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LE
CABINET
DES FÉES,
l
/
CE VOLUME VONTIENT
L'HtSToniE pB LA Sultane db Pêrsb bt des Visirs^
Colites Turcs , cpmpofés en langue turque , par Cfaéc Zadé^
& traduits en François, par M. Gallamd :
jpes Voyages de Zulma dans le pays des Fées:
TOMB SEIZIEME.
LE CABINET
DES FÉES,
o u
COLLECTION CHOISIE
DES CONTES DES FÉESs
ET AUTRES CONTES MERVEItXEUX,
OriKi de Figures,
TOME SEIZIÈME.
A AMSTERDAM,
Utft trouve à PARISy
RUE ET HÔTEL SERPENTE.
». DCC. LXXXV,
PRÉFACE
DES
CONTES TURCS.
V-^ E S contes que les mufulmans appellent
par dérifion la malice des femmes , ont été
tirés de la bibliothèque de M. Pétis qui les
a traduits autrefois. Ils ne font point Touvra^
ge d'une imagination françoife, qui, à la fa-
veur d'un titre étranger , ait voulu hafardec
fes fiftions. Ceft un turc, c'eft le célèbre
chéc Zadé, précepteur d'Amurath fécond» qui
en eft Tauteur.
Il \ts compofa pour înftruîre fon difclpta
en le dîvertiffant : ce qu'il eft aifé de jugep
par la morale qu'ils contiennent. On voit
bien que ce n'eft point un amas confus d'é-
vénemens extraordinaires conçus & produits
fans la participation du jugement. On recon-;
noît par-tout que le bon îens lui a fervi de
règle , & qu'il s'eft propofé de rendre la vertu
aimable & le vice odieux. Il ne laiffe pas
de s'abandonner quelquefois à fes idées i maij;
il revient toyjoui3 à fon but»
Hf] T R i F A C Se
Le leâeur auroit tort de fe révolter con-*
tre des coutumes qui lui pardîtront peut-être ç,
étrangères aux pays où eft la fcène de ces:
çpntes. Qu'il fongc que è'eft tin tucc qui dé-
bite à fa manière à un autre turc des hiffoires
de princes & de rois de différentes nations^
Nos dames françoifes ne doivent pas nonF.
plus trouver mauvais quç chéc Zadé ait écrit
des contes qui chargent fi fort le beau
fexe; c'cfl: un auteur turc. Le caraftère d^
fa nation Texcufe. D'ailleurs il les a faits ain-
fi exprès, pour prévenir le jeune Amuracl>
contre les femmes, pour qui il voyoît en Qe:.
prince un peu trop de penchant.
J'ajouterai que les mufulmanes , parce-
qu'elles font renfermées & privées de tous les.
divertiflemens publics qui amufcnt les autres
femmes , ne s'occupent qu^à chercher les
moyens de fe procurer du plaifîr. Pour y parve-
nir, elles ne fefont pas un fcrupule d'employer
tous les artifices que leur tempérament Se
l'oifiveté leur fuggèrent. Elles ne font point
retenues par la crainte de révéler leurs foiblef-
fes aux miniftres de leur religion. Elles qe,
craignent que le châtiment temporel que leursi
loix ordonnent contre Tadultcre. Elles ne fe
mettent nullement en peine des menaces da
Mahomet Se de i'alcorant
HISTOIRE:
HISTOIRE
SE
LA SULTANE DE PERSE,
ET DES VISIRS;
CONTES TURCS.
XL eft rapporté dans le livre intitulé Arbàîit
Nafa, que parmi les empereurs de^Perfe il y
en avoic un que l'on nommoit Haâkîn. Toute
l'Afie vivoit fous fes loix. C'étoit le plus riche
te le plus puiffant monarque de la terre. Sa
valeur égaloit fa puiflànce ; & s'il eût été aOèz
ambitieux poiit afpirer à l'empire du monde î
îl en auroit pu faire la conquête. Mais content
■de régner fur de vaftes & tloriflâns états , il
ne fongeoit point à s'emparer de ceux de fes
Tome Jiri. A
a Contés TuRCJ*
voifins. II n'avoit point d'autre objet que te
bonheur de fes peuples , qui fe trouvoient fi
heureux, qu*ils béniflbient chaque jour de (on
règne. Toutes4es autres nations leur portoient
envie , & fouhaitoient d'être comme eux du
nombre de fes fujets*
Ce grand empereur avoît un fils qui faifoît
l'admiration de tous ceux qui le voyoienti. Il
s'appeloit Nourgehan, c'eft*à-dire lumière du
monde. C'étoit un jeune prince, d'une taille
avantageufe, d'une beauté celefte, & qui joi-
gnoit à ces brillantes qualités, des talens qui
rendent les particuliers recommandables. Il favoit
admirablement bien tracer les caraâères de plu-
fleurs langues : il excetloit à tirer de l'arc , &
il n'y a guère de fcience qu'il ne pofledât, ou
dont il n'eût du moins une connoiflance rai-*
fonnable.
C'étoit la vivante image de la fultane (a mère
que l'on comparoitaux beautés de Cachemire (i)»
Hafikin aimoit paffionnément cette princefTe»
( I ) Cachemire eS, un petit royaume fîtué entre les
états du grand Mogol & ie Tebet au nord des In^s oriefl*
taies. C'e& un pays délicieux. Les femmes , qudi]ue mu-»
lâtres, y font fi piquantes, que les Perfans, les Turcs fit
les Arabes les préfèrent â toutes les femmes du monde.
yoyei Bemier.
Montes Turc s» 3
Xi eti xlotina de fine ères & de triftes marques ,
lorfque par un décret fatal de la deftînée , elle
*nourut après une longue maladie. Il en conçut
une douleur fi vive, qu'il n'eft pas poffible de
rexprimer. Le tems , toutefois , produifit fon
effet ordinaire ; Tempereur fe confola , & les
charmes d'une nouvelle fema;ie lui firent oublier
celle qu*il avoit perdue.
Il époufa la princefle Canzade , fille d'un r^i
voifin. Elle étoit belle , elle avoit de l|[efprît ;
mais elle ne pouvoit rien refufer à fes pafiions.
£lle ne put voir le jeune prince fans concevoir
pour lui un amour violent , & loin de faire fes
efforts pour le vaincre , elle s'y abandonna , Se
réfolut de le déclarer à Nourgehan dès qu'eltp
en trouveroit l'occafion.
Cependant ce prince s*attachoît aux fciences,
& faifoit de grands progrès dans Taflrologie que
lui enfeignoit Aboumafchar (i) fon préc^teur,
homme d'un profond favoir , & le plus habile
aflrologue de TAiîe. Ce favant perfonnage ayant
un jour tiré l'horofcope du prince fon difciple,
& cQinnu par fes infaillibles obfervations qu'il
ctoit menacé d'un eiflfroyable malheur, il lui
dit : Prince, j'ai confulté les aftres fur Votre
-m
( I ) Aboumafchar y qUe les Européens par Corruption
appellent Albumazar»
Aij
deftînée , je les ai trouvés peu favorables pôUf
vous. Un trifte fort vous attend , & vous m*eit
voyez pénétré de douleur. Nourgehan pâlit à
ces paroles ; fon maître le ralTura en lui difant :
Ne croyez pas pourtant que ma tendrefle pout
vous & mon expérience cèdefit au jleftin finiftre
qui vous menace 5 votre perte a la vérité eft
écrite dans les étoiles , mais il n*eft pài5 impôt
Cble de la prévenir. Mon livre m'en a enfeigné
le moyen. Il faut que vous foyez quarante jours
fans parler. Quelques difcours que Ton vous
tienne , n*y répondez rien ; quelque chofe qui
puifle vous arriver , gardez- vous bien de rompre
un filence d'où dépend votre vie. Le prince
promit de fe taite pendant quarante jours. Après
cette promeffe , fon précepteur écrivit quelques
noms divins ( i ) qu'il lui pendit au col , & en-
fuite fe retira dans un fouterrain qui n'étok
connu que de lui feul , & où il fe cacha pour
n'être point obligé de fatisfaire la curiofite de
l'empereur, & de lui révéler des chofes qu'il
ne vouloit pas lui découvrir.
Hafikin qui ne pouvoit être long-tems fans
voir le prince fon fils , le fit venir devant lui,
& lui fit plufieurs queftions aufquelles le prince
( 1 ) Une efpèce d*amulette que Ton porte pour, fe
(réfervei des malbeuis.
Contes Turcs. y
ne répondit rien. L'empereur en fut fort fur-
pris. O ! mon fils , s*écria-t-il , pourquoi ne
parlez- vous pas ? avez- vous perdu la parole ?
que vous a-t-on fait ? que vous eft-il arrivé ?
Diffipez rinquiétude que me caufe votre filence*
Ces paroles ne firent pas plus d'effet que les
premières. Le prince regarda triftement fon
père , puis baiiTa les yeux fans dire un feul
mot. Alors le roi fe tourna vers le gouverneur
de fon fils , & lui dit : Le prince a un fecret
chagrin qui le dévore. Conduifez-le à l'appar-
tement de la fultane fa belle*mère^ fon cœur
pourra s'ouvrir à elle.
Le gouverneur obéit i l'ordre de l'empereur ;
11 mena Nourgehan chez la fultane Canzade.
Madame, dit-il à cette princefle, il femble que
le prince ait perdu la parole. Son ame eu, en
proie à une trifteffe funefte , dont il s'obftine à
cacher la caufe. Sa majefté vous l'envoie , parce
qu'elle ^fpère que devant vous il bannira fa
mélancolie. La fultane à ce difcours ^ fentic un
trouble agréable. Il* faut, dit-tUç, que Je pro-
fite de cet heureux moment ^ue j'ai fi long-
tems^ attendu. Je ne rifque rien à me déclarer»
Si Nourgehan a perdu la parole , il ne pourra,
pas redire à fon père ce que je lui aurs^i dit ;
& s'il eft affez indifcret pour aller révéler mon
tmour 9 je dirai que je ne lui aurai tenu de
Aiij
t Contes TuRcfj^
pareils difcours , que pour Tobligef' à parler.
Enfin , Canzade regardant cette occafion comme
|a plus favorable qu'elle pût jamais trouver ^
fit fortîr tout le monde de fon appartement , &
demeura feule^ avec te prince.
Elle commença par fe jeter à fon col, & Tem-
braflant étroitement : Cher prince, lui dit-elle ,,
quel fujet avez-vous de vous afiBîger ? ne me le
cachez point j à moi qui vous aime avec plus
de tendreflè que fi vous étiez' mon propre fils»
Le prince^ touché des marques d*amitic que
lui donnoit fa belle-mère , tâchoit par fes regards
& par fes geftes , de lui faire comprendre qu'il
ctoit mortifié de ne lui pouvoir parler. Elle
expliqua mal ces geftes & ces regards. Elle s'ima^
gina qu^il brûloit des mêmes feux qui la con-
iumoient : qu^il n'avoit pu fans doute fe défendre
de concevoir de Tamour pour elle, comme elle
n'avoit pu s*empêcher d*en prendre pour hii ,
& que par refpeâ pour fon père il n*oîoit dé-
co^vrir fes fentimens.
Charmée de cette erreur ^ elle pourfîiivît
avec tout Temportement dont peut être capable
une femme que la vertu & la raifon ont ^an^
donnée ; O ! mon roi, ô mon ame ! rompez ce
cruel filence qui nous gêne l'un & Tautre. Vous
fevez que tout ce que Tempereur pofsède eft
en ma pui0àaçe% Si vous voulez être d'accord
CONTESTURCS. 7
avec mol, & confentir à ce que je vais voui
propofer , vous ferez en peu de tems au comble
de vos voeux. Vous êtes un jeune prince , 8c
]e fuis une jeune princefle. Je vous conviens
mieux qu'à votre père , dont Textrcme vieilleflç
rend ma vie trifte & ennuyeufe. Vous n'avex
qu*à parler. Engagez-vous par un ferment in-
violable à m'accepter pour votre femme légi-
time , & je vous promets de vous faire bientâ^
roi en avançant la mort de "votre père. Je jure
par le grand dieu , créateur du ciel de de la
terre, qu'il n*y a nul artifice en mes paroles*
Liez-vous donc auiH par le même ferment, 8ç
fn'ailurez que vous recevrez la main qui veuf
vous couronner. i
Nourgehan ne fit point de réponfe à ce dit
cours ; & comme il en parut étonné, la fultane
continua : je vois bien , prince , que mon pro*
jet vous fur prend. Vous doutez que j^e puiiïe
Texécuter. Mais apprenez de quelle manière je
prétends faire nfcurir Tempereur. Il y a dans
le tréfor ,toutes fortes de poifons. On en voit
qui ôtent la vie un mois après qu'on en a pris.
B y en a qui ne tuent qu'au bout de deux
mois. Il en eft même qui font encore plus len-
tement leur effet. Nous nous fervirons de ces
derniers. Le roi tombera malade & achèvera
peu-à-peu fon dçftUj , fans que le peuple nous
Àiv
8 Conte sTt/RCs^*
foupçonne d'être les auteurs de cette mort*
Après cela, vous monterez fur le trône. Toutt
le pays vous reconnoîtra; pour fon maître, 8c
l'armée vous obéira.
Quand le fils de Tempereur auroît voulu
parler, il n'en auroît pas eu h force, tant it
étoit furpris d'ientendre ces horribles difcours^
Prince , ajouta ta fultane en le voyant rêver ^
fi vous êtes en peine de favoir comment voust
pourrez prendre pour femme Fépoufe de votre,
père , -Je vais vous Tenfeigner, Après la mort
de Pempereur , vous n^aurez qu^à me renvoyer
dans ma patrie, & me faire fùivre fecrètement
par un de vçs capitaines , accompagné de quel^
ques foldats^ Ils viendront comme des voleur*
nous attaquer» Ils m'enlèveront. Enfuîte, on;
fera courir le bruit que j^urai été tuée âir h:
l"Oute , & peu de jours après vous m'achèterez
du capitaine , alnfi que l'on achète le^ fillest
efclaves. Par ce moyen, vous pourrez devenir
mor^ mari , & nous vivrons tous deux dans 1^
plus délicieufè union. .
La prînceffe ceflà de parler >en cet endroit ^
pour donner lieu au prince de rompre un fi
long filence 5 mais comme il ne répondit riei^
ei^ore, elle perdit toute retenue, & le ferrant,
çntrç fès bras, elle le baifa avec tranfport. Alora^
KQyrgeh^ft indigné 4q reiS&Qnt^rî^ d^ & ^Qlk?^
^ U N
.'/ â'y ^
Contes Tur c^. f/t
ffS^Xfi i fe débarrafla brùfquement de fes mains ,
Çc la frappa même au vifage. fi rudement , que
fsL bouche en faigna«
La colère fùccède tout-à-coup à la tendrefle
ézns le cœur de la fultane. Ses yeux qui ne
brilloient un moment auparavant que des feux
de Tamour , étincellent de fureur. Ah ! méchant,
^'écria-t-elle , eft - ce ainfi que tu traites une
jjrîncefle q,ui t*adore ? Barbare ! je veux qu'en
t*offrant la place de ton pèt« , je révolte ta
faroiiche vertu ; je veux même que tu me re-
gardes avec horreur, après ce que je t*aî pro--
pof© î maïs ne dcvoîs7tu pas excufer les tranf-
ports d'une fenune qu'un amotir înfenfé faifoit
parler ? Pétois plus digne de ta pitié , que du
traitement brutal que j'ai reçu do toi. Hé bien,
tnonftre, n'écoute que» ta férocité. Redouble,
il tu peux , pour moi ta haine. Tu ne faurois
me haïr autant que je te hais en ce moment*
Sbrs d-ici. Fuis ma préfence , '& crains le reC-
fentiment d'une femme dont tu as méprifé les
bontés. Il n'étoît pas befoîn qu^elle ordonnât
%u prince de forttr. Il avoit pris ce parti auflî-
tôt qu'il avoit frappé la fultane ; de fofte qu'ij
^'entendit pas la moitié de fes reproches SlÛq
(es menaces.
r
La furieufè Canzade ne refpîroit que ven-
f Q^nçç, Elle réfolut de perdre Nourgehan. Pour
lO CONTEST UKCS*
y parvenir , elle déchira fes habits , défit fes
cheveux, & fe frotta tout le vifage du fang
qui couloit de fa bouche , en faifant retentir
fon appartement de cris & de lamentations.
L*emper^ur y arriva bientôt. Il venoit s'infor-
mer fi fon fils avoit enfin rompu le filence. Quel
fujet d*étonnement pour lui de trouver la ful-
tane aflîfe fur un fofa, les cheveux épars, &
le vifage enfanglanté. Comme il Taîmoit fort , il
fut tranfpôrté de cdlère & de douleur. O chère
ame de mon ame, s'écria-t-il ! que vois-je? Quel
audacieux vous a mife en ce déplorable état ï
Nommez - le - moi promptement. Vous devriez
déjà être vengée.
L'artificieufe reine redoubla fes larmes à ce
difcours , & répondît dans ces termes : O roi !
ô malheureux père ! que ne puis-je vous cacher
ce que vous fouhaitez d'apprendre ! Si vous
ctes étonné de voir le defordre où je fuis ,
quelle fera donc votre furprife, lorfque vous fau-
rez que c'eft l'ouvrage de votre fils? De mon
fils , grand dieu , interrompit l'empereur ! Ah !
madame , que me dites-vous ? Quoi ! fa hainor
pour une belle-mère l'a pu porter à vous faire
cet outrage ! le refpeft qu'il me doit n'a pu le
retenir! Seigneur, repartit la reine, il eft en-
core plus coupable que vous ne penfez. Hélas}
quelle femme fe feroit défiée de fon m modefte^
CoNTBs Turcs. ix
de ces apparences de fageffe qui font (î bien
marquées fur fon vifage? J'étois affife fur ce
ibfa lorfquHl eft entré; jVi fait fortir tout le
Inonde afin de l'obliger à me découvrir* plus li^
brement la caufe de fon {ilence. Il ne me Ta que
trop déclarée ! Sitôt qu*il s*eft vu feul avpc moi,
il s'eft ailis à mes côtés : Ma princeife^ m'a-t-il
dit, il faut que je rompe le filence que je m'crbf*
tifie à garder , & dont vous êtes Tunique fujet«
Je VOU5 adore , & le défefpoir de ne vous pou-
voir entretenir en particulier , m*a plongé dans
une mélancolie qui m*alloit confumer. Que, je
fuis heureux d'avoir trouvé cette occaCon de
vous parler fans témoins ! Si vous approuvez
mon amour ^ j*ai réfolu de faire mourir mon
père & de vous époufer. Auflî-bien fes peuples
comme moi commencent à s*ennuyer de la
longueur de fon règne. Difpenfez - moi , feî-
gneur, continua la fultane, de vous répéter mot
pour mot tout ce qu*il m'a dit. J'en frémis en-
core d'horreur. Qu'il vous fuffife d'apprendre
que vous avez donné le jour au plus méchant
prince du monde. Comme au lieu de me per-»
fuader , il s'eft apperçu que fes difcours m'épou-
vantoient , il a brufquement étendu la main fur
moi pour me faire violence. J'ai réfifté. U a
déchiré mes habits. Il m'a frappée , & il m'au-
tQÏt fans doute oté la vie , afin de pouvoir fe
li C O N T E s T U R C $•
juftîfier en chargeant ma mémoire du crimci
dont je t'accufe ; mais il a craint que mes femmes
que j'avois écartées ne le vinflent furprendre^
Il s'eft enfui , & m'a laifTée dans Fétat où je
fuis.
Elle dit cela avec toutes les démonftrations
d*une femme vivement affligée* Uempereur la
crut de bonne foi ; & quelque tendreffe qu'il
eût pour fon fils , il fe laifla emporter aux mou-
vemens de fa colère. Il fortit de Tappartement
de la princeilè , fit venir Texécuteur, & lut
ordonna de tout préparer pour la mort du prince
Nourgehan.
Mais les vifirs furent bientôt informés du cruel
ordre qu'avoit donné l'empereur 5 ils s'étonnèrent
que fans les confulter, il eût pris la réfolution ;
de faire mourir fon fils. Ils s'aflemblèrent tous,
& allèrent trouver ce monarque irritç , à qui
l'un d'entr'eux parla de cette manière : O roi
du monde , nous vous fupplions de nous accor-
der pour aujourd'hui feulement la vie du prince,
& de nous apprendre quel aifez grand forfait il
peut avoir commis pour armer contre fes jours
le bras d'un père qui doit être lent à punir fes
enfans. L'empereur leur conta tout ce que la
fultane lui avoit dit. Alors le plus ancien vifir
prit la parole : Oroi, dit-il, gardez-vous bieti
de fuivre les mouvemens de fureur qu'une fesupQ
Vous înfpire^ & de faire aucune aâlon contre les
eommandemens de - dieu , & contre la juftic'e
enfeignée par Iè;s prophètes. La reine accufe le
jeune prince fans produire de témoins contre
lui : elle demande fa mort, parce qu'il l'aime
& qu'il a voulu , dit-elle , par la force , fatisfaire
fon amour ! Hé depuis quand les femmes ont*
elles leur chafteté fi fort en recommandation^
qu'elles défirent la mort des hommes qui ofent
la tenter ? Je veux qu'il y en* ait d'aflez ver-
tueufes pour s'indigner d'un effort téméraire;
mais dans le même tems que leur vertu le
condamne, leur vanité l'excufe, & elles par-
donnent facilement un crime que leur beauté
2 fait cpnunettre. Gardez- vous bien , fire , de
JÉlurrifier votre fils à la calomnie , & peut-être
^fc la rage, d'une perfonne qui veut le perdre
pour n'avoir pu le féduire. Que votre majefté
fonge que les femmes font artiiicieufes. L'hif-
toire du chéc ( i ) Chahabeddin prouve affez
combien leur malice eft à craindre. L'empereur
fouhaita d'entendre cette hiftoire : le vifir la
raconta dans ces termes :
( T ) Cbéc ^n arabe , fignifie doâ«ur«
^4 Contes TûRCSâ
mm
HISTOIRE
Du chéc Chahaheddîn.
J-rfE fui tan d*Egypte aflerobla un jour dans fort
palais tous les favans de fon royaume. Il s'éleva
entr'eux une difpute. On dît que l'ange Gabriel
ayant une nuit enlevé Mahomet de fon lit ,
lui fit voir tout ce qui eft dans les fept cieux ,
dans le paradis & dans l'enfer ; & que ce grand
prophète , après avoir eu avec dieu quatre-vingt-
dix mille conférences , fut rapporté dans fon
lit par le même ange. L'on avança que toutes
ces chofes s'étoient paffées en fi peu de temsjÉ'
que Mahomet ayoit trouvé à fon retour fon lit^
encore tout chaud , & qu'il avoit même relevé
un pot dont l'eau n'étoit pas «icore répandue ,
bien que le pot fe fût renverfé dans Tinftant
que l'ange Gabriel avoit enlevé Mahomet.
Le fultan qui préfidoît à cette alTemblée j
, foutenoit que cela étoit impoffible. Vous affurez ,
difoit-il , qu'il y a fept cieux , qu'il n'y a pas
moins d'efpace entre chacun d'eux, qu'il y en
auroit en un chemin de cinq cens années , &
que chaque ciel eft auflî épais qu'il eft çloigné
d'un autre. Comment eft -il poftîble qu'après
Contes Turc** 7^
avoir traverfé tous ces cieux, & avoîr eu avec
dieu quatre-vingt-dix mille conférences, Maho-
met ait trouvé à fon retour fon lit encore chaud ,
& fon pot renverfé fans que Te^u qui étoit
dedans fût répandue? Qui pourroit être affez
crédule pour ajouter foi à une fi ridicule fable?
Ne Êivez-vous pas bieti que fi yous renverfcz
un pot plein d*eau, quoique vous le releviez
à rinftant même, vous> n*y trouvez plus d*eau?
Les favans répondirent que cela fans doute ne
fe pouvoit faire naturellement ; mais que tout
étoit poflîble à la puiflance divine. Le fultan
d'Egypte qui étoit un efprit fort , & qui s*étoit
fait un principe de ne rien croire qui blefsât la
raifon, ne voulut point croire ce miracle, & les
ûvans fe féparèrent.
Cette difpute fit du bruit en Egypte., La
nouvelle en alla au doâe chéc Chahabeddin^
qui pour quelques raifons qui ne font point
marquées dans Thiftoire , n'avoit * pu fe trouver
à raffemblée. Il fe rendit au palais du fultan
pendant la plus grande chaleur du jour. Dès
que ce monarque fut averti de' Tarrivée du chéc
en fa cour , il alla au-devant de lui , Temmena
dans une chambre magnifique , où après l'avoir
fait affeoir , il lui dit 2 Dofteur , il n'étoit pas
néceflaire que vous priflîez la peine de venir
ici. Il fuififoit d'envoyer un de vos ferviteurs.
15- CoNTEsTuRC5i
Nous lui aurions accordé volontiers ce qu*i!
ïîous auroit demandé de votre part. Sire , ré*
pondit le dofteur , je viens exprès pour avoir
ï'iionneur d'entretenir un moment votre majeftéi
Le fultan qui favoît que le chéc avoit la répu-
tation d'être fier (i) devant les princes, lui fiît
bien des carefles & des complimens.
Or, la chambre où ils étoient, avoit quatro
fenêtres percées de différens côtés. Le chéc
pria îe roi de les faire fermer* Ce qui ayant
été exécuté, ils continuèrent quelque tems leur
converfation ; après quoi le dofteur fit ouvrir
une fenêtre qui avoit vue fur une montagne
appelée Kzeldaghi , c'eft- à-dire Montrouge , &
dit au roi de regarder. Le fultan mit la tête
à la fenêtre , & vit fur la montagne & dans la
plaine des foldats arrnés de boucliers & de cottes
de maille. Ils étoient tous à cheval , Tépéc nue*
Ils s'avançoîent ^ers le palais à toute bride,
& en plus grand nombre que les étoiles. A ce
fpeftacle, ce prince changea de couleur, &
s'écria tout effrayé : O ciel ! quelle eft cette épou-
vantable armée qui s'approche de mon palais ?
N'ayes^ point de peur^ Jîre^ dit le chéc , ce vlcJI
(i) Les dofteurs contemplatifs cabalîfies dans Torient
font ^ fiers, qu'ils prétendent être rcfgeôés des roîsj fit
Us le font eSèâivement.
neriK
G O N T K s T U R C s. 17
rien^ En difant cela , il ferma lui-même la fe-
nêtre, & puis la rouvrant auffitôt, le roi n'ap-*
perçut perfonne fur la montagne ni dans . la
plaine.
Une autre fenétfe donnoit fut la ville. Le
doéteur la fit ouvrir* Le fultan vit la ville du
Caire toute en feu , & é^s flammes qui mon^
toient jufqu'à la moyenne région de l'air. Quel
embrâfement, s'écria le roi fort furpris ! voilà
ma ville, ma belle ville du Caire réduite en
cendr-es ! N^ay-en^ point depeur^fire , dit le chéc,
€€ T^efirien. En même-tems il ferma la fenêtre,
& lorfqu'il Teut rouverte , le* roi ne vit plus
les flammes qu'il avoît vues.
Le dodeur fit ouvrir la troîfôme fenêtre ,
par où le fultan apperçut le Nil qui fe débor-
doitj & dont les vagues venoient avec furie
inonder fon palais. Quoique le roi, après avoir
vu difparoître l'armée & les flammes, ne dût
pointv s'efïrayer de ce nouveau prodige , il ne
put s'empêcher d'être faifi de crainte : Ah ! c'en
eft fait , s'écria-t-il encore , tout eft perdu , cet
horrible débordement va emporter mon palais,
& me noyer avec tous mes peuples. N.^tyre^
point de peur^ fi^^y dit le chéc , <:e VLtfi ri^n.
En effet, le doâeur n'eut pas fitot fermé &
rouvert la fenêtre, que le Nil, comme à l'ordi-
îîaire , parut fuivre fon cours» ;
Tom^ XVL B
!
19 CoNTÊsTuRCsr.
Il fit ouvrir de même la quatrième fenêtre ,
qui negardolt un défert aride. Autant que le
soi avôit été épouvanté des autres merveilles ,
autant prit-il de plaifir à confidérer celle-ci.
Ses yeux accoutumés à ne voir par cette fe-
nêtre que des terres ftériles, furent agréable-
meojt furpris d-appercevoir dès vignes , des
jardins remplis des plus beaux fruits du monde ^
des rulifeaux qui couloient avec un doux mur-
mure, & dont les bords parés de rofeSj de
baGlic, de baume» de jacinte & de narciiTe^
préfentoient à la vue des objets rians , & à
Fodorat un mélcinge d^odeurs déllcieufes* On
remarquoit parmi ces fleurs une infinité de tour-
terelles & de roffignok, dont tes uns étoient
déjà tombés en pamoifon à force de gazouil-
fer 9 & les autres frappoient encore les airs de
leurs chants tendres & plaintifs. Le roi charmé
de toutes les choies merveilleufes qui s*offroient
à fa vue, croyoit voir le jardin d'Eram (!)•
AH ! quel changement ! s*écria-t^iï dans l'excès
de fon admiratixKi ; le beau jardin ! le char-
Hiant féjour ! Que j'aurai de plaifir à m'y
promener tous les jours } Ne vous réjouijfe:ç^
pas tant^ fire , dit le chéc , ce n^eft rien. A ces
fliots, le dodeur ferma la fenêtre , il la rouvrit
mm^m
mk
(i) Cefl le para^îf teorcfifÇf
Çp NT ES Turcs. 4^
^fiùte ; & le fultan ^ au lieu de revoir ces
agréables fantômes , ne vit pkis que le défeVt.
Sire 9 dit alors le chéc, je vien3 de vous
montrer bien des merveilles ; mais tout cela
n'eft rien en comparaifon du prodige étonnant
dont je veux rendre encore témoin votre ma-
jefté. Commandez que Ton apporte ici une cuve
pleine d^eau* Le, roi eii dQuna Fordre à vn de
fes ofGciers ; ^ quand la cuve fut dans la cham-
bre , le doôeur dit au fultan : Ayez la bonté
de fouffrir que Ton vous mette tout nu , & que
Ton vous ceigne, les reins d'une ferviette> Le
roi eut la complaifance de fe laiilèr ôter tous
fes habits. Se lorfqu'il fut ceint d*une fervictte :_
Sire 5 reprit le chéc , plongez , s*il vous plaît ,
la tête dans Teau & la retirez.
Le roi plongea la tête dans la cuve , & en
méme-tems fe trouva au pié d*une montagne^
fur le rivage de la mer. Ce prodige inoui rétonna*
davantage que les autres. Ah ! dofteur, s'écria-
t-il tranfporté de colère , dofteur perfide , qui
m'as fi cruellement trompé ; fi jamais je puis*
retçurner en Egypte d'où tu m'as fait fortit
par ta noire & déteftable fcience , je jure que
je me vengerai de toi. Puil&-tu périr mîféra-.
blement. H continua fes imprécations contre le
chéc ; mais faifant réflexion que (es menaces
& fes plaintes étoiept inutiles , il prit coura-.
Bij
SO Coûtés Txiiic Se
geufement fôn parti , & itiarcha vers quelques
perfbnnes qui côupôient du bois dans la mon-
tagne, réfolu de ne leur point découvrir fa
condition ; car enfin, dit-il en lui-même, fî
je leur dis que je fuis roi, ils ne me croiront
pas, & je pafferai pour un fou ou pour un
impofteur.
Les bûcherons lui demandèrent qui il étoit.
O bonnes gens ! leur répondit- il , je fuis mar-
chand , j'ai fait naufrage , je me fuis fauve fur
une planche ; je vous ai apperçus , je viens à
vous. La Ctuation où vous me voyez, doit
exciter votre pitié. Ils furent touchés de foo
kifprtune ; mais ils étoient eux-mêmes dans une
trop grande misère pour pouvoir foulager la
fienne. Ils ne laifsèrent pas néanmoins de lui
dofiner Tun une vieille robe , l'autre de vieux
fouliers, & quand Us l'eurent mis en état de
paroître avec déi;:ence dans leur ville , qui étoit
{ituée derrière la montagne , ils l'y conduifirent.
D'abord qii'ils y furent arrivés, ils prirent tous
congé de lui, l'abandonnèrent à la providence,
& chacun fe retira dans fa famille.
. L& fultan demeura feuL Quelque plaidr que
l'on prenne à voir des objets nouveaux , il étoit
trop occupé de fon aventure , pour faire atten-
tion aux chofes qui fe préfentoient à fes regards.
Il fe promenoit dans les rues , fans favoir ce
C O N T E s T U R e s. Ht
qu'il devîendroît. II étôit déjà la«, & il cher-
choit de Toeil un endroit pour fe repofer,
II s'arrêta devant la maifon d'un vieux maré-
chal^ qui 9 jugeant à fon air qu'il étoit fatigué »
le pria d'entrer. Le roi entra & s'affît fur un
banc qui étoit auprès de la porte. O jeune
homme ! lui dit le vieillard , puis- je vous de-
mander quelle pft votre profeflîon , & comment
vous êtes venu ici? Le fultan lui fit là-deflTus
-la même réponfe qu^il avoit faite aux bûcher-
ions. J'ai rencontré , ajouta-t-il enfuite , de
bonnes gens qui coupoient du bois dans la mon>-
tagne. Je leur ai conté mon malheur , & ils
ont été affez généreux pour me donner cettQ
vieille robe & ces vieux foulier^t Je fuis bien^
aife^ lui dit le maréchal, que vous foyez échappé
de votre oaufrage. Confolez-vous de la pçrt^
de vos biens. Vous êtes jeune , & vous ne
ferez peut-être. pas malheureux dans cette ville,
dont les coutumes font très-favorables aux étran-
gers qui veulent s'y établir. N'êtes-vous pa$
dans cette difpoCtion ? Pardonoez-moi , répons-
dit le fultart ^ je ne clenwnde pas mieux que de
demeurer ici , pourvu que j'y fafle bien me^
afl&ires. Hé bien , reprit le vieillard* fuivez
donc le confeil que je vais vous donner. Allez*
vous-en tout-à-l'heure aux bains publics deS
femmes,. Afleyez-vous à la porte , & demandez
B il)
2ii CONTESTU R c *.
t clique dame qui (brtîra , fî elle a un mari H
celle qui vous dira -que non , fera votre femme
félon la coutuoïc du p^ys.
Le fultan réfolu de fuivre ce eonfeil, fe leva,
Hit iadieu au vieillard , & fe rendît à la porte
âes bairis , où 3 s*affit. Il n*y eut pas été long-
tems qu'A vît ^fortir une dame d\ine beauté
Taviffânte. Ati! que je feroîs heureux, dît-il eh
ïui-même , fi cette aimable perfonne n*étoit
■point mariée ! je me confolerois de tous mes
inalheurs, fi jepouvoîs la pofféder. Il Tarfcta^
'Se lui dit : Ma belle tlame, avez-vous un mari?
Ouij*enai un ^ répondit-elle. Tant pis , répliqua
fe roi , vous étiei bien mon fait. La dame con-
tinua fon cheniin & bientôt il en fortit une autre
d'une laideur effroyable. Le fultân frémit à fe
Vue. Ah ! quel objet affreux ! dît-il, j'aime mieux
inourîr de faim que de vivre avec une pareille
créature. Laiffonis-Ia paffer fans lui demander
fi elle eft mariée , de^peûr d'apprendre que non.
Cependant le vieux maréchal m'a dit de faire
tette queftion à tiimtes les dames. C'eft la règle
apipàreinment. H faut bien que je m^ foùmette.
Que fais-je, fi elle tfa point de mari? quelque
in^lheuFeux étranger que fon niauvals deftin a
conduit ici , comme moi , l'aura peut - être
é|)bufée.
lEInâh le roi fe <Iétermina à lui demander û
Contes TtrBCs^ aj
elle étok mariée. E^ie lui répondît que ouî^
& cette répbnfe lui fit i autant de phifir que
celle de la première: lui ^volt fait de la peine.
Il fordt une troifième dame auffi laide que
la dernier e« O ciel ! dit vlè-^roi , d'abord qu'il
Tapperçut, en voici (une encore plus horrifale
que Tautre. N'importe ,:puifque'j^ai commencé^
achevons. Si celle-ci a un mari , il faift avouf r
qu'il yu des hommes plus î plaindre que snoi»
Comtne elle paâbitaaprès'de Jui^âl.iulâdrefla
la parole en tremblant : ^Belle dame, (lui ditnil,
' êtes-vôiis imariée ? Oui , ^j^eune < homme:;» ç^on^
* dit-élle „T&tt«^ s'arréti^r J'kï^fuis bieiwaife ^ du-
pliqua le futean.^Qa9Pbdiilieur, :pouri!tfjiyk4I »
-d'être échappé à cd^ Qit^tK femmes ! Msd& ni
n'eft pas tems de me^ Yèjofuir 4 toutes iies;)dà]0€S
•ne font point encoi^ foniés^ifes baini, Je:n&aî
pas vu celle qui m'âft deftfnée* Je nejgagneifu
-peut-ctrô rien au éhânge. -
Il ^'attendoit d'en voir^ mtie auffi laides que bs ,
-deux dernières, lorfqu'il en parut uiie<(|us^rième
^qui furpâffbk en beauté la |^^mière qufil .^voit
^trouvé G éharmante/Qùêl contràfte ! $-écrîa*t il ,
îl n*y à point -tant^d'oppêfition entrer ^le jour
& la- huit , qu'il y en a^entfe cette biôUe-per-
fonrie &-4es deux fpfNécédentes. Peut -îbn voir
dans un même 'lieu les ; anges & • les déoions ?
Il s^avança^tu-d^y^nt 4'^lle avec beaucoup d'em<
B iv ^
24 .Contes H^vr (fs.
prefTement : Aimable dame , lui dît-Il , aviez-
vous un mari î'Elle. lui répondit que non j 6n
le regardant avec autant de fierté, que d'atten-
tion. Enfuîte ^Ue pafla outre , laiflaiit le roi dans
une extrême furprife. Qiie dois^-je penfer de
ceci ? dit-il ; il faut que le vieux maréchal
m'en ait donné à garder. Si félon, les loix du
.pays je "dois époufer cette dame , "^ pourquoi
/s'en eft-elle allée C brufquement ? Et pourquoi
a-t-die ' pris un .air fi , fier & fi dédaigneux ?
Elle rn^a examiné depuis les pies jïifquà la
tête 9 & ~ j'ai vu danis fës* regards <[es marques
de mépris*. Il eft. vrai' qu'elle n'a pas grand tort»
Rendbosrnous •juftke> ; Cette rpbe'ufé^&. pleine
de trous ne relève poiqt ma bonne mine , &
n'eft guère propre à prévenir agréablement une.
dame. Je lui pardonoio de s'imaginer qu'elle
* pouvpit .mieux renco^rer.
Pendant qu'il faifoit ces réflexions , un ef-
:: clave lîaborda : Seigneur , lui dit-il , je cherche
un . étranger , tout déguenillé,. & à votre air )e
jug§ que c'eft vousi îkl^nez, s'il vous plaît,
la pcinë^ de me fuivi^eç Je * vais vous- mener dans
. un lîeii :OÙ vous ctj^^ attendu avec j?eatH:oup
- d'impa^nce. Le roi fuivit. Tefclave qi» Je^ton-
duifit^^me grande ni^ifon, & le fit entrerdans
un appartement trèsrrpf^re, où il lui dit d*at-
tendre un mom^ot» 'Le fiiUaa d«iii9BC^..deux
CoNTis Turcs. 2f
heures fans voir perfonne , excepté Tefclaye qiiî
venoît de tems en tems lui dire de ne fe point
impatienter.
Enfin , il parut quatre dames affez richement
habillées qui en accompagnoient une autre toute
brillante de pierreries , mais plus éclatante encore
par fon incomparable beauté. Le fultan n'eut
pas jeté les yeux fur elle, qu'il la reconnut
pour la dernière dame qu'il avoit vu fortir des
bains. Elle s'approcha de lui d'un air doux &
riant : Pardonnez , lui dit-elle , ii je vous al
fait un peu attendre. Je n'ai point voulu me
montrer en négligé devant mon maître & mon
feîgneur. Vous êtes dans votre maifon. Tout
ce que vous voyez ici vous appartient. Vous
êtes mon mari. Vous n'avez qu'à m'ordonner ce
que vous voudrez, je fui$ prêtée vous obéir.
Madame, répondit le fultan, il n'y a qu'un
moment que je me plaignois de ma deftinée,
& je fuis le plus heureux des hommes. Mais
puifque je fuis -votre mari , pourquoi m'avez-
vous tantôt, regardé C fièrement ? J'ai cru que
ma vue vous .avoit choquée, & franchement
je ne vous^en ai pas fçu fort mauvais gré. Sei-
gneur, répliqua ; la dame , je n'avois garde de
faire autrement. Les femmes de cette ville font
obligées de paroître»^ fières en public. C'eft la
coutume. En récômpçnfe , elles font très-fami-
\
*2(? Contes Turcs,
lières en particulier. Tant mieux, repartît îé
roi , elles en font plus agréables. Puifque je
fuis maître ici, continua-t-il , pour commencer
à exercer ma petite fouveraineté , j'ordonne que
Ton m'aille chercher un tailleur & un cordonnier.
J*ai honte de me voir auprès de vous avec cette
vilaine robe & ces vieux fouliers , qui ne con-
viennent guère au rang que j*ai tenu jurqu'icî
:dans le monde, J*ai prévenu cet ordre , feigneur ,
dit la dame. J'ai envoyé un efclave chez lAi
/marchand juif, qui vend des habits tout faits,
r& qui vous fournira ?fur le champ toutes lés
chofes dont vous' avez befoin. Cependant , ve-
nez vous rafraîchir. En difànt cela, elle le prît
par la main & le mena dans un fallon où il y
avoit une table couverte de toutes fortes de
.fruits & de confitures. Ils fe mirent tous deux
à table , & pendant qu'ils mangeoient , les quatre
• dames fuivàtites qui fe tenoient debout derrièr-e
eux , chantèrent plufieurs chanfons du poëte
Baba Saoudaï. Elles jouèrent auflî de plufieurs
înftrumens, & êhfuite leur maîtrefle ayant pris
un luth qu'elle accompagna de fa voix, charma
le fultan par la manière dont elle s'en acquittât.
