'état fléchi olôa (« je sais »), de la racine vid
« voir, savoir ». Si ces trois états, ajoute V. Henry,
nappa laissent plus avec netteté en sanskrit, c'est parce
que cette langue, confondant en a Ye et Yo primitifs,
a englobé dans son « guna » l'état normal et l'état fléchi
de la racine : rèdas « connaissance » corrélatif de sïSoç,
et vêda « je sais », corrélatif de olôa » (Dictionn. des
sciences anthropologiques, au mot Sanskrit).
Dans la notation des racines à l'état dit fort, les néo-
grammairiens substituent un e (men) à l'a correspon-
296 LA LINGUISTIQUE.
dant du sanskrit (mân). C'est particulièrement de la
coïncidence de e en grec el en latin qu'ils tirent leurs
conclusions contre le caractère primitif de l'a sanskrit
qui correspond à cet e.
Un des axiomes de la « néo-grammaire » est le carac-
tère absolu, suivant éjle, des bus phonétiques, qui ne
souffriraient point d'exceptions. En principe» soit, la
transformation suit sa voie ; mais, ainsi que le remar-
que fort justement Paul Regnaud, dans la lutte il arrive
que la victoire demeure parfois à l'ancienne forme, qui
reste comme le témoin d'un autre âge; cda esj con-
forme à l'enseignement de l'évolution dans la série ani-
male. La coexistence — qui n'est point rare — de deux
formes analogues, dont l'une est physiolûgiqûement
transformée et dont l'autre offre un état antérieur à
cette transformation, est un fait frappant et significatif:
l'hypothèse du caractère absolu des lois phonétiques est
incompatible avec celle qui attribue une origine com-
mune aux formes que l'on considère habituellement
comme étant les variantes les unes des autres, puisque
leurs différences mêmes accusent qu'elles ont subi des
lois diverses [Êevue de linguistique, t. XX, p. 37). Cf.
Hugo Schuchardt U'eber die Lautgepetze, Berlin, 1885 :
Revue critique, 188G, n° 15.
Dans son œuvre capitale déjà citée (Grundriss, etc.),
datée de 1887, Fr. Millier exprime son opinion sur la
restitution de l'indo-européen organique. Il n'admet que
les voyelles a, i, u, â, soit un vocalisme' très simple qui
se serait, par la suite, richement développé. Outre les
consonnes acceptées par Schleicher et Chavée, il admet
des gutturales « antérieures », k, </', fi'li (1). Il repousse
catégoriquement d'autre part, la conception des néo-
grammairiens » qui, par exemple, dans les racines où
(1) Cf. Ascom, Corsi <li Glollologia, t, I p. 27. Louis llwu.
Mémoires de lu Soc. de linguistique, t. II. p. 266.
LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 2&Ï
l'élément vocalique est tantôt ai, tantôt i, regardent
ai comme organique et voient en i une forme écour-
tée. D'après lui, la racine indo-européenne ne com-
porte pas plus que la racine sémitique de voyelle fon-
damentale : de niènie qu'il faut, en sémitique, parler
des racines k-t-b « écrire », f-rs « déchirer », de même,
en indo-européen, il faut parler de s « être >», de p-t
« tomber » (et non de as, put selon Bopp et Sdiieicher,
ou ''.v, pet scion les néo-grammairiens). Les formes s-p4
sont les formes courtes ; as, pat sont les formes allon-
gées, les formes longues, grâce à l'accession de la voyelle
a, tout comme yaug, raik, kar sont des formes allongées
de yug, rik, kr. D'ailleurs la voyelle fondamentale <i
tantôt coriserve su propre forme, tantôt se change en
e, o, i, u. Les voyelles a, e, o ne peuvent provenir <P IC
d'une voyelle fondamentale a. La langue organique
indo-européenne ne posséda, pour opérer la flexion,
(pie la voyelle (/ : cette voyelle peut s'être changée en e
dans cette langue même, mais on n'a pas de preuve
certaine de cette évolution : c'est après la séparation
en indo-éranien et en européen que s'effectuera, dan-
ce dernier groupe; le passage de a en e. Comme on 1 ■
voit, Fr. Mûller repousse absolument la théorie dos
néo-grammairiens sur le vocalisme «les racines.
En parlant des différents idiomes de la famille indo-
européenne nous ne pourrons indiquer que d'une façon
très rapide ce (pie chacun de ces idiomes a conserve de
l'héritage commun, ce qu'il en a perdu, mais on peut
connaître déjà, au moins d'une manière assez général",
quelle était la composition et la richesse de cet héritage.
Nous nous sommes servis jusqu'ici pour désigner cette
langue reconstituée dont sont sortis les différents idio-
mes indo-européens de la seule dénomination d'indo-
européen commun. Bopp avait donné au sanskrit, aux
langues crâniennes, aux langues slaves, germaniques,
268 LA LINGUISTIQUE.
celtiques, au grec, aux langues de l'Italie le nom de lan-
gues indo-germaniques, dette appellation, qui prévaut
encore aujourd'hui en Allemagne, ne supporte pas la
moindre critique ; à quelque point de vue que l'on veuille
se placer, elle est absolument vicieuse. Pourquoi ne pas
dire aussi bien langues indo-italiques, langues indo-
slaves? Quelques auteurs ont proposé avec plus de rai-
son le nom de langues « indo-celtiques ». Ils se fon-
daient en cela sur une sorte de motif géographique et leur
idée était assez acceptable. On semble ne l'avoir pas
goûtée, et il n*est pas à croire que ce nom ait plus de
succès que n'en a eu celui de syro-arabe que l'on a
voulu donner au système des langues sémitiques. Indo-
celtique, d'ailleurs, n'est pas irréprochable : le second
terme du mot est exact, le premier ne l'est point. L'Inde, en
effet, n'est pas occupée seulement par les idiomes alliés au
sanskrit, elle possède également les langues dravidiennes
qui n'ont avec les précédentes aucun lien de parenté.
Un nom plus court et qui a paru un moment devoir
faire son chemin a été proposé : celui de langues
aryennes. On est parti de ce prétendu fait que les an-
ciens Hindous et les anciens Eraniens se donnaient à
eux-mêmes le nom d'Aryas (1); mais il est hors de doute
que rien n'est moins prouvé, nous dirons même que rien
n'est moins vraisemblable. Peu importe dès lors que la
racine que l'on retrouve dans le sanskrit arya-, dtya-
« noble », dans le zend airya-, existe aussi dans les au-
tres langues de la même famille, par exemple dans les
langues celtiques. Peu importe que le nom d'Arie ait été
donné à une région spéciale dont les habitants pouvaient
recevoir à juste titre le nom d'Aryens. La question est
tout autre. Il s'agit de savoir si ce terme peut être géné-
ralisé, s'il est permis de l'étendre à toute la famille.
(1) Pictet tes Origines indo-européennes on les Aryas primi-
tifs, t. I. \>. ?8. Paris, 1859.
LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 269
Sans hésiter nous répondrons que cela n'est point jus-
tifié. Il n'y a pas même un commencement de preuve.
Nous ne suivrons donc pas Oppert, Chavée, etc., lors-
qu'ils donnent à la langue commune indo-européenne le
nom d'aryaque, de langue aryaque, et nous n'accepte-
rons pas davantage le nom de langues aryennes appli-
qué par un certain nombre d'auteurs aux différentes lan-
gues issues de cet ancien idiome.
Le nom d'indo-européen est sans doute un terme fort
vague, un terme de convention dont les deux composants
disent l'un et l'autre plus qu'ils ne devraient dire —
bien que l'un d'eux, d'autre part, soit insuffisant, puis-
qu'il laisse à l'écart les langues éraniennes ; — sans
doute également il y aurait avantage à substituer à ce
mot par trop long un terme plus commode ; mais ce der-
nier terme, il s'agit de le découvrir, et nous estimons
que le nom d'indo-européen ne doit être abandonné pour
une autre expression que si cette expression se trouve par-
faitement justifiée. Ce n'est point le cas des mots aryaque
et aryen, aussi n'employons-nous exclusivement que ceux
d'indo-européen et de langues indo-européennes.
La famille des langues indo-européennes se divise en
huit grandes branches, en huit grands groupes : groupe
hindou, groupe êranien, groupe hellénique, groupe ita-
lique, groupe celtique, groupe germanique, groupe slave,
groupe lettique. Nous allons les passer successivement
en revue ; nous examinerons leur physionomie particu-
lière, nous dresserons le tableau de leurs propres divi-
sions et nous parlerons, à l'occasion, de leur histoire et
de leur littérature. Nous aurons à rechercher également
quel est le degré de parenté qui peut unir plus intime-
ment les unes aux autres certaines branches de cette
grande famille et nous dirons quelques mots de la con:
trée où aurait été parlé, selon toute vraisemblance, l'in-
do européen commun.
?70 LA I.I\<i! fïSTIQUE.
§ I. Branche hindoue.
Dès la fin du seizième siècie, un Italien, Philippo Sas-
setti, attirait l'attention sur la vieille langue sacrée des
Hindous, le sanskrit, et se plaisait à en rapprocher un
certain nombre de mots de sa langue maternelle (1).
Deux cents ans plus tard, vers la fin du dix-huitième
siècle, le moine Paulinus a Sancto Bartholomœo publiait
à Rome la. première grammaire du sanskrit qui ait été
rédigée en une langue européenne. Quelques années au-
paravant, les Français Cœurdoux et Barthélémy avaient
communiqué à l'Académie leur opinion raisonnée de la
parenté du sanskrit avec le grec et le latin. Les travaux
d'un grand nombre de savants anglais, parmi lesquels
nous devons citer William Jones, Colebrooke, Carey,
Wilkins, préparèrent et rendirent possible l'œuvre véri-
tablement fondamentale de Bopp.lC'était sur le sanskrit
que l'on allait établir^Tédifice tout entier, de la gram-
nuure comparée indûreuropéenne : non que cette antique
langue pût être regardée, même d;ins_ses— monuments
les plus anciens, comme la mère commune des langues
éraniennes, du grec, du latin, des langues slaves et
(]e> autres idiomes de la même famille, mais bien parce
qu'en définitive elle s'éloignait beaucoup moins que cha-
cun d'eux de la langue, aujourd'hui perdue, dont ils des-
cendaient tous les uns et les autres. Le grec, le latin et
leurs congénères ne procèdent pas plus du sanskrit,
que l'hébreu et l'assyrien ne procèdent de l'arabe. C'est,
donc sans aucune raison que l'on donne parfois aux lan-
gues indo-européennes le noms de langues « sanskri-
tiques ». Souvent, à la vérité, les formes du sanskrit sont
plus correctes, mieux conservées que celles des autres
langues indo-européennes, mais ces dernières, à leur
ili Lcltere, p. 'il" c\ suiv. Florence, 1855.
LANGUE? HINDOUES. 271
tour, l'emportent parfois sur le sanskrit el se rappro 1
chent avec plus de fidélité du type commun qui leur a
donné naissance. Et ce que nous disons ici s'applique
tout aussi bien au sanskrit védique qu'au sanskrit clas-
sique; cette distinction esl oiseuse lorsqu'il s'agit d'éta-
blir le degré de parenté des idiomes indo-européens, et
le sanskrit védique n'est en réalité que du sanskrit, c'est-
ii-dire une simple branche de la souche commune (tes
langues indo-eurùpéehnes:
Le rameau hindou no comprend, au fond, qu'une seule
espèce d 1 idiomes, mais les uns sont anciens, les autres
sont contemporains et nous les examinerons sous deux
parag ra phes d i ff érents.
I. Anciennes langues hindoues'.
Le mot. sanskrta- signifie « parfait, accompli » : la lan-
gue sanskrite est donc la langue parfaite, accomplie.
Ce nom lui a étérlonné en oppositiorTdïi terme prâkrta-
qui veut dire « naturel » et qui s'applique à la vieille
langue vulgaire, ou, pour parler plus exactement, aux
différents idiomes de la langue vulgaire. Le sanskrit
était la langue sacrée, la langue juridique, la langue
littéraire ; le prâkrit était la langue courante, la langue
populaire, qui tout d'abord ne fut pas une langue écrite.
Le sanskrit possédait les voyelles a, i, u (prononcez
o mi ») et leurs longues, les voyelles linguales r, / et
la longue de la première d'entre elles, un ê et un 6; enfin
les diphthongues ai et <in. Son système de consonnes
était fuit riche. Outre les explosives /,-, t, /), g, d, b, gh,
il h, bh, il possédait des explosives chuintantes « tch » et
" dj » et des explosives hn^uo-dentales empruntées, selon
quelques auteurs, aux idiomes dravidiens et que l'on
transcrit d'habitude par un « t » et un « d » munis
ZÎZ LA LINGUISTIQUE.
d'un point placé au-dessous (/, d, etc.). De plus, tandis
que la langue commune indo-européenne ne connaissait
en fait d'aspirées que les consonnes « gh, dh, bh », le
sanskrit possédait à côté de chaque explosive forte sa
correspondante aspirée, c'est-à-dire kh, th, ph. Cela lui
faisait vingt explosives, dont dix simples et dix aspirées.
La langue commune indo-européenne ne connaissait que
deux nasales « m » et « n » : le sanskrit en possédait
une pour chaque ordre de ses consonnes, une labiale,
une linguo-dentale, etc., en tout cinq. Au lieu d'une sim-
ple sifflante « s », il en possédait quatre. De plus, il
avait une aspirée, h, enfin un y et un v.
L'euphonie de la langue sanskrite est des plus com-
pliquées ; on ne peut la bien connaître que par une lon-
gue pratique. Ses règles sont d'une sévérité absolue, et si
elles reposent, en général, sur des principes acoustiques
parfaitement saisissables, on peut dire qu'elles semblent
parfois d'une finesse presque exagérée que nous avons
quelque peine à comprendre (1). L'euphonie si délicate
des langues slaves est loin d'être aussi fine que celle
du sanskrit et l'euphonie du grec et du latin n'est en
comparaison, qu'une espèce d'essai très rudimentaire.
Par contre, la formation des mots n'offre point de
grandes difficultés. Cela tient à la conservation même
de la langue. Les éléments qui concourent à la dériva-
tion des mots demeurent bien autrement reconnaissa-
bles en sanskrit qu'ils ne le sont dans toute autre langue
congénère, sauf peut-être dans les idiomes éraniens.
On peut dire que la déclinaison est à peu de chose
près celle de l'indo-européen commun. La plus grande
différence que l'on pourrait relever entre le tableau d'une
déclinaison sanskrite et celui de la déclinaison de la
forme indo-européenne commune correspondante tien-
ili Nous avons essayé d'en dresser un tableau aussi pou
compliqué qui' possible : Euphonie sanskrite, Pans, 187?,
LANGUES HINDOUES. 273
drait aux variations euphoniques auxquelles le sanskrit
ne peut se soustraire. Ce n'est pas à dire cependant que
sa déclinaison, en dehors de ce fait, soit absolument or-
ganique. Non, sans doute. Ainsi, nous ne rencontrons
en sanskrit la véritable forme de l'ablatif singulier que
dans les noms dont le thème se termine en a : les vieilles
formes latines « senatud, navaled » et autres n'ont point
d'analogues en sanskrit. Mais, en définitive, ce n'est là
qu'une exception et l'on peut dire, d'une façon générale,
que la déclinaison sanskrite reflète assez fidèlement celle
de l'idiome commun dont elle procède. Elle l'emporte,
sans conteste, sur la déclinaison des vieilles langues éra-
niennes qui pourtant peut passer pour très bien con-
servée.
Le sanskrit possède les six temps de l'indo-européen
commun, présent, imparfait, aoriste simple, parfait, fu-
tur, aoriste composé, et il s'est créé de plus un nouveau
temps, un « conditionnel ». Ce conditionnel n'est autre
que le futur dont les suffixes personnels sont éconrtés et
auquel l'augment a été préfixé : de bhôtsyati « il saura »,
on forme abhôtsyat « il saurait ». Le conditionnel sans-
krit est donc au futur ce que l'imparfait est au présent.
L'ancien idiome védique ne diffère du sanskrit clas-
sique, du sanskrit des épopées hindoues, que d'une façon
peu considérable ; les différences que présentent les deux
idiomes ne touchent d'ailleurs en rien au fond même de
la langue, à sa constitution, à son mode de formation,
et nous ne pourrions nous arrêter sur ce sujet qu'en
entrant dans une série de détails inopportuns (1).
L'écriture hindoue, dite écriture « dêvanâgarî » —
« écriture divine », — composée d'une cinquantaine de
signes simples se lisant de droite à gauche et d'une
quantité de signes complexes où se trouvent unis deux,
trois signes simples, a tout avantage à être transcrite en
(\) Ad. Régnier, Elude sur l'idiome des Védas. Paris, 1855.
LINGUISTIQUE. 18
274 LA LINGUISTIQUE.
caractères latins pourvus de signes diacritiques. Une
consonne, en principe, ne se lit jamais seule : elle est
toujours suivie de la voyelle a, à moins qu'un signe
accessoire n'indique que la voyelle suivant cette con-
sonne est autre que la voyelle a. Un mot finit-il par une
consonne et le mot suivant commence-t-il par une
voyelle, l'écriture relie ces deux mots; cette difficulté et
quelques autres tout aussi sérieuses rendent l'usage du
dêvanâgarî peu pratique.
Les plus anciennes inscriptions de l'alphabet hindou
ont été gravées sur des rochers vers le troisième siècle
avant notre ère ; l'origine de cette écriture paraît con-
nue aujourd'hui et l'on s'accorde généralement à la rat-
tacher à l'ancien alphabet sémitique dont nous avons
parlé ci-dessus (1). L'alphabet hindou ne demeura point
cantonné dans l'Inde, où il est employé par presque tous
les dialectes modernes sous différentes formes ; l'écri-
ture tibétaine en dérive, ue même que celle des Javanais,
et il a donné naissance également à un certain nombre
d'autres alphabets.
Parmi les idiomes prâkrits. les ifiiomes populaires qui
vivaient à côté de la langue littéraire et sacrée, il en
est un qui eut une destinée toute particulière. Ce fut
le pâli. Cet idiome fut celui de la propagande boud-
dhiste, ce fut la langue spéciale de cette religion douée,
comme l'on sait, d'une merveilleuse force d'extension. Sa
littérature fut donc très importante. Le pâli ne serait
autre que l'ancienne langue populaire du pays de Ma-
gadha, dans l'Inde du nord-est. langue très ancienne.
assurément, et qui montre parfois une supériorité no-
table sur les anciens documents prâkrits conservés dans
le? drames de la vieille littérature hindoue. Il ne chantre
H \ Weber, tndische Skitzen, 125. Berlin, 18". — Fr.
Mm m. Reise der œst. fregatte Novara. Linguislicher Tbetl.
r 219. Vienne, 1867.
LANGUES HINDOUES. 275
point, par exemple, les « y » en « dj » — comme nous
le verrons faire également aux idiomes néo-hindous ;
— il a conservé certaines formes et sa conjugaison té-
moigne également d'un état moins analytique. La
voyelle r du sanskrit n'existe plus en pâli, la plupart
du temps elle est remplacée par un a ; les voyelles lon-
gues deviennent brèves en certains cas ; les trois sifflan-
tes se confondent en une seule, s ; l'assimilation des
consonnes se développe de plus en plus ; à la fin des
mots il ne peut y avoir qu'une voyelle simple ou une
voyelle nasale. Dans la déclinaison le duel est entière-
ment perdu, le datif est suppléé par la forme du génitif.
Telles sont, entre autres, quelques particularités du pâli.
De toutes les langues indo-européennes il en est bien
peu qui puissent comparer leur littérature à la litté-
rature de l'Inde ancienne. La littérature hindoue brilla
non seulement par sa richesse, par sa variété, mais aussi
par l'excellence d'une grande partie de ses œuvres.
Albrecht Weber en a donné une esquisse rapide et très
fidèle (1\. L'ancienne littérature védique comprend
d'abord le Rig-Véda, le Sâma-Véda, les deux collections
du Yadjur-Véda et l'Atharva-Véda. Le premier de ces
Védas est un recueil de chants, d'hymnes religieux ;
le second et le troisième contiennent des prières et des
formules à réciter durant les sacrifices ; le quatrième
est plus récent que les trois autres, beaucoup plus jeune
notamment que le premier. Outre les collections d'hym-
nes, la littérature védique comprend encore les « brâh-
manas », écrits où se trouvent un grand nombre de pres-
criptions rituelles, de traditions, d'explications reli-
gieuses, et les « soûtras », espèces d'appendices aux
écrits précédents. La période classique est bien plus va-
riée. Elle brille tout d'abord dans la poésie épique, puis
(1) Akademisehe Vorlesunqen uber indische Literatarges-
chichte, seconde édition. Berlin. 1876.
276 LA LINGUISTIQUE.
dans le drame, la poésie lyrique, la fable, le conte, les
proverbes ; elle a produit enfin des ouvrages considéra-
bles de grammaire, de rhétorique, de philosophie, d'as-
tronomie, de médecine, et nombre d'écrits techniques.
Vient ensuite la littérature bouddhiste, dont le pâli,
ainsi que nous l'avons dit, fut le principal organe.
II. Langues néo-hindoues.
Elles sont parlées par environ cent quarante millions
d'individus dans la partie septentrionale de l'Inde, qui
comprend approximativement les deux tiers de toute la
presqu'île.
Le sanskrit n'est point leur auteur direct ; elles pro-
cèdent toutes des anciens idiomes prâkrits, des ancien-
nes langues populaires qui étaient parlées à côté du
sanskrit, langue religieuse et littéraire. On dit ordinai- .
rement que les langues néo-hindoues se sont formées
vers le dixième siècle de notre ère, peut-être quelque
temps auparavant. C'est là une façon de parler. Ori ne
peut entendre par ces paroles qu'une seule chose, c'est
que la forme qu'elles présentent actuellement peut re-
monter approximativement à cette époque ; quant à leur
véritable antiquité, elle est bien plus haute, puisqu'en
définitive elles ne sont que la suite des anciens dialec-
tes populaires, des anciens dialectes prâkrits.
Il existe un assez grand nombre de langues néo-hin-
doues ; quelques-unes d'entre elles n'ont qu'une litté-
rature pauvre, d'autres, par contre, ont une littérature
très développée (1).
On peut citer parmi les principaux dialectes : au nord-
ouest, le sindhi (Haidarabad), le panjabi (Multan, La-
hore), le kachmiri ; au nord, le népalais ; au nord-est,
(1) Consulter R. N'. Cust, .4. Sketch oj the modem Lanpuage
of the Fast Iridiés. Londres, 1878. — R. Hohrnle, A. Grdmmar
of the Eastern Hindu. Londres, 1880.
LANGUES HINDOUES. 277
le bengali (Calcutta, ïassami ; au centre, ïhindi, occu-
pant un très vaste teritoire (Bikanir, Sirhind, Delhi,
Agra, Lucknow, Benares) ; au sud-ouest, le gujurati
(Baroda, Surat), le marathi (Bombay.Goa) ; au sud-est,
Voriya. — Le nord de l'île de Ceylan est occupé par un
idiome dravidien, le tamoul ; le sud est le domaine
de Yélou ou singhalais. D'après Childers, Cust, Ern.
Kuhn, cet idiome est aryen, parent des langues de
l'Inde du nord. On sait que Ceylan a été colonisé par les
Hindous six siècles avant l'ère chrétienne et que le boud-
dhisme y fut subséquemment introduit.
On donne le nom àliindoui à un idiome qui eut, au
moyen âge des langues de l'Inde, une grande expansion
littéraire et que représentent aujourd'hui encore certains
dialectes du nord-ouest de la péninsule. On a dit avec
juste raison que l'hindi n'était que de l'hindoui moder-
nisé ; quant à l'hindoustani, auquel, avons-nous dit, on
donne également le nom d'ourdou « langue du camp »,
il se forma au onzième siècle de notre ère sous l'influence
musulmane. Son vocabulaire est plein de mots arabes
et persans, et, à la différence des autres idiomes néo-
hindous dont les alphabets proviennent du dêvanâgari
sanskrit, il s'écrit avec les caractères persans, c'est-à-
- dire avec l'alphabet arabe augmenté de quelques signes.
La littérature des langues prâkrites contemporaines et
de l'hindoui du moyen âge est considérable et chaque
jour l'hindi et l'hindoustani donnent les preuves d'une
activité qui leur assure un long avenir (1).
Le caractère général de la phonétique des langues néo-
hindoues est une forte tendance à l'assimilation, à la
substitution de l'articulation « dj » à un y plus ancien,
celle assez fréquente de « r » à « d », la simplification
du système classique des sifflantes, le changement assez
(1) Garcjn dl TasSY, Histoire de la lilléralurc hindoui cl hin-
douslani, 2 vol. Paris, 1839-1847.
278 LA LINGUISTIQUE.
ordinaire des anciennes explosives aspirées de la langue
classique (« kh, gh, th, dh », etc.) en une simple aspira-
tion « h ». Le genre neutre a disparu dans la décli-
naison de presque tous les idiomes néo-hindous, et sou-
vent des thèmes se terminant primitivement par une
voyelle ont rejeté cette voyelle finale et se sont ter-
minés dès lors par une consonne. Quant au nombre
pluriel et quant aux cas, ils sont exprimés par des suf-
fixes particuliers qui témoignent assez de la forme vrai-
ment moderne de ces idiomes et de leur passage d'un
ancien état synthétique à un état analytique. Il y a là
un phénomène dont nous aurons à nous occuper en
temps opportun. La conjugaison, elle aussi, est entrée
dans la voie analytique : les formes de l'ancien pràkrit,
contemporain du sanskrit classique, sont perdues et l'on
emploie simplement des formes de participes du présent
ou de participes parfaits.
III. Dialectes des Tsiganes.
La langue des Tsiganes n'est qu'un dialecte néo-hin-
dou. Il est difficile de dire quelque chose de précis sur
l'époque de l'émigration des Tsiganes et du commence-
ment de leurs incursions en Asie et en Europe ; il sem-
ble, toutefois, que leur arrivée dans cette dernière con-
trée n'ait pas été postérieure de beaucoup au douzième
ou au treizième siècle de notre ère.
Le fond même de leur langue est absolument hindou;
c'est un prâkrit très gâté, souvent très défiguré. Quant
au lexique, il est plein d'éléments étrangers, de mots
empruntés aux différentes populations qu'ont traversées
les bandes tsiganes ou au milieu desquelles elles ont
vécu plus ou moins longtemps.
F. Miklosich s'est fondé précisément sur l'état du lexi-
que des différentes tribus tsiganes pour tâcher d'établir
LANGUES HINDOUES. 279
l'itinéraire de leurs migrations. Les éléments persans et
arméniens qui s'y rencontrent sembleraient indiquer un
antique séjour dans les régions de l'Asie où se parlaient
les langues éraniennes. Lorsqu'ils mirent le pied sur
notre continent, les Tsiganes se trouvèrent tout d'abord
dans une contrée où dominait la langue grecque ; ce fait
résulte de ce que chez tous les Tsiganes d'Europe, sans
exception, l'on peut constater des éléments empruntés au
grec. Ils se dirigèrent de Grèce vers la Roumanie, la
Hongrie, la Bohème et la Moravie, l'Allemagne, la Polo-
gne et la Lithuanie, la Russie, les pays Scandinaves,
l'Italie, le pays basque, l'Angleterre et l'Ecosse, l'Es-
pagne (1). Nous ne parlons ici que des Tsiganes euro-
péens. On a beaucoup moins de renseignements sur les
Tsiganes d'Asie et sur la quantité d'éléments étrangers
qui ont pu s'introduire dans leur langue.
La langue des Kafirs Syapoches (à l'ouest des Dar-
dous, dans le Kafiristan) est également un idiome prâ-
kiit (Cust, op. cit., p. 32).
§ 2.- Branche éranienne.
La connaissance des deux langues les plus anciennes
de ce groupe, le zend et le perse, olïre peu de difficultés
aux indianistes. De toutes les langues indo-européennes,
les langues éraniennes, en effet, sont les plus rappro-
chées du sanskrit. En général leur phonétique est moins
compliquée, moins délicate que la phonétique des idio-
mes hindous ; mais sous bien des rapports cependant elle
lui est comparable. On peut même assurer que le zend
et le vieux perse, le perse de Darius et de Xerxès, l'em-
portent parfois sur le sanskrit et se rapprochent davan-
(1) Mièlosich, Ueb'er die Mundarlen und die Wanderungén
der Zigeuner Europa's.
280 LA LINGUISTIQUE..
tage de la langue commune qui a donné naissance à tous
les idiomes indo-européens.
Le nom d'éranien, de langues éraniennes est incontes-
tablement plus correct que celui d'iranien, de langues
iraniennes qu'emploient un grand nombre d'auteurs. Il
rappelle une forme plus antique et nous pensons, avec
F. Spiegel, qu'il est bon de lui accorder la préférence.
La classification des langues éraniennes n'est pas en-
core établie. Il se peut qu'un très petit nombre d'entre
celles de ces langues que nous connaissions ne soient pas
parentes les unes des autres en ligne directe. A coup sûr
il n'en est point parmi elles qui puisse se vanter d'avoir
été la mère commune de toutes les autres ; le vieux perse
l'emporte parfois sur le zend, parfois le zend l'emporte
sur le vieux perse. La seule classification qui semble
admissible lorsqu'il s'agit des langues éraniennes est
celle que l'on peut emprunter au temps même durant
lequel elles ont été parlées. Ainsi l'on classera au rang
des anciennes langues éraniennes le zend, le perse et
l'ancien arménien ; au rang des langues éraniennes du
moyen âge le huzvârèche, le parsi et l'arménien classi-
que ; au rang, des langues modernes le persan, l'armé-
nien plus récent, l'afghan, le béloutche, le kourde, l'os-
sète, et quelques autres dialectes. C'est ce même ordre
que nous allons suivre.
I. Zend.
Vers le milieu du siècle dernier, un Français, Anque-
til-Duperron, âgé de vingt-trois ans, s'embarquait pour
l'Inde comme simple soldat, ne pouvant entreprendre
d'une autre façon le lointain voyage qu'il méditait. Le
dessein de cet homme courageux dont la science ne
pourra jamais oublier le nom, était d'apprendre sur les
lieux mêmes les langues du pays. Trompé dans son es-
poir de pouvoir étudier le sanskrit à C.handernagor, il
LANGUES ÈRANlENNES. 281
*agna Pondichéry, seul et presque sans ressources,
après cent jours de marche ; des rivages du golfe du
Bengale, il se dirigea vers ceux du golfe d'Oman, attei-
gnit Mahé, puis remonta jusqu'à Surate. C'est là que
gagnant la confiance des prêtres d'une colonie de Par-
ses, il fut initié à la connaissance du zend et du huzvâ-
rèche. En 1762, Anquetil-Duperron revint en France,
sans fortune, mais avec plus de cent manuscrits. Qua-
rante et quelques années après il mourait à Paris, pau-
vre et indépendant. Les textes qu'il avait rapportés
allaient servir à fonder une science nouvelle.
Le zend est la langue dans laquelle a été rédigé le
texte antique de l'Avesta, livre sacré du zoroastrisme.
Nous n'avons à traiter ici ni de l'individualité de Zoroas-
tre ni du contenu des livres sacrés qui lui sont attri-
bués, à lui ou à .ses' disciples. Il nous suffira de dire
que des livres de l'Avesta il ne nous est parvenu qu'une
faible partie : le Vendidad, le Vispered, le Yaçna et un
certain nombre de morceaux de dévotion intime, de mé-
ditations privées, connus sous le nom de petit Avesta. La
traduction qu'en donna Anquetil-Duperron était fort dé-
fectueuse; elle avait été faite sur les indications sans
critiques des prêtres parses, mais Anquetil, en déposant
ses manuscrits à la Bibliothèque royale, avait fourni à
ses successeurs l'unique moyen de contrôler, de rectifier
et de poursuivre son œuvre. Cette tâche échut à un
Français, Eugène Burnouf, dont les travaux sur l'ancien
perse, langue sœur du zend, ont également illustré le
nom. Eugène Burnouf ne fut pas seulement le véritable
fondateur de la grammaire zende, il fut aussi le chef de
l'école de l'interprétation des livres zends par la tra-
dition, école dont F. Spiegel est aujourd'hui le premier
représentant.
Il semble avéré que le zend était la langue des pays
éraniens de l'Est, Eugène Burnouf lui donnait pour li-
282 LA LINGUISTIQUE.
mites, au nord la Sogdiane, au nord-ouest l'Hyrcanie,
au sud l'Arachosie. C'est en adoptant cette opinion qu'on
a pu donner au zend le nom de « baktrien », qui, assu-
rément, est fort admissible. Quant au nom de « zend »,
appliqué à la langue même dans laquelle sont rédigés les
anciens textes de l'Avesta, ce n'est qu'une appellation
conventionnelle, dont le premier sens n'est peut-être pas
encore tout à fait éclairci, mais qu'il serait difficile de
détourner aujourd'hui du sens nouveau.
L'alphabet zend est purement alphabétique, c'est-à-dire
que chacun de ses signes figure une voyelle ou une con-
sonne. Il contient fort peu de ligatures, et sa lecture,
qui se fait de droite à gauche, est assez facile. Son ori-
gine est assurément sémitique, mais il ne paraît pas
fort ancien et l'on ignore quel pouvait être l'alphabet
dont se servaient les Eraniens de l'Est au temps où les
Perses, leurs voisins du côté de l'Occident, employaient
des caractères cunéiformes.
Le zend comprend deux dialectes, le dialecte ordi-
naire et le dialecte des Gâthâs. On appelle ainsi un cer-
tain nombre de morceaux du Yaçna dont l'interprétation
est aujourd'hui des plus difficiles. Les deux dialectes
sont fort rapprochés l'un de l'autre ; celui des Gâthâs
est regardé d'habitude comme le plus ancien et l'on
pense qu'il a été parlé dans les régions montagneuses du
pays. C'est encore là une question à éclaircir.
Le systèmes des voyelles zendes est peu compliqué.
Outre les a, i, u et leurs correspondantes longues, on
y rencontre un è long, un e qui semble avoir été fort
bref, deux autres e et deux o dont la quantité est varia-
ble, un a nasalisé est un â très labial. Nous avons dit
déjà que le zend, plus pur en cela que le sanskrit, n'avait
point réduit à une seule et unique voyelle les anciennes
diphthongues « ai, au » de la langue commune indo-
européenne. Il représente la première par aê, la se-
LANGUES ÉRÀNIENNES. 283
coude pur ao ; le perse, plus pur encore, conserve les
deux diphthongues primitives. C'est ainsi, par exemple,
qu'une forme commune aitat « cela » donne naissance
au sanskrit état, au zend aètat, au perse aita.
Si nous passons aux consonnes du zend, nous avons
à remarquer que les sifflantes permutent facilement les
unes avec les autres ; c'est là, d'ailleurs, un phénomène
commun à l'ensemble des langues éranienhes. Par con-
tre, l'assimilation des consonnes d'ordres divers est assez
restreinte, à la différence de ce qui se passe au sanskrit.
En somme la déclinaison du zend est fort bien conser-
vée. Elle garde au singulier, avons-nous dit, l'ancien
ablatif en « at », qui a eu un sort si malheureux dans
presque toutes les autres langues indo-européennes. De
la conjugaison zende nous ne pouvons également dire
qu'une chose, c'est qu'elle aussi est bien conservée et
qu'elle reflète assez fidèlement le système primitif qui lui
a donné naissance.
La question de l'âge de la langue zende peut être réso-
lue, pensons-nous, d'une façon assez approximative. Il
est difficile, sans doute, d'émettre une opinion quelcon-
que sur sa première et lointaine origine, on ne^peut mê-
me se prononcer sur l'époque de sa disparition, mais il
est permis de supposer qu'à un moment donné le bak-
trien fut contemporain de l'ancien perse. A la vérité,
nous ne connaissons ce dernier que par les monuments
achéménides des sixième, cinquième et quatrième siècles
avant notre ère, et il se peut, il est même vraisemblable,
que depuis fort longtemps il était déjà parlé. La langue
de l'Avesta, le contenu même de ses différents textes, ne
permettent pas de l'éloigner considérablement des der-
niers monuments perses, et à un moment donné les deux
langues ont dû être parlées en même temps, l'une, le
zend, dans l'Èran oriental, l'autre le perse, dans l'Éran
occidental.
284 LA LINGUISTIQUE.
II. Perse.
Les inscriptions trilingues en caractères cunéiformes,
découvertes en Perse sur les ruines des anciens palais
et sur le flanc des rochers, étaient rédigées en perse,
en assyrien et en une troisième langue dont on ne con-
naît aujourd'hui encore que fort peu de chose. Nous
avons parlé plus haut des diverses tentatives d'interpré-
tation auxquelles a donné Heu ce dernier idiome, dont
le texte occupait la seconde colonne (p. 191), et nous
avons vu que l'assyrien, langue de la troisième, était un
idiome sémitique.
C'est au commencement du xix e siècle, en 1802, qu'un
savant hanovrien, Grotefend, entama le déchiffrement de
la première colonne rédigée en perse, où, comme Ton
dit souvent, en ancien perse. Le point de départ de sa
tentative était ingénieux et simple. Partant de cette idée
que des inscriptions, dont quelques-unes avaient dû coû-
ter une peine considérable, relataient naturellement des
événements historiques et ne pouvaient être que des
annales royales, il remarqua d'abord la fréquence d'un
certain groupe de caractères auxquels il attribua le sens
de « roi ». Ce groupe était suivi souvent du même groupe
augmenté de quelques autres signes ; Grotefend en con-
clut que ce dernier n'était que le génitif pluriel du pre-
mier, et il pensa que les deux groupes, que les deux
mots, avaient le sens de « roi des rois ». Le nom qui
précédait ces deux groupes devait être forcément un nom
propre, et la répétition des mêmes groupes laissait assez
entendre qu'il s'agissait d'une indication de généalo-
gies : « Un tel, roi des rois, fils d'un tel roi ». Les recher-
ches de Grotefend furent le point de départ du chiffrement
des inscriptions perses. Le Danois Rask les poussa un
peu plus loin, mais il était réservé à Eugène Burnouf et
à Christian Lassen de donner une véritable lecture de
LANGUES ÉRANÏENNES. 285
ces inscriptions, de les interpréter et de formuler leur
grammaire. Leurs travaux parurent simultanément, en
France et en Allemagne, dans le courant de 1846. La
grammaire de l'ancien perse était définitivement connue,
elle était comparée méthodiquement à celle du zend et
du sanskrit ; la voie, enfin, était ouverte à ceux qui
devaient amener l'étude de la langue perse au point où
nous la voyons aujourd'hui : Rawlinson, Spiegel (1),
Oppert, Kossowicz.
Les inscriptions des rois achéménides n'ont qu'un lexi-
que très restreint, quatre cents et quelques mots envi-
ron^ compris un grand nombre de noms propres. Cela
est suffisant, toutefois, pour le grammairien. La pho-
nétique du vieux perse, sa déclinaison, sa conjugaison
n'ont plus de secrets. Quelques auteurs ont voulu voir
dans le perse une forme linguistique plus ancienne que
celle du zend ; d'autres auteurs, au contraire, ont pré-
tendu que le zend se rapprochait plus que le perse de la
langue commune indo-européenne. On peut défendre,
nous semble-t-il, une troisième opinion : le perse,
comme nous l'avons dit, l'emporte parfois sur le zend,
et parfois le zend l'emporte sur le perse. Tous deux,
en principe, ont changé en h la sifflante s de l'indo-
européen commun ; mais le perse, moins correct que le
zend, laisse souvent tomber cette aspiration là où ce
dernier la conserve. Tandis par exemple, que le sans-
krit dit as'mi « je suis », et le lithuanien esmi, le zend
dit ahmi et le perse arnuj. Tandis, par contre, que le
vieux perse conserve telles quelles les diphtongues ai,
nu de l'indo-européen commun, le zend les change en
dé ou ôi et en ao. Tous deux, comme on voit, peuvent
;ï juste titre revendiquer la priorité dans un de ces exem-
ples. Il serait aisément superflu, de les multiplier.
Les caractères cunéiformes de la première colonne des
(1) Die altpersischen kcilinschriften. Leipzig, 186?.
286 LA LINGUISTIQUE.
inscriptions trilingues sont loin d'être aussi nombreux
que ceux des deux autres colonnes. On en compte envi-
ron une soixantaine, tous alphabétiques, c'est-à-dire re-
présentant, non point une syllabe, mais bien une con-
sonne ou une voyelle (1). Ce qui augmente singulière-
ment leur nombre, c'est ce fait que parfois telle ou telle
consonne est représentée par un signe différent selon
qu'elle précède telle ou telle voyelle. Entre chaque mot
se trouve placé un coin penché obliquement ; on conçoit
combien la présence de ce signe a facilité la lecture des
textes perses.
Quant à l'origine même de cet alphabet, elle n'est pas
encore clairement démontrée ; mais on peut dire, ce-
pendant, que les cunéiformes perses ne sont qu'une
branche particulière du système général des écritures
de cette espèce. Très certainement, c'est la plus simple,
ou, pour mieux dire, la plus simplifiée, de toutes ces
écritures.
III. Arménien.
Il semble que l'arménien se soit distingué de très
bonne heure du reste des langues éraniennes ; il occupe
en tout cas une place assez indépendante dans la fa-
mille des langues éraniennes.
Certains auteurs vont même jusqu'à lui reconnaître
une position à part. Hubschmann le regarde comme un
idiome indo-européen indépendant de ses congénères
(Zeitschrift de Kuhn, tome XXIII, p. 407), pourvu de
nombreux mots empruntés au persan. Frédéric Mûller,
dans son plus récent groupement des langues indo-
européennes, classe définitivement l'hindou et l'éranien
d'une part, l'européen et l'arménien d'autre part, sous
(1) Oppert, Sur In formation de l'alphnbei perse. Journal
tique, 1874, p. 238. Paris.
o?io-
LANGUES ÉRAN1ENNES. 287
un certain rapport. C'est ce que nous verrons un peu
plus loin.
De l'ancienne période de l'arménien nous ne savons
que fort peu de chose, particulièrement ce que les au-
teurs classiques nous en ont transmis. Cette première
période prit fin au commencement du cinquième siècle
de notre ère. La période de l'arménien classique com-
mence à cette époque. Mesrob crée alors l'alphabet ar-
ménien, qui procéderait avec l'alphabet géorgien, comme
le dit F. Mi'iller (1), d'une forme sémitique, notamment
de l'écriture araméenne. L'âge d'or de l'arménien dura
sept cents ans environ et ne prit fin qu'au commen-
cement du douzième siècle. Sa littérature fut féconde,
ses dialectes assez nombreux, et l'un d'eux, celui de la
province d'Ararat s'éleva bientôt à l'état de langue lit-
téraire. Aujourd'hui encore, les dialectes arméniens sont
nombreux, et ce serait une erreur que de les regarder
comme des patois de la langue littéraire. Celle-ci, tout
au contraire, a paru se fixer et les dialectes actuels ne
sont que des formes plus modernes des anciens dialec-
tes. Dès le onzième siècle, on les employait déjà dans la
langue écrite, aux dépens de l'idiome littéraire. Ces dia-
lectes semblent se diviser aujourd'hui en deux groupes
assez distincts, le groupe oriental comprenant les dia-
lectes d'Arménie, de Géorgie, de la Russie du sud-est,
de la Perse, de l'Inde, et le groupe occidental compre-
nant ceux de Hongrie, de Pologne et de Crimée.
Une des grandes caractéristiques de l'arménien mo-
derne, au moins de l'arménien occidental, est le chan-
gement des anciennes explosives fortes en explosives
faibles et des anciennes explosives faibles en explosives
fortes : les k, t, p anciens deviennent g, d, b et les g, d, b
deviennent k, t, p. Le système des consonnes et des
voyelles est assez développé. Outre les explosives que
(1) Ueber den Ursprung dcr armenisehén Schrift. Vienne, 1865.
288 LA LINGUISTIQUE.
nous venons de citer, il comprend un assez grand nom-
bre de sifflantes et deux sortes de r.
Par sa déclinaison l'arménien l'emporte de beaucoup
sur le persan, dont nous aurons à nous occuper tout à
l'heure, et il possède encore, en partie, les anciens élé-
ments indicateurs du cas. Il l'emporte de même, et de
beaucoup, dans la conjugaison ; il a conservé, en effet,
les anciens temps moins le parfait et s'est créé trois
temps nouveaux (un parfait, un plus-que-parfait et un
futur) en employant des formes principales. Au demeu-
rant, donc, parmi tous les idiomes néo-éraniens actuel-
lement parlés, l'arménien est celui qui, par la con-
servation relative de ses formes, se rapproche le plus du
type commun de toute la famille. Quant à son lexique,
il contient, comme celui de toutes les langues éranien-
nes modernes, un nombre' assez notable de mots étran-
gers. Les uns ont été tirés du grec au moyen âge ; les
autres, plus nombreux, ont été empruntés jadis à l'ara-
méen.
L'arménien a été écrit jadis, sinon d'une façon con-
stante, au moins dans certains documents, en caractères
cunéiformes. On a trouvé des inscriptions de cette espèce
dans les ruines d'Armavir notamment, non loin du
mont Ararat. L'écriture cunéiforme arménienne n'est
pas alphabétique comme celle du perse, elle est sylla-
bique ; chaque signe représente, non pas une consonne,
ou une voyelle, mais bien une syllabe.