Ce concert fut interrompu par l'arrivée du
marchand juif qui entra dans le fallon avec quel-
ques garçons qui portoient des paquets d'étoffes
qu'ils défirent. Il y avoit dedans des. habits de
GôNTES TURC#. !27
îîifférerites couleurs. On les examina tous Tun
après Tautrè , & l'on choifit une vefte de fatîn
blanc à ôeurs d'or , avec une robe de drap
violet. Le juif fournît le refte de rhabîllement
& fortît avec fes garçons. Alors la dame admira
la bonne mine du roî. Elle fut fort facisfaîte
-d'avoir un ^pareil mari , & lui très-content de
pofTéder une fi belle femme.
Il damcQra'fept ans avec cette '^ame, dont
il eut fept filles & fept garçdns. Mais comme
ils aimdient tous deux la àîép'énfe 5 & qu'ils ne
fongeôient qu'à feîre bonne chère i&^qu'à fe ré-
jouir , il aïriva que tous les tiéïis <le la damé
fe diffipèrènt. 11 fallut fe déFaipe des dames
fuivantes, des efclàves, & vendre les meubles
pièce à pièce pour fubfifter. La femme du ful-
tan fe voyant réduite à la dernière ^nisère , dît
à fon mari : Pendant que j'aî eu du bien, vous
ne l'avez point épargné. Vous avez vécu dans
l'oifiveté & pris du bon tems.^ Ceft à vous pré-
fentement à fonger aux moyens de • nourrir votre
petite famille.
Ces paroles atcriôèrent le roi. Il- alla trouver
le vieux marébkat ^pour lui demander confeîl.
O mon père ! lui dit-il , vous me voyez pljis
malheureux que j^ n'étoîs lorfque, je fuis ar-
xivé dans . cette ville. J'ai uçe femme & qua-
torze enfans , & je n'ai pas de quoi Ips nourrir.
O jeune homme ! lui répondît le vieillard, n*
favez-vous aucun métier ? Le fultan repartit
que non. Le maréchal tira de fa poche deux
aqtchas (i), les mit dans la main du fultan,
& lui dit : Allez tout-à-l'heure acheter des
ypes (2.), & vous tenez dans la place pu s'at
femblent les portefaix. Le roi acheta des ypes,
& alla fe mettre parmi les portefaix. A peine y
fut-il un moment, qu'un homme vint qui lui dit :
Veux.tu porter un fardeau? Je ne fuis ici que
pour cela, répondit le fultiin. Alors l'homme
le chargea d'un gros fac. Le roi ne le put
•porter qu'avecbeaucoup de peine, & même les
eordes du fac lui écorchèrent les épaules. II
reçut fon falaire qui confiftoit en un aqtcha ,
qu'il porta au logis. Sa femme voyant qu'il
n'apportoit qu'un aqtcha, lui dit que s'il ne
gagnoit pas tous les jours dix fois davantage ,
.toute fa famille jBourroit bientôt de faim.
- Le lendemain, le roi accablé de triftefle ,
;au lieu de fe rendre à la place publique , alla
fe promener fur le bord de la mer en rêvant
•k fa misère. Il regarda avec attention l'endroit
,oii il s'étoit inopinément trouve par 1» fcience
( I ) Aqtcha , c*éfi une monnoîe d*un GA.
( » ) Ypes , cordes dont les portcfeîx fe fervent au Uea
de crochets.
CÔNTESTURCS. âp
du chéc Chahabeddin. II rappela dans fa mémoire
cette étrange & funefte aventure, & il ne put
s^empêcher d*en pleurer. Comme il avoît befoîn
de faire Tablution (i ) avant la prière, il fe
plongea dans Teau ; mais en retirant fa tête , il
fut dans le dernier étonnement de fe retrouver
dans fon palais, au milieu de la cuve & entouré
de tous fes officiers. O dofteur barbare ! s'é-
cria-t-il en appercevant le chéc dans la même
fituation où il Tavoit laifle, ne crains-tu pas
que fiieu te puniffe , d'avoir ainfi' traité ton
fiiltan & ton maître? Sire, lui dit le chéc, d'où
naît contre moi la colère de votre majefté ?
vous venez tout préfentement de plonger la
tête dans ce baffin , & vous l'avez retirée auffi-
tôt ; fi vous refufez de me croire , demandez-le
à vos officiers qui en font témoins. Oui , fire ,
s'écrièrent tout d'une voix les officiers, le doc-
teur dit la vérité. Le roi ne fé rendit point à
leur témoignage* Vous êtçs des impofteurs,
leur dit-il, il y a fept ans que ce maudit doc-
teur me retient dans une terre étrangère par
la force de fes énchantemens. Je me fuis ma*
rié ; j'ai fait fept filles & fept garçons , & ce n'eft
pas tant de cela que je me plams , que d'avoir
( I ) Les mahométans Ce lavent le corps avant ^ue de
faire la prière.
50 Contes *Tukcs*
été portefaix. Ah ! méchant chéc , as- tu pu te
réfourdre à me faire porter des ypes ? Hé bien ,
lire , reprit le dodeur , puifque vous ne voulez
point ajouter foi à mes paroles, je veux vous
perfuader par mes adîons. A ces mots , il fe
dépouilla , fe ceignit d'une ferviette , entra dans
la cuve & plongea la tête dans Teau. Pendant
qu'il avoit la tête fous Teau , le fultan , qui
étoit toujours irrité contre lui , & qui fe reflbù-
vint du ferment qu'il avoit fait de le punir C
jamais il revenoit en Egypte, prit un fabre pour
trancher la tête au dofteur dans le moment
qu'il la retireroit hors ide l'eau. Mais le doâeur
par la fcience appelée mekach^fa C l ; , connut
l'intention du roi , & par la fcience algaïb an
alabfar (2), difparut tout-à-coup & fut tranf-
porté dans la ville de Dantias, d'où il écrivit
au fultan d'Egypte une lettre qui coxitenoît ces
paroles : ce O roi ! fâchez que nous, ne fommes
33 vous & moi que de pauvres ferviteurs de dieu.
33 Tandis que vous avez plongé d;ans l'eau votre
33 tête , que vous avez retirée fur le champ , vous
sa avez fait un voyage de fept années, vous avez
33 époufé une femme , vous avez beaucoup fouf-
( I ) Ced une (cience par laquelle les (ântons pré«
tendent découvrir les plus fècrètes penfées des hommes»
( X ) Cefi Tart de Ce rendre knijSble.
Contes Turc«# ^t
» fért , vous avez fait fept filles & fept garçons ;
» vous avez pris bien de la peine , & vous ne
53 voulez pas croire que Mahomet notre grand
» prophète ait trouvé fon lit tout chaud , & fon
>3 pot non encore vuide î Apprenez que rien n'eft
3> împoffible à celui qui de rien a créé le ciel &
>3la terre avec la feule parole de koun^) (i).
Le fultan dTgypte , après avoir lu cette
lettre, commença d'ayoir de la foi. Néanmoins
il ne put appaifer fa colère contre le chéc. Il
écrivit au roi de Damas ^ le pria de faire arrêter
ce doâeur , de le faire mourir , & de lui en-
voyer fa tête.
Le roi de Damas entra dans le reflentiment
du fultan d'Egypte, & fit toute la diligence
poffible pour le fatisfaire. Il apprit que le doc-
teur faifoit fa demeure dans une grotte aifez
éloignée de la ville ; il ordonna à fes capigis (2)
de s'y rendre, de fe faifir du chéc & de le lui
amener. Les capîgîs partirent, & fe promettoient
bien d'exécuter facilement leur ordre ; mais
ils ne furent pas peu furpris de trouver l'entrée
de la gratte défendue par une infinité de gens
de guerre tous bien montés , armés d'épées & de
cottes de mailles ; ils retournèrent vers leur
^— «P— »I1 I 'Il III IWW»— — — P
( t ) Koun , en ar-abe , Fiat,
(i ) Gardes de la porte.
5a . C o N^ T E s T u H c St
roî & lui rapportèreiy: ce qu'ils avdîerrt vu. te
fultan irrité de cette réfiftance, afTembla des
troupes & alla en perfohne aflîéger le dodeur ,
qui lui oppofa une armée û fupérieùre à la
lîenne, que ce prince épouvanté fe retfra.
Piqué de ce mauvais fuccès^ & réfolu de
n'en point avoir le démenti , il appela Tes vifirs^
& leur demanda ce qu'il y avoit à faire dans
cette conjoncture. Les viOrs lui répondirent que
tout grand roi qu'il étoit , il ne devoit point
efpérer de vaincre un homme affifté de la puif-
fance divine. Mais , fîre ^ dit le plus ancien
vifir , fi vous voulez vous rendre maître du
chéc , envoyez-lui dire que vous fouhaitez de
faire la paix avec lui. ChoififTez les plus belles
efclaves de votre férail, & lui en faites préfent.
Et ordonnez auparavant à ces filles de tâcher
de favoir du dodeur s'il y a un tems où il n'a
jpas le pouvoir de faire fes merveilles. Le roî
applaudit à ce fentiment, diilimula, fit offrir
fon amitié au chéc , en Ijui envoyant des efcla-
ves d'une rare beauté. Le dodeur s'imagina que
le roi de Damas s'étoit repenti de l'ayoir per-
fécuté injuftement. Il donna dans le piège , re-
çut les efclaves, parmi lefquelles il y en eut
une dont il devint éperduement amoureux*
D'abord que cette fille vit le dodeur épris
d'une paffion violente , elle lui dit : O ! chéc>
je
!# fùïs cùrîeufe d*aj)prendre s*il y a un teins où
Vous ne fauriez faire vos merveilles. JBelle dame,
lui repondit-il , je vous prie de ne me plus fair#
cette queftion ; ne fongeons qu'à mener une vio
agréable'; il doit peu vous importer de favoit
ce que vous cne demandez* L^efclave feignit
d'être fort mortifiée de cette réponfev Elle affeôa
une mélancolie môrtelie , & ïorfque le chéc lui
faiibit des careiDfeîs , elle le mettoit à pleurer t
Routes ce^ marques d'amour que vous me don-^ ^^n
nez, lui difoit-erte^ ne font point véritables;
£ vous m aimiez ^ vous n'auriez point de fecret
pour moi. Enfin elle l'importuna tant, qu'il fut
aiTe^ (bible pour lui avouer qu'après avoir vu
ime femme , il étoit fans pouvoir , jufqu'à ct^
^ivlÎI eût Èdt l^ablutiom
L^efclave ayant appris cette cîrconftahce , k
fit ÙLVoix au toi de t>amas9 qui commanda à
ùs capigîs de fë rendre fecrètemeAt une nuit
à la porte du chec pour {e itailir de lui dai^
je moment que TefclaVe la leur Ouvrîroît%
Le dofteur avôit côutuftie de tenir toute»
les nuits auprès de fon clievet un grand pot
rempli d^eau pour s'^en fetvir quand il avoit befoîa
de faire l'ablution* L^efclave en fe couchant
répandit l'eau (i) fans qu'il s^en ajpperçût , fî
/
m ' ■' '■ ■ I l I I II II * I ■■■ ■■■■I...I. ii nj II i t I I ■ iii|
_ 1 V
( I ) Dans le cas où U avoit befob d^ablution> il nf
Tome XKL Ç
j
5* C O N T lî s T U R C »•
bien que quand il voulut fe laver , il trouva fe
pot vuide. La méchante auffitôt faifant Tof-
ficieûfe 5 prît le pot , & fous prétexte d'alleif
quérir dé Teau , ouvrit la porte aux capigîs qui
entrèrent tous brufquement dans la grotte. Le
doâeur alors s*appercevant de la trahifon de
Tefclave prit en Tes mains deux chandelles qui
brûloient dans des chandeliers , & fe mit à tour-
ner preftement avec ces chandelles en pronon-
çant des mots barbares que les capigis ne
comprenoient pas* Ils furent épouvantés de
l'aAion & des paroles du chéc , & s'imagînant
qu'il alloit produire quelque prodige funefto
pour eux , ils s'enfuirent hors de la grotte.
Le chéc auffitôt ferma la porte fur lui , 8^
fit Tablution. Enfuîte , pour fe venger de lai
perfide efclave , il prit fa figure , & lui donna
la fienne; puis, fortant de la grotte, il courut
après les capigis. Ah ! lâches, leur difoit-îl,
eft-ce ainfi que vous exécutez les ordres du
roi votre maître? il vous fera tous mourir, fi
vous vous en retournez à Damas fans le doc-
teur fon ennemi. Pourquoi vous êtes-vous en-
'fuis? avez -vous vu paroître des monftres ou
ides foldats pour le défendre ? Revenez , ren-
pouvolc fè fèrvir de la [cxence de Mekachefa poui lavoir
tes pecfées de cette efclm.
titï dàtts h caverne & îie craignez jpôînt. Pluâ
tourageufe que vous, je vais m^approcher dt
lui , m*en faifiir, & vous le livrer moUméme.
Le$ capigis sWetèrent à ce difcours y. & fc
^raiTurèrent ; ils revinrent fur leurs pas, & fui*
Vant le doâeiu: Tous la forme de refclave, ilt
entrèrent avec lui dans la grotte , où ils fe (ai*
firent de fefclave croyant prendre le doïSeurj
ils lui liètent leS pies & les inains fans qu^elle
dît on feul ttiot , parce que le chéc lui avoit
été Tufagô de la parole. Ils la iïienèrent au roi
de Damas , qui lui fit fur le chaitip couper la
tête. Maijs dès que la tête fut feparée du cotps^
le chéc reftdant à ce cdrps fa première figure ^
fit voir au roi & à tous (es officiers que c*étoit
Tefclave qui venôit d*étre décolée ; & lui qui
ctôit prefeAt fous la forme de TefclaVe , repre-
nant fa naturelle , dit au roi de Damas : O roi t
qui pour plaire au fultan d'Egypte , avez tout
employé pour me perdre > apprenez quHl n^
faut point ^poufer d^injuftes reffehtîmens , 8t
tendez grâces à dieu que je Veuille borner ma
vengeance au châtiment de cette miférabl^
femme qui m'a trahi» £n difant cela , le chéc
difparut & laiifa dans une extrême furprife 1#
roi de Damas & tous ceux qui furent tén^oins
de ce merveilleux événement»
Telle eft , Cre, l'hiftoire du chcc Chehabeddîn;^
Çij
Contes TukcS; *
pourfiiivît le premier viGr de Tempereur dé
Perfe; votre majefté voit par-là que les hommes
ne ikuroient être trop en garde contre les fem<»
mes* Avant que de faire mourir le prince Nour-
gehati, permettez-nous de Tinterroger. Peutr
£tre nous fera-t-il connoître fon innocence.
Hé bieû, foit^ dit le roi> je confens de diffé?^
^er jufqu'à demain la mort de^mon fils%
Pendant que les vifirs allèrent trouver le
prince qui étbit en prifon , TempereUr monta à
cheval , & fortit de la ville pour prendre le
^îvertiflèment de la chaSfe^ Le foir à fon retour^
la reine Can2ade & lui (bupèrent enfemble»
'^près le repas, elk lui dit 2 Je crains, fei-
jgneur, que vous ne vous repentiez d'avoirfufr»
pendu le fupplice du prince^ L'homme , dit
l'alcoran , a deux fortes d'ennemis qu*il aime (
fes enfans & fes biens. Oui, votre fils cft votre
^nemi , puifquHl a^été capable de former la
penfée du déteftable crime qu'il a voulu corn-,
^mettre» Hâtez -vous de l'en punin N^écoutez
plus la tendrelfe & la pitié qui vous parlent
^n fa f^iveur. Son mauvais naturel doit étouffer
en vous la voix du fang; n'ayez point la foî-^
bleflè qu'eut autrefois le roi de Deli aux lûdes^
.^e peur de vous' en repentir comme lui. .Souf-»
irez que je vous raconte cette hifioire s >
Coirtti TcftCf. iff
fi
HISTOIRE.
Du fûÊhdu roi de DelL
JViEHEMED Tekisch, roi de Delî^ &
Schehabeddin , roi de Gazna» étoient Tun 8c
Tautre des rois (zges & vailians, qui faifoient
comme vous , feigneur ^ les délices de leurs
peuples.
Ces deux rois ajtent prefqu'en méme-tenist
chacun ua fils : le roi de Gazna donna au fien
une éducation auftère $ il chercha des gouver««
neurs capables de défendre un jeune efprit
contre les maximes du libertinage & de Tim-
piété ; il lui donna pour précepteurs de fages
philofophes^ qui s'attachèrent à former le jugot
ment de leur difciple..
On lui apprit d'abord trois cho(es : i dire
vrai y à tirer de Tare > à monter à cheval ; &
comme il avoit un génie heureux , & que dans
toutes les. fciences il faifoit de. grands progrès
avec une «pidité incroyable, on le fortifia de
bonne heure contre Tamour de la réputation n
par lequel Torgueil & Tambition s'introduifent
dans le coeur des grands.. On. ne lui pardonnoit
iriœ^&lerQi^pour les fautes les plus légèresi^
\Ciii
|8 Conte s* Tu R c*.
fte faîfoît frapper de verges comme ùh
& Tenvovoit en prifon.
Les peuplés s^étonnèrent d'un traitement fi
dur , & Tun des minifires o(a demander au
roi pourquoi fon fils ctoît IF feul de fes fujets
oui ne fût point heureux ? C*eft , dit le roi,
/ que mon fils devant régner un jour fur des
peuples que j'aime, je veux liii faire fentir Tétat
inafheureux d'un homme qu^on maltraite , afin
^li'il ait de la compaflfîon , & qu'il iïe punifle
point avec trop de rigueur.
La fçvëre éducation du feune prince réuflSt^
Sftcprçs la mort de fon père , il monta fur le
trône, & fut pendant un long règne l'inftrument
Ï3e la' mîférîcorde de dieu fiir les hommes.
Le roi de Peli éleva fon fils d*une manière
toute oppôfçç. Il troùyoit à toutes fes fautes
tine ekciife i il traitoît fes folies de çentillefles
d*efprit; fe$ emportemens lui paroiffoient un©
vivacité raifonnable &î féante à ceux dé fou,
ège'î fott orgueil, imé judicîeufe confiance en
fon mërîte tlépouilJëè de* toute prévention j X^i
caprices, un retour admirable de la joie aujç
Réflexions lès plus férieufes. Les gouverneurs
4ù jeune prihcç elf^èrent en vain de tirer Iq
joi fon père de fon aveuglement ; il ne ÎWI?
permît point de corriger fon BU^ dont les msiu*
.Y^fts itiçtin^ions fe fortifièrent de jour w jcw^
CoNTEi Turcs» 5^
La vaix du peuple fe fit entendre au roi;
les uns fe plaignirent de ce qu'il avoit enlevé
leurs femmes , des enfans vinrent au pié du
trône pleurer la mort de leurs pères , qu'il avoit
afTaiTmés pour jouir de quelques belles efclaves*
Plufleurs filles demandèrent juftice de fes vio*
lences , les prêtres de fes impiétés. Le roi ou-
vrit les yeux, mais trop tard. Il fit venir fo;i
fils en la préfence du peuple, & le menaça de
le faire mourir fous le bâton comme il le m^-
jritoit par fes crimes. Son fils fort rugiffant comme
un lion; il alfemble un nombre de fcélérats,
compagnons de fes débauches , entre dans le
cabinet de fon père, & lui perce le cœur de
deux coups de poignard. Du même pas , il
monte au trône, & fe met lui-même la cou-
ronne fur la tête^ pendant que fes impies favoris
ma{raç]:ent tous ceux qui refufent de le procla-
mer roi.
Suivant fon inclination impitoyable , il fit
couper la tête aux gran4s qui lui furent fuf^
peâs j il fît noyer leurs femmes & leurs enfans*
On ne voyoit que des objets tragiques ; il n'y
avoit perfonne qui ne pleurât quelqu'un de fa
famille, mais fecrètement : un foupir , une larme
coûtoit la vie au malheureux qui les laiflbit
échapper. Il falloit, pour n'être pas la viâime
. dç fa cruauté 3^ en pi^C^nttsr quelqu'une è foq
Ci?
'^O G O N T E s T U'R C 5*
avarice. Il alloît les jours de marché dans H
9
place publique percer le premier venu à coups
de flèche. Ce barbare plaîfîr lui tenoit lieu
de celui de la ehafle. Il auroit cru désho-
norer fes coups , s*il les eût fait tomber^aillelirs
que fur des hommes. A table , au milieu de
fes courtifans , il faifoît amener leurs femmes ,
& les déshonoroit publiquement; fi quelqu'un
ofoit fe plaindre , il le faîfôit dépouiller tout
nu, lier à une colonne, & pîquoit d\ine alêne
toutes les parties de fon corps jufqu*à ce qirtl
fût mort.
Mais un vent de l'orient apporta à ces peu-
ples» malheureux de bonnes nouvelles du jardfti
de leur bîen-aimé. Dieu, dis-je, ayant entendd
les cris dont ils frappoîent la voûte du ciet,
înfpira les dodeurs , qui après avoir affembïé
les grands , réfolurent d'appeler à la couronne
le jeune roi de Gazna. On lui dépççha fecrè-
tement une homme qui lui rendit de leur part.
. une lettre par laquelle ils Pinvitoient à paroître
< fur les frontières avec une armée , Taflurant
quHls joindroient fes ^endarts , & lui livreroient
leur tyran. Le roi de Gazna touché du mal-
heur des peuples de Dell, monte à cheval &
marche vers leur ville à la tête de fix mille dei
fes gardes , qui furent bientôt aflfembj.és^
- - IfÇ^ peuples de D^li à fon approche-, fe f^i
fiCfent de leur roi, & proclament celui- ci, que
^le peuple avec toutes les déinonftrations d'une
joie parfaite , conduisit au trône , où le tyran
chargé de fers , lui fervit de marchepié.
Le roi de Gazna crut devoir commencer à
fe mettre en pofleifîon du fceptre de Deli , par
faire juftice aux fujets des cruautés de leur
fouverain. Méchant , dit*il à ce prince » il fau-
droit pour te punir comme tu mérites de Tétre^
pouvoir te rappeler mille fois de la mort à la
vie. Enfuîte, il ordonna qu'on le mît entre les
mains de l'exécuteur. Mais un jeune feigneur
dont le tyran avoit tué le père, voulut fe ven-
ger par lui-même , & le faire mourir. On le lui
livfa. Il le fit attacher dans la place publique,
afin que chacun pût ajouter librement de nou«
veaux fupplices à celui qu'iL lui deftinoit. Ce
jeune homme lui creva les yeux avec une alêne.
D'autres lui pafsèrent des fers rouges dans les
bras & dans le^ jambes. Tous ceux qui avoient
eu des parens ou des amis aiTaffinés , voulurent
placer. fur fon corps les mêmes coups dont il
les avoit fait mourir. Le tyran demanda un peu
de relâche à des maux fî cruels i il obtint quelques
jnomens & parla de cette forte : « O peuples^ !
9> je ne roe plains que des maux que je vous
f9 ai faits , & non dç ceux que vous me faites*
19» .Mes remQfd$ font mm d^ .bpurrçauK.^
^2 CCKTESTURC*^
'^ VOUS vengent & vous furpaflent vous & mot-
î» même en cruauté. O déteftable père! dont
.» Taveugle tendrefle a nourri mes mauvaife^s
yy inclinations ; puiflai-je te voir dans Tautre
;» .monde fous la garde des anges noirs , ainfî
yy que moi jj (!)• Il mourut en prononçant ces
dernières paroles, & il ne fe trouva perfonrte^
qui voulût laver fon corps & Tenfevelir après
fa mort. Le roi de Gazna régna quatre-vingts
ans fur les peuples de Deli , & fon règne fut
•appelé le règne du jufte.
L'hiftoire que je viens de raconter, feîgneui*^
continua la fultane , eft une belle leçon dont
vous devez profiter. Votre fils , ce fils que vous
♦ aimez trop, fera votre bourreau & le tyran de
' vos peuples. Il furpaffera même celui de Deli
en cruauté. Celui-là devint méchant par degrés*
On auroit pu le corriger ; mais Nourgeh^^n
• commence par un crime dont l'autre eut cou-
-ronné les (iens. U a voulu me féduite, & je
'fuis votre femme ; il m*a frappée , & je fuis
•fa reine. Tremblez , feigneur , tremblez poyr
•^ôs jours ; fon filence que vous croyez un effet
*dc triftefle, eft une diflSmulation profonde par
•laquelle il fe prépare une route certaine auL
( 1 ) Anges noirs. Leur nom eft Zoubanya , ils toof^
iûfiotunt Icf im^ ^ çii&c. Leuc chef ffli Dabekln
r
Contes TuKci, 4^
crîme. Craignez qu*il ne rompe ce filence eh
vous perçant lé fein , comme il Ta rompu eti
voulant m'ôter Thonneur. Prévenez le coup qui
vous menace. Mais le tems fuit , & vous avez
nourri un vautour qui vous rongera le coeur
quand vous dormirez. > - -
Uempcreur Hafikin fut tellement efirayé dà
^ifcours de la futtane , qu*il promît que le leflh
demain if ne mànqueroit pas de faire couper !â
tête au prince% II- alla fe coucher* Le jour fui-
vant , dès que Taurore parut , il fe Itîva , & ie
rendit dans la falle où il tencHt-fôn confeil. fi
s'entretint avec fes vifirs des affaires de fon
royaume ; & puis il leur demaxkia (î Nourge^
han avoit rompu le filence pour fe juftîfier, 15
répondirent que non,* & que quelque chofe qu*ils
lui avoient pu dire, il n*a^it pas voulu pa^-
r
!ef . Alors lé roi fe mit en colère , & dit aU
bourreau de lui amener Nourgehan pour le faire
mourir à l'heure même ; mais le fecond viCf
3*avança & prit la parole de cette, manière : O
roi du monde ! ne vous portez point avec tant
de p'récipîtation à répandre un fang fi cher ;
craignez d'ôter la vie à un prince innocent ;
défiez-vous de la perfonne qui excite la tem-
pête dans cette mer de fédition, & qui met
Je feu dans ce pâturage. Les femmes font fer^
tUes en m^enfongest Les jambes croifées f^u: uq
.4$ CoNTtS TURCX
{pfa^ çlles s'occupent tout le jour en tenant lei^
.cinq doigts de leurs pies» à intenter des ru(es
pour tromper les hommes. Que votre majefté
iè fouvienne de ces paroles que Mahomet a pro-
noncées en mourant : Je ne iaiflè 5 dit-il , après
snoi aux hommes, aucune matière de défordre
que les femmes. J'ai tâché en faifant obferver
.rigoureufement mes loîx, d'extirper tous les
vices du monde ; mais je n'ai pu en acracher
1^ plus profonde racine , qui eft ce fexe au(S
fiinefte au repos du genre humain , que néceC^
feire à fa confervation. Si je vous rapportois,
fire , rhiftoire du grand écuyer Saddyq qu'uo
de nos auteurs a écrite , vous ne feriez pas fî
firompt à fuivre le confeil fanguinaire de la
fpltane. L'empereur , qui tout irrité qu'il étoît ,
ne laiiToit pas de 4^ fentir un cœur de père ^
étoit bien aife d'entendre tout ce qu'on lut
difoit pour lui perfuader que fon fils pouvoit
être innocent. Il dit au vifir de raconter l'hif-
toire de Saddyq ; ce que ce miniftre fit de cettq
manière:
« *
ÇoHïis Ttrue?* 1$.
■■■MMiMÉhHa
•■■
MV
HISTOIRE
Du grand écuyer Saddyq^
vJN dit un jour à Togaltimur-can > roi de Tar-
tarie, qu*il y avoit dans fes états un homme
jqui étoit fi ennemi du mcnfonge, qu'il difoit
toujours la vérité. Le roi le voulut avoir auprès
de lui 9 & lui donna dans fa maifon la charge
de grand écuyer. Un courtifan d'un caraâère
fi nouveau, eut bientôt des envieux, qui n'é-
pargnèrent rien pour le perdre; mais le roi qui
n'étoît pas un prince à fe laiffer prévenir , &
qui vouloit jugçr.des" chofes par lui-même^
éprouva fon grand écuyer en pluCeurs occafîons»
& le trouva toujours fi franc & fi fincère, qu'il
lui* donna lé furnom de Saddyq (!)•
* De tous les ennemis de Saddyq, le plus appU*
que à fa ruine , étoit le viCr Tangribirdi. Il
tfy a forte d'artifices que ce miniftre n'eût mis
en ufage pour le rendre odieux à Togaltimur;
& n*en pouvant Vejilr à bout , il en m^rquoic
un jour fon chagrin à fa fille Hofchendam (2)»
m
* < I ) Dilant vraî.
(2^ Horchendam^en langue pet£^ue, fignifie bçUe txSkh
Que je fuis malheureux ! lui difoit-il, j*aî catdQfc
la difgrâce de mille vieux: courtifans , & je nd
puis détfuife un homme à peine établi à la
coun Saddyq triomphe de tous les efforts que
je fais pour xenverfer fa fortune. Hofchendam,
qui ft*étoit pas moins méchante que le vifir ^
au lieu de l'exhorter à ne plus traverfer le
bonheur de Saddyq, lui dit : O mon père !
cefiez de vous affligée , (î vous voulez abfolu-
ment perdre Saddyq dans Tefprit du roi, vou$
ft'avez qu'à me laiffer faire* Et comment vous
y prendrez- vous , ma fille , reprit le vifir ? Nfli
me le demandez point, feigneur, repartit- elle :
fouffrez feulement que j'aille trouver le grand
écuyer, & je vous promets de faire en forte
^u*il mentira devant le roi. Faîtes tout ce qu'i^
Vous plaira , ma fille , dit le vifir emporté pat
(à haine, je vous donne toute licence; pourvu
que vous teniez votre promeffè , il ne m'im-
porte à quel prix.
Hofchefidam ne fongea plus qu'à fe préparer
a l'exécution d'un projet qu'elle avoit formé J
elle prit fes plus beaux habits , fe para de toutes
fes pierreries , fe teignit les fourcils de vefmé (i)
& les paupières de furmé (2); elle n'oublia^as
( I ) Vefiné, c'eft rindîgo d'Agra employé ans mëlax)ge|'
& qui par confcquent teint en noir. , ^
^ * (i) Suriné , c'efi de ranûmoine préparé»
auffi de fe frotter les mains de cna ( 1 )• Enfin^
après avoir ajouté à fa beauté naturelle tovM
les agrémens que Tart lui pouvoit donner ^ elle
fortit une nuit de chez Ton père, accomp»^
gnée de plufieurs efclaves , qui refcortèrenfi
jufqu'à la maifon du grand écuyer. Loifqu'elle
fut à la porte , elle renvoya fes efclaves ; en^
fuite , ayant frappé , on lui vint ouvrir. EUef
dit qu'elle fouhaite d'entretenir Saddyq d*utie
aKkire très-importante. On la fait entrer ^ on
la conduit à l'appartement du grand écuyes^
Elle le trouvé afEs fur un fofa; elle le fahie^j
s^approche de lui ,'lève un voile qui lui cosh
vroit le vifage , & s'affied fur le même fefif
£tns dire un feul mo^.
Saddyq qui n'avoit jamais vu ^ pas même ei|
iônge , une fi belle perfonne , en fut û vhn^
ment frappé, qu'il demeura immobile d'ét<Mi^
nemerit. La dame qui n'étoit venue- là que poof
lui donner de l'amour , n'épargna pas les moyemi
d'y réuflîr. Elle lui fit cent minauderies } & lorfr.
qu'elle fut perfuadée qu'il avoit de vieleni
défirs , & qu'il feroit homme à tout faire poot
mériter qu'elle les fatisfît , elle ronipit le iilenoV
4
■ i< I I— *i— iw ■■ I I ■ ■ lia ■ ■ n iun^m^mmmmÊ^Êi^tmmmm^
( I ) Cna en turc , Se Henna en arabe , eS une e^èoS
ie filaria des Indes & d* Arabie , qui produit UD ftuit pXipf
^ étant deflTéché & broy«« v;^
,%
I
n
lîans ees termes : O Sàddyq ! ne vous itbtiûet
point de voir venir chez vou5 la riuit une dame
qui vous aime \ )e veux avoir des bontés pour
vx>us 9 mais il faut auparavant que vous m'ac-
cordiez la grâce que j'ai à vous demander Amd
4e mon ame, s'écria le grand ecuyer tout trahie
porté d*amour , vous n'avez qu'à parler* Quô
puis- je refufer à ces charmes puilTans ^ dont je
iuis épris ? Commandez à votre efclâve i qu'exî>*
gez-vous de lui ? Je fouhaite ^ reprît Hofchen-
dam , de faire une petite débauche avec vous t
\e meurs d'envie de manger de la chair de che-*^
val (i)* Il faut que vous égorgiez tout-à-l'heurd
H plus gras de tous les chevaux de Técurid
royale ; nous en tirerons* le cœur & le foie^
Mfde nous ferons rôtir ^ & puis nous le^ man-
gerons eofemble. Charmante dame ,. répondit
Saddyq, demandez- moi plutôt ma vie & je
urous la donnerai» Je dois refpeâer tout ce qui
fippartient au roi mon maître» Remettons la
partie à demain ; j'achèterai un cheval gras i
lard) & nous nous en régalerons comme des
princes» Non^ non^ répliqua Hofchendam, je
y»ux manger d'un cheval du roi ^ c'eft une
fantaisie que j'^ & qu'il faut contenter pour me
^{t} C'efi la coutume en Tarcarie, de numger le& cbevau3^
pnomc de boire le lait des csifale $•
plairi*
pilaire. Je tiie puis 'm'y réfoûdre, tejiartît Tecûyeî^
faime trop le roi riion maître , pouï* lui vou^
loir caufer le 'moindre chagrin ^ d'ailleurs , jé
ne lé cïîâgtiiîerôîs pas impunément Si j*avoii
la foiblèfle de cédet à votre ehvie^ je fois aflTur^
qu*il ne ihaAquérôit pas de ilHi'eh punit. Voui
fi*avef2 rien â craindre j dît Hôfchendam i fi le
t(A vous demande ce que fera devenu te cheval^
vous rfaure* qu'à lui dire , que Fayant vu msH
hde fans efpôït de gu^rifon. Vous aveïc jugé
à propos de le tuer> de j^eur que fa Aiakdte tvè
fe conlimuniquât aux autres. Le roi qui vous a
furnoiïimé Saddyq par excellence, vous croira fut
votre parole, & louera métae Vptre prudchce. .
Ces paroles ébranlèrent Técliyer. Que feiraî-yé^
dit-il en ïui-ôième î D^un côté , le refpcâ qv^
)'ai pour le l-oi & là crlainte du châtiment, mé
retiennent; de Tautre, tes chartties de te vifage
de ïuTie me tenteût, Hbfchendam le voyant b»'
littîcer , tefioùvela feis prières , & les îaccompiagha
de carefles ïî ViVe^ , t[u*il condéfcendif ehfin i
fes volontés^ Us fe fendirent tous deux dant
les écuries du rôi^ Alors Éofchehdam dit i
Saddyq : O mon prince ! puifque vbuêr m'ao»
cotde^ cette grâce ^ faiteis^la^moi entière» Egoif^
gez , je vous prie , tt cheval hoiif que )e vôîi
féparé des àutifes^ O ma reine ! ma fultaâe l
s^écf ia récuyér , qu'ofe2-v0U6 deinazider ? v6u|(
Tome XFl I)
ipettez mon amout à une trop rude épreuve»
Savez-vous que ce cheval noir eft celui de tous
que le roi chérit le« plus \ il m'eft impoffible de
vous fatisfaire , choififlez-en un des autres , &:
p vais regorger tout-à-l'heure : c'eft tout ce
qu'il m'eft permis de faire pour vous , ou plutôt
e*eft tout ce que vous devez attendre de ma
çomplaifance. La dame ne fe rebuta point , au
contraire , jetant fes bras au cou de Saddyq i
O mon roi l lui dit-elle , mon cher écuyer 1 ne
me refùfez point ce que je vous demande, je
irous en conjure 2 je fais bien que la preuve
tf amitié que j'exige de vous , bleiu; en quelque
façon votre devoir; mais les femmes font bizarres
^ capricieufes , & quand elles défirç^it quelque
chofc avec paffion , elles veulent abfolument
l'obtenir. Ayez donc un peu de çomplaifance
pour mes caprices; je vous aimerai plus que ma
m^^ fi vous faites ce que j'attens de vous-
' Elle accompagna ces mots de tant de mar-
ques de tertdrefle, de tant d'emportemens , que
Ofécuyer n'y put réfifter : il prit un couteau ÔC
égorgea lui-même le cheval noir ; il en tira le
«3èur & le foie qu'il fit rôtir & qu'il mangea
d&tis fa chambre avec Hafchendam. , qui de-
•isseuraavec luitoate h nuk par reconnolffance.
:Dès que le jour paruf^ la dams prit congé de
-4^écuycr ôc s'en aU^ trouver fon père à qui eUq
Contés Tuèc?» yr
raconta tout ce qui $*étoit paflc. Le vlfîr en
eut tant de joie , que fans faire attention à ce
qu^il en coûtoît à fa fille pour avoir joué le
perfonnage qu'elle avoit fait, fe leva & fe rendit
au palais où il apprit au roi cette aventura ;^
mais il fe^ garda bien de dire qu'Hofchendaia
étoit la dame en queftion , ni que c'étoit pour
fervir fa haine & fa jaloufie, qu'elle avoit ofé
tenter Tintégrité de Saddyq.
Tandis que le vifir Tangribirdî faifoît , ce.
récit au roi avec toute la malignité d'un vieux
courtifan qui veut perdre fon ennemi, le grand
écuyer étoit rentré en lui-même, & faifoit des,
réflexions très-amères fur les doux plaifirs f\u*ïL
avoit pris la nuit. Que les hommes font infen*
(es , difoit-il , de fe livrer avec tant de fureur
à leurs paffions ! j'auroîs bien mieux fait de
renvoyer la dame avec un refus , que d'égorger,
pour lui plaire un cheval qui faifoit les délices-
du roi mon maître : je ne ferois pas agité de^
toutes les penfées cruelles qui troublent pré^
fentement mon repos. Hélas ! que vais- je de-,
venir î que dirai-je au roi lorfqu'il me deman-
dera fon cheval?. Moi qui jufqu'ici me fuis fait
une loi de dire la vérité, emprunterai- je le:
fecours du menfonge, & oferois-je mentir ea
préfence des rois? Ce feroit ajouter un npu-^
veau crÎQie à celui que j'ai commis. D'un aul!nt
D i j
ys Contes Turcs.
côté, C j*en fais un aveu fincère, ma franchîfe
me coûtera la vie : à quoi faut-îl donc que je
me détermine? A mentir, hé bien foit ! imagi-
nons-nous que je vais au palais , pôurfuivit-il
en ôtant Ton bonnet de deflus fa tête & le
pofant à terre devant lui t fuppofohs que mon
bonnet foit Togaltimur ; voyons fî j*aurai Ja
hardieffe de foutenir un menfonge devant un
toi. Je le falue en entrant. Saddyq, me dit- il,
va me fceller mon beau cheval noir , j'ai deflein
de le monter aujourd'hui. Sire , il lui eft arrivé
un accident ; hier au foir, il ne voulut rien
manger de tout ce qu'on lui préfenta , & à
minuit il eft mort fans que je fâche ce qui
* Ta fait mourir. Comment ! mon cheval noir qui
fe portoit fi bien hier , eft mort ! Pourquoi
(aut-il que ce foit lui plutôt que tant d'autres
qui font dans la même écurie ? Quel conte me
viens-tu faire? va, tu es un menteur, tu auras
vendu mon cheVal à quelqu'étrangef qui l'aura
emmené cette nuit en fon pays ; ou bien tii
l'auras tué toi-même de gaieté de cœur. Ne
crois pas te dérober à ma vengeance , tu feras
châtié comme tu le mérites ; allons , que l'on
me (abre ce fripon-là , qu^on me le mette en
pièces. »
Togaltimur fans doute , continua Saddyq , ne
jBiancluera pas de me parler de cette manière ^^
^ tel fera le falalre du premier menfonge que
j'aurai fait de ma vie. Voyons à préfent fi en
difânt vrai , je ferai mieux traité de ce prince*
O Saddyq ! que Ton m*apprcte mon cheval
noir , je veux fortir dg la ville. O roi ! vou$
voyez votre ferviteur dans la dernière affliftionj,
il eft venu cher moi cette nuit une dame qui
m'a demandé le cœur & le foie de votre cheval
noir , ce que je n*ai pu lui refufer. Quoi I vous
avez été capable d'égorger mon beau cheval
pour avoir les bonnes grâces d'une dame ! Ah
vraiment , j'en fuis bien aife. Qu'on appelle le
bourreau ^ qu'il vienne ici faire fon ojBSce.
Voilà, ditTécuyer, la réception que je dois
attendre dU roi. Soît que je mente , (bit que je
dife la vérité , je fuis aifuré de perdre la vie^
Miféràble que je fuis l maudit foit l'objet qui
m'a jeté par fes charmes dans l'embarras où je
me trouve. Pendant qu'il étoît occupé de ces
triftes penfées , il vit arriver un homme qui lui
dit que te roi le demandolt ; il obéit auffitât
a l'ordre, & fe rendit chez ce prince avec lequel
il trouva le vifîr (on ennemi.
O écuyer ! dit le roi, je veux prendre aujour-
d'hui le divertiflement de la chafle , va me fceller
mon bon cheval noir» Ces paroles causèrent
«ne frayeur mortelle au pauvre Saddyq, qui
répandit tout troublé t Si^e , il eft arrivé cette
Diij
jl C'b N T E s T u ïf c ?•
nuit à Votre fêrvlteur un malheur funelîe ; U
i^otre majefté m'ordonne de le lui raconter, je
lui: obéirai, 'Hé bien , parle, reprit le roi. Hier
âu foit, dit récuyer, j'étoîs aflîs dans ma cham-
bre ;^ lorfqu*il y vint une dame voilée ; elle
^'àffic auprès de moi fur un fofa, fe découvrit,
Çc me montra une gorge & des oreilles d*une
beauté raviffante. Elle me fit mille càrefles ; &
forfqu'élle eut bien irrité mes défirs , elle pro-
mit de les fatisfaire , pourvu qu'auparavant je
lui dbnnâfle le cœur & le foie de votre cheval
noir.' Quelqu'envie que j'euflfe de contenter mon
amour , je répondis fans balancer que je ne
pouvais me réfoudre à tuer un cheval que votre
mafefte aimôit tant. Alors, la dame fe jeta à
mon cou , en me difant des chofes (î paflîonnées,
^ue je n*eus pas la force de réfifter à fes inf-
tànces. Je vous fais, (îre, un récit ingénu de
ihon aventure ; je confefle mon crime , & loin
de vouloir , par des menfonges , tâcher de me
dérober au châtiment que je mérite , je viens
fay offrir moi - rriême. Voilà le fabre & ma
tcte.
Le roî fe tourna du côté de fon vifir, &
lui demanda de quelle manière il jugeoit à
})ropos que Ton traitât Saddyq. Sire, lui ré-
fondit le vlGr, ravi d'être confulté là-deffiis^
Je fais d'avis qu'on le faffe brûler à petit feu;; uo
CoKTXS TÙKCS. ^
lx>mme qui a ofé facrlfier à Tes plaliîrs un cheval
^ue vous chérîffiez, eft indigne de pardon. Je nfe
^uis pas de votre fentinient , vifir , reprit Togaî-
timur ; j*eftime qu'il eft plus raifonnable de pai^
•donner une première faute que de la puhîn Efl»
fuite, il adrefla la parole à Técuyer, & lui dît :
O Saddyq ! j'admire ta fincérité , & j*excufe ta
foibleflfe ; (l j*avois été à ta place , je n*aure{s
pas feulement donné mon cheval noir , maïs
toute mon écurie : Tattraît étoit trop puiflaitt
pour y réfifter, un homme ne pouvoit s*éh
défendre. Je te pardonne donc la mort de mon
cheval, & je te fais (î bon gré de m*avoir dît
la verhé en cette occafion , que j'ordonne que
Ton t'apporte tout- à -l'heure une robe d*hoiv»
neur.
Quand le vifir Tangribirdi vît qu'au lieu de
punir l'écuyer, on le récoropenfoit, & que Ùl
iille s'étoit inutilement proftituée poupfervirla
haîne qu'il avoit pour lui , il "en conçut un
chagrin fi vif, qu'il en tomba malade , il mou»
rut même peu de jours après , & l'heureux Sad-
<!yq fut choifi pour remplir fa place.
Sire, pourfuivit le fécond vifir de l'empereur
de Pcrfe, ne (oyci pas moins indulgent que le
roi Togahimur , pardonnez une première fautes
«nais que dis-je une faute ? <juelle preuve a-t-on
^ue le prince ait voulu commettre le forfait
1
^ , C O NTES TURCfc
dont on Taccufe? Vous croyez tout ce qvm
voys .a dît. la, reine, & fur fa parole vous allez
von$ baigner dâtis le fang de votre Bis > que le
ieigneur vous détQuroe de ce de0eîn funefie»
. Pu moins ,^0 roi du monde l du moins ^^ avant
que de l'exécuter, com^ia^ndez que Ton cheç-
che par-tout Aboumaçhar,, U nou$ apprendra
le véxitable motif du fîlence myftérieux de
Nourgehan» car il ne faut point douter qu*i!
fî'y ait quelque part* ^empereur trouva ce dif-
cours fort judicieux y il donna ordre que Ton
cherchât par- tout Aboumachar, & il remit an
Jour fuivant le trépas du prince*
L*après-dîné ^ Hafikin fortit de fon palais
.pQu:r aller à la cha0e , & à fon retour il foupst
nvec la fultane , qui lui dit après le foupé ^
. Seigneur '^ vous différez trop à faire mourir
Nourgehan , vous vous repentirez de Yot»e
clçmence , comme le fultan Bajazet, Ce prince
voyant un petit chien galeux $c mourant de
. faim , en eut pitié , le prit ,, le porta dans ui>
, lieu où il le 6t nourrir & élever avec foinit
Le chien devenu grand, mordit un jour Baj^«
f,et , qui lui dit : Q animal tfop heureux ! je
t'ai fait du bien , pourquoi me mors-tu ? Dani^
le moment , dieu permit que le chien lui ré«
pondit : Q Bajazet ! un mauvais naturel ne Çd
ççrrigç pointt F^t«s gttentioQ à cç que ]e voiM
Contes Turcs. yf
dis , feigneur , ajouta la fultane , & prévenez
par un prompt châtiment, le trifte fort qu'é-
prouva un içalheureux roi dont je vais vous
conter Thiftoire.
HISTOIRE
De rcnfant adopté.
Un jour, un coja (i) eut envie de voyager.
Il partit avec fa femme qui étoit jeune & belle,
& ils emportèrent avec eux tous leurs bxenf*
Ils rencontrèrent en chemin un voleur quî leà
mena dans une montagne qui lui fervoit de
retraite. D*abord qu'ils y furent arrivés , le fcé-
lérat lia les mains du coja derrière le dos, &
fit la dernière violence à fa femme , qui devint
grofle. Il les retînt long-tems dans la mon-
tagne , & il ne leur donna la liberté , que lors-
qu'il vit la femme près d'accoucher.
Quand le doâeur fut libre , il fe rendît à
une ville & alla loger dans le caravanferail , où
bientôt fa femme accoucha d'un fils. Que fe-
rons-nous de cet enfant, dit-elle? rélèverons-
m
S} £p iiuç I Doâ^ttTt
t"? CoNTKs Tu se*;
tious? Je m'en garderai bien, rqjondît le cojaj
puifqu'il n'eft pas de moi, je ne veux point m'en
charger. En difant cela , il prît i'enfant enve-
loppé de langes, & le porta lui*méme à la porte
d'une mofquée , où il le laifla*
Le roi du pays vînt par hafard à la mofquée;
îl apperçUt l'enfant , & demanda pourquoi il
ctoit en cet endroit. On lui dît : Sire , c'eft
un enfant que perfonne ne veut reconnoître ,
& que l'on a e^fpofé ici, afin que quelques gens
de bien en aient compaifion , & l'emportent
pour le nourrir , dans l'efpérance de l'éternité
bienheureufe. Le roi fentit tous les mouvemens
de pitié dont peut être capable un prince, na-
turellement fort humain. Il fit plus : il defcen-
dit de cheval , prit l'enfant & le fit pafler par
le collet de fa chemife ( i ) , ^ c'eft-à-dire , Tar-
dopta) en difant : Puifque je n'ai point d'héri-
tier, îl faut que je fafle élever ce petit garçon,
peut être fera~t-il un jour l'appui de mon trône.
S'il a du mérite, je pourrai bien lui laiffer ma
couronne.
On porta l'enfant au férail ; on lui ôta fe$
langes , on lui en donna de plus fins , & qui
n'avoient paint encore fervi. On lui chercha.
m ' M . ■!■■■. '•>> ■
(i) Cérémonie des anciens perfans pour adopter les
«nfans.
Go NT «s Tu fit a. fp
«ne nourrice, enfin j on eh eut autant iSe foîn
qixe s*il eût été le propre fils du roi. Il devint
beau garçon & de très-belle taille. Sitôt qu'3
cnt cinq ans , on le mît entre les mains d*uci
habile précepteur , qui lui enfeigna les belles*
lettres ; il apprît enfuite à faire des armes , i
monter à cheval & à voltiger. Il excelloit fur-
tout au jeu du mail. Oétoit un plaiGr de le
voir Iorfqu*il faifôit fes exercices, il s'en acquit-
toit d'une manière qui ràviflbit {out ie monde.
Sqs makres mêmes n'étoient pas moins étonnés
que les autres , de fott adrefle & de fa vigueur. Le
roi s'applaudiffoit d'avoir fait élever un jeune
homme qui rép'ondoiï fi bien à fes bontés , & dans
la fuite , il eut jfu}et encore d'en être plus con-
tent , car quelques rois voiCns lui ayant déclara
la guerre , il envoya contr'éux ce fils adopté j^
qui les battit & fit.de fi beaux exploits, qu'9
paila' bientôt pour le plus brave homme de
l'armée. Rien ne pouvoit réfifter à fa valeur Se
à la force de fon fabre.
Il faut remarquer que le roi peu de tems
après l'avoir adopté , avoit eu une fille d'une
de fes femmes. Cette jeune princefle étoit de«*
venue d'une excellente beauté. Le jeune homme^
en qualité de frère , avolt la liberté de la voir«
Il c(>nçut pour elle une paffioô violente ; mais
le roi la promit au fils d'un fuitan ^ & ce msxkg^
^ Contes TtTKc^
étoît fur le point d'être confommé. Le jeune
homme en eut un chagrin mortel , & rencon^
trant un derviche , il lui dit ; Bon derviche ,
j*ai une chofe à vous demander : un homme
^oit-ii manger les premiers fruits de fon jar^
din j ou les faire manger à un autre ? Le der-
viche qui poffédoit la fcience de mekachefa,
devina fa penfée , & lui répondit : Prin<;e ,
il faut favoir auparavant sll y a dans le jardii»
quelqu'arbre dont dieu très -haut ait défendu^
<ie manger le fruit , de même qu'il défendit
à Adam & à Eve de nuinger du fruit sqppela
tled(i).
Le jeune homme peu content de la réponfè
du derviche 3 & preifé par foa amour, enlevai
la princeffe , fortit du palais avec environ deux
mille foldats qui lui étoient dévoués, & prit
le chemin d'une autre ville. Quand le roi fçulr
cette nouvelle, il devint furieux^ il aflembla
une armée en diligence , & pourfuivit le ravif-*
feur de fa Çlle : mais celui-ci après avoir pourva
à la sûreté de la princeife , fe mit en embuf-
cade au pié d'une montagne , & furprit le rot
qui ne s'en défioit nullement. Il tailla en pièces
toutes fes troupes , le prit lui-même , le tua de
( I ) Les mabométans crojreoi ^ue le fruû défendu itaik
bledt
Comtés Turcs. 6t
ia propre main , & cet ingrat enfant monta fur
le trône du prince à qui il avoit tant d*obli-^
gâtions.
Vous voyez , par cette hîftoîre , feîgneur ,
continua la reine Canzade , que vous devez re*
garder le prince Nourgehan comme votre enne-
mi. Toutes Tes penfées font femblables à celles
de ce méchant (ils adopté. Si IVn a tué foa
père & époufé fa faur , Tautre veut auflî aflaf-
iiner fon père & prendre pour femme fa belle-
mère. Hé bien ! n'en parlons plus , madame ^
dit Tempereur, Nourgehan mourra demain. A
^es mots y le roi fe retira dans fon appartement
jour fe repofer,
Jje jour fuivant , il fe rendit au confeil , oil
H trouva tous fes vifirs alfemblés ; il leur de*
manda s'ils avoient découvert le lieu où étoit
Aboumafchar , & lorfqu'ils eurent répondu que
non ^ Puifque cela eft ainfi , dit - il , que Ton
amène le prince mon fils , & qu'on lui coupe
la tête tout-1-rheure ; aufli-bien j'ai promis à
la fultane qu'il mourroit aujourd'hui. Alors le
troifôme vi(ir s'avançant ^ dit à l'empereur :
O roi du monde ! ne vous couvrez point du
fang de votre fils ; ayez égard aux remon-
trances de vos vifîrs , ce font des pécheurs qui
pèchent les meilleures perles de la mer de l'élo*
guence^ pour les venir préfenter à vos piést
6i Contes TtrBCJ.
Uange qui conduit les. fept planètes ( i ) ,
admireroit leur fagefle. Ils ne s'oppoferoient
pas au deflein que vous avez de faire mourir;
le prince , fi un prophète n'avoit dit que celui
qui voit fon roi prêt à commettre une mau-^
vaife aâion ^ & qui ne tâche pas de l'en em-
pêcher, doit être rayé de la lifte des fidèles.
Les anciens ont dit qu'il faut fe défier d'une
femme & d'un homme nouvellement fait ef-
clave , parce que l'un & l'autre font des flat-
teurs , qui mettent' en ufage le menfonge &
la perfidie , pour parvenir à leurs fins. Si votre
majefté veut bien me le permettre, je lui ra-
conterai une hiftoire qui confirmera ce que
j'ai l'honneur de lui repréfenter. Contez-la-
moi, j'y confens, dit Hafikin. Le vifir en fit
ainfi le récit :
( 1 ) Les cabalides mahométans prétendent que chaque
planète a un ange qui la conduit , & que les anges ont uq
autre ange pour chef, appelle CoryajU
CONTKS TUECS* 6j^
HISTOIRE
D^un Tailleur & de fa femme.
Il y avoît du tems du prophète Ayfa , un
tailleur qui pofledoît une très -belle femme.
Elle fe nommoit Ghulendam ( i ). Ils s'aimoîent
tous deux paffioçnément» Un jour qVils fe don-
noîent des marques réciproques de leur ten^
drefle , le mari tranfporté d'amour , promit a
(à femme , que fi elle mouroit la première , il
pafleroit vingt-quatre heures à pleurer fur foi»
tombeau; & la femme encore plus paffionnée
que fon mari, lui jura que s*il mouroit le pre-
mier , elle fe laifleroit mourir de faim pour
n'avoir pas le chagrin de lui furvivre.
Par la toute -puiffance de dieu, la femme
mourut la première» Le tailleur fut vivement
affligé de tet accident ; & pour s'acquitter de
fa promefle , après avoir enfeveli fa femme ^
qui fut mife parmi les morts, il fe coucha près
de fon cercueil en pleurant & lamentant d'une
étrange forte. Pendant qu'il étoit dans cet état,
le prophète Ayfa, fur qui foit le falut, pafïâ
i i ) Cefl-i-dire , TaiUc de rofe.
}S4 CoSrtÉs TtTke^
par cet endroit ^ s*arrcta pour confidérer le tâîf ^
leur , & lui dît t O bon hoitime ! pourquoi
t'abandonnes- tu fans modération à ta douleur?
Le tailleur lui répondit qu*il étoit incOnfolabk
d'avoir perdu une fèmifte qu*il airtioit , & dont
11 étôît tendrement aimé. De forte donc , re-
prît le prophète, que ce (*eroit te caufer une
grande joie que de faire revivre cette époufe
fi chérie ? Le ciel , repartit le tailleur , comble-
roît tous mes vœuk, s'il vouloit faire ce mi-
racle en ma faveur. Hé bieti , dit Ayfâ , tôri-
fole-toi , t^ vive & fincère aiflidîoii me touche ,
]e vais te rendre ta femme aVec la permifQon
de celui qui l'a créée & qui l'a fait moiiriré Eii
mémé-teàis il dit ube otaifon , & atlflitôt Gku-
iendafn fe leva & fôrtit du tombeau aVec fdit
fuaire. Le tailleur charmé de cet effet de la
puiffance divine , voulut remercier Ayfa ; tùût
ce prophète lui dit que c'étoit à dieu qu'il
falloit rendre grâces dé ce itiiracte , & fana
s*arrêter davantage , il continua fôn chemin«
Ghulendaih fe vôyatit rappelée à la vie , de-
manda de quelle inatiière une chofè fî mérveil-« .
leufe s*étoit faîte ? & après quô foii mârî Ten
eut informée t ïîé quoi ! lui dit - elle ^ c'eft
Vous qui m'arrachez à la niort I c*eft Votre àmout
qui tne fait revoir la lumière ! ah que mon ccrUt
eft pénétré de cette âiarque de votre affeâioni
je Yi^en perdrai jatnais la mémoire^ le fuis ïht^ïM
lênfîbie au |>lai{îr de revivre , qu'à la bonté d^
Votre cisur qui en eft la caufe^ Je veux voua
confacrer tous les momehs de la vie nouvelle
que vous me procure^ y je n*en puis faire ùd
meilleur ufagev Le taiUeujr fut charmé d'entendre
parler fa feâtime dans des termes qui marquoient
tant de tendrefTe & de reconnoiifance ? Angle
de mon féie , lui dit-il , lumière de mes yeux ^
matière de ina vie ^ le ciel en vous rendant à
mes fouhaits, a voulu f^s doute me caufer la
plus grande joie qu'un homme puiffe jamais
fentit. Regagnons notre maifon^ allons recom^
mencér à jouir ^es douceurs de notre union ^
de ces plaiGrs touchans que la mort nous avoît
ravis 9 & qu'elle a été forcée de nous reftitueré
Mais je ne fais pas réflexion^ ajouta-t-il^ que
TOUS n^étes point en état de paroître ^ voui
n'avez ni chenilife , ni caftan ( i )* Je vais vou^
en chercher, je vous laifle ici feule, je ferai
de retour dans un môlnenn
II n'eut pas plutôt quitté fa femme, que le fils
du roi du pays pafla par hafard près du tombeau^
Ce jeune prince fut allez furpris de voir une
femme eôveloppée d'un fuaîre, & qui n'étoît
pas couchée comme les autres morts^ Il s^ap-*
(x}Robe.~
tiJ C O N t Ê s T U K C Se
procha 'd*elle par ciiriofité , fuivi de tous fe*
officiers ; & remarquai que c'étoit une très-
belle perfonne , & qui paroiflbit fort vivante ,
il la regarda avec beaucoup d^attentîon , il fen-»
lit même à fa Vue naître en Ton coeur des
içiouvemens de tendrefle. Un des officiers s'en
douta bien , & lui dit : Prince, voilà une aî*-
mable femme, fi vous fouhaitez, nous la mè-
nerons au féraiL Très-volontiers , répondit le
prince , )e n'en ai pas une fi jolie ; mais demandez-
lui auparavant fi elle eft mariée, parce que je
ne veux point enlever de femme à fon mari*
L*officier qui vénoit de parler au prince, adrefla
la parole à la femme du tailleur ^Belle dame ^
lui dit-il , fi vous n'êtes point mariée , il ne
tiendra qu'à vous d'être au fils du roi. Auffitôt
Qhulendam répondit fans héfiter : Je fuis étran-
gère ; je n'appartiens à perfonne. Alors un des
officiers du prince fe dépouilla de fa robe , en
couvrit Ghulendam, qui fut conduite au férail,
où on lui ôta la robe de l'officier pour lui don-
ner des habits de la derRière n^agnificence*
Cependant le tailleur revint au tombeau avec
^a caftaa & une chemife. Peu s'en fallut qu'il
1^ perdît l'efprit , lorfqu^il vit que fa femme
n*y étôit plus ; il fe remit à pleurer avec plus
4e violence qu'auparavant, û ciel ! s'écria-t-il ,
^u*cû-elle devenue ? le prophète qui l'a rejûruf^
S:ith % hé rauroit - il fait irevivre que f o,û)r U
}i^er aux déùrs d*uh aut^e ? Ah ! fi cela éxçiit
«Infî , je me trouverôis plus malheureux qu^ }o
ïi'étois lôrfque je pleurois fa mort^ Mai$ qutt
dis-je, fi cela étoit ? en. puis -je douter? (^
beauté aura charmé quelque palTaBt ^ qui oe Cl
fen( pas fait un fcrupule dç m^ la r avirv Qhur
)endam ^ ajouta-t-il , ma chère Ghulendam ^ )é
te rens juftice^ je fuis bien perfuadé que t^nt
iqu'il t*eft refté des forces , tu 2fi réfifté ^out
i-ageufement à la viplence que Ton t*a faites
£n quelqu'endroit que tu fois^ je fuis «LlTur^
fine tu gémis ^ que tu te défefpèt-e$ , que ti]
m'appelles à ton fecours* Hélas 1 je. Cr04< f Jiît
tendre tes cris, j'en fuiîs pénétré, je âe't^^bun-»
donnerai point ^ je vais te cWcber par- tout » âS
Iquand tu ferois fous la terre , je te découvrirai^
Il nY matïqua point l il fit tant de perqui:$
iGtîons , qu'il apprit qu'elle étoit dans le férai|
du fils du roi. H court ^ il vole chez te prince >
ù jeté à fes pies & lui dit ; O prince ! :VQUi
^imez trop la juftice , pour vouloir garder pal
force ce qui fte vous appartient pas^ Vous retenesf
ici ma femûie depuis trois jours ; je vous côam
)ure de me la rendre. Prens garde à ce que tu
di$ 9 répondit le Bs du roi ^ je n^ai point dft
femme qui foijt m^gré çUe dans mon féiafljj
pi mirn^ qui (oit inociéd Pxioce:^ reprit le t^
Eij
C8 CONÎES TxiKCS,
leut. Je tfavance- rien dont je ne fois pleine-
fnent convaincu. Ecoute , répliqua le fils du
roi , je veux bien te faire voir toutes mes fem-
mes ; maïs je t*avertis que fi la tienne n'eft point
farmi elles , il t'en- coûtera la vie. N'importe,
repartit le tailleur, vous me ferez mourir fî
vous voulez , j'y confens* Je ne rifque rien ,
je fais qu'elle eft en ce palais , & vous verrez
dès qu'elle m'appercevra , comme elle viendra
îtte fauter au cou & m'embraffer ; c'eft la femme
du monde la plus fidèle & la plus tendre. II
faut donc te fatisfaire , dit le fils du roi, que
l'on amène ici toutes mes femmes, & que l'on
n'en oublie pas une.
~ On les fit toutes paflTer Tune après l'autre
devant le tailleur , à qui le prince demandoit ,
Eft-ce celle-là? Le tailleur répondoit que non ;
oiais quand Ghulendâm parut, il ne manqua
pas de s'écrier : Ah , la voilà ! cette charmante
femme dont j'ai tant pleuré la perte. Belle dame,
dit le prince à Ghuletidam , connoidèz - vous
cet homme là ? Et oui vraiment , rcpondit-elle ,
je le reconnoîs bien ; c'eft un voleur, c'eft lui
qui m'a dépouillée & mife dans l'état où vous
m'avez trouvée» Ce miférable, que dieu con-
fonde , après m'avoir pris ce que j'avois , alloit
fi/bn terrer toute vive, afin que je ne puffe pas
^a^ufer devait le cadx«^ Je vous en demandit
'juiHce^ prince 9! faites-le punir fuivant les îoîx,
je ne ferai pas contente qu'il n'ait été pendu»
Le tailleur fut fi étourdi de la réponfe de
(à chère Ghulendam , qu'il n'eut pas la force
de prononcer une parole» Son filence & (z
confufîon , firent croire au fils du roi qu'il
étoit coupable» Ah ^ traître ! s'écria ce prince ^
il faut que tu fois bien hardi pour ofer venir re^
clamer une femme» qui non-feulement n'eft point
à toi 9 mais que tu as même voulu eoterreit
toute vive : tu mériterois que Ton inventât do
nouveaux fupplices pour te punir ; je me ccmtei^
terai pourtant de te faire pendre» Qu'on le mène
au gibet tout-à-rheure , ajouta-t-il , & qu'on
l'expédie. Le tailleur voulut ouvrir la bouche
pour fe îuftifier : Non» non^'interrompit le fils du
roi , en lui impofant filence , fe ne veux pdbt
t'entendre^ tu n'es qu'un méchant » qu\ui imp(^
teur^ je ne prête point Toreille à des menibogesë
Encore une fois y dit-il à fes officiers » qu'on aille
le pendre dans le moment; que l'on m'obéifië,,
ou bien vous ferez tous pendus pour lui»
Les officiers voyant le prince es colère» Sa
tîmant mieux que le tailleur fût pendu qu'eux»
fe iaifirent de ce malheureux mari» lui lièrent
les mains derrière le dos & le conduifirent aa
gibet. Dans le tems que l'exécuteur alloit le
|eter» le prophète Ayfa parut dans la plac^
Eiii
publique $r fe jtnît à criet au bourreau ^e rm
ppine paAT^r outre ^ attendu que te tailleur étoît
trinoGenti Le refpeâ: que Yoû avoit pour le
prophète y fufpettdit te &pptice i cependant^ le$
officiers du roi vbutoient qu*dn fît mourir le
tailleur^. à caufe^ difoieM-ife, q[ué leur inaîtref
l^voit ordonné ) inais Ayfa leur dît qu*il fe
€h&T\gemt . d^obtenir la grâce du tailleur^ Eflfec^
tiveméht ^ il fe rendit che^ le fils du roi , oil
ilnehu eut pas plutôt conté toute Taventurej^
que ee .fcuhe prince révoqua l*Ordr0 qu'il avoit
à&jmé* Il envoya^ méroe fur le champ Ghulen-*
ét^ i ta place publique où elle fut pendue au
Keù. de foil ûiari,
•. Voui Voyez par cett$ hiftoîro ^^ fire , dit l^
trbifièm'e vifir y que les femmes^ fcKit bien four-
bes ^ & qu\in homme fage doit fe déâer mémet
dei celles qui parolfient tes plus raifonnabtes %
commandent que Vàn fafTe de nouvelles rechèr-«
ches d\\bQumafchar4 Je le veux bien , dit reinpo*
l[6ur; mii^ fi on ne le tro^uve pas aujour<i^hui ^
|e ferai demair^ couper la têt^ à Nourgehan.
. En dif<in% ce9 paroles , le roî fortit du çqiw
feil ^ s'en alla i la chaffê^ Lorfqu'il fut de re^
tour ^ il fôupa avec la fiiltane , qui lui demanda^
. pourquoi il n*avoit pas fait mourir le prince >
Madame, lut répondit Hafikiiij, ]e p\i pu me^
4éSendtc encore de prolonger f^ vie )ufqu^
'H
GOKTIS TtTRCS. 7f
'demaiti. Quand je vous écoute , je le condamne;
mais je ne puU aufli m'empêcher de lui faire
grâce , lorfque mes vi(irs me parlent en (a
faveur. Je fuis dans une cruelle incertitude i
& vous devez pardonner à un père de ne pou-
voir fe déterminer fi promptement à faire périr
fon fils unique. Seigneur, reprit la fultane, vous
devez jplutôt me croire que vos vifirs ; ils vous
féduifent par leurs difcour^ , parce que vous les
écoutez en père & non en roi* Vous vous re-
pentirez 5 mais trop tard , d'avoir trop aimé
votre fils. II faut que je vous conte une hiC-
toire qui vous donnera lieu de faire des ré-
flexions»
iVB«M»
HISTOIRE
Des oifeaux de Scdomon.
J *Ai oui dire , (èigneur , à une vieille gomner»
nante qui m'a élevée, que Salomon, entre plu-
fieurs chofes merveilleufes , avoit des ôifeaux
qui parloient la langue du pays avec tout le
bon fens imaginable..
Un de ces oifeaux , qu'un plumage gris At
lin & mille gentifleflEes d'efptit diftinguoîcnt
infimmettt des autres » quitta Salomon pouic;
Eiv
72 COÏTÎES TtJHCS*
îiller voir fa femelle qui couvoit dans un bof^
voifin. Il Taborda d*un air fort tendre : il déplia,
étendît fes aîles, ouvrit le bec , & luipréfenta
le baiièr du monde le plus gracieux.
La femelle refufa fes carefles & lui dit : Va
perfide , retourne chez Salomon, tu Taimes
plus que moi , puifquè tu m*abandonne$ pour
lui. Mais quels charmes te rappellent fi fouvent
à la cour? ce n*eft pas Tor dans lequel tu manges;
ce ne font point les lambris dorés fous lefquels
tu couches : ces plaifirs extravagans ne peuvent
tenter que Thomme. L^amour eft l\inique paflîon
des oifeaux, lui feul fait leur peine ou leur
félicité , lui feul t'a retenu chez le prophète.
Car enfin , fi je n-ai point de rivale , pourquoi
fâchant Tétat où tes dernières carefles m*ont
laiflee , n*eç-tu pa$ venu m*aider à faire le nid
de nos enfans ? il a fallu pour Tajchever que je.
me fois dépouillée de mes propres plumes. Ah ^
ton infidélité n*eft que trop certaine I vois ce
que peut le défefpoir dans le cœur d*une tendre
4poufe mépriféei En achevant ces mots , la
femelle fe rua fur fes œufs avec tant de fureur,
guQ le mâle, n'en put fauver qu'un. Il le cou-*
vrit de fes ailes, il donna même quelques coups
de bec ^ la femelle qui s'#vançoit toujours fur
lui i mais venant à confidérer que la colère desi
femmes f ft uii torrent que h réilftwce q« fait
CONTÏS Tuïics* 7|f
que groflîr, il s'humilia > & regardant fa femelle
avec des yeux pleins d'une langueur intéref-
fante : Aimable époufe , lui dit-il , époufe trop
chérie, avant que de facrifier à tes foupçons
jaloux ce refte infortuné de notre famille , tue
moi ; je ne réfifte plus.
La femelle, que ces paroles flattoient extrê-
mement, s'attendrit : dépouillée de toute fâ
fureur , elle fe vit dans un état déplorable. Le
mâle en eut pitié , il étouffa fon reflentîment ,
& trouva même fes enfans trop vengés par les
remords de leur mère. L'oeuf qui lui reftoît^
le confola de ceux qu'il ayoit perdus. Uii
petit oifeau d'une beauté fingulière, fortit de
fa coque le jour mênje ,* comme impatient de
rallumer dans le cœur de fon père fes premiers
feux , ces feux ardens qui mouroient , & de
rendre à fa mère toute Ya tranquillité.
Ce petit oifeau avoit la tête jaune, le cou
bleu , le corps blanc , les ailes violettes , & la
queue rouge. Le père & la mère s'applaudirent
d'avoir fait un enfant fi beau. Ce gage naiflant
de leur première tendrèfle, acheva de les re-
concilier ; ils vécurent depuis dans une parfaite
intelligence, toujours amoureux,, toujours con*
tens l'un de l'autre.
Cependant Salomon qui ne voyolt plus près
idç lui foo cher oifeau gris dç lin ^ étoit for(
>74 Contes Turcs*
en peine de ce qu*il pouvoit être devenu. If
le fit chercher dans toutes les forêts ; mais
comme on ne le trouvoit point , il s*avifa d'y
envoyer deux oifeaux rouges de la même efpèce,.
Je vous ai dit , feigneur , qu*il en avoit plu-
fieurs. Ceux-cî étoient moins beaux que Grif-
delin ; en récompenfe , ils avaient beaucoup
d*efprit. Il en falloit pour bien s*acquitter de
la commiffion du prophète , qui vouloit qu'ils,
ramenaient fon oifeau gris de lin y il n'étoît
pas poffible de le faire par force ^ il falloit
donc de l'éloquence pour lui perfiiader de re-
venir,
• Les oifeaux rouges , après avoir volé quinze,
jours durant i trouvèrent enfin Griidelin avec
fa femme & l'oifeau violet leur fils. Les oifeaux
rouges feignirent d'avoir été chaffés de la cour,,
parce que , difoient-ils , Salomon au défefpoir
d'avoir perdu fon favori , ne vouloit ptus s'at-
tacher à perfonne de leur efpcce* Ils ajoutèrent
qu'ils étoient bien à plaindre, qu'après avoir
été élevés à la cour & nourris dans les délices ^
ils ne pourroient jamais vivre dans les bois,.
En vérité , mes frères , leur dit l'oifeau gris:
ide lin , les jours que je pafle ici font fort
agréables. J'aime ma femme, ma femme m'aime,
•nous aimons notre fils- qui nous aime. Nous ne:
.dépendons de perfonnct Cela n'eft-il pas pré-
fcrablc aux faufles félicités de la cour dont
vous êtes G fort entêtés ^ & Saiomon tout puif-*
fant qu'il eft , pourroît-il me payer une feule
de ces chofes ? Ah ! s'il pouvoit être un mo^
ment à ma place , il conviendroit qu*avec fa
fageflè & fes biens , il eft fort malheureux.
Croyez-moi ^ mes frères , demeurez ici ; pout
moi , j'ai fait vœu d'y mourir.
Ce di(cours affligea les olfeaux rouges , qui
défefpérant de téfoudre Toifeau gris de lin
par leur menfbnge ingénieux ^ avouèrent de
bonne foi qu'ils venoîent de la part du pro-
phète. L'oifeau gris de lin fut fâché de cette
circDnftance. Comme iï avoît reçu de Saiomon
mille preuves d^une véritable tendrefTe , il né
pouvoit fe réfoudre à lui marquer de l'ingrati-
tude par un refus , moins encore à quitter (k
femme & fon fils.
Grifdelin occupé de ces trîftes réflexions,
tie répondoit rien aux oifeaux rouges ; mais la
femelle prit la parole : Allez, leur dît-elle,
allez dire au prophète que Grifdelin ne retour-
nera point à la cour, & que ç*eft moi qui l'en
empêche. Saiomon connoît trop bien les fem-'
mes pour ne pas excufer mon mari d'avoir fait
ce que je voulois, Grifdelin, qui parmi les
courtifans avoit appris l'art de faire les chofes
VfK poUteiTe ^àitkh femme qu'il failoit da
!j6 C O N T K s T tr R c I.
moins envoyer leur fils avec les oîfeaux rouget
porter fes excufes à Salomon : que l'on devoit
accompagner un refus de cette nature de quel-
ques civilités. La femelle cria , pleura , que*
relia; mais le mâle voulut être obéi. L'oifeau
violet partit après que fon père l'eût inftruît
de la manière dont il devoit fe conduire à la
cour. Il réduifit toutes fes inftruâions à trois
points principaux, afin que fon fils les retînt
mieux. Evitez les malheureux, lui dit-il, ca-
reiTez les favoris , & ne vous fiez à perfonne.
L'oifeau violet fut reçu fort agréablement
'du prophète. Cependant Salomon ne pouvoît
oublier Grifdelin , dont les gentilleffes l*àvoient
tant diverti. Violet à la vérité avoit un plu-
mage plus beau , mais il avoit moins d^efprit ,
& toutes les careffes que lui faifoit le prophète,
n'étoîent que pour rappeler fon père. Les aifeaux
rouges dirent que Ton ne viendroit jam^s à
bout de le faire revenir , fi le fils n'étoit de
concert. On en parla à Toifeau violet , & on
le menaça d'une éternelle prifon » s'il ne livroit
fon père» Violet épouvanté de. cette menace ,
confentit à ce qu'on vouloit.
Il retourna chez Grifdelin , & feignant d*etre,
fort mal lâtisfait de Salomon : O mon père.l
6 ma mère 1 leur dit- il, que j'ai de joie dct
you$ ravoir I j'échappe hegieufement d'un^
Contes Turcs* tji
iStroîte* prîfon où j'étois retenu. Le prôpKète
m'avoit fait mettre en cage & fe propolbît de
m'y laifler toute ma vie. Grâces au cbl, j'aî
trouvé moyen de me fauver , & ce qui achève
de combler mes vœux , c*eft que j'arrive aflez
tôt ici pour vous avertir que le prophète irrité
contre vous envoie des chafleurs pour vous
tuer Tun & Tautre. Fuyons , fuivez-moi , je vais
vous conduire dans un afyle que j*ai découvert
en pafTant ; les chaiTeurs ne font pas loin. Hâ-
tons-nous 9 le tems nous preife. Le père & la
mère troublés & par la joie de revoir leur
fils & par la crainte qu'il leur infpire , ne ré-»
pondent rien & le fuivent. Ce fils dénaturé,
les guida & les fit tomber lui-même dans les
filets que les chaffeurs avoient tendus.
Cette hiftoire , feigneur , continua la (ultane
de Pcrfe , vous feit cônnoître que les enfans
n'ont point d'amitié pour leurs pères, & qu'ils
font capables même de les facrifier à leur am-
bîtioa pu i leur avarice. Vous l'éprouverez
bientôt par votre propre expérience, & vous
direz alors : Que n'ai- je crû la reine quand elle
m'iarmoit contre mon fils ! Hélas ! je me .dé«»
fiois d'elle , & c'étoit de moi qu'il falloit me
défien Enfm la fultane eut encore le pouvoir
de perfuadèr à l'empereur qu'il devoît faire
l&ourir Nourgehan. En effet , le lendemain ^
70 GôNtÈ 5 TuK CSk
dès qu'il eut réglé au confeil les aâàîreà de
fon royaume, il fit appeler l'exécuteur & lut
ordonna d'amener le prince ; mais le quatrième
yifir prit alors la parole <k dit i
"•* ■•■ I* . ■ i-- ■• • ^
HISTOIRE
Du vieux Roi d^ Ethiopie^ ù defeÈ
trois fils.
OiK£, le propre de la fagefle eft d*examînet
ïivec une extrême attention tout ce qui s'ofifrd
à faire où à éviter* Un roi d*£thiopie fuivît
cette belle maxime dans une conjonâure au(Il
délicate que celle où votre majefté fe trouve*
Ce roi âgé de fix- vingts ans , voulut fe dé-
mettre de l'empire & finir un règne glorieux
par le choix d'un digne fuccefleur* Il avoit
trois fils de trois femmes différentes, qui vi-^
voient toutes trois* Chacune d'elles parla pout
le fien , de forte que le roi qui étoit aufli boit
mari que bon père, flottoit dans une incertw
tude la plu$ cruelle que l'on pui0e imaginera
Que refoudrai-je ? difoit^il en lui'-même. Les
loix parlent pour Taîné , ma fultane favoritq
pour le Cecond , j'ai du pj^nçh^pt pour le plus
Jeune. O fultgne trop ^nbWl j'^i feoû les e&tft
Contes Turcj* 7^
èc vos regards doux & flatteurs I O nature îm-
bécille ! vous cédez à mon amour ; mais ni Tutt
ni Tautre ne triompherez des loix : je veux
mourir fur le trône , afin qu'après ma mort les
loix décident Les loix ne décideront rien»
la guérie s'allumera entre mes enfans , mes
peuples feront la viftime de leur ambition , &
je dois tout à mes peuples. Belle fultane, ]9
dois commencer par vous à me facrifier au biea
de mes fujets. Je les laifTe maîtres de fe choifcc
un (buverain«
Enfuite de ces réflexions , il aflembla (êi
vifirs , les grands & le peuple. J'ai , leur dît-il^
un pîé fur le trône & Tautre dans le tombeau?
mais je voudrois, s'il étoit poflible, ne point
defcendre dans. Tabîme de l'éternité la couronne
fur la tête : fon poids m'accable & m'humilie i
je vous la remets , choififlez-vous un maître»
n parut alors fur les vifages une triftefle pro-
fonde. Le peuple cria tout d*une voix : Flpe s.
vive lé roi , notre père & notre ami. Soyez moins
fenfibles, interrompit le roi, vous êtes mes en*
trailles ; vous ne pouvez rien fouf&ir que je ne
reflente. Tant de douleur abrégeroit ma vie*
Les cris redoublent ; le roi ne peut retenir fes
larmes. Pour ne plus penfer , dit-il , à ce qu«^
vous allez perdre , voyez ce qui vous refte. Les
princes mes enfans ont toutes les qualités quF
to Contes Titrc**
font les grands hommes $ proclamez celui âtt
trois qui vous femble le plus digne d'occupet
le trône que je quitte*
. Un profond filence fuccède aux plaintes &
aux foupirs» Tout le monde lève les yeux vers
)e trône ; on voit les trois princes affis fur les
gradins ^ chacun les admire , on ne peut aimet
Tun plus que l'autre» Perfonne ne fe détermine.
Le grand-vifir approche , & parle enfin de cette
forte : Roi fage , roi vaillant , que celui qui
tire la lumière des ténèbres, qui des horreurs
de la nuit fait un beau & agréable matin, vous
tienne en fa fainte garde & perpétue votre pof-
térité : recevez avec votre bonté ordinaire un
confeil de votre fidèle efclave. Faites régner
chacun de vos trois fils trois jours feulement^
& nous déciderons enfuite , puifque votre haut»
majefté le permet; notre choi^t^ fera judicieux,
cat on connoît les hommes dans la fortune &
dans le vin. Celiiî-là eft vraiment fage que nî
tùn ni Tautre n'ont pu corrompre.
Le confeil du grand-vifir fut fuivi & pré-
valut dans Tefprit du roi fur les plus fubtiles
adreffes de fes trois femmes , qui virent par-là
leurs foUicitations vaines , leurs projets con-
fondus. Le prince aîné fut revêtu de la pourpre
ic prit en main le fceptre. Sa mère lui recom-
manda d'être affable & libéral , de ne point
tottçheç
CoKttsTuiteai* &il
toucher à la forme du gouvernement^ de par-
donner aux coupables : Par-là, lui dit-elle ,
vous aurez tout le monde pour vous ^ le roi p
les grands & le peuple.
. Des inftruâions qui roulent fur de tels prin-^
cipes, fembloient promettre une an heureufe.