IV. Huzvârèche.
L'Avesta, ou, pour mieux dire, les livres de l'Avesta
qui subsistaient encore au moyen âge, furent traduits à
cette époque dans une langue que nous connaissons non
seulement par cette traduction, mais encore par un
certain nombre d'inscriptions monétaires et un écrit
cosmogogique très important, le Bundehèche. On a tout
LANGUES ÉRANIENNES. 289
d'abord donné à cette langue le nom de pehlvi, qui
semble un peu trop général ; celui de huzvârèche,
comme l'ont démontré Joseph Mûller et F. Spiegel (1), est
le seul qui lui convienne, le seul qu'elle ait porté. On
admet assez communément aujourd'hui que cette lan-
gue était parlée dans le district occidental de Sevâd.
De son origine l'on ne peut rien dire de précis, mais les
monnaies dont les légendes sont rédigées en cet idiome
et qui datent de l'époque des rois Sassanides nous indi-
quent qu'elle était encore en usage au milieu du sep-
tième siècle de notre ère.
D'après Harlez, le pehlvi est la langue de la version
de l'Avesta, et huzvârèche désigne l'ensemble des mots
sémitiques qui s'y rencontrent ; pour Sachau, la huzvâ-
rèche est le vrai zend.
Parmi les langues sur lesquelles s'est fait sentir le
plus fortement l'influence d'un idiome étranger, on peut
citer à juste titre le huzvârèche. L'araméen l'a pénétré,
pour ainsi dire, de toutes parts ; sa phonétique, sa gram-
maire, son lexique offrent à chaque instant les preuves
les moins équivoques de l'influence araméenne. S'il pou-
vait exister une langue mixte, le huzvârèche serait assu-
rément l'un des exemples les plus éclatants de ce phéno-
mène. Mais il ne saurait y avoir d'hybrides de cette sorte
et le huzvârèche est en réalité un idiome éranien, tout
comme l'anglais, malgré tout ce qu'il tient du français,
est un idiome germanique. A côté des éléments araméens
que présente la langue de l'époque des Sassanides, celle
du Hundehèche compte Tin certain nombre d'éléments
arabes qui trahissent sa forme plus récente ; ce livre est
dû peut-être à quelque Parsi érudit qui connaissait à
fond la langue de la traduction des livres sacrés (2).
La grammaire huzvârèche a bien perdu de cette cor-
(1) Grammalik der liuzoâreschsprache, p. 21. Vienne, 1850.
(2) F. Justi. Der Bundehesch, Préface, p. vin. Leipzig, 1868.
LINGUISTIQUE. 19
290 LA LINGUISTIQUE.
reclion, de cette fidélité aux formes antiques, qui carac-
térisaient le zend et le perse ancien. Le genre des noms
ne peut plus se distinguer par la désinence, le duel a
disparu ; l'accusatif n'a pas plus de terminaison que
le nominatif ; le génitif, ou, pour mieux dire, l'idée
qui répond à ce qu'exprimait l'ancienne forme du gé-
nitif, est rendue par l'entremise d'un élément i, reste
d'un ancien pronom relatif ; l'idée qui répond à l'an-
cienne forme du datif, est exprimée au moyen de par-
ticules, de véritables prépositions. La conjugaison a
tout autant souffert. Quoi qu'il en soit, le fond même
de la langue est toujours demeuré éranien. C'est ce
qui apparaît bien clairement dans ce fait que le huzvâ-
rèche possède des vers composés, formés non seulement
d'une racine éranienne et d'une préposition éranienne,
mais encore d'une racine éranienne et d'une préposition
sémitique, d'une racine sémitique et d'une préposition
éranienne, et, ce qui est bien plus curieux, d'une racine
sémitique et d'une préposition également sémitique. Or
l'on sait que le sémitisme, à la différence de l'indo-
européen, n'a point de verbes composés ; il n'a aucune
forme, par exemple, qui puisse à côté du mot « pren-
dre » répondre à nos formes « apprendre, comprendre,
reprendre, entreprendre » et autres semblables.
Il y a peu d'alphabets qui soient moins pratiques que
l'alphabet huzvârèche. Un seul et même caractère y ex-
prime souvent plusieurs sons différents et il s'y ren-
contre un assez grand nombre de ligatures, c'est-à-dire
d'agglomérations de plusieurs caractères groupés en un
seul signe. Aussi, dans les écrits de linguistique, ne
cite-t-on que très rarement les mots du huzvârèche sous
la forme de leur propre écriture ; on les transcrit plutôt
en caractères latins ou bien encore en caractères hébraï-
ques ou arabes.
LANGUES ÉRANIENNES. 291
V. Parsi.
On a donné quelquefois au parsi le nom de « pâzend ».
C'était là un nom inexact. Pour les Orientaux modernes
zend et pâzend sont des noms de livres, non point de
langues, et leur opinion sur ce point paraît parfaite-
ment fondée. A la vérité, le nom de « zend » a prévalu
sur tout autre lorsqu'il s'est agi de désigner la langue
de l'Avesta, mais celui de « pâzend » n'est point telle-
ment accepté qu'on ne puisse lui substituer le terme
bien plus juste de parsi « langue des Parses ».
Le parsi fut très certainement contemporain du huzvâ-
rèche, mais il lui survécut de plusieurs centaines d'an-
nées et fut à la fois langue vulgaire et langue litté-
raire. Il était parlé d'ailleurs dans une région plus orien-
tale de l'Eran et l'on n'y trouve point cette foule d'élé-
ments araméens que possède le huzvârèche.
La grammaire du parsi est, comme la grammaire du
huzvârèche, bien éloignée de cette apparence antique
qui distingue le zend et le vieux perse. Il n'est pas éloi-
gné du huzvârèche, mais il se rapproche beaucoup du
persan. Toutefois, il l'emporte d'une façon très visible
sur ce dernier idiome ; c'est ainsi, par exemple, qu'il
conserve beaucoup mieux les éléments pronominaux an-
ciens, et qu'il possède un grand nombre de verbes que
le persan ne connaît plus. Eugène Burnouf et F. Spiegel
pensent que le parsi a pu être parlé jusqu'à l'époque du
poète persan Firdousi, c'est-à-dire jusqu'aux premières
années du onzième siècle.
Le parsi n'a point de système particulier d'écriture ;
tantôt il emploie les caractères zends, tantôt il se sert
des caractères arabes.
Aujourd'hui les Parsis sont établis principalement à
292 LA LINGUISTIQUE.
Bombay, à Surat, à Baroda et dans le Gouzerat, au
nombre de cinquante mille pour certains auteurs, de
quatre-vingt mille pour d'autres, pour d'autres ericon
au nombre de cent cinquante mille.
VI. Persan.
De toutes les langues éraniennes modernes le persan,
ou « néo-perse », est la plus répandue et la mieux
connue. Le persan est un dialecte éranien qui, depuis
l'an 1000 environ, devint une langue littéraire. Nous
n'avons pas à faire ici l'histoire de sa littérature ; disons
seulement qu'elle fut d'une importance considérable. Elle
aborda simultanément la poésie, l'histoire, les sciences.
Le (( Livre des Rois » de Firdousi (fin du dixième siècle
et commencement du onzième) est une époque natio-
nale qui peut rivaliser avec les œuvres capitales de bien
d'autres langues littéraires (1).
Le persan a adopté les caractères arabes augmentés
de quatre lettres « p, tch, j, g (dur) ».
La déclinaison n'existe plus en persan : on joint sim-
plement au nom certaines prépositions lorsqu'il s'agit
d'exprimer l'idée du datif et celle de l'accusatif. S'agit-il
de rendre l'idée du génitif, on intercale, comme en huz-
vârèche et en parsi, l'élément i, reste d'un ancien pro-
nom relatif : dast i pusar « la main de l'enfant »,
pusar i man « mon enfant », ce qui revient à dire :
la main qui ( est celle de) l'enfant ; l'enfant qui (est) le
mien. C'est un procédé syntaxique.
La conjugaison est également simplifiée. Les suffixes
personnels sont assez bien conservés — m à la première
personne du singulier et du pluriel, d, pour un « t » plus
ancien, à la troisième personne, — mais les temps sont
H) Moiil. Firdousi. Le livre des Hais publié en persan nier
une traduction française en renard. Paris, 1838. =.= .
LANGUES ÉRANIENNES. 293
traités, comme l'ont été les cas, au moyen de procédés
modernes ; le persan, en un mot, est devenu une langue
analytique.
Quant au lexique persan, il contient un grand nombre
de mots empruntés à l'arabe. Au surplus, à côté de la
langue persane littéraire il existe un certain nombre de
dialectes populaires (par exemple le mazadaran), qui
ont chacun quelques particularités, aussi bien sous le
rapport du vocabulaire que sous le rapport de la pho-
nétique et, parfois, sous celui des formes elles-mêmes.
VII. Ossète, kourde, béluutchc, afghan, etc.
Bien que réunis sous une seule et même rubrique, ces
différents idiomes ne sont pas plus rapprochés entre
eux dans la famille éranienne que ne le sont tels ou tels
des autres idiomes dont nous avons parlé ci-dessus.
La déclinaison de Yossète est plus riche que celle du
persan ; sa conjugaison, par contre, est assez analogue
à celle de cette dernière langue, et, en somme, il se
rapproche davantage des formes éraniennes plus an-
ciennes que l'on rencontre en arménien, en huzvârèche,
en parsi. L'ossète est parlé au nord et au sud du Cau-
case, aux alentours du col de Dariel, c'est-à-dire vers
le centre même de cette chaîne de montagnes, et il se
divise en un certain nombre de dialectes.
On peut dire d'une façon sommaire que le kourde est
allié de près au persan, plutôt peut-être aux dialectes
de cette Langue qu'à l'idiome littéraire lui-même. Sa
phonétique semble plus altérée que celle, du persan. On
compte chez les Kourdes un certain nombre de dialectes
dont le principal est le « kourmnndji », dialecte occi-
dental, parlé depuis Mossoul jusqu'à l'Asie Mineure.
294 la LINGUISTIQUE.
Le « zaza » est moins pur sous certains rapports, plus
pur sous certains autres.
Le béloutche se rapproche du kourde. 11 contient un
assez grand nombre d'éléments étrangers, notamment de
mots empruntés à l'arabe.
Quelques auteurs seraient portés à ne pas considérer
V afghan — « pachto » ou « pouchtou » — comme une
simple langue éranienne ; il faudrait le regarder comme
un idiome indépendant, formant une classe par lui-
même et apparenté aux langues hindoues tout aussi
bien qu'aux langues éraniennes. L'opinion de Fréd.
Mûller est toute différente ; l'afghan est à ses yeux un
dialecte de l'éranien oriental, le descendant d'un ancien
dialecte de la Baktriane. Sa conjugaison est inférieure
encore à celle du persan, celui-ci, en effet, a conservé
certaines formes anciennes du temps présent, tandis
que l'afghan les a toutes perdues ; la racine du verbe
et le thème du temps présent sont ordinairement iden-
tiques chez lui. Quant à son lexique, il contient un
certain nombre de mots persans et de mots arabes.
Nous sommes loin d'avoir cité tous les idiomes éra-
niens modernes. A côté de ceux dont nous venons de
parler, et que l'on peut regarder comme les plus im-
portants et les mieux connus, il en est un certain nom-
bre d'autres : la langue des Loures (Bachtiaris et Féilis),
dont on ne possède que fort peu de documents, est assez
rapprochée du kourde ; la langue des Tâts, au sud-
est du Caucase, n'est pas éloignée du persan.
Il est certain, d'ailleurs, que bien des dialectes éra-
niens autres que le zend, le perse, le huzvârèche, le
parsi, ont péri dans le cours des âges. Il se peut <j.ie
parmi les populations auxquelles les auteurs anciens,
notamment les auteurs grecs, ont donné le nom de
« scythiques », il s'en trouvât dont la langue fût incon-
testablement éranienne ; il existe à cet égard quelques
GREC. 295
présomptions assez vraisemblables, mais les documents
dont -on dispose sont encore trop restreints pour qu'il
soit possible d'émettre à ce sujet une opinion définitive.
Certaines langues de l'Asie Mineure ont été rangées
également au nombre des langues éraniennes, le phry-
gien, par exemple, que l'on a rapproché plus particu-
lièrement de l'arménien, le lycien, le carien, d'autres
encore ; mais cette classification est peut-être préma-
turée. Il y faudrait plus de réserve. Nous pensons ne
devoir dire quelques mots de ces idiomes qu'en énumé-
rant un certain nombre de langues dont le caractère
indo-européen est évident, mais dont la position véri-
table, dans l'ensemble de cette famille linguistique, n'est
pas encore établie.
§ 3. Branche hellénique.
De toutes les langues indo-européennes parlées en
Europe, le grec est incontestablement celle qui se rap-
proche le plus du sanskrit et des langues éraniennes.
Il est possible, il est même probable, que la connais-
sance des idiomes indo-européens de l'Asie-Mineure, le
phrygien, le lycien et autres, montrera un jour que ces
liens sont plus intimes qu'on ne le suppose. Nous revien-
drons un peu plus loin sur cette question des degrés de
parenté des différentes langues indo-européennes. Ici il
nous suffit de prémunir le lecteur contre cette opinion,
jadis très répandue et aujourd'hui encore assez cou-
rante, que le grec et les langues italiennes forment une
branche particulière de la grande famille linguistique à
laquelle ils appartiennent. Le grecs sans doute, a des
rapports bien intimes avec le latin, mais il a des rap-
ports tout aussi intimes avec les langues indo-euro-
péennes de l'Asie, le sanskrit et le perse ; le latin, d'autre
296 LA LINGUISTIQUE.
part, est en bien des points plus rapproché des langues
celtiques qu'il ne l'est du grec.
Le grec a beaucoup mieux conservé le système des
voyelles de l'indo-européen commun qu'il n'a conservé
le système des consonnes ; sous ce rapport, il se rappro-
che tout particulièrement du zend et du vieux perse. Il
garde, par exemple, les anciennes diphthongues que le
latin, comme le sanskrit, réduit en une voyelle longue.
En ce qui touche les consonnes il est moins correct. Un
de ses changements les plus caractéristiques est celui
des explosives aspirées, gh, dh, bh, en aspirées kh, tli,
j)h [y . 0, ci. On ne saurait dire sous quelle influence se
fît cette variation ; le fait est qu'elle est constante. Tan-
dis que le sanskrit dit dirqhas « long », bhârami « je
porte », le grec dit BoXr/dç, pspeo. Loin de maintenir,
comme L'a fait le latin, tous les « k » primitifs, il les
change souvent soit en p, soit en t. Tandis, par exemple,
que le latin dit quis, quinque, il dit ris, -i^.-i et Jtsvxe.
Mais ("est lorsqu'il s'agit des « s, y, v » primitifs qu'il
s'écarte le plus du type commun et qu'il se montre in-
férieur à tous les autres idiomes indo-européens, à tous
sans exception. Un mot coinmence-t-il par s, il change
d'habitude cette sifflante en un esprit rude, que l'on
transcrit ordinairement par h ; c'est ainsi que fr,8ûs
<( doux » correspond au sanskrit « svàdus », ïr.-.'x « sept »
au latin « septem », ixupo's « beau-père » au latin « so-
cer ». Parfois cette sifflante disparaît tout à fait, notam-
ment lorsqu'elle se trouve entre deux voyelles. Le « y »
primitif tombe fort souvent, lui aussi, surtout entre deux
voyelles. Au commencement des mots il se change en X
(prononcez « dz ») ou en esprit rude ; c'est ainsi que
_V'o, « joug », ay:o: « saint » correspond au sanskrit
« yugam, yajyas ». Le « v » primitif tombe, en principe,
dans le grec classique, ou bien se change en u. Certains
dialectes, ainsi que nous le verrons tout à l'heure, ont
GREC. 297
maintenu l'ancien « v » sous la forme du digamma, et
disent nevos, voikos, ovis ; mais le digamma ne prévalut
point dans l'idiome d'Athènes que les événements poli-
tiques rendirent prépondérant et classique.
Moins compliquées que les lois phonétiques du san-
skrit, celles du grec sont pourtant assez importantes.
Elles reposent, en général, sur une vive tendance à l'as-
similation des consonnes d'ordre différent qui viennent
à se rencontrer. Le « zétacisme » joue également un
grand rôle dans tous les dialectes grecs : les groupes
organiques « g + y », « d + y » se changent souvent en X
Ainsi Z-.J: correspond à la forme sanskrite « dyâus ».
A la fin des mots, le grec n'admet point d'autres con-
sonnes que s ou n ; ainsi tous les « m » qui déterminent
l'accusatif singulier se changent en v ou bien tombent :
le grec dit pî'povra « portant », voùfo « vaisseau », tan-
dis que le sanskrit, plus correct, dit <( nâvam ».
La déclinaison du grec est bien conservée. Elle a
perdu, à la vérité, l'ablatif singulier, mais elle a gardé
l'ancien locatif, tant au pluriel qu'au singulier. Parfois,
celui-ci sert de datif ; [j-?r-? ; - « à la mère », vix\n <c au
mort », -o'.aïv: (( au berger », mais la forme n'a rien
de commun avec celle du datif, et elle n'en a pris la
signification que par la suite des temps. Le locatif du
pluriel est en si : vrjs: « dans les vaisseaux », 'AO^ut,
'QXupdwsi. Les grammaires classiques en font autant de
datifs, ce qui est tout à fait inexact. Le grec possède
aussi, sous la forme unique p. la désinence de l'instru-
mental singulier « bhi » et de l'instrumental pluriel
« bhis », que beaucoup d'autres langues indo-euro-
péennes ont perdue. La grammaire ancienne traitait
celle désinence ?•• de simple addition ; en réalité, il
s'agit d'un véritable cas. Quant au duel, le grec le pos-
sède en partie ; il en a perdu le locatif et le véritable
génitif.
298 LA LINGUISTIQUE.
Si nous passons à la conjugaison, nous voyons que
le grec possède l'ancienne voix intransitive (kâapai, Xtexau)
que les langues italiques, celtiques, slaves et lettiques
ont perdue ; c'est un grand avantage. D'autre part, il
conserve assez bien les six temps anciens. Il s'est créé,
d'ailleurs, un certain nombre de temps nouveaux, entre
autres, un plus-que-parfait tiré du parfait redoublé. En
somme, on peut dire que le grec ancien est assez fidèle
au type commun d'où il est sorti, lorsqu'il s'agit de la
formation des mots, mais qu'en bien des points de sa
phonétique il s'en est singulièrement écarté.
Les différences dialectiques sont presque toutes d'or-
dre phonétique. On compte un grand nombre de dia-
lectes grecs, mais ils se groupent tous assez facilement
sous quatre formes spéciales, Téolien, le dorien, l'ionien,
l'attique. Parfois même on ne fait de ces quatre dia-
lectes que deux grandes classes : l'éolien et le dorien
formeraient un groupe à eux deux, l'ionien et l'attique
en formeraient un autre.
L'éolien proprement dit (1) était parlé en Asie Mi-
neure : Alcée, Sapho écrivirent dans le dialecte de Les-
bos. Il possède le digamma correspondant au « v » an-
tique et redouble volontiers les consonnes liquides ; il
dit, par exemple, ifuu « je suis ». Là où l'ionien dit r (
pour <( â » plus ancien, il conserve souvent cette der-
nière voyelle. Entre autres faits également caractéristi-
ques, il possède un plus grand nombre de verbes en pi
que la langue ordinaire : il dit, par exemple, yCte\pi
(( j'aime ». Le béotien appartenait au même groupe. Il a
laissé peu de productions littéraires; il use du digamma,
condense les diphthongues en une simple voyelle longue,
dit également « â » là où l'ionien dit r, et met souvent
I) Akkens. De graeese linguse dialectis. 2 vol. Gœttingcn,
1839-1843.
GREC. 299
un 6 à lu place du ? ordinaire : l'attique dit 'Au;,
Çuyo'v, le béotien dit A;J;, Buyôv. Le thessalien, dont il
n'y a que fort peu de restes, faisait partie lui aussi du
groupe éolien ; on le tenait, à Athènes, pour un dia-
lecte assez barbare.
Le dorien était parlé dans presque tout le Pélopon-
nèse, en Crète et dans les colonies grecques de Sicile,
de Libye, de l'Italie méridionale. Pindare écrivit en
dorien. On y distingue deux sous-dialectes, l'un plus
rigoureux que l'autre. Le dorien possédait le digamma
et conservait le « t » ancien que la langue classique
changeait em; il disait, par exemple, Sfôaree « il
donne », ffxaxi, i i:/.%x: « vingt ».
L'ionien eut deux périodes, une période ancienne et
épique, celle de la langue d'Homère et d'Hésiode, une
période plus récente, celle d'Hérodote. On le parlait en
certaines localités de l'Asie Mineure, en Attique et dans
un grand nombre d'îles.
Bien des auteurs rattachent l'attique à l'ionien ; il 'en
diffère fort peu, en effet, et peut être envisagé comme
un dialecte ionien. C'était la langue d'Athènes, la langue
d'Eschyle, de Sophocle, d'Euripide, d'Aristophane, de
Thucydide, de Démosthène ; c'est elle qui prédomina,par
la suite des temps, sur les autres dialectes, c'est elle
qu'ont toujours en vue les réformateurs de la langue
grecque moderne.
Chaque dialecte, ainsi que nous l'avons dit, eut sa
littérature ; toutefois, grâce aux circonstances politiques,
le dialecte attique gagna peu à peu une prédominance
incontestée et devint la langue écrite commune, le dia-
lecte commun f) xowî] 8idQ.ewçoç. Cette extension un peu fac-
tice fut précisément la cause de sa décadence et de sa
corruption. Le dialecte commun ne fut plus dans la
bouche des Grecs étrangers à l'Attique, et encore moins
dans la bouche des barbares qui l'acceptèrent, ce qu'il
300 LA LINGUISTIQUE.
était à Athènes ; il devint petit à petit le byzantin, la
langue byzantine du moyen âge.
Le grec du moyen âge va de l'an mil à l'an seize
cent, environ. J. Psichari a démontré que les textes des
auteurs de cette époque donnent une image fidèle de
la langue, qui n'était en aucune façon un mélange de
formes contemporaines et de formes plus anciennes,
comme on l'a dit. Plus on remonte, plus les formes mo-
dernes sont rares ; plus on approche du dix-septième
siècle, plus elles sont fréquentes (Essais de grammaire
historique néo-grecque, 1886).
Au grec du moyen âge succéda le grec moderne ; on
lui donna le nom de romaïquc, souvenir du vieil empire
romain ; c'est un nom malheureux, qui peut prêter à
confusion et dont nous ne nous servirons pas.
Dans le grec moderne, il ne faut pas chercher d'an-
ciennes formes dialectales ; il provient simplement de
l'ancienne langue écrite commune, langue ayant une
phonétique et une morphologie uniformes.
Le grec actuel comprend un grand nombre de dialectes
qui diffèrent assez sensiblement les uns des autres, et
que l'on rencontre non seulement dans les îles, mais
encore sur le continent, comme par exemple le tsaconien
parlé en pleine Morée. Quant à la langue littéraire, la
langue commune, elle est réellement peu éloignée de la
langue classique d'il y a deux mille ans.
C'est précisément cette grande ressemblance qui a
donné à quelques Hellènes l'idée d'une rénovation de
leur langue, fondée sur le retour aux formes et aux ex-
pressions mêmes de la langue de Thucydide. Aucune
tentative ne pouvait être moins pratique ; celle-ci rentre
dans le domaine de la fantaisie et de la curiosité. Le
grec moderne diffère bien peu, sans doute, du grec an-
cien, mois il en diffère très nettement. Il a perdu les
formes <lu duel et le datif : ce dernier cas n'est employé
GREC. 301
que dans la littérature la plus élevée et il serait pédant
de s'en servir dans la conversation, ou même dans la
littérature courante. L'ancien infinitif en v.v n'est plus
employé, non plus, que dans la littérature pseudo-clas-
sique ; on le remplace ordinairement par une forme con-
jonctive : « je veux venir » s'exprime par cette formule
analytique 8éXw va ïX6w « je veux que je vienne ». Le
futur est également analytique : il est formé, entre au-
tres façons, du présent précédé d'une conjonction. Il y a
bien d'autres exemples d'analytisme dans la conjugaison
du grec moderne, mais nous en avons dit assez pour ne
pas insister davantage (1).
Le grec moderne se distingue encore du grec ancien
par un fait qui, pour ne pas se rapporter aux formes
elles-mêmes des mots, n'en est pas moins très important :
l'accent, chez lui, tient lieu de prosodie. En d'autres
termes, la syllabe longue du grec moderne est celle qui
porte l'accent, la syllabe brève est celle qui n'est pas
accentuée. Ce phénomène n'est point particulier à la lan-
gue grecque ; nous verrons dans le chapitre consacré
aux langues germaniques qu'il constitue l'une des ca-
ractéristiques de l'allemand moderne : en moyen haut-
allemand, aux douzième, treizième, quatorzième,
quinzième siècles, la syllabe radicale était tantôt lon-
gue, tantôt brève, tandis que dans l'allemand moderne,
portant l'accent, elle est toujours longue. C'est là un phé-
nomène tout moderne.
Ce n'est pas seulement en Grèce que la langue grecque
est parlée ; en Turquie, elle occupe la Thessalie — con-
finant vers l'ouest à l'albanais, vers le nord au bul-
gare ; — elle longe toute la côte septentrionale de la
mer Egée et tout le contour de la mer de Marmara, aussi
bien en Europe qu'en Asie. Elle atteint parfois dans
(1) Eoger. De l'état actuel de la langue grecque et des réfor-
mes quelle subit. Paris, 1868.
302 LA LINGUISTIQUE.
l'intérieur même des pays une certaine profondeur : elle
s'étend, par exemple, jusqu'à Andrinople. Dans l'île de
Candie, elle domine presque totalement ; on n'y ren-
contre plus qu'une seule enclave de langue turque qui
soit importante : c'est vers le centre de l'île. On évalue
à plus d'un million le nombre des Grecs de Turquie.
En Russie, il existe sur la côte nord de la mer d'Azov,
entre la Tauride et les Cosaques du Don, deux enclaves
de langue grecque. Elle occupe également les trois côtes
de l'Asie Mineure depuis la région opposée à l'île de
Chypre jusqu'à l'embouchure du Kysyl Irmak dans la
mer Noire.
Nous avons à parler maintenant d'une question un
peu accessoire, mais qui a cependant son intérêt, celle de
la prononciation du grec moderne et du grec ancien.
Six caractères, dont trois sont simples et trois sont
doubles, répondent dans le grec moderne à notre voyelle
« i ». Ce sont ê, i, u [r\, •.. ji et ei, oi, ui. Les autres
voyelles se prononcent comme en français, o, ô, etc.
D'autre part, les groupes ni, eu, qu, cou se prononcent
ce av, ev, iv, ov ».
En ce qui concerne les consonnes nous voyons que
th{9\ correspond au « th » des Anglais (de « three ») ; d
loi au « th » doux (de « thus, the » ). Le ph ici vaut
<( f », et kh r/i vaut le « ch » allemand de « noch, nach,
buch » ou celui de « ich, fechten » selon les voyelles qui
l'avoisinent. Le g lyï se prononce comme le « y » fran-
çais s'il précède un « e » ou un « i ». Il se trouve, on
le voit, une grande différence entre cette prononciation
et la prononciation dite classique, attribuée à Erasme.
Il existe toute une école d'hellénistes aux yeux desquels
la prononciation du grec moderne devait être appliquée
au grec ancien et qui mènent en faveur de cette théorie
une propagande bruyante. Elle n'est rien moins que
scientifique. Prononcer le grec ancien à la façon mo-
grec. 308
derne, c'est une erreur, dit très justement Schleicher,
due à une complète méconnaissance des lois de la vie
linguistique et de la phonétique. A priori, en effet, cette
théorie n'est point soutenable : en fait, elle ne supporte
pas la critique.
La comparaison même du grec ancien et des autres
idiomes indo-européens nous enseigne que les sons ê, i, u
iv,. ■. u) correspondaient aux voyelles « â, i, u (prononcez
ou) » et qu'elles étaient, dès lors, parfaitement dis-
tinctes ; ce n'est que par la suite des temps qu'elles se
sont toutes les trois confondues en un seul et même son,
<( i ». La transcription dV, grecs par des e latins et
d'e latins par des /, grecs démontre très clairement que
le son de l'ancien *| grec n'était pas celui d'un » i » ;
on trouve, par exemple, xjjvciop, AuftyXiouç, pour « cen-
sor, Aurelius ». Il n'est pas douteux davantage que la
voyelle -> n'ait eu autrefois en grec le son de notre
« ou », de la voyelle latine « u » ; à l'époque classique
il avait la valeur de « u » français, et la diphthongue
ou, c'est-à-dire « o + u », se réduisit à cette même épo-
que en une simple voyelle u] notre « ou » français, la
voyelle latine « u ». C'est ainsi que le grec transcrit
Tît'.ojç. rouofi, •/.•.v/.oj!toj;j.. les mots latins « Titius, tuum,
circuitum ». Il est tout aussi certain que primitivement
le b grec (6) se prononçait comme notre « b » et non pas
(( v » comme il se prononce aujourd'hui. Dans les auteurs
grecs le bêlement des moutons est rendu par 6Y ( . £>,. que
l'on ne pourrait prononcer sans ridicule « vi, vi ». A une
certaine époque, les Grecs ont bien transcrit le « v » latin
par leur ornais auparavant ils l'avaient rendu par ov : on
trouve par exemple, Ouapwv, Ouaïepioç. Gusp^iXtos, pour
« Valerius, Vergilius, » etc. ; le changement de « b »
en « v » fut peut-être assez précoce, en quelques dia-
lectes du moins, mais partout le « b » avait eu jadis
sa propre et véritable prononciation. A l'époque où les
304 LA LINGUISTIQUE.
Grecs commencèrent à transcrire dos noms latins, leur 6
était loin d'avoir toujours et en tous lieux le son qu'il
a actuellement chez eux. A cette époque on l'emploie ré-
gulièrement lorsqu'il s'agit de transcrire un « b » latin,
et ce n'est qu'en concurrence avec « ou » et « o » qu'on
l'emploie, à la même époque, pour rendre le « v »
latin (1).
Enfin il ne saurait y avoir de doute sur la pronon-
ciation ancienne des aspirées ph, th, kh <«>, 0. y). Elles
avaient bien la valeur de « p, t, k » aspirés, c'est-à-dire
« p + h, t + h, k + h. Le e< th » dur anglais, le « f », les
deux « ch » allemands n'ont rien à faire ici. Aujourd'hui
ces consonnes y, 0. y sont bien des sifflantes, mais
c'étaient autrefois des aspirées. On peut le démontrer de
diverses façons (2). La mobilité de l'aspiration qui accom-
pagne la simple explosive « p, t, k » [-., -. /.1 est une pre-
mière preuve : le redoublement de la racine 0* donne
t£6ejjlev « nous plaçons » ; de même le redoublement de
ph («p) se fait par un simple p, celui de kh i/i par
un simple k. C'est ainsi que le sanskrit redouble « dh,
bh » par les simples consonnes non aspirées « d, b » et
dit <( dadhâmi, je pose ; babhâu, j'ai brillé ». Dans les
formes telles quexpéetu a je nourris » et 0^i<> 1 Spenerw) ce je
nourrirai », nous voyons avec la même clarté combien
l'aspiration est mobile ; ici, comme dans le cas précé-
dent, il est évident que le ph et le th ne sont pas des
sifflantes, mais bien de pures consonnes aspirées. Le
sanskrit dit d'une façon tout analogue « badhnâmi, je
lie ; bhatsyâmi, je lierai ». On peut encore remarquer
que certains dialectes déplacent aisément l'aspiration
dons le corps d'un mot : le grec commun dit Ivc-aôfta, ynàv,
dinlertalement on dit èv9«3xa. niOwv. Dans la bouche des
Cl) G. Curmus. Grandzùge (1er rjriechischen Efymolegie.
Quatre édit., p. r>7l. Leipzig, 1873.
Ibid., p. 416.
GRRC. 305
barbares qu'il met sur la scène, Aristophane remplace
par de simples consonnes non aspirées « p, t, k » les
aspirées grecques « ph, th, kh » ; c'est encore là un
argument décisif. Un autre argument du même genre
se puise dans la façon dont la vieille langue populaire
latine rend ces mêmes aspirées du grec : elle les dé-
pouille simplement de leur aspiration. Au quatrième
siècle même, le gothique rend par un « k » les « kh » (x.)
du grec. Enfin, bien des dialectes du grec moderne ont
une simple et pure consonne non aspirée à la place de
la consonne aspirée de la langue littéraire ; il est hors
de doute que ces dialectes reflètent ici une époque très
ancienne, ce qui, d'ailleurs, n'est point un cas fort rare.
En somme, il est incontestable que les anciennes aspi-
rées" grecques avaient la valeur de « p + h, t + h, k-f-h » et
qu'elles n'ont passé à l'état de sifflantes que dans la
suite des temps.
Au surplus, ce serait une entreprise vaine que de cher-
cher à déterminer l'époque du changement de pronon-
ciation de la langue grecque. Nous parlons, bien en-
tendu, d'une façon générale. Deux facteurs ont contribué
à ce changement, ou, pour mieux dire, à ces change-
ments divers : le temps et le lieu ; telle variation s'opé-
rait ici à telle époque, qui ne devait s'opérer ailleurs
que beaucoup plus tard et qui, ailleurs encore, était déjà
depuis longtemps un fait accompli. Il ne peut donc être
question, dans une étude sur l'ancienne prononciation
du grec, que de monographies toutes particulières. Par
la suite on pourra rassembler ces recherches spéciales et
voir s'il est possible ou non d'en tirer un enseignement
plus général ; mais jusqu'à ce moment il faudra s'en
tenir à la prononciation dite érasmienne, bien qu'elle soit
souvent fautive, et rejeter la prononciation moderne,
bien plus fautive encore.
LINGUISTIQUE. 2Q
306 LA LINGUISTIQUE.
§ 4. Branche italique.
Jusqu'au jour où les bases de la grammaire comparée
des langues indo-européennes furent définitivement éta-
blies, on put croire que le latin et les autres idiomes
de l'Italie ancienne qui lui étaient alliés, avaient leur
source dans la langue grecque. On citait même celui des
dialectes grecs qui avait donné naissance aux anciennes
langues italiques, l'éolien. Ce fut précisément un des
résultats de la grande œuvre de Bopp, de montrer que le
latin ne procédait pas plus du grec que celui-ci ne pro-
cédait du sanskrit et que tous les trois descendaient d'une
mère commune, de la langue qui avait également donné
naissance aux idiomes éraniens, slaves, lettiques, ger-
maniques et celtiques.
La grammaire comparée nous apprend, en effet, que
le latin possède une foule de formes plus anciennes que
les formes qui leur correspondent dans la langue grec-
que. S'agit-il de la phonétique, nous voyons, par exem-
ple, que le latin conserve au commencement des mots les
s antiques que le grec change en esprits rudes : il dit
septem, sex, socer, alors que le grec dit « hepta, hex,
hekuros » {ï--.i. ï-. Ixupdç) ; — Nous voyons qu'il con-
serve l'ancienne demi-voyelle « y » (qu'il représente par
le signe f) là où le grec la change en ç (prononcez « dz »),
ou en esprit rude : jecur jugutn sont plus purs que »pï*p,
rj-;o'v ; — nous voyons qu'il conserve les « k » primi-
tifs que le grec change souvent en « p », en « t » ;
quinquf, quis l'emportent sur zêpiu, r»;. Naturellement
c'est par la confrontation méthodique avec les autres
idiomes indo-européens que l'on peut démontrer la cor-
rection de ces différentes formes grecques qui leur cor-
respondent. S'agit-il de la déclinaison, nous voyons que
le latin a conservé l'ablatif singulier que le grec ne
connaît plus. S'agit-il de la conjugaison, nous voyons
LANGUES ITALIQUES. 307
que le suffixe de la seconde personne du pluriel est d'une
forme plus correcte en latin qu'en grec : estis « vous
êtes » se rapproche plus de la forme organique « astasi »
que ne le fait le grec irvè , le lithuanien « este », le sans-
krit « stha ». Par contre, le grec l'emporte souvent sur
le latin : dans la conjugaison, notamment, où il a mieux
conservé les temps anciens. L'un et l'autre ont aussi
leurs côtés forts et leurs côtés faibles, et aucun d'eux,
en fin de compte, ne peut se dire plus correct, plus pur,
plus antique que son congénère.
Nous allons traiter successivement des anciennes lan-
gues italiques, latin, ombrien, etc., et des langues roma-
nes, ou novo-latines, actuellement parlées dans l'Europe
sud-occidentale et sur le cours du bas Danube.
I. Anciennes langues italiques.
Le latin est le grand représentant de cette branche.
A côté de lui, Vosque et Y ombrien jouent un rôle peu
considérable, mais on ne saurait les négliger entière-
ment. Il se parlait d'ailleurs en Italie un certain nombre
d'autres langues appartenant à cette même famille. Nous
les passerons sous silence, parce que l'on n'en sait que
fort peu de chose.
Nous ne parlerons de l'étrusque qu'après avoir terminé
notre examen des différents rameaux de l'indo-euro-
péen.
Les formes du vieux latin, que l'on rencontre jusqu'au
milieu du troisième siècle avant notre ère, c'est-à-dire
avant l'époque de la première guerre contre les Cartha-
ginois, et qui nous sont connues par un certain nombre
d'inscriptions, ne diffèrent pas essentiellement des for-
mes latines dites classiques. Les différences qui se ren-
contrent dans la langue des deux périodes concernent
surtout la phonétique et en particulier les voyelles.
308 LA LINGUISTIQUE.
On peut dire que le latin classique se distingue tout
d'abord du vieux latin par un besoin très marqué de
réduire en voyelles simples les anciennes diphthongues ;
c'est plus qu'une tendance, c'est un caractère très pro-
noncé. La diphthongue au est la seule qui se soit à peu
près maintenue, les autres se sont presque toujours con-
densées en une voyelle longue. Tandis, par exemple, que
le vieux latin disait loumen, jous, oinus, oitile, ploeres,
ceivis, leiber, veicus, le latin classique disait lumen, jus,
unus, utile, plures, civis, liber, meus. L'ancienne diph-
thongue ai est définitivement devenue ae au temps des
Gracques, cent trente ans avant notre ère, et cet ae se
change à son tour en e long, d'abord dans la langue
populaire, avant notre ère déjà, puis dans la langue
cultivée, trois ou quatre cents ans plus tard (1).
Certains changements de voyelles simples qui s'effec-
tuent dans le passage de l'ancienne période latine à la
période classique, sont d'une importance moindre, mais
il faut encore les regarder comme caractéristiques. C'est
ainsi, par exemple, que la voyelle o devient parfois e :
les anciennes formes vorto, voster, deviennent verto,
rester ; u devient i : optumus, decumus, maneiipium se
changent en optimus, decimus, maneipium : i devient e :
navim se change en navem.
Ces différentes mutations, ainsi qu'un assez grand
nombre de variations analogues, ne sont point régies,
sans doute, par des lois spéciales, elles ne sont pas aussi
régulières que l'est la en Sensation des anciennes diph-
thongues en une voyelle simple ; mais elles affectent ce-
pendant une certaine allure bien caractérisée à laquelle
ne peuvent se tromper ceux qui sont quelque peu fami-
liarisés avec les formes classiques ordinaires.
ri) Corsseh. Veber Aiissprnrhe. Volialismus und /Worwnrj
Spracfce. Deuxième édit., l. I. p. B95. Leipzig,
1868.
LANGUES ITALIQUES. 309
Les principes d'euphonie particuliers aux voyelles la-
tines sont peu nombreux.
Au demeurant, le tableau est des plus simples, et il se
rapproche beaucoup du système des voyelles grecques
qui n'a fait simplement que mieux conserver les ancien-
nes diphtongues.
A l'égard des consonnes, le latin est bien plus fidèle
que le grec au système primitif. Le lithuanien seul, de
tous les idiomes indo-européens, garde plus fidèlement
que le latin l'unique sifflante s de l'indo-européen com-
mun. Le latin, en effet, la change parfois en r entre
deux voyelles, comme dans generis, génitif de genus
(dont le thème est « gènes » comme l'indiquent le sans-
krit et le grec), ou encore à la fin des mots, comme dans
arbor, dont la plus ancienne forme est arbos. Mais cette
seule et unique variation est bien moins importante que
ne le sont toutes ces créations de sifflantes nouvelles par-
ticulières au grec, aux langues slaves, aux langues éra-
niennes, au sanskrit.
Tandis que le gi^c changeait en aspirées fortes « ph,
th, kh », («p, 0,/), les aspirées faibles de la langue com-
mune indo-européenne « bh, dh, gh », le latin, au milieu
des mots surtout, les rendait, en principe, par l'explosive
correspondante non aspirée b, d, g. Il dit, par exemple,
nubes ,lingo, tandis que le grec dit véçoç. Xeîx w - Cepen-
dant il traita encore ces aspirées primitives de deux
autres façons, surtout au commencement des mots : il
les changea soit en h, soit en /. C'est ainsi que fero n je
porte » correspond au grec pépw, au sanskrit « bharâmi ».
Parfois les deux formes coexistent : hordeum et fordeum
u orge » horda et forda « vache pleine ». On a expliqué
de différentes façons ce changement des aspirées primi-
tives en h et en /, mais la question n'est pas encore élu-
cidée et nous devons nous contenter de mentionner le
fait pur et simple.
310 LA LINGUISTIQUE.
Une autre particularité de lu phonétique latine est le
changement en l d'un ancien d : Lacrïma « larme », levir
« beau-frère », Liaguu « langue », olere « sentir » ont
tous remplacé par 1 un d plus ancien. Cest ainsi que
s'expliquent un certain nombre de formes doubles :
impelimenta et impedimenta, delicare et dedicare, olere
à côté de odor.
Les consonnes latines se prêtent d'une façon assez dé-
licate aux lois de l'assimilation, au moins d'une assimi-
lation élémentaire. Souvent l'assimilation n'est que par-
tielle : actus, par exemple, a un c pour un <j comme
l'indique ago, mais parfois elle est complète ; c'est ainsi
que dans summus le groupe « mm » est pour h pm »> comme
1 indiquent super, supremus. Un mot vient-il à commen-
cer par un groupe de deux consonnes, la première de ces
consonnes disparaît souvent : nolus, nom en étaient au-
trefois précédés d'un « g » comme en témoignent les
composés « cognosco, cognomen, ignotus ». Au commen-
cement des mots, également, le groupe dv peut se chan-
ger en b : bis et bonus sont pour des formes plus ancien-
nes dxis et dvonus ; bellum et dvellum coexistent.
Nous dirons ici quelques mots de la prononciation
latine. C'est une question que bien des personnes ont
essayé de résoudre, mais sans succès, faute de méthode.
Aujourd'hui, l'on peut dire d'une façon générale qu'elle
est tranchée ; l'ouvrage de Corssen, que nous citions un
peu plus haut, a rassemblé tous les résultats acquis à
ce jour et que l'on peut, sans témérité, regarder comme
concluants. On s'accorde sa.ns peine pour la prononcia-
tion d'une bonne partie des consonnes latines « p, b, f, d,
m, n, r, 1 », etc., de celles-ci nous ne parlerons pas. C'est
seulement sur les points qui peuvent encore paraître dou-
teux que nous allons porter notre attention.
On reconnaît généralement que devant les voyelks
« a, o, u », et devant les consonnes, le c latin avait la
LANGUES ITALIQUES. 311
même valeur que le « k » ; mais devant un e, devant un i
comment était-il prononcé ? Avait-il en cette occurence
le son de « tch » que lui donnent les Italiens, celui de
« ts » que lui donnent les Allemands, celui de « ç » que
lui donnent les Français ? Disait-on « Tchitchero, Tsit-
sero, Çiçero » ? Nous avons plus de renseignements qu'il
n'en est besoin pour répondre à cette question, et la
transcription en latin des mots étrangers, aussi bien que
celle des mots latins en langue étrangère, doit lever tous
les doutes. Les Goths, par exemple, empruntant aux La-
tins les mots lucerna, carcer, acelum, en on fait lukarn,
karkara, aikeits ; les Grecs citaient sous la forme -■x-.y.-
xouç. xTivwn>p,xevTupialea mots latins patricius, censor, etc.
Par contre, en tous les temps les Latins ont rendu par
leur c le x de la langue grecque (comme dans les mots
ceraaus, L'imon, Cecrops), et Corssen conclut avec juste
raison que jusqu'au sixième et même au septième siècle
de notre ère, le c latin avait la valeur de « k » devant
toutes les voyelles. Les grammairiens latins ne disent
point, d'ailleurs, que la prononciation de cette consonne
ait jamais été différente selon qu'elle se trouvait suivie
de telle ou telle voyelle, et l'on peut assurer que si le c
latin fut changé en sifflante devant les « e » et les « i »
avant le septième siècle de notre ère, cela n'eut lieu que
dans la langue populaire, dans les patois provinciaux.
Devant la voyelle « i », suivie elle-même d'une autre
voyelle (justifia, servitium), t ne fut également sifflé que
très tard, en latin du moins. En osque et en ombrien ce
phénomène fut plus précoce, mais ce n'est qu'au cin-
quième siècle qu'il fut régulièrement reçu dans la bonne
prononciation latine, bien qu'on en ait trouvé des traces
remontant au troisième siècle de notre ère.
On peut sans crainte, également, prononcer le g placé
devant les voyelles « i, e » comme on le prononce lors-
qu'il est suivi des voyelles « a, o, u ». En aucun cas il ne
312 LA LINGUISTIQUE.
faut lui donner la valeur du « j » français. A un mo-
ment donné il se changea souvent en i, mais ce
ne fut que sur le tard et dans la langue populaire
L'aspirée h se fit peut-être entendre à une certaine
époque avec quelque force, mais elle perdit peu à peu
de sa propre valeur, et nombre de mots latins l'ont tout à
fait laissée tomber, anser, par exemple, dont la racine
est la même que celle du grec yrf» « oie ».
La prononciation de j (« jus, jugum ») n'est point dou-
teuse ; elle n'a jamais été celle du « j » français de
« jeu, jour », mais bien celle du « y » de « yeux, yeuse ».
Le témoignage de Priscien, qui vivait au sixième siècle,
ne laisse aucun doute sur ce fait.
La réforme de la prononciation latine serait, somme
toute, une chose fort possible ; ajoutons qu'elle serait
désirable. Mais se réalisera-t-elle jamais, nous ne pou-
vons l'espérer. Il est bon, au moins, que l'on connaisse
ce quêtait la prononciation aux temps classiques du
latin et surtout que l'on ne cherche pas à faire prévaloir
aux dépens des autres systèmes l'une des trois pronon-
ciations acceptées en France, en Italie, en Allemagne,
ou quelque autre système encore ; ils sont tous défec-
tueux au même titre.
D'ailleurs, cette réforme devait être accompagnée de
l'observation des lois d'accentuation. Le latin a connu
successivement deux procédés d'accentuation. Le premier
ne doit point nous arrêter. Le second est celui de FépO:
que classique. Fondé sur la quantité même des syllabes,
on peut dire qu'il est d'une grande simplicité. Son prin-
cipe est celui-ci : l'avant-dernière syllabe est-elle longue,
comme dans canarfius, c'est sur cette avant-dernière syl-
labe que tombe l'accent ; cette même syllabe est-elle
brève, comme dans ducerc, l'accent tombe sur la syllabe
qui précède l'avant-dernière, c'est-à-dire sur l'antépénul-
tième. Nous supposons ici que le mot a trois syllabes ou
LANGUES ITALIQUES. 313
plus de trois syllabes ; s'il n'en a que deux, l'accent
tombe sur l'avant-dernière, qu'elle soit longue, comme
dans fecit, nobis, ou brève, comme dans deus, tener.
L'accent peut donc varier de place dans la déclinaison
et dans la conjugaison, selon le nombre de syllabes :
dans amabimur « nous serons aimés », il tombe sur l'an-
tépénultième, qui est longue ; dans amabimini « vous
serez aimés » il tombe sur l'antépénultième, qui est brève.
Dans ces deux exemples, en effet, l'avant-dernière est
brève ; or c'est la quantité de cette syllabe qui décide,
avons-nous dit, de la place de l'accent, sans qu'il y ait à
s'inquiéter de la quantité des autres syllabes. Cette loi
est très importante, car nous verrons que l'accent latin
joue un rôle capital dans la formation des langues ro-
manes, notamment de la langue française ; la facture
même des mots français est en rapport avec la position
de l'accent latin.
Revenons à la grammaire latine que nous avons quel-
que peu abandonnée pour parler de la prononciation et
de l'accentuation.
Des trois nombres, le latin a perdu le duel ; le grec l'a
conservé, en partie du moins, et sous ce rapport il est
supérieur au latin. En ce qui concerne les cas, le grec et
le latin sont tantôt supérieurs, tantôt inférieurs l'un à
l'autre. Nous avons dit que le grec avait perdu l'ancien
ablatif du singulier : le latin l'a conservé. La désinence
organique de ce cas était « t » pour les thèmes qui se
terminaient par une voyelle ; en latin ce « t » final se
change en d. De là les anciennes formes sententiad, -prei-
vatod, magistradud, marid. Au surplus, ce (^disparut de
bonne heure. La forme organique du datif singulier était
« ai » que le sanskrit réduit en « ê » ; de là les anciennes
■ formes populoi, romanoi, devenues par la suite « populo,
romano ». L'ancien locatif avait pour forme organique
« i » : le latin ne l'a pas toujours perdu. Il est vrai
314 LA LINGUISTIQUE.
qu'il en fait un î long, mais cet allongement n'est dû
qua une cause secondaire dont nous n'avons pas à nous
occuper ici. En somme domi, Itumi, belli sont de vérita-
bles locatifs (domi agere œtatem, procumbit humi, belli
domique), et la grammaire classique les traite sans rai-
son de génitifs. Au pluriel nous avons à remarquer la
disparition totale du locatif, qui, ainsi que nous l'avons
vu, persiste encore en grec.
Quelques mots sur la conjugaison. En général les
désinences qui indiquent la personne sont assez bien
conservées en latin. Toutefois de l'ancienne terminaison
mi « je » du temps présent, il ne reste plus le trace que
dans la forme de l'indicatif sum « je suis ». Des temps
primitifs le latin a conservé le présent, parfois le parfait
redoublé (cecinimus « nous avons chanté »), peut-être
quelques traces de l'aoriste simple. En somme, cela était
fort peu, et il lui a fallu recourir à de nouvelles forma-
tions. Le parfait en si (luxi, dixi), le parfait en ui ou
en vi (monui, ainavi), appartiennent à ces nouvelles for-
mes composées ; il en est de même de l'imparfait en bain,
du futur en bo (amabam, amabo) et d'un certain nombre
d'autres formes analogues. C'est là un sujet que nous ne
faisons qu'indiquer, en ajoutant que parmi les anciennes
langues indo-européennes, le latin est une de celles qui
ont donné naissance au plus grand nombre de ces for-
mations nouvelles, dont quelques-unes, sans doute, peu-
vent paraître superflues.
Il est pourtant une de ces formations, celle du médio-
passif, que nous ne pouvons passer sous silence. Dans
les langues italiques, comme dans les langue celtiques,
on fabriqua une voix moyenne, qui plus tard prit le sens
passif, en adjoignant au verbe le pronom réfléchi : amor
est pour une forme plus ancienne « amos » qui, elle-
même, est pour « amo-se ». Le lithuanien, lui aussi,
s'est créé un moyen par le même procédé.
\A\lil KS 1TAU<JU>. 315
De toutes les langues italiques, sœurs du latin, qui
devaient dans le cours des temps disparaître peu à peu
devant lui, l'osque et l'ombrien sont les plus importan-
tes. L'ombrien était parlé au nord-est de la Péninsule,
et on admet généralement que le dialecte volsque s'en
rapprochait.
L'osque était parlé au sud et avait plutôt pour allié le
dialecte sabellique. L'ombrien, l'osque, le latin sortaient
tous d'une souche commune, et aucun d'eux n'avait pré-
cédé les deux autres ; mais la comparaison de leurs for-
mes, de leur phonétique, montre que de ces trois langues
l'osque se rapprochait plus particulièrement du type
commun .qui leur avait donné naissance et que l'om-
brien s'en écartait encore plus que le latin.
L'osque était parlé dans le Samnium, en Campanie
ainsi que dans les pays a voisinants, et il nous est connu
par quelques inscriptions assez importantes, les tables
de bronze d'Agnone et de Bantia, la pierre d'Abella.
L'osque se distingue particulièrement du latin et de l'om-
brien par son soin à garder les anciennes diphthongues,
et là où le latin remplace par un i un « a » plus ancien
il conserve cet « a » : il dit, par exemple, anter, tandis
que le latin dit inter. Ces deux caractères d'antiquité ne
sont pas les seuls que présente son système vocalique,
mais nous pouvons les citer comme très frappants. En
ce qui concerne le consonnes, il est parfois inférieur au
latin, uaais souvent aussi il lui est supérieur. Il se montre
inférieur, notamment, en remplaçant par des p des « k »
primitifs ; il dit, par exemple, para quand le latin dit
« quam ». Devant un « t » il remplace les « k » par un h :
il dit, par exemple, Oh taris tandis que le latin dit « Octa-
vius ». Mais il montre une spériorité aéelîe en bien des
cas. En principe, par exemple, il ne change point les 5
111 /• comme noue l'avons vu faire au latin ; il évite, de
même, un certain nombre d'assimilations : il dit kciisiur,
316 LA LINGUISTIQUE.
par exemple, là où le latin dit « censor » pour « cens-
tor ». Une particularité phonétique qui le distingue du
latin consiste en ce fait que dans le corps des mots il
change souvent les aspirées organiques en f, ce que le
latin ne fait guère qu'au" commencement des mots ; il dit,
par exemple, sifei, tandis que le latin dit « sibi ».
L'ombrien nous est connu par un monument fort im-
portant, les tables de bronze dites « tables eugubines »
du lieu de leur découverte, Gubbio, l'ancien Eugubium.
Trouvées au milieu du quinzième siècle, les tables eugu-
bines ont longtemps exercé la sagacité et la divination
des anciens philologues : il était réservé à Th. Aufrecht
et Kirchhoff d'amener leur déchiffrement à un résultat
vraiment satisfaisant, d'exposer leur grammaire d'une
façon scientifique et de publier enfin sur la langue om-
brienne un ouvrage dont tous les écrits plus modernes
demeurent tributaires (1). Le système des voyelles om-
briennes est plus rapproché du système latin que ne l'est
celui de l'osque. L'ombrien est porté, plus encore que le
latin, à réduire les anciennes diphthongues en une seule
voyelle, et, chose plus grave encore, il laisse tomber vo-
lontiers bien des voyelles : il dit, par exemple, nom ne
tandis que le latin dit « nomini ». Parfois, comme l'os
que, il change les « k » primitifs en p ; il dit, par exem-
ple, pis quand le latin dit « quis » ; tout comme l'osque il
rend par f des aspirées primitives que le latin rend par
l'explosive simple : le latin dit « tibi, ibi », l'ombrien dit
tefe, ife. Comme l'osque, également, il change le groupe
« kt » en ht : rehte correspond au latin « recte ». En
certaines circonstances le « d » primitif se change en
un r dont la valeur semble particulière et que l'on figure
habituellement par un point placé en dessous de ce ca-
(1) Die ambrUehen Sprachdenkmaler. Berlin, 1849-51. André
Lefèvoe. Les dialectes italiques : l'ombrien. Paris, 1S74. —
M. Bhéal. Les tables eugubines. Paris, 1875.
LANGUES ITALIQUES. 3^7
ractère : arveilu, vexe, xunum, correspondent au latin
« advehito, dédit, donum ».
Nous nous contenterons de ces courtes indications sur
les deux idiomes italiques frères du latin. En réalité ils
ne diffèrent essentiellement de ce dernier, pas plus sans
doute que ne diffèrent les dialectes grecs les uns des
autres, mais beaucoup moins que les langues novo-la-
tines ou les dialectes celtiques ne diffèrent entre eux.
Terminons par quelques mots sur les vieux alphabets
italiques.
D'après Corssen (op. cit., t. I. p. 1), ils descendraient
de deux alphabets grecs. L'un de ceux-ci, le vieil alpha-
bet dorien, ou quelque alphabet identique, aurait donné
naissance à l'alphabet sabellique, à trois systèmes étrus-
ques, à l'alphabet ombrien des tables eugubines, à l'al-
phabet osque que l'on trouve sur le cippe d'Abella. Ces
différents systèmes possèdent tous, sauf le dernier, un
double signe pour exprimer « s » : c'est le sigma grec,
le sigma capital, figuré tel quel ou bien renversé à droite
par un quart d'évolution de façon à figurer une sorte de
m. Un alphabet dorien plus récent aurait donné nais-
sance à l'alphabet falisque et à l'alphabet latin ; les plus
anciens documents de ce dernier remontent à la fin du
troisième siècle de notre ère. L'ancien k n'y était plus con-
servé que dans certains mots ;le c avait longtemps figuré
le son g aussi bien que le son k et avait fini par être rem-
placé, pour le premier de ces offices, par un nouveau ca-
ractère, le G, procédant lui-même du c grâce à une minime
modification. Du milieu du second siècle avant notre ère
jusque vers le milieu du premier, c'est-à-dire pendant un
espace d'environ cent ans, la règle parut s'introduire
d'exprimer une voyelle longue en redoublant son carac-
tère : on écrivit aara, ree, Muucius. Vers la même épo-
que, un siècle environ avant notre ère, on figurait la
voyelle longue i en lui donnant une forme plus haute
318 LA LINGUISTIQUE.
que celle des autres caractères du même mot : « dlvo,
virus » ; parfois on se servit du signe i pour figurer la
demi-voyelle « j » (notre » y »), comme dans « ius, maior ».
L'empereur Claude, au milieu du premier siècle de
notre ère, prétendit doter l'alphabet latin rie trois nou-
veaux signes. Pour distinguer la consonne ?■ de la
voyelle u, il proposa de représenter la première par le
digamma grec renversé ; pour figurer les groupes ps,
bs il proposa un c retourné, et enfin le signe f- pour le
son il, notre « u » français, qui s'était introduit dans
certains mots ; mais ces innovations n'eurent point un
heureux succt à et l'alphabet latin demeura ce qu'il était
auparavant.
II. Langues novo-latines.
C'était au commencement de ce siècle une croyance
fort répandue (et bien des personnes la conservent au-
jourd'hui encore) que le français provenait d'une lan-
gue romane, qui, vers la fin de l'empire et dans les pre-
miers siècles du moyen âge, aurait succédé au latin, son
ancêtre direct. Les écrits de l'illustre philologue Ray-
nouard ne contribuèrent pas peu à propager cette théo-
rie. On l'accepta volontiers ; on écrivit sur la langue ro-
mane, on commenta ses textes, et pour beaucoup de per-
sonnes le provençal actuel est encore cette langue ro-
mane. Raynouard s'était trompé et sa théorie devait
disparaître peu après lui.
C'est qu'en effet il n'a point existé de langue romane :
ce n'est pas à une langue romane que le latin a donné
naissance, c'est à plusieurs langues romanes, ;"i plu-
sieurs langues novo-latines.
Il faudrait bien se garder, d'ailleurs, de ne voir dans
res nouveaux idiomes que du latin corrompu : il n'en est
LANGUES ROMANES. 310
pas ainsi. Les langues novo-latines représentent tout au-
tant de formes subséquentes du latin populaire parlé en
Portugal, en Espagne, en France, chez les Grisons, en
Italie et sur le bas Danube. A côté du latin littéraire, en
effet, il existait une langue latine couramment parlée
que les légionnaires et les colons apportèrent en Ibérie,
dans les Gaules, en Dacie. C'est cette langue populaire
qui se transforma et devint ici l'espagnol, ici le français,
ici le roumain, de même qu'en Italie elle était devenue
l'italien. Le latin littéraire, cependant, était de moins
en moins intelligible pour le vulgaire - et passait à la
condition de langue ancienne, de langue e.assique, de
langue morte.
« Quand le latin, écrit Littré, eut définitivement effacé
les idiomes indigènes de l'Italie, de l'Espagne et de la
Gaule, la langue littéraire devint une pour ces trois
grands pays, mais le parler vulgaire, (j'entends le parler
latin, puisqu'il n'en reste guère d'autre) y fut respec-
tivement différent. Du moins c'est ce que témoignent les
langues romanes par leur seule existence ; si le latin
n'avait pas été parlé dans chaque pays d'une façon par-
ticulière, les idiomes sortis de ce parler latin que j'appel-
lerai ici régional, n'auraient pas de caractères distinc-
tifs, et ils se confondraient. Mais ces Italiens, ces Espa-
gnols et ces Gaulois, conduits par le concours des cir-
constances à parler tous le latin, le parlaient chacun
avec un mode d'articulation et d'euphonie qui leur était
propre... Ces grandes localités qu'on nomme Italie, Es-
pagne, Provence et France, mirent leur empreinte sur la
langue, comme la mirent les localités plus petites qu'on
nomme provinces. Et la diversité eut sa règle qui ne lui
permit pas les écarts. Cette règle est dans la situation
géographique, qui implique des différences essentielles
et caractéristiques entre les populations. Le français,
le plus éloigné du centre latin, fut celui qui l'altéra le
320
T.\ T.TNT.riSTIQUE.
plus ; je parle uniquement de la forme, car le fond latin
est aussi pur dans le français que dans les autres idio-
mes. Le provençal, que la haute barrière des Alpes place
dans le régime gaulois du ciel et de la terre, mais qui les
longe, est intermédiaire, plus près de la forme latine que
le français, un peu moins près que l'espagnol. Celui-ci,
qui borde la Méditerranée et que son ciel et sa terre rap-
prochent tant de l'Italie, s'en rapproche aussi par la lan-
gue. Enfin, l'italien, placé au centre même de la latinité,
la reproduit avec le moins d'altération. Il y a dans cette
théorie de la formation romane une contre-épreuve qui,
comme toutes les autres épreuves, est décisive. En effet,
si telle n'était la loi qui préside à la répartition géogra-
phique des langues romanes, on remarquerait çà et là
des interruptions du type propre à chaque région, par
exemple, des apparitions du type propre à une autre.
Ainsi, dans le domaine français, au fond de la Neustrie
ou de la Picardie, on rencontrerait des formations ou
provençales, ou italiennes, ou espagnoles ; au fond de
l'Espagne, on rencontrerait des formations françaises,
provençales ou italiennes ; au fond de l'Italie, on rencon-
trerait des formations espagnoles, provençales ou fran-
çaises. Il n'en est rien ; le type régional, une fois com-
mencé, ne subit plus aucune déviation, aucun retour vers
les types d'une autre région ; tout s'y suit régulièrement
selon les influences locales qu'on nommera diminutives
en les comparant aux influences de région (1). »
Comme l'a fort exactement dit Ars. Darmesteter, le
latin classique était une langue en quelque sorte artisti-
que : le latin populaire c'est le latin vivant, le latin
parlé, qu'est loin de représenter la latinité chrétienne.
Quant au bas latin, c'est une langue nouvelle, c'est la
langue populaire dans laquelle sont introduits des élé-
(1) Dictionnaire de la langue française, t. I, p. xlvii. Paris,
1863.
LANGUES ROMANES. 321
ments de la langue savante ; c'est la langue du moyen
âge, la langue de saint Thomas : elle créera la langue
française savante.
Cette origine latine des langues romanes est un fait
acquis, démontré, éclatant que l'on ne saurait mettre
aujourd'hui en question. La grammaire de Frédéric Diez,
dont la première édition remonte à une cinquantaine
d'années, a ruiné à jamais les théories ibériennes, celti-
ques ou autres qui se produisent encore de temps en
temps.
Ce n'est pas à dire qu'il n'existe dans les langues novo-
latines un fonds assez important de mots étrangers. Le
français, par exemple, possède un certain nombre de
mots d'origine celtique, tels que arpent, lieue, dune,
alouette ; mais cette collection est loin d'être aussi con-
sidérable qu'on le peut supposer, et il est bon d'ajouter
que tous ces mots, pour devenir français, ont dû aupa-
ravant se latiniser, et en somme c'est au latin que le
français les emprunta. L'invasion des barbares apporta
quelque chose comme quatre cents mots d'origine germa-
nique, las relations avec l'Orient fournirent aussi leur
contingent, mais la grammaire demeura essentiellement
latine.
On cite comme langues novo-latines : le portugais, l'es-
pagnol, le français, le provençal, l'italien, le ladin, le
roumain.
Avant de parler de l'extension géographique de chacun
de ces idiomes, et de dire quelques mots de leur physio-
nomie particulière, nous devons tourner notre attention
sur deux faits capitaux qui dominent toute cette étude.
L'un de ces faits est le rôle de l'accent tonique dans la
formation des mots novo-latins, l'autre est le passage de
la déclinaison latine à l'état analytique des langues ro-
manes.
On peut dire d'une façon générale, pour toutes les lam
LINGUISTIQUE. 21
oZZ LA LINGUISTIQUE.
gues romanes, que la formation même de leurs mots est
fondée sur la persistance de l'accent tonique (1) : là où
était l'accent latin, là se trouvent l'accent italien, l'ac-
cent français.
Tel est le principe.
Des lois accessoires se sont jointes à ce principe, mais
ne l'ont pas fait fléchir. Prenons pour exemple ce qui se
passe dans la langue française.
A côté de la persistance de l'accent latin, le français
nous montre deux principes accessoires : l'un est la sup-
pression des voyelles brèves non accentuées qui précè-
dent la syllabe sur laquelle se trouve l'accent tonique ;
l'autre est la chute de certaines consonnes médianes (2).
L'accent, par exemple, est sur la voyelle « a » dans les
mots bonitatem, liber are, sanitatem ; il reste sur la
voyelle correspondante dans bonté, livrer, santé, et nous
voyons que dans ces trois exemples, la voyelle inaccen-
tuée « i » ou « e » a disparu. Dans lier, douer, la con-
sonne médiane de ligare, dotare a également disparu.
Remarquons-le aussi, le français sacrifie aussi tout ce
qui suit la syllabe accentuée ; les terminaisons mascu-
lines « essaim, peuplé, hôtel » portent toutes l'accent, et
dans ses terminaisons dites féminines, « meuble, esclan-
dre », il faut encore reconnaître que l'accent tonique est
sur la dernière syllabe (dans le cas présent sur « eu, an »),
car la voyelle terminale « e » n'est point prononcée et
n'existe dans la poésie que d'une façon artificielle. En
réalité, « esclandre, semaine » sont des mots de deux
syllabes portant l'accent tonique sur la dernière de ces
syllabes, sur « an » et sur « ai ».
(1) Littré. Histoire de la lanque française. 6* édit., t. I, p. 242.
Paris, 1873. — G. Paris. Etude sur le rôle de Paccent latin dans
la langue française. Paris, 1862.
(2) Bbachet. Grammaire historique de la lancine française,
Introduction, scct. II. Paris. — Scheler, Exposé des lois qui
régissent la transformation française des mots latins. Bruxelles,
1875.
LANGUES ROMANES. 323
Mais il arriva un jour dans l'histoire de la langue
française où le lexique tiré directement de la langue la-
tine parut ne plus suffire, et l'on jugea bon d'accroître ce
même lexique en empruntant au latin tels de ses mots
qui n'avaient pas toujours leurs correspondants en fran-
çais. On se contenta alors de calquer sur les mots latins
les nouveaux mots demandés ; mais l'on ne pensa pas à
observer cette loi fondamentale de la persistance de l'ac-
cent tonique, non plus qu'à faire tomber telle ou telle
consonne médiane, telle ou telle voyelle inaccentuée. A
ces nouveaux termes on a donné, ce qui pourrait sembler
une sorte de dérision, le nom de « mots savants » ; aux
mots d'origine vraiment naturelle, aux vrais mots fran-
çais, aux mots corrects et bien formés, on a donné le
nom de « mots populaires ». On ne s'en est pas tenu
dans la fabrication des mots savants à calquer sur le
latin des expressions dont le besoin se faisait sentir, on
a reproduit également une foule de mots qui avaient
donné déjà une forme populaire, une forme correcte,
une vraie forme française. L'accent, par exemple, est
sur la première syllabe dans les mots latins debitum,
cancer, et, en français, ces deux mots étaient changés
très régulièrement en dette, chancre : la formation dite
savante les reprit, et, négligeant l'accent tonique, elle
fabriqua les formes vraiment barbares de débit, cancer.
Les mots opérer, cumuler, séparer, et une foule d'autres
mots ont bien l'accent tonique sur la même syllabe que
leurs modèles latins operare, cumulare, separare ; mais
ce ne sont encore que des formes savantes, des formes
secondaires, en face de sevrer, combler, ouvrer, qui
ont négligé, comme il le fallait, la voyelle atone de la
syllabe située avant la voyelle accentuée. De même
encore les mots lier, douer représentent exactement le
latin ligare, dotare, dont les mots savants liguer, doter,
qui ont conservé la consonne médiane, ne sont qu'une
324 LA LINGUISTIQUE.
imitation arbitraire. On donne le nom de doublet* aux
termes d'origine savante et à ceux d'origine populaire
qui proviennent d'un seul et même mot. Parfois même
la forme populaire a disparu et la forme savante a seul?
persisté ; tel est le cas pour facile, débile, qui ne respec-
tent point l'accentuation latine.
Arrivons au second fait capital, et non moins intéres-
sant, qui domine, lui aussi, l'étude des langues romanes.
C'est, avons-nous dit, le passage de l'état synthétique du
latin qui possède une déclinaison de plusieurs cas, à
l'état analytique des langues novo-latines qui ont perdu
toute trace de déclinaison.
Dans les plus anciens monuments de l'italien et de
l'espagnol, nous ne trouvons qu'une langue analytique,
complètement analytique. Il n'en est pas de même de
l'ancienne langue française ni de l'ancienne langue pro-
vençale ; à une certaine époque le français et le proven-
çal se présentent, non pas avec des traces de cas, mais
avec des cas véritables, avec deux cas, un cas sujet et un
cas régime.
«< Au moment, dit E. Littré, où une langue moderne se
préparait dans les Gaules, le latin qu'on y parlait se
présentait, quant à sa riche déclinaison, dans un état
singulier : il employait assez bien le nominatif ; mais il
confondait les autres cas et usait indistinctement de l'un
pour l'autre ; c'est du moins ce qu'on trouve dans les
monuments de l'époque, tout hérissés de ces solécismes.
La langue nouvelle qui était en germe, ayant son ins-
tinct, porta la régularité dans ce chaos ; elle garda le
nominatif, et des autres cas fit un seul cas, qui fut le
régime. Aussi le français, dans sa constitution primi-
tive n'est point une langue analytique comme le fran-
çais moderne ou comme le sont l'espagnol et l'italien
dans leurs plus vieux textes ; il a un caractère synthé-
tique par conséquent plus ancien, exprimant les rap-
LANGUES BOMANES. 325
ports des noms entre eux et avec les verbes, non par
des prépositions, mais par des cas (je me sers de ces
termes synthétiques et analytiques pour dire que le latin
exprime par des désinences significatives plus de rap-
ports que ne le fait le français, qui, lui aussi, à bien
des égards, demeure synthétique). C'est, comme on le
voit, une syntaxe de demi-latinité, syntaxe qu'il a en
commun avec le provençal. De sorte que les deux lan-
gues des Gaules, c'est-à-dire le français et le provençal,
étant l'une et l'autre des langues à deux cas, se ressem-
blent plus entre elles qu'elles ne ressemblent à l'italien
et à l'espagnol, qui, n'ayant point de cas, se ressemblent
plus qu'ils ne ressemblent à la langue d'oïl et à la langue
d'oc.
<( Etre ainsi une langue à deux cas et retenir comme
héritage du latin une syntaxe demi-synthétique ne fut
pas dans le français une condition fugitive, qui n'ait
laissé de trace que pour la curiosité de l'érudition. L'em-
ploi en dura trois siècles. On ne parla et on n'écrivit que
d'après cette syntaxe dans les onzième, douzième et
treizième siècles. Le latin, qui est pour nous langue clas-
sique, reçoit beaucoup de louanges à cause de la ma-
nière dont sa déclinaison fait procéder la pensée. Je
n'examine point la supériorité des langues à cas ou des
langues sans cas : mais une part de ces louanges doit
rejaillir sur l'ancien français, dont la déclinaison est
amoindrie, mais réelle, et qui, à ce titre, est du latin
au petit pied. Si le latin est, comme on le nomme sou-
vent, une langue savante, l'ancien français réclame une
part dans cette qualification ; et ceux qui ont traité de
jargon notre vieille langue parlaient sans avoir au-
cune idée de ce qu'elle était. » (Op. cit., ibid.)
La déclinaison du vieux français est fort simple. S'a-
git-il d'une forme répondant à. la déclinaison latine en
us, comme « dominus », le ras sujot du singulier prend
326 LA LINGUISTIQUE.
une s, qui n'est autre que l'ancien signe latin de ce même
nominatif ; le cas régime du pluriel se suffixe également
s, en souvenir du cas latin correspondant, « dominos ».
Quant aux deux autres formes, le nominatif du pluriel
et l'accusatif du singulier, elles restent telles quelles.
C'est ce que montre, d'ailleurs, le tableau suivant :
Singulier. Nominatif : li chevals.
Accusatif : le cheval.
Pluriel. Nominatif : li cheval.
Accusatif : les chevals.
Nous sortirions de notre cadre en nous étendant sur
ce sujet ; nous n'avons pas à faire ici l'histoire de la
déclinaison de la langue d'oïl et de celle de la langue
d'oc. Il nous suffit de constater qu'il y eut dans ces deux
langues une période de véritable déclinaison qu» l'on ne
peut retrouver dans les plus anciens textes des autres
langues romanes. Ainsi que le dit E. Littré, il ne peut
donc être question d'une vieille langue espagnole, d'une
vieille langue italienne, au même sens qu'il peut être
question d'une vieille langue française, d'une vieille
langue provençale.
Cela dit, nous pouvons jeter un rapide coup d'ceil sur
chacun des sept rameaux qui forment la famille lin-
guistique novo-latine.
1. La langue française. — Dès le premier siècle de
notre ère les idiomes celtiques étaient supplantés en
Gaule par le latin vulgaire ; il y eut à cela des causes
nombreuses, des causes irrésistibles : au premier rang
l'intérêt puissant qu'avaient les Gaulois à s'assimiler à
leurs vainqueurs. La langue littéraire s'introduisit rapi-
dement, elle aussi, et les écoles gauloises, formées sous
la culture latine, eurent leur célébrité bien acquise.
Cependant le latin vulgaire contribuait seul au déve-
loppement de la langue populaire : c'était seulement au
LANGUES ROMANES. 327
latin vulgaire qu'elle allait devoir son origine. La lan-
gue classique disait, par exemple, « urbs, iter, osculari,
os, hebdomas », mais le français prenait ses mots de
ville, voyage, baiser, bouche, semaine aux formes popu-
laires « villa, viaticum, basiare, bucca, septima ». Le
nom de la langue française, de la langue d'oïl, était
alors celui de « langue romaine rustique », et au hui-
tième siècle les gens d'église prêchaient le peuple en
langue rustique, en français. Une glose récemment dé-
couverte à Reichenau, et qui remonte à cette époque, est
le plus ancien texte français que l'on connaisse. Les
onzième, douzième et treizième siècles sont l'âge d'or
de la langue d'oïl. « Alors se développent, dit A. Bra-
chet, une littérature poétique pleinement originale, une
poésie lyrique gracieuse ou brillante, une poésie épique
grandiose, et dont la chanson de Roland reste l'expres-
sion la plus parfaite. L'Allemagne, l'Italie, l'Espagne
s'approprient nos poètes et nos romans, les traduisent
ou les imitent... Le douzième siècle, au moyen âge, le
dix-huitième siècle dans les temps modernes, seront les
principaux et les meilleurs représentants de notre génie
national. » (Op. cit., ibid.)
Nous avons parlé ci-dessus de la déclinaison à deux
cas de la langue d'oïl : au quatorzième siècle elle dis-
paraît, et le français du siècle suivant est décidément
une langue moderne, une langue tout analytique,
comme l'italien, comme l'espagnol.
Dès les premiers temps où nous puissions l'observer,
la conjugaison française nous apparaît entièrement ana-
lytique. A côté des temps empruntés au latin, comme le
présent pointe, il s'en forme de nouveaux par le procédé
moderne : j'ai aimé, j'avais aimé. Telle est l'origine du
futur : aimerai est pour aimer ai ; les vieilles formes
provençales et espagnoles ne laissent subsister aucun
doute sur ce fait .Le latin, d'ailleurs, le latin classique
328 LA LINGUISTIQUE.
même, connaissait cette formation analytique d'un fu-
tur, et l'on trouve dans de bons auteurs « dicere habeo ».
Quant au conditionnel, j'aimerais, ce n'est qu'une forme
factice, calquée, en quelque sorte, sur le nouveau futur.
La langue française du moyen âge comptait un cer-
tain nombre de dialectes, indépendants les uns des au-
tres et possédant leur littérature propre. Il n'en pouvait
être autrement sous le régime de la féodalité. Les diffé-
rences dialectiques n'étaient, pour la plus grande par-
tie, que des différences d'ordre phonétique. Le bourgui-
gnon, le picard, le normand, durent céder toutefois de-
vant le dialecte de l'Ile-de-France lorsque la famille des
Capets fixa définitivement à Paris le centre du pays.
Les dialectes descendirent alors, peu à peu, à la condi-
tion du patois : « C'est ainsi que le dialecte picard, le
normand et le bourguignon furent en moins de trois
siècles supplantés par le dialecte de l'Ile-de-France et
tombèrent à l'état de patois, dans lesquels une étude
attentive reconnaît encore aujourd'hui les caractères qui
nous offrent les anciens dialectes avant les œuvres litté-
raires du moyen âge. Les patois ne sont donc pas,
•comme on le croit communément, du français littéraire
corrompu dans la bouche des paysans ; ce sont les dé-
bris des anciens dialectes provinciaux, que les événe-
ments politiques ont fait déchoir du rang de langues
officielles littéraires à celui de langues purement par-
lées. » (Brachet, op. cit., p. 47.)
Le dialecte wallon conserva plus longtemps son indi-
vidualité. Il comprenait deux variétés, le wallon liégeois
et le wallon namurois (1) ; on l'a rattaché, mais à tort,
au dialecte picard, dont il est bien distinct. Aujourd'hui,
d'ailleurs, il n'est plus qu'un patois comme les autres
dialectes du moyen âge, et le français littéraire l'a défi-
nitivement supplanté en tant que langue cultivée.
ri) Chavée. Français el Wallon. Paris, 18".'
LANGUES ROMANES. 329
Nous avons eu l'occasion de parler incidemment, à
plusieurs reprises déjà, des limites actuelles de la lan-
gue française. Au nord elle côtoie le flamand, un peu
au-dessus de Calais, Saint-Omer, Annentières, Tour-
coing, Ath, Liège, Verviers ; à l'est elle confine à l'alle-
mand, en comprenant Verviers, Longwy, Metz, Dieuze,
Saint-Dié, Belfort, Delémont, Fribourg, Sion ; plus au
sud, à l'italien. Au midi de la France, enfin, elle s'étend
sur le territoire tout entier des dialectes provençaux,
dont nous allons nous occuper.
En Suisse, près de six cent mille individus ont le fran-
çais pour langue maternelle (cantons de Neufchâtel, de
Genève, de Vaud, majeure partie de Fribourg et du Va-
lais, un cinquième de Berne) ; en Belgique, plus de deux
millions, toute la partie sud-orientale de ce pays ; en Al-
lemagne, plus de deux cent mille (Malmédy, Metz, Châ-
teau-Salins). On parle également français dans les colo-
nies anglaises de Maurice et du Canada.
2. Le provençal. — Faut-il admettre avec quelques
auteurs que le français, ou langue d'oïl, et le provençal,
ou langue d'oc, ne proviennent du latin vulgaire qu'in-
directement et par l'intermédiaire d'une forme com-
mune qui leur aurait donné naissance à l'un et à l'au-
tre ? Cette opinion aurait besoin d'être justifiée ; jusqu'à
ce jour elle ne repose que sur des assertions pures et
simples. Disons qu'elle nous semble peu vraisemblable.
Le latin populaire n'a pas dû se modifier uniformément
par toute la Gaule ; qu'il n'ait pris, même, sur ce vaste
territoire que deux sortes de physionomies distinctes,
qu'il ne se soit transformé qu'en langue d'oïl et en lan-
gue d'oc, c'est ce qui peut à bon droit nous surprendre.
Jusqu'à preuve contraire, il est sage, nous semble-t-il,
de douter qu'un idiome commun franco-provençal ait
jamais été parlé. La langue d'oïl et la langue d'oc se
ressemblent snns doute d'autan! plus que leurs textes
330
LA LINGUISTIQUE.
sont plus anciens, mais cela doit tenir uniquement au
fait que plus elles sont anciennes, plus elles se rappro-
chent de leur origine commune.
Le provençal, ainsi que nous l'avons dit, eut connut:
la langue d'oïl une période semi-analytique durant la-
quelle il posséda une déclinaison à deux cas, un cas
sujet, un cas régime. Nous avons dit tout à l'heure ce
qu'il fallait entendre par là et nous pensons qu'il n'est
pas utile d'y revenir. Quant à la conjugaison, elle est
tout analytique comme dans la langue d'oïl ; c'est chez
elle que l'on trouve cette ancienne forme du futur dit
vos ai, « je vous dirai », qui montre bien clairement le
mécanisme de la conjugaison nouvelle.
C'est un mot dont le sens est bien étendu que celui de
provençal ; on prend ici une partie pour le tout. L'idiome
de la Provence n'était et n'est encore, en effet, qu'un
des dialectes de la langue d'oc* : il faut ranger à côté de
lui le languedocien proprement dit, le limousin, l'au-
vergnat, le dialecte du Dauphiné, le gascon.
On s'est demandé souvent si le catalan, qui occupe au-
jourd'hui en France une partie du département des Py-
rénées-Orientales (la ligne frontière passe, en France,
au nord de Perillos, Tautavel, Estagel, Montner, Nef-
fiach, Ille, Rodés, Vinça, Marcevols, Arboussols, Molitg,
Mosset, Puig Valador, Ruytor, Porté ; en Espagne, la
Catalogne, Valence, les îles Baléares et qui s'étendait
jadis sur le territoire aragonais), est un dialecte de la
langue d'oc ou doit être considéré comme une branche
distincte dans le système des langues novo-latines. Diez
se prononce pour la première opinion ; mais la seconde
peut être parfaitement défendue, et il ne serait pas éton-
nant qu'elle prévalût.
Les douzième et treizième siècle furent l'âge d'or de la
littérature provençale, mais ses plus anciens monuments
remontent a une époque antérieure : la défaite des Albi-
LANGUES ROMANES. 331
geois lui porta un coup funeste : le français envahit peu
à peu jusqu'aux Pyrénées toute la région où Ton ne
parlait auparavant que la langue d'oc, et les dialectes
de la France du Sud en sont arrivés à la condition du
patois.
La limite actuelle des patois provençaux et fiançais
n'est pas très exactement fixée. On donne comme fron-
tière extrême de la langue d'oïl Royan, Chalais, Rufïec,
Montmorillon, Sainte-Sévère, Moulins, Charolles, Dôle,
Vesoul, Belfort ; au sud de cette région commencerait la
langue d'oc, dont les localités importantes situées le plus
au iki td seraient Bordeaux, Libourne, Confolens, Bel-
lac, Boussac, La Palisse, Villefranche, Mâcon, Lons-le-
Saunier, Poligny, Besançon, Montbéliard, Neuchâtel.
3. La langue italienne. — Telle que nous la connais-
sons, et dès ses plus anciens monuments, la langue ita-
lienne est incontestablement (et la raison en est natu-
relle) la mieux conservée des langues novo-latines, tant
par son lexique que par ses formes elles-mêmes. Diez
pense quil n'y a pas la dixième partie de son vocabu-
laire que l'on puisse faire remonter à une origine autre
que la langue latine. Ce serait là un fait très remar-
quable. En tout cas, l'italien contient, sans nul doute,
bien moins de mots allemands que n'en contient le fran-
çais.
Au dixième siècle, on parlait déjà l'italien. Le latin
vulgaire s'était assez transformé à cette époque pour
que l'on pût, en Italie, lui donner le nom d'italien ; mais
les monuments écrits de ce nouvel idiome ne remontent
pas plus haut que le douzième siècle. C'est seulement au
siècle suivant que naquit en Toscane la langue de la
littérature italienne, langue purement littéraire, qui ne
fut jamais parlée.
Quoi qu'il en soit, l'italien de cette époque avait la
même physionomie que l'italien actuel, et il n'y eut
332 LA LINGUISTIQUE.
point une vieille langue italienne, comme il y a une
vieille langue française, une vieille langue provençale.
Lïtalien compte un très grand nombre de dialectes,
ce qui s'explique bien par la conformation même du pays
où il est parlé. Ces dialectes sont fort nettement carac-
térisés. Dante, dans son traité « De vulgari eloquio »,
en énumérait quatorze : il les divisait en dialectes orien-
taux et dialectes occidentaux, ou, si Ton préfère, cisa-
pennins et transapennins. Cette division a été rem-
placée avantageusement par celle de dialectes de la haute
Italie, dialectes de l'Italie centrale, dialectes de la
basse Italie. Dans cette dernière classe on range le na-
politain, le calabrais, le sicilien, le sarde ; dans la se-
conde, le toscan, le romain, le corse ; dans la classe des
dialectes du nord, le génois, le piémontais, les dialectes
lombards et ceux de l'Emilie, et le vénitien. Chacun de
ces dialectes possède une riche littérature ; un grand
nombre d'entre eux ont des monuments qui remontent à
l'époque de la Renaissance ; il y en a de plus anciens
encore, par exemple le napolitain et le sarde.
La langue italienne actuelle franchit au nord les
limites politiques de l'Italie.
En Suisse, cent trente mille individus parlent italien
dans le canton du Tessin et la partie sud-ouest des Gri-
sons.
En Autriche, une partie du Tyrol méridional parle
italien, ainsi qu'une petite bande de la côte occidentale
de l'Istrie.
4. La langue ladine. — On lui a donné les noms de
langue des Grisons, rétho-roman, roumonche, rouman-
che. Il semble préférable de l'appeler langue ladine
avec I. Ascoli, qui lui a consacré un très important tra-
vail (1).
• (1) Archivio ylollologico italiano, vol. I. Saggi ladini. Rome,
I ïinn, Florence, 1873.
LANGUES ROMANES. 333
Lfl Langue ladine comprend, d'après cet auteur, trois
groupes distincts : à Test le frioulan, parlé par plus de
quatre cent cinquante mille individus, en Italie sur les
i ives du Tagliamento et en Autriche jusqu'à Goritz. Au
centre le ladin est parlé dans deux îlots du Tyrol autri-
chien, à quelque distance des deux rives de l'Adige, par
plus de quatre-vingt-dix mille individus. A l'ouest, sous
le nom de roumanche, il s'étend en sens transverse sur
la plus grande partie du canton suisse des Grisons, où
U est parlé par près de quarante mille personnes, ce qui
fait en tout près de cinq cent quatre-vingt mille indi-
vidus.
Ce nombre relativement peu considérable n'enlève
point au ladin son caractère de véritable langue. C'est
à tort que l'on a rattaché son groupe central et son
rameau de l'est, le frioulan, à la langue italienne. Ils en
sont parfaitement distincts par le matériel et les lois
de leur phonétique et se relient intimement entre eux
par ces mêmes éléments.
La littérature de la branche occidentale, celle de la
langue des Grisons, est peu développée ; son plus ancien
monument est une version du Testament chrétien re-
i Montant au seizième siècle. Les plus anciens documents
d'u frioulan remontent au douzième siècle ; ce sont des
Inscriptions, assez courtes, il est vrai, mais qui suffisent
pour caractériser la langue de cette époque.
5. L'espagnol. — C'est dans sa phonétique et son ma-
tériel lexique, où l'on rencontre entre autres éléments
un assez grand nombre de mots arabes, que l'espagnol
s'éloigne le plus du latin ; s'agit-il de la formation même
des mots, il a conservé une remarquable fidélité. Ses
textes les plus anciens remontent au milieu du douzième
siècle ; peu abondants encore à cette époque, ils de-
viennent au siècle suivant de plus en plus riches. Il
existe toutefois des traces plus antiques de la langue
334 LA LINGUISTIQUE.
espagnole ; ce sont, notamment, des mots cités par Isi-
dore de Séville, qui vivait au septième siècle.
Les limites actuelles de l'espagnol sont tracées à
l'ouest par le portugais, dont nous parlerons tout à
1 heure ; au nord par le basque, dont nous avons indiqué
ci-dessus la frontière, p. 149 ; à l'est il ne s'étend qu'en
tant que langue littéraire sur la Catalogne et Valence,
où la langue populaire est le catalan, dont nous avons
parlé en traitant du provençal. L'espagnol, d'ailleurs,
a conquis l'Aragon, où se parlait aussi autrefois le dia-
lecte catalan. Il fait reculer également la limite méri-
dionale de la langue basque : on ne parle qu'espagnol à
Vitoria, Estella, Pampelune, Navascues ; Bilbao, Aoiz
se trouvent déjà dans une zone mixte. Le basque cède
ainsi bien plus rapidement au sud des Pyrénées qu'il
ne cède au nord : c'est qu'en Espagne, ainsi que nous
l'avons dit plus haut, il se trouve directement aux
prises avec une langue officielle, tandis qu'en France,
avant d'avoir affaire au français lui-même, il est en
contact direct avec un dialecte de la langue d'oc, le
gascon, dont la vitalité propre est déjà fortement mena-
cée. S'il confinait immédiatement à la langue française,
il céderait devant elle aussi rapidement qu'il le fait au
sud des Pyrénées devant l'espagnol.
6. Le portugais. — Il est fort rapproché de l'espagnol
niais on ne peut le considérer comme un dialecte de
cette dernière langue. Le portugais et le galicien, parlé
au nord-ouest de l'Espagne, forment à eux deux un
rameau roman bien indépendant. Leurs plus anciens
monuments sont moins vieux que ceux de la langue
espagnole et ne dateraient que des dernières années du
douzième siècle. Le fonds de mots arabes que l'on ren-
contre en espagnol est à peu près le même que celui que
l'on rencontre en portugais, mais cette dernière langue
possède un certain nombre de mots d'origine française
LANGUES ROMANES. 335
étrangers à l'espagnol. Ils sont dus, pense-t-on, à la fin
du onzième siècle, au temps de la domination de Henri
de Bourgogne.
Le portugais, en dehors de son territoire européen,
est parlé dans certaines contrées de l'Afrique et de
l'Amérique, notamment au Brésil.