Le prince les fuivit exaâement ; mais on fe
défia d*une conduite qui paroiffoit étudiée. Le«
trois jours de fon règne expirés , le fécond
prince monta fur le trône. Sa mère lui donqa
<ies leçons toutes diâerentes : Dépofe les vifirs^
lui dit-elle , chaife les doâeurs ,, élève aux
grandes dignités des gens ambitieux, qui pout
le conferver leurs emplois , t*ad jugent Tempire;
& quand tu feras bien afïermi fur le trôné
nous rappellerons les vifirs & les doâeurs , de
les richeffes qu'auront amaffé.tes miniftres ambi*
tieux, ferviront à regagner i^ confiance & rani-
mer le zèle de ceux-ci*
Ce plan fut fuivi ^ ^ mais le peuple craignit
tout d'un prince qui youloit la couronne , &
«'embarraffoit fi peu de la; mériter. Le troifièmc
fils du roi prit à fon tour l'autorité £xiveraine«
il ne voulut point de confeil.de fa mère* Un
derviche arabe , dit-ril à ceux qui s'efi étonooient^
.a fort {àgement écrit ', parlant des ^ fefiM3[if $ ,
que dieu leur a fait un paradis à part ^ parce
.(|ue fi elles entroieot dans celui des hommes^
Tfîles en fcroîent un ehfer* Je refpefte înBnîmcirt
Ma ttière , je croîs même fes avis fort bons i
«laîs il cft des loix quie je veux fiiîvre , & ce
qu'il y aura d'obfcur^ nos {âges vifîrs êe nos
ikvans doâeurs , que je rétablis dans leurs
<:harg^s , m*àidcront à IHirtcrpréter.
Après qu*îl eut employé le premier jour 8c
«me partie du fécond à donner aux peuples de
Jbons juges , aux foldats de vieux & fages capi«
taines y le roi Ton père bi envoya des dofteurs
pour rinterroger en public , & pour favoîr s'il
^emendoit les loix & l'art de -régtier« Les doc*
teQrs commencèrent à lui faire des <iQeflions»
jL'tin lui demanda : De quels f ens un roi a-t-îl
afcfolittment befein près de fa perfonne? De liuk
ifi>r€^ 9 répowdit le prince : d^un fage vifir ,
-d'un gi^md général d'armée , d'un habile iecré-
«tsâre^ q«i facbe ffàrfaïoement écrire en arabç^
en turc & en éthiopien, d'un médecin con*-
ifommé dans la phyfique & dans la connoiilance
4es y^fièdes , de iavans doâeurs pour rinftruire
ktes 3oix à .fond , des derviches éclairés pour
Jbi expliquer les points obfcurs de fa religion^
£& des 'muiiciens pour rappeler par la douceui:
<4e Jeuw voix & par Pharmonîe dé leurs înC-
«.trunneM » fes èfprits diffipés dans l'applicatioti
qu'il, aura dènnée aux affaires de fon état. Uti
^aat édâeui: hu-^t^ i'jrince» à quoi compare»?
"WûSï un empereur , fes béys ( z } , fes rttjet$:«
ion empire & Tes ennemis i Un «mpire , Fc^Ptîc
le prkice , reflèmble à un pâturage , Temperei^
vÊoi berger ^ fe$ (u|ets aux poutons ^ fes biyf^
.aux chiens du bei^er ^ de fes .^tmemis aiuc licmp^;
Le vieux roi d^Ethiopie ciiatmé des i^épc^cs
4e .«ce jeune prince « fe mit à pleurer de JQte»
& dit en ki-oiéine : Mon troifîèa^e fils eft te
plus fayant & le plus digne du ^ne. JVfaii
javant que de déclarer ma p^nfife , je >yev«c con«
Huître celle de mes pei^les.
Jl fit publier un ordre à 'lous les habitaiis
iàt la ville » de (é trouver le lendemain ,maiyi
.dans la camp^ne. Il parut pion^é fur <^n \>^fie
«dieval , accompagné de fes !tirois fils >|ic 4^ ^
{<:oui;tt(kns ; & lorfqu'il ixnt au mi^çu de tofk
.peuple » il parla dans ces terfnes : -O mes 009*
citoyens! mes parens ! mcis fidèle» 'fujets I . no
> regardes point ce que j^e fuis aujourd'hui^ ^«
Conne ta^eît plus petit que .moi deysfeiit edîeti*
Bemaiii,:c*eftràtdÎBe.» iûix pxax Jlu jugement ^
wquel nous. aÎQutQQs JtûusJûi» SQwlbkik^.^n
aura-t-il parmi vous» qui pofTédant de hautes
dignités dans le ciel^ me ^diront en me.d^'
. chkant j^ies habi^ : Ah , t^yp^ ' 4^. t^ iPWS
as ij^ (jaruficir pondant, ton Joi^g &jadîettx
^ r • •
, Wfc»— — — ^— ^ - Il II m ■ Il ^1**Mfc»— ■— — 1^— — — — — — — il— H
<i}S«gncttzs, tarons, eîMttMy'Ilec» ,
Fi;
J?4 Côvris T v^<ii.
jfègnCk Au lieu de répondre à vos reproches.
Je demeurerai dans un honteux filence & n*o^
feraî foutenir vos regards irrités. A ces mots ^
' ce bon monarque tira fon mouchoir 8c s'eft
couvrit le vifage en pleurant à chaudes larmes.
• Ses fils & fes courtifans pleurèrent à fon exem-
ple , & tout le peuple touché de douleur de
vde pitié, pouflà dans les airs des cris & des
hurlemens. .
Efifin le vieux roi efFuya fes pleurs, & reprît
^Infî la parole : O mes amis ! je fuis prêt à
'fortîr dé ce monde pour entrer dans le palais
-^de réternitéé Je vous conjure de me décharger
-là -confcience des chofes que vous pourriea^
^ttie reprocher , afin que je ne fois point mal-
' traité des anges Munker & Nekir (i ) dans mon
'tombeau ; & qu'ils laiflent auprès de moi en
^en ' retournant , une houri jufqu'au jour du
"Jugement. Outre ^cela, choififfez celui de mes
• trois fils qu'il vous plaira pour me fuccéder»
«iTous les habitans^ s'écrièrent : Que les jours
'^ ■: '! '^ — i — -^.
( 1 ) Ce (ont deux,afi?es qui, Ce\on les mahométans, m*
Herrogent les niôrts turlcur dieu, leur prophète , leur relî-
' pon éi leurs inceufs.'St les -morts répondent bien, & slls
:'oitt ISieiiiait, 4és aitgeslfiâ&nt en leur compagnie une
» Jumcl, ^'eft-à-dire , une fillf jia. paradis, ç^uî 4eaieure avcQ
m *
1 I
%
îiu roi dtu-ent autant que l'univers ! nouf D*a-
vons nul reproche à lui faire ; que dieu foit
content de lui ! Quant aux princes Tes fits^ que
Ùl majeflé mette elle-même fur le trône celui
qu'elle voudra y nous y donnons les mainf ; maisi
fi elle nous ordonne abfolument de dire lequel
nous croyons le plus digne de remplir fa place ^
nous avouerons que c'eftleplus jeune des trois»
Après cette déclaration , le roi reprit fe
chemin de la ville , rentra dans fon palais -, &
donna tous les ordres néceifaires pour le cou-*
ronnement du troifiènae prince. Néanmoins 5
voulant encore une fpi$ éprouver fa capacité 5
il fit venir trois criminels , & lui dit : Prince ,
jugez ces trois hommes & les condamnez fui-*
vant les loix. Il y avoit un voleur, un meur-»^
trier & un adultère^
'1 ....
Le prince écouta les déportions. des acçuid<^
teurs & dit : Le crime a différens degrés qui
demandent plus ou moins de rigueur ; une cir->.
confiance omife ou ajoutée, Taggrave, ou le.
diminue*. Ce voleur a pris chez un tréfo^ier.
yn# caffette pleine d'or , & toutefois il n©. mé-
rite pas d'avoir le poing coupé comme celuL
qui'n'auroit dérobé que dix drachnxes; la râifoa
de cela eft qi^e la caffette n'efl pas marquée
au coin du roi , de même que les drachmes
k font. JVIais Vil ^voit ouvert le coffre , qu'il.
••
eiï éikttté de rargèritV ît haârdk fuî coupée
fe porng. Cette (ïécificto eft du grand prophète
Lé jeune prince jtrgca le nieurtrier avec ht
ftéme fageffe. ïl y a, dh^O, beaucoup de diffé-
renee eirtre un crime comntericé & un crime cort-
tknrtïé. Vhomnte que voici, a attendu h nuit
fon père dans un hdis pour l'aflàfEner ; mais i!
#eflr repenti & n'a pas tue fon père, quoîqult en
fÔt iMître. Je ràbfous, cat un crime commencé
tt qui n'a point été confommé parce qu'on né
ïas pas voulu, eft digne de pardon. Les accu*
fctetns ne dévoient point m'amener cet homme-
là comme un meurtrier; ils dévoient dire qu'if
SVôît eu une mauvaife intention , & non qu'il
^oit fait une mauVaîfe aâSon.
Enfuite, il examina l'affaire du troifième pri-^
ftmnîér, & parfa de cette forte : Il faut contre
dtà adultères quatre témoins qui difent aveî#
^9 8c que ces témoins aient vu par hafard^j
parce que s'ils ont épié le moment de fui:^*
ffrendire deux perfonnes enfemble, ils font eux-
mêmel criminels, fiiîvant ces paroles du pro-
phhté : Dieu maudira celui qui voit & celui
juijh laijje voir. Vous êtes quatre accufateurf
qui méritez par une curiofité criminelle j ïe
iîipplîce ordonné contre les adultères que vous
wcz fiirpris. Prononcer leur fentence* & I»
wBtre. Chacun demanda grâce* le vous far^
donne, ajouta le prince. Concevez combien ^
eft difficile de prouver l'adultère.
Alors le vieux roi d'£tbiopie prit le ^euiie^
prince par ht main, & le fidfânt monter fur U^
trône : O mon fils, lui dit -il, occupei ufl4^
place que je vous cède avec )oîe, vous etet
digne de régner* Auflitât tout le peuple pro«e
clama roi ce priàce qui méritoit fi bien de
rétre, & tous les grands le félicitèrent for fou
avènement à la couronne , en priaitt dieu jde
bénir fon règne.
Vous voyez par cette hiftmre, (îre, pout^
(iiivit le quatrième vUir de Ten^pereur Hafikin^
combien il eft difficile de juger Tadultère ; cei»
pendant votre majefté veut fur une fimple acca^
iàtion , ôter la vie au prince Nourgehan , qui
€ft la vivante image de ce jeune prince éthîopîemi
Au lieu de le faire mourir iur ta frivole dépoii^
fition d'une femme, vous devriez lui pardonner^
quand vous auriez même des preuves. încon«
teftables de fon crime, puifque fuivant un ven*
fet de Talcoran , qui félon nous eft la paroler
de dieu, ceux qui modèrent leurs emporte^
tiens lorfqulls font en pouvoir de ($ venger ^>
méritent eux-mdmes d*appaifer le courroux de*
4ieu à leur égard. Bienheureux rhonune^,^ dit
Mahomet , qui met un frein 4 ia colère, & q)û
Fiv
8t Courts Tvtic^,
.V
pardonne à (on ennemi qu'il peut ojîprniïéiV
Au jour -du jugement 3 il entendra au milieu
des créatures , une voix» qui lui dira : O mort
fervlteur ! puifque tu as fi iièn fu réprimer tes
pajjions , tu n'as qiià çHoifir parmi toutes 1er
houris (l) celle qili te fera la plus ageéahle ^
& J€ te la donnerai pour ton partage. On dit
encore ^ fire , ajouta le vifir , que ce même
jour un héraut? criera : Que perfonne ne fe lève >
hors céïix qui ont "" pardonne à leurs ennemis.
Lîempereur de Perfe fut viveriient frappé de
ce difcours , & réfolut de fufpendre la mort da
prince fon fils, ju(qu*à cfe qu'il fût affuré de fon
crime. Après le.confeil ,11 alla prendre le plaifir
de la chafTe , & le foir à fon retour , il foupa
avec , la reine fa. femme , qui lui reprocha de-
n'avoir point encore fait couper la tête à Nour-
gehan. Madame y lui dit Hafikin, un de mes
vifirs m'a conté une hiftoire qui me fait craindre
dHrritcr le ciel contre moi , fi je' fais mourir
Hion fils. Seigneur, répoiidit la fultane , ' vou&
eroyez vos vîfirs de grands perfonnages, vous.
vôus^laifTez éblouir par leur faufle éloquence*
Vous êtes à leur égard, dans la même erreur
où était ua roi mufulman au fujet d'un dodeuc
de fa cour. En voici l'hiftoire :
(l) Ce font les fiUes du paradis.
CdSïSisTtyRic?. 8>
m
HISTOIRE
Du roi TqgriïlBéy y & défis enfans.
J-/E roi Togruf-Bëy ctapt malade a rextrêmîté,
fit venir fes trois fils & leur dît : Mes enfans ,
je vois Azrail ( i ) qui s*approche'de mon lit;
avant qu'il mette la tête fur mon chevet, il
faut que je vous donne à chacun un bon cou-»
* feil ; mais ne manquez pas de le fuivre fi vous
voulez vivre.heureux. Les trois princes couverts
de larmes ayant répondu qu'ils étoient difpofés.
à le recevoir , le foi dit à Taîné : Il faut que
vous faffiez bâtir iin palais dans chaque villa'
de mon royaume.. Il dit au fécond : Vous ,
époufez tous les ajouts une^ vierge. Et vous,
dit-il au troifiènie , mettez du miel & du beurre
dans tout ce que vous mangerez.
,Togrul-Béy imourut. Le prinëe aîné corii-'
mença de faire bâtir un palais dans chaque ville. '
Le fécond fils époufoit chaque jour une fille'
& la répudioit le lendemain. Et le trôifièpie
(i) L'ange de la mort. Les txiahométans croyent
|u« cet Azrai) yient Cihercher les âmes, & ^u'il les enlèvo^
jtf CoK*ïs Turc?;
prîtiice ne tnangeoît rîen çù il n'y eût du mîet
& du beurre. Un jour , un favant homme leuf
parla de cette manière : Princes, lorfque le roi
votre père en mourant vous donna ces confcils
que vous fuivez fi exaâement , fon- intention
nMtoit pas que vous fifliez au pié de la, lettre»
ce qu'il vous recommandoit de faire ; voui
n'avez point compris le fens de (es paroles
^igmatiques. Je veux. vous les expliquer; mais
il faut auparavant que je vous raconte une
aventure qui a quelque rapport avec la vôtre.
, Un roi mufulman envoya demander le carajc^
c*eft-à-dire, le tribut aux chrétiens d*une pro^
yîrvce. Les chrétiens aflemblèrent auffitôt teur^
moines pour les confulter fur ce qu'il y avoit
à faire dans cette conjonâure. Il fe trouvât
parmi eux un grand prélat qui leur parla de
cette forte : Envoyez-moi à la cour du rot
ipufulman , & je lui propoferai une chofe ; Je
lui dirai que nous fommes prêts â payer le
tribut, pourvu que lui ou fes vifirs répondent
à, une queftion que je leur ferai. Tous les chré-
tiens applaudirent à ce fentiment ; le prélat
partit chargé d\ine grofle bourie où étoit le
tribut, & de quelques préfens que les chré^
tiens envoyoient au roi muditman.
1 Lorfqu'it fut devant ce monarque , il hiK
pféfeAta fott refpeâueufement le^ pf^fett A9
Cé**jls Turc J; pt
la province ; & lui dît : Siré ^ nous confentoos
de payer le caraje i Totre majefté , â condition
qu'elle , fes vîfirs ou fes dôfteurs , répondront
à une quefHon que je ferai ; mais fi perfonne
n'y répomî, vous ne trouverez pas mauvais
que je nfen retourne fans rien payer. Je le
Veux , àk le roi , j'ai de très-fàvans hommes
en ma cour , & il faut que ta queftion folt
bien difficile, fi nul n*y peut répondre.
Le roi appela tous fes vifirs & fes doâeurs^
& dit au moine : Chrétien , quelle eft ta queA
tîon ? Alors le prélat ouvrant les cinq doigta
de fit main droite, leur préfenta la paume ert
face , puis baiflant fes mêmes doigts Vers ti
terre : Devinez , leur dit-il , ce que cela fignî-
fie , voilà ma queftion. Pour moi , dît le roî
J*y renonce , j'avoue que je tfy comprens rien,
èc franchement cela ne me paroh pas aifé î
deviner. Tous les vifirs & les^ dofteurs le
Ailrerit alors à rêver ; mais ils avoîettt beatit
fappeler dans leur mémoire les comnientaîre^
de Tâlcoran , aûflî-bien que la founna ( ï ) de
Mahomet , ils ne favoient quelle répOnfe fairo
au moine.
Ils gardoient tous un honteux fiîence, lorl^
fju'un d'entr'eux Indigné de voir taht de grândsf
if) Ce font les 2«ol9$ it jliahomer {«es £« ifiililàm
gi Contes Turc?.
perfonnages jetés dans la confufion par un îofî-*
dèle , s'avança & dit au roi : Sire , il a*étoit
pas befoin d'afTèmbler ici tant de monde pour
fi peu de chofe. Que le mtoine me faffe fa quet
tion à moi & je lui répondrai. En même-teras
le prélat préfenta fa main ouverte, les doigts
en haut, au dodeur mahométan , qui de (on
côté lui montra fa main droite fermée. Le
moine enfuite ayant baiffé fes doigts vers la
terre , le dodeur ouvrit fa main , & leva les
doigts en haut. Le prélat fatisfait des gefles du
docteur mufulman , tira de deffous fa robe la
bôurfe où étoit le tribut, la donna au roi 3 flc
fe retira.
Le monarque eut la curiofité de demander
à fon dodeur ce que " fignifioient toutes ces
adions de main. O roi, lui répondit le doc-
teur , quand le moine m*a préfenté la main
ouverte , cela vouloit dire : Je vais t'appliquer
un foufflôt fur la joue; j'ai fermé auflîtôt la^
main pour lui faire entendre que s'il me don-»
noît un foufflet, il recevroit de moi un coup
de poing. Puis, quand il a baiflfé la main Se
tourné le bout de fes doigts contre terre,
cela fignifioit mot pour mot : Oh bien ! fi tii
me donnes un coup de poing , je te mettra^
à mes pies & t'écraferai comme un vermifleau^
!/!iuifîtôt j'ai jçebvç mes doigts pour lui répondni
ifuc $*îl en ufolt aînfi , je le jeteroîs fi haut ,
que les olfeaux le mangeroîent avant quM pût
arriver à terre. De forte, fire, ajouta- t-il', que
le chrétien & moi, nous nous fommes fort bien
entendus par fignes.
A peine le doôeur eut-îl .acheva de parler,
qu'il s*éleva dans raflcmblée un bruit fort avan-
:.tagôux pour lui : tous les vîfirs admirèrent fa
pénétration , & tous les doâeurs , malgré le
^dépit qu'ils avoient de n'avoir point entendu
:les geftes du moine , avouèrent hautement que
leur confrère étoit plus habile qu'eux. Pour
:1e roî, il en étoit encore plus charmé ; il ne
pouvoit revenir de fa furprife , il regardoit le
•doâeur comme un perfonnage incomparable.
Il ne fe contenta pas de lui donner de grandes
louanges,, il ouvrit la bourfe que le prélat lui
avoit préfentée , il en tira cinq cens fequihs , &
les lui mît entre les niaîns, en dif^nt :Tene2 , doc*
.teur, puifque vous êtes caufe que ces chrétiens
.m'ont payé le carajé, il eft jufte que je vous
^en témoigne ma reconnoiffance» Enfin, le roî
mufulman encore tout occupé de cette aven-
ture , alla trouver la reine fe femme & la lui
^ conta. Cette printefle qui avoit beaucoup d'ef-
prît & de jugement, écouta le .roi fon mari
. avec beaucoup d'attention ; d'abord qu'elle eut
achevé fon Kèsix, eUe le larUa tomixer fur un
/
14 Ï5«3(ï^î:i-T<f*«f*
fdfa 41 force die rire «n jTe tenant les c6iis, I0
(tàvi)]!^ :bieli5 madame , lui dit le roi , que vous
irouveriez cela fort plaidant. Ce quHl y a de
plus plaifant, repartit la reine, c'eft que vous
ave2 été la dupe de votre doâeur. Ce que
yji^us -fue dites si*eft pas poffible , madame ,
â^eprît le roi. Seigneur , répliqua la princefle ,
envoyez tout-à-Pheure chercher le moine, je
^e veux pas vous en dire davantage.
Le roi ordonna fur le jchamp à un de (es
iP0iciers d'aller s'informer dans la ville Ci le
çrélat y étoit encore ; on le trouva prêt à s'en
«tourner dans fa province* On l'amena devant
de roi & la reiqe. Chrétien , lui dit cette priiH
xefle, nofre doâeur a compus le fens de votre
sénigme ; mais mous îfouhaiterions que vous vou-
ilu{£e2 nous l'expliquer vous-même. O reine î
ilit le prélat ^ :quand j'ai montré mes cinq'
<loigts oUiVerts^iceh {jgnifioit : Ces ckiq prlèrœ
^que vous faites, vous autres mufulmans , fontn
^Ues de l'ordijerde dieu? Alors, votre doâeuc
.m'a .préfen(té le poing, en voulant dire; Oui,
•elles le ibntK, jeiuis ^têt à -le foutenir. Lorf-
que ij'ai enfuîte btdiTé mes doigts , je lui ai de-
mandé c; .D^où vbm. q^e la pluie tombe du ciel
.entterre ? Il ^a irépendu fort rpirituellemeot
jen ii^vam &s doigte en haut , qu'il pleuvoit
ofnm lam q^iler4'herbe ^ ime profiter tous
\ét biens <le la terre, Ad(E cette T^pôafe &
krouvé-teBé dans vos livres» Le «loine ^a*
forti après cette •eKpl'icatioo , la reine renoua
Vêla fes éclats de rire, ^ le roi perfuadé qu'elle
lie rioit pas fans railfen , protefta que dans jm
fttite il (è défierok dé Tes dôCSèmirs, îtc ne ierok
plus la dupe de leur faux incite*
Àinfi donc, mefleîgneur^ les princes ^ cot»«'
tinua le &vant homme qui parloitraux troîff
fis du roi Togrul-Béjr , vous n*ave2 pas entend»
non plus les paroles myftérieufes du roi votce
père. Les pi'înces le prièrent de leur en .donnée
l'inteHigence. La voici, leur répondit le doc*»
<eur : Lorfque le grand Togrul-Béy a dk à
"fen fih aîné ; Faites bâtir un p^ais dans chaqil9
-ville de mon royiaunie , ifl a voulu par.^là liu
^aire comprendre <ju*il «devoit acquérir dans
«iiaqtie ville, ramitic d*un bomnfe tricbe , dorit
-la maifon ^t lui fervir tfafyle fi la fortune lui
*éevenc^t contraire. XJ^'^d il a Jit au fécond
grince d*cpoufer toutes les-riuits une vierge»
cela fignifie : Ne vous couchez jiimais ha nûîc
^•^vec 4e plàifir d^avoir fait fe ^r une bonne
T»ftion,|)arce qu*un de nos péët^ a comparé to
*pla?Cr de faire une %onneaftiofi, à c^lui d'épou-
îfer une vierge. Enfin , quand le i^i a dit au troa-
-fième prince : Mettez du miel & du beun»
"éau^ tout ce <{ae vous^ mangerez >* cela vooliiit
^(5 CôntKs T:vr cst
dire : Soyez aflfkble & débonnaire ; parlez à tout
le monde avec taint de' douceur , que l'on puifle
■par-tout vanter votre, bonté.
Cette hiftoire , feigneur , pourfuivît la ful-
tane Canzade » doit vous mettre en garde contre
Ja trompeufe éloquence de vos vifirs. Que leurs
fables ne retiennent plus déformais le bras ven-
geur que ma prudence & le fort intérêt que
|e prens à vos jours , m*ont fait armer contre
un fils trop coupable. Cette méchante princefle
ajouta à ces paroles tant d'autres pleines d'ar-
tifice , que l'empereur fe laiffa furprendre. Il
promit encore que le jour fuivant feroit le
dernier de la vie du prince. Mais le lendemain,
•lorfqu'après avoir parlé au confeil de fon état,
'îl ordonna au bourreau de faire venir en fa
préfence Nourgèhan , & de lui couper la tête :
le cinquième vlfir s'avança jqfqu'au pie du trqhe,
& fupplia l'empereur de lui accorder la vie du
prince pour ce jour-là. Mais, fi je cède à vos
prières , viCr , lui dit Hafilcin , la fultane me
fera tantôt de nouveî^ux reproches. Ah , fire I
repartit ce. miniftre , eft-il poffible que vous ne
-foupçonniez point la bonne foi de cette prin-
cefle ? Dieu veuille que,. fon. amour pour vous
foit auffi fincère que vous vous l'imaginez ^
tmaisles femmes font bien diffimulées. Il n'eft
;jbit mention que de leur^ perfidies dans nos
auteurs*
Go NT ES Turcs. ^
auteurs. Si votre majefté veut me le permettre ,
je lui raconterai une hîftoîre qui lui fera voir
que les hommes qui comptent fur l.'ur amitié
font bien imprudens* Je fuis difpofé à vous
entendre , dit Kafikin. En méme-tems le viCr
commença de cette manière :
MM
HISTOIRE
Du prince MaUknaJir.
V-jalaoun, fultan d*Ègypte, avoitdeux fils.
Un jour qu'il faifoit des réflexions fur Tin-
tonftance de la fortune, qui fe joue 6qs princes
comme des autres hommes , il réfolut dé faire
apprendre au prince Maliknafir, fon fécond fils,
un métier qui pût lui fervîr de reflburce en
cas de befoin. Il le mit chez un fameux tail-
leur de la ville du Caire, qui lui montra en
peu de tems à coudre & à tailler des habits
dans la dernière perfeiftion.
D'abord , on s'étoî* fort étonné que l'em-
pereur eût pris cette réfolutîon. On traita fa
prévoyance de crainte ridicule; on ne croyoit
point que le fils d'un fultan d'Egypte pût un
jour fe trouver réduit à travailler pour vivre»
Il arriva néanmoins bientôt dans l'empire uti
Tomf^ XFL G
5g Contes TurC*#
chairgement qui fit connoître à ceux • qui nV
voîent point approuvé en cela la conduite de
Calaoun , qu'ils avoient eu grand tort. Cet
empereur mourut , & le prince Melikafchraf ,
fon fils aîné, monta fur le trône.
La première chofe que fit Iç nouveau fultao ,_
fut d'ordonner à fes olKciers d'aller cherchée
foB frcre qui étoit encore chez le tailleur fon
maître , & de le lui amenée , afin de prévenit
par fa mort toutes les révoltes & les guerres
qu'il pouvoit exciter en Egypte ; mais heureu-
fement , Maliknafir fut averti des cruelles inten-
tions du roi fon frère. Il fe déguifa, fortit de
la ville fecrètement , fe mêla parmi des pèle-
rins, & fe rendit avec eux au klaba , (c'eft-à-
dife au temple de la Mecque. )
Pendant que les pèlerins & lui faifoient la
proceflion , il fentit fous fes pies quelque chofe
de dur ; il regarda auflitôt ce que c'étoit : il
vit une bourfe fort enflée ; il la ramaffa, la mit
<lans fa poche, fans qu'aucun des pèlerins s'en
apperçût , & continua la proceffion. Il étoit
affez en peine de favoir c% qu'il y avoit dedans;
mais il n'ofoit contenter fa curiofité devant-
tant de monde , & il attendolt impatiemment
la fin de la proceffion pour fe retirer dans un
lieu écarté , lôrfqu'il entendit un coja , qui
temnt dans fes .mains deux gros cailloux dont
\
îl fe frappoit rudement la poitrine , dîfoît à
haute voîx : Que je fuis malheureux d'avoir
perdu ma bourfe ! tout ce que j*ai gagné par
mes travaux, tout le fruit de mes peines, & toute
ma fortune eft dedans ! O mufulmans, mes chers
frères ! ayez pitié de moi. Si quelqu'un Ta trou-
vée, qu'il me la rende pour l'amour de dieu
& par refpeâ pour le temple facré de la Mec-
que. La moitié fera pour lui, & je déclare que
cette • moitié lui fera auflî légitimement acquife
que le lait de fa mère.
Le malheureux dodeur prononçoit ces pa-
roles avec de fi vives marques de douleur &
de défefpoir , que tous les pèlerins en étoient
touchés, Maliknafir furtout en eut tant de
compaffion , qu'il dît en lui-même : Je ruine
ce coja & toute fa famille, fi je retiens cette
bourfe. Il n'eft p%s jufle que pour me rendre
heureux , je faffe dçs miférablcs. Quand je ne
ferols pas fils de roi ; quand je feroîs le der-
nier des hommes , je ne voudrcis p*s avoir le
bien d'autrui. ^
Après ces réflexions, il appela le coja , •&
lui raontrant la bourfe : O dodeur ! lui dit-il ,
eft-ce-là ce que vous avez perdu ? Le coja
tranfporté de joie à cette vue , porta bruf^
quement la main fur la bourfe, s'en faifit & la
mit dans fa poche. Et pourquoi , lui dit le
G ij
loo Contes Turcs;
prince, la prenez- vous avec tant de violence ^
craignez - vous qu'elle ne vous échappe,' ou
n*avez-vous pas deflein de me donner la moitié
de ce qu'il y a dedans , comme vous Tavez
promis ? Pardonnez - moi , répondît le coja ,
pardonnez un'tranfport dont je n*aî point été
maître. Vous n'avez qu'à me fuivre , je vais
accomplir ma promefle. A ces mots , il le mena'
fous fa tente, où il tira fa bourfe, la baifa, en
rompit le cachet , & la vida fur une table.
Maliknafir, qui s'attendoit à voir des pièces-
d'or, fut affez furpris d'apperceyoir des diamans,
des rubis & des émeraudes. Oh, oh, dodeur !
s'écria- t-il, vous n'aviez pas. tort de faire tant
de bruit. Ce que vous aviez perdu en valoît
bien la peine. Le coja aflembla d'abord toutes
ces pierreries en un monceau , qu'il parta-
gea en deux. Il fit enfuite de l'un de ces tas
deux lots égaux, & les préfentant au prince :
O jeune homme ! lui dit-il , fi vous voulez
prendre ces deux lots , ils font à vous félon
ma promefle ; mais pour vous dire franchement
ma penfée , ce ne fera pas fans peine que je
vous les verrai emporter. Au contraire, fi vous
êtes aflez généreux pour vous contenter de
Tun de ces lots , je vous jure que je ne ferai
point fâché que vous l'ayez.
Maliknafir qui avoit tous les fentimens d'un
Contes Turcs* loi
Jpind prince , lui repondit : Puifque cela eft
aînC, dodeur, je n*en detnande qu'un. Le coja
charmé de ce défintéreflement, fit du monceau-
pareil à celui du prince , deux autres petits ,
& dit à Maliknafir : CfioifilTez encore un de
ces deux lots. Je protefte que je vous le donne
auflî fans regret* Non , répondit le prince , je
fuis fatîsfait de ce que j*ai. O feune Homme l
répliqua le dodeur , vous avez trop de modé-
ration. Il faut que vous le preniez, ou Bien
que vouis veniez avec moi fous la goutière d*br,
j*y ferai pour vous à dieu une prière qui vous
(èra très-avantageufc. Le prînce alors , comme
s*Il eut été infpiré du ciel, rendit au coja le lot
qu'il avoit pris , en lui difant : Dodeur ,. puif-
que vous voulez faire une prière pour moi dans
le (acre tempte de la Mecque, jVime mieux
ceîa que toutes vos pierreries. Je vous les aban-
donne , pourvu que vous faffiez cette prière
avec toute h ferveur d'un bon dodeur muful-
xnan.
A ces paroles , le coja étonné de TexceASve
générofité du prince, le mena fous la goutiçre
d'or , leva les mains au ciel fans parler , &
enfuîte îî dît à Maliknafir : Dites amen s le prince
dit amen. Après cela, le dodeur remua quel-
que tems les lèvres , & puis ayant paffé {^i ^
flQains deux ou trois fois for fon vifage, îl fe
G ù}
102 Contes Turcs.
tourna vers le prince & lui dit : O jeune homme !
je viens de faire pour vous une oraifon, vous
pouvez vous en aller à la garde de dieu.
Le prince Maliknafir prit congé du doAeur j
mais à peine Teut-il quitté , qu'il dit en lui-
même : Que vais-je devenir préfentement ? où
fàut-il que je porte mes pas ? Si je retourne au
Caire , mon barbare frère Melikafchraf me fera
mourir. Il vaut mieux que j'aille avec ce coja
dans fon pays ; mais je ne dois découvrir ma
condition à perfonne , de peur que quelque
traître ne m'aflaffine dans l'efpérance d'en être
récompenfé; car je ne doute pas que le nou-
veau fultan d'Egypte n'ait mis ma tête à prix.
Après avoir fait " cette réflexion , & d'autres
femblables fur l'état préfent de fes affaires, il
alla retrouver le dofteur. O coja, lui dit- il,
je viens vous demander de quel pays vous êtes.
Je fuis de Bagdad , répondit le dodeur, & je
me nomme Abounaoiias. Je ferois bien aife de
voir cette fameufe ville y reprit Maliknafir ;
voulez-vous bien m'y mener avec vous ? j'au-
rai foin de vos chameaux pendant le voyage.
Le dofteur y confentit ; & rien ne ,les arrêtant
plus à la Mecque , ils prirent to^is deux la route
de Bagdad.
D'abord qu'ils y furent arrivés , le prince dît
au coja : Doéleur^ je ne veux point vous être
^ C o N T Ê s T u R e s»^ 103
à charge : je fais faire des habits en pcrfcftîon;
recommandez-moi , s*il vous plaît, à quelque
tailleur de vos amis^ Le coja le mit chez le
plus fameux tailleur de la ville, qui pour éprou-
ver fon nouveau garçon , lui donna un habit à
tailler & à coudre. Maliknafir qui avoit excité
Tadmiration des maîtres tailleurs du Caire , ne.
pauvoit manquer de réuffir à Bagdad. Il fit ua
habit donf fon tnaîtrô fut tellenieiit charmé,
qu'il le voulut montrer à tous lès autres tail-
leurs de la ville, qui lui donnèrent mille applaù-
diflèmens , & qui avouèrent que tant pour la
coupe que pour to: toûture, c*étoît un chsf-
d*œuvté admirable. Le niaître étoît* fi content
i^Voif^ un garçon fi habile , qu'il fui donnoît
douze fols par jour (ï). Ainfi lé prince avoit
de quoi pafl'er agréablement li vie à Bagdad.
^^ Sa fortune étoitldâns cette Ctùntion, lorf-
qu'ûtj jour le doâeur Abouhaouas, qui avoit
naturellement rhumeuc violente , querella fa
femme , & dans^ fa colère lui dit il^a y une
fois , deux, fois , uois fais , je ie répudie* Il
n*eut' p^ plutôt SLc^hdvé ces paroles , qu'il s'ea
repentit ^.parce, qu'il aiinoit fa femme. Il vou-
lut même la gaudet dans fa maîfon & vivre avec
i«»
(i) Avec douze fols^ on peut faîre^ à* Bagdad auffi.
boQnfi chère ^u'à 2àm ^ucdoiu;» francs»
Giv
104 CôNTESTURCSf.
elle comme à Tordinalre ; mais le cadi s'y oppofa^
difant qu'il falloit qu'un huila ( l ) ou licitateur 9
couchât avec elle aiiparavant , c'eft-à-dire , qu'un
autre homme l'épousât & la répudiât ; que le
dpdleur enfuite l'épouferoit de nouveau s'il vou-
loità Le coja fe voyant obligé de fe foumettre aux
loix , réfolut de prendre pour huila le prince
Maliknafir. Il faut , dit-il en lui-même , que je
choifîiTe pour licitateur ce jeune homme que
j'ai amené de la Mecque à Bagdad ; il eft étrati-^
ger & bon enfant, je lui ferai faire tout ce que
je voudrai : je veux qu'il époufe cette nuit ma
femme, & demain matin je la lui ferai répu-
dier. Ayant pris cette refolution, il fit venir le
prince chez lui, l'enferma dans une chambre
avec fa femme , & puis fortit.
La dame n'eut pas fitôt vu Maliknafir , qu'elle
. en devint amoureufe* Le prince de fon côté la
trouva fort aimable. Ils fe découvrirent leurs
fentimens , & ne manquèrent pas de fe donner
toutes les marques d'inclination que la conjonc-
ture & le lieu leur permettoieot» Après bien des
careiTes mutuelles , la dame montra au prince
des caflettes pleines d'or, d'argent & de pier-
reries. Savez - Vous bien , jeune homme , lui
^ ' ...» . ^ ■ ■ ■■ M i ^ ■■ . ■ . ' z y
( I ) On appelle ainfi un homme qui époufe une femr
me qu'un autre a répudiée.
fco N T B iS T U K C s. ÎOy
dit-elle, que toutes ces rlchefTes m'appartien*
»ent ? Voilà le kabin , c*eft-à-dîrc , la dot que
j*avois apportée au coja , & qu'il a été obligé
de me reftîtuer en me répudiant. Si vous vou-
lez déclarer demain que vous prétendez me
garder comme votre femme légitime , vous
ferez ^maître de tous ces biens & de ma pet*
fonne. Mais, madame, d}t le prince, le doâeur
ne peut-il me forcer à vous rendre à lui. Non
vraiment , répondit-elle , il dépend de vous de
me répudier ou non« Cela étant , répliqua Msr
liknafir, je vous promets de vous retenir; vous
êtes jeune , belle & riche : je p'ourrôis faiïe
un plus mauvais choiy, .JLaiflez veok Je doâeur,
vous verrez de quelle manière je le: recevrai.
Le lendemain, le coja vint de. grand matiâ
ouvrir la porte* Il entra dans la chambre, ht.
prince alla au-devant de lui d'un air riant :
O doâeur ! lui dit-il , que je vous. ai d'obli-
gation de m'avoir donné une fi charmante
femme ! O jeune homme! lui répondit le coja,
dis plutôt en la regardï^nt : f^a ^ une fois y Jeux
fois , (rois fois , Je te: répudie. J'en fcrois bien
fâché , répliqua MaHknafe; c'eft un grand crime
en mon pays que de répudier faieinme; c'eft
une aâion ignomînieufe que l'on , reproche fans
cefle aux maris qui font affez lâches pour la
commettre : puifq^ue j^ai époufé cette dame ^
tG6 G O N T K s T U R € S.
je veur la garder. Ah ! ah ! jeune homme,
s*écria le dodeur, que fignifie ce difcours? te
moques-tu de moi? Non , dbfteur , répondît
le prinoBv, je vqus pa^-le fort fériéufement '^ je
^trouve la dame à mon gré , & franchement je
lui Goaviens mieux que vous qui êtei chargé
d'années. ' Croyez-moi , ne penfez plus à elle ;
auffi-biett y penferiez-vôus inutilement; O ciel!
reprit le dofteur, quel hiillc^ me fuis- je âvîfé
de chdffil" I que les hommes font fujets S faire
de faux jiigetoens ! J*aurois juré qile eé Jeune
gafçoft tûi fait ce que j'aufqis voulu.- Hélas l
j'aimeroîS toieux qu'il eût gardé ma bourfe^
que de retenir ma femme.
Le dôftcur conjura le prince de la lui ren-
dre, il fe jeta à fes pies 5 mïiis quelques prières
qu'il.fît 5 quelque chofe qu'il pût dire, le prince
fut inexorâbie. Le coji s'imagînant que fa femme
auroit pïas ^ de pouvoir que lui fur refprît de
Maliknafii- , & qu'elle ne defnandoit pas mieux
que d'être répudiée par ce prince , s'adrefla à
elle : O matière de ma vie , lui dit-il , puif-
que ce jeune homme n*a nul égard à mes
prières , emploie aupfèg'de lui tout le ctédifi
de ton viiage de lurtô pour'* obtenir qu'il té
rende a mon amour. O mon chef doftéûf -, mon
ancien mari, lui répondit la dame, en feignant
d'être fort affligée, il eâ: inutile. d'attendre da
Contes Turcj. 107
lui cette grâce ; c'eft un petit obftiné qui n'en
démordra point. Ah ! que j'ai de douleur de
ne pouvoir redevenir votre femme !
Ces paroles que le coja croyoit. fort fincères ^
redoublèrent fon chagrin. Il pria de nouveau
Mallknafir de répudier la dame ; il en pleunj
même ; mais fes larn?es ne furent pas moins
inutiles que fes difcoursr {^e prince demeura
ferme : de forte que le do<Seur perdant touj^
efpérance de le fléchir, s'en alla chez le cadi
fe plaindre de l'huila. Le Juge fe moqua d§
fes plaintes , & déclara . que la dame n'étoit
plus à lui, qu'elle appartenait légitimement ai^
jeune tailleur, & qu'on ne pouvoit le forççç
à la répudier. Le coja fut ^u dréfe^oir d^ çe$t^
aventure ; il en penfa deyei^ fopk II tombac
malade , & les plus habiles m44ecins d«;Biiig-.
dad ne purent le guérir. .
Lorfqu'il fut à l'extrémité , il demanda à
parler au prince : O jeune hçoime ! lui dit-il ^i
je vous pardonne de m'avoir enlevé ma femme;,
je ne dois point vous en fçbv^ir mauvais gr,^ ;:
cette chofe s'eft accompUe-^par l'ordre de dieu.
Vous fouviept-il que je fis pQur vous v^n^i
prière à la Mecque fous 1^ goutière d'or? Oui,,
répondit le prince , je me refibuviens même
que je n'epti&ndis pas un mot de toute votrq.
•raifon,:jôc quç je ne laiflai pas de dire pieu^.
*o8 Contes Turcs.
fement amen fans favoîr de quoi il s'agîlîbît.
Voici, répliqua le dodeur, quels furent les ter-
mes de ma prière : O mon dieu ! faites que
tous mes biens & tout ce que je chéris , devien-
nent un jour le partage légitime de ce jeune
homme*
Il eft vrai , pourfuîvit le coja , que vous ne
m*avéz pas tant d'obligation que vous pourriez
penfer, puifque je ne fis point cette prière de
ma propre volonté. Je vous avoue que j'avois
deflçin d'en faire une autre ; mais je ne fais
quel pouvoir , quel mouvement divin m'en-
traîna & me, fit malgré moi prononcer cette
oraifon. Elle a été exaucée comme vous voyez ^
car prefque tous lés biens que je poffédois ,
appartenoient à ma femme qui vous les donne
avec fa foi. Je prçns tous les afliftans à témoin ^
que j'entens & veux qu'après ma mort tout ce
qui fe trouvera de bien à moi appartenant, foit
a vous comme votre bien légitime. Il fit écrire '
ce teftament , & le fit figner par les témoins»
Il le figna aufli & mourut trois jours après.
Maliknafir alla demeurer avec fa femme dans
la maifbn du doâeur , & fe mit en poffeffion
de tous fes biens. Il ceflà d'exercer le métier
de tailleur , prît un aflèz grand nombre de
dcmieftiques , & ne fongea plus qu*à vivre déli-
cieufement à Bagdad* Il étoit charmé de fa
CoKTEs Turcs. ïocji
tonditlon , & Te croyoit plus heureuTt que le
fultan Melikafchraf 9 fon frère. Il ne fongeoît
qu'à fe divertir tous les jours avec les jeunes
gens de la ville ; mais la fortune qui fe plaifoit
à le perfécuter , ne le laifTa pas mener long-»
tems une vie (î agréable.
Un foir qu'il s'en retournoît au logis , aprè*
avoir pafle la journée à fe réjouir , il frappa
rudement à fa porte. Perfonne ne lui venant
ouvrir, il redoubla fes coups & appela fes do<-
meftiques. Aucun ne répondit. Oh ! oh ! dit le
prince, il faut que tous mes gens foient morts^
ou qu'ils foient bien endormis. Enfin il frappa
tant , qu'il enfonça la porte. Il entra , monta à
l'appartement de fa femme , où il fut fort étonno
de ne la point trouver. Et ce qui augmenta fa
furprife , c'eft qu'il eut beau chercher par toute
la maifon, il ne vit pas même un de fes gens.
Il ne favoit ce qu'il devoit penfer , lorfqu'étant
retourné dans l'appartement de fa femme , il
s'apperçut que les caflettes où étoîent l'or &
les pierreries , avoient été emportées. Il palT^
la nuit à faire les plustriftes réflexions.
Le lendemafn matin , il s'informa dans lo
voiCnage fi le jour précédent; pendant qu'il fe
réjouiflbit en ville , on n'avoit point remarqué
qu'il fe pafsât dans fa m'aîfon quelque chofa
d'extraordinaire. Tous fes voifîn^ lui dirent que .'
110' C ONT BS Turcs.
non, & il ne put tirer d'eux aucune lumière
fur cette étrange aventure. Il fit toutes les per-
qUiOtions qu*ellé démandoît ; mais elles furent
fort inutiles. Pour comble de malheur, le cadî
sHoiagînant que Maliknadr avôît peut-être tué
fa femme , & qu'il ne faifoit femblant d'en être
fort en peine, que pour éloigner de lui L- foup-
çon de cet aflaffinat, fit arrêter ce prince, qui
malgré fon innocence , fut fort heureux de
fortir de cette affaire aux dépens de tout fon
bien.
Voilà donc le prince Maliknafir dans le même
état où il étoit avant qu*ll eût époufé la femme
du dofteur Abounaoiias. Il fe remit chez fon
maître, & recommença d'exercer le métier de
tailleur. Comme il étoit d'humeur à fe confoler
de tout, il oublia fes dernières difgraces ainfî
que les' premières* Un jour qu'il travailloit dans
la boutique de fon maître,' un homme qui
paflbit s'arrêta tout-à-coup , & après l'avoir
regardé avec attention : Je ne me trompe point,
s'écria-t- il , c'eft le prince Maliknafir, c'eft lui-
même que je vois. Le prince à fon tour envi-
fagea cet homme, & le reconnoiffantpour le
tailleur du Caire où il avoit fait fon appren-
tîflage , il fé leva pour aller l'embrafler ; mais
le. tailleur au lieu de lui tendre les bras pour
le recevoir ^ fe jeta à fes pies & baifa la terre
ÇONTÊJ TURCft Ht
devant lui , en difant : O prince , je ne fuis
pas cligne de vos embraffemens ; il y a trop
de diftance entre vous & un homme tel que
moi : votre fort eft changé , & la fortune qui
vous a jufqu'ici perfécuté , veut vous combler
de fes plus précieufes faveurs. Le fultan Meli-
kafchraf eft mort, fon trépas a excité des trou-
bles dans TEgypte ; la plupart des grands vou-
loient faire monter fur le trône un prince de
votre race ; mais ]/& foulevai tout le peuple
contr*eux en votre faveur, & je parus à la tête
de ma fadion. Pourquoi, dis-je à ces grands,
faut-il ôter la couronne à celui qui en eft le
légitime héritier? Le prince* Maliknafir doit
être notre fultan ; vous n'ignorez pas pour
quelle raifon il eft forti d*Egypte : vous favea^-
que pour dérober fa vie à la cruelle politique
de fon frère , il fut obligé d'abandonner fa
patrie. Je fuis témoin qu'il fe déguifa & fe
joignit à des pèlerins qui alloient à la Mecque»
Je n'en ai point oui parler depuis ce tems-là ;.
mais je fuis perfuadé qu*il vit, encore; c'eft un
prince vertueux , dieu l'aura confervé. Donnez-
moi deux ans pour le chercher ; pendant ce
tems-là que l'on confie la conduite de l'état à
nos fages vifirs; & fi mes recherches font vaines,
vous pourrez alors choifir pour fultan le prince
que vous fouhaitez de couronner. A ce dif-
lia GoNtKs Turcs*
cours 5 pourfuivit-il , que le peuple appuya de
fpn fuffrage, les grands confentirent que je vous
recherchalïè. Ils me donnèrent deux ans pour
vous trouver } il y eh a déjà un que je vous
cherche de ville en ville chez tous les tailleurs
du monde » & le ciel m'a fans doute conduit
ici , puifque j'ai le bonheur de vous y ren-
coDtrer. Allons , prince , venez fans tarder da-
vantage vous montrer à des peuples qui vous
attendent pour vous élever au rang de vos
ayeux. MaliknaHr remercia le tailleur de fon
zèle , & lui promît de s'en fouvenir en tems
& lieu, & dès le même jour ils prirent enfemble
la route du Caire.
Dès qu'ils y furent arrivés, le prince Malik-
nàfir fe fit reconnoître , & les grands qui
avoient été les plus ardens à l'écarter du trône ,
fe montrèrent les plus empreffés à le couron-
ner. Enfin , il fut proclamé fultan , & il reçut
les complimens de fes béys fur fon avènement
à la couronne.
Une de premières chofes à quoi fongea ce
prince, ce fut à s'acquitter envers le tailleur.
Il l'envoya quérir & lui dit : O mon père , car
je ne puis vous appeler d'un autre nom, après
le fervice qne vous m'avez rendu; je ne vous
dois pas moins qu'au roi Calaoiin. S'il m'a donné
avec la vie le droit de lui fuccéder , mes msl^
heurs
Ke\iK di^avoieht fait jJerdre ce droî?, te faiii
Vous je n^en aurois jahiais joui. Il eft juft^ qu^
xna tecbnnoiflfance éclate; je vous fai& grand-
Vifin Sire, lui répondit le tailleur, je reiJiercid
Votre iïiajefté de Thonneur qu^elIe hie veut faire ^
& je la (upplie très - humblement de më dif-«
penfer de Taccqpter : je ne fuis point hé |>our
être grand-vifir. Cet emploi demandé des tâ-
iens que je h*ai poiiit» Vous ne confultez que
la bonté c^ue vous avez pour moi; voua iie
fongez pas que je ne fuis guère propre au Ihi-
liiftèf è« Si par malheur les aifairels de votre
royaume alloient mal , tous les peupleâ md
hiaudiroieht & vous blâmeroieht eti même-^
tems d^avôir fait d'un bon tailleur un mauvais
Vifîr. Je ne fuis point aJOTez ambitieux poui^
vouloir remplir un grand pofte que je ne dois
point ôccupeii Si votre majefté veut foô faire
du bien, qu^elle le fafle fans ihtérefTer le repôà
& le bonheur de fei fujets } qu'elle ordotiftô
tjue j'aie (etil le privilège de faire des habits
pour elle & pour» toute fa côUh J'aime mieux ^
fire , êttè votre tailleur que votre |)remier mî-
hiftre ^ parce quHl faut que chacun fâché Id
tnétiel^ dont il fe méle^ Le fultah étoit trop
judideux pour jàe pas voir que le tailleur aVoit
raifoft de refufer d'être fon viGr ; il le combla
de bienfaits : il Ordonna que lui feul autoit ^
TomeXFL îï
Ïl5 COiTtES TtTKC^
t
qualité de tailleur de là cour , & il défendît
fous des peines très - rigoureufes , à tous les
autres tailleurs du Gaire de travailler pour fes
courtifaiîs.
Le fultan Maliknafîr s'appliqua de tout foa
pouvoir à faire obferver les loix dont le roî
Melikafchraf , fon frère , s'étoit peu mis en peine,
ïi fe faifoit aimer jde tous fes béys , & figna*
loit chaque moment de fon i4gne par quelque
aftîon utile ou agréable au peuple. Un jour
îe cadi tle la ville vint trouver ce jeune mo-
narque : Sire ^ lui dit-il , j'ai fait arrêter trois
efclaves accufés d*avoir aflaflîné un marchand
chrétien.' Deux ont confcffé leur crime & en
ont déjà reçu le châtiment ; mais 'le troifième
m'embarrafle, car il dît qu'il eft innocent; mais
qu'il mérite la mort. Je viens demander à votre
majefté. ce qu'elle veut que Ton fafie de cet
homme-là* Je veux le voir, répondit le roî,
ft rinterroger' moi-même. Ces paroles qui fe
contredifent ont befoin d'un éclairciffement.
Qu'on mê l'amène ici tout-à^'heure.
Le cadi fortit à l'inftant & revint peu de
tems après avec Tefclave & le bourreau. D'abord
que le roi eut jeté les yeux fur Taccufé , il
le reconnut pour un efclave qui Tavoit fervî
à Bagdad. Il ne fit pas femblant de le coniioître ,
& il lui dit : O malheureux ! on t'accufe d'avoir'
Contes Turc^. liy
tvté un homme. Sire, répondit Tefclave, je fuis
innocent , mais je mérite la mort. Comment
accordes-tu ce que tu dis , reprit Iç fui tan ? fi
tu es innocent, tu ne mérites point la mortj
ou fi tu mérites la mort ^ tu n'es point inno-
cent. Je fiiis innocent , repartit Tefclave , &
toutefois je inérite la mort. Votre majefté en
fera perfuadée , fi elle veut me permettre de
lui raconter mon hiftoire* Parle , répliqua le
roi , je fuis prêt à t'écouter*
Sire, dit Tefclave, je fuis natif de Bagdad;
J*y fervois un jeune homme qui avoit été tail-
leur & avoit hérité d'un coja. Ce jeune homme
étoît de Fort belle taille , & pour fon vHàge i
je vous avouerai i fire , qu'il étoît fi fembhble
à celui de votre majefté , que je n'ai vu dé
ma vie une fi parfaite reflemblance. Je croîs'
le voir en vous voyant. Il poffédoit une ^femmef
d'une rare beauté ; il Taimoit & il auroîf fait
fon bonheur fi elle eût été raifonnable ; mais?
elle ne Tétoit cas. Un jour elle» me- dit en
particulier qu'elle avoit du penchant pour'moî;
& que- fi. je voulois renléver , nous prendrions
tous deux le chemin de Bâfra ( i ). Nous y
vivrons fort agréablement,' ajouta-t-elle, parce
que nous emporterons tout mon or' & mes
(i) Par corruption BaKora.
Hij
Ȕ^ COKTESTUECS*
pierreries. Je rejetai la propofition*. Nôrt ^
inadame, m'écriai-je , je ne puis me réfoodre
à bleiTer mon devoir & riiontieur de mon
maître ; elle (^ mpqua de ma réfifiance & dé^
fxuifit mes fcrupule^ à force de car^s* Il ne
fut plus queftion que d*exécuter notre deflein
fans que perfonne 3*en apperçût , & de manière
que le tnari ne put apprendre dans la (mte ce
gue nqus ferions devenus*
Pour cet effet, un jour qu'il fe réjoiiifloît
en ville , & que nous fayions qu'il ne devoit
revenir au logis que fort tard , la dame tira
tous les domeftiques à part , & leur mettant è
jchacuti une grolTe poignée d'or entre U$ mains ;
'Allez-vous-en à Damas en Syrie , dit-elle à
im, me chercher du cna & du furmé , parce
que c*eft-là qu'on en trouve d'excellent. Vous^
dit-elle à l'autre , alle2-vou$-en à la Mecque
accomplir un vœu que j'ai fait d'y envoyer
de ma part faire un pèlerinage. Enfin , elle
leur donna à tous des commiffions qui deman*
dolent des années entières, & elle les fit par«
tir fur le champ. Quand nous fûmes tous deux
feuls , nous nous chargeâmes de tout ce qu'il
y avoit de plus précieux , nous fortîmes à
l'entrée de la nuit , npus fermâmes la porte à
|a clef, & nous prîmes la route de Bâfra. .
Ifous marchâmes toute la nuit & la moitié
CdSfTBs TuïCî* ïtf
'^' jour foîvant {ans nous arrêter. La dame com^
nençolt à fe trouver accablée de laffitude» Nous
nous aisîmes au bord d'un étangs d'où nous
avions en face un palais magnifique. Nous l^*
confidérioas avec attention ^ & nous jugions
qu'il devtxit appartenb à quelque grand pr mce^
lorfque nous en vîmes* fonir un jeune homme
£liivi de plufieurs vale^ 5 dont deux portoieaC
des filets fur leurs épaules^ Comme ils venoient
droit à Tétang^ nous nous levâmes pour nous^
i^tirer > mais le jeunei }K>mme* dont h dame
avoit d^à attiré les regards^ fe hâta de nous
joindre. Il la falua; ; elle kû rendit foû^ falu4
Il connut bien â fon air qu^^elle avoit beibiil
de repos ; il lui offrit ion. palais^ eâk lui difahf
qu^il s'appeloit le prince Guayas-addin*Mah^
moud^ neveu du roi de Ba&a. Elle êta abflîtôt
b voile qm Itu couvrait le viiage peut &Irè
voir au prince qu'elle méritoit aflèz le com^
plimeiH qu'il lui fiûfoit. Elle accepta fon offire,
& ii me parut qu'elle le regardoit avec plaifir.
Je remarquai en méme-tems qu'elle produifoit
fax lui un pùiflant effet ; je conçus de cette
«encontre un préfitge funefte» & je n^aVois pas
tort d^en craindre la fuite. Mahmoud oublia
qu*il étoit venu pour prendre le divemflèment
de ta pèche ; il ne fongea plus qa'à la dame«
IL k coxidttîfit au palais.. IL k fit: entrée àsm
un appartement fûperbe ; elle s'aiSt fur un
Éofa, & le prince s'étant mis auprès d'elle , ils
commencèrent à s'entretenir tout bas , & leur
çônyerfation dura jufqu'à ce qu'un des domeC-
tiques vint dire que l'on avoit fervî. Alors Mah-
moud prit la dame par la main & la mena dans
une chambre où il y avoit une table à trois
couverts & un buffet garni de taffes & de
pot^d'or maffif remplis d'un excellent vin. Ils
^'aflîrent tous deux & me firent occuper la
troifième place. Un efclave avoit foin de me
, yerfer à boire, & il s'en acquittoit de forte
que ' je n'avois pas vidé ma taffe , qu'il la
rerapliflbit jufqu'aux bords. Les fumées du
yin mé njpntèrent à la tcte , & bientôt je
m'efi.(5ormis.
: Le lendemain à mon réveil , je fus fort étonné
ie me trouver au bord de l'étang» Il faut ,
dis- je en moi- même,. que les domeftiques du
prince Mahmoud m'ayent porté en cet endroit
pour: fe: réjouir. Je me levai & marchai vers
lé palais. Je frappai à la porte , un homme
m'ouvrit & me demanda ce que je vouloisi Je
vie^s , lui répondis-je , voir la dame étrangère
qiii ' eft dans ce palais» Il n'y a point de dame
îô, reprit -il en oie fermant brufquement la
porte au nez. Peu, fatisfeit de cette réponfe,
je frappai une féconde fois. Le même homme
Contes Turcs* 119
Ïp préfenta , & me dît : Que fouhaîtez-vous ?
Ne me reconnoiflèz-vous pas , lui dis- je ? c'eft
moi qui aceompagnoîs cetta belle dame qui
entra hier ici. Je ne vous ai jamais vu , me
repartit cet homme, il n'eft entré aucune dame
ei> œ palais, palTez votre chemin, & ne frappez
plus de peur de vous en repentir, A ces mots,,
il referma la porte avec précipitation.. Que
doîs-je penfer de tout ceci, dis-je alors? eft-ce
que }e fuis encore endormi î non , & certaine-
ment je n'ai point rêvé ce qui fe pafla hîei:
dans ce palais. Il n*y a rien de plus réel. Ah !:
je devine ce que c'eft : les gens du prince qui
m'ont tranfporté dans mon iverefle fur le bord
de l'étang, veulent fe donner le plàifir de voir
comme je prendrai la chofe» Je frappai pour
la troifîème fois. L'homme qui m'avoit parlé»
ouvrit ; mais en même tems il ea forait trois
ou quatre autres armés de bâtons , qui fe
jetèrent fur moi & m*appliquèrent tant de
coups y qu'ils me laifsèrent fur la place fans;
fentiment.
Je repris pourtant mes e(prîts. Je me relevai „
ic rappelant dans ma mémoire tout ce qui s'étoit
paffé à table le jour précédent entre le prince
& la dame, je jugeai que l'on avoit voulu fe
défaire de moi ^ & que j'en étois même quitte
ê bon marchéi Je commençai à me plaindre de
Hîv
jna fiiauvaife fortune > je fis mille împrécatîonsf
çQntre la dameis mais je vous jure'quç )*étoîsî
moins afflige 4p nie voir réduit à l'état où ]o
me trouvois , que pénétré de douleur & dei
repentir d'avoir trahi mon maître* Déchiré par
mes remords , je m'éloignai de ce maudit palais j
jfc fans tenir de route certaine , errant de villç
en ville , je fuis venu j\ifqVau C^irç pu j'ar-rr
rivai hier au foir,
Comme la nuit s'approchoit , & que }*étoÎ5
^n peine de favoir où j'irois loger 3^ jç vis deux
hommes qui en afiTaffinoîent un autre dans unq
rue détournée. Celui-ci qui eft , à ce que Teix
dit X un inarchand chrétien , pouffa de grands;
^cris ; les a0à(|]ns craignant les çaraouls ( i ) ,
prirent la fuite de mon côté ; & juftemenç dans;
Iç tems qu'iU paflbient auprès de inoî , Içsi
çaraouls? lesç rencojitrèrent, Ils; crurent quQ
l'étois de la compagnie de ces; voleurç 5 , ÎQ \U
ine conduifirent en prifon avec eux^
Voilà , fire , ajouta Tefclaye de Bagdad j^ ce.
^uç jç VQuloi? raçonteç ^ votre majçfté, Je fuiai
innocent de raifaflînat dont on me croît çom«i
pUçç 5 mais je mérite la n^ort , pour avoir ct4
ç^pablç d'Qffenfer mon maître , & 4q içç ftçç
|ux paroles perfides d*une fename^
*^ ■■•'-' -^ , ,. L.., . . .i.-^mni.^^iiJ,
<¥} Ç^dii} ^ su:çfaçi 4* Stt^t^
Contes T u r c s# tît
Le fultan Maiiknafir , après avoir entendu ce
récit , fit mettre en liberté Tefclave : Va , lui
dit-il y je te fats grâce , puifque tu te repens
de t*être écarté de ton devoir ; une autre fois
fois plus en garde contre les tentations de tes
maîtreffes, ne t'avîfes plus de les enlever. Auffi-
bien ces fortes d'enlèvemens ne te réuflilfent
pas. Le roi pleinement informé de la mauvaifd
conduite de fa femme , rendit grâces à dieu
d*en être délivré. Il époufa une princeflè pour-
vue d'ufte extrême beauté, &: qui lui donna
un fils après dix mois de mariage. Tous les
habitans du Caire célébrèrent la nai(!ânce de
ce jeune prince par des réjouiffances qui du-
rèrent quarante jours. Jamais fultan d'Egypte
m fut tant aîmç de fes fujets que Maliknaitr«
Il eft vrai quHI juftifioit parfaitement leur amour
par le foin qu'il apportoit à leur rendre fon
empire doux ^ agréable. La ville du Caire,
quoique d'une étendue immenfe, étoit fi bien
ppliçéç, le fousbachi (i) &les magiftrats chargés
d^ maintenir la tranquillité publique, y veil-
JqîçM de fi près , qu'il ne fe çommettoit pas
le n^oindre défordre fan$ qu'ils en fuflent aver*
|îs« Le fultan m^me , pour être plus afluré de
la bQI^PÇ PQliçç qui s'y obferypit j, alloit de
%aS Contes Turcj.
tems en tems la nuit dans les rues avec foti
premier vifir & quelques-uns de fes gardes.
Une nuit qu'il paflbît près, d'une grande
maifon y il entendit des cris & des plaintes ,
comme d'une femme que l'on maltraitoit. Il
fit frapper à la porte par un de fes gardes , qui
ordonna d'ouvrir de la part du fultan. L'on
ouvrit , & le roi entra fuivi de fon vifir &
des autres perfonnes qui l'accompagnoient. Ils
ouirent alors plus diftinftement les cris , &
s*avançant vers le lieu d'où ils partoient, ils
pafsèrent dans une falle baffe , où ils apper-
çurent avec autant d'horreur que de furprife,
une femme nue & toute en fang , que deux
efclaves nerveux frappoient impitoyablement
de verges , "devant un jeune homme qui fem-
bloit prendre plaiCr à ce bart)are fpeftacle. A
la vue du fultan , les efclaves cefsèrent de tour-
menter cette miférable , qui , malgré l'état où
elle étoit , fut reconnue par le roi pour la
femme qu'il avoit époufée à Bagdad* Il diffi-
mula , & demanda pourquoi l'on maltraitoit
ainfi cette dame. Le jeune homme ayant appris
par fes gens que c'étoit le fultan * d'Egypte qui
lui parloit , alla fe jeter à fes pies & lui dit :.
Sire a je fuis le mari de cette malheureufe que
vous voyez. Si vous faviez les raifons que j'ai
de me plaindre d'elle , je ne doute point quf
^Tontes Turcs. 125
Votre majefté ^approuvât ma conduite. Dîtes-
moi ces raifons , répliqua le 'fultan , & j*en
jugerai.
Sire, reprit le jeune homme, je fuis le neveu
du rçi de Bâfra , & je me nomme le prince
Guayas-addîn-Mahmoud. J'étois dans un palais
que j ai à quelques lieues de Bagdad : j'en for-
tois un foir avec une partie de mes gens pour
aller prendre le plaifir de la pèche , lorfque je
rencontrai cette dame accompagnée d*un homme
qui avoît Tair d*un efclave. Je la faluai & la
priai de venir fe repofer chez moi. Elle y con-
fentit. Je lui demandai qui elle étoit & où
elle alloit. Elle me répondit qu'elle étoit fille
d'un officier du fultan de Bagdad ; qu'elle s'étoit
échappée la nuit de chez fon père pour fe dé-
rober aux tranfports languiffans d'un vieux
béys avec qui fon mariage étoit arrêté ; *6c j'ai
defïèîn , ajouta-t-ellç , de me rendre à Bâfra
fous la conduite de cet efclave dont je me:
fuis fait accompagner. L'or & les pierreries
dont elle étoit chargée, me firent aifément
ajouter foi à fes difcours. Madame, lui dis-je,
fi vous voukz demeurer ici , vous y ferez en
sûreté. Je le veux bien , répondit-elle , mais
il faut que vous faffiez tuer mon efclave, afin*^
que s'il hii prend envie dé s'en retourner i
Bagdad 9 il n'aille pas découvrir le lieu de ma*
aE24 C O.K T E s T ^ R c ^»
fetraite.. Quoique la politique voulût que jé
&& ce que ta dame (buhaitoit ^ je ère pus m^y
réfoudre. Je me contentai d*ordonner à mes
gens d^enivrer Tefclave 5 de méter dait^ foa
vin d*ude poudre qui Tafloupît dé mariièré
^u*on pût te porter hors du palais Caiis qu'il (e
léveiUât ; & ^ commandai que quand 'û fe pré-
fenteroit à la porte ^f on ne fit pas fembtant
de le connoinre^ & qu'on lui donnât , sll le?
fdloit , quelcj^ues coups pouf Fécarter» Ceta fut
exécute. L'dclave difparut» Je fis accroire è
la dame qu'on Tavoit jeté dans un précipice^^
8c toutefois en cas que cet efclave allât à
Bagdad déclarer aux parents de Ql maîtreâe
qu'elfe étoit dans mon palais , ]*en partis aVec^
elle peu de jours après , & nous ifouis rendtmest
à Bâfra.
Nous y vivions charmés l'un de Tautre, quamt
j'appris que le fultan de Bagdad, pour des rai-
ibtKî que l'on ne difoit point , avoit réfolu de:
dépofléder le. r<»^ de Bâfra , & de faire mourir
avec lui tous les princes de fon fang. Sur cet .
avis , je pris tout ce que j'avois de plus pré^
cieux ^ je fortis la nuit de Bâfra , & je fuii^
venu avec cette dame m'étabfir id. Je ne l'ai
jamais aicnêe avec plus d'ardeur. Je* ne (bngo
qu'à lui plaire. Je Fai même cpoufée pouc l'at-
JUcher à i&oi pac un lien plus hoQorabk 9^
p\ùt fort. Et cepetidant Tingràte ^ pour prÎK
de tant d*amOur , a propofé à un d« met
domeftiques aujourd'hui, qu€ s'il voubit m'a&
làjduier , Qlle étok prête à le donctegr à lui ^
à le fuîvre par. tout où il voudroit la conduireé
Ce valet «l'eft^ fidèle; il ne m*a point fait un
inyft^^ de cette horrible propofîtiom J*en di
frémi 9 9c fçur. punir cette méchante femme ^
j'ai réfolu de la faire fouetter tous les jours
jufqu'au &ng. Non , non , interrompit le (ùU
tan d^Egjrpte^ fans dire fintérét qu^il prenoic
à la chofe ^ une créature d^un fi d^teftable
car^^ère, deonande un autre fupplice. Elle eft
indigne de vixrre.; c'eft un monftre dont oti
ne £mrQit trop tét puiger la terre* J'ordonne
qu^s^e foit noyée tout-à^rheureé U n'eut pas
achevé ces paroles , que ùs. gardes fe faifîreni:
de la dame qu'ils allèrent jeter dans te NiU
Telle fut la fin de cette mîférable fentme ^
dont le corps fuivant le cours du fleuve i
s'arre^ dans les rofeaux près d\uie vrlle aflèz
peuplée* Ce cadavre que Ton ne vayoit pdnt,
bfeâa pjeu-à-peu Tair ; & enfia excita une
{manteuf . qui nm h pefle dans la ville , & fit
pârk trente nûllfi habkans*
. Après que le cinquième vifir eut ainfî tdt4
conté rhifloire du prince Maliknafk» Tempe-^
mm de f^ fe leva 4e deifiis fixi trôâe ^
424 Contés TûKCif.
fortit du confeil fans ordonner la mort dtf
prince. Il alla Taprès - dîné à la chafle , & le
foîr à fôn retour, il foupa avec la fultane ,
qui lui dit après le foupé : Vous n-avez point
encore fait mourir Nourgehan, Vous écoutez
trop rindifcrèté tendrefle qui vous parle pour
lui* Le ciel veuille détourner le malheur qui
vous menace* Je vous vois, feigneur, fur le
bord du précipice ; hélas ! vous y allez tom*
ber. J'ai eu cette nuit un fonge affreux, je
le crois trop myftérieux pour vous le cacher.
Quel eft donc ce fonge , madame , dit le roi ?
JjC voici , feigneur , répondit la fultane : J'ai
irêvé que vous teniez dans vos mains une
boule d*or enrichie de diamans', dont Téclat
îUumînoit tout le monde. Vous vous diver-
tîfEez à jeter cette boule en Tair & à la re-
f evoir en tombant. Le prince votre fils étoit
^uprès de vous; il vous regardoit . avec beau-
jpoup d'attention , & vous demandoit de tems
^n tems la boule. Vous la lui refiifiez ; mais
tout d'un coup, il s'en eft faifi fubti}ement ,
& alors avec un cailloa il Ta brifée , de forte
Que tous les diamans fe foivt difper{& pat
terre. Je les ai ramaffés auffitôt ravec empref-^
iement, je vous les ai mis entre les mains Se
^e me fuis réveillée. <
^ £t que penfez-vous, madame,. qu€ù ce fongf
Contes fuKCî. tlj
Sgnlfie 9 dit Tempereur ? Seigneur , répondit là
fultane , (î Ton s*en rapporte au livre qui traitd
de Texplication des fonges, & qui eft le meil-*
leur ouvrage qu*aît jamais compofé aucun
auteur perfien , voici de quelle manière il faut
expliquer mon fonge. La boule que vous
teniez dans, vos maii^s, n'eft autre chofe quo
votre royaume. Quand le prince Nourgehaa
Fa prife fubtilçment & Ta brifée , cette aftioti
fignifie , que fi vous n'y donnez pas ordre , il
s^emparera de votre royaume , & qu'il le rui-
nera. Et lorfque j'ai ramafle tous les diamans
de la boule , cela veut dire clairement ^. que
n'ayant pas répondu à l'infâme amour du prince,
je vous en ai averti, & que j'ai remis par-là
fur votre tête là couronne qu'il en avoit ôtée»
Faites attention à ce fonge , & tirez-en autant
d'avantage que le fultan Mahmoud Subuktekîn,i
roi de Perfe , en tira d'une fable que* fon vifir
Khafayas lui conta un jour. La voici. Vous
ferez peut-être bien aife de l'entendre*
jâ8 CoHtES Tùflis»
0r,-^k
Vmn\ * .1.1 ■ . n ■riTurq'y
HISTOIRE
Des deux HibouXé
JLë vîîîr Khafayàs n'ofant dire ouverfeftiettt
au roî (bd maître ce qu'il penfoit dé foh rtgtiQ^
eut recours à uiie fable* Un jour qu'il accom-*
pagtioit le fui tan à la chaife , il lui dit : Sire ^
je fais la langue des oifeaux ; j'ai le plaifîi!
d*enteodre tout ce que difent les roffignols ^
les moineaux 5 le^ pies & les autres habitant
de l'air» Mahmoud en parut ëtonné« Seroit-il
][)o(ïîble , répondit-il , que Vous euflîez appris
îe langage des oifeaux ? Oui , fire , répliqua
Khafayàs ; un favant derviche cabalifle me Ta
enfeigné* Quand il vous plaira^ vous en ferez
répreuve*
Comme ils revenoient de la chafle fur la
fin au jour , ils apperçurent deux hiboux fui^
un arbre* Alors le fultan dit à Khafayàs : Vidr^
je fuis curieux de favoir ce que ces deux hiboux
fe difent l'un à l'autre , écoutez -les & ma
rendez compte de leur entretien* Le vifir s'ap-
procha de l'arbre , & feignit pendant quelque
tems de prêter une oreille attentive aux hiboux?
après quoi il rejoignit fon maître ^ & lui dit )
r
Coûtés TurcJi 129^
SWe ^ f ai entendu unie partie de leuf conver*
fation ; mais difpenfez-moi de vous en inftrùîre..
Et pourquoi n*ofe2 - vous m*en parler , vifir ^
s'écria le fultan ? Sire , dit Khafayas , c*eft qua
ces deux oifedux ^*entretiennent de votre naa-
jeftc* Et quelle part puis- je avoir à leurs dif-
cours î repartit Mahmoud ; né me cachez rien^
Je vous ordonne de me répéter mot pour mot
tout ce que vous avez oui. Je vais donc vous
obéir , iîre , reprit le vjfir. L'un de ces hiboux
a un (ils , & l'autre une fille. Ils veulent les
marier enfemble. Le père du mâle a dit au
père de la femelle : Frère , Je confens à c«
mariage ^ pourvu que vous donniez à mon ûh
pour la dot de votre fille , cinquante villages;
ruinés. frère, a répondu auflîtôt le père d^
la fille , au Heu de cinquante , Je vous en laif*.
ferai cinq cens fi vous voulez 5 dieu donti^
bonne & longue vie au fultan Mahmoud ^ tant
qu'il fera roi de P^rfe, nous ne manquerons
m
pas de villages ruinés* \
Le fultan Mahmoud ^ quï avoït de ï*efprît ^
profita du menfonge ingénieux de fon vifir j
il fit rebâtir les villes & les villages ruinés j
il ne fongea plus qu'à faire le bonheur de fe$
peuples, & il y travailla avec tant de fuccès^
que fa domination devint la plus douce dt|
oionde. y
Tome Xn, - \
^ Après que la reine Canzade eut ackevé de
conter cette fable , elle prefla dé nouveau
Tempereur de faire mourir le prince^ Hé bien I
ihadame , lui dit Hafikîft , vaincu par fes dif-
cours, vous ferez bientôt fatisfaite. Demain,
dès que le foleil aura montré fa tête au-deffus
de la montagne ,• & fait voir fa beauté aux fept
climats , je ferai trancher la tête à Nourgehan.
En difant ces paroles , il fe retira dans fou
appartement pour fé repofer. Le lendemain
matih , il alla s'affeoir fur fon trône , devant
kquel il ordonna que Ton amenât le prince*
Mais le fixième vifir pétant avancé, parla danà
ces termes : O roi du monde , prenez bien
garde à ce que VOuS voulez faire. Si votre
Aajcfté fouhaîte de vivre long - tems , & de
rendre fon règne heureux , qu'elle ne rejeté
^oint la voix de. fes fidèles vifir»» Ne faites jpas
périr le prince , qui eft Tangle dé votre foie ,
de peur de vous expofer à des regrets fuper-
flus. Il pourroit même vous en coûter la vie*
Là perfonne qui vous donne un fi barbare con-
feil , ne fe contentera pas du fang que vous
allez répandre , il lui faudra tout le vôtre
encore , pour affouvir fa fureur. Elle vouis per->
dra tôt ou tard , cômimô fe diable J)erdit un
fentCm dont je vais V0U$ coîîter Thiftoire , fi
yous me le permutez» L'empereur en acçor(k
r
Il pètïniffiôâ àU tifîïr^ qui la commença de Cettm
iÉ— <— — 1— te— I II < I I iiii ■■ I !■■■ I I *— — — i^fc— *— r.
HISTOIRE
Du Sattton Barfijh*
Il y âVôît autrefois uti fantofi af)peî(l Batïifà,.
qui depuis cent ans s*appliquoit avec feIrveUf
à roraifoni^ Il fte fortôît pfefque jamais de lai-
grotte oà ii f^^fôit fa demeure ^ de peur de*
s'expofer au péril dWenfer dieu. Il jeûnoit le'
jour y veifloit la nuit ; & tous les gens du pay^'*
avaient pour lui une (i grande vénération^ &•
faifoient tant de fond fur fes prières ^» qu'il$>
a*2ldreâûiem ordinairement i lui quand ik
avoient quelque grâce à demander au ciel. Dès^
qu^il faifoit des vœux pour la fanté d'un ma-*
lade, le malade étoit auffitôt guéri» La fain-«>
tête de fa vie avoit même été confirmée pat'
{diseurs miracles»
Il arriva que la fille du. roi du pays tômba^^
dans une maladie dont les médecins ne purent '
découvrir la caufe* Ils ne laifsèrent pas toute^
feis d'ordonner des remèdes à tout hafard ;
mais au lieu de foulager la princeife , ils ne^
firent qu^augiâepteir fo» mal Cependant le jKiK
lij
Ijât C o N T E S Turc ^*
en étoit inconfolable, il aîmoh paffionnémcttf
fa fille. Un jour, voyant que tous, les fecours*
humains étoîent inutiles , il s*aVifa de dire qu*il
ûlloît envoyer la prîncefle au fanton Barfifa.
Tous les^ béys applaudirent à ce fentiment.
Les officiers du roi la menèrent au fanton ,
qui malgré le froid dQS années , ne put voir
fans émotion une fi belle perfonne. Il la re-.
garda avec plaiGr , & le diable profitant de
Toccafion, dit à l'oreille du folitaire : O fan-
ton 3 ne laifle pas échapper une fi bonne for- .
tune. Dis aux officiers du roi qu'il faut que
la princefle paffe la nuit dans ta grotte : que
s'il plaît à dieu, tu la guériras, que tu feras
une oraifon pour elle , & que demain ils n'ont
qu'à la venir reprendre.
' Que l'homme eft foible 1 le fanton fuîvît le
confeil du diable , & fit ce qu'il lui infpîroît*
iVlai^ les officiers , avant que de laifler la prin-
ccfle dans la grotte , détachèrent un d'entr'eux
pour aller demander au roi ce qu'il fouhaitoit
que l'on fît. Ce monarque qui avoit une entière
confiance tn Barfifa , ne balança point à lui
confier fa fille. Je confens , dlt-il, qu'elle de- »
meure avec ce faint perfonnage; qu'il la retienne
tsint qu'il lui plaira , je fuis fans inquiétude là-
idefTus.
;^uand les officiers eurent reçu la réponCç.
3u roî 9 Us fe retirèrent tous^ & la princeflè
demeura feule avec le folltaire* La nuit étant
venue 9 le diable fe préfenta au fanton & lui
dit : Hé bien! infenfé, qu*attens-tu pour te
donner du bon tems ? Entre les mains de qui
tombera jamais une fî charmante perfonne ? N9
crains pas qu'elle aille parler de la violence
que tu lui auras faite; quand même elle feroit
aflèz îndifcrète pour la révéler , qui la croira ?
La cour & la ville, tout le monde eft trop
prévenu en ta faveur, pour ajouter foi à un
pareil rapport» Dans la haute réputation de
fagefle où tu es parvenu , tu peux tout faire
impunément. Le malheureux Barfifa eut la foî-
bleffe d'écouter Tennemi du genre-humain. La
chair l'emporta fur Tefprit > il s'approcha de
la prinçeffe , la prit entre fes bras , & démentît
en un moment une vertu de cent années,
D n'eut pas confommé fon crime , qu'il s*é-
leva dans fon ame mille remords vengeurs qui
la déchirèrent. Il apoftropha le démon' : Àh ,
méchant ! lui dit-il , c'eft toi qui m'as perdu i
il y a un fiècle que tu m'environnes , & que tu
cherches à me féduire. Tu en es enfin . venu
à bout. O fanton , lui répondit le diable , ne
me reproche point le plaifir que tu as pris,
tu en peux faire pénitence ; mais ce qu'il y a
ÀQ fâcheux pour toi, c'eft que la prinçeffe eu
IllJ
"^54 *C-b N T E i^ Turc ù
^rofle. Ton péché paroîtra aux yeux des hommej*
Tu deviendras h fable de ceux qui te refpeftent
J8c t'admirent aujourd'hui > & le roi te fera
mourir avec ignominie,
Barfîfa fut effrayé de ce difcours. Que ferai-
^e , dit-il au diable a pour prévenir Téclat de
tette aventure? Pour dérober la connoiffànce
de ton crime , lui répondit le démon , il en
faut commettre un nouveau. Tue la princeffe ,
0nterre4a dans un coin de ta grotte, & demain^
quand les officiers du roi viendront te la dé*
mander , tu leur diras que tu fas guérie , &
qu^elle eft fortie de ta grotte de grand matin ;;
ils ajouteront foi à tes paroles, ils la cherche -
1 3nt par toute la- campagne & dans la ville s
le roi fon père en fera fort en peine, mais aprèi
plufieurs recherches înutiles , il çeflera d*jr
pçnfer,
Le folitaîre, que dieu avoît abandonné, fe
rendit à cet avis , il tua la princeffe , l'enterra
dans un coin de fa grotte, & le jour fuivant.
Il dit aux officiers cq que le diable lui avoit
confeillé de leur dîr«. Les officiers ne man-
quèrent pas de chercher par-tout la fille du
roi i (Çc ils furent au défefpoir dQ n*en apprendra
aucune nouvelle. Mais le diable vint à eux 6c
leur dit qu'ils çherchoiçnt inutilement la prin^
ceflç, H leur r^içont^ ce ^ui ç^çtoit paffQ Wttqf
elle èc le fanton , & teur indiqua f endroit o^
elle étoit enterrée. Les officiers reprirent zufSc
tôt le chemin de la grotte. Ils y entrèrent^
fe faifirent 4e Barfifa, & trouvèrent te corps
de la princefie dans l'endroit que îe diable kv^
avoit enseigné» Ils te déterrèrent^ l^emportèrent^
& conduifirent le (anton au palais»
Q^and te roi vit fa fille morte ^ & qu^il fut
informé de tout 3 it fe prit 9, pleurer & à pouf|^>
des cris pitoya|[)teSf Enfuite it aflèmbla fes: doQ*
leurs y leur <^ppit 1^ çirime du fanton > 9^ leifC
^^nandsn de quetîe manière ils jug^pient à
propos qu^on le punît. Tou^ les doâeurs Cfxî*
lièrent ù ta mort ^ de forte 91e le roi ordonna
4ult fût pendt)> Op drelTa une potenccf , te
^iiake y monta ^ ^ lorfqvi'èn fut prêt i \f>
jeter ^ te diable s'approcha & lui dit tout baâ-:
Q fanton ^ fi tu veux m'adorçr , je te tit&npi
de-tà,^ & te tranfporterai à deux miltis ïi&^efi
d'ici 9 dans un pays où tu feras honoré d^
jhommes comme tu t'étois dans celui^-ci avaiit;
^ette av^iture. Je h veux bi^ ^ lui dit Qarfif^ f
4élivFermoi iç }f t'adorerai. Fi^is^moi zupw^r'
^mt u|î fîgne d'S^dqration., r^sprit le diable» Le
l^toa b^flà k tet^ & hil dit t Jle me dçmniii.