7. Le roumain. — Le roumain a pour origine le latin
introduit en Dacie par les soldats de Trajan aux pre-
mières années du second siècle de notre ère : « Les sol-
dats romains libérés du service, dit M. Picot, obtenaient,
en même temps que l'honesta missio, le jus connubii et
le jus commercii, c'est-à-dire le droit de faire commerce
avec les barbares et d'épouser des femmes de leur race.
Séparés à tout jamais du sol natal, cantonnés depuis
vingt-cinq ans dans la même garnison, les légionnaires
s'attachaient au pays où ils avaient vécu et combattu,
et profitaient des facilités que la loi leur offrait pour
s'y établir définitivement, C'est ainsi que se formèrent,
sur les rives du Danube, les premiers groupes de popu-
lation romaine, et à ces anciens militaires se joignirent
bientôt des colons venus des diverses provinces de l'em-
pire, et surtout des barbares attirés par l'appât du com-
merce. Les colonies militaires étaient fort nombreuses
en Dacie à l'époque où les Romains furent obligés de se
retirer. Il est à croire que la population purement ro-
maine suivit les légions sur la rive droite du Danube,
tandis que les individus issus du mélange des vétérans
avec les barbares restèrent dans le pays où ils étaient
nés, conservant la langue des vainqueurs, qu'ils avaient
adoptée, et que ce sont eux qui ont donné naissance aux
Romains. »
Nous aurons à parler plus loin de l'ancienne langue
dace, dont la position dans la famille des langues indo-
européennes est loin d'être fixée. Il est vraisemblable que
le roumain conserve dans son vocabulaire des restes
336 LA LINGUISTIQUE.
de cette ancienne langue ; mais ces Festes, quels sonl
ils ? On ne peut le déterminer. Il faudrait, avant tout,
connaître de l'ancien dace plus que nous n'en connais-
sons, plus que nous n'en connaîtrons jamais peut-être.
On a pu, d'ailleurs, dresser la liste des emprunts faits
par le roumain aux langues slaves dans les temps his-
toriques ; elle n'est pas sans importance. On peut comp-
ter également un certain nombre de mots d'origine
grecque ou d'autre source encore.
Longtemps on a supposé que le roumain était une
longue slave. Cette erreur était due non seulement au
fait que le roumain possède, ainsi que nous venons de
le dire, une certaine quantité de mots empruntés aux
langues slaves, mais aussi à ce qu'il a été écrit jusqu'en
ces derniers temps eu caractères cyrilliens, c'est-à-dire
avec l'alphabet employé par le russe, le serbe, le bul-
gare. En certains cas, cet alphabet offrait des ressour-
ces assez précieuses, mais, par contre, il présentait par-
fois de grands désavantages. On l'a enfin abandonné et
l'alphabet latin est définitivement accepté. Plusieurs sys-
tèmes de transcription se sont trouvés en présence lors-
qu'il a dû être question d'adopter les signes diacritiques
nécessaires pour compléter l'alphabet latin ; l'accord
n'a pu s'établir complètement, mais un jour ou l'autre
on arrivera, sans aucun doute, à ce résultat très dési-
rable (1).
Les voyelles latines, en passant par la bouche des
populations de la Dacie, ont subi, comme Fa montré
Mussafia (2), deux variations capitales. D'une part les
voyelles e, o portant l'accent tonique se sont changées,
en certains cas, en en, on, c'est-à-dire en diphthongues ;
d'autre part beaucoup de voyelles ont pris un son très
(1) Picot. La Société littéraire de Bucarest et l'orllmaraplir
de la Innaue roumaine. P.iris.
u>i /.m- rumœai&ehen vocalisation, Vienne, 18G8.
LANGUES ROMANES. 337
sourd cl presque nasal. Ce double phénomène est une
des caractéïisthrues les plus importantes de la langue
i-miiiii.i ine.
Le roumain possède un article ; mais, comme le bul-
gare, comme l'albanais, au lieu de le placer devant le
substantif, il le lui suffixe : omul u l'homme ». Cette con-
cordance de trois idiomes différents, mais parlés dans
une même aire géographique, est des plus étranges.
Doit-on y voir la trace d'une langue plus ancienne, telle
par exemple que l'ancien dace, qui aurait laissé cet héri-
tage aux idiomes divers par lesquels elle fut remplacée
dans ce régime ? Si le fait est possible, il n'est point
prouvé, et 1<' champ des hypothèses demeure toujours
ouvert.
La langue roumaine est très homogène, plus homo-
gène qu'aucune autre langue novo-latine. L'acception
donnée à tel ou tel mot peut bien varier de contrée à
contrée, mais cela ne constitue pas des divisions dialec-
tiques. On ne peut guère citer comme dialecte véritable
que le roumain de la Macédoine, de la Thessalie, de
l'Epire, le macédo-roumain.
En dehors de cet îlot détaché, le roumain est remar-
quablement compact. Il forme une sorte de cercle irré-
gulier de plus de cent lieues de hauteur (du Dniester
au Danube) sur plus de cent lieues de largeur (d'Arad
aux bouches du Danube). Outre la Valachie et la Mol-
davie, c'est-à-dire la Roumanie proprement dite, il com-
prend la partie nord-est de la principauté serbe, le banat
de Temesvar, une grande partie de la Hongrie de l'Est,
la plus grande part de la Transylvanie, la Bukovine du
Sud, la Bessarabie, le territoire des bouches du Danube.
Plus de huit millions et demi d'individus parlent aujour-
d'hui le roumain, près de neuf millions peut-être, dont
la moitié environ dans la Roumanie proprement dite.
Leur véritable nom n'est point celui de Valaques ; ce
LINGUISTIQUE. ?2
838 LA LINGUISTIQUE.
nom leur a été donné par les Allemands. Ils le repous-
sent avec raison, se donnent à eux-mêmes le nom de
« Roumains » et appellent leur langue la « langue rou-
maine », soucieux, avant tout, de perpétuer le souvenir
de leur origine.
Les plus anciens textes connus de la langue roumaine
ne remontent qu'à la fin du seizième siècle.
§ 5. Branche celtique.
Peu de mots ont prêté autant que ceux de « celte »
et de a celtique » à toute une suite de malentendus an-
thropologiques, ethnographiques et archéologiques. Dans
cette confusion la théorie fallacieuse des langues et des
races a trouvé son compte plus que partout ailleurs.
Enfin la question semble élucidée.
César avait raison, lorsqu'au début de son livre il
divisait la Gaule en trois régions : l'Aquitaine au sud,
la Celtique au centre, la Belgique au nord. Parlant de
cette classification, — qu'appuient d'ailleurs un grand
nombre d'autres textes, — l'anthropologie a établi que
les Auvergnats et les Bas-Bretons actuels étaient les
principaux représentants français de l'ancienne race cel-
tique petite et brune, race qui n'avait et n'a rien de
commun avec la race voisine du nord-est, grande, blonde,
aux yeux bleus, à la carnation molle, et qui peut rece-
voir les noms de galate, galle, wallonne, belge, kimrique.
Cette dernière race a été appelée souvent race celtique,
mais à tort, et, ainsi que l'a démontré pertinemment
P. Broca dans un excellent écrit, elle n'eut jamais droit
à ce nom (1).
d) La race celtique ancienne et moderne. Aroemes et Armo-
ricain*. Auvergnats et Bas-Bretons, Revue d'Anlropologie. t. Il,
p. 577. Du même auteur : Nouvelles recherches sur l'anthropo-
logie de la France en général et de la Basse-Bretagne en parti-
culier Mrmoirrc do la Société d^inthropologic de P;in.<=. I. I1F,
p. 147.
LANGUES CELTIQUES. 339
La confusion qui a trop longtemps obscurci ce sujet
était duc pour une bonne part au nom même de « lan-
gues celtiques » donné d'une façon par trop générale
aux idiomes que parlaient et les Celtes et les Galates du
nord-est. De ce que ces derniers employaient une langue
dite « celtique », on en a fait des « Celtes » ; c'était tou-
jours la confusion des langues et des races. Il y aurait
eu tout autant de raison à donner aux langues celtiques
le nom de « galates », et si on ne l'a point fait, cela tient,
sans nul doute, à ce que les Celtes (petite race brune
brnchycéphale) avaient pénétré sur le territoire qui plus
tnrd reçut le nom de Gaule, bien avant que les Galates,
leurs alliés par la langue, mais non par la race, y arri-
vassent à leur tour.
Il faut bien admettre, pour expliquer ce fait avéré de
deux races très dissemblables parlant des idiomes très
rapprochés d'une même langue, que les deux races en
question aient vécu, à un moment donné, en grande con-
noxitf' 1 . C'est là un fait qui se reproduit partout de nos
jours : il n'y a point, par exemple, de race française,
mais bien plusieurs races parlant le français ; point de
race italienne, mais bien plusieurs races parlant l'ita-
lien ; point de race allemande, mais bien plusieurs races
parlant l'allemand. L'on ne saurait dire d'une façon pré-
cisp quelle fut la région où Galates et Celtes parlèrent,
[ue en communauté, les langues qui reçurent plus
tard le nom de « celtiques », mais les raisons anthro-
pologiques portent toutes à croire que les Celtes étaient
venus du sud-est de l'Europe ; nous avons émis ailleurs
l'opinion hypothétique que ce pourrait bien avoir été de
la région du Dnieper et du bas Danube (1).
Nous n'insisterons pas sur ce côté de la question dite
« celtique » ; sans même rechercher s'il est permis d'at-
(1) Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, 1874.
340 LA LINGUISTIQUE.
tribuer exclusivement soit aux Galates, soi! aux Celtes
telle ou telle des deux branches des langues celtiques,
nous aborderons immédiatement la question purement
linguistique, qui seule nous intéresse ici d'une façon
directe.
Les langues celtiques se divisent en deux groupes dis-
tincts et parfaitement caractérisés. A l*un de ces groupes
on a donné les noms d'HiBERMEN, de gadhélique, gaélique,
à l'autre les noms de breton, de kimrique. Nous nous
arrêterons, pour suivre la coutume habituelle et éviter
toute espèce de malentendu, aux noms de gaélique et de
breton. Au surplus, nous ne sommes pas en mesure de
prétendre qu'il n'y eut pas dans l'antiquité d'autres
branches de la famille linguistique celtique que les bran-
ches gaélique et bretonne. Le fait même est vraisem-
blable, si nous admettons, ainsi que de raison, que les
idiomes de cette famille se sont étendus très ancienne-
ment sur de vastes contrées. Il ne paraît pas impossible
que l'on découvre un jour dans l'Europe centrale, peut-
être dans la région du Danube, des documents capables
de confirmer cette supposition (1) ; mais aujourd'hui ces
documents font encore défaut et nous n'avons à parler
que des deux groupes ci-dessus nommés.
Le groupe gaélique ou gadhélique, ou hibernien, com-
prend trois idiomes : l'irlandais, Verse, le mannois, tous
trois fort rapprochés les uns des autres.
L'importance de l'irlandais, dans l'étude des langues
celtiques est considérable, non-seulement sous le rap-
port de la plus grande conservation de l'idiome, mais
aussi sons relui de la richesse littéraire. A la vérité ce
n'est qu'une richesse relative, mais la littérature des au-
tres langues celtiques est si peu développée ! Les plus
(1) I.a question celtique. Bulletins de la Société d'anthropo
loffic de Paris, 1*74. p. 705
LANGUES CELTIQUES. 341
anciens documents irlandais consistent spécialement en
des gloses plus ou moins étendues insérées dans des
manuscrits latins, soit à la marge, soit entre les lignes,
et remontant au huitième siècle.
On rapporte au cinquième siècle au moins — époque
à laquelle l'écriture latine pénétra chez les Hiberniens et
les Bretons — les vieilles inscriptions irlandaises en ca-
ractères appelés « ogham ». L'origine de ces signes est
loin d'être éclaircie, et nous devons nous borner à en
faire cette simple mention. Au moyen âge la littérature
irlandaise atteignit son apogée ; il reste de cette époque
nombre de chroniques et de récits, sans parler de tra-
ductions d'oeuvres étrangères.
Au temps de la Renaissance, l'irlandais entra définiti-
vement dans sa période d'extinction : à l'heure actuelle,
d'après Ravenstein (Journ, of the Statist. Soc. t, XXIII.
partie III), on compte près de 8.20.000 individus parlant
irlandais en Irlande, soit 15 sur 100, et environ 50.000
en Angleterre. L'anglais occupe là partie orientale de
l'île, plus de la moitié.
Sa situation géographique a mieux conservé le cel-
tique écossais — l'erse — des empiétements de la langue
anglaise. En Ecosse, 300.000 individus parlent l'erse, soit
9 pour 100 de la population ; 8.000 le parlent en Angle-
terre. Le gaélique d'Ecosse occupe toute la région sep-
tentrionale du pays, sauf un petit territoire à l'extrême
nord-est, et la partie centre et ouest : soit, approximati-
vement, les contrées de Caithness du Sud, Sutherland,
Inverness, Argyle, Perth occidental ; il s'étend égale-
ment sur les îles avoisinantes et sur celles qui se rap-
prochent de l'Irlande ; mais, au nord, dans les Orcades
et Shetland il est inconnu.
Si la littérature du gaélique d'Ecosse est moins an-
cienne que la littérature irlandaise, elle possède toute-
fois le grand avantagé d'avoir plus fidèlement gardé la
LA LINGUISTIQUE.
mémoire des traditions anciennes. Les poèmes apocry-
phes d'Ossian, qui soulevèrent, il y a cent ans, tant de
controverses, avaient sans aucun doute un fond de vé-
rité, et, à cette heure encore, les montagnards écossais
sont loin d'avoir oublié tous les récits de leurs ancêtres.
Le dialecte de l'île de Man n'offre qu'un intérêt secon-
daire. D'après quelques auteurs, il serait parlé par un
tiers des habitants du pays ; il ne le serait, d'après d'au-
tres personnes, que par un quart ou un cinquième de
la population (Transactions of the Philological Society,
1875, p. 172).
Le groupe breton, ou kimrique, comprend le gallois,
le comique, le breton, le gaulois ; deux de ces idiomes
sont éteints, les deux autres vivent encore.
C'est au gallois qu'appartient la plus vivace des lit-
tératures celtiques actuelles. Dès le huitième siècle on
trouve quelques gloses en gallois, aussi anciennes, par
conséquent, que les gloses irlandaises dont nous avons
parlé ; il est vrai qu'elles sont beaucoup moins impor-
tantes sous tous les rapports. D'ailleurs, c'est au moyen
âge que se place la belle époque de la littérature galloise,
notamment aux onzième, douzième, treizième siècles,
qui ont vu paraître nombre de chroniques et de poésies.
Aux approches de la Renaissance, le gallois sembla fort
en danger ; il a repris cependant une certaine vitalité
et c'est encore une langue écrite.
On compte, dans le pays de Galles, 934.500 individus
parlant gallois ; on en compte, en Angleterre, 62.000.
Quant au cornouaillais, ou comique, il s'est éteint au
siècle dernier. Le plus ancien monument de sa littéra-
ture — un glossaire qui porte le titre de Vocabula bri-
tannica — date du treizième ou peut-être du douzième
siècle.
On peut attribuer à l'époque de la Renaissance quel-
ques autres écrits en langue comique, notamment une
LANGUES CELTIQUES. 343
sorte de mystère chrétien sur la Passion ; nombre de
mots anglais y ont déjà pénétré.
Le breton, ou armoricain, n'offre pas de très anciens
documents, et ceux que l'on attribue à une époque plus
reculée que le quatorzième siècle ne remontent sans
doute pas à cet âge. Le plus connu est la vie de sainte
Nonne et de son fils. L'on ne peut dire d'ailleurs que la
littérature bretonne soit absolument éteinte aujourd'hui;
on récolte, au moins, tout ce qui reste des vieilles tra-
ditions des poésies anciennes et la publication de
quelques pièces plus ou moins apocryphes ne doit point
laisser mettre en doute l'authenticité d'un très grand
nombre d'autres morceaux.
Le breton est parlé dans le département du Finistère
et dans la partie occidentale des Côtes-du-Nord et du
Morbihan ; il se divise en quatre dialectes, parmi les-
quels celui de Léon est le mieux étudié. Le véritable do-
maine breton comprendrait 1.200.000 individus ; la zone
mixte en comprendrait 47.000. (Sur la limite du breton
et du français, voir Revue celtique, t. V, p. 278 ; Revue
d'ethnographie, t. V, p. 1.) D'après Paul Sébillot se trou-
vent en pays de langue celtique : Plouha, Pléguien, Tres-
signaux, Kérouzern, Kergourio, Lanrodec, Saint-Fiacre,
Vieux-Bourg, Saint-Mayeux, Saint-Connec, Naizin, Saint-
Jean Brévelay, Sulniac, Ambon ; se trouvent en pays de
langue française : Tréveneuc, Tréguidel,Plouagat, Saint-
Laurent, Saint-Gildas, Saint-Gilles, Gueltas, Radenac,
Trédion, Elven, Muzillac.
Les deux douzaines d'inscriptions que l'on possède de
l'ancien gaulois ont été découvertes, pour la plupart,
dans la région de la Saône moyenne : il y en a pourtant
qui proviennent du Rhône méridional, de la Normandie
orientale et encore d'autres contrées. Ecrites en carac-
tères latins, parfois en caractères grecs — par exemple
celle de Nîmes — les inscriptions gauloises n'ont pas
344 LA LINGUISTIQUE.
encore été expliquées, bien qu'elles aient donné lieu à
des travaux d'une véritable valeur, ceux, par exemple,
de Pichet (1). Mais il reste également des noms de
lieux, des noms propres cités par les auteurs classiques,
et tout cela est plus que suffisant pour permettre de
classer l'ancien gaulois dans la branche celtique bre-
tonne ; nous reviendrons tout à l'heure sur ce sujet.
On connaît l'expédition historique des Galates en Asie
Mineure, où ils s'établirent. Leur langue, qui, d'après
des témoignages anciens, était la même que celle des
habitants de Trêves, disparut dès les premiers siècles
de notre ère, au plus tard vers le quatrième. D'après
G: Perrot, elle serait tombée en désuétude dans le cou-
rant du premier siècle (2).
Les langues celtiques ne possèdent pas, sans doute,
comme les langues germaniques, une caractéristique de
premier ordre, telle que l'est, chez ces dernières, la sub-
stitution des consonnes. Mais, tout en se liant très étroi-
tement, tout aussi bien aux langues germaniques, d'un
côté, qu'aux langues italiques, d'un autre côté, elles n'en
présentent p;is moins un caractère particulier très frap-
pant.
On ne saurait, à la vérité, définir ce caractère d'une
façon un peu précise, mais il résulte d'un ensemble par-
faitement tranché. On peut dire, en principe, que toutes
les langues celtiques, lorsqu'il s'est agi de la formation
des mots, ont montré une forte tendance à la contraction.
Si nous jetons un coup d'oeil sur l'ensemble des voyel-
les du vieil irlandais, nous constatons sans peine qu'il
est fort rapproché de l'ensemble du vocalisme latin, et
(\) Revue archéologique, 1867, i>. 272. Fbîcl. Alfred Mwhy.
1866, p. s. Wnnrr.v Stokes. Gallische Jnschriften, I3eitr.-pgc zur
vrerleichenden Sprachforschurii.', i. II. p. 100.
De la disparition d<- la langue yauloise en Galalie. Revue
celtique, t. I, p. 179. Paris !•
LANGUES CELTIQUES. 345
ce que nous disons de l'ancien irlandais est applicable,
d'ailleurs, non seulement aux autres idiomes gaéliques,
mais encore aux idiomes du groupe breton.
En ce qui touche les consonnes, il existe aussi une
bien grande ressemblance entre les deux branches de
la famille celtique ; l'un et l'autre, par exemple, aspirent
en certains cas les consonnes k, t, p de l'indo-européen
commun. Mais ce fait est moins général en breton qu'en
gaélique ; ainsi l"armoricain et le gallois disent dec,
« dix », tandis que l'ancien irlandais disait deich (pro-
noncez « deikh »). L'irlandais moderne, devenant de
moins en moins correct, change ces ch en g ; ici, par
exemple, il dit déag.
Il est d'ailleurs un fait très général et très caractéris-
tique qui distingue en principe, sur ce terrain de la
phonétique, le système gallique du système breton :
c'est ce fait que les « k » de l'indo-européen commun
persistent dans le groupe gaélique — sauf, parfois, leur
changement en aspirée, ainsi que nous venons de le
voir — ■ tandis que dans le groupe breton, pour l'ordi-
naire, ils se changent en p.
Ce fait est très important, et nous devons en donner
au moins un ou deux exemples : gallois peduur, pcd-
war, « quatre », armoricain peuar, pewar : le « k »
primitif s'est changé en p. Il persiste dans la branche
gaélique : irlandais cetliir ; comparez le latin « qua-
tuor », le lithuanien « keturi » ; gallois pimp, pump,
k cinq » armoricain pemp, le « k » persiste en gaélique :
irlandais ancien côic, irlandais moderne cuig. Comparez
le latin « quinque ».
Ce changement de « k » en p se présente très claire-
ment dans l'ancien gaulois, et c'est là une des raisons
qui font rattacher cet idiome au groupe breton. Nous sa-
vons, fiai- exemple, que le quinquefolium latin, la
« quintefeuille », portail en gaulois le nom de pempe-
346 LA LINGUISTIQUE.
dula ; comparez le gallois pump, « cinq », l'armoricain
pemp. Et ce fait n'est pas isolé.
La déclinaison de l'irlandais a beaucoup souffert, en
ce sens que les désinences qui avaient originairement
la mission d'indiquer les différents cas, ont été presque
toujours mutilées d'une façon grave ; parfois même elles
sont tout à fait tombées, et l'on ne peut plus savoir
à première vue si tel ou tel nom est à tel ou tel cas,
plutôt qu'à tel ou tel autre. D'anciennes formes prono-
minales, se changeant en vrais articles ou prépositions,
sont venues remédier à ce fâcheux état : ainsi la forme
athir « père » ne dit rien par elle-même du cas où elle
se trouve, mais intathir signifie le nominatif « pater »
et sinnathir l'accusatif « patrem ».
L'on peut dire que la déclinaison est encore plus mal-
traitée dans le groupe breton ; c'est à peine s'il y reste
trace des désinences indicatrices des cas, et l'article lui-
même a perdu sa diversité. Ainsi, en armoricain, roen,
« roi », signifie tout à la fois « rex, regem, régis », etc.,
et l'article an le précède toujours tel quel : an roen,
« rex » ; an roen, « régis ». C'est uniquement aux pré-
positions, dont on usera selon les différents cas, qu'il
appartiendra de déterminer la fonction du substantif ;
nous ne suivons pas, en français, un autre procédé lors-
que nous disons « à la femme, de la femme, pour la
femme », etc. Tel est le dernier degré de l'analytisme.
La conjugaison gaélique et celle du groupe breton
suivent essentiellement le même système, et l'on peut
dire que ce système n'est pas sans offrir de grandes dif-
ficultés ; c'est là que réside la véritable peine de l'étude
des langues celtiques. Ici encore, comme l'on pouvait - >
attendre, le groupe breton se montre bien moins con-
servé que le groupe gaélique.
Ce serait une entreprise à peu près interminable que
celle de relever tout ce qui a été dit d'énormités sur les
LANGUES GERMANIQUES. 347
langues celtiques. Il n'est pas rare, aujourd'hui encore,
d'entendre expliquer le phénicien et l'étrusque par les
racines celtiques ; il est moins rare encore d'entendre
expliquer le basque par des mots bretons ou irlandais.
Mais ce qui est bien plus fréquent, ce sont des théories
quasi périodiques qui, en dépit de tout ce qui a été
dit, écrit et mille fois prouvé relativement à l'origine
des langues romanes, font encore dériver ces dernières
langues des langues celtiques. Cette persistance de la
celtomanie tient uniquement à ce que ceux qui en font
profession ignorent trois choses capitales : les langues
celtiques, le latin, les langues novo-latines. Il n'est pas
un celtomane qui ne soit étymologiste ; l'étymologie est
la condition vitale de la celtomanie.
Ce n'est pas à dire que les langues celtiques n'aient
point fourni aux idiomes novo-latins un certain nombre
de mots de leur vocabulaire, mais ce nombre est 'peu
considérable. Ce sont des noms géographiques qui en
forment le meilleur contingent ; tels les noms du Da-
nube, des Alpes, des Ardennes. Les mots lieue, dune,
alouette ont également une origine celtique ; mais cette
origine n'est qu'indirecte, et pour passer du celtique au
français, ces mots, comme nous l'avons dit en parlant
des langues romanes, ont dû avant tout se latiniser.
§ 6. Branche germanique.
Il ne semble point que les noms de « Germain », de
<( Germanie », de « germanique », soient d'origine alle-
mande ; on a cherché souvent à les expliquer, mais cela
a toujours été en vain. Le véritable nom appelé à rem-
placer celui de « germanique » serait sans doute le nom
de tudesque. Celui-ci n'est autre que l'allemand moderne
348 LA LINGUISTIQUE.
deutsch, l'ancien haut-allemand diutisc, correspondant
à une forme plus ancienne thiudisks, adjectif dont le
sens primitif était celui de « populaire, national ». Tou-
tefois, le nom de « germanique » est trop accepté, trop
usuel, pour que Ton puisse songer à le remplacer par
un autre. Les Allemands eux-mêmes, qui protestent con-
tre cette appellation et aiment à employer leur nom
national, ne donnent point aux langues indo-euro-
péennes le nom dïndo-tudesques, mais bien celui d'indo-
geniKiniques. C'est là une inconséquence assez singu-
lière.
Le système des langues germaniques se divise en
quatre branches distinctes : la branche gothique, la
branche Scandinave, la branche bas-allemande, la bran-
che haut-allemande.
Avant de porter notre attention sur chacune de ces
branches en particulier, nous devons jeter un coup
d'œil sur l'ensemble du système.
La grande caractéristique du groupe germanique con-
siste dans la façon dont il traita les explosives de la
langue commune indo-européenne « k, t, p ; g, d, b ;
gh, dh, bh ». Il les renforça toutes. Là où l'indo-euro-
péen commun avait une explosive aspirée, il mit une
explosive non aspirée ; là où l'indo-européen avait une
explosive faible, il mit une explosive forte. Quant aux
explosives fortes de l'indo-européen commun, il les chan-
gea en sifflantes : « k » devint h, « p » devint / et « t »
fut remplacé par la sifflante th dur des Anglais ( le th
de « three, thank », non pas celui de « they, the »).
Lors donc que le sanskrit, fidèle aux explosives primi-
tives, dit bhrâtâ « le frère », le gothique dit brôthar,
changeant l'aspirée en non aspirée, et la forte en sif-
flante ; tandis que le sanskrit dit ajras « le champ »,
le grec iypo;, le latin ager, le gothique dit akrs, changeant
l'explosive faible en explosive forte.
LANGUES GERMANIQUES. 349
Rien de plus simple que cette loi. Ajoutons qu'elle est.
constante. Pour qu'elle ne s'applique pas, il faut qu'il
se rencontre un empêchement physiologique, il faut que
l'explosible, qui devait être renforcée, soit, par exemple,
précédée de « s ». En ce cas elle demeure telle quelle;
c'est ainsi qu'au sanskrit asti « il est », au lithuanien
esti, correspond le gothique ist.
Cette loi du renforcement des explosives primitives,
cette grande caractéristique du système germanique pris
en général fut, par la suite des âges, étendue, complétée,
mais elle demeura la base même du système tout entier.
En dehors des nouvelles sifflantes /, h, th dur, th
doux et z, les vieilles langues germaniques n'ont guère
augmenté le tableau des consonnes de la langue com-
mune indo-européenne. Par contre, elles ont perdu les
tmis explosives aspirées « gh, dh, bh », dont elles ont
fait, ainsi que nous venons de le dire, trois explosives
simples. En ce qui concerne les voyelles, les idiomes
germaniques sont moins purs ; ils les ont singulière-
ment modifiées et ils possèdent une grande richesse
de dipththongues. Leur ancienne déclinaison, moins
bien conservée que celle de la plupart des autres idiomes
indo-européens, est cependant assez fidèle en bien des
points ; mais la conjugaison a éprouvé des pertes con-
sidérables, celle, par exemple, de la plus grande partie
des temps organiques.
I. Gothique.
Nous serions tenté, si l'usage ne s'y opposait, de ne
pas écrire ce mot de gothique avec l'orthographe ordi-
naire et reçue, mais de nous conformer à l'orthographe
plus correcte de « gotique ».
Les Goths, on effet, écrivaient leur nom avec un t,
350 LA LINGUISTIQUE.
non pas avec un th, ce qui était bien différent ; nous
avons vu, en effet, que le th des vieilles langues germa-
niques était une véritable sifflante, non pas une explo-
sive plus ou moins aspirée.
Les Romains écrivaient correctement « goticus », et
c'est aux historiens grecs que nous devons la vicieuse
orthographe du mot « gothique ».
On a cru longtemps que le gothique était le père com-
mun de tous les idiomes germaniques; il n'en est rien.
Plus correct que chacun d'eux dans son ensemble, plus
rapproché de l'indo-européen commun, il cède le pas
parfois à tel ou tel de ses congénères. Il faut le placer,
en réalité, à côté du vieil islandais, à côté des vieux
idiomes bas-allemands, et souvent aussi sur le même
pied que l'ancien haut-allemand, bien que ce dernier, à
un point de vue spécial, le cède beaucoup à tous ses
alliés. Un grand nombre des formes du bas et du haut-
allemand s'expliquent sans doute par le gothique, mais
aucune d'elles n'en provient directement ; gothique,
Scandinave, bas et haut-allemand, remontent tous, en un
mot, à une forme commune qu'aucun d'eux ne représente
d'une façon complète.
A quelle époque et où fut parlée la mère commune des
langues germaniques ? C'est ce qu'il sera peut-être im-
possible de jamais savoir.
Quant à la langue gothique, nous la connaissons sous
la forme qu'elle avait au quatrième siècle de notre ère,
par la traduction des Testaments juif et chrétien due
à Vulfila — l'Ulphilas des auteurs grecs — évêque des
Goths établis en Mésie. Elle devait s'éteindre au neu-
vième siècle, cinq cents ans plus tard.
Son système vocalique est le moins compliqué de tous
ceux des anciennes langues germaniques.
Nous avons parlé du renforcement que l'ensemble des
langues germaniques fit subir aux consonnes explosives
LANGUES GERMANIQUES. 351
de l'indo-européen commun. Le gothique, après avoir
appliqué cette loi rigoureuse, fit ensuite subir aux sif-
flantes obtenues par ce renforcement une modification
nouvelle. Parfois, chez lui, h (produit d'un « k » plus
ancien) devint g ; parfois th (produit d'un « t » plus
ancien) devint d ; parfois f (produit d'un « p » plus
ancien) devint b. Ce phénomène est très remarquable;
les nombreux exemples qu'il fournit ont été cités maintes
fois comme constituant tout autant d'exceptions au
principe général du renforcement, mais, en fait, il n'en
est point ainsi. Il y a là un phénomène accessoire,
un phénomène secondaire, mais un phénomène distinct.
Nous verrons, en parlant des idiomes bas-allemands,
chez lesquels cette loi secondaire peut être prise en fia-
grande application, comment le nom de loi de polarité
peut se justifier. Pour l'instant, nous ne faisons que
constater ses effets dans la langue gothique, où elle
est peu fréquente, mais où elle existe cependant.
Les lois phonétiques du gothique sont peu nombreuses,
mais assez importantes. Une des plus caractéristiques
est celle-ci : dans les mots de plus d'une syllabe les
voyelles a et i précédant une consonne placée à la fin
du mot, tombent.
Une autre loi phonétique importante est celle qui, en
principe, change les i en ai et les u en au devant les
consonnes r ou h ; c'est là une loi particulière au go-
thique.
Dans la déclinaison nominale le gothique a perdu
toutes les formes du duel et le cas ablatif ; presque tous
ses datifs sont empruntés au vocatif.
De la conjugaison organique il n'a gardé que le pré-
sent et l'ancien parfait redoublé, ce dernier au moins
pour une partie de ses verbes ; il ne présente plus trace
des deux aoristes, de l'imparfait, du futur. Il rend ce
dernier temps par des formes du présent et s'est fabriqué
352 LA LINGUISTIQUE.
pour la plupart des verbes dérivés une sorte de parfait.
Le gothique disparut sans laisser de descendants. C'est
ainsi qu'avaient également disparu bien d'autres idiomes
germaniques parlés vers la même époque, et dont il ne
nous est parvenu aucun document, ceux, par exemple,
des Vandales, des Hérules, des Burgondes.
II. Langues Scandinaves.
L'ancienne langue nordique fut portée en Islande par
des colons norwégiens ; grâce au lent développement
que reçut la civilisation dans cette île lointaine dont les
communications avec le continent étaient difficiles, le
vieux nordique s'y maintint bien plus aisément que dans
les autres pays Scandinaves.
L'islandais moderne diffère peu en réalité, de cette
ancienne langue, et sa supériorité sur tous ses congé-
nères européens, non-seulement sur les langues germa-
niques modernes, mais encore sur les idiomes slaves,
celtiques, novo-latins et autres, serait bien assurée si
le lithuanien n'existait pas. Le côté faible de l'islandais
moderne, c'est d'avoir subi cette loi de renforcement
dont nous avons parlé ci-dessus, mais qui était commune
à toute la famille germanique et dont il ne pouvait s'af-
franchir.
La phonétique de l'ancien nordique est beaucoup plus
délicate que celle du gothique. On y compte une ving-
taine de voyelles différentes, longues ou brèves, et plu-
sieurs diphthongues. Le nombre des consonnes est éga-
lement d'une vingtaine. Outre les explosives fortes et
faibles, le vieux nordique possède les deux sifflantes
f, h, la sifflante 1h dur (de l'anglais « thick ») et sa cor-
respondance douce (anglais « they, the »). Le germa-
LANGUES GEPMANIQTJES. 353
nique se distingue, d'ailleurs, des autres langues ger-
maniques par une plus grande disposition à l'assimila-
tion des consonnes. En somme, la déclinaison est aussi
bien conservée qu'en gothique et la conjugaison a
éprouvé les mêmes pertes. Il s'y est formé par des
moyens factices, par des moyens analytiques, un futur,
un conditionnel et un nouveau parfait.
C'est en Islande que furent composés les plus beaux
monuments de la vieille littérature nordique, les deux
Eddas, recueil d'anciens récits mythologiques. La pre-
mière est en vers et remonte au onzième siècle ; la se-
conde, plus récente d'une centaine d'années, dit-on, est en
prose : c'est une sorte de complément de la première Edda.
Les langues Scandinaves modernes sont au nombre
de quatre : l'islandais, le norwégien, le suédois, le da-
nois. Pour certains auteurs l'islandais seul descendrait
directement de l'ancien nordique, et les trois autres
idiomes Scandinaves proviendraient de dialectes diffé-
rents de cette ancienne langue, bien qu'étroitement
alliés avec elle. Pour d'autres auteurs, les quatre lan-
gues Scandinaves actuellement parlées auraient toutes
le vieux nordique pour ancêtre direct. Ce qui semble
incontestable, en tout cas, c'est la parenté plus intime
de l'islandais et du norwégien, du suédois et du danois.
On peut ainsi les diviser en deux groupes assez dis-
tincts (1). L'islandais et le norwégien, par exemple, gar-
dent les diphthongues de l'ancienne langue, tandis que
le suédois et le danois les changent en voyelles longues ;
danois et suédois conservent au commencement des mots
certains groupes de consonnes que l'islandais et le nor-
wégien ont perdus ou ne prononcent plus entièrement.
Le norwégien, dont la littérature est uniquement po-
pulaire, a perdu beaucoup de terrain. Le suédois, au
(1) Th. Môbius. Dânische {ormenlehre, p. 2. Kiel, 1871.
LINGUISTIQUE. 23
354 LA LINGUISTIQUE.
contraire, en a gagné et possède une véritable littéra-
ture. Non seulement il occupe une partie de la péninsule
Scandinave, mais il s'étend sur les deux bandes de ter-
ritoire du littoral finlandais : l'une de ces bandes donne
sur le golfe de Bothnie, avec Vasa pour point central ;
sa longueur est d'environ une cinquantaine de lieues,
sa largeur est fort minime. L'autre bande, un peu plus
importante, occupe la partie ouest de la rive septentrio-
nale du golfe de Finlande, avec Helsingfors pour point
central. Du côté de la terre ces deux territoires sont
enveloppés par les régions où se parle le suomi.
On peut dire d'une façon générale que le suédois a
conservé mieux que le danois la physionomie de l'ancien
Scandinave. Les consonnes k, t, p, par exemple, s'affai-
blissent à la fin des mots dans la langue danoise en g,
d, b, tandis qu'elles persistent en suédois. De toutes les
langues Scandinaves actuellement parlées, le danois est,
en somme, la plus moderne, si l'on envisage ses formes.
Il n'est point parlé seulement en Danemark : en Nor-
vège on l'écrit couramment et il est parlé par les classes
lettrées, tandis que le norwégien n'est, ainsi que nous
l'avons dit, qu'un idiome populaire ; il s'étend également
sur la partie nord du Slesvig et comprend la ville de
Flensborg. Le danois se divise d'ailleurs en plusieurs
dialectes. Ses plus anciens documents remontent au
treizième siècle, mais sa forme actuelle semble être
née au seizième siècle du dialecte séelandais. On y ren-
contre un certain nombre de mots étranger.-, empruntés
au latin, au suédois, au français et surtout à l'allemand.
III. Bas-allrmand.
Cette branche des langues germaniques est divisée en
un assez grand nombre de rameaux. Elle aurait donné
naissance tout d'abord ù deux celle du
LANGUES ÛERMAHIQUES.
saxon et celle du frison ; la première de ces tiges aurait
produit ensuite, plus ou moins directement, une demi-
douzaine d'idiomes.
On s'accorde, pour l'ordinaire, à dresser le tableau que
voici :
fAnglo-saxon. Anglais.
I Saxon. j i Bas-allemand proprement dit.
Bas- (Vieux saxon. * Hollandais
allemand. / ( Néerlandais. \ et flaniand
'Frison.
Nous ne pouvons savoir directement ce qu'était la
forme commune du bas-allemand, au sens général du
mot, non plus que ce que pouvait être la forme commune
saxonne d'où devaient sortir l'anglo-saxon et le vieux
N'ixon. Quant à ces deux derniers idiomes, ce sont des
langues historiques fort bien connues.
Le vieux saxon était parlé du Rhin à l'Elbe, au sud
du frison, qui occupait les pays allemands du Nord. Nous
possédons du vieux saxon un monument important, le
poème chrétien du Sauveur (Hêliand), conservé dans
deux manuscrits qui datent du neuvième siècle.
I. Anglo-saxon remonte au septième siècle, au moins
en Angleterre, et lui aussi a son épopée, le poème de
IVovulf, que l'on rapporte à cette ancienne époque.
La langue de ces deux vieux idiomes bas-allemands
n'était pas fort différente, mais elle présentait cepen-
dant une certaine quantité de divergences très caracté-
risées, notamment dans la phonétique. Le système des
voyelles du vieux saxon est de beaucoup plus simple que
celui de l'anglo-saxon ; ce dernier est véritablement assez
compliqué et son écbelle vocalique est très chargée.
On divise l'anglo-saxon en deux périodes : l'une, celle de
l'anglo-saxon proprement dit, ou du vieil anglo-saxon,
s'étend jusqu'au commencement du douzième siècle; la se-
conde, celle du demi-saxon, jusqu'au milieu du treizième.
356 LA LINGUISTIQUE.
La période do l'ancien anglais est également longue
d'un siècle, elle va de Tan 1250 à l'an 1350 environ ; avec
elle commence une décadence rapide des formes de la
langue : il ne reste plus des anciens cas que le seul géni-
tif, et encore ce cas est-il remplacé maintes fois par l'em-
ploi de prépositions. Au milieu du quatorzième siècle
s'ouvre la période du moyen anglais, qui doit durer
deux cents ans, et qui continue, d'une façon plus mar-
quée encore, l'œuvre de la période précédente. Lorsqu'ap-
paraît enfin le nouvel anglais, l'anglais moderne, au mi-
lieu du seizième siècle, la langue est presque entière-
ment analytique. Les dialectes sont nombreux, mais on
peut dire qu'ils en sont tous arrivés au même point de
simplification grammaticale. Au demeurant, il reste en-
core assez de grammaire chez eux tous, aussi bien que
dans la langue littéraire, pour témoigner du caractère
essentiellement germanique de l'anglais. D'ailleurs, l'in-
troduction considérable de mots français dans la langue
anglaise (1) n'affecte en rien sa grammaire, comme on
a pu le croire et le dire ; l'anglais n'est point une lan-
gue mixte, c'est une langue foncièrement germanique,
dont les formes ont eu à souffrir plus que celles de tous
les idiomes de la même famille.
Nous revenons à la seconde branche du saxon, au
vieux saxon. Son système de voyelles, avons-nous dit,
était beaucoup plus simple que celui de l'anglo-saxon,
il connaissait beaucoup moins de voyelles que ce dernier,
et ses rejetons contemporains ont, eux aussi, une échelle
vocalique beaucoup moins compliquée que ne l'est celle
de l'anglais. Il a donné naissance à deux rameaux frè-
res, le rameau du bas-allemand proprement dit et le ra-
meau néerlandais.
(1) Thommerel. Recherches sur la (itsion du (ranco-normanA
el de l'anglo-saxon. Paris, 1841.
LANGUES GERMANIQUES. 357
Le bas-allemand proprement dit, ou « plattdeutsch »,
est la langue populaire des basses régions de l'Allema-
gne du Nord. Le bas-allemand a gagné considérable-
ment vers l'est sur des régions où se parlaient autrefois
des idiomes slaves et même des idiomes lettiques (le
vieux prussien et le lithuanien), mais il ne s'est pas
élevé à la condition de langue littéraire, et le haut-alle-
mand moderne, l'allemand, a rendu pour jamais infruc-
tueux les essais que l'on pourrait faire en ce sens.
La seconde branche du vieux saxon est le néerlandais,
qui se divise en deux langues fort rapprochées l'une de
l'autre, presque identiques, le hollandais et le flamand.
Ce dernier est souvent regardé comme un dialecte du
hollandais ; rien n'est plus inexact. Flamand et hol-
landais doivent être placés sur un pied d'égalité, et ils
sont si rapprochés l'un de l'autre, que l'on a pu dire,
avec assez de raison, qu*il n'y avait entre eux qu'une
simple différence de prononciation. Le flamand est parlé
aujourd'hui par deux millions quatre cent et quelques
milliers d'individus ; quant au nombre des personnes
parlant hollandais, on peut l'évaluer approximative-
ment au chiffre de trois millions et demi, ce qui don-
nerait comme nombre total des individus de langue
néerlandaise le chiffre de six millions, y compris les
Flamands français du département du Nord. Certains
auteurs vont jusqu'au chiffre de six millions et demi.
La ligne qui sépare le français du flamand est, la plu-
part du temps, assez horizontale. Elle laisse au nord, en
pays de langue flamande, Gravelines, Hazebrouck, Cour-
trai, Halle, Bruxelles, Louvain, Tongres ; au sud, en
pays de langue française, Calais, Saint-Omer, Armen-
tières, Tourcoing, Ath, Nivelles, Liège, Verviers.
Nous n'avons parlé jusqu'à présent que d'une seule
des branches du bas-allomand, la branche saxonne.
L'autre branche es! incomparablement moins irnpnr-
358 LA UNGriSTIQUE.
tante. Elle ne comprend qu« le frison. C'est une langue
assez ancienne parlée sur la côte de la mer du Nord,
aussi bien sur le continent même que dans les îles qui
lui font face. Les Frisons sont loin d'avoir entrepris les
émigrations devant lesquelles les autres Bas-Allemands
ne reculèrent point ; ils demeurèrent dans les régions
où ils étaient établis, et leur langue conserva certains
caractères de grande antiquité, malgré l'influence que
purent exercer sur elle les idiomes avoisinants, le néer-
landais, l'allemand, le danois.
Depuis longtemps le frison n'est plus une langue lit-
téraire ; l'allemand Ta totalement relégué au second
rang, comme il a fait, d'ailleurs, au bas-allemand pro-
prement dit.
Plus haut, en parlant de la langue gothique, nous
avons dit quelques mots d'un principe de la phonétique
germanique qui fut secondaire à la loi générale du ren-
forcement des explosives et qui trouva son application
dans les quatre branches de cette famille. Nulle part,
avons-nous ajouté, ce nouveau phénomène n'est plus ai-
sément surpris en application flagrante que dans les
idiomes qui appartiennent au groupe bas-allemand. C'est
ce que nous allons montrer.
Nous savons que, d'après le principe du renforcement
des explosives organiques, les « k, t, p » de la langue
indo-européenne commune étaient devenus, dans le sys-
tème germanique général, de véritables sifflantes : /;, (h,
f. Le nouveau phénomène dont nous avons à parler
consiste en ceci : les trois sifflantes dont il est que<-
tion ne se maintiennent pas toujours telles quelles, par-
fois elles se changèrent en g, en d, en b, et cela dans
tous les idiomes germaniques.
Ce changement n'eut pas lieu directement ; il y eut
un intermédiaire entre h et g, un intermédiaire entiv //(
et d, un intermédiaire entre / et b.