^ toL Aîor$ k 4^ifkQn etevant 1^^ voix^ tur 4H^
'Q ^(ifà , j^ (^i& content.. Tit soeurs h^e^
/.
« . - f -1
•1*5^ C o K T E s T t; J^ c s.
-ces mots , il lui cracha au vifage & dîfparut^
*& le miférable fanton fut pendu,
< Sire, pourfuîvit le fîxième vifir de Tempe-
reur Hafikin , la reine Caniade reffemble au
tiémon , ou plutôt c'eft le démon lui -même
«qui agite cette prîncefle. Il fe fert d'elle pout
vous faire commettre une aftion înjufte , &
TOUS caufer cnfuite des remords qui trouble-
'ront le repos de vos jours. Le roi , apr-ès avoir
rcvé quelques momens , accorda au fixième
'Vifir la vie du prince pour ce jour-là. '
•• X»e foir à fon retour de la chafle , la fultanfe
"irritée contre les vifirs , lui parla dans ces ter-
TTies : Vous avez encore fait grâce à Noup*-
^ehah par complaifance pour vos vîfirs. O leS
traîtres !. je fuis bien informée de leur deflein.
•Jaloux de la confiance que vous avez en votre
-ïemme , feigneur ^ ils n'épargnent rien pour vou^
•prévenir contr'elle. Je fuis, fi on les en veut
k:roire , un efprit cruel & artificieux , & eux ,
^es gens de probité , des ferviteurs zélés &
$dèles, que vous ne fauricz trop eftimer. Je
•fais toutefois, qu'ils ne s'oppofent à la mort dtt
'prince > que parce que je la demande. Ce n'eft
point par pitié pour lui , c'eft feulement pour
3me faire fentîr que leur pouvoir eft au-deifus
-du mien. Il leur fied bien , certes , de vouloir
^^b^lancer moà mtofité» Ce ne font pour tu,
I
I
plupart que des miférables que vous avez tirés
du néant : fi vous recherchiez leur origine >
vous feriez dans le même étqnnement où fe
trouva un jour Haroun Alrafchid , calife de
Bagdad, Il faut que je vous raconte cette hi(^
toire.
HISTOIRE
D' m fofi de Bagdad.
S o«. le rtgn. du célèbre calife Ifcroo,
alrafchid 9 il y avoit à Bagdad un fofi (i) qui
aimoit le plaifir & la bonne chère ; mais, comme
les aumônes qu'il recevoit des fidèles , fuffi-
foient à peine à le faire fubdfter, il avoit fou-
vent recours à des expédiens qui lui réufli&
Xoient.
Un jour entr'autres , il fe préfenta devant le
palais du calife. Un portier lui demanda ce
:qu*il vouloit. Je vous prie , lui répondit le fofii
de dire à Haroun Alrafchid qu'il ne manque
;pas de. m'envoyer aujourd'hui mille fequins*
Xe portier fe mit à rire de cette réponfe , &
prenant le fofi pour un fou > il lui dit d*un air
'«H
•"
irailleur : Frère » je m^acquîtterai tres-exaélèft^
ment de la commiflion dont vous me chargez t
iBais apprenez •* moi » sll vous plak , en qu^
lieu 4<^ h ville vous demeurez » afin que Toft
porte chez vous ladite fomme» h^ fofi lui en»-
feigna fa demeure^ & puis fe retira avec beaur
coup de gravité»
Le portier le conduifît de roeil jufqu*a ce
qu^il Teût perdu de vue ; enfuite if conta I»
chofe à quelques perfomies du palais, lîs s*en
divertirent enfemble ^ & fugèrent qu'elfe mérî-
toit d*être rapportée, au calife.- On en parl^ ^
wst prince. Il en rit ^ & il ordonna à fes oSSi^
içîer$ de chercher cet homme & de le Im
mnener.
. Les officiers trouvèrent le fbfi dans rendiroife
4u'il avoit marqué au portier. Ifs tui dirent que:
le calife ibuhaitoit de le voir. Il & r^k avec
eux au palais, & parut hardiment devant Ha]X).i2ft
AIrafchid , qui tui dit ; Qui es tu l â: pour-*
quoi veux-tu que }e te donne mitte fequi^asl!'
jGommandeur des croyans, répondit le fo&^^
£iis un malheureux à qui manquent toutes les;
cbofi^ néceffidres à ta vie» Cette mût ^ refprîi^
^gri de mk misère & révoké contre moa (OKKir
vads fort ^ fadreflois à dieu cette p^ûnto ^
û mon dieu 1 d'où vient q[ue vous me refi i fè afc
tout ^ peiiMbMtt ^ v«w wa^ 4» t^fO»
^Co NT E S*^ T U R C ?• X5J(
fheureux Haroun Airafchid. Qu'a-t-îl fait pour
mériter vos faveurs ? qu*ai - je fait pour être
accablé de votre courroux ? Je (liis honnête
homme , & lui peut-être indigne de pofleder
tant de richeiTes.
Dans le tems que je me plaîgnois aînfi , j*al
«ntendu une voix célefte qui m'a dît : Arrête,
téméraire, arrête. En murmurant contre ton
defiin , ne mêle point dans tes difcours Harouti
Airafchid ; tu as grand tort de douter que ee
prince foit digne du bonheur dont il Jouit*
Ceft un roi vertueux , & q^i te foulageroît ,
sHétoit inftruit de ta misère. Eprouve (a gé-
nérofité , & tu verras qu*il eft encore plus au-t-
deffus des hommes par fa vertu , que par fon
nng,
A ces mots , fire , ajouta le fofi , f ai ccflK
de me plaindre, & ce matin , je me fuis pré*
fente à la porte de votre palais, pour éprouver
votre générofité en vous faifant demander mille
fequins. Le calife fit un éclat de rire à ce dîfe
cours , admira Tadreflfe du fofi , &; lui fit donner
deux mille fequins.
Le fofi fe retira avec fon argent i il com-^
inença de feîre bonne chère 5 & quoique la
fbmme fût çonfidérable, il ne laîfl& pas de la-
dépenfer en peu de tems. Se voyant réduit à
fivre ^aveç frugalité , il einploya de oouve^
,fon înduftrîe* Il apprit que le calife défîroîf
paflîonnément de voir le prophète Elie , & qu'il
ofTroit de grandes récompenfes à quiconque le
.lui montreroit.
Il n*en fallut pas davantage pour engager le
fofi à faire un tour de fon métier. Il alla trou-
ver Haroun , & lui. dit : Commandeur des
f
crpyans, je vous ferai voir dans trois ans le
prophète Elie , (î votre majefté veut m*alïîgner
.un fonds pour vivre pendant ce tems4à. Je
demande une table bien fervie, & quatre des
plus belles efclaves de vôtre férail. Je t*accorde
toutes ces chofes , lui répondit le calife ; mais
|)rens garde à ce que tu me promets. Je t'a-
vertis que fi dans trois ans je n'ai pas vu le
prophète , je te ferai couper la tête. Le fofi fe
foumit à cette condition , en difant en lui-
inême : Le roi me pardonnera ma faute ^ ou
bien il arrivera quelqu'évènement qui fera caufe
qu'on l'oubliera. Cependant j'aurai pafle trois
années dans l'abondance & les plaifirs. Haroun
lui fit donner un appartement dans le palais ,
& ordonna que l'on ne lui refusât rien de tout
ce qu'il pourroit demander.
Enfin , les trois ans s'écoulèrent , & le calife
n'ayant pas vu Elie , dit au fofi : Nous fommes
convenus que fi je ne voyois point le prophète
m bput de trois ans , je te fecoxs couper 1^
Contés Tutcû t^r
tête. Les trois aiis font expirés, tu ne mW
poiot fait voir Elie ; il faut que tu meures. Le
fofi n'ayant rien à répondre à cela , fut mî*
en prilbn , & Ton étoit fur le point de lui ôtet
la vie , lorfqu'il trouva moyen de tromper la
vigilance de fes gardes & de s'échapper. Il fe
cacha derrière des tombeaux , dans un fouter^
rain dont Tentrée lui étoit connue.
Il s'abandonnoit ' là aux réflexions les plus
cruelles, quand tout-à-coup un jeune homme
vêtu de blanc & pourvu d'une excellente beauté^
s'oÔrit à fes triftes regards , & lui demanda ce
^i l'avoit obligé à fe venir cacher en cet
endroit. Le fofi ne répondit à cela que par uiv
foupir. Ne craignez rien , pourfuivit le jeune
homme ; je ne viens point ici pour vous fair©
de la peine. Au contraire , je fuis difpofé à
vous fervir. Apprenez-moi le fujet de l'inquié-
tude & de l'effroi que je vois dans vos yeux;
peut-être vous ferai-je plus utile que vous ne
penfez.
. Quelque raifon qu'eût le fofi de fe défier de
tout 9 il fentit naître en lui-même je ne ikis
quelle confiance qui difldpa toutes fes craintes ;
il conta au jeune homme tout ce qui s'étoit
paffé entre Haroun Alrafchid & lui ; & enfuite
la )eune homme prenant la parole, lui dit :
j['<4 oui parlei: de ǀtte afiaire; je vous avoueraii.
Comités T truc s»'
fraùchement que je De puis m^empécKiôf fy
vous blâmer : il ne faut point fe jouef à^t
rois. Ce ne font à la vérité que des hommes i
mais dieu les a mis au - defius des autres ; il
veut qu^on les refpeâe fur la terre comme le^
plus parfaites images de fa divinité i & left
tromper 1» c^eft un crime digne du plus grand
châtiment» Je veux toutefois m'intéreffer pour
vous ; fuivefc - moi , je vais demander votre
grâce au calife ; je fuis perfuadé que je Tob'^
tiendrai*
A ce difcours j le fofi fe fentît tout rafluréf
H fuivit le jeune homme, qui Tayant conduit'
devant Haroun , dit à ce prince : Commandeut
4es croyans, je vous amène le fofi qui vout^
a trompé* Je Tai tiré de Tafyle où il s*étoit
caché, & je viens le livrer à votre juftice;*
puniife2-le puifqu*il Ta mérité. Le fofi fut bien
étonné d^entendre parler ainfi fon conduâeur»
O ciel I dit- il tout éperdu, que les apparence^
(ont trompeufes ! qui ne fe feroit pas fié à la
phyfionomie d'un jeune homme fî beau ? qm
Tauroit cru capable d'une fi noire , trahifon ?
Le calife étoit affis fur un fofa» Dès qu'il'
apperçut le fofi, il ne put retenir un tranfport
de colère dont il fe fenth agité. Ah, fourbe 1
s'écria- t-il , méchant , qui par ta fuite t'es
ieadtt Coupable. une feçoode-foifi ^ tajoeurraf
Contes Tokcs. î^^
ièute les tourmens lés plus horribles* Il prô-*
ilotiça ces mots d*un ton furieux , & avec uàe
fi grande agitation de corps , que fon fofa qui
avoit un pie plus court que les autres , venanC?
à fe renverfer , Tentraîna dans fa chute. Bon ^
dit alors le jeune homme qui atcompagnoit le
fofi, chaque chofe tient 4^ fon origine. Un offi-*
cier s'empreflant aufStôt à relever le calife ^ le
prit fi rudement par le bras y qu'il lui fie fair^
un cri« Bon , dit le même jeune homme qui
avoit déjà parlé , chaque chofe tient de fou
origine,
Haroun Alrafchid s'étant relevé , fe tourna
rers trois de fes vifirs qui étoient préfens :
Yifirs , leur dit-il , que faut-il faire à ce fofi î
Le premier vifir répondit : Sire , il faut mettre
en pièces cet impofteur , & Taccrocher à un
ganche pour apprendre aux autrçs hommes à v^
point mentir aux rois. En cet endroit^ le jeune
condudeur du fofi prit la parole ^ & dit ; Ce
vifir a raifon, chaque chofe tient de fon orî^ne^
Le fécond vifir ne fut point de Tavis du pre-
mier. Je voudrois , dit-il, qu'on le fît bouillît
tout vivant dans une chaudière , & enfiiitc
qu'on le donnât à manger aux chiens. Le jeune
homme entendant cela, dit : Ce vifir a raifo»,
chaque chofe tient de fon origine* Le calife
f;ôn4iJtà le ti^omème yi&c ^ qui iut d'un zxas^
y
Ï4^ C ON TES T U K C 5i
ferttîment» Sire^ dît-îî, il vaut mieux que Vétf*
majefté lui pardonne & le fafle mettre en
liberté. Fort bien^ dit encore le jeune homme»
chaque chofc tient de fon origine*
O jeune homme , dit alors Haroun eu re-«
gardant fixement le conduâeur du foii , pour-^
quoi avez- vous fi fouvent répété ces paroles?
mes trois vifirs ont été d'un avis différent, &
néanmoins après que chacun a parlé , vous
avez dit : Ce vifir a raifon , chaque chofe tient
4e fon origine. Vous n'avez point dit cela fans
myftère, expliquez-moi votre penfée. O roi, ré-,
pondit le jeune homme, votre majefté eft tom-*
bée, parce que le fofa fur quoi elle étoit affife,
a un pié plus court que les autres, & comme il
a été fait par un boiteux, j'ai dit ^uflitôt : Bon^
chaque chofe tient de fon origine. L'officier
qui vous a relevé & vous a pris fi rudement
par le bras , étant fils d'un renoueur , j'ai dit :
Bon, chaque chofe tient de fon origine. Quand
le premier vifir a jugé qu'il falloit accrocher
le fofi à un ganche , j'ai dit : Chaque chofe
tient de fon origine, parce que ce vifir eft fils
d'un boucher. J'ai répété les mêmes paroles
quand le fécond a opiné autrement , car étant
forti d^un cuifinier, il ne pouvoit juger d'une
manière plus conforme à fa race. Enfin, le troi-
ficme qui voui; a confeillé de pardonner ^ eft
dune
tf ime fiaiifaflce noble , ce qui m'a fait dire qud !
chaque chofe tenoit de fou origine.
Sire 9 pourfuivit 1^ jeune homme, après vôui
«ivoir donné cet éclairciflement , il faut que j^'
vous en donne un autre. Apprenez que je fuii *
le prophète EUe% Il y a fi long-tems que voui
(buhaitez de tne voir , que je n*ai pas voulu
vous refuier cette fatisfaâion. Mais fongez que
par-là j'accomplis la promefle que le fofi a eu
la témérité de vous faire« En acheVadt ces
paroles^ il difparut% Le calife ravi d'avoir vu
Elle , pardonna au coupable & lui fit mémer
tine penfion , afin que la néceflité ne ^obligeât
phis d*ufer de fourberie pour fubfifter commx)»*'
démenti
J*ai rapporté cette hiftoire , (eîgrteur , ajouta
la (ultaâe de Perfe , pour vous perfuader qud
vos vifîrs font tous des gens d'une naifTance
\^2ffe. Ne me dites point que demandant la
gfàce du prince > ils font voir qu'ils font formée
i\itï fang noble 9 de même que le trôifième
vifit qui cûnieilloit an calife de Bagdad de par*
donner au fofi% Le cas eft bien différent. Le
malheufeuit fofi n'avoit trompé Haroun que
pour fe procurer une vie aifée , & le tôr€
qu'il lui faifoit étoit peu côtifidérable j fon
crime n étoit pas indigne -de pardon ; maid
celui de NourgehaQ fait horreur» $*jil y a d«i
^€ G ô N t i s Tu R c s*
h générofîté à pardonner des fautes quand Tiift^ '
punlté ne faureit avoir de dangerèufes fuites »
c^eft une foiblefTe de laiffer impunÎ3 des crimes
<|uî en préfagent de plus grands. Si vos vifirs
vous parlent fi fokément en faveur du prince »
c'eft qu'ils font d'if^tèlligence avec lui. Les per-
fides veulent f^brifer fes détèftables projets.
Haâkin voyant que la reine parloit avec em-
portement, lui promit de faire mourir Nour-
gehan le lendemain. Le jour fuivant, le feptième
vifîr l'étant jeté au pié du trône , demanda la
mo du prince , & raconta cette hiftoire :
m
HISTOIRE
Du roi Quoutbeddin & de la belle
Ghidroukh.
U N roi de Syrie appelé Quoutbeddin , avoit
un vifir qui époufa une cachèmirienne , dont
il eut une fille d'une beauté ravi0ante. On la
nomma Ghulroukh (i). Le roi en ayant oui
parler , la voulut voir par curiofité , & il en
Çut fi charmé, qu'il la fit élever avec foin dans
fon palais. A mefqre qu'elle grandiifoit , il
- ' "
i I ) Ç'efi-â«dîce; joue df rofe^
f
I
f^pNbôit de ramôui^ dans fes yeux^ & infenli^^
4>Iefnent, tet amOur devint très-Vioïenh Dèi
•^ue 5ce prince 'étoit iftj iBOlnent éloigné d^efle»
\ â faiipiroit d^ennui^ Enfin il ne pouvoit vivre
fans Ghulroukh. Le phte & la m^ de -cettd
t:hartnaiite fille avaient atiflî l^out elle irab ten-
drèflè extrême* Us àuroie^nt fort feubaité dé
l'avoir auprès d'eux $ mais la crainte de d^lairt
au roi Us eiiipechoit de le j^kr d^y confeïiâr*
n aïtii^a un jour qtïe Quoutbeddlâ fit ïi
:^bauc}ie a:vec quelques-uns de fes béys; tt
s'enivra ; ic dans fôn ivreâe > il apperçut li
jeune Gbulroukh qui badinoit innocemment
avec un page. A cette vue 5 (aie d'une fureui
faloufe> il fit venir îe bourreau : Va c^fier-hl
tête a Qjhulroukh , lui dit4l ; & me fapportd
d;itis tiion àpparteïnent^
L'exécuteur etnmena cette innotehte VrftîhriSi
liors du )>a^aîs pow la décôler. H revîtit xpel^
^ue$ heures après thar^é d^une tête pâle ic
fàngbnte^ & dans tét état, îl (t préfenta devaht
ïe roi j qui lui dit : Remporte cette tête , jd
iiiis tontetit de toi$ que Ton te dbnne une
Irobe d'Ki^imeur pour avoir fi bien exécuté mei
ordres»
Le îeftdemaîn taatîri l te prince , qUaftd foli
ïvtefle fut pàffée , demanda où étôit Ghul^
touidu On lui répondit s Sirie , la nuit tiermèrt)
Kii
î^S Go NT K s Turcs»
vous avez ordonné au bourreau de lui tran-*
cher la tête. Il vous a obéi, & ei>fuite il Ta
jetée avec le cadavre dans un fleuve. A cette
réponfe , le roi fe mit à déchirer le colet da
la robe etw)ou(Iànt des cris & des hurlemens*
Il fe i^entit d'avoir cédé au premier mouve-
ment de fa colère , & il fe retira dans un lieu
^carté pour fe livrer en liberté à fa douleur.. ,
Le vifir, père de Ghulroukh, alla le trou-
ver. Le roi fentit redoubler fon affliâion en
Iç voyant. Ah, vifir, s*écria-t-il, qu*aî-je fait!
yptre fille , votre malheureufe fille ! .... Il ne
p^t achever, fes foupiris & fes larmes l'en em- -*
péchèrent», he vifir foupira auffi. & répandit
(des pleurs, après quoi il fe retira.
Quoutbeddin ne fit que gémir & s*affliger
durant deux mois. Il pailpit les nuits fans fer-«
iner la paupière , & difoit fans cefle : O mon
dïeu, faites - moi mourir ; la vie m'eft infup*
rpprtable, puifque j'ai perdu ma chère Ghul-
roukh. Il abandonna le foin du gouvernement,
& devint plus fec qu'un chardon ;du défert*
JEnfin il commençoit a perdre l'efprît , Iprfque -
le père de Ghulroukh entrant dans le cabinet
écarté ou il étoit , lui dit : O roi du monde ^
|ufqn'à quand ferez-voûs. po0edé d'un fi rfunefte '
défefpoir ? Je fuis père » ; & le tems m'a déji
• 1
^CôNTis TtfScy.
Ah , vîfir î repondît Quoutbeddin , que vous^
êtes peu fenfible ! pour moi, je ne puis recevoir
aucune cohfolation. Ce même tems qui a diffipé
votre douleur , ne fert qu'à irriter lï imienne;
il eft inutile de me venir donner des confeils ^
je ne veux point les écouter. Gouvernez mes
états à votre gré; choUiflèz-vous un autre maî-
tre , je ne prens ptSi de Jwirt à rien /je renonce
à mon empire; je détefte la lumière, puifque
Ghulroiikh ne la parta^ point avec tAou O
• , • • •
Ghulroukli !♦ matière de ma vie , qu*é'tes-vot^4
devenue ? je ne vous^ tiendrai plus^ fur meà
genoux. Je n'aurai plus le plaifir d'aditiirer' votre
beauté qui n'avoit point d*égale , & qiiî feule
pouvoit me éharmer.
A ces mots, le roî fé jeta par tetre, & fit
mille aftions infeafites.- Sfrè ,• lui dit* le vifir',
votre ma jéfté eft dans une (ituation dien dépto^
rable. Sî dieu touché de vos peines, vous ren-
doit nia fille , de quel ttîî fe verriez-vo^s ? Tai
pardonneriez-vous' (à faute ? O ciei l répondit
Quoutbeddin , quelle feroît ma joie , s*îl faHbit
pour moi' ce miracle ! je jure que j*époufef^oîs
Ghuîroukh ' , s'il ila"^ rendeit à ma téndreffe»
Hé^brèffi 'confoîez Vôiis, fiïe ;- t^^'ïqûa Ife vinr,
ioui' U rtveiTez'.'feii-mëm6-tenS*=ir-éteva la.
Voîx'y -«j^pela Bhlilfoukh , & abffit^" cett»
i»ett^ ^eHbnoe eattaâaas fo fisbitfet : wvâliifr
ide fe$ jilusi riehes^ habîn & plus venaeîtfe qx»
la. fleur dont elle portoit le nom*
,D '^borjd que le roi l-apperçut , iï s*évai^ouît,>
& r^excès de fa pie.peQfa lui ôter une vie qui
ayoits réiifte à la plui violente affliâion« Le
vifir courut quérir de Teau de rofe ; il.^n frotta
le fvifage.de Quoutt>e4din^ qui reprit peu^à-peu
fe$ elprite. Ce prince embrafe Ghulroukb
gyçkc t^anfport. K rafraîchij: & défïiltéra par fa
r>ie,, .foti foie que la privation, de cet objet
fiïj^é lypût brûlé. Epfui^ it demanda au vifîr
pajr q^e^l^ :l?e;ureufe adrefle il avoitpu dérober
Ghglroul^.îà t^iojufte^ fupplice auquel il Tavoit
ccmdafnnée dans fon ivrefle.
Sire , répondit le vi& , înftruît du cruel
oklr.^ auje iWQus ajvieE dpnn^' , je courus au
. ^OAifireau ^ |e lui 4repréfentai que cet ordr^
v§U^ ic^tf Qcbappîéi ëans le premier roouve-
A.
a>wtrdie ypêfn coM^^ »'î&^ <iue vous va\is en
iç^fentiri^i înfainil?4e^ent dans la fuite» Va ^
klLf4isT>}P s 4àns,les çiîjifons de la ville, çoupQ
h^iM^ 'è? (Quelque ftcuïi^ condamnée à perdre
k vie »^ tu la porteras au. roi , qui. dans Tétat
Qyf il..«ft> m s!àp|J§çp^ra,;pQinfr dç. la.troip-
pofi^ ïi^ewéUtfw ^ fait w que je lui^^ai ditj
j^i .^aqhéi nia fillQt vous V^y^:i cru. fforte i
*-ȴanjj>^M dft TQu$ ;fe rendre, i*ai voula
^♦j ■« «.
lire , par quelle innocente ni(é f ai fervi votnt;
amour.
Le roi Quoutbeddîn loua la prudence de
fon vifir, le combla de bienfaits, époufa folem»
nellement fa fille , la fit couronner reine de
Syrie, & vécut avec elle le refte de fes jours ^
toujours amoureux & content.
Après que le fepfi^ne vifîr de fempereiflt
de Perfe eut raconté cette hiftoire, it en fit
Tapplication , &. parla fi bien en faveur 4o
Nourgehan , que le roi Hafikin fortit du coMêil
fans rien dire au bourreau» Le foir, bt (vitmo
prit un air fier» Seigneur, dit^Ue, leme vous
preflèrai plus de faire mourir îe prince , je
vois bien que vous méprifez les confeils d'une
femme : ils ne font pas 'toutef(»s 1 jre jeter»
Craignez que je ne vous fafle quelcpie jour
le même reproche que te prophète MouËi fit
aux ifiraëlites dans une conjcuiâure que je xm
vous diret.
c
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Kiy
ïj'i' C ô N r E iTv± cV.
• • ■
WMmÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊmmÊÊÊBBmmmmÊÊm
HISTOIRE
^ 4 ••
Du roi d*Aad.
A.oudge-Ibn-Anaq , roi d*Aad, ayant appris
* que fë prophète Moufa, à la tète de fix cens
•milîe iÊraëlites, venoit lui prêcher Je }udaïfme^
mit une armée en campagne. Le prophète fut
4Ètr^ng€ttiétit furpris , lorfqu'appetcevant les
troupes * du roi d' Aad , il vit qu*il auroit à
-combattre des hommes dont les enfans avolent
•plusLdô>CÊnt pies de .haut. Son zèle fe ralentit
«n :pea. Avant que d'en venir aux voies de
*fait,.il voulut tenter la voie de la négociation*.
•xll envoya douze doâeurs haranguer Aoudge
.'& lai dire que c'étoit ^rand dommage que des
4iomqiei il bien fait& ne. connufTent point dieu»
Le compliment n'étoit pas difficile. à retenir^
îiéanmoins les dofteurs ne laifsèrent pas de
l'oublier en abordant A^oudge qui fe rognoit
Jes ongles avec une hache épouvantable.
Ce mqgftrueux roi voyant les douze dodeurs
du prophète fi effrayes , quils ne pouvoient
proférer une parole , fe prit à rire d*un€ fi
grande force , qu^ les échos en retentirent de
cinquante Ueue$ à la ronde , il le$ mit enfaitQ
'Contes Turcs. lyj
dans le creux de fa main gauche & les rctour-
:iiant comme des fourmis iavcc le petit doigt
de fa main droite : Si ces chétifs animaux-là
parloient , dit-il , nous les donnerions à nos
enfans pour fe jouer. Il les mit dans fa poche
'& marcha avec toutes fes troupes pour com-
battre les ifraëlitesv Quand il fut en leur pré-
fence, il tira de fa poche les douze doâeurs
qui ne furent pas plutôt à terre, qu'ils s'en-
fuirent bien vite & fans tourner la tête.
Les juifs épouvantés de Tcnorme grandeur
de leurs ennemis, abandonnèrent le prophètei
Leurs femmes voulurent envain les raifurer &
les animer au combat» Les timides maris les
entraînèrent dans leur fuite , en leur difant :
Fuyons , laiflbns faire le prophète , le ieigneiu:
n'a befoin que de lui-mcme pour opérer un
miracle.
Moufa refia donc feul , & feul marcha contre
le peuple d'Aad. Le terrible Aoudge l'attendit
fans s'émouvoir , ou plutôt s^avança au-devant
de lui ; puis le voyant à fa portée , il lui lança
une roche dont le prophète eût été écrafé , fi
dieu ♦n'a voit envoyé un ange fous la figure
• d'un oifeau , qui d'un coup de bec fendit la
roche en deux, de forte que le prophète n'en
fut pas bleifé. Alors Moufa, pour atteindre au
^^ant, par ua. effet prodîgîeqx de la toutes
'1/4 Contes T tr ïr c fc
puiffance , devint de foixante-dix coudées pïvtm
haut qu'il n'étoit naturellement. II fe lança en
Taîr de foixante-dix coudées , & de fa baguette
qui avoit foixante - dix coudées , il toucha le
genou d*Aoudge, qui en mourut fubitement. Le
peuple d'Aad prit auffitôt la fuite , & les ifraë-
lites revinrent offrir leurs fervices au prophète
qui leur dit : Puifque vous êtes des lâches»
qui n*ave2 pas eu le courage de fuivre les géné-
reux confeils de vos femmes , dieu vous fera
errer dans les terres du Teyhyazoufy pendant
quarante ans.
Vous n^avez pas plus de fermeté que les^.
îfiraëlites , feigneur , continua la reine Can-
2ade; vous me promettez tous les foirs que
vous ferez mourir le printe , & tous tes matins
vous avez la foibleffe .de vous rendre aux dif-
cours étudiés de vos miniftres : vous êtes comme
un rofeau que les vents agitent , vous penchez
tantôt d'un côté & tantôt d^un autre. Ne foyez
l^lus îrréfolu, feigneur, je vous û fuffifamment
(ait voir la nécèffité où vous êtes d^immolûr
Kourgehan à votre sûreté. Montrez que vous
êtes maître ; & déformais foyez fotu€ aux
prières de vos vîfirs. Ne m'en dites pas davan^
tage , madame , interrompit l'empereur , cjea
eft fait » demain Nourgehan périra*
Le jour fuivaot^JIaûldn entra au confeîL d^^
C o K ï ï s T u R c s; t^f
aîr furieux : Que l'on amène îcî mon fils, dît-il
au bourreau., & que fans plus différer on lui
abatte la tcte. O roi du monde! s*écria le
huitième vifir ^ en venant fe jeter au pié da
trône , tous vos vîfirs , vos fidèles efclaves ,
vous conjurent de fijfpendre encore le fupplice
du prince jufqu*à ce que vous ayez entendu
rhiftoire du bracmane Padmanaba; votre ma-
jefté pourra bien rentrer en elle-même, fi elle
Técoute avec attention. Je confens <ïue vous
me la racontiez , répondit le roi ^ mais après
cela, je ferai mourir mon fils.
■ ■ " ■ M
HISTOIRE
Du krachmane Padmanaha & du jeune
' - . Fyquau
OiRE, reprît le huitième vifîc, il y avok%tt«
trçfois dans la^ille de Damas: un veiideur de
fiquàa (I). Il avoit un fils de quinze à feîze
ans , qui fe nommoit Haflân , & qui pouvoit
palier pour un prodige., Cétoit un garçon i
yifage de lune, de* taille de cyprès, d*unè
^ ( U C cft une boifiôii^^m^^ 4'efS^Ht^eftii «: é»
tS6 COÎTTÏS TvVkCS0
humeur enjouée & d*un efprît très - agréable^
S'il chantoit , il raviflbit tout le inonde par la
douceur de fa voix , & s*il touchoît un luth , il
ctoit capable dé refflifciter mt mon. Ces talens
n'étoient pas inutiles à fbn père , qvk pour
vendre en quelque façon le plaîfir que donnoit
fon fils , vendoît fort cher fon fiquàa. Xe pot
qui n*en valoit ailleurs qu*un msftighir C i ) , (è
vendoit chez lui un aqtcba j mais' il avoit beau
renchérir cette boilTon , comme oaalleitdans fa
boutique plus pour voir fon fils gue pour boire,
la foule n'en étoit pas moins grande. L^on appe^
loit même fa maifon : Tchefchmé^ Abjf Hkayati
c*eft-à dire , la fontaine de Jouvence , à caufè.
du plaiCr que les vieillards y prenoient.
Un jour que le jeune Fiquaï chantoit & jouoît
du luth , au grand contentement de tous ceux
qui fe trouvoient dans la boutique , le fameux ^
brachmane Padmanaba entra pour fe rafraîchir.
Il «lue n^nqila pas d'admirei: Hatfaki ; & après
ravoir entretena, il fut charmé de fa convor-»*
fation. Il retourna dans la boutique non-feule^
inent le lendemain, îl quittoit même fes affaires
four y aller tous les jours ,.& au lieu^que les
s^utres ne . donnoient qu'ua aqtcka , il /doonoit
un fèquin. . . .
(i) Un manghir vaut un Uardi
Contés Turcs. t^f
Il y aVoit déjà long- tems que cela duroit^
lorfque le jeune Fyquaï dit à fon père : II
\ieat ici chaque jour un homme qui a Taie
d'un grand perfonnage ; il prend tant de plaifir
à me parler, qu'il m'appelle à tous momens
pour me faire quelque queftion , & quand il
fort il me taifTe un fequin« Oh ! oh ! répondit
le père , il y a du myftère là - deffous , les
intentipâs <ie ce grand, perfonnage ne fonc
peut-être pas fort bonnes* Souvent ces philo*-
fophes, ftalgré leur mine grave, font très-
vicieux. Demain , lorfque tu le verras , dis-lut
que je fouhait^ de le coiuioître, &is-le montet
dans ma chambre , je veux Tétudier j j*ai de
l'expérience, je démêlerai au travers de tous
fes difcours , s'il eft auifi fage qu'il alFede de
le paroître.
Dès le lendemain , HafTan fit ce que fon
père défiroit : il engagea Padman^ba à montée
dans fa chambra où Ton avoit préparé une
collation magniâque. Le vendeur de fiquàa fit
tous les honneurs imaginables au bracmane,
qui les reçut d'un ah: fi poli, 6c qui montra
tiant de fageflfe dans fon entretien , que l'on
ne douta plus qu'il ne fût un homme très-ver-
tueux. Après U collation, le père du jeune
HaiTan lui demanda de quel pays il étoit , où
U ]k)geoit ; Se fitôt ^u'U eut appris qu'il itolt
1^8 CoNfËS Tûhcs»
étranget , il lui dit c Si vous voulez deôlëUféf
îavec ûous ^ je vous donnerai un logement dan^
kna maifon. J^accepte Toffre que vous me faites ^
repondit Padmanaba, parce que c^eft uii pa-»
radis en ce inonde que de loger avec de bond
sttnis>
Le brachmatie établit donc (a deiheufe cheâs
!e vendeur de fiquàa» Il lui fit des préfetis con^
^dérables , & conçut enfin pour Haflati une f!
forte amitié ^ qu'il lui dit uft jour : O moâ
fils ! il faut que je vous ouvre mon *cœur ; )ô
vous trouve Tefprit propre aux fciences fecrètes s
il eft vrai que votre humeur eft, un peu trop
enjouée ; mais je fuis perfuadé que vous chan-
gerez 9 & que vous aure^ dans la fuite toutd
la gravité ou plutôt toute la mélancolie qui
convient aux fages^ aux myftères defquels jd
veux vous initier» J'ai deiTein de faire votre
fortune , & fi vous voulez m*accompagner hors:
die la ville, je vous ferai yoii* dès aujourd'hui
les tréfprs dont je prétens vous mettre ert
poifeâion. Seigneur , lui répondit Hafiàn y Voud
faveï que je dépens d^uti pèire } je ne puis faiis
ft permiflion aller avec vous. Le brachmane eti
parla au père, qui perfuadé de la fàgeflfe du
phtlofophe , lui permit d'emmener fon fils où il
jwi plairoit.
. Pa^man^ba fortit 4e la v.ill^'4e -Damas ^avee
Hafian ; ils marchèrent vers une mafufe , où
étant arrivés, ils trouvèrent un puits rempli
d'eau jufqu'aux bords* Remarquez bien ce puits ^
dît le brachmane y les richeilès que ie vous
deftine fom là -dedans. Tant pis , répondit le
jeune homme en fouriant. Hé comment les
pourrai-je tirer de cet abîme ? O. mon fils I
reprlt^Padmanaba, je ne fuis point étonné que
cela vous femble difficile , tous les hommes,
n'ont pas le privilège que j'ai ; il n'y a que
ceux que dieu veut faire participans des mer^
veilles de fa toute-puiflance , qui aient le pou-
voir de renverfer les élémens & de troublée
Tordre de la nature*
En même - tems il écrivit fur un papîec
«quelques lettres en langage hanfcrit , qui eft la
langue des mages des Indes , de Siam & de la
Chine* Il ne fit enfuite que jeter le papier dans
ie puits, & tout auâitât l'eau s^abaiffa & fe retua^
de forte que Ton n'en vit plus* Us entrèrent touSv
deux dans le puits où parut un efcalier par où ils
defcendirent jufqu'au fond* Ils trouvèrent une
porte de cuivre rouge fermée d*un gros cadenas
d'acier. Le brachmane écrivit une oraifon 8c ta
et toucher au cadenas qui s'ouvrit à Tlnfianté
Us poufsèrent la porte & entrèrent dans une
cave dû ils apperçurent un éthiopien des plus
Boirs* Il itoit debout^ & avoit unç maio pof^
1(50 Contes T u r c ^*
fur une grande pierre de marbre blanc* Si nôVA \
nous approchons de lui » dit le jeune Fyquaï^
il nous jetera cette pierre à la têtCé En effet ,
dès qujç Telhiopien vit qu'ils s'avançoîent , il
leva de terre fa pierre énorme , comme pour
la leur jeter; Padmanaba récita vite une courte
oraifon , & fouffla ; & l'éthiopien ne pouvant
réfîftet- à la force des paroles & du fovffle ,
tomba à la rertverfe.
Ils traversèrent la cave fans obftacle , &
pafsèrent dans une cour d'une vafte étendue,
au milieu de laquelle étoit un dôme de criftal
dont rentrée étoit défendue pat deux dragons
placés vis-à-vis Tun de l'autre , & dont les
gueules ou vertes voihiffoient des tourbillons
de feu. Hallàn en fut épouvanté» N'allons pas
plus avant , s'écria-t-il , ces horribles dragons
nous brûleroient» Ne craignez rien» mon fils,
dit le bfachmane ; aye^ plus de confiance en
moi & foyez plus hatdii La fupréAie fageffe où
je veux vous faire parvenir, demande de la
fermeté ; ces monftres qui vous effrayent, vont
difparoître à ma voix* J'ai le pouvoir de com-
mander aux démons & de difliper tous les
enchantemens. En difant pela ^ il* ne fit que*
prononcer quelques mots câbaliftiques , & les
dragons fe retirèrent dans deux trous» Alors
la pprté du dôme s'ouvrit d'elle-rmême tput-!.
à-coup»
J
GONTESTURCS. i^i
à-coup. Padmanaba & le jeune Fyquaï entrèrent,
& les yeux de celui-ci furent agréablement
furpris d*appercevoir dans une autre cour un
nouveau dôme tout de rubis , au haut duquel
ctoît une efcarboucle de fix pies de diamètre,
qui par la grande lumière qu'elle répandôît
par-tout , fervoit de foleil à ce lieu fouter-
rain.
Ce dôme n*étoît pas comme le premier, gardé
par d'effroyables monftres. Au contraire , fix
charmantes ftatues faites chacune d*un feul dia-
mant parpiflbient à l'entrée , & repréfentoient
fix belles femmes qui jouoient du tambour de
bafque, La porte compofée d'une feule éme-
raude , étoit ouverte & laiflbit voir un fallon
magnifique. Haflàn ne pouvoit fe lafler de con-
Cdérer tout ce qui s'offroit à fa vue.
Après qu'il eut bien examiné les ftatues &
le dôme par dehors , Padmanaba le fit entrer
dans le fallon dont le plancher étoit d'or maflîf,
& le plafond de porphyre tout parfemé de
perles. Là, mille différentes chofes toutes plus
curieufes les unes que les autres , occupèrent
les avides regards du jeune homme. Le phi-
lofophe le fit pafTer enfuite dans une grande
chambre quarrée ; il y avoit dans un coin un
gros monceau d'or ; dans un autre , un mon-
ceau de rubis d'une extrême beauté ; dans le
Tome XJ^L L
i62 Contes Turcs.
troifième , un pot d'argent ; & dans le qua«>
trîcme , un monceau de terre noire.
Au milieu de la chambre s'élevoit un trône
fuperbe , & il y avoit defliis un cercueil d'ar-
gent dans lequel repofoit un prince qui âvoît
fur la tête une couronne d*or enrichie de groflè^
perles. On voyoit au-devant du cercueil une
large plaque d'or fur laquelle on lifoit ces
paroles écrites eu caradères hieroglyfiques caba-
liftiques , dont fe fer voient les anciens prêtres
égyptiens : Les hommes dorment tant qu*ils viventi^
Us ne fe réveillent qi^k Vhevre de leur mort»
Que m^ importe à préfent d^avoir pojjédé an grand
empire avec tous les tréfors qui font ici ^ il ri y
a rien qui dure fi peu que la projpérité , &
toute la puijfance humaine fCefi que foiblefje*
O mortel infenfé , tandis que tu es dans le ber^
<tau branlant de ta vie , ne le glorifie point de
ta fortune , fouviens^toi du tems que fiorijfoient
les Pharaons, Ils ne font plus , & bientôt tu
cefj'eras d*ctre aujji-bien qu^eux.
Quel prince eft dans ce cercueil, dit Haiïân?
C'eft un de vos anciens rois d'Egypte, répondit
le brachmane ; c'eft lui qui a fait creufer ce fou-
terrain & bâtir ce riche dôme de rubis. Ce
que vous m'apprenez me furprend, reprit le
jeune homme. Et par quel bifarrerie ce roi a-t-il
fait conflruire fous terre Un ouvrage qui femble
Contes Turcs» 1^3
avoir épuifc toutes les richefles du monde ?
Tous les autres monarques qui veulent laifleç
à la poflérité des monumens de leur grandeur ,
les étalent au lieu de les cacher aux yeux.d^
hommes. Vous avez raifon , répliqua le brach-
mane , mais ce roi étoit un grand cabaliûe ;
il fe déroboit fouvent à toute fa cour pour
venir dans ce lieu faire dts découvertes dans
la nature. Il poffédoit plufieurs fecrets ^ &
entr'autres celui de la pierre philofophale ^
comme on le peut voir par toutes ces richelïè^
qui font ici , & qui ont été produites par c^
monceau de terre noire ^e vous aftpercevejc
dans ce coin, Seroit-il paffible, s*écria le jeune
Fyqi^ï j, que cette terre noire , eût fait tout
cela? î^*en doutez nulkment, répondit le brach-
jnane^ & pour vous le prouver, je vais vous
citer^4eu3Ç vers turcs qui renferment tout le
fecrat de h pierre philofophale. Les voici :
Wîrghîl Arous gharby Schahzadcy Khîtaya
Btr Tifi ola boultrdan Oiltan Kfaob rouyan.
Ceft-à-dire, à la lettre : ÎDqnne à l'époufée
d'occident le fils du roi d'orient ; vin enfant
naîtra d'eux, qui. fera le fultan des beaux vi-
. ftges. Je vais vous en dire le fens nayftique :
Fais corrompre par l'humide la terre sèche
adamique qui vient d'orient; de cette corrup-
L- • '..
15^ CoNtES TUfttJ.
tîoft , ' s*engendrera lé mercure phîlôfophîque ,
qui eft tout - puiffant dans la nature , & qxlî
engetidrera îé foleil & la hine , C:*eft-à-dîre >
i^r & logent; & Iotfqu*il lAontera fur fon
tfoné, il changera les cailloux en diamans Se
autres pierres précieufes. Le pot d'argent qui
eft dans ifn coin dé cette chambre, contenoit
Teau , c*eft-à-dire , Thumide dont on s*eft fervi
pour corrompre la terre sèche & la mettre en
l'état oiv elle eft. Si vous preniez de ce mon*
reati une poignée feulement , vous pourriez
tranfrauer en argent ou en or, fi vous vouliez,
îtoùslés métaux qui font en Egypte & toutes les
pierres des maifons , en diamans & en rubis.
Il faut avouer , dit Haflan , que voilà une
mervellleufe terre ; je ne m*étonne plus do voir
ici tant de richeffes* Elle eft encore plus admi-
rable que je ne vous le dis , répliqua le brach-
mane ^ elle guérit de toutes fortes de maladies :
qu'un malade exténué & tout prêt à rendre
• Tame , en avale un feul grain , il va fentir tout-
à-coup revenir fes forces , & il fe lèvera fur
le ciiamp plein de vigueur & de fanté. Elle a
encore une vertu que je préfère à toutes les
autres. Quiconque fe frotte les yeux de fon
fuc , voit les efprits de Tair & lei génies , &
a le pouvoir de leur commander.
• Apres tout ce que je viens de vous dire.
mon fils» continua-t-il 2 jugez des tréfors qui
vous font réfervés. Ils font fans doute incfti^
niables , dit le jeune homme ; mais en atteiv*
dant que vous me les fafliez pofTéder, ne puis je
pas en emporter une partie , afin de faire voir à
mon père combien nous fommes heureux d'avoir
un ami tel que vous? Oui, vous le pouvez, re*
partit Padmanaba , prenez tout ce que vous vou-
drez. Haiïan profitant de Toccafioci, (e chargea
d'or & de rubis, & fuivit le brachmane , qji^
fortit de la chambre oii étojt le roi d'Egyptçw
Ils traversèrent le beaafallon, les deux coursi,
la cave , où ils trouvèrent réthiopien encore
renverfc j ils tirèrent la porte de cuivra rouge
après eux, & le cadenas d'acieç â Tinflantmême
fe ferma tout feul. Ils moptèrent enGjite paç
Tefcalier ; & le puits , dès qu*Us furent dehors^
fe remplit d*eau & parut comme auparavant^
Le bracliniane remarquant que le jeune homme
étoit étonné de voir Teau revenue tout à-coup-,
lui dit : D*où naît cette furprife que vous faites
paroître î N*avez - vous jamais oui parler de
talifaians ? Non ,. répondit le jeune Fyquaï , Si
voua me ferez plaifir de m*apprendce ce que
c*eft« Je ne me contenterai pas de vous le direi»
reprît Padmanaba ; je vous enfeignerai même
quelque jour à en compofer. Cependant je vais
vaus expliquer ce que vous fouhaitez de favoir»
L uj
ï66 Contes Turcs.
Il y a deux fortes dé tallfmans ^ le cabàliftîque
& raftrologique. Le premier qui eft de la plus
iublime efpèce 5 produit fes effets merveilleux
par le moyen des lettres ^ des paroles & des
oraifons ; & le fécond découvre les fîens par
le rapport que les planètes ont avec les métaux.
Oeft dé la première • forte de talifmahs dont je
me fers ; elle m*a été révélée en fonge par le
grand' dieu Wiftnou ^ chef de tous les pagodes
tlu monde.
Sachez , mon fils l pourfuî vit-il , que les lettres
ont rapport aux anges ; qu'il n*y a point tle
lettre qui ne foit gouvernée par un ange , &
fî vous me demandez ce que c*eft qu*un ange,
je vous dirai que c*eft un rayon ou une émana-
tion des vertus de la toute -»• puiflance & des
attributs de dieu. Les anges qui réfident dans
le monde intelligible , commandent à ceux qui
habitent le monde célefte^ & ces derniers , à
ceux du monde fublunaîre. Les lettres forment
les mots , les mots compofent les oraifons , &
ce ne font que les anges repréfentés par les
lettres & affemblés dans les oraifons écrites ou
proférées, qui font ces prodiges qui étonnent
les hommes ordinaires.
Tandis que Padmanaba parloit aînfî au jeune
homme, ils s'en retournoient tous deux vers
la ville. Ils arrivèrent chez le vendeur de fyquàa.
Contes Tur c^. 167
qui fut charmé lorfque fon fils lui montra Vot
& les pierreries dont il étoit chargé. Ils cef-
sèrent de vendre du fyquàa , & commencèrent
à vivre dans l'abondance & dans les plaifîrs.^
Or, HafTan avoît une belle-mère d*une humeur
avare & ambitieufe* Quoiqu'il eût apporté des^
rubis pour des fommes immenfes » elle craignit
de manquer d'argent y & elle lui dit un jour i
O mon fils , fî nous continuons de vivre comme
nous vivons , nous ferons bientôt ruinés. N'ayea.
point d^inquiétude là-deffiis , ma mère , lui ré-
pondit^l y la fource de nos biens n*eft pas
tariç. Si vous aviez vu tous les tréfors que le
généreux Padmanaba me deftine , vous n^aurîez
point cette crainte vaine. La première fois qu'iï
me mènera au puits , je vous apporterai une.
pincée de terre noire qui vous mettra Téfprit
en repos pour long-tems. Charge- toi plutôt
d'or & de rubis , reprît la belle-mère , f aime
mieux cela que toutes les terres du monde*.
Mais Haflan , ajouta-t-elîe , il m*^eft venu une
penfée; puifque Padmanaba veut te donner tous
ces tréfors, que ne t'apprend-il: toute'sles orai-^
fons néceflTaires poyr defcendre dans l'endroit
où ils font ? S11 alloit à mourir fubitement ^
voilà toutes nos efpérances évanouies. D'ailleurs,
nous ne ûvons pas s'il ne s^ennuiera point de
vivre avec nous» Peut-être eft^il fur le point
JUiv
i69 Contes Turcs*
de nous quitter & d*aller faire part à quel qu'autre
de ces rîcheffes. Pour moi , mon enfant , je
fuis d*avîs que tu prelTes Padmanaba de t'^p-
prendre les oraifons , & quand tu les fauras ,
nous le tuerons , afin qu'il ne découvre à nulle
autre perfonne le myftère du puits^
Le jeune Fyquaï fut effrayé de ce difcours:
O ma mère ! ' s'écria-t-il y qu'ofez-vous propo-
fèr? pouvez-vous former un fi noir attentat?
Le brachmane nous aime, il nous accable de
bienfaits ; il me promet des tréfors capables
d*airouvir Tavarice des plus grands monarques
de la terre ; & pour prix de toutes fes bontés ,
vous voulez lui ôter la vie ! Non , quand je
devrois retomber dans mon premier état &
vendre du fyquàa toute ma vie , je ne puis con-
tribuer à la mort d'un homme à qui j'ai tant
d'obligation. Vous avez de fort beaux fenti-
mens , mon fils , répliqua la belle-mère ; mais
il ne faut confulter que nos feuls intérêts* La
fortune nous préfente une occafion de nous
enrichir pour jamais, ne la laiflbns point échap-
per. Votre père , qui a plus d'expérience que
vous , applaudit à mon deffein , & vous devez
auffi l'approuver. Haffan continua de témoigner
beaucoup de répugnance à entrer dans cette
cruelle réfolution ; néanmoins comme il étoît
jeune & fecîle , fa belle mère lui repréfenta
Contes Turcs* 169
tant de chofes , qu'il fut aflfez foiblc pour fe
rendre* Hé bien 1 dît-il , je vais trouver Pad-
manaba & l'engager à m'apprendre les orai(bns«
Effeâivement, il alla fur le champ le chercher,
& il le prefla tellement de lui enfeigner tout
ce qu'il falloît faire pout defcçndre dans le
fouterraîn , que le brachmane qui avoit une
extrême tendrefle pour cet enfant , ne put s*en
défendre. Il écrivît chaque oraifon fur un pa-
pier , en marquant précifément Tendroit où il
la falloît prononcer avec toutes les autres cîr-
confiances cabaliftîques , & puis il les donna
au jeune homme.
AufEtôt que celui-ci fut les oraîfons , il en
avertit fon père & fa belle- mère, qui prirent
jour pour aller tous trois vifîter les tréfors, A
notre retour , dît la belle-mèré , nous tuerons
Padmanaba. Le jour venu, ils fortirent de leur
maifon fans dire au brachmane où ils alloient.
Ils marchèrent vers \à mafure. Dès qu'ils y
furent arrivés , Haffan tira de fa poche le papier
où étoit écrite la première oraifon ; il ne l'eut
pas jetée dans le puits ^ que l'eau difparut. Ils
dépendirent par l'efcaliér jufqu'à la porte de
cuivre rouge. Le jeune homme fit toucher une
autre oraifon au cadenas d'acier qui s'ouvrit,
^ ils poufsèrent la porte. L'éthiopien qui parut
debout '& prêt à jeter fa pierre de marbre
«7* COKTES TUKCS.
blanc 5 caufa quelqu'effroi au vendeur de fy quàa
& à fa femme ; mais Haffan récita vîte la troî-*
(ième or^fon & fouffla ^ & Téthiopien tomba
par terre. Enfin ils traverfent la cave, pénètrent
dans ta cour où eft le dôme de criftal, le jeune
homme oblige les dragons à fe retirer dans
leurs trous. Ils s'avancent enfuite dans la féconde
cour ; ils paflênt par le fallon , & entrent dans
la chambre où font les rubis , Tor , le pot d*ar-
gent & la terre noire. La belle-mère fit peu
d'attention au cercueil du roi d'Egypte , & ne
s*amufa point à lire Tinfcription morale qui
étoit fur la plaque d'or. Elle ne daigna pas non
plus regarder le monceau de terre noire dont
fon beau-fils lui avoit dit tant de bien. Elle
fe jeta avidement fur les rubis , & en prit une
fi grwde quantité , qu'à peine pouvoit - elle
marcher. Son mari fe chargea d'or , & Haflàn
fe contenta de mettre dans fes poches deux
poignées de terré noire, réfolu d'en faire l'eflài
à fon retour.
Ils fortirent après cela tous trois de la cham«
bre du roi d*Egypte. Accablés fous le poids
des richefles qu'ils emportoîent, ils traverfoient
gaiement la première cour , Iwfqu'ils virent
paroître trois épouvantables monftres qui ve-
noient droit à eux. Le vendeur de fyquàa Se ùt
femme , faifîs d'une mortelle crainte , fe tour-
GoyTBsTURCJ. 171
tièrcnt vers Haflan , qui n'ayant pas d'oraifon
pour chafTer ces monftres , ne fut pas moins
cflfrayé qu*eux. Ah ! belle-mère injufte & mé-
chante , s*écria-t il , vous êtes caufe que nous
allons périr. Padmanaba fans doute a fu que
nous fommes venus ici ; peut-être même a-t-il
découvert par fa fcience , que nous avons conC>
fUré (a mort ; & pour nous punir de notre
mgratitude, il nous envole ces monftres pour
nous dévorer. A peine eut-il achevé ces paroles,
qu'ils entendirent en Taîr la voix du brachmane
qui leur dit : Vous êtes tous trois des mifé-
rables indignes de mon amitié ; vous m'auriez
ftté la vie , fi le grand dieu Wiftnou ne m'eût
pas averti de votre mauvaîfe intention. VoUs
allez éprouver mon jufte reflentîment , vous,
femme , pour avoir conçu le deflein de m'aCTaf-
finer 5 & vous autres , pour avoir été capables
de fuivre le confeil d'une femme dont vous
auriez dû détefter la méchanceté. A ces mots,
la voix cefla de fe faire entendre , & les trois
monftres mirent en pièces le malheureux Haflan j
fon père & fa coupable belle-mère.
Cette hîftoire vous apprend , fire , ajouta le
huitième vifîr , que vous ne devez point écou-
ter la reine qui vous porte à faire mourir Nour-
gehan , parce que s'il n'eft pas criminel , le ciel
vous punira comme complice du deflein derli
fji CoK^Bs Turcs*
fultane » de même que Padmanaba punît HaiËin
& fon père , quaiqu*ils tfeulTent fait qu*acquief-
cer au fentîment de la belle*mère. Uempereut
fut touché du récit de cette hiftoire & dit :
Mon Êls ne mourra point que je n*aie des preuves
évidentes de fon crime.
Hafikin alla prendre le plai(îr de k chaflô ,
& le folr à fon retour , la fultane lui dit : Vous
avez donc encore pardonné à Nourgehan? Afa«
dame , répondit le roi , avant que de le faire
mourir, je veux être affuré qu'il mérite la mort*
Hé , feigneur ^ reprit la princeffe , iî vous ne
voulez point ajouter foi à mes paroles, (î mon
témoignage vous eft fufpeâ, croyez -en le
fîlence de votre fils & la fuite de fon précep-
teur. Pourquoi Aboumafchar s*eft-il retiré de
la cour ? Il a fans doute découvert la paffîon
& le mauvais caraâère du prince, & il a craint
qu'on ne lui reprochât de l'avoir mal élevée
Quelle autre preuve pouvez - vous avoir d'un
attentat commis en fecret? Quand il n'y a pas
de témoins qui dépofent contre un criminel,
doit-il pour cela échapper à la rigueur de la
jùftice ? Non , feigneur , au défaut des témoins
il faut le condamner fur des indices & même
fur des foupçons. Les préjugés alors tiennent
lieu de preuves.. C'eft ce que je vais vous
perfuader fi vous me permettez de vous raconter
CoNTHS Turcs* lyjf
rhlfioîrè du fultan Âqfchid* Je fuis prêt à vous
écouter , madame , dit le roî ; en méme-tems
elle la conta de cette manière :
HISTOIRE
Du fultan Aqfchid.
Aqschid, fultan d*Egypte, fe voyant par-
venu à une extrême vîeillefle, & fentant appro-
cher le dernier }our de fa vie ^ ailèmbla fes
trois fils & leur dit : Mes enfans , je paroîtrai
bientôt avec mes ceuvres devant le tribund
de dieu ; mais avant que Tange de la mort
vienne mettre la tête fur mon chevet , je vous
ordonne de faire mes funérailles. Je veux voir
de quelle manière vous vous en acquitterez
quand j'aurai ceflTé de vivre. Contentez ma
curiofité ; allez tout-à-rheure commander de
ma part à tous mes vifirs , qu'ils envoient en
diligence avertir tous les cans & les rois mes
voifins , ou mes tributaires , de • fe trouver à
cette cérémonie. Enfin , que rien n'y manque >
*& qu'elle fe faffe avec la même pompe que fi je
nMtoîs plus au monde. Les trois princes à ce
dîfcours y fe prirent à pleurer èc fe difposèrent
toutefois à obéir au roi leur père«
174 Contes Turcs.
Les viGrs ne manquèrent pas de donner tout
les ordres néceilàires pour cette trifte fête dont
le jour fut arrêté. L^ béys firent tous les pré-
paratifs que Ton attendoit d'eux ; de forte que
tout étoit prSt lorfque ce jour arriva^ Le palais
fut tendu 4e d^uil. On rangea en bataille dans
la place tous tes foldats de la garde qui étolent
au nombre de cinquante mille hommes; & on
leur diftribua la paie dans des bourfes d'or.
Puis tous les béys entrèrent dans la chambre
du fultan qui étoit couché fur fon lit ^ ils I«
prirent & le portèrent fur le trône devant lequel
quatre vifirs posèrent un cercueil fous un dais
magnifique & foutenu en Tair par quatre princes
£ls de rois. D'abord ^ iix béys commencèrent
à répandre par - tout des poignées de terre
•priiè dans le palais & entremêlée d'une infir
nité de p^ti^s çiorceaux de taffetas de toutes
£ortQ$ de couleurs. Enfuit;e les trois fils du fui-
tan vinrent parer le cercueil d'une prodigieufe
quantité de pierreries, & mirent deffus la cou-
jronne d'Aqfchid enrichie de gros diamans qui
cblouiffoient.
9
Après cela, quatre grands cans, c'eft-à-dîre^
quatre princes fouverains tartares, prirent cha-
cun un pié du cercueil , & l'appuyèrent fur
leurs bras. Les chécs ou doâeurs & lés der-
viches marcboient au-devant du cercueil en
/' .
CONTIS TURCJ* tjf
chantant des pfeaumes Les zahides ou folitaire^
les fuivoient> & Tûn d'entre ceux-ci monté
fur un chameau feitielle fellé, portoit Talcofan
avec beaucoup de refpeâ. Les princes^ enfans
de rois y les grahds cans & leurs fils marchbieiit
à côté du cercueil 9 & immédiatement après ^
deux cens joueurs de tambours de bafque qui
frappant fur leurs tambours d'une tnanière pi<*
toyable , chantotent des vers à la gloire du
roi ; puis iàterrompatittout-à^c^up leurs chants »
ils crtoîônt tous enfemble à gorge déployée :
O deftin cruel ! ô malheureux . jour I le roi It
plus jufte des rois» le conquérant des empires^
l'exterminateur de& ennemis, & le noiurriciec
des amis, eft mort« Après ce cri , ils jetoîent
à pleines mains fur le cercueil des amandes
teintes en noir.
£nfuite de ces joueurs de tambours paroifr
foient cinquante viCIrs avec de longues robes de
deuil noires & bleues , & derrière eux venaient
les béys qui avoient tous à la main des arc^
rompus. Ils étoient fuivis de dix mille che^
vaux à felle 8c bride d'or qui avoient tous la
queue coupée , & que menoient en leflè diiç
mille efclaves noirs tous revêtus de facs bleus*
On voyoit enfin toutes les files du férail »^ le
vifage barbouillé de noir & de bleu, & les che-
veux épais , terminer la marche du convoi en
1^6 CONTESTUKCS^
Ëdiànt des cris & des hurlemens épouvantables.
A ce .fpedacle , le vieil Aqfchid poufla un
profond foupir & s'écria : J^ai vu mes obsèques
avant ma mort ! Il ordonna enfuite qu'on IVii-.
dât à defcendre du trône , & lorfqu'il en fut
defcendu , il ramaila une poignée de cette terre
que les béys avoient répandue , & il s'en frotta
la tête & la barbe en difant : Que la terre
foit fur un homme comme moi , qui pendant
un fi long règne n'ai rien fait dont la poftérîté
puKfe conferver le-fouvenir. Puis il fe tourna
vers fes vifirs ; Je veux, leur" dît-il, faire des
fondations. Ecrivez. Le grand - viCf fe difpofa
à écrire , & le fujtan lui diâa les paroles fui-
vantes : Premièrement, je laiffe un million deux
cent vingt mille afpres (i) pour faire bâtir un
hôpital pour les mufulmans affligés de la groffe
galle. Secondement, je donne la même fomme
pour fonder un collège où l'on apprenne à tirer
de l'arc & à jouer au mail. Troifième fondation,
j'ordonne que l'on établifle un nouveau cara-
vanfërail rempli de femmes noires pour le fer-
vice des voyageurs blancs , & pour cet effet ,
je veux que Ton prenne chaque jour dans mon
tréfor cinq cens dinar es (2). En quatrième &
( 1 ) Ou uti aqtfcha , c'efi à-tiirc , un Col.
(1) Dinare, efl un ducat d*or de fept francs.
dernier
r
C O N T E s T U R C 5. 177
j dernier lieu , je commande que Ton fafle des
bains pour fervir de retraite aux femmes répu-
diées, jufqu'à ce qu*elles aient trouvé des huilas
pu llcitateurs ; & pour cela je laiife neuf cens
mille afpres.
Quand le roî eut fait ces pieufes & chari-
tables fondations , il Te fit apporter & lire les
cahiers de Talcoran ; il donna mille dinares au
jedeur, cinq cens à chaque zahide & dervi-
che , & les aveugles & les boiteux en eurent
chacun cent. On préfenta enfuite le feftin niorr
tuaîre. On fervlt les viandes dans des vafef^
d*or , & Ton difoi.t à tous ceux à qui ils étoienf
offerts : Le vafe eft auffi pour vous, il vous ,
eft permis de remporter. Après le banquet ,
Aqfchîd mit en liberté toutes les filles efclaves
qui fe trouvèrent en fon palais.
Telle fut la cérémonie que fit faire ce fultan ,
& qu'il fallut recommencer le lendemain; cac
il tomba malade le même jour. Il fe coucha,
& Tentant approcher fon dernier moment , il
appela les trois princes fes enfans : O mes fils !
leur dit il , j*ai caché dans le coin de mon
cabinet, en entrant à main gauche, une boëte
où il y a les, plus belles pierreries du monde,
je vous ordonne de les partager également entre
vous lorfque je ferai mort , & que vous aureï
rendu à mon tombeau les foins que vous lui devez«
Tome Xri. M
178 Côntês Tuncf.
Le roi mourut ; mais le plus jeune de fes ftls
impatient de voir la bofite dont il avoît entendu
parler , alla feul dans le cabinet , la trouva ,
& fut tellement charmé de la beauté des pier-
reries, qu'il réfolut de les garder & de.fou^
tenir qu'il ne les avoît pas prifes. Cependant,
îes deux autres princes après les funéraïll»
tf Aqfchid , touchés de la même curiofitè que
leur frère , coururent au cabinet. Ils fie Te con*-
tentèrent pas de vifiter le coin en entrant à
main gauche , ils cherchèrent par-tout , & il$
étoient fort furpris de voir leurs recherches
Vaines , quand le troifième prince arriva : Hé
bien, mes frères, leur dît-il, les pîerrerîes font-
^lles belles? Vous le faveï mieux que nous,
répondit Taîné, je Ç\x\s fort trompé fî vous ne
les ayez pas dérobées. Ah vraiment, reprit le
^lus jeune prince , vous me faites un plaifant
conte ; vous les avez enlevées vous-même , 2c
Vous venez m*accufer. Ecoutez , mes frères ,
interrompit le fécond prince , il faut abfolument
que Tun de nous trois les ait volées, parce que
nuîîe autre perfonne que nous n*a Ja liberté
d*cntrer dans ce cabin :t. Si vous voulez m*en
croire, nojs enterrons chercher le cadi , qui
paflc pour l'homme du grand 'Caire le plus fin
& le plus pénétrant , il nous interrogera &
'découvrira peut-être le voleur. Les deux autres
l
■ CONTBSTURCS. I<fj|.
princes y confentîrent ; ils firent venir le cadî
qui leur dit après avoir entendu de quoi il s'a-
gîflbit 2 Mefleigneurs mes princes, avant que
je dife lequel de vouç trois a pris les pierre-
ries, je vous fuppiie d'écouter avec attention,
rhiftoîre que je vais vous raconter.
Il y avoit autrefois un jeune homme qui.
aimoit paifionnément une jeune fille dont il
étoit aimé. Ils fouhaitoient tous deux qu'uo
heureux mariage les unît ; mais les parens de
la fille avoîent d*autres vues fur elle; ils Tac-,
cordèrent à un autre homme , & ils ctoieht
prêts à la lui livrer , Iprfqu'elle rencontra celui
qu'elle chériffoit : Vous ne favez pas ce qui h
paffe , lui dit- elle en pleurant; ma famille m«
donne à un homme que je n'ai jamais vu ; il faut
que je renonce à la douce efpérance d'être à
vous, quelle dure néceffité ! Ah ! ma reine, s'écria
l'amant déféfpéré, ma fultane , que m'apprenez-
vous ? Eft-il bien poffible que l'on vous enlève
à mes vœux ? O ciel ! que vais - je devenir ?
En aclievant ces paroles, les larmes lui vinrent
aux yeux. Ils commencèrent à fe plaindre de
leur malheur , ils s'attendf iflpient l'un & l'autre ;
mais tandis que l'amant ne fongeoit qu'à s'affli-
ger , l'amante avoit la bonté de fonger à foula-
ger fon afflidion. Modérez cette vive douleur ,
lui dit-elle , je vous promets que la première
Mij
YSd Contes Turcs.
îîuit de mes noces , avant que je couche aVee
mon mari , je vous irai trouver chez vous. Cette
promefle confola un peu l'amant qui attendît
cette nuit avec beaucoup d'impatience.
Cependant les parens de la fille faifoient les
préparatifs des noces; & enfin ils la marièrent
avec rhomme qu'ils lui avoient deftiné. Il étoît
nuit , & déjà les époux retirés dans la chambre
nuptiale , fe difpofoient à fe coucher , lorfque
le mari s'apperçut que fa femme pleuroit amère-
ment, Qu'avez-vous , madame , lui dit-il, quelle
éft la caufe de vos larmes ? Si vous aviez de
la répugnance à vous donner à moi , que ne
me l'avez- vous déclaré plutôt ? je ne vous au-
rois point époufée par fqrce. La dame lui ré-
pandit qu'elle n'avoit nulle averfion pour lui*
Si cela eft, madame, reprit-il, pourquoi donc
vous affliger? dites-le-moi, je vous en conjure.
Enfin il la prelTa û fort , qu'elle lui avoua qu'elle
avoit un amant ; mais que l'amour qu'elle avoît
pour lui étoit moins le fujet de fon chagrin & de
fes pleurs, que rimpoffibilité où elle fe trouvoit
de tenir la parole qu'elle lui avoît donnée.
. Le mari étoit un homme de bon efprit &
d'une humeur fort agréable. Il admira la fim-
plicité de fa femme, & lui dit : Madame, je
vous fais (î bon gré de votre franchife , qu'au .
iitu de vous reprocher d'avoir fait cette pro-
r
Contes Turcs. îB-é
meffe îndifcrète, je veux voiis permettre de
raccompKr. Quoi , feîgneur ! interrompit-elle-^
fort fur prife ^ vous pourriez confentir que j'aF-
lafle chercher mon amant ? Oui , j*y confens ,
repartit le mari , à condition que vous ferez
revenue ici avant le jour, & que vous promet-
trez que jamais vous ne ferez de pareiltes^ pra-
meffes à perfonne. Comme vous êtes femme de
parole , j'en ferai quitte à bon marché. Elle luE
jura que s'il étoit affez complaifant pour lui
pafTer cette fortîe , elle lui feroit toujours,
fidèle , & que ce feroit la dernière fois qu'elle
parleroit à fon amant. Sur la foi de ce ferment ^
lé mari alla lui-même fans bruit ouvrir la port^
de la rue , ne voulant pas qu'aucun domeftiqu^
fût cette aventure, & la dame fortit avec fe$
habits de noces couverts d'une aflez grande
quantité de perles & de diamans.
A peine eut-elle fait vingt pas , qu*èlîe: ren*-
contra un voleur , qui voyant bf ilfer au clair
de la lune les. pierreries dont elle étoit paréev
s'écria tout tranfporté de joie : Ah, quel bon-
heur! à fortune, que ne te dois- je point, de^
m'offrir en un moment de quoi m'ehrichir i
A ces mots , il s'approche de la femme , Tar»
rête & fe prépare à la dépouiller ; mais venant
à l'envifager tqut-à-coup , elle lui parut fi belle »
qu'il en demeura tout interdit : Que voi?-jei
M îij
iBz Contes Turcs.
dit41 , ce n'aft point une îllufion qui me féduît;
ô ciel ! peut * on trouver à la fois tant de
.HcheiTes & de beauté ? Quels tréfors ! quels
charmes ! je ne fais par où commencer. Mais ,
madame 5 ajouta-t-il , faut* il que je me fie au
japportde mes yeux enchantés? Par quel ca-
.price du deftin une dame fi charmante & fi
xiçhement habillée ^ marche-t-elle feule & à ces
heures dans la rue? La femme lui conta la
chofe ingénument ; le voleur Técouta avec fur-
prife ; Hé quoi ! madame , lui dit - il , votre
mari a eu pour vous cette complaifance , &
pour effuyer vos pleurs , il a bien voulu céder
k un autre la plus délicieufe de fes nuits. Oui,
feigneur , répondit-elle. En vérité , madame ,
répliqua le voleur , le trait eft Cngulier. J'en
fuis charmé ; & comme j'aime à faire aulfi des
aâions finguUères^ je ne veux toucher ni à
vos pierreries ni à votre honneur; je vous laiffe
continuer votre chemin : je veux être un auffî
extraordinaire voleur que votre mari eft un
mari extraordinaire. AUex trouver votre heu-
reux amant ; mais je vais vous conduire & vous
cfcprter , car vous pourriez rencontrer quel-
que voleur moins extraordinaire que moi. A
ces mots^ il la prit par la main & l'accompagna
jufqu^à la maifon de Tamant ; puis il lui dit
adieu & fe retira.
CONTKS TURCà igjf
CUe frappe à ta porte. On lui ouvre» Elle
ibonte à la chambre de Tamant ; il eft fort
étonné de la voir. O mon cher feigneur^ lui
dit*etle 9 je viens tenir la parole que }e vous u
donnée • j'ai été mariée aujourdliui* £t com**
ment , s'écrie le jeune homme , avez-vous pu
vous dérober à l'impatiente ardeur d'un époux ?
Vous devriez » ce me femble , être en ce mo-*
ment dans Ces bras* La dame alors lui fit un
aveu fincère de ce qui s'étoit paiTé entr'elle Se
fon mari.
li'iamant n*en fut pas moins fùrpr» que Tavoit
été le voleur. £ft-il poffîble, madame, lui dit-il^
que votre mari vous ait permis d'accomplir une^
promefTe qui le déshonore & qui lui ravit mu
bien dont (on imagination a du fe former U
plus agréable idée? Oui ^ mon cher amaqt^
reprit la femme y il confent que je comble vo^
défîrs pour dégager ma parole ; mais vous n'êtes
pas feulement redevaUe à mon mari de ce
bien qu*il vous abandonne , vous le devez en-
core à la généroGté d'un voleur que j'ai ren^
contré en venant ici. Kn meme-tem^ elk lui
rendit compte de l'entretien qu'elle avoit eu
avec le voleur. Lz furprife de^ l'amant en re-
doubla : Dois^îe croire-, dit-it, ce que j'entens l
Un mari a ta bonté d^iutorifer une pareille
démarche i \x^ voleur eft aiïez généreux pour
M iv
î84 CoKTEs Turcs. ^
ne vouloir pas profiter de la plus belle occa-
fîon que le hafard puifle jamais lui offrir. L'aven-
ture fans doute éft nouvelle' & mérite d*étre
écrite. Tous les fiècles à venir Tadmircront ;
maïs pour augmenter encore Tadmiration de la
pofîérté, je veuv imiter le voleur & le mari,
je fuivrai leur exemple. Ainfi , madame , je
vous rens votre parole , & trouvez bon , s*il
vous plaît y que je vous conduife chez vous.
£n difant cela ^ il lui donna la main & la mena
jufqu'à la porte de fon mari où ils fe répa-
rèrent. La dame entra ^ & Tamant s'en retourna
chez lui.
Dites-moi préfentement , mes princes, pour-
fuivit le cadi du Caire , lequel des trois vous
trouvez le plus généreux, du mari, du voleur,
ou de Tamant ? Le prince aîné dit que celui
qu'il admiroit le plus , étoit le mari. Le fécond
prince foutint que Tamant étoit le plus admi-
rable. Et vous , monfeîgneur , dît le cadi au
trolfième frère. qui gardoit le filence , de quel
fentîmcnt êtes -vous? Il me paroît, répondit
ce jeune prince , que le voleur eft le plus
généreux : je ne conçois pas comment il a pu
réijP^er aux charmes de la dame & fe défendre
furtout de la voler. Les diamans dont elle étoit
parée , dévoient puiflfàmment tenter fon ava-
rice ^ & il eft étonnant qu'il ait été capable dd
C ON TE S Tv R C S. ^ xSf
.remporter fur lui une fi grande viâoîre. Prince,
lui répliqua le cadi en le regardant fixement,
vous admirez trop le pouvoir que le voleur a
eu fur lui, pour que je ne vous foupçonne point
d'avoir pris les pierreries du feu roi votre
père. Vous venez de vous découvrir. Avouez-
le, feigneur, qu'une mauvaife honte ne vous
retienne pas ; fi vous avez été affez foible pour
céder à un mouvement d'avarice , vous pouvez
expier votre foiblefle en Tavouant. Le prince
rougit à ce difcours , & confeûa la vérité.
La fultane de Perfe ne raconta point inutî*
lement cette hiftoire. Les mauvaifes confé-
quences qu'elle en tira , ébranlèrent Hafikin ,
& elle acheva de le déterminer par ce difcours :
Seigneur , vous êtes plus près de votre der-
nier jour que vous ne penfez. Votre fils , ce
méchant fils dont vos vifirs vous font prolon-
ger la vie par leur dangèreufe éloquence ,
vous plongera dès demain peut-être un poignard
dans le cœur. Hélas ! ajouta-t-elle , que devien-^
drai-je fi vous périflez? Mais que dis- je,' que
deviendrai- je ? Je me foucie peu de ma vie, je
ne crains que la mort de mon roi , d'un mari
que j'aime uniquement. En difant cela , elle fe
mit à pleurer , & fes grimaces firent une fi vive
impreffion fur l'empereur , qu'il s'écria tout
attendri : Eiïuyez vos pleurs , belle fultane ;
i96 CcKTSsTirmcft
je ne pardonnerai plus à mon fiits ; il n^tft qim
trop coupable, puifqu'il (ait couler vos larmes*
Allons nous repofer» & foyet perfuadée que
demain, dès que le mouton blanc aura chaift
le mouton noir jufqu'au fond de la terre d'oc-^
cidt^nt, je ferai trancher la tête à notre enneoii
commun.
L'empereur en effet fe levi le jour ùwnnt
dans la rcfolution de contenter la reine. II
i^afltt fur fon trône & ordonna au bourreau
de lui amener le prince* Le neuvième vifir ne i
manqua pas de s'avancer pour demander la vie
de Nourgchan; mais le roi lui impo(à filence»
$c lui dit en colère : Vifir, il efl; inutile que
vous me parliez en faveur de mon fils, fa mort
eft réfolue. Alors le vifir tira de fa poche un
papier plié, & le préfentant à ^empereur : Du
moins , fire , reprit • il , que votre majefté fe
fa0e lire ce papier, & qu'elle voie ce qu'il
contient , vous ferez enfuite ce que vous juge*
rez à propos. Hafikin prit lui-mém.e le papier»
le déplia & lut ces paroles : O roi fag^ &
toujours heureux , je me Juis fait une étude
particulière de Vaftrologie ; 'foi tiré Vhorofcopû
du prince : foi trouvé qu^il doit être quarante
jours dans un extrême périL Garde^^vous de
le faire mourir avant qi^ils foient écoulés. Tou$
les autres vUirs joignirent leurs prières à cet
Contes Tukcj. Ï87
avis. O roi , dîrent-îls , pour Tâmour de dieu ,
attendez que les quarante jours foient pdffés,
vous vous faurez bon gré d'avoir eu cette pa-
tience. Oui , (ms doute 9 ajouta le neuvième
vifîr , fi le roi veut me le permettre , je lui
raconterai une hiftoire qui a quelque confor-
mité avec celle de Nourgehan ; & fa majefté
conviendra que la patience triomphe de tous
les malheurs. Hé bien, vifîr, dit le roi , contez-
nous donc cette hzftoire. Alors le neuvième
vifîr la commença de cette forte :
mmmmmammmmmmmmKmmmmmmmammmmammmimmmÊtmmÊiimmmmmmmmKBmmm
* " ■ '■ ■■■■■■ I . , 111 II I I i 1 I» .1 II ■ ?
HISTOIRE
Du prince de Can'{me & de la princejffk
de Geçrgie^
Un roi de Carizme qui n'avoit point d*en-
fans , faifoit fans ceffe au ciel des vœux & des
facrifices pour en obtenir. Dieu très-haut accepta
fes facrifices^ & lui donna un fils plus beau
que le jour. Il en célébra la naiifance par de
fuperbes fêtes. Il donna des gouvernemens d^
villes aux uns , des peofîons aux autres ; tous
fes peuples fe reflentirent de fa joie. Il n'ou-
blia pas d'affembler tous les aftrologues qui fe
trouvèrent en fes états* Il leur ordonna de
l88 CONTBS TUKCS.
tirer Thorofcope du prince ; maïs leurs pbfer-
vatîons ne furent pas fort agréables au roi :
car ils lui annoncèrent que fon fils étoît menacé
d*une infinité de malheurs jufqu*à Tâge de trente
ans ; & que dieu (èul favoit les infortunes qui
dévoient lui arriver.
Cette prédiétion diminua bien la joie du roî.
II en eut une vive douleur. Néanmoins , comme
s*il eût voulu luter contre les aftres , il fit
élever fon fils fous fes yeux , prit toutes les
précautions imaginables pour le préferver de
tout accident , & on y réuflît pendant plufieurs
années. Le prince en avoit déjà quinze , que
nulle mauvaife aventure n'avoit encore confir-
mé fon horofcope. Néanmoins , comme on
s'oppofe vainement à fa deftinée , il arriva un
jour que s'étant avancé à cheval jufqu^au rivage
de la mer , il eut envie de fe promener fur
Teau ; il fit préparer une barque dans laquelle
îl entra avec quarante perfonnes de fa fuite.
A peine furent-ils en pleine mer, qu'un pirate
européen vint les attaquer ; ils firent quelque
réfiftance , mais le corfaire fut le plus fort , il
fe rendit maître de la barque , & les mena tous
à rîle des famfars où il les vendit.
Les famfars étoient des antropophages mons-
trueux , qui avoient des corps d'hommes avec
des tctes de chiens. Ils enfermèrent , le , prince
CONTESTURCS. l8p
de Carîzme & fes officiers dans une maifon
où pendant plufieurs femaines ils les nourrirent **
d'amandes & de raifins fecs. Ils en cônduifoient
un tous les jours dans les cuifines de leur roi.
Là , ils le mettoient en pièces , & en faifoient
des ragoûts que fa majefté famfarde trouvoit
excellens.
Quand les quarante oflScîers eurent été man-
gés 5 le prince de Carizme que Ton avoit ré-
fervé pour le dernier, comme le morceau le
plus friand , attendoit qu'on le traitât de la
même manière. Dans cette cruelle attente, il
dit en lui-même : Je fais bien que je ne puis
éviter la mort ; mais pourquoi faut- il que je
me laiffe lâchement égorger ? ne vaut -il pas
mieux que je vende cher ma vie? Oui, je veux
me défendre. Mon défefpoîr fera du moins
funéfte à quelques-uns de ces monflres altérés
dû fang des hommes.
Il étoit dans cette réfolutîon , lorfqu*il vît
entrer les* famfars. Il fe laifla conduire fans
réfiftance dans les cuifines du roi ; mais (itôt
qu'il y fut, & qu*il apperçut fur une table le
grand couteau dont on devoit fe fervir pour
lui couper la gorge, il fit un effort, rompit les
liens qui tenoient fes mains attachées , fe jeta
brufquement fur le couteau & en frappa les
famfars qui Tavqient amené ; il les tua l'un après
I5K> Contes Turcs,.
Fautre» Il fe mit enfuite. à la porte des cuîGnes^
te tous ceux qui osèrent s^approcher de lui ,
tombèrent fous fes coups. Tout le palais fut
bientôt en rumeur; il retentit de cris & de
hurlemens.
Quand le roi en fut la caufe , il parut étonné
qu'un homme feul pût réfîfter à tant de monde*
n alla lui-même le trouver : O jeune homme ,
lui dit^-il y j'admire ton courage » je te donne
b vie. Ne combats plus contre mes fujets dont
le nombre enfin t'accableroit. Dis -moi de qui
tu as reçu le jour? Sire» répondit le prince ^
fe fuis fils du roi de Cari^me. Les aâions de
valeur que tu viens de faire , reprît le roi de
l^e , prouvent aflèz la noblefle de ton origine*
Ne crains plus rien , ma cour ne fera déformais
pour toi qu'un féjour agréable ; tu vas devenir
le plus heureux des hommes » puifque je te
choifis pour mon gendre. Je veux que tu épouiês
tout^à-i'heure la princeflè ma fille ; c'eft une
aimable perfonne« Tous les princes de ma cour
en font éperduement amoureux ; mais je te
trouve plus digne d'elle. Seigneur» repartit le
prince peu charmé de la propofition» votre i
majefté me fait trop d'honneur. Il me femble
qu'un prince famfard conviendront mieux qu0
moi à la princeffe. Non » non , dit le roi d'un
ton brufque » je prétens que tu l'époufes » je
CoMTts Turcs, t^t
te fouhiicc i ceflè de t'oppofer à mon ravie »
autrement tu pourrois t'en repentir.