LANGUES GERMANIQUES. 359
C'est ici que les idiomes bas-allemands nous sont d'une
utilité capitale : ils nous présentent maintes fois, en
effet, coexistant à côté l'un de l'autre, les différents ter-
■ I" cette série. Nous gâtons, grâce à eux, que YitL-
iCTHïédiaire entre la sifflante dure et l'explosive faible
fut la sifflante douce correspondante. Ainsi c'est par l'in-
termédiaire de v que l'on passa de / à b, c'est par l'inter-
médiaire d'un h doux que l'on passa de h dur à g, c'est
par l'intermédiaire de th doux (celui de l'anglais « they,
there ») que l'on passa du th dur (de l'anglais « thick,
thirst ») à l'explosive faible d. Cela fit donc trois degrés
successifs.
Un ou deux exemples rendront la chose plus compré-
hensible. Tandis que le gothique sous la forme tha- re-
produit le pronom organique « ta », en changeant l'explo-
sive forte en une sifflante th dur, l'anglais, dans son
article the, change la sifflante dure en sifflante douce, et
le hollandais, poussant l'évolution jusqu'au bout, dit de,
tout comme le flamand. C'est ainsi encore que le hollan-
dais doorn correspond au gothique thaurnus « épine »,
voor à faur « pour », vol à fulls « plein ». Ce n'est pas
à dire, d'ailleurs, que l'anglais en reste toujours à la
consonne intermédiaire, ce n'est pas à dire, non plus,
qu'il atteigne toujours cette même consonne ; assuré-
ment non. Les th durs qu'il présente si souvent le mon-
trent encore d?ns la première période : thorn « épine »,
par exemple, est avec le gothique au premier degré,
tandis que le doorn hollandais est déjà au troisième.
Mais cela ne fait rien à l'affaire. Nous pouvons prévoir
en toute sûreté le temps où tous les th anglais se seront
changés en d, comme c'a été le cas pour le hollandais et
le flamand. Un certain nombre des dialectes anglais en
sont déjà arrivés à cette troisième période ; dans les
pays de Kent et de Sussex, par exemple, l'on dit dey
« eux », de « le » pour « they, the » de la langue litté-
360 LA LINGUISTIQUE.
raire ; à Wight l'on dit vor pour for « pour » ; dans les
pays de Dorset, de Devon, de Somerset, même change-
ment de / en v (1). La langue littéraire devra faire à
son tour le chemin que parcourent aujourd'hui les dia-
lectes, et elle arrivera à l'état qui caractérise à présent
le flammand et le hollandais.
IV. Haut-allemand.
Le haut-allemand moderne, l'allemand, occupe au cen-
tre de l'Europe un territoire assez considérable. Au
nord il est la langue littéraire, la langue cultivée des
pays où se parle le bas-allemand proprement dit, le platt-
deutsch, et il s'étend en cette qualité jusque près de
Flensborg dans le Slesvig méridional. Au nord-est, il
atteint presque la frontière russe, que longe encore
cependant, derrière Memel et Tilsit, une petite bande de
pays lithuanien. Une bande plus considérable de terri-
toire polonais l'empêche de confiner à la frontière du
royaume de Pologne, mais il occupe, du moins, toutes
les localités importantes de cette région : Graudenz,
Thorn, Posen, Oppeln. Contournant de l'est à l'ouest le
nord du pays tchèque et redescendant par les environs
de Pilsen et de Budweis vers Brïinn, en Moravie, la fron-
tière de l'allemand gagne Presbourg, longe sur une qua-
rantaine de lieues le pays de langue magyare et englobe
la Styrie du Nord (Gratz), la Carinthie septentrionale
(Klagenfurt), la plus grande partie du Tyrol, les trois
quarts de la Suisse (Coire, Altorf, Brieg, Laupen, 5o-
leure, Bâle). Laissant Belfort vers l'ouest, elle remonte
les Vosges jusqu'à la hauteur de Strasbourg et obliqua
vers le nord-ouest en englobant Thionville et Arlon :
gagnant Aix-la-Chapelle, elle suit dès lors la frontière
(1) C.-Fr. Koch, Hislorische grammalik dcr engUschen spra-
çlir, t. I, p. 27. Woimar, 1863.
LANGUES GERMANIQUES. 361
néerlandaise. Dans cette énumération l'Autriche-Hoi-
grie entre pour 9 millions d'individus, la Suisse pour
1.755.000.
C'est du seizième siècle que date l'allemand moderne.
La branche germanique dont il est aujourd'hui le re-
présentant avait passé auparavant par deux périodes,
d'abord par celle du vieux haut-allemand, puis par celle
du moyen haut-allemand. Il nous reste, pour terminer
avec les langues germaniques, à parler de ces trois pé-
riodes.
Il y a deux sortes de haut-allemand, le haut-allemand
rigoureux et le haut-allemand qui ne s'est pas soumis à
la loi commune. Ce ne sont point là deux langues ;. en
fait, il n'y a qu'une seule et même langue allemande,
mais cette langue contient en parties à peu près égales
des éléments de ces deux espèces. Cela tient, comme
nous le verrons, à ce que la langue allemande est née
dans les chancelleries et qu'elle ne représente pas un seul
et même dialecte passé de l'état populaire à l'état litté-
raire.
Le principe fort simple du haut-allemand rigoureux
est celui d'un nouveau renforcement.
Nous avons vu que les « gb, dh, bh » de la langue com-
mune indo-européenne étaient devenus en gothique, en
bas-allemand et dans les langues Scandinaves « g, d,
b » : le haut-allemand renforce ces derniers et en fait
des k, t, p. Les « g, d, b » organiques étaient devenus
(( k, t, p » dans les langues germaniques du premier de-
gré ; le haut-allemand les renforce à nouveau : il change
(( k » en h ( qu'il écrit également hh ou ch), « p » en f
(qu'il écrit également pf ou ph). Quant au « t », au lieu
d'en faire un « th » sifflant, il le change en « ts », sous
la forme z. Les explosives organiques « k, t, p » étaient
devenues « h, th, f » dans les langues germaniques du
premier degré : le haut-allemand conserve la première
362
LA r.INGUISTIQUE.
et la dernière de ces sifflantes, ne pouvant les renforcer,
et il applique à la seconde, au « th » dur, le phénomène
de la polarité ; cette troisième série de consonnes se
présente donc en haut-allemand sous la forme de h, d, f.
C'est pour ce motif que l'allemand présente un d là où
l'anglais offre un th ; il dit, par exemple, der « le »,
dorn « épine », trei « trois », dùnn « ténu, mince », tan-
dis que l'anglais dit the thorn, three, thin. Dans ce cas
comme dans tous les autres, l'anglais est ainsi plus pur
d'un degré que ne l'est l'allemand ; zœhmen « dompter »,
zoèhre (t larme », zu « à, vers », zivei « deux » sont moins
purs, sous ce rapport, que les mots anglais tame, tear,
to, two. On commet une grave erreur en répétant que
l'anglais provient de l'allemand ; autant dire que le go-
thique, lui aussi, en dérive. Ce sont là des branches pa-
rallèles ; mais le phénomène d'un second renforcement
de certaines consonnes donne à l'allemand un caractère
incontestable d'infériorité.
Tous les dialectes du haut-allemand ont changé en t,
:•, d les « d, th, t » des idiomes germaniques du premier
degré. En cela ils ont tous été du « rigoureux » haut-
allemand. Mais il n'en a pas été de même pour les deux
autres ordres de consonnes. Une partie seulement des
idiomes allemands changèrent les « k, g » du premier
fends germanique en h, k, et les « p, b » en / p ; c'est-à-
dire qu'une partie seulement de ces dialectes réalisèrent
dans toute sa rigueur le second renforcement. Tandis
que le gothique, par exemple, dit brinnan « brûler »,
certains dialectes du haut-allemand disent prinnan :
c'est là le haut-allemand rigoureux ; mais d'autres dia-
lectes n'ont point renforcé le b et l'allemand littéraire
actuel dit brennen. Tandis que le gothique dit galeiks
« pareil, semblable », l'ancien haut-allemand rigoureux
<lit kilih, mais l'allemand littéraire dit gleich. Tandis
que le gothique dit kunnan « connaître », le haut-aile-
Langues germaniques. 363
mand rigoureux dit chunnan (avec ch = h) et l'allemand
littéraire kennen. Mais, répétons-le, lorsqu'il s'est agi de
la série des consonnes dentales, l'évolution s'est opérée
dans tous les dialectes.
L'ancien haut-allemand reçoit parfois le nom de « tu-
desque ».
Il comprend trois grands dialectes, trois dialectes prin-
cipaux, qui se subdivisent eux-mêmes en un assez grand
nombre de dialectes moins importants. Ce sont le dia-
lecte franc, le dialecte alaman-souabe, le dialecte austro-
bavarois. Leurs monuments littéraires vont du septième
siècle de notre ère jusqu'à la fin du onzième.
La grande caractéristique de ces dialectes réside dans
le fait qu'ils conservent encore les anciennes voyelles
dans les désinences : ninni « je p rends », nimit « il
prend », nëmat « vous prenez ». Nous verrons qu'à parti r
du douzième siècle ces différentes voyelles se sont chan-
gées en e ou bien sont tombées. Le vieux haut-allemand
n'eut pour ainsi dire pas de littérature nationale ; il
possède un certain nombre de traductions d'écrits reli-
gieux et des poésies chrétiennes, mais il n'a rien de vé-
ritablement germanique.
Avec le douzième siècle commence le moyen haut-
allemand. La littérature revient aux anciennes tradi-
tions, aux anciennes fables que le vieux haut-allemand
avait négligées, mais elle ne les envisage plus qu'à tra-
vers les idées et les conceptions chrétiennes. Cette pé-
riode, dure environ quatre cents ans. C'est l'âge des célè-
bivs poètes « minnesœnger », de Walther von der Vogel-
weide, de Wolfram von Eschenbach, de Nîthart, de Hein-
rich von Morungen, du Tanhûser.
La grande caractéristique de la langue de cette période
est le changement en e de la voyelle des syllabes termi-
nales : le vieux haut-allemand, le tudesque, dit gibu « je
donne », le moyen haut-allemand dit gibe. Les diffé-
364 LA LINGUISTIQUE.
rents dialectes de l'ancien haut-allemand s'accommodè-
rent à cette nouvelle loi et continuèrent à garder cha-
cun leur individualité et leur caractère particulier. Il se
forma toutefois une sorte de langue littéraire, une lan-
gue des cours, tirée du dialecte souabe (1) ; pareille chose
ne s'était point produite dans la période précédente.
Deux faits bien frappants, ajoute Schleicher, distin-
guent le moyen haut-allemand de l'allemand moderne.
Dans le premier les syllabes radicales sont tantôt lon-
gues, tantôt brèves ; dans le second, la syllabe radicale
est toujours longue ; c'est elle, comme l'on sait, qui porte
l'accent : l'accentuation, en allemand moderne, déter-
mine donc la longueur de la syllabe qu'elle affecte, c'est-
à-dire de la syllabe radicale. Le second fait est celui-ci :
« Dans le vieux haut-allemand nous n'avions jamais sous
les yeux que le dialecte de celui qui tenait la plume ; il
n'existait pas de langue littéraire d'un emploi plus géné-
ral et dominant les différents dialectes. Durant la pé-
riode du moyen haut-allemand il se forme une langue
plus générale, la langue des cours. L'allemand moderne
est encore moins un dialecte particulier que ne l'était
la langue des cours du moyen haut-allemand ; ce n'était
point la langue de telle contrée, elle n'était parlée par
aucune population. Telle est la cause du manque de
naturel que présente la langue allemande ; dans sa pho-
nétique, dans ses formes elle est souvent monstrueuse.
Mais aussi elle puise dans ce même fait de n'être point
un idiome spécial, de n'appartenir en propre à aucune
population particulière, la faculté de servir de lien
d'union aux différentes branches germaniques... » (Op.
cit., ibid.).
En remontant de uns jours jusqu'au temps de Luther,
on peut suivre pas à pas la langue allemande. Sans
(1) ScHLEicuriî. Die deùlschc sprache. Deux. 6dil., i>. 103 el
suiv. Sluttgard, 18G9.
LANGUES GERMANIQUES. 365
doute, durant cette période de plus de trois siècles, elle a
subi bien des modifications, mais en réalité c'est tou-
jours la même langue, c'est une seule et même langue.
Au seizième siècle nous la voyons naître dans les chan-
celleries, nous voyons les actes diplomatiques emprunter
arbitrairement aux différents idiomes populaires. Grâce
à l'influence des actes officiels, grâce surtout à la pro-
pagande luthérienne, il se fait jour peu à peu ; il pénètre
dans l'église, dans l'école, dans les tribunaux ; les dia-
lectes populaires cèdent peu à peu devant lui et ne se
défendent bientôt plus que dans les campagnes.
Il faut reconnaître d'ailleurs que la bizarre orthogra-
phe dont on l'affubla n'était point faite pour hâter sa
propagation littéraire. Rien de plus arbitraire que cette
orthographe. Parfois, pour allonger les voyelles, on les
fait suivre d'un h qui ne répond absolument à rien dans
le passé du mot que l'on défigure ainsi ; parfois, égale-
ment pour indiquer qu'une voyelle est longue, on la re-
double ; et comme, parfois encore, la voyelle est longue
sans que sa quantité de longue soit figurée par un signe
graphique quelconque, il arrive qu'un a long peut être
rendu de trois façons différentes : simplement par a,
par ah, par aa. C'est le cas des mots « zwar, wahr,
haar ». Souvent, là où il faudrait un i pur et simple, on
écrit ie ; souvent aussi, lorsque l'étymologie historique
demanderait que l'on écrivît ie, l'on n'écrit que i. Sou-
vent enfin, ce qui est tout aussi bizarre, on remplace les
t par des th. Des tentatives sérieuses, mais incomplètes,
ont été faites pour arriver à une réforme.
366 r.A r.iNc.uiSTiQUE.
§ 7. Branche slave.
Les langues slaves ont occupé au moyen âge, durant les
septième, huitième et neuvième siècles, de vastes régions
de l'Europe centrale où l'allemand seul est connu au-
jourd'hui : la Poniéranie, le Mecklembourg, le Brande-
bourg, la Saxe, la Bohême occidentale, la Basse-Autri-
che, la plus grande partie de la Haute-Autriche, la Sty-
rie du nord et la Carinthie septentrionale. On parlait des
idiomes slaves sur les lieux qu'occupent à présent Kiel,
Lubeck, Magdebourg, Halle, Leipzig, Baireuth, Linz,
Salzbourg, Gratz et Vienne.
On distingue ordinairement dans les langues slaves
deux groupes principaux. Nous verrons tout à l'heure
comment ils sont composés, et comment on a cherché à
classer entre elles les différentes langues slaves ; mais il
nous faut, auparavant, aborder une autre question géné-
rale, la question de la vieille langue ecclésiastique slave.
Dès le septième siècle, les populations slaves avaient
atteint leurs limites extrêmes vers l'occident : le chris-
tianisme les attaqua de l'est et du sud, de Constantino-
ple et de Rome (1). C'est aux Bulgares, aux Serbes, aux
Russes que s'adressa là propagande partie de Constan-
tinopl'e, dont les résultats furent précoces. Avec le chris-
tianisme s'introduisit la liturgie en langue slave.
L'apostolat des frères Constantin (Cyrille) et Méthode
donna à ce mouvement l'impulsion décisive. Ce fut vers
le milieu du neuvième siècle que Cyrille réforma à
l'usage des Slaves de Bulgarie l'alphabet grec, traduisit,
les Evangiles, un certain nombre de pièces liturgiques
et se rendit avec son frère chez les Slaves de Moravie.
(1) Schafartk. Geschichte der sùdslavischen Ulteratur, t. III.
Prague, 1865.
I.W'iCF.S SLAVES.
Méthode, évêque de Moravie et de Pannonie, mourut,
après son frère, en S85. L'évangile d'Ostromir, qui date
de 1056, est le plus ancien manuscrit de la langue dont
-■ '('virent Cyrille et Méthode et que l'on appelle, en
raison de son emploi dans les offices religieux, slave ec-
clésin.siii iw, esclavon liturgique. On lui applique égale-
ment, comme nous le verrons tout à l'heure, un certain
nombre d'autres noms.
La modification de l'alphabet grec due à Cyrille prit le
nom d'écriture « cyrillienne ou cyrillique » ; elle est en-
core en usage, sous une forme très peu différente, chez
les Russes, les Bulgares et les Serbes. Les Roumains,
peuple de langue latine, avaient, eux aussi adopté cet
alphabet, qu'ils ont heureusement rejeté aujourd'hui,
pour en revenir aux caractères latins ; ils n'ont eu besoin
que de leur ajouter un certain nombre de signes plus ou
paoins conventionnels.
Un jour viendra, il faut l'espérer, où la littérature
russe fera à son tour le sacrifice de son alphabet tradi-
tionnel. Sans préjuger des circonstances qui pourront
amener ce grand et fécond événement, on peut penser
qu'elles ne se feront pas indéfiniment attendre ; la civi-
lisation des deux parties de l'Europe trouvera dans
cette réforme un accroissement considérable.
On se servit également, chez les Slaves du rite latin,
d'un autre alphabet, dit « glagolitique ». L'origine de ce
dernier est encore obscure ; quelques auteurs ont même
prétendu qu'il était le plus ancien, mais l'opinion vrai-
semblable admise aujourd'hui communément est que le
glagolitique n'est qu'une déformation du cyrillien : on
prétend qu"il date de la fin du onzième siècle, et doit
son origine au désir des Slaves du sud-ouest de sauver,
grâce à l'emploi de signes incompréhensibles, leur litur-
gie qu'un concile avait prohibée. Quoi qu'il en soit de
cette explication, il nous semble à peu près démontré
368 LA LINGUISTIQUE.
que l'alphabet glagolitique n'a point d'autre origine que
l'écriture cyrillienne.
Il est impossible de répondre d'une façon précise à la
question de savoir quelles étaient, au neuvième siècle, les
limites géographiques du slave ecclésiastique. Les au-
teurs qui ont cherché à éclaircir ce point très obscur ne
sont point arrivés aux mêmes conclusions. Selon les uns
le slave ecclésiastique aurait été parlé dans le sud-ouest
de la Russie actuelle, selon d'autres en Moravie, selon
d'autres encore dans les régions de la Carinthie, de la
Croatie, de la Slavonie, de la Serbie actuelle ; quelques-
uns pensent qu'il s'étendait sur tout le territoire compris
entre le Pont-Euxin et la mer Adriatique.
D'après Dobrovsky, dont l'opinion sera toujours d'un
grand poids dans les questions de philologie slave, le
slave ecclésiastique aurait été parlé en Serbie, en Bul-
garie et en Macédoine. Sa frontière du nord aurait été le
Danube ; au sud il se serait étendu jusqu'à Thessalo-
nique.
Pour Schafarik (1), le vieux bulgare s'étendait, avant
l'arrivée des Magyars, non seulement au sud du Danube,
mais encore au nord de ce fleuve, sur la Valachie ac-
tuelle, sur le territoire des Saxons en Transylvanie, sur
la Hongrie orientale. Plus tard il lui donna le nom d'an-
cien slave (en tchèque staroslovansky). F. Miklosich, qui
l'appelle ancien Slovène (lingua palœo Slovénie a), opine
pour la région de la Dacie et du territoire hongrois situé
sur les deux rives du Danube. Cette langue n'aurait donc
pas été parlée dans la presqu'île des Balkans (2). Ajou-
tons que cette opinion est également celle de Danit-
chitch (3).
Le slave ecclésiastique a disparu entièrement en tant
(1) Slovansky nârodopis, p. 33. Prague, 1842.
(2) Allslooenische formenlehrc. Inlrod. Vienne, 1874.
(3) Dioba slovenshili iezika. Belgrade, 1874.
LANGUES SLAVES. 369
que langue parlée, mais il a persisté, avons-nous dit,
dans la liturgie. Ce n'est pas toutefois sans s'être quel-
que peu modifié, sans avoir subi, notamment, l'influence
des idiomes vivants au milieu desquels on l'employait
comme langue morte. Ces modifications sont relevées et
connues ; de là deux formes du slave ecclésiastique :
l'une ancienne, l'autre plus moderne. C'est de la pre-
mière, bien entendu, que les linguistes ont à se servir
si souvent dans l'étude des langues slaves, encore qu'il
ne faille point la tenir (ainsi que nous le dirons plus
loin) pour la mère de tous ces idiomes.
Les langues slaves vivantes sont le russe, le ruthène,
le polonais, le tchèque et le slovaque, les deux dialectes
du sorbe ou sorabe, le bulgare, le serbo-croate et le
Slovène.
Les limites de la langue russe vers le nord et vers l'est
sont assez difficiles à déterminer. Elle s'y rencontre, en
effet, avec les nombreuses langues ouralo-altaïques (sa-
moyède, zyriénien, vogoul, etc.) qu'elle pénètre peu à
peu. Du côté de la Baltique elle confine à peine au litto-
ral, qu'occupent le suomi et l'esthonien, idiomes finnois,
le suédois (Helsingfors) et le lette (Riga, Mitau) ; un peu
plus au sud elle est limitrophe du lithuanien. De Grodno
jusqu'à une centaine de lieues vers le sud, à peu près en
ligne directe, elle a pour limite occidentale le polonais.
Au sud, enfin, elle se rencontre avec le ruthène dont
nous parlerons tout à l'heure.
Dans ces limites, nous comprenons, d'ailleurs, le dia-
lecte dit « russe blanc », parlé par près de trois millions
d'individus (au nord du ruthène, à l'ouest du russe, à
l'est du lithuanien et du polonais), à Vitebsk, Minsk,
Mohilev, et dont la littérature est fort peu importante.
Le grand russe, ou russe simplement dit, n'est pas
tout à fait le même dans sa langue littéraire et dans sa
langue vulgaire : la première a fait des emprunts sen-
UNGUISTIQUE. 24
370 LA LINGUISTIQUE,
sibles à la langue slave ecclésiastique. Les plus anciens
monuments du russe — que l'on peut suivre jusqu'au
onzième siècle — sont des contes et des épopées. La lan-
gue se régularise tout à fait durant le dix-huitième siècle,
grâce en partie au célèbre érudit et littérateur Lomono-
sov (1711-1766), et elle donne, depuis cette époque, des té-
moignages d'une originalité et d'une vitalité littéraire
que l'on ne peut apprécier que trop rarement.
La grammaire du russe n'est malheureusement pas
sans offrir d'assez grandes difficultés à qui ne connaît
que les langues novo-latines ou les langues germaniques.
Son matériel phonétique est assez complexe ; la pronon-
ciation des voyelles n'est pas toujours la même : ainsi a,
dans les syllabes non accentuées, prend quelque peu le
son de e ; e se prononce parfois ouvert, parfois fermé ; o
se prononce a dans les syllabes inaccentuées : ainsi,
dans le mot kolokol « cloche », l'accent étant sur la pre-
mière syllabe, le premier o seul garde sa valeur et les
deux autres se prononcent a : « kolakal ». L'accentuation
russe, comme celle de quelques autres langues slaves,
est d'ailleurs d'une difficulté considérable ; cette accen-
tuation est bien connue, assurément, mais ses lois sont
fini loin d'être toutes fixées. La déclinaison du russe est
à peu près la même que celle des autres idiomes slaves,
et l'on ne peut guère y signaler que l'usage des lois pho-
nétiques plus ou moins spéciales à cette langue. Il se
distingue dans sa conjugaison par la perte complète de
deux des anciens temps, l'aoriste et l'imparfait (que le
ruthène a également perdus, que le serbe et le bulgare
ont conservés, dont les plus anciens monuments polo-
nais montrent encore des traces et que possédait la
vieille langue tchèque). Il les remplace par un participe :
on dal « il a donné » (masculin), au féminin dala, au
neutre rialo. au pluriel rinU pour les trois genres : cette
formation périphrastique a en quelque sorte le sens
LANGUES SLAVES. 371
de « je suis ayant donné, nous sommes ayant donné ».
Le ruthène, également appelé rusniaque et petit russe,
n'est pas un dialecte du russe, bien qu'il s'en rapproche
plus que de toute autre langue slave. Il occupe, approxi-
mativement, un cinquième du territoire de la Russie
d'Europe. A l'ouest il confine au polonais, au nord-ouest
il confine au russe blanc, au nord-est et à l'est il confine
au russe proprement dit. Il est parlé également à l'est de
la mer d'Azov. En Autriche il s'étend sur la plus grande
partie de la Galicie et forme la bande nord-orientale de
la Hongrie, au-dessus du magyar et du roumain. Les
Ruthènes de Russie sont au nombre d'environ onze mil-
lions et demi, y compris les Cosaques ; ceux d'Autriche-
Hongrie sont évalués à plus de trois millions cinquante
mille, ce qui donne un total de plus de quatorze millions
et demi d'individus parlant le petit russe.
Leur littérature, comme celle des Slaves du sud et
aussi comme celle des Russes, est avant tout une littéra-
ture populaire et traditionnelle. On a publié, depuis une
cinquantaine d'années, sous les noms de chants popu-
laires de l'Ukraine, chants populaires de la Russie méri-
dionale, de la Galicie, de la Volhynie, un grand nombre
de morceaux en langue ruthène.
Pour ne pas être très différent du russe, le ruthène
s'en distingue cependant d'une façon fort nette. Il ne
« mouille » point, par exemple, toutes les consonnes que
le russe peut mouiller, entre autres les labiales p, b, v,
m ; il change plus facilement que le russe les « k » et les
« g » de l'antiquité en tch et j (le « j » français) ; il a une
accentuation souvent différente ; il a perdu le participe
présent passif, que le russe a conservé ; il possède une
forme d'infinitif à sens diminutif. Ces particularités,
ainsi que bien d'autres faits plus ou moins notables, ont
suffi à le faire regarder comme un idiome indépendant
pt bien caractérisé.
372 LA LINGUISTIQUE.
Le polonais comprend un certain nombre de dialectes,
dont l'ensemble couvre un assez vaste territoire réparti
entre la Russie, la Prusse et l'Autriche. La limite orien-
tale est assez connue ; elle va de Grodno à Jaroslav, en
longeant une partie du Boug. Celle de l'ouest est moins
précise ; l'allemand envahit chaque jour, de ce côté, le
territoire de langue polonaise et en occupe toutes les
localités un peu importantes ; en Autriche la Galicie
occidentale est polonaise : cette région est beaucoup
moins grande que la partie orientale du même pays,
occupée, ainsi que nous l'avons dit plus haut, par les
Ruthènes. Le polonais occupe, en somme, une espèce de
parallélogramme — très irrégulier sur son flanc occi-
dental — dont la hauteur est en moyenne de cinq cents
kilomètres, et dont la plus grande largeur (par la ligne
Posen-Varsovie) n'est pas tout à fait aussi considéra-
ble. La langue allemande a beaucoup gagné sur le po-
lonais ; toute la région occidentale de cette langue, même
sur le territoire russe, est parsemée de petits ilôts où
l'on ne parle qu'allemand : il s'en rencontre quelques-uns
presqu'aux portes de Varsovie, et la Galicie n'est point
préservée de cette invasion, due principalement au pro-
grès de la population israélite.
Le nombre des Polonais de Russie est évalué à 4 mil-
lions 700.000, celui des polonais prussiens à 2.450.000,
celui des Polonais d'Autriche et de Hongrie à 2.465.000,
ce qui donne un total approximatif de 9.615.000 individus
parlant polonais.
La phonétique du polonais est assez compliquée, et
l'alphabet qui lui est appliqué peut passer pour un des
plus défectueux ; c'est ainsi que le son « tch », au lieu
d'y être rendu par un seul signe — comme en tchèque et
en croate (c) — y est exprimé par le groupe cz ; au lieu
du s tchèque et croate, qui a la valeur de notre « ch »
et du « sh » anglais, le polonais possède le groupe sz ;
LANGUES SLAVES. 373
pour le v croate (notre « v »), il met w à la façon alle-
mande. Ce ne sont pas là, d'ailleurs, les seules incom-
modités de sa transcription, et si les tentatives de ré-
forme qu'on semble vouloir lui appliquer en ce moment
arrivent à bon terme, il y aura lieu de s'en féliciter
grandement à tous ies points de vue.
Outre les voyelles a, e, i, o, u ( « ou » français), y, son
étranglé qui se rapproche de notre « u », outre un é
très rapproché du son « i », un 6 analogue à notre « ou »,
le polonais possède deux voyelles nasales dont la valeur
approximative est celle" de « an » et « in » français (chant,
fin). En certains cas, notamment à la fin des mots, elles
prennent la valeur de o et de c. En somme, elles répon-
dent à deux voyelles nasales de l'ancien slave ecclésias-
tique, qui, selon toute vraisemblance, correspondaient à
nos nasales françaises « on » et « in ».
Les variations auxquelles se trouvent soumises les con-
sojanes de la langue polonaise, selon la rencontre qu'elles
font de telle ou telle autre consonne, sont assez impor-
tantes. C'est ainsi que les sifflantes subissent des per-
mutations capables de rendre souvent très obscure l'ori-
gine des mots. Quant à l'accentuation, elle est fort sim-
ple : elle porte toujours sur l'avant-dernière syllabe, sauf
dans les mots empruntés aux langues étrangères.
Nous avons vu qu'en russe et en ruthène l'accent pou-
vait tomber sur toute syllabe, indépendamment de la
place de cette syllabe dans le mot : nous verrons qu'il
en est de même en Slovène et en croato-serbe ; en tchè-
que et en sorabe il affecte la première syllabe. Le polo-
nais, sous ce rapport, est donc bien caractérisé.
La littérature polonaise est non seulement importante,
elle est ci unir originale. Elle commence à la fin du
dixième siècle e1 compte une foule de chroniqueurs et de
poètes a partir du douzième siècle. Elle est encore au-
j. and hni des plus importantes. Une bibliographie, pu-
374 LA LINGUISTIQUE.
bliée à l'occasion de la dernière exposition de Vienne,
porte à plus de trois mille le nombre des ouvrages im-
primés en polonais ou publiés par des Polonais en lan-
gue étrangère pendant la seule année 1871.
Les limites actuelles du tchèque et du slovaque, qui
lui est intimement allié, sont difficiles à décrire. La ré-
gion qu'ils occupent (toute la Bohème, moins une lisière
de l'ouest et du nord, la plus grande partie de la Mora-
vie et le pays situé au sud du territoire de langue polo-
naise) s'étend de Pilsen aux Carpathes sur une longueur
d'environ cent cinquante lieues. On compte environ
7.300.000 Tchèques, Moraves et Slovaques (Archiv f.
Slavische Philol., tome II, p. 407).
Depuis les premiers monuments que l'on en possède et
qui datent du huitième siècle, la langue tchèque a subï
d'importantes modifications ; c'est un fait que nous de-
vons attribuer aux mouvements politiques si considéra-
bles dont la Bohême a été le théâtre.
Nous ne faisons pas allusion ici à la simple différence
d'ortographe, résultant de ce que dans les premiers
documents tchèques on se servit des caractères latins
tels quels, sans les modifier, à l'occasion, par des signes
accessoires indispensables, des signes diacritiques, mais
nous parlons des formes elles-mêmes de la langue. La
réforme orthographique du tchèque, commencée il y a
plusieurs siècles, s'est complétée en 1830 par l'abandon
des caractères gothiques, et s'est définitivement achevée,
il y a une trentaine d'années, par la substitution du v
latin au iv des Polonais et des Allemands. Cette réforme,,
qui s'imposait impérieusement, fut d'une importance ca-
pitale pour la langue elle-même, pour son développe-
ment, pour sa propagation. Rien n'était moins fixé que
l'ancienne écriture tchèque ; un seul et même son était
souvent transcrit de trois, quatre, cinq et six manières
différentes. Ainsi s était indifféremment rendu par « z,
i \\(,i -i> si ai 375
s, sz, szs, zz, ss », le était transcrit par « c, k, q, cii, k -,
ck, », et ainsi de suite ; un même caractère latin, par
contre, rendait souvent trois ou quatre sons tout à fait
différents. L'on conçoit combien il est difficile, avec un
pareil système, ou plutôt avec une pareille absence de
système, de rétablir exactement les textes tchèques.
Les voyelles tchèques a, e, i, o, u (prononcez « ou »), y
(qui ordinairement se prononce i) ont toutes leurs lon-
gues que l'on distingue dans l'orthographe actuelle par
le signe « minute » : â, é, etc. Une autre voyelle tchèque,
e, possède également sa longue, mais il n'y a point pour
celle-ci de signe distinctif. Cette voyelle se prononce
« yé ». Le tchèque possède encore un r voyelle et un l
voyelle, toujours brefs dans le dialecte ordinaire, mais
qui, en slovaque, peuvent être longs ; quant aux voyelles
nasales du polonais, elles lui sont inconnues et l'on n'a
pu les retrouver même dans les plus anciens textes. Les
voyelles tchèques sont assez variables et subissent d'une
façon très sensible l'influence qu'exerce sur elles le voi-
sinage d'un j (prononcez « y »), qui change, par exem-
ple, en e et en i les a et les e dont il est suivi, et en e les
a dont il est précédé.
Le système des consonnes tchèques est très riche : il
possède des dentales mouillées ; un r particulier, corres-
pondant au rz polonais, ayant la valeur de « rj » fran-
çais, et que l'on rend par le caractère r ; des sifflantes
très sensibles au contact de certains autres sons.
Nous avons dit plus haut que le tchèque accentuait
toujours la première syllabe de chaque mot.
Notons enfin que la conjugaison de l'ancien tchèque
était d'une grande conservation ; la langue moderne a
perdu (comme presque tous les autres idiomes slaves)
l'imparfait et l'aoriste anciens.
La littérature tchèque remonte, nous l'avons dit, au
huitième siècle. Ses premiers monuments sont les célè-
376 LA LINGUISTIQUE.
bres manuscrits de Krâlovdor (Kœniginhof) et de Zele-
nohora (Grûnberg), découverts en 1817, et dont l'authen-
ticité est avérée. Ils remontent à la période de transit! )n
entre le paganisme et le christianisme et sont aussi im-
portants pour la linguistique que pour l'étude des an-
ciens mythes religieux de la Bohême. On possède éga-
lement plusieurs fragments datant du dixième siècle.
Jusqu'à l'époque de la guerre des Hussites, la Bohême,
qui la première avait donné le signal de l'émancipation
religieuse, posséda la plus importante de toutes les litté-
ratures slaves. Quand elle fut tombée sous la domina-
tion allemande, sa langue nationale fut sévèrement pros-
crite, et quiconque essaya de la remettre en honneur de-
vint la victime des Jésuites. Ce n'est que depuis la fin
di. siècle dernier que les lettres bohèmes ont reçu une
vie nouvelle.
Le sorbe ou sorabe, également appelé vin rie ou serbe
de Lusace, comprend deux dialectes distincts, le bas-so-
i ;i lie et le haut-sorabe. L'ensemble de cet idiome n'oc-
cupe plus, aujourd'hui, qu'un territoire d'environ vingt-
cinq lieues de hauteur, traversé par la Sprée, sur dix
ou douze de largeur : les deux tiers de la région sont
situés en Prusse, le tiers méridional en Saxe, et les loca-
lités les plus importantes (Kottbus, Bautzen) sont en-
vahies par l'allemand. Un espace d'à peu près douze
lieues sépare la frontière sorabe méridionale de la fron-
tière tchèque septentrionale. Vers le milieu du seizième
siècle la contrée où se parlait le serbe de Lusace était
deux fois plus considérable qu'elle ne l'est aujourd'hui.
C'est par le nord, particulièrement, par l'ouest et par
l'est que la langue allemande a empiété peu à peu sur
ce domaine, qui ne peut guère revendiquer à l'heure ac-
tuelle plus de 130.000 habitants dé Langue slave.
Le plus ancien document imprimé en langue vinde est
un livre de prières catholiques publié en 1512. Le dix-
LANGUES SLAVES. 377
septième siècle compte un certain nombre d'écrivains en
langue sorabe, mais au commencement du dix-neuvième
cette littérature était presque entièrement abandonnée.
On entreprit plus tard de la remettre en honneur, et en
18i5 fut créée une société qui est devenue le centre de la
vie littéraire du pays.
La langue serbe, ou croate, ou mieux serbo-croate,
avec ses deux grands centres intellectuels, Belgrade et
Zagreb (Agram), occupe une place considérable, non seu-
lement parmi les idiomes sud-slaves, mais encore parmi
les langues slaves en général. Cette place lui est légiti-
mement dévolue au triple point de vue de la linguisti-
que, de l'histoire, de la géographie. Les pays sur lesquels
elle s'étend sont la principauté de Serbie, la Bosnie,
l'Herzégovine, le Monténégro, une partie de la Hongrie
méridionale (Zombor), la Slavonie, la Croatie, la presque
totalité de l'Istrie, la Dalmatie ; c'est une région com-
prenant près do 6 millions d'habitants.
Sur un territoire aussi étendu les sous-dialectes sont
assez nombreux, mais on peut dire qu'il existe trois dia-
lectes principaux : celui de l'ouest, moins littéraire que
les deux autres ; celui du sud, qui fleurit surtout en Dal-
matie ; celui de l'est, parlé dans la principauté serbe et
dans la Hongrie méridionale sur les rives du Danube.
La caractéristique principale de ces trois dialectes est
la prononciation différente d'une voyelle qui dans l'an-
tiquité se prononçait très certainement é : à Belgrade,
dans la Hongrie du sud, en Sirmie, on lui a conservé
cette valeur ; le dialecte de l'ouest la change en i ; celui
du sud en je ou ije (prononcez « yé, iyé »). Mais que l'on
dise vera ou vijcra « la croyance » — prononcez « véra,
viyéra », — relia, rika, ou rijeka « la rivière », l'on sera
compris sans peine de l'Adriatique jusqu'à, la frontière
roumaine.
Le malheur de la, langue eruato-serbe est de posséder
378 LA LINGUISTIQUE.
un double alphabet : à l'est l'alphabet cyrillien, à l'ouest
l'alphabet latin complété à l'aide de certains signes ac-
cessoires. Cette division regrettable est la conséquence
de l'ancienne scission religieuse ; on ne saurait trop la
déplorer. Elle retardera longtemps encore les rapproche-
ments de toute espèce que la civilisation européenne
aurait tant d'intérêt à voir s'opérer entre les Serbes de
Turquie et le royaume tri-unitairé dalmato-croato-sla-
von.
Ce n'est point qu'un pas considérable n'ait été fait dans
cette voie, au commencement du siècle, par l'espèce d'uni-
fication et de codification que le célèbre Vouk Stéphano-
vitch Karadjitch introduisit dans le langage des Serbes
de la Principauté et de la Hongrie méridionale.
Lorsque Vouk entreprit l'œuvre considérable qu'il lui
fut donné de mener à si bonne fin, on pouvait dire que
la langue serbe n'était pas encore définie. Presque tous
les lettrés regardaient comme l'idiome national une lan-
gue assez factice formée d'éléments de l'ancien slave
liturgique mélangés avec des éléments de la langue réel-
lement vivante et populaire. Cette dernière ne passait à
leurs yeux que pour un simple patois. Vouk proposa d'a-
dopter telle quelle la langue nationale et de réformer
radicalement son orthographe. Ce fut une lutte d'un
demi-siècle. Il en sortit vainqueur, grâce à sa parfaite
connaissance de sa langue croato-serbe, grâce à la pré-
cision et à la méthode de ses travaux.
Le fond de la littérature serbo-croate est le chant popu-
laire, le chant national ; pjesma, pisma, pesma. Un
grand nombre de ces morceaux ont été recueillis et pu-
bliés ; beaucoup d'entre eux sont sans doute très anciens,
et la forme même sous laquelle ils se présentent laisse
voir combien la langue s'est peu modifiée depuis des
siècles.
Ce n'est point dans sa grammaire qu'elle a souffert,
LANGUES SLAVES. 379
c'est dans son lexique, au milieu duquel, par exemple, le
dialecte de l'est a admis un nombre par trop considéra-
ble de mots turcs. Ajoutez l'invasion dans la langue ac-
tuelle scientifique et littéraire de termes tirés de l'alle-
mand ou du français.
La Serbie et les pays slaves de rite oriental ont eu leur
mouvement littéraire particulier. Pour être peu connu,
il n'a pas été sans importance. Il date au moins du com-
mencement du treizième siècle, bien que les documents
qui remontent à cette époque soient en eux-mêmes d'une
valeur peu considérable. Avant le treizième siècle, tout
au plus peut-être avant le douzième, l'on ne possède de
l'idiome serbe que des séries de mots et de noms propres
tirés presque tous d'auteurs grecs ou latins.
Les monuments écrits des pays croato-serbes occiden-
taux remontent au douzième siècle, mais c'est au sei-
zième seulement quïls se multiplient et que se développe
la littérature dite ragusaine, du nom de Raguse qui en
fut le centre. La littérature spécialement croate, qui
occupe une place importante dans le domaine de la cri-
tique historique et de l'étude du langage, n'apparaît
guère qu'à la fin de ce siècle.
L'étude particulière de la. langue croato-serbe est d'une
importance capitale dans l'étude générale des langues
slaves, et l'on peut dire qu'elle vient immédiatement
après celle du slave ecclésiastique. De tous les idiomes
de cette famille, c'est en effet le croato-serbe (avec le Slo-
vène) qui a eu le moins à souffrir dans sa phonétique,
et ce sont précisément les questions de phonétique, ainsi
que nous l'avons vu, qui forment la base de toute étude
linguistique. La grammaire comparée des langues sla-
ves de F. Miklosich, ouvrage fondamental pour l'étude
des idiomes de ce groupe (1), fournit à chaque instant la
(1) Vergleichende grammalik dcr slavisehen sprachen. Vienne,
1852.
380
LA LINGUISTIQUE.
preuve éclatante d'énorme importance du croato-serbe,
et la lecture des excellents travaux de Danitchitch, Ja-
gitch, Novakovitch, dont la traduction en français ren-
drait un grand service, enlèverait sans peine les derniers
doutes qu'il soit possible d'avoir à ce sujet.
Le matériel phonique de la langue serbe n'est pas
compliqué. Il comprend six voyelles : a, e, i, o, u (« ou »
français) et r. Son système de consonnes est fort simple ;
nous les possédons toutes en français, sauf les deux pala-
tales mouillées que l'on transcrit l'une par le signe c,
l'autre par le groupe gj (nous préférerions le signe f).
La première de ces consonnes a la valeur d'un « t » suivi
du « ch » allemand de « ich, brechen », la seconde équi-
vaut à un « d » mouillé d'une façon analogue. L'accen-
tuation du serbe est des plus difficiles pour un étranger :
on compte pour l'ordinaire quatre espèces d'accents, bien
qu'il faille, en réalité, les réduire à deux : l'un fort, l'au-
tre faible, et chacun d'eux tantôt bref, tantôt long. Une
grande supériorité du croato-serbe sur presque toutes
les autres langues slaves, c'est qu'il a conservé les an-
ciens aoristes et imparfaits : bik « je fus », bijah « j'é-
tais », tout en possédant un passé formé à l'aide d'un
participe : sam bio, smo bili « j'ai été, nous avons été ».
Le Slovène, parlé par plus de douze cent mille indi-
vidus dans la Carinthie et la Styrie méridionales, dans
la Carniole et une partie du nord de l'Istrie, est intime-
ment allié au croato-serbe et partage son importance
sous le rapport linguistique. Sa littérature écrite remonte
an milieu du seizième siècle ; elle ne fut pas sans valeur,
mais les progrès du serbo-croate ne lui promettent sans
doute plus un avenir bien brillant. Les livres protestants
imprimés à Tubingue sont le monument le plus impor-
tant de La littérature slnvène du seizième siècle. Duranl
les deux siècles suivants, elle trouva des représentants
éminents. Murko et Kopitar illustrent leur époque, mais
LANGUES SLAVES. 381
ce dernier n écril ses livres en allemand! Son exemple
;i été suivi par son compatriote et élève F. Miklosich,
dont les travaux, qui dominent aujourd'hui la science
slave, peuvent par ce fait être revendiqués par la science
germanique.
Le bulgare occupe la plus grande, partie de la Tur-
quie européenne : au nord il longe le Danube, de Vidin
à Silistrie, et même quelque peu au delà ; à Test il a
pour frontière l'Albanie ; au sud, il n'est séparé des
mers Egée et de Marmara que par les bandes littorales
où l'on parle grec ou turc ; à l'est il approche souvent de
la mer Noire et partage avec le turc la région de l'ex-
trême nord-est de l'empire. L'on arrive aisément pour les
Bulgares au chiffre de cinq millions cinq cent mille indi-
vidus, si l'on tient compte de ceux qui habitent la Russie
du sud-ouest, et la Bessarabie cédée à la Roumanie par
le traité de Paris (1).
Le bulgare moderne est de toutes les langues slaves
celle dont les formes se sont le moins bien conservées,
Il présente cette particularité — qui lui est commune,
du reste, avec le roumain et l'albanais — qu'il possède un
article placé à la fin des noms. Son vocabulaire a gran-
dement subi l'influence des langues voisines : du turc,
du grec, de l'albanais, du roumain. En tous cas, mal-
gré l'altération de ses formes, le bulgare moderne offre
des restes des anciennes nasales slaves qui ont totale-
ment disparu des autres idiomes méridionaux.
La littérature bulgare ne date que d'hier. Jusqu'au mi-
lieu du xix e siècle, les rares écrivains originaires de Bul-
garie se servaient du russe ou de l'ancienne langue litur-
gique imprégnée de russe. Dans ces derniers temps, nom-
bre de jeunes Bulgares se sont instruits. Aujourd'hui ils
possèdent des journaux et leur littérature s'enrichit d'an-
(1) Jiretchek. Gcschichtc der Bulgaren (fcfad. du tchèque),
p. 578. Prague, 1876.
382 LA LINGUISTIQUE.
née en année. Les entraves apportées par les Turcs au
développement des nationalités européennes de la Tur-
quie forcent malheureusement les Bulgares à s'instruire
à l'étranger et à y faire paraître leurs livres ; une so-
ciété littéraire, qui joue aujourd'hui un rôle important,
a été fondée à Braïla, en Roumanie.
Terminons enfin cette énumération en citant les an-
ciens dialectes du slave de VElbe, connus sous le nom
de polabe, dialectes éteints actuellement, et dont les
rares monuments (sur lesquels la langue allemande a
exercé une influence considérable) datent de la fin du
dix-septième siècle et du commencement du dix-huitième.
Nous avons dit plus haut quelle était l'importance con-
sidérable du slave ecclésiastique pour l'étude des autres
langues de la même famille. Il ne faudrait pas s'atten-
dre, cependant, à trouver dans la grammaire de cet
idiome une image très fidèle de l'ancienne langue com-
mune indo-européenne.
Sa phonétique est sujette à des modifications bien au-
trement graves que ne l'est celle du lithuanien ou celle
du grec. A la vérité, son système vocalique n'est pas des
plus compliqués — bien que la nasalisation fréquente
de certains sons y soit une preuve incontestable de dé-
cadence et que les voyelles terminales des mots s'y trou-
vent gravement atteintes (par des principes d'ailleurs
très fixes) ; mais ses consonnes sont soumises à des lois
d'attraction et d'assimilation très nombreuses et très dé-
licates. Ce n'est pas une des moindres difficultés que l'on
rencontre dans l'étude des langues slaves. A une série
de lois phonétiques assez complexes, ajoutez la multi-
plicité des consonnes. On peut dire que c'est spéciale-
ment dans les langues slaves qu'il importe avant tout de
se rendre un compte exact des éléments phoniques et des
règles qui régissent leur rencontre. Sans doute la con-
jugaison est relativement simple, mais la déclinaison
LANGUES SI.W I 383
s'est trop souvent écartée des anciennes formules de l'in-
do-européen commun et la complication des lois phoni-
ques qui se présentent souvent dans la rencontre du
thème et des désinences ajoute à cette difficulté des dif-
ficultés nouvelles.
Jetons un coup d'œil rapide sur la grammaire de cet
antique idiome.
Le slave ecclésiastique possède les voyelles a, e, i, o,
u (« ou » français), y (vraisemblablement « u » français),
un « é » fermé (transcrit e ou ê) qui prit parfois la valeur
de la syllabe française « ya » ; de plus un i et un m (« ou »
français) très peu sonore, en quelque sorte étouffés
(transcrits i et u) ; enfin les deux nasales transcrites a
et e, qui équivalaient vraisemblablement, quant à leur
prononciation, la première à « on » (de « bon, son »), la
seconde à « in » (de « vin, cinq »).
Les diphthongues de la langue commune indo-euro-
péenne ne subsistent plus en slave liturgique ; elles s'y
sont condensées en de simples voyelles. Le hiatus est vo-
lontiers évité, et cela, pour l'ordinaire, par l'intercala-
tion d'un j (la demi-voyelle française « y ») ou d'un v
purement euphonique. Ces j et v euphoniques se placent
paiement en tête des mots qui commencent par une
voyelle. Tandis, par exemple, que, fidèles au type com-
mun, le grec dit este « vous êtes », le latin estis, le lithua-
nien este, etc., le slave liturgique dit jeste. C'est ce qu'on
appelle en termes techniques la « pré-iotation », caracté-
ristique remarquable de toutes les langues slaves : tchè-
ques et serbe jeste (d'où ste).
Arrivons aux consonnes. Le slave liturgique (et tous
les autres idiomes slaves ont agi de même) a transformé
en explosives simples les explosives aspirées « gh, dh,
bh » de l'indo-européen commun ; il les change en g, d,
b. Par contre, il s'est formé un certain nombre de sif-
flantes inconnues è La langue commune indo-européenne,
384 LA LINGUISTIQUE.
ce sont nos « j, ch, z » français, et sous l'influence de
lois phonétiques rigoureuses il a dû changer souvent en
« .tch » (que l'on transcrit par le signe c) des « k » pri-
mitifs.
L'ensemble des lois phonétiques auxquelles il se trouve
soumis, a pris chez lui une extension considérable ;
l'extension, même rapide, des lois d'assimilation dans les
langues slaves — assimilation complète ou incomplète,
assimilation d'une consonne avec la consonne précé-
dente ou avec la consonne suivante — doit précéder
toute autre question dans l'étude des langues slaves.
Faute d'avoir une idée, au moins générale, de ces lois,
on peut se créer les conceptions les plus fausses sur la
formation des mots.
Le principe qui concerne la chute des consonnes à la
fin des mots est également d'une grande importance :
toute consonne terminale doit tomber en slave ecclésias-
tique. Tandis, par exemple, que le sanskrit dit sûnus
« filius », sûnum « filium » (en allemand « sohn »), le
slave ecclésiastique dit symï aux deux cas, laissant
ainsi tomber soit la désinence s du nominatif, soit la
désinence m de l'accusatif.
A côté de la déclinaison nominale ordinaire (substan-
tifs, adjectifs, participes, noms de nombre et quelques
pronoms) et de la déclinaison pronominale, le slave
liturgique possède une déclinaison dite composée, parti-
culière également au lithuanien et (avec un élément dif-
férent) aux langues germaniques. Cette déclinaison est
composée des formes ordinaires de l'adjectif auxquelles
s'ajoute le pronom i également décliné. En principe, les
adjectifs admettent les deux déclinaisons, la déclinaison
normale et la déclinaison composée ; l'emploi de l'une
ou de l'autre est une question de syntaxe : décliné de la
seconde façon, l'adjectif est dit défini et a le sens de l'ad-
jectif grec ou allemand précédé de l'article. Tous l>'s
LANGUES SLAVES. 385
idiomes slaves possèdent cette déclinaison composée ;
le serbe, par exemple, dit : rast visok « un chêne élevé »,
visoki rast « le chêne élevé ».
Le slave ecclésiastique a conservé dans sa conjugaison
les trois nombres de l'indo-européen commun : singulier,
duel, pluriel ; le duel n'existe plus en croato-serbe, en
bulgare, en ruthène, en russe. Des quatre temps sim-
ples de l'indo-européen commun, le slave liturgique a
perdu Le parfait redoublé (grec^éXo^a « j'ai laissé »),
l'imparfait ; mais il a conservé presque toutes les dif-
férentes formes du présent et l'aoriste. Il a conservé éga-
lement les deux temps composés de la langue commune,
aoriste et futur — au moins en partie. Par contre, il
s'est forgé un imparfait assez composé.
De toutes les langues slaves actuellement vivantes, le
serbo-croate et le Slovène, son très intime allié, possè-
dent la phonétique la plus claire et la plus simple. Ce
n'est pas à dire que les lois euphoniques si nombreuses
qui concernent la rencontre des consonnes et dont nous
venons de parler à propos du slave ecclésiastique, ne se
présentent pas en serbo-croate. Elles y sont, au con-
traire, aussi exigeantes que dans tous les autres idiomes
slaves, mais le matériel phonique lui-même est beaucoup
moins compliqué dans cette langue que dans les autres
idiomes de cette famille, et sa prononciation, en outre,
n'offre aucune difficulté. Par contre, le polonais et le
tchèque présentent, sous ce rapport, des obstacles sé-
rieux. Quant au bulgare, les modifications qu'il a subies
dans le cours des temps en ont fait la moins bien con-
servée de toutes les langues slaves.
La classification des langues slaves a donné lieu à
des controverses importantes, et l'on peut dire que cette
question n'est pas encore résolue.
On avait supposé tout d'abord que le slave ecclésias-
tique était la source commune de tous les idiomes de
LINGUISTIQUE. 25
3$t« LA I.HMiUlSTlfUE.
cette famille ; de là les noms de « paléoslave », d' « an-
cien slave », dont on se sert parfois encore pour désigner
cette langue. C'était une erreur grave. Il n'est personne
aujourd'hui, parmi ceux qui s'occupent de grammaire
slave, qui songe à soutenir encore cette opinion. Mais,
après avoir écarté cette prétendue paternité du slave
liturgique, fallait-il en venir à placer cet idiome sur le
même pied que les langues de sa famille et supposer
qu'ils étaient tous sortis directement d'une ancienne
forme commune aujourd'hui perdue ?
On ne s'arrêta pas à cette hypothèse.
Dobrovsky et Schafarik divisèrent les langues slaves
en deux branches principales : l'une occidentale, com-
prenant le polonais, le tchèque, le serbe de Lusace, l'an-
cien polabe ; l'autre sud-orientale, comprenant tous les
autres dialectes. Schleicher commença par faire quel-
ques objections contre cette division; mais il finit par
l'adopter, et nous pouvons résumer dans le tableau sui-
vant son opinion à ce sujet :
. Bulgare ancien el mi
Branche fSud-slave Serbo-slovène. .( Serbe.
\ ."* L • t ■ Grand russe, i Slovène "
Slave ) onenlaïe - ( Slaveonenlal , Petit russe.
commun. (Tchèque.
Branche Jp i ona i P .
occidentale. ISorbc
(Poiabe.
On peut dire que Schleicher n'appuyait cette division
que sur un seul fait : les d et les t placés devant un n ou
un l tombent dans le premier groupe, tandis que dans
le second groupe ils se conservent ; c'est ainsi, par exem-
ple, que le tchèque oradlo « instrument de labour »
est plus correct que le slave ecclésiastique oralo et le
serbo-croate oralo, ralo.
G. Danitchitch n'admit point cette raison ; il démontra
LANGUES SLAVES. 3g7
que ces d et t tombent parfois aussi bien dans le tchèque
ancien et moderne, ainsi qu'en polonais et en sorbe, et
il fit voir également qu'en slave ecclésiastique et serbo-
croate ils ne tombaient pas toujours.
F. Miklosich n'accepta pas davantage cette classifica-
tion. Tandis que Schleicher regarde le slave ecclésias-
tique comme l'ancienne forme du bulgare actuel et lui
donne le nom d'ancien bulgare, F. Miklosich pense que
ce vieil idiome a pour représentants actuels, non seule-
ment le bulgare, mais encore le Slovène, et il l'appelle
ancien Slovène. Cette théorie fut vivement combattue par
Schleicher, qui établit victorieusement, selon nous, par
des arguments tirés de la phonétique, que le Slovène ac-
tuel ne pouvait dériver de l'ancien slave ecclésiastique,
et qu'il fallait, d'autre part, réunir en une seule branché
le croate-serbe et le Slovène ; c'était d'ailleurs l'idée de
Schafarick (1).
C'est aussi en invoquant des raisons purement phoné-
tiques que F. Danitchitch a établi récemment une très
ingénieuse classification des langues slaves. Son mé-
moire, écrit en serbe, est malheureusement accessible
à peu de lecteurs. Nous pouvons en résumer les conclu-
sions dans le tableau que voici :
\ Polonais, avec le dialecte polabe.
( Tchèque, avec le dialecte sorbe.
( \ Rulhène.
} '( Russe.
blave commun < )
( Slave ecclésiastique. \ Bu l(jare.
I Slovène.
Croalo-serbe.
On a proposé d'ailleurs plusieurs autres classifica-
tions, et il est vraisemblable que l'on en proposera en-
core de nouvelles. Aux deux tableaux qui précèdent nous
(1) Schleicher, Ul das althirc.hmalaulische allsloirenisch »
Beitrâge zur vergleichenden sprachforschung, t. I, p. 319.
388 LA LINGUISTIQUE.
pouvons joindre le suivant, auquel un certain nombre
d'auteurs paraissent s'arrêter :
*
Russe.
Russe. Kuthcne.
Branche ] ' Russe blanc,
du sud-est. ^ Slave liturgique.
Bulgare.
Croalo-se
i Slovène.
1 Branche [ 1Vlu " lue et slova 'l" e -
I Bulgare. j Bulgare<
Slave commun. A Serbo-slovène. \ C r oalo-serbe
1 i Slovène.
] Branche y T ' hùf l ue
/de l'ouest. ^ pol ° nai , s
f y Serbe d<
Serbe de Lusacc ou Sorbe.
Polabe.
Ajoutons d'autre part que pour Johannes Schmidt
c'est toute peine perdue que de vouloir dresser un sem-
blable tableau. Toutes ces subdivisions sont purement
théoriques, en fait elles n'ont jamais existé et les diffé-
rents idiomes slaves ont procédé individuellement et
peu à peu à leur propre formation (1). Nous reviendrons
ci-dessous, et d'une façon plus générale, sur les préten-
dues subdivisions de la langue indo-européenne com-
mune.
Quoi qu'il en soit à l'égard des langues slaves, et si
la question, à vrai dire, nous semble encore obscure,
deux points définitivement établis nous paraissent être
l'antiquité des formes du serbo-croate et la grande dé-
térioration du bulgare moderne.
Quant aux degrés de parenté plus moins étroits qui
relient ces différents idiomes, quant aux formes com-
munes plus ou moins intermédiaires qui auraient existé
à une certaine époque, — par exemple un idiome com-
mun tcheko-polono-sorbe, — nous n'en pouvons rien dire;
nous n'en pouvons au moins rien assurer.Peut-être l'ave-
(11 Zur qrschirhir des indonermanxschen Doealismus. Deuxiè-
me partie, p. 17S. Weimar, 1875.
LANGUES I.ETTIQUES. 389
nir confirmera-fc-il une part, sinon la totalité, de ce que
l'on a écrit à ce sujet ; peut-être aussi en vicndra-t-on
un jour a ne plus voir dans tous les idiomes slaves
qu'une série de collatéraux issus directement d'une
source commune (sauf, selon toute vraisemblance, en ce
qui concerne le bulgare moderne, qui proviendrait de
l'ancien slave liturgique). Sans doute cela n'empêche-
rait pas le ruthène d'être moins dissemblable du russe
qu'il ne l'est du slovène et du sorbe, cela n'empêcherait
pas le polonais d'être moins dissemblable du tchèque
qu'il ne l'est du bulgare ou du ruthène ; mais cela pour-
rait bien être fort exact.
En l'absence de documents historiques, il faut se mon-
trer très réservé lorsqu'il s'agit de classifications de cette
nature. C'est ce que nous pensons à l'égard des grandes
divisions linguistiques, c'est ce que nous pensons égale-
ment à l'égard des divisions plus particulières, entre
autres celles des langues slaves.
§ S. Branche lettique.
Sur la côte sud-est de la mer Baltique, dans les pro-
vinces russes de Courlande et de Covno, et dans l'ex-
trême nord-est de la province allemande de Prusse orien-
tale, il existe encore un petit groupe d'idiomes indo-euro-
péens, pressés à l'ouest par l'allemand, au sud par le
polonais et le russe, à l'est par le russe également, au
nord par une langue oùralo-altaïque, l'ehste, et qui est
appelé à disparaître un jour ou l'autre devant le russe
et devant l'allemand. C'est le groupe des langues letti-
ques. Jadis il était représenté par trois branches : le
vieux prussien, le lithuanien, le lette. Il ne l'est plus
aujourd'hui que par ces deux derniers ; le prussien a
péri, il y a deux cents ans.
De toutes les langues indo-européennes, les langues
390 LA LINGUISTIQUE.
lettiques sont celles qui, en Europe, reflètent avec la plus
grande fidélité l'ancien type commun indo-européen.
Nous nous arrêterons sur le lithuanien plus que sur les
deux autres ; c'est en effet l'idiome le plus important de
ce groupe.
I. Lithuajiien.
On compte en Allemagne cent cinquante à deux cent
mille individus environ parlant le lithuanien. Sur une
longueur de trente à trente-cinq lieues, le lithuanien
occupe la frontière prussienne de l'extrême nord-est ;
mais il a disparu de toutes les localités importantes, de
Memel, de Tilsit, et on ne le rencontre plus que dans les
hameaux.
Le groupe des Lithuaniens russes est beaucoup plus
compacte ; on les évalue au nombre d'un million trois
cent mille, approximativement. Ils n'atteignent ni
Grodno au sud, ni Vilna à l'est ; mais ils en approchent
de bien près. Au nord, leur limite est celle du lette,
dont nous aurons à parler tout à l'heure. Cette frontière
septentrionale du lithuanien est à peu près horizontale
et s'étend sur une longueur de plus de quatre-vingt-dix
lieues. La localité la plus importante du pays où Ion
parle lithuanien est la petite ville de Covno.
Schleicher avait divisé le lithuanien en deux dialectes :
le bas-lithuanien ou jémaïte, et le haut-lithuanien. Ces
deux dialectes ne correspondaient point, d'ailleurs, à la
division des Lithuaniens en Russes et en Allemands :
en Prusse, aussi bien qu'en Russie, on parlait au nord le
jémaïte, au sud le haut-lithuanien.
Pour Schleicher, la différence des deux dialectes con-
sistait principalement en ce fait que là où le jémaïte con-
servait les groupes ti, di devant une voyelle, le haut-
lithuanien les changeait en « tch , dj » ; le passage de
LANGUES LETTIQUES. 391
l'un des dialectes à l'autre serait d'ailleurs tout à fait
graduel (1). Cette division en deux groupes a été vive-
ment attaquée. F. Kurschat, tout en reconnaissant qu'en
Prusse, aux environs de Memel, on ne se sert point des
sons « tch, dj » qu'emploient tous les autres Lithuaniens,
ne pense pas qu'il soit possible d'établir sur un assez
grand nombre de faits bien déterminés une semblable
division. La langue des environs de Memel présenterait
bien quelques particularités ; mais, en somme, on ne
pourrait en faire un véritable dialecte (2).
Le système des voyelles lithuaniennes est des plus sim-
ples, et l'on peut dire qu'après celui du sanskrit et des
vieilles langues éraniennes, c'est le système qui est le
plus rapproché de l'ancienne langue commune indo-euro-
péenne.
En ce qui concerne les consonnes, nous pouvons signa-
ler, entre autres variations, la substitution des simples
explosives non aspirées aux anciennes explosives aspi-
rées : là où le sanskrit dit « gh, dh, bh », le lithuanien
dit « g, d, b ». Comme les langues slaves et le zend, il
connaît notre « j » français et l'emploie souvent à la
place d'un « g » ou d'un « gh » de l'indo-européen com-
mun. On le transcrit par un « z » surmonté d'un point.
Le lithuanien, enfin, l'emporte sur le sanskrit et sur
presque tous les autres idiomes indo-européens, lorsqu'il
s'agit de l'ancienne sifflante s. Au lieu de lui substituer,
comme l'ont fait presque tous les idiomes congénères,
une série de nouvelles sifflantes, il la ' garde toujours
telle quelle. Il faut reconnaître que c'est là un grand
signe d'antiquité.
La déclinaison du lithuanien est parfaitement con-
servée. Il n'a point perdu les formes du duel, et les
(1) Handbueh dm ti)tianis/>hrn Snrarhe, t. I, p. 4. Prague. 1856.
(2) Wcrrferbuch der lilauischen Sprache. Première partie, p. 8
Halle, 1870.
392 LA LINGUISTIQUE.
désinences de ses cas rappellent presque toujours avec
fidélité les désinences organiques. Dans la conjugaison,
enfin, il conserve les formes du présent et le futur ; mais,
ayant perdu les quatre autres temps organiques indi-
quant le passé, il s'est créé un prétérit particulier et un
imparfait. Le premier se distingue, en principe, du
temps présent, par l'emploi d'une autre désinence, le
second est un temps composé, formé de la racine prin-
cipale, à laquelle on ajoute le prétérit du verbe « faire ».
L'accentuation du lithuanien est des plus difficiles et
on ne la connaît pas mieux que l'on ne connaît celle de
certaines langues slaves. Quant à son orthographe, elle
n'est pas encore fixée ; plusieurs systèmes sont en pré-
sence : l'un est plutôt phonétique, l'autre est plutôt éty-
mologique. Tous deux, sans doute, ont leurs avantages
particuliers et il serait bien difficile de les concilier.
On possède un monument important de la littérature
lithuanienne ; c'est le poème des Saisons de Donalitius,
en trois mille vers, publié par Rhesa, avec traduction
allemande, en 1818 ; par Schleicher, à Pétersbourg, en
1865 ; par Xesselmann, en 1869. Donalitius, né en 1714,
mort en 1780, composa d'autres poésies que ses Saisons;
on possède une partie de ces autres œuvres, et cet en-
semble constitue la littérature lithuanienne. L'on a re-
cueilli, en outre, un certain nombre de chants popu-
laires, connus sous le nom de « dainas », un certain nom- •
bre de proverbes et de contes en prose. Il y a là un
matériel plus que suffisant pour ceux qui veulent étudier
ce précieux idiome, dont les jours sont comptés, il est
vrai, mais qu'il faudra toujours citer comme un des
exemples les plus curieux de conversation linguistique.
IL Lette.
On évalue de neuf cent mille à un million et plus le
nombre des individus parlant la langue lette. La fron-
LANGUES LETTIQUES. 393
tière septentrionale du lithuanien forme sa frontière mé-
ridionale ; à l'est, il confine au russe ; au nord, il ren-
contre une langue ouralo-altaïque, l'ehste. Il occupe le
nord de la Courlande, le sud de la Livonie, l'ouest de la
province de Vitebsk, et ses centres principaux sont Riga
et Mitau.
La grammaire lette est essentiellement la même que
celle du lithuanien ; nous ne nous étendrons donc pas
sur ce sujet. Il est bon d'ajouter, toutefois, que les for-
mes du lette sont moins bien conservées, en général, que
celles du lithuanien. Le lette ne provient certainement
pas de cette dernière langue ; mais son caractère gé-
néral est bien moins antique, bien moins correct. Comme
beaucoup de langues qui n'ont point d'autre littérature,
le lette possède un certain nombre de chants populaires.
IL Vieux Prussien.
Il disparut il y a environ deux cents ans, dans la
seconde moitié du dix-septième siècle ; il occupait la
côte maritime de la Baltique, de l'embouchure de la
Vistule à celle du Niémen. L'allemand a conquis tout
l.iiK.ien territoire prussien: ses anciens habitants du-
rent céder peu à peu devant la féodalité et le christia-
nisme qui les envahirent brutalement au treizième siècle
et employèrent à cette conquête les dernières violences.
En 1561, le catéchisme allemand fut traduit en prus-
sien ; c'est un des monuments les plus importants que
l'on possède pour l'étude de cette langue. Il n'est cepen-
dant pas le plus ancien ; Nesselmann a publié, il y a
quelques années, un lexique allemand-prussien conte-
nant un peu plus de huit cents mots et qui date du com-
mencement du quinzième siècle.
Moins incorrect que ne l'est souvent le lette actuel,
le vieux prussien se rapproche plutôt du lithuanien. Ses
394 LA LINGUISTIQUE.
formes sont peut-être moins antiques que celles de ce
dernier, mais parfois, cependant, il le surpasse lui aussi.
Il dit, par exemple, nevinls « le neuvième », tandis que
le lithuanien, changeant en « d » la nasale organique
de ce mot, dit devintas.
Le groupe des langues lettiques se rapproche beau-
coup, sans doute, du groupe des langues slaves ; on croit
ordinairement qu'à une certaine époque langues slaves
et langues lettiques étaient réunies en une seule et même
forme d'où elles devaient procéder, par la suite, les unes
et les autres. Ce qu'il faut penser de cette théorie, nous
le dirons un peu plus bas. Quoi qu'il en soit, c'est un
fait incontestable que celui de la grande ressemblance
de ces deux branches de la famille indo-européenne. Cette
ressemblance est si grande, qu'elle a pu tromper bien
des personnes et, dans un certain nombre d'écrits ethno-
graphiques, on a classé le lithuanien parmi les langues
slaves. C'est là une erreur complète : les langues letti-
ques et les langues slaves, toutes rapprochées qu'elles
sont, n'en demeurent pas moins parfaitement distinctes,
comme l'étaient, par exemple, le sanskrit et le perse.
§ 9. Langues indo-européennes non classées.
La plus grande partie des langues indo-européennes,
aussi bien des langues mortes que des langues actuelle-
ment vivantes, ont été rapprochées de telles ou telles
autres langues de la même famille, groupées et clas-
sées avec elles. L'on n'est toujours que trop disposé à
précipiter les classifications ; la trop grande hâte cepen-
dant y est plus nuisible qu'avantageuse, et mieux vaut
ne point classer du tout, nous semble-t-il, que classer
à la légère, après un premier et superficiel examen.Bopp,
lui-même, ne résista pas toujours à ce fâcheux entraî-
nement ; il tenta, à un moment, de classer les langues
ÉTRUSQUE. 395
du Caucase et les langues maléo-polynésiennes dans le
groupe des langues indo-européennes. Cette entreprise
n'eut point un heureux succès ; elle montra au moins
combien il est difficile, même aux meilleurs esprits, aux
esprits les plus critiques, de ne jamais céder à cette
tentation.
En traitant, dans notre quatrième chapitre, des lan-
gues agglutinantes, nous avons peut-être séparé les uns
des autres certains groupes qui dans l'avenir pourront
se trouver rapprochés. Nous n'avons pas hésité à pré-
senter comme tout à fait indépendants ces différents
groupes.
Il se peut, toutefois, qu'à des signes incontestables on
puisse reconnaître qu'une langue appartient, d'une façon
générale, à telle ou telle famille d'idiomes ; mais qu'on
ne puisse déterminer la place particulière qu'elle occupe
dans cette famille, qu'on ne puisse, en un mot, la classer
dans aucun groupe ou affirmer qu'elle forme par elle-
même, par elle seule, une branche spéciale de cette fa-
mille.
Tel est le cas de plusieurs langues indo-européennes
éteintes ou encore vivantes, par exemple l'albanais. Nous
avons à parler actuellement de quelques-uns de ces idio-
mes non classés.
I. Etrusque.
Peu de langues ont exercé autant que Ta fait l'étrus-
que la sagacité des grammairiens. Peu de langues aussi
<>nt prêté davantage aux théories les plus opposées et
les moins scientifiques. Au quinzième siècle déjà, on
faisait descendre l'étrusque de l'hébreu et du chaldéen,
et certains auteurs, aujourd'hui encore lui donnent
d'une façon générale une origine sémitique, sinon une
origine particulièrement hébraïque.
396 LA LINGUISTIQUE.
C'est à Lanzi que remonte l'opinion, communément
adoptée aujourd'hui, que l'étrusque est une langue ita-
lique au même titre que le latin, l'osque, l'ombrien ;
le célèbre ouvrage de Lanzi parut en 1789. Cet ouvrage,
malheureusement, était dépourvu de méthode, ce qui
tenait à la date même de son apparition : lorsqu'il parut,
la grammaire comparée des langues indo-européennes
n'était pas encore fondée. Lanzi, d'ailleurs, n'avait point
les ressources considérables de cette foule d'inscriptions
découvertes après lui, et qui constituent maintenant un
matériel des plus riches.
Corssen a entrepris de réunir, dans un ouvrage fort
important, les résultats acquis à ce jour par les anteurs
qui ont traité cette question avec critique et parmi les-
quels sa propre place semble marquée (1). La langue
étrusque serait, d'après lui, une langue italique, une
sœur du latin, de l'osque, de l'ombrien. On aurait déjà
reconnu la forme de presque tous les cas, un certain
nombre de formes verbales et de formes pronominales.
Presque toutes les inscriptions étrusques sont des ins-
criptions funéraires. On possède un certain nombre d'ins-
criptions bilingues en latin et en étrusque, trouvées la
plupart dans le nord de l'Etrurie, et qui ont été d'un
puissant secours, comme il est aisé de le comprendre,
pour le déchiffrement de cette langue.
L'alphabet étrusque forme avec l'alphabet ombrien et
osque une branche de l'alphabet italique dont nous
avons parlé ; il se divise, d'ailleurs, en plusieurs es-
pèces distinctes. Corssen les étudie successivement dans
l'ouvrage dont nous avons parlé un peu plus haut.
On peut aussi, à ce sujet, consulter les écrits de Cones-
tabile (Iscrizioni etrusche e etrusco-latine).
L'origine sémitique de l'étrusque (Stœckel, 1858) doit'
(\) l'chrr die Sprache der Elrusker, Leipzig, 1874, 187j.
DACE. 397
être abandonnée. On a cherché (Deecke) à le rattacher
aux langues finnoises, mais cela sans succès. Fr. Miiller
estime que cette langue est — comme celle des Basques
— la langue d'un peuple ancien qui a disparu et dont
l'origine demeurera toujours inconnue. Fligier (Zur
prœhistorischen Ethnol. Italiens, 1877), est d'avis qu'à
ce sujet nous ne savons rien de positif, et il partage
cette opinion de Denis d'Halicarnasse, que les Etrusques
sont isolés de tous les autres peuples par leur langue
et leurs mœurs.
Il convient, en somme, d'être fort réservé et d'attendre
le résultat de nouveaux travaux. Notre opinion est que
Corssen n'a point démontré que l'étrusque fût une lan-
gue italique ; mais on peut supposer — sans toutefois
rien affirmer encore — que c'est un idiome indo-euro-
péen. Il appartient à l'avenir de résoudre le problème.
IL Dace.
La Dacie ancienne, limitée au sud par le Danube,
au nord-est par le Dniester, au nord-ouest par la Tisza,
comprenait les .régions qui forment aujourd'hui le cercle
hongrois d'au-delà de la Tisza, la Transylvanie, la
Bucovine, le banat de la Ternes, la Valachie, la Mol-
davie et la Bessarabie.
Il ne reste de la langue dace que bien peu de débris,
quelques noms de plantes cités par le médecin Dioscoride
et un certain nombre de noms géographiques. Ces noms
ont incontestablement une apparence indo-européenne;
propedula « quintefeuille » rappelle la forme celtique
pempedula. Mais le dace était-il une langue celtique, une
langue germanique, une langue slave ? appartenait-il à
quelque autre branche de la famille indo-européenne ?
formnit-il par lui-même une branche indépendante et
398 LA LINGUISTIQUE.
distincte de toutes les autres ? C'est ce que l'on ne
peut décider en l'état de la question.
Un écrivain roumain, Hasdeu, explique sans aucune
hésitation tous les noms géographiques daces qui nous
ont été conservés par Ptolémée, Strabon, la Table de
Peutinger; bien plus, il a cru retrouver l'ancien alphabet
dace dans un alphabet qui s'était conservé, jusqu'au
siècle dernier, chez les Széklers de la Transylvanie. Pour
lui le dace aurait appartenu à une famille thraco-illy-
rienne à laquelle se rattacheraient, entre autres idiomes,
le phrygien et l'albanais (1). Cette thèse aurait demandé
plus de développements que ne lui en a accordé son
auteur. Il eût été bon de discuter l'opinion de ceux
qui ont rattaché le dace aux langues germaniques
(Grimm), aux langues slaves (Mùllenhoff), ou encore aux
langues celtiques. (Consulter Dieffenbach, Vœlkerkundr
Osteuropas, t. I er , p. 124.)
III. Langues indo-européennes de VAsie Mineure.
Il paraît avéré, aujourd'hui, qu'une grande partie des
langues de l'Asie Mineure appartenaient à la famille des
langues indo-européennes (2). C'est incontestablement le
cas du phrygien et du lycien.
On possède un assez grand nombre d'inscriptions ly-
ciennes,dont quelques-unes sont bilingues, grec et lycien.
Cette dernièie circonstance facilitera grandement, sans
aucun doute, les progrès du déchiffrement de cette lan-
gue; on peut dire, d'ailleurs, que son alphabet est fixé à
présent d'une façon à peu près certaine.
Pu phrygien on possède également quelques inscrip-
tions, trouvées en Phrygie même, et une série de mots
(1) Istoria critiqua a Romaniloru. Deuxième édition, t. I,
p. 292. Bucharest. 1874.
(2) Renan, Histoire des langues sémitiques, liv. I, chap. h, § 2.
PHRYGIEN. 399
cités par les auteurs anciens. Le nombre de ces derniers
mots est assez important, et comme leur sens est bien
fixé par les auteurs mômes qui les rapportent, ils peu-
vent servir de point de départ, à toute l'étude du phry-
gien. Leur inscription, sans doute, peut être plus ou
moins exacte, mais il ne faut pas penser qu'elle soit trop
défectueuse.
Que l'on rapproche ces langues indo-européennes du
grec ou des langues éraniennes, notamment de l'armé-
nien, la transcription des mots de ces différents idiomes
en langue grecque doit être relativement fidèle. Les an-
ciennes langues éraniennes, en effet, ne sont pas fort
éloignées des dialectes grecs, et il est permis de penser
que les idiomes indo-européens de l'Asie Mineure relient
davantage ces deux familles.
Ils n'appartiendraient donc ni au groupe des langues
éraniennes, comme l'ont pensé beaucoup d'auteurs, ni au
groupe des dialectes grecs, mais ils formeraient une
branche spéciale aussi rapprochée du grec que de l'ar-
ménien et de l'ancien perse.
Ce n'est encore là qu'une simple hypothèse que l'avenir
pourra tout aussi bien renverser ou confirmer. Peut-être
découvrira-t-on, d'ailleurs, que si certains idiomes de
l'Asie Mineure sont intimement alliés, comme, par exem-
ple, le coréen et le lycien, il en est d'autres qui n'ont
entre eux que des rapports assez éloignés ; peut-être
même faudra.-t-il les classer en deux groupes, dont l'un
se rattacherait aux langues éraniennes, l'autre au grec.
Mais la question est dans la première période d'étude, et
ces différentes langues ne peuvent être rangées que parmi
celles dont la classification n'est point encore possible.
400 LA LINGUISTIQUE.
IV. Langues indo-européennes dites « scrjthiques ».
Au paragraphe dix-neuvième de notre quatrième cha-
pitre nous avons dit que les expressions de « Scythes »
et de « scythique » n'étaient que des noms géographiques
et qu'elles s'appliquaient à un grand nombre de popu-
lations ; différentes de race et de langue. Nous avons
dit également que certaines populations appelées
« scythiques » par les auteurs anciens, parlaient un
idiome indo-européen (1) ; le lecteur voudra bien se
rapporter à ce passage et nous ne mentionnons le fait,
ici, que pour mémoire. Consulter, d'ailleurs, Fligier^
Znr Skytkenfrage, Vienne, 1878.
V. Albanais.
La question de l'origine de l'albanais et son classement
dans la famille indo-européenne ont tourmenté bien des
linguistes ; le problème n'est pas encore résolu.
L'albanais occupe la région de l'empire turc donnant
sur la mer Adriatique, la passe d'Otrante et la mer Io-
nienne. Au nord, le territoire albanais confine aux Ser-
bes monténégrins et à ceux qui font partie intégrante
de l'empire ; à l'est, il confine dans sa partie supérieure
aux Bulgares et dans sa partie inférieure aux Grecs de
l'empire turc ; au sud, aux Grecs également. La plus
grande longueur de ce territoire est d'environ quatre-
vingt-quatre lieues, sa largeur moyenne de trente
lieues environ. Au nord-est de Scutari, il comprend des
enclaves serbes assez importantes, au centre, et surtout
au sud, à l'est de Janina, des enclaves arméniennes non
moins considérables.
(1) Girard m Rhu.f. rtullofins do la Société d'anthronolotrie
de Paris 1869, p. ïC.
ALBANAIS. 401
Le nombre «les Albanais esl d'environ un million el
demi d'individus ; beaucoup moins nombreux que les
Slaves de Turquie, ils l'emportent d'autre part sur les
Turcs eux-mêmes et sur les Grecs soumis encore à la
domination ottomane. Le nom véritable de l'albanais est
celui de « skipetar ».
Quelques auteurs ont voulu rapprocher l'albanais des
langues slaves ; cette tentative a toujours échoué et il
n'est point vraisemblable qu'elle réussisse jamais. Une
opinion plus répandue a considéré l'albanais comme un
parent assez intime de la langue grecque (Hahn Camar-
da), mais on peut dire que cette assertion n'a jamais été
vérifiée scientifiquement. D'après une troisième opinion
(Blau), l'albanais doit être rattaché aux idiomes éraniens.
Ces deux dernières opinions se concilieraient d'ailleurs
assez bien si l'on admettait que les idiomes éraniens et
le grec sont fort rapprochés l'un de l'autre (Picot). D'au-
tres auteurs ont cherché à établir un rapprochement plus
ou moins intime entre l'albanais et les langues italiques.
Sont-ils plus près de la vérité que les partisans d'une
origine hellénique ? C'est ce que nous ne voulons pas
décider. La question, à nos yeux, demeure encore tout
entière à résoudre. On sait que l'adjectif albanais pos-
sède, comme celui des Slaves, une sorte d'appendice d'o-
rigine pronominale, que le nom se suffixe un article,
comme font le roumain ou le bulgare, mais tout le reste
est fort obscur, surtout l'a conjugaison.
Ce qui rend l'étude de l'albanais particulièrement dif-
ficile, c'est que le lexique de cette langue est en grande
partie composé d'éléments étrangers, latins, grecs, sla-
ves, turcs et autres. On parviendra peut-être à dégager
ces éléments d'emprunts. Déjà F. Miklosich a dressé un
tableau des mots tirés du latin et des langues slaves ;
LINGUISTIQUE. 26
402 LA LINGUISTIQUE.
ces derniers sont en grande partie des mots que le rou-
main a empruntés lui aussi.
Jusqu'à preuve nouvelle, pensons-nous donc, l'albanais
ne peut que passer purement et simplement pour une
langue indo-européenne ; ce fait est bien acquis, mais on
ne saurait guère aller plus loin et rattacher d'ores et déjà
l'idiome en question à telle ou telle branche particulière
du groupe indo-européen.
§ 10. Du mode de subdivision de la langue indo-européenne
et de la région où elle fut parlée.
I
A peine avait-on constaté la parenté des différentes lan-
gues indo-européennes, à peine avait-on reconnu qu'elles
descendaient toutes d'un ancien idiome dont l'histoire
avait perdu les traces, que l'on songea à les classer entre
elles. Il s'agissait de les grouper selon leur degré d'af-
finité, de les réunir en familles et de rapprocher à leur
tour les unes des autres les familles qui paraissent offrir
des traces d'une parenté plus intime. En d'autres ter-
mes, il s'agissait de diviser la souche indo-européenne
en branches, ces branches en rameaux, et ainsi de suite.
Le premier rapprochement que l'on établit fut celui
du grec et du latin ; on y était inévitablement poussé
par les traditions de la philologie classique.
On supposa donc qu'une seule et même langue, déta-
chée des autres idiomes indo-européens, avait donné
naissance à deux langues sœurs, à deux langues ju-
melles, le grec et le latin. Cette branche gréco-latine, à
laquelle il parut opportun de donner un nom, reçut celui
de « pélasgique ». Jamais appellation ne fut moins justi-
LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 403
fiée. Loin de savoir, en effet, ce que c'étaient que les Pé-
lasges, on peut à peine assurer qu'un peuple quelconque
ait en aucun temps répondu à ce nom, et les quelques
passages des histoires d'Hérodote où il se trouve relaté
suffisent à empêcher tout auteur sérieux de lui attribuer
une acception déterminée.
Les travaux d'Eugène Burnouf et de Lassen sur l'an-
cien perse et le zend permirent de rapprocher intime-
ment les langues éraniennes du sanskrit. On supposa
donc qu'il avait existé une langue commune indo-éra-
nienne dont le sanskrit, d'une part, et les langues éra-
niennes, d'autre part, seraient sortis à un moment
donné.
La grande ressemblance du lithuanien et des langues
slaves fit accepter également une langue commune letto-
slave ; cette langue letto-slave aurait, à son tour, une
origine commune avec le type des langues germaniques,
et ainsi de suite.
Plusieurs systèmes assez tranchés se trouvent ici en
présence. Certains auteurs, par exemple, ont adopté le
tableau que voici :
Sanskrit.
Indo-éranien. I Eranien.
Indo-
Grec.
««■> fu& |Ilali<Iue -
Européen. ) Celtique.
I Germanique.
Germano- )
letto-slave. ( Letto-slave > Leltique.
/ Slave.
Schleicher envisageait cette répartition d'une façon dif-
férente et dressait cet autre tableau :
404 LA LINGUISTIQUE,
Letto-slavo- ^ Germanique.
Igcrmanique. / Letto-slave. ^Lettique.
] /Slave.
Indo-européen. _, , . , ■ . .
' Gréco-italo- ( Italo- l Celtique.
Aryo-gréco-l cellique ' celUque. (italique.
Halo-celtique.^ Grec.
\Eranien.
Ari< i ue - /Hindou.
Dans ce tableau, il n'y a donc plus de langue spécia-
lement européenne, et une partie des langues de l'Europe
seraient plus rapprochées du sanskrit et des idiomes éra-
niens que des autres langues européennes. Cette théorie,
malgré l'autorité de son auteur, ne paraît pas avoir
gagné beaucoup de partisans. Généralement on a préféré
s'en tenir à la division en indo-éranien et en européen (1).
Certains auteurs, admettant d'ailleurs cette double divi-
sion, comprenaient de différentes façons les sous-divi-
sions ; les uns, par exemple, rapprochaient davantage
les langues celtiques des langues germaniques, d'autres
les rapprochaient plus volontiers du latin.
D'ailleurs, la théorie de la ramification de la souche
commune indo-européenne n'est pas acceptée universel-
lement. Elle a été attaquée simultanément en France et
en Allemagne dans deux écrits tout à fait indépendants
l'un de l'autre et publiés isolément à la même époque.
L'un de ces écrits est de l'auteur de ces lignes (2), l'autre
de Johannes Schmidt (3). Cet auteur admet encore une
(1) Havet. L'Unité linguistique européenne. Mémoires de la
été de linguistique, t. II. p. 261.
(2) Notice sur les subdivisions de la langue commune indo-
européenne. Comptes rendus de la première session de l'As60
on française pour l'avancement des sciences, p. 736. Bor-
deaux, 1872.
(3j Die Verwandl8cha{tsoerhâltnisse der indo-germanischen
Sprachen. Weimar, 1872.
LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 405
unité linguistique indo-éranienne et une unité letto-slave,
mais il se refuse à aller plus loin. Il cherche à démon-
trer que, si du côté de l'occident les langues slaves et let-
tiques sont indissolublement liées aux langues germani-
ques, elles se trouvent tout aussi liées, du côté de l'orient,
aux idiomes éraniens et hindous : non seulement, donc,
il n'a point existé d'idiome commun germano-letto slave,
mais il n'a point existé non plus d'idiome spécialement
européen, nettement distinct du sanskrit et des langues
éraniennes. Le grec, d'autre part, serait tout aussi insé-
parable d'avec les deux familles asiatiques que d'avec la
branche italique, et les langues celtiques ne pourraient
pas être groupées à plus juste titre avec les langues ita-
liques qu'avec les langues germaniques. Cette question
n'est pas de celles que l'on puisse trancher après une
étude de quelques instants, car elle est fort complexe.
En ce qui nous concerne, nous pensons qu'il n'a point
existé de groupes secondaires entre la langue commune
indo-européenne et les groupes éranien, hellénique, ger-
manique et autres.
Sans doute, certains idiomes indo-européens sont plus
rapprochés, en somme, de quelques-uns de leurs congé-
nères que de quelques autres d'entre eux ; le latin, par
exemple, est plus intimement allié aux langues celtiques
qu'aux langues éraniennes. Mais s'ensuit-il qu'il faille
conclure à une langue commune italo-celtique ? Assuré-
ment non.
Nous ne connaîtrons jamais, selon toute vraisem-
blance, les motifs qui déterminèrent les populations dont
la langue était l'indo-européen commun à entreprendre
leurs grandes migrations ; mais nous pouvons penser,
sans crainte d'erreur, qu'avant leurs migrations, ces po-
pulations occupaient un territoire assez vaste. En ces
larges limites la langue commune indo-européenne ne
devait-elle point se modifier, s'altérer, se corrompre de
406 LA LINGUISTIQUE.
façon différente dans les différentes tribus établies sur
ce territoire ? Nous pensons qu*il n'en pouvait être autre-
ment. Ces modifications, ces altérations ne furent évi-
demment pas les mêmes en tous lieux ; ici, par exemple,
elles purent s'attaquer de préférence aux sifflantes, là
aux explosives, ailleurs aux formes elles-mêmes des
mots. On peut admettre en outre que, selon toute vrai-
semblance, les modifications qu'acceptait telle ou telle
tribu devaient, à peu de chose près, être de la même
nature que les modifications acceptées par la tribu voi-
sine ; plus les groupes se trouvaient distants, plus ils de-
vaient montrer de différences. En d'autres termes, il de-
vait y avoir plus de diversité entre le groupe de l'ex-
trême est et celui de l'extrême ouest, qu'entre ce dernier
et un groupe central. Cette espèce de série, cette sorte de
continuité est toute naturelle et, de nos jours, nous la
retrouvons dans les patois.
Nous n'avons pas à nous enquérir des causes qui dé-
terminèrent la tendance générale propre à tel ou tel
ensemble de tribus voisines. Ces causes nous resteront
peut-être à jamais inconnues ; mais ce que nous pouvons
parfaitement admettre, c'est que ces unités secondaires,
ces branches intermédiaires dont nous parlions tout à
l'heure, par exemple la prétendue langue italo-celtique,
n'ont jamais eu d'existence réelle. C'est un besoin immo-
déré de classification qui les a mises au jour. En fait,
elles n'ont point vécu. On les a multipliées, mais on pou-
vait les multiplier bien plus encore ; il serait facile de
restituer uh idiome commun helléno-slave, érano-celti-
que, italo-germanique. Une fois dans le domaine de la
fantaisie, il n'y aucun motif de s'arrêter.
LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 407
II
Avant d'en terminer avec les langues indo-européen-
nes, il nous reste à dire quelques mots d'une question'
assez débattue et que nous ne pouvons passer sous
silence, celle du pays où fut parlée la langue indo-euro-
péenne commune.
Distinguons tout d'abord la question de race de la ques-
tion de la langue.
Lorsqu'il s'agit de la formation même du langage arti-
culé, le facteur de la race est non seulement capital, il
esl unique. Acquisition de la faculté du langage articulé,
formation des premiers systèmes de langues et formation
«les premières races humaines tombent à un seul et même
moment. Cela a été le sujet de notre chapitre second,
sur lequel nous n'avons point à revenir en cet instant.
Nous insistons simplement sur ce fait que, si les races
d'Europe sont réellement des races européennes, telles,
au moins, que nous les voyons aujourd'hui, il ne s'ensuit
en aucune façon que les langues indo-européennes de nos
régions y aient également pris naissance. Cette distinc-
tion est capitale, et on la néglige trop souvent. Nous pou-
vons dire plus encore ; s'il est juste de parler de langues
indo-européennes, il est absolument vicieux de parler
d'une « race » indo-européenne. Une telle race n'existe
point, et ceux-là seuls peuvent en disserter, la décrire
même et tracer ses frontières, qui n'ont aucune notion
d'anthropologie.
Allons plus loin. S'il est certain qu'une langue indo-
européenne commune a été parlée jadis en une région
quelconque, il n'est nullement certain que les individus
parlant cette langue aient appartenu à une seule et
même race. L'indo-européen commun a été formé, sans
doute, en un seul et unique centre ; mais la période de
formation une fois passée, rien ne dit qu'il ne se soit pas
408 LA LINGUISTIQUE.
étendu sur différentes populations très étrangères,
comme nous avons vu le latin rustique s'étendre sur les
populations voisines du Guadalaviar, de la Garonne,
de la Somme, de l'Adige et du bas Danube. Bien des
hypothèses sont permises à ce sujet. En définitive, il n'y
a ici qu'un fait, un seul fait bien avéré auquel nous puis-
sions nous en tenir : le fait de l'existence de cette langue
commune indo-européenne, abstraction faite de toute
question de race.
Cela bien acquis, nous pouvons aborder notre sujet
sans crainte de malentendus.
Il y a une trentaine d'années, l'on s'accordait assez
généralement à donner pour patrie à la langue com-
mune indo-européenne « le vaste plateau de l'Iran »,
comme dit Pictet, « cet immense quadrilatère qui s'étend
de l'Indus au Tigre et a l'Euphrate, de l'Oxus et du
Iaxartes au golfe Persique » (1). Cette région correspond
à la Perse actuelle et aux pays qui lui sont limitrophes
à l'est et à l'ouest. On trouva, avec juste raison, que
l'indication d'une aire aussi considérable était trop
vogue, et l'on chercha à la restreindre. Les traditions
de l'Avesta aidant, on émit l'opinion que la Baktriane
devait être regardée comme la patrie ancienne des pré-
tendus « Aryas », c'est-à-dire des individus qui parlaient
la langue commune indo-européenne. Mais n'était-ce pas
donner à la tradition éninienne un sens beaucoup plus
large que celui qu'elle avait en réalité? A la rigueur,
TAvesta pouvait encore se souvenir d'une patrie plus
ancienne des Eraniens ; niais celle-ci avait-elle été en
même temps la patrie commune de toutes les familles
indo-européennes? On n'était pas en <li"it de l'affirmer ;
pareille conclusion dépassait beaucoup les p remis
C'est ce que l'on a compris facilement.
(1) Les OnV/i'ne.s indo-européennes ou les An/as primitifs.
Essai de paléontologie linguistique, i. I, p. 35. Paris, 1859.
LANGUES IM 10 -El ROPÉENNES. 409
Les moyens 1rs plus suis d'arriver à la solution cher-
chée devaient être demandés à la linguistique.
Les indications que peut donner le lexique comparé
des langues indo-européennes sur les termes géographi-
ques et topographiques; sur les noms des cours d'eau,
des montagnes, sur ceux des métaux, des plantes, des
animaux, ne donnent que des renseignements très va-
gues. On peut les attribuer à une foule de régions ; ils
s'appliquent aussi bien à l'Assyrie qu'à la Baktriane.
En s'en rapportant à la physionomie générale des
idiomes indo-européens, on conclut du fait de la con-
servation même du sanskrit, à cette opinion qu'il devait
être moins éloigné que ses congénères de l'ancien centre
linguistique. Il sembla raisonnable d'admettre que ceux
de ces idiomes qui, dans leur ensemble, se rapprochent
de la façon la plus fidèle du type indo-européen com-
mun, sont également ceux qui se sont le moins éloignés
des régions où ce type commun était parlé.
De là cette première conclusion : entre toutes les lan-
gues indo-européennes, le sanskrit et les langues éra-
niennes sont celles qui se sont le moins éloignées de la
région où était parlé lindo-européen, tandis que les
langues celtiques s'en sont éloignées plus que ne l'ont
t'ait toutes les autres.
Au second degré de- conservation, l'on dut placer les
dialectes grecs au sud-est de l'Europe, les langues let-
tiques et slaves au nord-est ; au troisième degré, les lan-
gues germaniques au nord, les langues italiques au sud.
Ces deux dernières lu-anches rejoignent l'une et l'autre
les langues celtiques placées au quatrième et dernier
degré.
Pictet conclut. Traçant une ellipse assez allongée, il a
regardé l'un des foyers de cette ellipse, celui de droite,
comme le point où aurait été parlé l'indo-européen com-
mun. A peu de distance de ce foyer, vers la droite, il
410 LA LINGUISTIQUE.
place au bas le sanskrit, plus haut les langues éranien-
nes. Suivant ensuite de droite à gauche les deux bran-
ches de l'ellipse, il place au centre, dans le haut, les
langues letto-slaves ; au «entre, dans le bas, les idiomes
grecs ; ces deux groupes sont encore assez rapprochés
du foyer de droite, mais moins que ne le sont les langues
éraniennes et le sanskrit. Poussant encore vers la gau-
che, Pictet place les langues germaniques en haut, et
les langues italiques en bas, dans la même position
vis-à-vis du foyer de gauche qu'occupent les langues
éraniennes et le sanskrit vis-à-vis du foyer de droite.
Plus à gauche encore, tout à l'extrémité de la ligne
transverse horizontale de l'ellipse, se trouvent les lan-
gues celtiques, entre les langues germaniques et itali-
ques : elles sont ainsi les langues les plus éloignées du
foyer de droite, c'est-à-dire du prétendu point de départ.
Il est aisé de construire cette figure. Elle est sans doute
très ingénieuse, et au premier moment on est fort tenté
de l'adopter ; elle concorde assez bien, d'ailleurs, avec
l'hypothèse qui regarde la Baktiïane comme la région
où fut parlée la langue indo-européenne.
Mais, en réalité, on peut l'interpréter de deux façons
et lui donner deux Bena bien tranchés. Le premier sens
est celui qu'en tire Pictet ; voici le second : il se peut que
le centre commun recherché ne se trouve pas au foyer
de droite de l'ellipse, mais qu'il soit situé plus sur la
droite, en dehors même de l'ellipse, c'est-à-dire vers la
frontière chinoise. Avec cet autre centre, le sanskrit et
les langues éraniennes resteraient toujours au premier
d( gré, le grec et le letto-slave au second, Les langues ger-
maniques et italiques au troisième, les langues celtiques
au quatrième et dernier.
La théorie qui plaçait dans l'Asie centrale, dans la
haute Asie, la patrie de l'indo-européen commun a été
vivement attaquée.
LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 411
L'Anglais Latham fut le premier, semble-t-il, qui opina
pour une origine européenne. Quelques auteurs l'ont
suivi. Il en est parmi ceux-ci qui se sont efforcés de don-
ner quelque apparence scientifique à leur assertion, il
on est d'autres qui ont tranché net cette question spé-
ciale avec autant d'audace que d'incompétence.
Certaines personnes, par exemple, voyant les mots
celtiques plus courts que les mots sanskrits, en ont
inféré qu'ils étaient plus simples, partant plus primitifs,
et s'éloignaient moins du type commun. C'est de la
linguistique au millimètre. Avec ce procédé, l'anglo-
saxon proviendrait de l'anglais, le latin du français, le
vieux perse du persan.
D'autres auteurs, arguant de ce fait que le type blond
aux yeux bleus se présente plus particulièrement dans
des pays de langue allemande, en concluent, on ne sait
trop pourquoi, que l'indo-européen commun a été parlé
en Gennanie. Ils confondent ici la langue et la race,
ou, pour mieux dire encore, la langue et les races ; c'est
une méprise sur laquelle nous ne pouvons même pas
nous arrêter.
Peu nous importe que les populations qui parlèrent
l'indo-européen commun aient été blondes ou brunes,
ou qu'il y en ait eu parmi elles et de blondes et de
brunes ; ce n'est pas en question : la langue seule nous
occupe et non point la race. Nous n'appelons même pas
à notre aide le secours de l'archéologie, qui, pourtant,
enseigne d'une façon claire et nette qu'à l'époque où
l'Orient connaissait déjà une certaine civilisation, l'Oc-
cident en était encore à l'état sauvage, ou à peu près.
Benfey, se fondant sur le manque de noms primitifs
communs pour les grands carnassiers asiatiques, opina
que l'indo-européen devait avoir été parlé en Europe
(Geschichtr der Sprachwissensch., p. 600). Peschel,
Brunnhofer et d'autres auteurs opinent pour l'Arménie.
tlL U LINGUISTIQUE.
Fr. Mùller se prononce pour la demeure européenne,
sans la préciser, et est d'avis que les langues aryennes
de l'Asie ont gagné par voie de migration les régions
où elles sont aujourd'hui parlées. Les grammairiens qui
tiennent le grec pour le mieux conservé des idiomes de
la famille supposent que la patrie primitive dont il s'agit
doit être cherchée vers le sud-est de l'empire. Penka
(Die Herkunft der Aryer, 1886) fait de la Scandinavie le
premier centre de rayonnement des soi-disant Aryens et
place leur première demeure dans l'Europe du sud-
ouest, Cette opinion ne concorde pas avec les derniers
résultats de l'anthropologie. Il semble, au contraire, que
les idiomes aryens aient été importés, vers la fin de l'in-
dustrie de la pierre taillée, par la population brachycé-
phale qui, venant de l'est, pénétra jusque vers l'Atlanti-
que. Cette population apporta sa langue, ses mœurs,
aux anciens habitants dolichocéphales (Cf. Hovelacque
et G. Hervé, Précis d'anthropologie, p. 367, 583). L'erreur
de Penka provient de ce quïl confond les dolichocéphales
« paléolithiques » avec les dolichocéphales « néolithi-
ques »,, ancêtres des blonds de l'Allemagne du Nord.
Si toutefois l'on remonte le courant de l'invasion de la
population à tête courte, que nous supposons avoir ap-
porté dans l'Europe occidentale les langues indo-euro-
péennes, on s*arrête, après avoir franchi l'Europe cen-
trale, aux pays du bas Danube. Faut-il remonter plus
loin vers l'est ? C'est ce quïl est difficile de faire dans
l'état actuel des connaissances. Cette question vidée, il
lestera à rechercher dans quelle région les blonds du
nord de l'Europe ont reçu eux-mêmes les idiomes indo-
européens.
En somme, l'obscurité est loin encore d'être dissipée.
CHAPITRE VI.
PLURALITÉ ORIGINELLE DES LANGUES
ET TRANSFORMATION DES SYSTÈMES LINGUISTIQUES.
Arrivés au terme de ce long examen, nous avons à
jeter en arrière un coup d'oeil d'ensemble et à récapitu-
ler, dans un chapitre final, les points les plus impor-
tants de notre étude.
Nous avons tout d'abord à revenir sur la question de
la doctrine et de la méthode. Ce sujet est le premier
qu'il nous ait fallu aborder ; c'est celui qui doit attirer
en dernier lieu notre attention. La doctrine, la méthode
dominent les sciences contemporaines ou, pour mieux
dire, elles font corps avec elles, et l'on ne saurait trop
insister sur ce fait capital ; cette alliance indissoluble,
cette sorte d'identification est la caractéristique même
de ce nouvel état de choses.
§ 1. Comment se reconnaît la parenté des langues.
Il arrive souvent aux personnes dont les connais-
sances linguistiques ne sont que très imparfaites, très
s\iperficielles, de regarder sans hésitation comme pro-
ches parentes les familles de langues qu'un auteur vrai-
ment compétent n'osera point rapprocher les unes des
autres et que parfois même il déclarera irréductibles.
L'étymologie n'est jamais plus dangereuse que sur ce
terrain. Pour tout dire, elle n'y connaît pas d'obstacles.
414 LA LINGUISTIQUE.
Les préoccupations bibliques ont contribué plus que
toute autre cause à développer la manie funeste de
l'étymologie. Il s'agissait, il importait de rattacher aux
langues sémitiques tous les idiomes de l'univers, ou
bien par voie de descendance directe, ou bien par voie
de parenté collatérale. On renonçait, au besoin, à faire
'de l'hébreu la mère de toutes les langues, mais il fallait
au moins les rattacher toutes, y compris l'hébreu, à
une souche commune à une seule et même langue mère.
C'est un fait qui ne se laisse plus discuter à l'heure
actuelle, et, sous quelques réserves que ce soit, parler
encore de cette langue commune soi-disant primitive,
c'est faire preuve d'une complète ignorance de la mé-
thode linguistique.
Avant tout, dans la comparaison des langues, il faut
négliger la ressemblance pure et simple des mots. Deux
mots dont le sens est presque le même dans deux lan-
gues différentes, dont le sens, si l'on veut, est absolu-
vu put le même, peuvent n'avoir rien de commun. La
concordance lexique sans la concordance grammaticale
est nulle et non avenue. L'étymologiste s'en empare, s'en
contente et ne veut pas voir plus loin ; le linguiste ne
s'y arrête même pas.
Aux yeux de ce dernier, la dissection de deux mots
plus ou moins semblables peut seule prouver leur pa-
renté ; à aucun titre il ne s'accorde le droit de com-
parer deux mots tout faits. Les éléments formatifs de
deux mots sont-ils bien les mêmes, leur racine est-elle
également la même, dans ce cas il est légitime de les
regarder comme deux mots correspondants, de leur don-
ner une origine commune ; si ces conditions ne se trou-
vent pas réunies, les deux mots en question ne peuvent
être identifiés, quelle que soit leur homophonie.
Prenons pour exemple le mot un dans différentes lan-
gues et voyons comment on a pu rapprocher sans cri-
PARENTE DES LANGUES. 415
tique aucune les mots qui servent à l'exprimer dans les
langues en question
Tout d'abord les celtomanes n'ont pas manqué de trou-
ver au mot français un une origine celtique, grâce au
gallois un, au comique un, à l'armoricain eun. A leurs
yeux, ces formes diverses se rapprochent plus du mot
français dont il s'agit que ne s'en rapproche le latin
n n h s : un celtique, un français c'est, disent-ils, un seul
ot même mot ; c'est du celtique et non du latin, que pro-
vient donc le français. Rien n'est plus inexact. Le celto-
mane, en effet, néglige ici deux facteurs importants. L'un
de ces facteurs, c'est la forme antique du français un.
Au onzième siècle, dans la langue française à deux cas,
le nominatif du mot en question était uns. Est-ce le cel-
tique un, eun qui expliquera la sifflante qui se trouve à
la fin de ce nominatif uns ? Assurément non. C'est le
latin unus qui pourra seul en rendre compte. Un autre
facteur, avons-nous dit, a été également négligé dans
le rapprochement du mot celtique et du mot français.
Avant de parler d'un celtique un, il s'agissait de com-
parer le gallois et le comique un au gaélique 6in et il
fallait ramener ces deux formes à une forme commune.
Mais le celtomane n'a que faire des procédés méthodi-
ques de la linguistique. Le celtomane n'est qu'étymolo-
giste, et s'il n'était étymologiste il ne serait pas celto-
mane.
N'a-t-on pas rapproché aussi l'anglais one « un » et
le malayâla onn" ? Il suffisait cependant, pour éviter ce
rapprochement imprévu, de comparer d'une part la
forme du malayâla aux autres formes dravidiennes, et
de se rappeler le thème gothique aina-, au nominatif
ains.
Nous devons beaucoup sans doute aux missionnaires
qui songent à rapporter des pays peu connus qu'ils ont
visités des séries de mots et de phrases, des essais de
416 LA LINGUISTIQUE.
grammaire, ces essais fussent-ils (comme c'est presque
toujours le cas), absolument dépourvus de méthode ;
mais que dire de la manie étymologique qui les tour-
mente à peu près tous sans exception ? Ils n'hésiteront
jamais, par exemple, à comparer des mots polynésiens,
des mots cafirs, des mots américains à des mots latins
ou français. Que le français et le latin aient une histoire,
un long passé, cela leur est complètement indifférent ;
que l'américain soit agglutinant, que le latin possède
une flexion véritable, cela leur importe peu. Ils pren-
nent les mots tout faits, au hasard, sous leur forme
actuelle et décident sans plus tarder de leur identité.
L. Adam a très justement dit, au premier Congrès des
américanistes, où l'on rapprochait sans critique aucune
le basque, le bas-breton, l'algonquin et bien d'autres
langues encore : « Dans l'intérieur d'une même famille
les rapprochements de mots sont légitimes et concluants,
à la condition d'être opérés en conformité avec les rè-
gles de la phonétique et de la dérivation, sans le respect
desquelles l'étymologie n'est qu'un art puéril, indigne
d'occuper l'attention des vrais savants. Quand, après de
fortes études préparatoires, un linguiste sachant son
métier aborde la texicologie d'une famille de langues,
qu'il se renferme dans ce domaine et qu'il opère scien-
tifiquement, c'est-à-dire d'après des règles certaines, les
rapprochements qu'il fait ont toujours chance d'être fon-
dés. Que si, au contraire, il entreprend de passer d'une
famille à une autre, ni la science acquise, ni les règles
ne lui serviront à rien, et il aboutira fatalement à des
résultats sans consistance. » Op. cit., t. II, p. 40.
C'est en termes non moins explicites que J. Vinson
répondit à ces mêmes rapprochements du basque et des
langues américaines : « Pour déterminer la nature et
la place naturelle d'un idiome nouveau, le linguiste doit
tenir compte des particularités qu'il présente dans cha-
PARENTÉ DES LANGUES. 417
cune des divisions de la grammaire. Il faut, pour qu'une
langue soit définitivement classée, connaître les sons
qu'elle emploie et leurs variations, les éléments forma-
tifs dont elle se sert et leur mode de groupement, les ra-
cines qui constituent son corps matériel, enfin les règles
principales de sa syntaxe. Il n'est pas moins nécessaire
de ne comparer que des idiomes pris à un même degré de
formation, en les ramenant par exemple au point culmi-
nant de leur développement formel. Enfin, pour con-
clure à une communauté d'origine de deux idiomes, il
serait indispensable que leurs principaux éléments gram-
maticaux soient non seulement analogues par leur fonc-
tion, mais encore qu'ils se ressemblent phonétiquement
d'une manière suffisante pour rendre admissible l'hypo-
thèse de leur identité primitive.
« La parenté de deux ou plusieurs langues ne saurait
en effet résulter uniquement d'une même physionomie
extérieure. Si les racines significatives, qui sont, après
tout, le fond propre, la haute originalité du langage, se
trouvent totalement différentes de l'une à l'autre, il sera
sage de ne point affirmer que ces langues proviennent
d'une source commune... Que prouvent des listes de
mots réunis sans ordre par un voyageur, un amateur de
circonstance, qui n'a d'autre mérite, d'autre expérience,
d'autre science même que sa bonne volonté ? Pour que de
pareils rapprochements soient probants, il faut qu'ils
viennent seulement après que l'on a démontré l'identité
générale des grammaires, après qu'on a distingué les
éléments formatifs, après qu'on a ramené les mots signi-
ficatifs et les mots de relation à leur plus simple et plus
primitif aspect sonore. » Op. cit., t. II, p. 52 ss.
On ne saurait trop le répéter, serait-ce des centaines
et des centaines de mots tout faits appartenant à deux
langues quelconques qu'on eût à comparer, cette com-
paraison ne ferait point avancer d'un pas la question
LINGUISTIQUE. 27
418 LA LINGUISTIQUE.
de la parenté de ces deux langues. Ce qu'il s'agit de dé-
montrer, c'est tout autre chose que l'existence de ces
rapports fortuits : c'est l'identité des racines réduites à
leur forme la plus simple ; c'est l'identité des éléments
formatifs du mot ; c'est l'identité de fonctionnement de
ces éléments; en un mot, c'est l'identité grammaticale.
Il n'y a point à tenir compte des études soi-disant com-
paratives qui ne seraient pas basées sur ces principes
sévères ; elles ne sont plus de notre temps.
Ce n'est pas, d'ailleurs, qu'il soit toujours facile de ne
point se laisser entraîner. Bopp lui-même a tenté par
deux fois des rapprochements bien malheureux entre des
groupes de langues tout à fait distincts. Les langues du
Caucase lui parurent un jour se rattacher aux langues
indo-européennes, et il chercha à le démontrer. Ce fut
sans succès. Dans cette malheureuse tentative, Bopp
n'était pas demeuré fidèle à la méthode qui lui avait si
bien réussi dans la comparaison des langues indo-euro-
péennes.
Il ne fut pas plus heureux lorsqu'il s'efforça d'appa-
renter aux mêmes langues indo-européennes, notamment
à la branche hindoue, les langues maléo-polynésiennes.
On a sans peine démontré scientifiquement combien ces
deux groupes d'idiomes sont à tous égards différents l'un
de l'autre.
Tout d'abord leur phonétique est parfaitement dis-
tincte ; le malai, par exemple, ne connaît pas les aspi-
rées dont le sanskrit et les langues néo-hindoues sont
si bien pourvues. A rencontre du sanskrit, le malai peut
dériver la racine au moyen de préfixes, c'est-à-dire d'élé-
ments placés avant, et non après cette racine ou le
thème du mot : dans les langues indo-européennes, la
dérivation a toujours lieu par suffixes, c'est-à-dire par
les éléments placés après la racine, après le thème, et
non avant. Le malai ne connaît point, comme les langue^
PLURALITÉ DES SYSTÈMES LINGUISTIQUES. 410
indo-européennes, des cas véritables, des suffixes per-
sonnels véritables ; et nous pouvons ajouter que ces dif-
férences capitales ne sont pas les seules (1).
Bopp s'était fié malheureusement à des rapproche-
ments lexiques (qu'expliquaient d'ailleurs fort bien de
nombreux emprunts faits à l'Inde par les Malais), et
cette sorte de rapprochements, nous ne saurions trop le
répéter, n'a de valeur qu'autant qu'ont été résolues la
question de la phonétique et celle de la formation même
des mots.
§ 2. Pluralité originelle des systèmes linguistiques.
On a cherché souvent à rapprocher l'un de l'autre le
système des langues indo-européennes et celui des lan-
gues sémitiques : on a voulu leur trouver une origine
commune, les ramener à des formes communes. On a
toujours échoué dans cette entreprise. Le sanskrit est
aussi distinct de l'arabe et de l'hébreu qu'il l'est du
tagala et du javanais. Non seulement il n'y a point
d'identité grammaticale entre le système des langues
sémitiques et celui des langues indo-européennes, mais
ces deux systèmes, ainsi que nous l'avons dit plus haut,
comprennent la flexion d'une manière toute différente.
Leurs racines sont tout à fait distinctes, leurs éléments
formatifs sont essentiellement divers, et il n'y a nul
rapport entre les deux modes de fonctionnement de ces
éléments L'abîme n'est pas seulement profond entre les
deux systèmes ; il est infranchissable.
t( Quand deux langues peuvent-elles être scientifique-
ment tenues, dit H. Chavée, pour deux créations radica-
lement séparées ? Premièrement : quand leurs mots
(1) Rcisc àcr œsterf. Frégate Novara um die Erde. Linguisti-
cher Thcil. p. 273. Vienne. 1868.
420 LA LINGUISTIQUE.
simples ou irréductibles à des formes antérieures n'of-
frent absolument rien de commun, soit dans leurs étoffes
sonores, soit dans leur constitution syllabique. Secon-
dement : quand les lois qui président aux premières
combinaisons de ces mots simples diffèrent absolument
dans les deux systèmes comparés (1). »
C'est le cas des langues sémitiques et des langues indo-
européennes, c'est le cas d'un nombre considérable de
systèmes linguistiques. La conséquence de ce fait est
grande.
Si c'est la faculté de langage articulé qui est la
propre et la seule caractéristique de l'homme, ainsi que
nous l'avons dit dans notre chapitre second, et si les dif-
férents systèmes linguistiques que nous connaissons sont
irréductibles, ils ont pris naissance isolément en des ré-
gions bien distinctes. Il en résulte que les premiers êtres
qui furent en voie d'acquérir la faculté du langage arti-
culé ont gagné cette faculté en différents lieux à la fois
et ont donné naissance ainsi à plusieurs races humaines
originellement distinctes.
« Les anthropologistes français, dit le général Fai-
dherbe (2), étaient généralement convenus que, la parole
articulée distinguant seule radicalement l'homme des
animaux, les précurseurs de l'homme ne devaient pas
être désignés par le nom d'hommes, lorsqu'ils ne possé-
daient pas encore cet attribut. On comprend que ce n'est
là qu'une affaire de mota, de convention. La seule chose
importante, c'est de savoir si, chez cet être, qu'on l'ap-
pelle homme ou non, le langage a pris naissance sur
un seul point, en une seule fois, ou bien d'une manière
multiple, sous le rapport des lieux et des temps. Or, l'ir-
réductibilité des langues humaines à une seule souche
(1) Les Lannurs ri 1rs Rnrrs, p. 13. Piri?. ISO?.
(2) Essai sur In lanqur poule. Pnris, 1S7.">.
PLURALITÉ DES SYSTÈMES LINGUISTIQUES. 421
prouve que la seconde hypothèse est la vraie. Si l'homme
n'eût acquis cette faculté, conséquence des progrès de
son organisation, que d'une manière unique, le langage
fût resté sensiblement le même dans sa descendance, ou
du moins on trouverait dans toutes les langues des tra-
ces de cette origine commune. La diversité extrême des
langues et de leurs procédés prouve qu'elles ont été
créées indépendamment les unes des autres, et probable-
ment à des époques très différentes. Comme, en outre,
les principales familles irréductibles de langues corres-
pondent d'une manière générale aux grandes races de
l'humanité, nous admettons que le langage a pris nais-
sance d'une manière indépendante chez diverses variétés
distinctes de ce que Frédéric Mûller appelle Yhomo pri-
migenius, de ce que les anthropologistes français appel-
lent les précurseurs de l'homme. »
La linguistique apporte ainsi aux polygénistes un ar-
gument capital. Leur arsenal était déjà bien fourni, il
s'enrichit d'une arme nouvelle.
La langue étant un produit de la nature elle-même,
étant la fonction d'un nouvel organe, il est évident que
deux systèmes linguistiques irréductibles entre eux in-
diquent deux organes producteurs différents.
L'histoire nous apprend qu'un grand nombre de fa-
milles linguistiques se sont éteintes sans postérité ; cela
est le fait de la concurrence vitale qui s'applique à la
nature entière, partout et toujours. Plus nous remontons
dans le cours des âges, plus nous trouvons de familles
linguistiques indépendantes. C'est également le fait des
races humaines.
Nous pouvons soutenir sans témérité que le primate
précurseur de l'homme a dû acquérir sur bien des points
à la fois ou successivement la faculté du langage arti-
culé qui devait l'élever à la condition d'homme.
La linguistique nous conduit, en effet, à ce résultat,
422 LA LINGUISTIQUE.
en nous enseignant la multiplicité des systèmes linguis-
tiques irréductibles (1).
3. Dans la vie historique, les langues peuvent
ne plus correspondre aux races.
On comprend ainsi, nous l'avons dit déjà, que dans la
période historique de l'humanité il ne puisse plus naître
de nouveaux systèmes de langues. L'origine du lan-
gage, l'acquisition de la faculté du langage articulé.étant
identique avec la formation des premières races hu-
maines, il s'ensuit que, le précurseur de l'homme une
fois éteint, la formation de nouvelles familles linguis-
tiques est absolument impossible. Tout effet nécessite
une cause, et, la cause disparaissant, il n'y a plus
'd'effet possible.
Mais, lorsqu'elles sont entrées dans la période histo-
rique, les langues peuvent disparaître, comme peuvent
disparaître les races.
Une foule d'exemples se présentent ici, parmi lesquels
nous n'avons que l'embarras du choix.
On sait que les Finnois et les Lapons appartiennent à
deux races essentiellement différentes ; pourtant le
suomi, que l'on parle en Finlande, et la langue des
Lapons, font partie d'une seule et même famille.
En Asie, nous voyons les différentes langues du
groupe hindou acceptées par des populations se ratta-
chant à une ou plusieurs races parfaitement distinctes
de la race qui leur apporta leur système linguistique.
En Asie encore, et en Afrique, l'arabe est la langue
courante, la langue maternelle d'un grand nombre de
peuples qui ne font point partie de la race sémitique.
En Afrique, le système bantou est parlé à l'est par
(1) Sayce, Traduct. franc, p. 79, 95, 103.
LES LANGUES ET LES RACES. 423
des Cafres (zoulou, kafir), à l'ouest, dans la Guinée
méridionale, par de véritables nègres africains ; or ces
dernier et les Cafres ne doivent être confondus en au-
cune façon.
En Océanie, les Papous ont adopté, dans un assez
grand nombre d'îles, des langues qui appartiennent à
la famille maléo-polynésienne.
Les Malais, les Polynésiens appartiennent à deux
types ethniques fort divers : leurs langues ont un fonds
commun.
La sélection naturelle a fait disparaître dans le cours
de l'histoire un nombre considérable d'idiomes : les lan-
gues qui se trouvent en collision nous offrent le spec-
tacle des groupes animaux qui ont à lutter les uns con-
tre les autres pour assurer leur existence. Il faut gagner
sur ses concurrents ou se résigner à disparaître devant
leurs progrès. De même que, dans le combat pour la vie
et le développement, les races les mieux armées l'empor-
tent finalement sur celles qui sont le moins favorisées,
de même les langues qui sont le mieux servies par leurs
propres aptitudes et par les circonstances extérieures
l'emportent sur celles dont la force évolutive est moins
considérable et sur celles que les conditions historiques
ont moins bien préparées au combat. Sur notre terri-
toire, nous voyons le français, la vieille langue d'oïl,
avoir raison petit à petit des dialectes de langue d'oc,
ses frères, de son autre frère le dialecte italien corse;
de deux parents plus éloignés, le breton et le flamand ;
d'un étranger, le basque. Dans les îles- Britanniques,
l'anglais fait disparaître les langues celtiques : l'irlan-
dais; l'écossais, le mannois, même le gallois ; il y a
peu de temps, il en a terminé définitivement avec le
comique. L'allemand a eu raison d'un certain nombre
d'idiomes slaves ; au moyen âge on a parlé slave jusque
dans le Mecklembourg, le Brandebourg, jusque dans une
424 LA LINGUISTIQUE.
grande partie de la Saxe, de l'Autriche proprement dite
et de la Carinthie. L'allemand moderne a étouffé un
frère du lithuanien, le vieux prussien ; une langue slave,
le polabe. Chaque jour il gagne sur deux autres langues
slaves : le polonais et le vinde (ou sorbe de Lusace). L'es-
pagnol est en voie d'en finir avec le basque, l'anglais
avec les langues de l'Amérique septentrionale. Les Nor-
mands perdirent en France leur idiome Scandinave, les
Burgondes y perdirent également leur Idiome d'origine
germanique, conune les Lombards en Italie. En Italie
déjà, le latin avait étouffé ses frères, l'osque et l'ombrien.
D'autres idiomes ont tenté de s'imposer violemment,
mais n'ont pu réussir à se faire accepter. En Europe,
par exemple, deux langues ouralo-altaïques se trouvent
dans ce cas. L'une de ces deux langues est le turc. C'est
en vain qu'il a été porté au coeur même de l'Europe ;
il n'occupe plus aujourd'hui qu'une très minime partie
de la Turquie européenne. Dans l'île de Candie les
Turcs en sont arrivés presque tous à parler grec. La se-
conde langue ouralo-altaïque qui ait tenté de s'imposer
à l'Europe, et dont la décadence actuelle ne saurait être
sérieusement contestée, est le magyar. Ce n'est point
qu'elle ne jouisse de privilèges considérables et que
l'appui officiel ne lui soit acquis aux dépens des lan-
gues avoisinantes (1) ; on peut prévoir cependant que
la langue des Magyars disparaîtra dans un avenir plus
ou moins prochain.
Une partie des Hottentots abandonnent leur langue
pour le hollandais. Dans l'Asie centrale bien des popula-
tions ouralo-altaïques ont adopté la langue persane. Il
serait fastidieux de prolonger cette énumération.
(1) Les Serbes de Hongrie, p. 310. (Anonyme.) Prague, 1873.
TRANSFORMATION DES ESPÈCES EN LINGUISTIQUE. 425
§ 4. La transformation des espèces en linguistique.
Entrées dans la vie historique, les langues ne tardent
pas à voir leur système phonétique s'altérer et leurs
formes se modifier petit à petit. Les consonnes et les
voyelles se transforment souvent en consonnes plus for-
tes ou plus faibles, en voyelles plus aiguës ou plus pro-
fondes ; les unes et les autres exercent souvent une in-
fluence réciproque qui s'accuse de plus en plus, et les
diverses branches d'une seule et même famille, ayant
chacune leurs principes particuliers de modification,
s'éloignent chaque jour un peu plus les unes des autres.
Le persan et le français sont bien plus distants l'un
de l'autre que ne l'étaient le vieux perse et le latin;
l'anglais et l'allemand sont séparés l'un de l'autre par
un intervalle bien plus considérable que celui qui sé-
parait l'anglo-saxon de l'ancien haut-allemand.
Et non seulement les formes s'altèrent et se modifient,
mais parfois aussi elles se perdent totalement; la langue
commune indo-européenne possédait huit cas, le latin
n'en connaissait guère plus que les deux tiers, il n'en
restait que deux dans la langue d'oïl du moyen âge, et
le français moderne les a totalement perdus; la langue
sémitique commune en possédait trois : seul de tous ses
rejetons l'arabe littéral les a conservés.
A vrai dire, cela n'est pas une transformation, c'est
une dégradation.
La transformation vraie, celle dont nous avons à par-
ler en ce moment, c'est la variation de l'espèce, Il y a
longtemps déjà que la variabilité de l'espèce, en linguis-
tique, est un fait acquis à la science, et que ceux-là
seuls pourraient encore révoquer en doute qui prennent
l'étymologie pour la linguistique.
126 LA LINGUISTIQUE.
Les phases de cette évolution, telles que nous les sai-
sissons actuellement, sont celles de la formation, de la
croissance, de la plénitude, de la décadence. La varia-
tion est continuelle; les langues naissent, se développent,
entrent en décadence, s'éteignent comme tous les êtres
organisés. Leur développement historique se modifie
dans le cours des âges suivant telles ou telles conditions,
cela est incontestable, mais l'observateur de ces modifi-
cations ne saisit jamais en elles que des phénomènes
d'évolution naturelle : la preuve évidente de ce fait,
c'est que l'évolution est sommairement la même dans
des familles linguistiques essentiellement différentes les
unes des autres.
Dans ses Recherches sur les langues tartares, Abel
Kémusat a bien indiqué la nature de l'évolution générale
des idiomes : « En les étudiant avec attention, dit-il, on
est tenté de croire qu'ils sont aussi constants dans leur
marche que la constitution physique qui leur a donné
naissance... Peut-être règne-t-il dans les langues moins
d'arbitraire qu'on n'a coutume de le supposer; et si l'on
y portait le scrupule nécessaire, peut-être trouverait-on
à y prendre des signes aussi sûrs, aussi prononcés, aussi
caractéristiques que ceux qu'on peut tirer de la physio-
nomie, de la couleur de la peau ou de celle des che-
veux, ou de toute autre particularité physique et exté-
rieure. » Ce « scrupule nécessaire » a été porté : nous
allons voir à quelles conclusions il a conduit.
Nous ne connaissons aucune langue dans son état em-
bryonnaire, s'il est permis de s'exprimer ainsi; toutes
les langues soumises à cette observation directe, même
celles des populations qui se trouvent aux derniers ou,
pour mieux dire, aux premiers degrés de l'échelle hu-
maine, ont passé la période de formation, qui a été pré-
historique, et sont actuellement dans la période histori-
que, généralement dans leur décadence. Mais en sépa-
TRANSFORMATION DES ESPÈCES EN LINGUISTIQUE. 427
rant méthodiquement et en comparant leurs éléments
formatifs, on peut se rendre compte de ce qu'a été l'an-
cienne période de formation.
Le résultat de ces recherches comparatives a confirmé
la théorie formulée en 1818 par Guillaume Schlegel : les
langues ont tout d'abord passé par une période mono-
sylhibique; un grand nombre se sont élevées à la phase
de développement dite phase agglutinante, et, parmi
ces dernières, quelques-unes enfin, le plus petit nombre,
ont atteint une dernière phase, celle de la flexion. La
structure des premières est simple, la structure des se-
condes est complexe, la structure des dernières est plus
complexe encore.
Dans la première phase, le mot et la racine sont tout
un, et chaque mot-racine, chaque racine-mot,pour mieux
dire, est monosyllabique. La phrase est dès lors une
pure et simple succession de racines isolées. Il est
de toute évidence que tel a été le premier procédé d'élo-
cution : on s'exprimait en mettant à la suite les uns des
autres des monosyllabes, qui devaient parfois, on n'en
saurait douter, être des onomatopées, des imitations de
bruits, de sons, de cris.
Les langues monosyllabiques actuelles ont singulière-
ment amélioré ce procédé très primitf, et elles l'ont fait
tout en restant monosyllabiques. Elles n'ont point créé
de grammaire, ne connaissant point de structure dans
les mots, mais elles ont créé une syntaxe. Cette syntaxe
consiste dans la position donnée dans la phrase aux
différentes racines-mots; la place qu'occupe le mono-
syllabe dans l'ensemble de la phrase précise le rôle du
monosyllabe en question. Ce procédé d'ordre tout syn-
tactique revient forcément en usage dans les langues
analytiques actuelles, qui sont le plus avancées en déca-
dence. Lorsque, par exemple, nous disons en français :
(( Pierre aime Jean », il est de toute nécessité que nous
428 LA LINGUISTIQUE.
placions le mot Pierre en tête de la phrase, le mot Jean
à la fin, car ces deux mots ont perdu toute la distinc-
tion morphologique qui pouvait faire de chacun d'eux
soit un sujet soit un régime : la place qu'occupe le mot
Pierre dans la phrase en question indique qu'il est sujet,
la place qu'occupe le mot Jean indique qu'il est régime.
Dans les langues synthétiques (dont il sera parlé tout
à l'heure), il n'en est pas ainsi ; le sujet, le régime sont
distingués par leur forme même, et la position dans la
phrase est sans aucune importance ; on dit indifférem-
ment « Helvetii legatos miserunt », ou « legatos mise-
runt Helvetii », les deux noms révélant leur fonction par
leur forme même.
En chinois, par exemple, la racine qui dans une
phase doit valoir comme sujet, comme nominatif, se
place avant la racine qui doit affecter le sens verbal ;
en assignant ainsi au mot qui doit être sujet une place
fixe dans la phrase, on obvie au manque d'éléments
grammaticaux qui, en latin, en grec, caractérisent le
cas nominatif, par exemple l's de dominus, de logos.
Dans une langue monosyllabique, en somme, point de
grammaire ; point de formes nominales, point de formes
verbales, ni déclinaison, ni conjugaison, point de genre,
point de modes ni de temps, rien qu'une syntaxe. C'est
d'ailleurs ce que l'on saisira plus aisément en étudiant
la transition du monosyllabisme à l'agglutination, le
passage de la première à la seconde phase linguistique.
Cette transition, cette évolution s'opéra, d'une façon
tout à fait simple. Certains mots-racines abdiquèrent une
partie de leur sens, devinrent de simples éléments de
relation, de rapport, tandis que les autres mots-racines
conservèrent leur sens dans toute sa plénitude, dans
toute son indépendance. En chinois, et dans les autres
langues monosyllabiques actuelles, on trouve cette divi-
sion des mots en mots « pleins » (que nous pouvons en
TRANSFORMATION DES ESPÈCES EN* LINGUISTIQUE. 429
français traduire par un verbe, par un nom) et en
mots « vides » dont le sens primitif s'est peu à peu obs-
curci et qui, peu à peu ont servi à déterminer, à pré-
ciser la notion large des mots pleins. Ce procédé a été
employé beaucoup plus tard, chose fort intéressante, par
des langues arrivées à un haut degré de développement.
En latin, par exemple, à côté du mot circus, cercle, se
trouve le mot circum, qui veut dire « autour » ; or ce
dernier n'est plus qu'une espèce de mot « vide », un mot
n'indiquant que la relation : qui circum illum sunt, ceux
qui sont autour de lui : circum hœc loca, autour de ces
lieux, dans ces environs. De même, à côté de vertere,
verto, se trouve versus : versus œdem Quirini ; de même,
à côté de tenuis, étendu, délié, de tensus, tendu, se trouve
tenus : crurum tenus, jusqu'aux jambes.
Ce que devait faire le latin, qui, du mot « plein »
circus, cercle, a tiré le mot « vide » circum, autour (le
premier conservant son sens intégral, le second ne deve-
nant plus qu'un élément de relation), cela même, les
langues monosyllabiques l'ont fait pour arriver à plus
de clarté dans l'expression. Ainsi le mot employé en
chinois pour signifier « avec » et qui rend le cas instru-
mental (avec le bras, avec un bâton), est simplement la
racine qui, étant « pleine », signifiait « se servir de, faire
usage de ».
Dans les langues monosyllabiques, les mots pleins et
les mots vides se suivent, sont mêlés les uns aux autres
sans jamais s'amalgamer ; en autres termes, les racines
sont toujours isolées les unes des autres, il n'y a pas
de mots comprenant plusieurs syllabes. A la vérité, on
peut former des sortes de composés en rapprochant
(sans toutefois les souder) deux mots différents : ainsi,
en chinois, le mot fû, père, et le mot mû, mère, rappro-
chés sous la forme fû-mù, donnent le mot « parents »;
rapprochés de mémo* les mots signifiant « loin » et
430 LA LINGUISTIQUE.
« près » donnent le mot signifiant « distance ». Mais il
n'y a encore ici aucune dérivation; des deux racines,
aucune ne sert à l'autre d'élément rie relation, chacune
garde toute sa personnalité.
A un moment donné du développement linguistique,
un pas de plus est fait : le mot indiquant la relation,
le mot « vide » s'accole au mot « plein » et une forme
polysyllabique, une forme agglomérante, prend nais-
sance. Le mot est dorénavant formé autrement que par
une simple racine isolée, il consiste en éléments divers
agglomérés : nous en sommes à la période morpholo-
gique secondaire, à la période dite d'agglutination ou
d'agglomération. Qu'on le remarque bien d'ailleurs, il ne
s'agit pas ici de deux mots « pleins » se réunissant pour
former un composé : il s'agit — ce qui est bien diffé-
rent — de l'agglomération au mot principal d'un mot
jouant le rôle secondaire d'élément dérivatif, précisant
les relations de la racine principale à laquelle il se soude.
Cet élément secondaire, ce dérivatif, est par exemple ta
dans les mots sanskrits çruta, entendu; mata, pensé ;
bhrta, porté ; jadis, cet élément dérivatif ta a eu son
indépendance, il a eu un sens « plein », il n'est plus
arrivé, par la suite des temps, qu'à servir d'élément déri-
vatif, d'élément de relation.
Lorsque cet élément dérivatif est placé après la forme
radicale, il est appelé suffixe (ter est suffixe dans pater,
mater, f rater); lorsqu'il est placé en tête du mot, il
est appelé préfixe : c'est le cas chez les Cafres; parfois,
l'élément dérivatif est intercalé dans le corps même de la
racine, et il prend alors le nom d'infixé : ce mode de
dérivation est rare.
Il est bon d'ajouter que la dérivation n'a point de li-
mites, qu'un mot dérivé peut être dérivé à son tour, ce
dernier également, et ainsi de suite. Ainsi, en magyar,
le dérivé zôrat signifie « il fait fermer » ; le dérivé
TRANSFORMATION - DES ESPÈCES EN LINGUISTIQUE. 431
zârhat « il peut fermer » au moyen d'une dérivation
secondaire, on forme zdrathat « il peut faire fermer » ;
idratgat « il fait fermer souvent » est également secon-
daire el sdratgathat < il ]>out faire fermer souvent » est
un dérivé tertiaire. Les langues de la troisième période
d'évolution, par exemple le latin, présentent un nombre
considérable de dérivés de cette sorte, dérivés primaires,
secondaires, tertiaires, etc. Le mot pater est un dérivé
primaire dont l'élément plein ou radical est pa, et dont
l'élément dérivatif est ter ; paternus est un dérivé secon-
daire; on a ensuite paternitas, etc. En tout cas, nos lan-
gues n'ont pas l'extraordinaire faculté de dérivation que
possèdent un certain nombre d'idiomes simplement
agglutinants. « Tant de choses en deux mots ? » dit le
Bourgeois gentilhomme, et Covieille lui répond : « Oui.
La langue turque est comme cela, elle dit beaucoup en
peu de paroles. » Ce qu'il y a d'exact, c'est qu'en un
seul et même mot la langue turque peut introduire un
certain nombre de notions : elle dit en un seul mot non
seulement sêvmèk, aimer, mais encore sèvmèmek, ne pas
aimer ; sèviJmèk, être aimé ; sèvilmèmèk, ne pas être
aimé ; sèvdirmèk, faire aimer ; sèvdirmèmèk, ne pas
faire aimer ; sèvinvièk, s'aimer, et ainsi de suite : les
éléments dérivatifs indiquent, dans ces diverses formes,
la négation, l'idée de cause, l'idée de retour sur soi-
même, autant de notions que le français doit exprimer
par plusieurs mots.
La plus grande partie des langues en est à la seconde
période morphologique, à la période agglutinative, par
exemple les langues des nègres occidentaux et orien-
taux, celles des Malais, des Polynésiens, des Dravidiens,
des peuples altaïques, le basque, les langues américai-
nes, etc., etc. Mais la communauté de structure ne pré-
juge point la parenté ; le fait de ce que deux langues en
sont à la même phase d'évolution n'accuse en rien une
432 LA LINGUISTIQUE.
communauté d'origine, et il en est de môme, bien en-
tondu, en ce qui concerne les langues monosyllabiques.
Il y a lieu, d'autre part, de ne pas négliger ce fait,
que dans la phase d'agglutination, certaines langues ont
peu progressé, que d'autres, au contraire, ont singuliè-
rement avancé. Certaines langues des nègres de l'Afrique
occidentale usent encore, à côté de formes agglutinées,
de procédés propres au monosyllabisme : il n'y a point
là retour à d'anciennes formes, mais bien maintien d'an-
ciennes formes au milieu de formations plus complexes.
Il faut enfin ajouter que les formes de certains idiomes
trahissent perpétuellement le passage du monosylla-
bisme à l'agglutination. On peut citer le khassia, parlé
au nord-est de l'Inde par 200.000 individus environ. Cer-
tes, cette langue n'a point de valeur littéraire, elle appar-
tient à un peuple qui ne connaît qu'une civilisation très
rudimentaire; mais pour celui qui étudie les phénomènes
de l'évolution linguistique, elle a une importance de pre-
mier ordre, et l'on en pourrait dire autant de bien d'au-
tres idiomes dont le philologue n'a souci. C'est ainsi que
d'obscures espèces végétales ou animales sont souvent
plus riches d'enseignements pour le botaniste et le zoolo-
gue que ne le sont tant d'espèces communément recher-
chées pour leur utilité pratique ou même pour leur sim-
ple beauté.
S'il est aisé de donner l'explication du passage de la
première phase linguistique à la seconde, il est, par
contre, beaucoup moins facile, nous l'avons dit, d'exposer
le phénomène d'évolution de l'agglutination à la flexion.
En principe, cette évolution a lieu par le fait d'une mo-
dification phonique de la racine : par exemple, en arabe,
katab il a écrit, katib écrivant, me-ktub écrit. En ce qui
concerne la flexion du système indo-européen (sanskrit,
perse, grec, latin, etc.), l'évolution aurait eu lieu, d'après
Victor Henry, non seulement au moyen de modifications
TRANSFORMATION DES ESPÈCES EN LINGUISTIQUE. 433
phoniques de la racine, au moyen d'une modification
dana l'accentuation, mais encore au moyen d'une agglu-
tination par infixes; dans son tableau systématique des
racines indo-européennes, Chavée, qui a rendu, il y a
quarante ans, à la science du langage des services que
1 on ne saurait oublier, Chavée a été sur la voie de cette
interprétation.
Quoi qu'il en soit donc de ce point encore assez obscur
du passage du second au troisième état de structure lin-
guistique, si nous considérons les anciennes langues
indo-européennes telles que le sanskrit, le grec, le latin
nous reconnaissons qu'elles sont, à divers degrés, syn-
thétiques, et si nous recherchons la nature des langues
romanes (français, espagnol, italien, etc.), nous trouvons
qu'elles sont analytiques. Telle est, en effet, l'œuvre de
la décadence linguistique, décadence moins hâtive dans
les langues slaves qu'en allemand, moins hâtive en alle-
mand que dans les langues romanes.
Cette décadence, qui constitue une nouvelle phase d'é-
volution, ne se produit pas au hasard.
Si nous envisageons tout d'abord la phonétique, nous
avons à constater les résultats du moindre effort : les
diphtongues se condensent, veicos, deivos, deviennent
vîcus, dîvus ; l'assimilation s'exerce aussi bien sur les
consonnes que sur les voyelles : notte, sette, atto, répon-
dent à noctem, septem, actum ; en grec, une aspiration
(l'esprit rude) répond à une sifflante primitive {imé, sep-
tem, éxupo'ç, socer ; Êproo, sanskrit sarpâmi ; É8o«, sanskrit
sadas). Un grand nombre de variations phoniques qui
déroutent à première vue quiconque est peu familiarisé
avec les études linguistiques, se justifient par le rappro-
chement avec d'autres mots. Que le mot français sache
vienne du latin sapiam, cela tout d'abord paraît étrange;
mais l'étonnement tombe lorsque l'on voit sepia donner
sèche, Clipiacum donner Clichy, apium donner ache.
LINGUISTIQUE.
28
434 LA LINGUISTIQUE.
Le fait s'explique encore mieux lorsqu'en face du latin
pi devenant ch on voit le latin bi devenant ;' (g doux) :
c'est le cas pour les mots rage et rouge. Il y a là un
parallèle phonique qui montre à quel point les varia-
tions de cette sorte dépendent d'une évolution naturelle.
C'est sur le fait du moindre effort que repose la forma-
tion phonique de l'ancienne langue d'oïl, du français.
Le français maintient la syllabe latine qui porte l'accent
et sacrifie les syllabes suivantes : tabula, fémina, régula
deviennent table, femme, règle. (Déjà, dans les textes
latins, on trouve vinclum, poclum, periclum, oraclum,
vehiclum.) Les mots français porche =pôrticus, frêle =
fragilis, roide—rigidus, sont des mots naturellement et
régulièrement formés : leurs doublets portique, fragile,
rigide sont des formations relativement récentes, dites
savantes, en réalité des calques barbares. Parfois la re- .
cherche du moindre effort fait introduire dans les mots
une consonne adjuvante : b dans humble, comble, sem-
bler, nombre (de humilis, cumulus, simulare, numerus),
d dans pondre, tendre, gendre (de pônere, téner, gêner).
Parfois des composés se contractent : magis volo, je
préfère, devient malo, potis esse devient posse ; lapicida
tailleur de pierres, est pour lapidicida, cordolium,
crève-cœur, chagrin, est pour cordidolium ; le latin ido-
lolatres, tiré du grec, a donné naissance à une fou ne
idololâtre, qui s'est condensée en idolâtre ; l'anglais lord
répond à un lauard plus ancien, qui lui-même est pour
hlâf weard, dispensateur de pain.
La décadence, en ce qui concerne la grammaire, ré-
pond de même à une simplification. L'ancienne langue
indo-européenne, que la comparaison du sanskrit, du
latin, du grec, des langues slaves, des langues germa-
niques a permis de restituer dans ses formes impor-
tantes, possédait une riche déclinaison. Le latin a perdu
une partie des cas de cette déclinaison, ne possède de
TRANSFORMATION DES ESPÈCES EN LINGUISTIQUE. 435
tels autres cas que des vestiges (humi, à terre ; belli, en
temps de guerre ; domi, à la maison) ; l'ancien français
fait un pas de plus, ne conserve plus que deux cas : un
cas sujet et un cas régime (aussi bien direct qu'indirect).
Au quatorzième siècle, cette déclinaison très ^simplifiée
disparaît de la langue française devient complètement
analytique. Ce n'est pas sans avoir gardé des traces de
la déclinaison du moyen âge : pâtre est l'ancien cas su-
jet (pastre) répondant au nominatif latin pdstur ; pasteur
est l'ancien cas régime répondant au latin pastôrem ;
sire est l'ancien cas sujet ; seigneur, l'ancien cas régime ;
il en est de même de chantre et chanteur. En principe,
c'est le cas sujet du français du moyen âge qu'a laissé
tomber le français moderne, c'est le cas régime qu'il a
conservé, le faisant servir tout à la fois de sujet et de
régime. Ainsi le nominatif latro donnait li terres ; l'ac-
cusatif latrônem donnait le larron ; le nominatif dbbas
donnait li abes ; l'accusatif abbôtem donnait le abbé.
C'est la forme accusative qui a seule persisté, servant à
la fois et pour le régime et pour le sujet. Parfois, cepen-
dant, c'est le cas sujet qui a résisté, comme le prouve la
consonne s de fils (sujet li fils, régime le fil, latin filius,
filium ; de bras (sujet li bras, régime le brac).
La simplification de la déclinaison se retrouve dans
toutes les langues modernes. En persan, il n'y a plus, à
proprement parler, de déclinaison : lorsqu'on veut expri-
mer le datif, l'accusatif, on joint au nom certaines pré-
positions ; on rend le génitif par un procédé syntactique.
Le grec moderne a perdu les formes du duel et le datif.
Si nous considérons les langues sémitiques, nous voyons
que l'arabe courant, l'arabe parlé, laisse tomber les dé-
sinences qui, dans l'arabe littéraire, indiquent les trois
cas du système linguistique sémitique ; dans l'arabe
vulgaire, ces cas se reconnaissent par la position des
mots dans la phrase ou par l'emploi de prépositions.
48G
LA LINGUISTIQUE.
Passant à la conjugaison, nous rencontrons les mômes
phénomènes d'analytisme. En voici un ou deux exem-
ples : dans le système indo-européen, le parfait était
formé par le redoublement de la racine (XéXouia, cecini).
Le latin forme déjà des parfaits au moyen de composi-
tions de mots : amavi, auclivi, où vi est pour fui, comme
le prouve les formes ombriennes en fei. L'imparfait ama-
bam, le futur ama-bo sont également composés. Le fran-
çais va plus loin et donne les formes analytiques : fai
aimé, j'avais aimé. Le futur faimer-ai est pour « j'ai à
aimer » ; c'est ce que confirment les vieilles formes mé-
ridionales : dar vos n'ai, je vous en donnerai, dix vos ai,
je vous dirai.
La décadence linguistique provient parfois de ce que
la valeur primitive d'une forme, d'un mot, a été oubliée.
Les formes latines qui ont donné naissance aux mots
luette, lierre, étaient uveta, hedera : en ancien français
ces mots latins étaient devenus uette, hierre. On disait
avec l'article Vuette, Vhierre : la méconnaissance de la
valeur et du rôle de l'article l'a fait annexer aux mots
en question et l'on dit la luette, le lierre. Certains patois
ont conservé la forme ancienne et disent encore hierre.
A la sélection qui s'applique aux différents idiomes
d'une même famille, ou à des familles distinctes les
unes des autres, il y aurait lieu d'ajouter la sélection
qui s'applique dans un seul et même idiome, soit à l'u-
sage de telles ou telles formes, soit à l'usage de tels ou
tels mots. C'est ici que l'étude des patois est d'un pré-
cieux intérêt. Les patois ne doivent pas être regardés
comme des dégénérescences des langues littéraires : les
langues littéraires sont des dialectes heureux ; les pa-
tois sont, au contraire, des dialectes malheureux, des
dialectes qui n'ont point passé à la condition de langues
littéraires. Mais à chaque instant, dans les patois, nous
rencontrons des formes, des mots, que les langues litté-
TRANSFORMATION DES ESPÈCES EN LINGUISTIQUE. 43?
raires, leurs sœurs, n'ont point conservés. De là l'impor-
tance considérable des patois dans l'histoire naturelle
du langage. Et il ne faudrait pas croire que ces ren-
contres, dans les patois, de vieilles formes, devenues
inconnues aux langues littéraires, soient exception-
nelles.
En nous en tenant simplement à la langue littéraire
elle-même, combien de mots voyons-nous subsister
n'ayant plus qu'un emploi très particulier et très précis,
qui jadis avaient une acception générale et courante.
Le latin cogitare, penser, a donné à l'ancien français
cuider : ce mot a disparu de la langue littéraire, mais
un témoin nous en est resté dans « l'outrecuidance ».
Le latin faber, artisan, fabricant, a donné à l'ancien
français fevre (H fevres, l'ouvrier), que nous retrouvons
comme composant dans « orfèvre ». Le latin fons, foniis,
fontaine, ne se retrouve que dans la locution de « fonts
baptismaux ». En dehors de ces emplois particuliers, les
formes cuider, fevre, fonts sont, dans la langue fran-
çaise littéraire, comme des formes fossiles (Cf. Ars. Dai 1 -
mesteter, la Vie des mots, Paris, 1887).
La perte d'un grand nombre d'idiomes a eu ceci de
fâcheux pour le progrès des études linguistiques, que
c'a été souvent la disparition d'autant de formes inter-
médiaires dont l'existence eût expliqué une foule de
formes actuellement vivantes. En cela encore, ce qui se
présente dans les langues est tout à fait comparable à
ce qui se passe dans la vie des espèces végétales ou ani-
males. Ajoutons qu'une espèce linguistique une fois
éteinte, aucune circonstance ne peut la faire revivre. Il
y a peu de temps qu'ont succombé les Tasmaniens et
que leur langue a disparu avec eux : pas plus qu'ils ne
pourront reparaître, eux qui avaient été le produit d'une
longue évolution ethnique, pas plus ne pourra reparaî-
tre un langage semblable au leur, qui avait été, lui aussi,
438 LA LINGUISTIQUE.
le produit d'un long développement. C'est ainsi que dans
le monde végétal et le monde animal la disparition d'une
espèce est toujours définitive : pour l'amener à une vie
nouvelle, il faudrait le retour impossible des conditions
de toutes sortes qui l'avaient amenée à l'état qu'elle pré-
sentait au moment de sa disparition.
On a souvent objecté aux partisans de la doctrine du
transformisme l'absence d'intermédiaires entre les for-
mes actuellement existantes et les formes plus anciennes.
Nous n'avons pas à nous prononcer ici sur une question
de zoologie ou de botanique, mais nous devons faire re-
marquer que lorsqu'il s'agit du langage, cette objection
ne peut même pas être posée. Ici le procédé d'évolution
est facile à suivre, on le prend en voie d'exécution. On
voit comment un idiome à flexion a dû passer par la
forme de l'agglutination et comment toute forme agglu-
tinante a dû passer auparavant par la forme du mono-
syllabisme. La transformation de l'espèce est ici un fait
patent, et nous pouvons dire que cette transformation
est l'un des principes fondamentaux de la science du
langage (1).
N'est-ce pas une preuve nouvelle et bien éclatante de
ce fait dont nous avons eu à nous occuper tout au com-
mencement de ce livre, que la linguistique est avant tout
une science naturelle ?
Un mot encore avant de terminer.
Nous avons parlé tour à tour de pluralité originelle et
de transformation. Ces deux termes, aux yeux de quel-
ques personnes, sembleraient peut-être se contredire ;
en fait il n'en est rien et ils se concilient sans difficulté.
La doctrine de la pluralité originelle des langues et
des races humaines n'a pas la prétention de faire échec
(1) Withney, Language and the Study o/ Language, 3' édit.,
p. 175. Londres, 1870. — La vie du langage, trad. franc., 1875. —
Powel, the Evolution of Language (Transact. of the Anthrop.
nf Washington, 1881). — Journal l'Homme, t. I, p. cm.
TRANSFORMATION DES ESPÈCES EN LINGUISTIQUE. 430
à la doctrine plus générale de l'unité cosmique. En fin
de compte, il faut reconnaître toujours que toutes les
formes existantes, toutes sans exception, ne sont que
les différents aspects de la matière, qui est une comme
elle est infinie. Mais cette unité n'empêche en aucune
façon que telles ou telles formes identiques, analogues
si l'on veut, ne se soient développées simultanément en
des centres différents.
En définitive, l'usage du langage et de la vie du lan-
gage est en présence de développements successifs d'or-
dre tout à fait naturel. Le perfectionnement organique
du cerveau dote le premier des primates de la faculté
du langage articulé ; cette faculté, mise en jeu r donne
naissance à un système très rudimentaire d'expression,
ayant sa source, comme l'a dit fort justement Lucrèce,
dans un besoin impérieux.
Le besoin est, en effet, le créateur des mots. Peu à peu,
les monosyllabes se différencient en mots principaux et
en mots de signification secondaire - ; une nouvelle phase
naît avec le rapprochement plus intime des mots et les
divers procédés de dérivation se développent de plus en
plus. La troisième phase est caractérisée d'abord par un
synthétisme remarquable, mais qui ne tarde point à se
simplifier : une marche plus rapide de la civilisation est
sans nul doute la cause de cette évolution nouvelle : la
précision analytique s'accentue de plus en plus. La der-
nière forme n'est point atteinte évidemment par les lan-
gues française et anglaise ; mais, de même que le lan-
gage est né avec l'homme, puisqu'il est la grande carac-
téristique de l'humanité — caractéristique lentement et
laborieusement conquise — de même il n'aura été trans-
formé en un mode plus parfait d'expression que le jour
où celui qui est actuellement le premier des primates
aura gagné dans l'échelle des êtres un échelon supérieur
à celui qu'il occupe aujourd'hui.
TABLE ANALYTIQUE
Abyssinie. Langues sémiti-
ques de 1' — , 240.
Accadicn. Double sens atta-
ché à ce mot, 197.
Accent, L' — latin, 312. Rôle
de 1' *- latin dans la for-
mation des langues novo-
lalines, 322.
Afghan. Dialecte éranien, 294.
Agaou, Dialecte éthiopien'
256.
Agglutination. Seconde forme
linguistique, 61.
Aïnos. Langue des — , 189.
Akoucha, 191.
Albanais. Langue indo-euro-
péenne non classée, 400.
Aléouliens. Dialectes —, 189
Al four ou, 99.
Algonquin. Grammaire de
1'— , 184.
Allemand. Caractéristique de
1'— moderne, 364. Ortho-
graphe de I' — , 365.
Américaines (Langues). Leur
errand nombre, 173. Ouel
serait leur caractère com-
mun, 176. Ne se distinguent
pas des autres langues
agglutinantes, ibid. Voca-
bulaire des — , 187.
Amharique. Parent du chez,
242.
Anglais. Différentes périodes
de I'— , 356.
Anglo-saxon, 355.
Annamite. Est une langue in-
dépendante, 52. Est une lan-
gue monosyllabique, ibid.
Anthropoïdes. Primates arrê-
tés dans leur développe-
ment, 37.
Appalaehe, 175.
Arabe. Groupe — des langues
sémitiques, 234. L'arabe
proprement dit — . 235. Son
alphabet, 235. Sa place
dans l'ensemble des langues
sémitiques, 236 L'— vul-
gaire, 239. Dialectes de 1'—
vulgaire, 239.
Araméen. Groupe — des lan-
gues sémitiques, 218.
Araucan, 176.
Arévaque, 175.
Arménien. Sa place dans le
groupe des langues éra-
niennes, 286.
Armoricain. Breton propre-
ment dit ou —, 343.
Arya. Valeur de ce mot, 268.
Aryaque. Nom donné par
quelques auteurs à la lan-
gue commune indo-euro-
péenne, 269.
Aryen. Valeur de ce mot. 268.
Asie Mineure. Langues indo-
européennes de ]'— , 398.
Le sxec parlé sur les côtes
de ]'— . 302. Le turc parlé
oans l'intérieur de 1* — , 147
Assyrien. Est une langue
sémitique — . 221.
Athapasquc, 174.
Australie. Langues de V— 95
Avare, 191.
Aresla. Livre sacré du zoro-
astrisme, 281. Sa traduction
en langue huzvârèche, 288
Aztek, 175.
Badaga. 114.
Baga. 80.
Baqlùrmi, 83.
Balitrien. Nom donné à la
langue zende, 283.
Bnmhara, 80.
TABLE ANALYTIQUE.
441
Bantou. Groupe —, 83
Bari, 83.
Bas-allemand.Groxive — , 354.
Le bas-allemand propre-
ment dit, ou plattdeutsch,
357.
Basque. Limites actuelles
du — . 156. Le — recule
surtout cevant l'espagnol — ,
158. A été longtemps étudié
sans méthode. 158. Son état
d'isolement, 161. Les plus
anciennes traces du —,
ibid. Ses nombreuses va-
riétés. 162. Phonétique —,
163. Formation des mots
en — , 165. Incorpore le
régime direct, 168. N'est
pas parent des langues
américaines, ibid. Le voca-
bulaire — ,' 169. Origine
du -, 170.
Baltak, 99.
Bedja. Dialecte éthiopien, '250.
Béloutche. Langue éranienne,
2p4.
Berber. Nom général du li-
byen moderne, 253.
Biafada, 80.
Bicol, 98.
Birman. Est une langue mo-
nosyllabique, 55.
Boehimans. Langue des— ,72
Bola. 80.
Bondou. Dialecte poul. 91.
Bornou, 82.
Bouqhi, 100.
Boullom, 80.
Bouriate. Importance du —
dans le croupe mongol, 150.
Brahoui. Difficile à classer
125. •
Breton.. Rameau — du groupe
celtique, 342, 344. Idiome —
proprement dit, ou armori-
cain, 343.
Bulgare. Limites du — , 381.
Mauvaise conservation de
ses formes, 381.
Byzantin. Le grec —, 300.
Catir, 85.
Catres. Langues des — , 84.
Californien. Groupe des lan-
gues américaines, 175.
Caraïbe, 175.
Cas. Les trois — de, la lan-
gue sémitique commune,
214. Les huit — de la lan-
gue indo-européenne com-
mune, 260. Déclinaison à
deux — de la langue d'oïl
et de la langue cfoc, 324.
Catalan. Peut se rattacher à
la langue d'oc, 330.
Caucase. Langues du — 190
Celtique. Groupe —, 338. Les
deux branches du groupe
—, 340.
Cellomanie. 347.
Çhaldéen. Sa place dans le
groupe araméen, 218
Chananéen. Groupe — des
langues sémitiques, 225
Cherbro, 80.
Chéroki, 175.
Chibcha, 176.
Chilouk, 83.
Chinois. Dialectes —, 43. Sa
grammaire n'est que syn-
taxique, ibid. Svstème gra-
phique du — , 46
Conqo, 85.
Copte. Procède de l'ancien
égyptien, 251.
Coréen. Langue agglutinante
peu connue. 110.
Comique. Breton de la Cor-
• nouantes. 342.
Croate. Voir Serbo-croate
Cunéiformes (Inscriptions),
Dace. L'ancien — n'est pas en-
core définitivement classé,
Dakota. 175.
Dankâli. Dialecte éthiopien,
256.
Danois. Sa place dans le
croupe Scandinave, 353
Dai/ak. 100.
Drranâaari. Alphabet —^70
Dikélé,S6 "
Dinka, 83.
Dinpit. 05.
Djanalaïque. Turc — 142
Donqolavi. 93.
Doualla, 86.
Draridien. Etendue du terri-
foire —, 111. Langues dra-
vidiennes. ibid. Leur an-
cienne extension, 113. Sim-
plmfé de la grammaire
442
TABLE ANALYTIQUE.
dravidienne, 116. Pauvreté
du vocabulaire — , 122.
Ecriture. — chinoise, 48. —
annamite, 53. — siamoise,
54. — tibétaine, ibid. —
japonaise,, 107. — coré-
enne, 110. Ecritures diver-
ses des langues maléo-
polynésienncs. 105. Le ta-
moid possède une — parti-
culière, 123. — sémitique,
21G. — assyrienne, 217. —
arabe, 235^ — himyarite.
240. — égyptienne, 250. —
dévanâgarî, 273. — zende,
282. — perse, 285. — armé-
nienne, 288. — huzvârêche,
290. Ecritures italiques, 317.
— slave, 367.
Egbé, 82.
Egyptien. Langue khamitique,
248. Sa grammaire, 249.
Fhhili. Parent de l'himyarilo,
240.
Elbe. Slave de 1'—, 382.
Elou ou sinçjhalais, 277.
Eranien. Groupe — des lan-
gues indo-européennes, 279.
Classification des langues
éraniennes, 280.
Erse. Gaélique d'Ecosse, 341.
Eselavon lihirnique. Nom du
slave ecclésiastique, 368.
Eseuarâ. Nom original du
basque, 159.
Espagnol. Sa place parmi les
langues, novo-latines, 333.
Gagne sur le basque, 158.
Espèces. Transformation des
— en linguistique, 425.
Esquimaux. Dialectes des — ,
189.
Esthonien, 129. Grammaire de
r— , 132.
Ethiopien. Groupe — des
langues khamitiques. 255.
Etrusque. Opinions diverses
sur l'origine de 1' — , 392.
Appartient au groupe indo-
européen, ibid.
Etumologie Dangers de 1' — ,
16. Pc que doit être 1'— 18.
Feloup, 80.
Fernando-Po. Langue de—.
86.
Filham. 80.
Finnois. Groupe — des lan-
gues ouralo-altaïques, 128.
Flamand. :>.">7.
Flexipn. Troisième forme lin-
guistique, 204. En quoi elle
consiste, ibid. — indo-euro-
péenne et — sémitique, 207.
Forme linguistique. — du mo-
nosyllabisme, 39. — de
l'agglutination, 57. — de la
flexion, 204.
Formvse. Langue de — . 98.
Foutadiatlo. Dialecte poul, 91.
Foutatoro. Dialecte poul. 91.
Français. Formation du — ,
326. Double espèce de mots
— , 324. Déclinaison à deux
cas de l'ancien — , 326. Dia-
lectes de l'ancien — , 328.
Frioulan. Ladin oriental, 333.
Frison. Branche du bas-alle-
mand 358.
Ga, 82.
Gaélique. Branche — du
groupe celtique, 338.
Galatr. L'ancien — , 344.
Galicien. Parent du portu-
gais, 334.
Galla. Dialecte éthiopien, 256.
Gallois Breton du pavs do
Galles, 342.
Gâthâs. Dialecte zend des
— . 282.
Gaulois. L'ancien — , 343.
Gbandi, 80.
Gbésé. S0.
Géorgien, 191.
Germanique. Groupe — . 347.
Origine obscure de ce nom,
ibid. Caractéristique du
groupe — , 348. Place du
gothique dans le groupe
des langues — , 349.
Ghez. Appartient au groupe
arabe méridional, 241.
Ghiliahs. Langue des — , 189.
Glagolitique. Ecriture —, 367.
Gond. 114
Gothique. La véritable ortho-
graphe de ce mot, 349.
Place du — dans le croupe
dec langues germaniques,
350.
Granlha. Alphabet —, 123.
Grébo. 82.
Grec. Bameau — des langues
TABLE ANALYTIQUE.
443
indo-européennes, 295. Ne
forme par une branche
particulière avec le latin,
ibid. Sa grammaire, ibid.
Ses dialectes, 298. La lan-
gue grecque commune,299.
Le — byzantin, ibid. Le —
moderne, ibid. Extension
eu — moderne, 301. Pro-
nonciation du — ancien, 302.
Guanches. Langue des an-
ciens — . 255.
Guarani, 175.
Quaycuru, 176.
Hadendw. Langue des — , 256.
Ilaousa, 80.
Harari. Parent du ghez, 242.
Harmonie vocalique. L' —
dans les langues ouralo-al-
taïques, 152.
Haut-allemand. Les trois pé-
riodes du — , 363. Deux
sortes de — , 361.
Hébreu. Ses diverses pério-
des, 225. Sa grammaire,
226. Son alphabet, 230.
Héréro, 86.
Himyaritc. Fait partie du
Groupe arabe méridional,
240.
Hindou. Groupe — des lan-
gues indo-européennes, 270.
Langues néo-hindoues, 276.
Phonétique des langues
néo-hindoues, 277.
Hindoui. Son extension au
moyen âge, 277.
Hollandais, 357.
Homme. L' — n'est — que par
le langage, 22, 27, 38. Le
précurseur de 1' — et la lin-
guistique, 37.
Hottentots. Langue des — ,68.
Huasteck, 175.
Huzvârèche. L'Avesta traduit
en — , 288. Influence de
l'araméen sur le — , 289. Sa
grammaire, ibid. Son al-
phabet, 290.
Huperboréennes (Langues).
Ce nom général n'indique
pas la parenté, 189.
Ibériennc (Question). La — ,
170.
lbo, 38.
lênisaéin. Samoyède — , 127.
Incorporation. L' — propre-
ment dite diffère du poly-
synthétisme, 177. L' — en
basque, 169. L' — dans les
langues ouralo-altaïquos,
139, 151.
Indo-européen. Dans le sys-
tème — la flexion est autre
que dans le système sémi-
tique, 207. L' — et le sémi-
tique sont irréductibles, 208.
Langues — , 257. Langue
commuflê — , 259. Comment
9e subdivisa la langue
commune —, 269, 402. Où
fut parlée la langue com-
mune — , 407.
Indo-germanique. Dénomina-
tion vicieuse, 268.
Ingouche, 191.
Innuits. Dialectes — , 189.
Inscriptions cunéiformes .Lan-
gue de la seconde colonne
des —, 194. — assyriennes,
221, — perses, 284.
Intonation. Importance de Y —
dans les langues monosyl-
labiques, 47.
Iranien. Le nom d'éranien est
préférable à celui d' — , 280.
Irlandais. Importance de 1' —
parmi les langues celti-
ques, grammaire de 1' — ,340.
Iroquois, 174.
Islandais. Sa place dans le
groupe Scandinave, 353.
Isoubou, 86.
Italien. Sa place parmi les
langues novo-latines, 331.
Ses dialectes, 332.
Italique. Groupe. — , 306.
Son degré de parenté avec
le grec, 306. Alphabets ita-
liques, 317.
Japonais. Rattaché sans rai-
sons à d'autres langues
agglutinantes, 105. Gram-
maire du — , 108.
Javanais, 99.
Kabyle, Dialecte lybien, 253.
Kalloum, 80.
Kamassin.Dialecte samovède,
127.
Kamilaroi, 95.
KamlehadaL 189.
444
TABLE ANALYTIQUE.
Kanara, 112. Ecriture du —,
123.
Kancm, 82.
Kanori, 82.
Karaboukal, 191.
Karélien, 129.
Kasdo-scythique.Cc que quel-
ques auteurs entendent par
ce nom, 197.
Kasi-koumuquc, 191.
Koyuga, 175.
Kénaï, 174.
Khamitique. Groupe — , 246.
Nom défectueux, ibid. Hy-
pothèse sur l'ancienne ex-
tension des langues — ,
ibid. Les langues — sont
alliées aux langues sémiti-
ques, ibid. Grammaire gé-
nérale des langues — , 247.
La branche — se dislingue
en trois groupes, 248.
Kihiaon. 85.
Kikamba, 85.
Kinika, 85.
Kinki. Dialecte australien, 95.
Kipokomo, 85.
Kirghizes. Langue des — ,143.
Kisouahili, 85.
Kissi, 80.
Kiste, 191.
Koinberri, Dialecte austra-
lien, 95.
Koldadji, 93.
Koloche, 175.
Kondiara, 93.
Koriaque, 189.
Kôta. 114.
Koite, 189.
Koudagou, 112.
Ko u m aie, 93.
Kourde. Langue éranienne.
293.
Krrrin. 129.
Kn, 174.
Krou, 82.
Kuéva, 175.
Kurinc, 191.
Ladin. Les trois groupes
du — . 332.
La/f ou Kasi-koumuque. 191.
Lamour ou Ingouche, 191.
Lamoufe, 148.
Landoro, 80.
Langage articulé. La faculté
du — est la caractéristique
de l'homme, 22, 27, 38.Abo-
lition de la faculté du — ,
29. Localisation de la fa-
culté du — , (bief. L'exercice
de la faculté du — est un
art, 35. Corrélation de la
naissance de l'homme et
de l'apparition de la faculté
du — . 37. La caractéristi-
que tirée de la faculté du —
n'est que relative, 38.
Langue. La vie des — , 9. Il
n'y a pas de — mixtes, 10.
Les —monosyllabiques, 39.
Différenciation des —
agglutinantes d'avec les —
monosyllabiques. 57. Plura-
lité originelle des — , 410.
Comment se reconnaît la
parenté des — , 413. Dans
quelle condition la — peut
ne plus correspondre à la
race, 422.
Lapon, 133.
Latin. Relation de la parenté
du — et du arec. 295, 300.
Différence du vieux — et
du — classique. 307. Pho-
nétique du — , 308. Pronon-
ciation du — classique.310.
Accent — 312. Le — popu-
laire donne naissance aux
longues novo-latines, 319.
Laze, 192.
Lette. Limites du — . 392.
Moins bien conservé que
le lithuanien, ibid.
Lettiaue. Groupe —, 389 Ses
dialectes, ibid. Est distinct
du croupe slave. 394.
Libyen. Groupe — des lan-
gues khamitiques. 252.
Linquiste. Distingué du phi-
lologue, 8. N'est rien moins
qu'un faiseur d'élvmolo-
gies. 20.
Linguistique. Distinction de
la — et de la philologie, 1.
Ce que c'est que la — , 4.
Aide que la — peut atten-
dre de la philologie, 12.
Argument que la — fournit
aux polygénistes, 421.
Lithuanien. Son état de con-
servation, 390. Ses limites.
ibid. Sa grammaire, 391.
TAULE ANALYTIQUE.
ii:»
Liue. Dialccle finnois, 130.
Logoné,
Lusace. Slave de — , 370.
Lycien. Langue indo-euro-
péenne de l'Asie Mineure,
398.
Maba, 83.
MaduraiSj lOu.
Magyar. Son importance dans
le groupe linnois, 134. Li-
mites du — , 135. Sa gram-
maire, 131 .
Makassar, 100.
Makoua, b'j.
Malai. Groupe — des lan-
gues maléo-polynésiennes,
98.
Malayâla, L12. Ecriture du
Maléo-polynésiennes (Lan-
gues). Classification des — ,
u 7. Leur origine commune,
ibiil. Forment un système
indépendant, ibid. Leur
grammaire, 101.
Malgache, 98.
Maltais. Est d'origine arabe,
239.
Manie, 175.
Mandchou. Fait partie du
groupe tongouse, 148.
Mandingue, 80.
Mannois. Gaélique de l'île de
Man, 340.
Mono, 80.
Maya, 175.
Mélanisien. Groupe — 97.
Mendé, 80. .
Métamorphose. Période de —
régressive des langues, 10.
Mifcmak, 171
Mingrélien, 192.
Mitchi, 83.
Mixtek, 175.
Mohican, 174.
Mongol. Groupe — des lan-
gues ouralo-altaïqucs, 150.
MonostjHubiqu.es (Langues),
39. Ce qu'est la grammaire
des — , ïi.
Monosyllabisinc. Première
forme linguistique, 39.
Mordiin, 129, 133.
Morphologie. Ce que c'est
que la —, 5. La — n'établit
pas à elle seule la parenté
îles langues, ibid.
Mosar'abe. Est d'origine
arabe, 239.
Mosijou, 83.
Mourio, 82.
Mpongoué, 8G.
.\ahuatt ou azlek, 175.
Néerlandais, 357.
Nègres. Langues des —
d Afrique, 73.
Xrgvilos. Langue des —, 94.
Néo-calédonien, 95, 97.
A eo-(jranunairiens. Théorie
des — sur le système indo-
européen, 200.
Xaourou, 82.
Sogaïque, 143.
Xordique Ancien — , 352.
Norvégien. Sa place dans le
groupe Scandinave, 353.
Xoucr, 83.
Soupe, 83.
Xovo-lalincs (Langues), 318:
Formation des — 319. Elé-
ments étrangers dans les
— , 321. Les sept — , ibid.
Rôle de l'accent latin dans
la formation des — , ibid.
Nubie, Langues de la — , 93.
Oc (Langue d). Dialectes de
la —, 330.
Odii, 82.
Oïl (Langue d). La — , au
moyen âge, 327. Dialectes
de la —, 32S. — Limite ac-
fuelle de la — et de la
langue d'oc, 329.
Omagua, 175.
Ombrien. Langue italique,
315.
Onéida, 175.
Omondago, 175.
Orâon, 114.
Osque. Langue italique, 315.
■Ossèle. Langue éranienne,
293.
Osliaque. Samoyède —, 127.
Parent du vogoul et du
magyar, 134.
Olomi, 174.
Ottawa, 173.
Onde, 191.
Ouigour, 142.
Ouralo-altalques (Langues).
Se divisent en cinq grou-
446
TABLE ANALYTIQUE.
pes, 125. Diversité des — ,
126. Leurs caractères com-
muns, ibid. L'incorporation
dans les —, 139, 151. Har-
monie vocalique des — ,152.
Padiadé, 80.
Paiamba. Dialecte austra-
lien. 05.
Pâli. Place du — parmi les
idiomes prâkrils, 274.
Puni, 175.
Papous. Langue des — , 94.
Parsi. L'un des idiomes crâ-
niens du moyen âge, 291.
Pâzend. Nom inexact donné
au parsi, 291.
Pehloi. Nom trop général
donné au huzvârèche, 289.
Pépel, 80.
Pennien. Langue ouralo-al-
taïque, 134.
Persan. La plus répandue
des langues éraniennes
modernes, 292. Sa gram-
maire, ibid.
Perse. Découverte du — ,
284. Inscriptions cunéifor-
mes — , ibid. Sa gram-
maire, 285.
Petit russe. Nom donné au
ruthène, 370.
Phénicien. Appartient au
groupe chananéen,231. Est
très rapproché de l'hé-
breu, 232. Le punique ou
— d'Afrique, ibid.
Philologie. Distinction de la
linguistique et de la — , 1.
Ce que c'est que la —
comparée, 2. Aide que la
— peut attendre de la lin-
guistique, 12.
Philologue. Distingué du lin-
guiste, 7.
Phrygien. Langue indo-euro-
péenne de l'Asie Mineure,
398. Rapproché des lan-
gues éraniennes, ibid.
Physiologie. La — et la lin-
guistique, 4.
Pikoumboul. Dialecte aus-
tralien, 95.
Pluriels brisés. Les — du
groupe arabe, 237, 241.
Polabe. Slave de l'Elbe, 382.
Polonais. Limites du — , 372.
Sa grammaire, 373.
Polyglotte. Ne doit pas être
confondu avec le lin-
guiste, 14.
Polynésien. Groupe, 97.
Polysynthétisme. En quoi ii
diffère de l'incorporation
proprement dite, 182.
Portugais. Distingué de l'es-
pagnol, 334. Allié au gali-
cien, ibid.
Poul. La langue — , 91. Dis-
lingue les êtres en deux
catégories, 92.
Pràkrit. Relation du — au
sanskrit, 274.
Primates. Tous les — précur-
seurs de l'homme n'acqui-
rent pas la faculté du lan-
gage articulé, 37.
Provençal. Langue d'oc, 329.
Sa période semi-analytique,
325.
Prussien (Vieux). Langue let-
tique disparue, 393.
Puetche, 176.
Punique. Phénicien d'Afri-
que, 233.
Quiche, 175.
Quichua, 176.
Race. Dans quelle condition
la langue peut ne plus cor-
respondre à la — , 422.
Racine. Définition de la — , 5.
Dans les langues monosyl-
labiques la — constitue le
mot 39. Dans quel but elle
peut être modifiée par les
langues à flexion, 206. Les
— sémitiques sont réducti-
bles, 212.
Râdimâhal, 11 i.
Régne humain. La théorie
du — est discréditée, 23.
Romaique. Nom du grec mo-
derne, 300.
Romanes (Langues). Nom
donné aux langues novo-
latines, 318. Hypothèse
d'une langue romane, ilid.
Roumain. Sa place parmi les
langues novo-latines, 335.
Sa phonétique, 336. Son
article, 337.
TABLE ANALYTIQUE.
147
liuumanche. Ladiu occiden-
tal, 333.
Rusniaque. No;n donné an
ruthène, 370.
Russe. Lim'tos du —, 369. Sa
gramma.ré, S70.
e blanc. Dialecte — 369.
Rulhènes. Limites du — , 370.
I omment il se différencie
du russe, 371.
Saho, Dialecte éthiopien, 256.
Samoycdc. Groupe — des
langues ouralo-altaïques,
L27.
Sanskrit. Premiers travaux
sur le —, 271. Sa place
dans la grammaire compa-
nc des langues indo-euro-
péennes, ibid. Sa gram-
maire, 272. Son alphabet,
273. Sa littérature, 274.
Saxon (Vieux), 355.
Scandinave. Groupe — , 352.
Scylliique. Prétendue langue
— , 193. Quel sens faut-il
attacher à ce mot ? 194.
Sémitique. La flexion — est
autre que la flexion indo-
européenne, 207. Le — et
l'indo-européen sont irré-
ductibles, 208. Les langues
— , 210. Dénomination vi-
cieuse, ibid. Du sémitisme
en général, 211. Les raci-
nes — sont réductibles,
212. Le nom —, 213. Le
verbe — , 215. Alphabet
sémitique, 216. Classifica-
tion des langues — , 217.
Individualité des langues
— , 242. Où a été parlée la
langue — commune, 244.
De quelle façon sont alliées
les langues — et les lan-
gues khamitiques, 247.
Séna, 85.
Sénéca, 174.
Serbe. Voir 'Serbo-eroâte,377.
Serbo-croate Domaine du
—, 377. Dialectes du —,
ibid. Littérature — , 378.
Importance du — , 379. Sa
grammaire, 380.
Sérôlong, 86.
Sésouto, 86.
Sétchouana, 86.
Séllapi, 86.
Siamois. Langue monosylla-
bique, 53.
Singlialais, 277.
Skipelar. Nom de l'albanais,
400.
Slave. Groupe—, 366. Limite
des langues slaves au
moyen âge, ibid. Alphabet
— , 367. Langues slaves ac-
tuellement vivantes, 367.
, Classification des langues
slaves, 386.
Slave ecclésiastique. Où fut
parlé le —, 382.
Slovaque. Dialecte slave
allié au tchèque, 374.
Slovène. Idiome sud-slave,
374.
Sokoto. Dialecte poul, 91.
Sornali. Dialecte éthiopien,
256.
Sondêen, 100.
Sonraï, 80.
Sorabe. Nom donné au slave
de Lusace, 376.
Sorbe. Serbe de Lusace, 376.
Sousou, 80.
Suane, 192.
Suédois. Sa place dans le
groupe Scandinave, 353.
Sumérien. Ce que quelques
auteurs entendent par ce
mot, 197.
Suomi. Son importance dans
le groupe finnois, 129. Sa
grammaire, 130.
Syntaxe. La — naît avant,
la grammaire proprement
dite, 42.
Syriaque. Sa place dans le
groupe araméen, 218.
Syro^arabc. Synonyme du
- sémitique, 211.
Tagala, 98.
Tarnachek. Dialecte libyen,
253.
Tamoul. Importance du —
dans le groupe des lan-
gues dravidiennes, 112.
Possède un alphabet parti-
culier, 123.
Tatar. Nom du groupe turc,
142. — de Crimée, 143.
Tavnhi. Dialecte samoyède,
127.
4 18
TABLE ANALYTIQUE.
Tchèque, Limites du —, son
orthographe, sa gram-
maire, 374.
Tchcrémisse, 133
Tclioude, 129.
Tcherkesse, 191.
Tchétchenze, 191.
Tchouktehe américain, 189.
Tchouktche asiatique, 'l89
Tchouoache, 143
7V'/r/, 82.
Téhuelch'e, 17G
Tékéza, 86.
Temps. Les deux — de la
l' ngne sémitique commune,
215. Les deux — de l'indo-
européen commun, 202
Téné, 80.
Tété, 85.
Thouehe, 191.
Tibétain. Est une lancuc mo-
nosyllabique, 55.
7V/'-é. Parent du chez, 242
Torcm, 80.
7'o/l Importance du — dans
les langues monosyllabi-
ques, 42. Différents — du
chinois, 47. Différents —de
1 annamite, 53. Différents —
du siamois, 54. Différent?
— du birman, ibid.
Tongouse. Groupe — des
langues ouralo-altaïque?,
148.
Totonak. 175.
Touda, 114.
Toulou. Grand nombre des
formes dérivées en —
121.
Toumalé, 93.
TouranienMol vide de sens,
201. Théorie fallacieuse
des langues touraniennes
ibid.
Tsaconien. Dialecte — du
grec moderne, 300.
l iiganes. Dialectes des —
278
Tudesque. Nom donné au
• vieux haut-allemand, 363
Tupi, 175.
Turc. Goupe des langues
ouralo-altaïques,134 Gram-
maire du —, 136
Tureoman, 134.
Tuskarora, 175.
Vepse, 129.
Verbe. Le — sémitique, 210.
Le — indo-européen, 261.
I mde. Nom donne au slave
de Lusace, 372
Vogoul, 134.
Vote, 129.
Votiaque, 134.
Wallon. Dialecte de la lan-
gue d'oïl, 328.
II iratourroi. Dialecte austra-
lien, 95.
Wolaroi. Dialecte australien,
9o.
U'nlnf, 75.
Yakout, 142.
Yorouba, s2.
Youhaqhir, 189.
Yo J!L <lk - Dialecte samoyède,
Yuma, 175.
Zend. Découverte du —, 280.
Le — e S t l'éranien oriental,"
281. Sa grammaire, 282
Son âge. ibid.
Zntilou, 85.
Zuriène. Langue ouralo-altaï-
que, 134.
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IMPRIMERIE DE CHOISY-LE-ROI
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
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