La prince de Carizme jugeant bien que s'il
fi'àcteptoit pas ce parti, le roi des Êunfars, irrité
de fes refus, ne manqueroit pas de le faire
SDOurtr p confentit rafin à ce mariage. Il époufit
donc la princeile; elle avolt la plus belle tête
de chien qu'il y eût dans Tîle. Toutefois il ne
pouvott s'y accoutuinier , & il avoit pour elle
Ufie averfjon -parfaite ; plus elle lui faifoit de
careflès, plus il la trouvoit horrible. Cette ré*»
pugnance du prince auroit pu avoir de fâcheufes
fuites; mais l'ange de la mort les prévînt eu
s's^prochant du lit de la princefle qui mourut
peu de jours après fon mariage*
Le prince fe réjouifToit en lui-même de fe
voir délivré d'une femme û af&euie , lorfqu'il
apprit que l'on avoit coutume en cette île, ain(î
que dans celle de Serendlb , d'enterrer le mari
vivant avec la femme morte, & la femme vivante
avec le mari mort : on lui dit que les rois
étoient foumis comme les autres à cette ter-
rible loi : que les famfars y étoient (î accou*
tumés , -qu'ils voyoient fans peine arriver le
jour de leurs funérailles ; que même ce jourrlà
paroliToit plutôt un jour de réjouiilànce que
de trifteife , puifque les hommes & ies femmes
qui af&fbîent à un enterrement , y danfeient &
/
xpi C o îf T ÏE s T tr B c y.
y chantx>îent des chanfons plus propres à m{^
pirer la joie que la pitié*
Cette nouvelle caufa au prince de Carizme
une douleur inconcevable ; cependant il lui
fallut céder à la neceilité. On le mit comme
fa femme dans une bière découverte avec un
pain & une cruche d'eau , & on les porta tous
deux à Tendrolt où Ton devoît les enterrer.
Oétoit un vafte & profond fouterrain que Ton
avoît creufé exprès dans la campagne. D*abordi
on y fit defcendre la princeflTe avec une corde.
Enfuite toutes les perfonnes qui accompagnoient
le convoi , fe partagèrent en deux troupes pour
danfer & chanter. Les amans fe rangèrent d'un
côté avec leurs maîtreffes , & de Tautre , les
gens nouvellement mariés. Les premiers fe te-
nant par la main ^ ' danfoient en rond^ tandis
qu'au milii^u d'eux ^ un amant chantoit ces vers
perfiens ( i ) ;
Telc AzCcheq,
( I ) Indgea Zendgir hay oufchak
Sel fall hayon la'yamout "
VvaHa ké mara ferljchtey pak •
Béntkjahk averd-yek'pout
Ënd averim la falaounak
Ta htma refed almaout
Ve t\ terfi hhantfi bihak
Bc mafçhouqdefn Schivim by ftioui.
la
j
C O N T K,S T tr R C s. . ïj]>J.
Ici les chaînes des amans
• • • ■ 1
Sont des chaîne^ éternelles s
Lorfque lange d'hymen nous, attache à nos belles j
Nous leur jurons de leur être fidelles
Jufquà nos derniers momens:.
De peur de trahir nos fermens.
Nous nous enterrons avec eUes.
Les nouveaux mariés danfblent deux à deux^
c*efl:-à-dîre 5 le mari avec fa femme, & chaque
femme tour-à-tour chantoit ces vers ( i ) ;
Si nous voulons ne craindre pas , '
Mon cher époux , vous mon trépas y
Ni moi le vôtre ,
Aimons-nous toujours conftamment;
Mais aimons-nous fi tendrement ,
Que nous ne puiffions pas furvivre lun à rautre#
Après toutes ces danfes & ces chanfons ,
à quoi le prince de Carizme ne prit pas grand
Neu arous.
( 1 ) Gher mikhahi ké neterfim
Dganana merghi herdoura
Der afchqui Hemifchè darim
Der fahr ou Tfebat para :
Yek dlgherra corhon fckçvîm
Vt mourden yek Zemonara.
Tome XrL N
3V?4 CONTESTURCS.
çlaifir , on le fit defcendre de même que fa
femme dans le fouterraîû dont on ferma àuffitôt
Touvertare avec une grofFe pierre. Dès qu^l
fe vit dans cet effroyable abîme , il s*écrîa :
O mon dieu ! en quel état permettez^vous que
je fois rcduit? Eftce-là le lort que vous réfer-
vez à un prince qui a toujours fidèlement fuivî
les préceptes de Talcoran ? Ne m'avez - vous
accordé aux vœux du roi mon père , que pour
ine livrer enfuite à la mort la plus cruelle ?
En achevant ces mots, il fe prit à pleurer
amèrement.
Quoique fans efpérance de fortîr de ce lieu
fatal , il ne laiflà pas , dès qu'il fe fentit à terre ,
de fe lever de fon cercueil & de marcher à
tâtons le long d'un mur qu'il rencontra. Il
îî'avoit pas fs^t cent . pas , lorfque fes yeux
furent tout-à-coup frappés de l'éclat d'une lu-
iplhnt qu'il appefçut au-devant de lui. Il pré-
cipite auflStot fes pas, & il étoit déjà fi. près
de cette lumière , qu'il remarqua que ç'étoit
une femme qui tenpit une bougie à la main..
Il continua de s'avancer, mai« la femme en-
tendant le bruit qu'il: faifoit en marchant, fouf-
fla fa bougie. O ciel !- dit alors le prtnce, me
feroîs-je abufé? N'ai -je pas vu effedivement
de la lumière? Seroît-ce un fantôme de mon
efprît troublé ï c*eft f:ins doute une îllufîon.
Côïirxïs Tunes;
Ah 5 prince infortuné ! perds pour ja^iais Tefr
pérance de revoir le foleil. Te voilà defcendu
dans la nuit éternelle avant le tems marqué par
la nature. O roi de Carizme ! malheureux auteur
de ma naiflance, cefTe d'attendre mon retour*
Hélas ! ton fils ne fera point Tappui & la con«
iblation de ta vieillefle » il va périr ici de la
manière la plus cruelle.
Comme il prononçoit ces dernières paroles»
il entendit une vpix qui lui dit : Confolez-vous»
prince^ puifque vous êtes fils du roi de Carizme ,
vous ne finirez point ici vos j<>ur$ ^ je vais
3rous fauver, pourvu qu'auparavant vous me
promettiez de m'époufer* Madame» répondit
le prince , c'eft (ans doute une rigoureufe dei^
tinée que d'être enterré tout vif à quinze ans ;
jnais j'aime mieux, en fubir toute la rigueur »
^ue de vous faire cette promeiTe (i vous reiTem*
blez à feu; ma femme. Si vous avez comme
elle ime tête de chien, il me fera : impoilible
de vous aimer. Je ne fuis pas fatfo&rde^ répli-*-
jqua la dame » d'ailleurs , je n'ai, que quatorze
;9ns 5 ?c je $e. crois pas que mon viiàge vous
fcfle peur. En difent cela, elle fe fervit d'une
jnftêçhe qu'elle avoit pour allumer fa bougie ,
&fiî. briller aux yeux du prince un vifkge dont
la beauté le furprit.
Que de charmes \ s'écria'*-t-il avec tranfport ,
Nij
rîefl iî*eft comparable i ce "ique je vois. Ma« ,
iie grâce « madame , apprenez -moi qui vous
éttsî il faut que vous (oyez une fée, puifque
vous m*avez ^t que vous pouvez me tirer
de cet abîme. Non , feigneur , dit la jeune
dame , }e ne fuis point fée , je itiis fille du roi
de Gébi^ie , & l'on m'appelle Dîlaram ( l ). Je
vous conterai mon hiftoire une autre fois. Je
me contenterai de vous dire à préfent , qu'ayant
été jetée par une tempête dans cette île fatale^
je fus obligée pour éviter h mort , d'époufet
un feigneur famfard. Il mourut liier après une
longue maladie ; Ton m'enterra félon la cou-
tume , avec un pain & une cruche d'eau. Mais
avant mon enterrement , je cachai (bus ma robe
un tchacmac (2), de la mèche & de la bou-
gie. D'abord que je^fus defcendue dans ce fou«
terrain, '&que je ni*apperçus que l'on en avoît
fermé l'ouverture , je fortîs de mon cercueil;
j'allumai de la bougie , je n'avois point tout
4'effroi dont j'aùroîs dû être '^aifiè dans ce lieu
plein d'horreur: le ciel qui vouloît me con^
ierver, m'infpîœit une confiance à laquelle je
livrois mon cceur fans favoir pourquoi. Je fuivis
un chemin affez étroit qui ftLiut devant moi»
(i) Le repos du.€<sur.
{z) Fufil à fake du feu.
autant pour m'éloigner de mille affreuse objets,
qui bleflbient ma vue ^ que pour voir H je né:
trouverois^ point quelque fortie» A peine avoisr-je.
Eut cent pas ,, que j:*app.erçus^ quelqae çhofe de;
blanc {: e'étçîç , feigaeup, cette.-groffa;pîer^e.de^
marbi'e qui fe ppéfisnte. à. nos .yeux..-.3f| x^^^m
approchai,', & îa fas>, daps- le dernier; c^optti^->
H^nt'» lorfqua je lîemarqifiû^iine; inffyipjtig^^^
mon f«îïa;éçoit mçarqup. fVçqez , WV^^\i\?^}ÈVi^
Dilaraip i veiiea ;]^fe.«çtterj^ifçriptiQaJ^
vous iCfiufera pas inoipSi dç^^ fi^pidre qû^^^o^QÎ^
Ea achevant ces ujQt^.j^. «elle, donna Acitlpugia
au prince qui s^appçocha de 1^ pierre .f^r ^k^-^
quelle il lut ces paroles :; Quajid Ifi frirue ^ Ca-
ri^me & iç, prin^fjff^i d^ Giof^fcront ici , qu\iU
lèvent la pim^e €f <^ilt dejcmdcnt telcalitt:
qui ejl au^dejjhus. ^ :- ..
• Et çommiçnta dit le prince., pourrons^nous
lever cette 'groATe pierre ? iJl faudroât plus de
cent hommes pour en venir à bout. Seigneur^
dit la princeflejL ïve laiflbns pas d^jr faire nos.
efibrjts*..Q^lqiiî8: fage. ie mêl&^de nos aâkires-,
.& jH4 Uft p^efTenfiaient que nouSw.w>us tirerons
dfici* Le prince : rendit la bougie à, Bilaram &
ik mit el^ devoir de lever la pierre ;mais il
fi'eut.pas. befoin d'y ^i3fpk>yer toute fa fprce,,
C;âr dè^ qu'il Ueut touchée, elle fe leva, d'elle-
mkv» ,, ép il. garut. un efcaliex deflbu$. Us
Niii
ipB Contes TûAcs.
defcendirent auflîtot tôus deux dans ufi tuttif
fbuterrâin ^ où ils entrèrent dans une longue
allée qui* is'étendoit jufqu'à une grotte percée
au pie d'une montagne. Ils fortirent paur Cet
éndfôk ,^ fe trouvèrent fur le bord d'un fleuVe»
Ils fô mirent en prière comnfe bons mufetnâan^
qu^ih*^ étîoîènt; & après 2lvoîr rendu à- dieu -l^
^cê's t^^s'lui de^oîéht -, ^lls apperçurent ift'
bord- du- fleuve, ifne petite bârquêqu'ife tfa-
ydieï)t'||diht remariée auparavant, ils nedoa«
tètdfit pas que ce' riè fSt url nouveau miracle
que la 'bonté* divine venoittfopérer pour euk i
cela ïèdoubla ht joîe qtfih avoiertt Ae réVoit
Je jouri & quoique là*^barque fôt fins rames
& fans matelots, îîs ne laîfeèrent pas d*y êntrei
avec confiance. Cette barque , dît le? piiftcc 5
eft fans doute gouvernée par ûh anj^ tutélaiw^
qui aura ftMn de nous cbriduire dans quelque
lieu habité. Suivons le tours du fleuve , & ne
craignons rieil. —
Ils s'abandonnèrent au courant, dont la r^î*
dite s*augmentoit à mefure qu'ils a^^^çôtent 1
car la rivière fe rétrécîffôit îùftofiblenie&t
pour paffer entre deux ftiontâgnes dont les
cimes formoterit en s'uniffatit une Vctôte d'un*
i^tcnduê immenfe, & 'fi ohicurc i que roii né
voyoît ni ciel ni terre. La barque fut' en*
traînée fous cette -vbûte' avec tant de violence*
.^
1
CONTBS, TURCS^ 15^
2, ' ♦ ■
que le prince & la prinçefTe fe crurent perdus».
Ils commencèrent à craindre que le ciel n^e:
■ »
^rît pas autant de foin de leurs vies qu'Us (e
Tétoient imaginés. Elfe Aivement , tantôt ils
ctoient portés jufqu'au haut de la voûte, & tan-
tôt Us fembloient defçendre dans de& abîme^..
Ik n'épargnèrent point lès prières en çptt&
occafîôn 9 & elles furent exaucées. La barque,
fortit enfin de deifous la voûte « & le fleuve.
H poufla fur le rivage»^
Ils mirent auflitôt pié à terre,, & reprenant
courage, ils regardôient dé tous côtés ds^ns |a:.
campagne pour voir s*îls ne découvriroîent pointr
quelque maifon où ils pudent aller 6,çmdn(!ier
des rafraîcltiflemens. Ils apperçurent^r le pen-
chant d'une montagne , un grand dôme qui:
reffembtoît à celui que Ton appelle coubbûy^
khiramant ( i }• Ui^ tournèrent leurs pas vers;
ce dôme , & lorfqulls s'en furent approchés ^.
ilis virent qu*ll étoit au milieu d^iin palais magni-
fique , fur la porte duquel il y avoit plusieurs
figures hîérogiyfiques cabalifliques avec cette
înfcriptîon arabe : O-Joi qui Jbufuùtes d^entrer^
dans ce riche patais y apprens que tu rfy entreras-
]fomt Ji tu VL immoles deuaiu IxLgàrte uji animât
de nuit pîés^
,, (>) Qii les jturcs crojfent jtf Adam cil enterré*
N iv
aoo Contes TuEes«
Me voîlà trompée dans mon attente^ &t la
prinçefTe Dilaram s |e croyob bien que j'aurots
le plailîr de voir le ded^ms de ce palais. Madame^
dit lé prince, j^étois touché de là même curîo*
fxté ; mais il eft impoffible de la fatisfaire ; nous
ferons dinutiles efforts pour ouvrir la porte*
Ces figurés que nous voyons deflus 3 forment
un talifmah qui nous empêchera d%h venir à
bout. Hé bien , reprit la princefle de Géorgie 9
afleyons-nous fur ce.gàion pour nous repo(êr
un moment & fônger au. parti que nous avons
à prendre. Ma princefle , répliqua le prince de
Carîzme , contez-moi plutôt votre hiftoire , j^aî
une extrême impatience, de l'entendre.^
Je vais vous la dire * en peu de mots , feî-
gneur , repartit Dilaram. Le roi dç Géorgie,
mon père , mé faifoit élever dans fon palais
aveic tout le foîn dont pltitf çtre capable un
' père qui. ^inie ttjndrement fes enfahs. Un Jeûne
prince dé notre maîlon , qui avoit la liberté de
'me voir quelquefois,. conçut pour mol des fen-
timens trop vifs pour fon repos. Il m*aimoît,
& je coQimençois à répondre à fon amour ^
lorft]ùe le grand -vîfir d*un roi voififi arriva
dans la cour de Géorgie & vint me demander
en mariage pour fon maître. Mon père à qui
le parti parut avantageux, m^accorda fans peiné;
il fallut me difpofer à partir avec le vifir* L€
/Contes Tukcs^ aoi
jeune prince mon amant fut fi affligé de mon
départ , qu'il moutût de douleur en me difant
adieu» Je pleurai fa mort d'une manière à faire
croire à tout le mondé quç je ne Tavois point
haï pendant (a vie. Néanmoins » comme j'avois
la réputation d'aiiiier beaucoup moti père , on
fut la duppe'de mes larmes , &4*on nie crut
plus tendre fille qiie je n'étois. Cependant je
partis avec le viur. Nous nous embarquâmes
dans un petit vailTeau pouf paifer un bras de
mer qu'il falloit traverfer» Il s'éleva tout-à-coup
une tempête 11 ' furieufe 9 que nos matelots ne
fâchant plus que faire , abandonnèrent le bâti^
ment à la merci des fiots , qui' nous jetèrent
dans l'île des famïârds.
Ces monfbes acc6itrurent fur là c6tê au bruit
de notre arrivée' . & fe faifirent de tout l'équi-
page. Je ne puis achever le refte fans horreiln
Us mangèrent le vifir & toutes^ "les perfonuesi
qui nous accompagnoient. Pour moi, je pi as
à un vieux feigneur famfard , qui me dit que fi
je voulois Tépoufer , j'éviterbîs le même trai-
tement que je ne pouvois fuir faiis cela. Je
vous avouerai franchement que j'elûs tant de
peur Vi'étre mangée , que j'aimai mieux me
réfoudre à ^tre fa femme , quoique fa tête de
chien me fît frémir toutes les fois que }e la
regardois. Deux jours après notre mariage , il
^02 Contes Tur c «.
toiqba malade* Sa maladie a duré long-temS';
mais enfin hier la mort . « • • Le prince de Ga-
mme, interrompît brufquement la prlnceilè
en cet endwit,, parce qu'il vit courir fur elle
une tarantule ( i ). Attendez , madame , s'é-
cria-t-il, je vois ^uoe t^i^antule < fuc votre robe»
A ces mot% Dilaram qui XavQJt comi>ien le»
tarantules font dangereufes, pouflà.un cri pei;^
çant, EUefe leva avec précipation, &; fecouji
fa robe. La. tarantule tomba ^ le prince mit le
pie deffus & Técrafa. .,
.* A peing.reyt-U tuée, qu'ils entendirent un
grand bruit 4u. côté du pakis.dont ils vireitf
tput*rà-cQuç la.. porte s*ouvrir d'elle-même.
Frappés de ce pVodîge ^ ils fe regardèrent Tun
Tautre avec upejextrcme furpjife. Us jugèi;ent
£[u'il falloit que Ja tarairtf ule eût huit pies 3 &
que ce fut ranînaal dont rinfcripj^îon marqy.oit
le lâcrifice. Ravis de cette aventure , ils fe
levèrent pour aller au château i . ils entrèrent
d'abord dans un grand jardin où il leurfemjbla
qu'il y avoit des arbres de toutes les efp^cps
ijui fe tro^xvent dans le monde. Les., br^ççhes
de ces arbres , paroiffoient . cWgées de fruits
mûrs ; m^s lorfque le prince prefle par I3 faim»
mmmmmmmim II . ' M
( i) Cefi HiteaiaignéeLiiur » h«tf |^>^ dm l^rSuvc^
cft mortfUe.
C o K T fi s T u » c $• 105
s^avança pour en cueillir ^ il s'apperçut qu'ils
étoient d*or. Au milieu du jardin » il couloit
un ruiflèau dont Tonde pure & trstnfparante»
laiflbit voir au fond une infinité de pierres pré-^
cieufes*
Après qu^s eurent donné au jardii) toute
l'attention qu'il méritoit , ïU marchèrent vers
le dôme qui aVoit attiré leurs regards en def«
cendant de h barque. Il étoii tout de criftai
de roche; ils le traversèrent» H fans rencontrer
perfonne^ i\$ pialkàteot plufieurs chambres où
Tor ^ lea diamlms & les rubis , brilioient de
Routes parts» £n&!i ^ tls arrivèrent à une porte
d'arg^ent qu'ils ouvcirtoL Us entrèrent dans un
cabinet fuperbe:, ^À. ils trouvèiiwt &r un (b&
im vieillard qui. «toit fur la tiête une couronne
d'émefaudes. On lul.voyoit ùne'b^rbe blanche
qui tratnoit à terre ; àiais elk n'étoît compofée
que de £x longs poils éloi^és les uns des
autres , & il avoit .pour mouftache trois poik
de chaque côté, qui venoient parrdefTous le
nientonfe réunir à k barbe; outre cela» les
ongles de fes mains avoient pour le' moins une
aulne de longi,
Cô vénérable pérfonnage jeta les yeux fur te
prince &: fur hprincefle : jeunes* gens, leur
dit-il^ qui êtet-vous ? Seigneur , lui répondit
le prince , je fuis fil$ du prince de Garizmey &
\
204 Contes Tûrcj.
cette belle priâceffe doit le jour au roi de
Géorgie. Nous vous conteroûs nos aventures
quand il vous plaira. Je fuis perfuadé que vous
aurez pitié de nous , & je me flatte que vous
ferez aiTez généreux pour nous accorder un
afyle. Oui , prince , repartit le vieîfkrd , je vous
le donne ; foyez Yun & Tautre les bien venus.
Puifque vous êtes enfans de rois , & que vous
avez été afTez heureux pour vous introduire
dans ce palais, il ne tiendra qu*à vous de par-
tager mes plaifirs. Demeurez ici;avec moi^ vous
y jouirez d'un bonheur étemeL La mort qui
fait fentir (on pouvoir à tous les autres hommes ^
vous refpedera. J*ai été autrefois roi de la
Chine. La longueur de mes ongles vous fait
'VOIT ma vieillefle; uiïe révolution arrivée dans
mes états, m'obligea de m'en éloigner. Je vins
dans ce défert;-jy fis bâtir ce palais par plu-
'£eurs génies , à qui , comme cabalifte , f ai
rdroit de commander. Il y. a déjà mille ans que
j'y fuis , & je me propofe d'y vivre éternelle-
ment v car *\q\ pofsèdè le fecret de la pierre
philofophale , & par conféquent je fuis immor-
tel. Je vous ferai part de ce merveilleux fecret,
^uand vous aurez paffé quelques dixaines d'an-
•jïéès avec, moi., Mon difcours" vous furpretid,
, ajouta- t-il ; ce que je vous dis toutefois éft
véritable* Un homme qui fait Êiire la pieiXi&
I '
/
I
C o K T B s T t; R C S. âo J
phltofophate , ne ûmrôit mourir de mort natu*
relie. Il peut , je . lavoue , être afTaffiné ; Ton
fecret ne peut le garantir d'une mort violente }
mais pour en éviter l'occafion , il n'a qu'à fe re«
tirer dans un fouterrain , ou faire bâtir dans on
défert un palais femblable à celui-ci. J'y fuis
en sûreté; raudacefic Fenvie ne peuvent rien
entreprendre contre moi. Le talifman que vous
avez remarqué fur la porte , eft compofé de
manière que les voleurs & les méchans né
fauroient entrer ici , quand ils immoleroient
mille animaux de huit pies. Il faut que celui
qui tue un pareil animal , foit un homme de
bien , autrement la porte ne s'ouvre point.
Après que le vieux roi de la Chine eut achevé
ces paroles y il oSrit fon amitié au prince & à
la princeffe, qui réfolureht de demeurer avec
lui dans ce palais. Il leu^ demanda enfuite s'ils
n'avoîent pas befoin de fe rafraîchir , & dès
qu'ils lui eurent répondu qu'oui , il leur mon-
tra .du doigt , deux foiltaines qui couloient
dans deux grandes cuves d!or. L'une étoit d'un
vin ^délicieux , & l'autre d'un lait admirable»
qu#fe congelant en tombant , devenoit une
«fpèce de blanc-manger exquis. Le vieux roi
appela trois géme^ & leur ordonna de fervir.
Ils drefsèrent auffitôt une table à trois couverts.
& miJcejQt deJQfii^ » trois plats d'or pleins de lait
30d C0KTBsTu&Clf«
caillé. Le prince de Carizme & la prîncefle de
Géorgie en mangèrent avec beaucoup d'appétit^
ic de tems en tems les génies leur préfentoient
du vin daûs des tailès de x:rifbL Pour le vieux
roi , qui ne pouvoit (ê (ervir de les mains à
caufe de la longueur excefilve de ùs ongles , il
ne faifoit qu'ouvrir la bouche ^ & un géme lui
donnoit à boire & à manger comme à un enfant.
Sur la fin du repas , ce bon vieux roi les
pria de lui raconter leur hifioire. Ce qu'ils
firent autant par inclination que par droit d'ho(^
pitatité. Après qu'ils eurent achevé le récit de
leurs aventures» il prit la parole & leur dit :
Confolez-vous l'un & l'autre de vos maUieurs
pafles. Vous êtes jeunes, vous êtes aimables,
vous pouvez en vous donnant une foi nrntaelle,
vous faire ici la plus agréable deftinée. Le
prince & la princeflè qui . s'étaient déjà ]mi un
éternel amour , renouvelèirent leurs fermens,
& fe marièrent devant (a majefté chinoife , qu'ils
prlrefit* à témoin de leur engagement.^
Ces .tendres époux auroîent voulu confacrer
foixs leurs momens à Tamour; mais par^rom-
plaifance pour ,1e vieux roi , ils pafibient %ne
partie du jour à l'entretenir^ ou plutôt à écouter
toutes les hiftoires de fon tems , qu'il ne fe
lafloit point de leur raconter. Cependant , la
princefie devint gcofk^Sc accoucha de deux
CoNTBs Turcs. Hoj
petits princes à vifage de lune* Elle les nour-
rit elle-même de (on hit, & lorfqu'ils furent
capables de recevoir des inftfuAions, un génie
leur apprît une infinité de chofes curieufesl'
fis avoient déjà ^x ans, quand la princeile leur
mère 9 dit au prince fon mari : Mon cher fei-
gneur, il faut que je vous Tavoue, je com-
ifience à m*ennuyer dans ce palais* Ceft vaine-
ment qu'il offre à mes yeux mille objets mer-
veilleux , la néceflîté d*y demeurer toujours ,
m^en ravit tous les charmes. Le roi de la Chine
à beau nous aflûrer que nous ne mourrons
jamais, cette afiurance ne me touche que foi*
blement. Son fecret n*empêche point de vieillir,
& c'eft plutôt un malheur qu'un bonheur de
vivre accablé de vieilleffe. D'ailleurs , je vou-
drois'bien revoir mon père, fi la douleur de
m'avoir perdu ne hii a point ôté la vie. Ma
princefle, répondit le prince, dans cette im-
mortalité que Ton nous ^ promife , je n'ai point
cnvifagé d'autre plaifir , que celui de pouvoir
vous aimer éternellement. Le ciel m'eft témoin
que j'ai auffi une extrême envie de revoir le
roi mon père , dont le fouvenir m'arrache fan*
Vent des larmes ; mais quel chemin prendrons-
tious pour aller en Géorgie? Seigneur, répliqua
la prîncefle, notre barque e{t encore fur le
rivage où les flots l'ont jetée. Confions-lui notre
io8 Contes T u r c j.
* -
fort une féconde . fols ; fuivons le fleuve , il
nous conduira dans quelque lieu où nous trou*
verons peut-être une occadon de nous rendre
è la cour de mon père où dans les états du
vôtre» y y confens , madame ^ repartit le prince^
|e ne cherche qu'à vous plaire. Sortons de ce
palais , puifque vous vous y ennuyez* Embar-
quons-nous avec les princes nos fils. Mais ^
hélas ! quelle affliâion notre départ va caufer
au roi de la Chine ! II nous aime comme (es
enfans; il croit que nous ne le quitterons point:
il fera inconfolable û nous l'abandonnons. Allons
lui parler^ dit la princeiTê; diilimulons, & pour
ménager fon défefpoir, faifons-lui croire que
ce n'eft pas pour Jamais que nous voulons nous
éloigner de lui.
Après cet entretien ^ ils fe rendirent auprès
du vieux roi ; ils lui repréfentèrent qu'ils avoient
un fi preflant défir de revoir leurs parens, qu'ils
n'y pouvoient réfifter ; qu'ils le prioient de con-
fciîtlr qu'ils retournaflent en leur patrie, l'af-
furant qu'Ik revîendroient le trouver dans quel-
ques années. A ce dîfcours, le roi fe prit à
Sleurer. O mes enfans ! s'écria-t-il , je vais
onc vous perdre. Hélas ! je ne vous reverrai
plus. Seigneur, dit le prince, laifleE-nous fuivre
les mouvemens K]ue le fang nous infpire ; quand
nous les aurons fatisfaits , nous reviendrons dans
cette
cette fôlitûde y jouit avec Vous des douceurs
de rimmortâlitéé La princefle lui dit là même
chofe; mais ils eurent beau Paflurcr de leur'
retour, comme il poiTédôit' la fcience de Meka-
die&<9 il lifôit dans le fond de leurs ccèurs 8c'
favoit bien qu*ils n'avoietit pas deflein de lui'
tenir patois» La douleur de fe voir prêt à
perdre àes ^rfonftes qu'il aimoit avec une'ex-^
trême tendreife, lut rendit la vie infupportable*
Il appela l^ange de la mort q\:i*it écartoit de lui
depuis tant de {lècles par les fecrets de foh
art , ..Se lienonçant aux foins qu'il avbit accou-
tumé '4e prendre pour perpétuer fes jours , il;
fe laiflà. mourir. A peine eut^il rendu le dât-
nîer ibupir, que fes géniésf reenlevèrent. Le palàîi*
difparut enfuke tout-à-coyp, & le prîrice , ïâ
femme & fés enfsois fe trouvèrent au milieu de
la campagne. Ils ne purerit s'empêcher de pleû -
rer en faifant réflexion qu'ils étoient caiîfe de'
ïa mort. i du vieux roi j fitfajs leur douleur cédant*
aux flatteuies idées que leur infpi^oit Telpérance
de revoir leurs parens, ik fie s'occupèrent phis'
que de leur départ. Us ciHeillîrent quelques
fruits, que, malgré la Ûérilité du terroir, la
i^atùce ;fav6rable femblott' avoir produits exprès
pour eux -dans ce défert. Ils les portèrent dans
leur barque qui étoit attachée à* un piquet , &
dans le même état oii ik* râvoîent - laiffée. Us
Tome XFL O
:.♦>'
(I
stïo Contes Turcs;
la détachèrent , y «ntrèrent tous, quatre & Çiû^
virent, le cours du fleuve, qui atloit.à un quart
de Heue de^ià fe décharger dans, la mer«
Un corfdii^e qui croifoît à Tembouchure de
ce EeuvQ, découvrit ta barque , là joignit &
cria au prii^e de f& revté^û s'il vouJoit éviter
la mort. Le prince é^oit ffU^ ^^e^, que pou«
voit-il fair« contre un gratld oosDbre d'hommes
armés } Au lieu de fe* défendre inutUement , il
fç mit entre les wîn^ du corfaire ea Le con«
jurant pa( ce qu'il y a de ipSsis Êicré ; de< ne
point ;6ter Thonneur k fa femme oii. la vie à
fçs en&ns. L^e pirate ». apfè$. les ar^- reçus fur
foif bord, cingla ve^s ^né i}e où il fe jeter le
prince de Cari^me ;, eo&iiite U reprit le large
en^menant avec lui larprincefle & fos deux: fils»
Il n'eft; pas poffihle de dire qudie &t Taf-
fI:<^ioa du prince Se de Dilaram , de fe voir
ainfi fëparés. Ils frappèrent Tait de mille cris«
Cétoit une chofe digne de compaffion*. Tant
que le prince put appercevok le vaii&au, il
^e cefià d'apoftropher le corfaire. Ah^ méchant !
lui dit-il , ne crois pas que dieu laiflfè ton crime
impuni. £^ quetqu'endroit d^ monde que tu
ailles te cacher, tu nféchappetds point au châ-
timent que te prépare fa juftice* Enfiiite , s^V
dreflant au ciel : O vous ! pourfuivit-il , vous
q^i m'avez toujours protégé, jufte ciel, m'avez-
vous abandonftéi.Avez^YQus pu permettre qu©
Jiû» m!enlevât mai&n>m«^^ & mes enfansi HiéJas l
fi vous ne faites ^i^mn- nouveau nuiaeie pour
|rie retidre des. ttbj^ets iî ^ chers , .î'aurar plus»
fu)et de me plaindre quetd^ me {osjo^Aqvoj
feveurs paftces^FoucqiiQi m'avez -t^us iauvé
dfe tant de périlsi Attendiez-, vousrpoor me faire
mourir que j'eufle: toutes Les alarmsisL d^uo pare
& ti'ttn : époux f .Pendant 'qu'il tenoitirxlé .ftm^
falables difcours, il vit vaenicà latmi^ troupe de
gens qui lui parweiit i£bi fingulievs* liS' «ivoienc
la corps ^comaie. celui <tes ' autrès> hommes ^
mais ils étoient fans téf&$ ils a voient U6e large
boiuche à la poitrine^ & un ceil à chaque ^^âttle»
Ces monftres fe fyiGxtnt de lui & le qieiièreDif
à leur roi. Sire , hii 4ir>ent ils y voici uti étran^
gerde fort mauvai£& mine que nous avons reti->
contré fur la câce» -11^ pbtrroit bien être uû
efpioo de nos ennemi. Hé bien , répomiit le
roi , que Ton prépare ub bûcher âc-qi/on Vy
jette après que je l'aurai interrogé. O . jeune
homme, continuait- il en fe tournant vers le
prince, qui es-tu? d'où vî^A^-tuî & qui t'amène
en cette île ? Le prince ne lui cacha peint fa
naiffance, & lui ât unjong détail de fes aven*
tures. Le roi \eê admira & lui dit : Prince,
je vois bien que le ciel prend un foin particu*
'lier de vos jours.. Qiîàtvd leV étranges é^éne*
Oij
tnens que vous m'aWz racofetés , ne me le
prouvéroient pas, les mouvetUéfts de pitié ^qu*tf
m'infpiie pour vous, n^ nfe^^alffent aticâft lieu
^*Gn douté^. Je cède ^ <:es 'mouvemetut.-Oisi^
vous wiiivmsi/J ^e* vous^ 4ofifi^^un'i afyle en jM
c<nix\ «âf^je-me Ràttê«:^pœ vbus he-^op^
pas. iootitev dans la ^guerre, que j'ai xroûixe 1^
roi d'aob i^envoifinsh. Je xâisi^ivoûs ^^ dire^ h
cwCe. Luti&rrfbs fujptsne font pasidcshonfunes
&ns'jtéte^jcôSQme noûsi^. ils' ont des têtesud^GSti
^WK^ & iqusad ils pàJdémyioiiff'.v^ix iréâjbndble
telkflMOti àc^eU^ de^oifeai^^tqnr.tièsTeiaB]) eii
ârriyfetgiiplijlfe'ûn darii pQtm îte:i nous.lfe plfenquiS
pp^r^ lin joif«îfo à^JxyïkfyQi) &.'nous4e inàogaons,i
Ceja. d«|ilaît à leur for,; qui pour s'eti yengccj
éqwppe'jdè teni^ en tenis >tïèe, flotte ^ 4: vient
faircj d^ç. 4eCceptes icîi II en à déjà fait plufîeui:$
^\ii ne :lui pnt pas : réuffiU Cependant ilmô perd
pasj'eipéf^ce dç nous é^en^iner toui», U' à^
notre, câté;,, nous.efpéroaa/a^ le.iitaogçr avec
(es. (iljetS.; . . : •./; r.r . :. ;--^.; : • ,t :
Voilà Tétat de mçs Jâffaires, poiirfuivk lê
foi de rîle des hom^esjfeos fête. Nous nous
tçnons (\xt[no^ g^de$ diç.peur d^ furgA'ife., &
9ufqu*içi npus avons toUJQur^ eu TaviiotMg^^ /fur
TiQS ^ppe^niç. Le pçincè 4© Carizme of&iti Je
feçours 4ë fon. ^raj qu jfoi>: qui le fit géi>éral
de kigk :%fmé^i Ce Jeuœ / capitaine n^Lt^da
CoKTÏs T0KCS. arjr
gu^e à exercer cet emploi & àJmcwîtrer qu'il
D^ ëtôlt pas indigne,. Il parut' bîent,ôt(ur h
cote liiT grand nombrende -vaîfleaux: Cet oit le
rQiide rFAe dQilhotnm«. à tcte^ud'oîfeaoî, qui
yçl3toie îivec la meilleure partie de fep fujets
fairfe ,.une nouvelle deCcente. Le prince xie Ca-
rizmelui donna^l^ tem.$ de débarquer la! moitié
de Tes troupes, puis Jes, chargeant bndxjucment
ftvfie :lés fiennes,,.'U tes, mit eh dé(iMxife>& les
ç0ji^^^it de r^i^er danç' lôws ^vaifliâùx On
f$tf ti^a beaucoup a, U.s^enjioya une; gf aii^e <quan-
titf f :&. le roiià.tçt^ 4'oifeaii jwt obligé ido
fe; retirer avep '.Ip ?f §%!•:.' r- • S o-mr.-' *"- '
*.» ^ V •
; . Janlgffs TarroiÇ 4» r^tiîdes? homme«)faîfe tcte^
n*avôit remporté une fi belle viâoiFe^Xe:prtnce
en tot tout rhonneiji? ,...&! les foldats lavoui^rent
qu'ils envoient .point; eflcprc, éfé^ife bien con-
^uit$9.,& que: -nul dé> ^urs génén^uxii même
des ;plus xonfomnaé^ y rfpvoit fait pauoîtrei; tant
de fuffifance. Ces, îaûafige$.*flattè¥èfifeicetTieuné
çapitainie, qui pçui: ie$ h^îqUx tnériter;- pcopot,
au roi. d'équiper une^ flotte à fon itour y â^ d'aller
porter la terrieur c4xe:ç fan «nne^ni^ Lfc ïoi goûta
ce€.%yi$s il fe cçnftr)i|îr^. cent/^raiflfeauîpj.rles
f qA^ippa ; & cett^ forn^idaWôî flottes prit la
jrçg^f , 4^ l'îlç des ^9fiM3je§ i tcte. dk)îf©w>:fouà
le commandement du prince de-Cafkime«
^•iH'fit'fe defertité «à^^ult, r%é<MVrùîf
214 Ct)NTES T 17 «G si
fcs gens en bjataille , &. à la pointe dû jonr;
il s'avança vers la ville où ilTurpnt les hiàbltans
qui né s'attendoîent pas^ à cette irruption, ii
tua tous:. ceux qui osèrent lui réfîfiér. IL fit
le roi pf ifoonièr avec toute Ta cour ^ Se s'eii
retourna triomphant dans l^le des hommes fani
tète. ÎUy fut reçu aux acclamations du pètkple
qui y 4toh refté. On fit des réjouifrances qui
durèrent un mais. On diftribua les prifonniers
aux habitons ^ qui les mangèrent à toutes les
fauces ( r ); qu'on a coutume àe manger fes
oifeaux de irivière. Le roi vatincu n'esta |)âîl
même ce genre de mort ; oh le fervit dans un
feftirt i toute la faiâilfe i=iôyale dé lltê des
hommes» fans tête. r. ^
Après cette expédition i qliî ^^érraînoît dfefo^
lumentt la* guerre, le prince' de Car îzmfé com-
mença èiwcnêr une \rîe* ôîfivê. "Il demeura neuf
ans à la ^cour du roi fans tête, qui lé pif ît" fi
fort en amitié, qii'il Im dk un jour : Prîricôi
je fuis vieux, & je n^at-potat d'enfant* mâle ^
je vëiix:.vOUs laiflef'feaHEOUrénné, à condition
que vous la partagerez ' avec la princefle Ito^
fille. Quoique 'vous ayési une' figure fort extraor-
dinaire & foré ridicule , je veux bien que vous
foyei mon gendre. Lèfi-rnce éluda ce dîfcours
( I ) Voyer Iç, Ciiifinier . tprc » iak en ?ers ;er/!f œ. par
Bouishba^ Halladge.
Contes Tu* c *• aijr
adroitement ; mais le roi y revenoit tou-**
jours 9 & s'appercevafit que le prince avoit de
Taverfion pour ce mariage, il reprit la parole >
& changeant de ton : Prince , lui dit- il t il
vous (ied bien de refufer l'honneur que je veux
vous faire; favez'^vous que tous les fervices
que vous m'avez rendus , ne vous empêcheront
|)a$ d'éprouver mon refleotiment , fi vous ba-
lancez davantage à «l'obéit. Ceft i vou4 d'y
penfer ; il faut que vous époufîez demain mi
fille > ou <{VLt je vous fafie couper cette boul^
qui tourne fans ceffe entre vo& épaules , & qui
fait un fort vilain efku
Ces paroles furent profioncfes d^îti aîr qbï
fit cotMKrftfe au prince qu'il failoit qull fe ré-
folût à époufer la princeffe ou à mourîr* Dtmî
cette cruelle conjonfture > il s'écrier trîftement *r
Aftre latal fous lequel Je fuis né , n'épuiferai*
)e donc jamids ta malignité ? Ce n^eft pas ^Sku:
d'avoir eu une femme qui avoit une tcte. dât
chien , il faut encore que je m'ailbcie à un au«
tre monftre : ô Dilaram ! charsiatite Dil^am '^
dont le fouvienir me caufe tme douleur q\ie îè
téms ne fauroît aflfbiWir , comment uâ |friftcë
qui conèrVe éhcrcmènt votre i^age- diosT fptl
cœur, pourrar*t-il vivre avBC ime femme qm ^
des yeux égarés au^ épaules ; & à fe poitrîrrie:;
une b^oêlie plas propre: i dévbrct urt-tttaj*r qti*5
Oiv
/
^i6 Con;t:es^ Turèj.
recevoir Tes baifçrs l Malgré fa répugorâce ^ il
lie lalfTa pas toutefois de fe déterminer à ce
mariage , qui fut célébré avec toute la pompe
qui convenoit à la oaifT^nce des deux perfonnet
4JUÎ- s*uniflbient.
La première nuit des ^noces , on mena le
prince dans un appartement où Ton avoit déjà
conduit .la princeiTe ^ & on Us y laiifà ieuls.
P'abord elle s'approcha de lui. Il en (remit d*hor-
reur,; il crut qu'entraînée par fon tempérament
Se autorifée par le nom de femme , elle? v.enoit
échauffer fes tranfports languiflàns ; mats elle lui
tint un difcours qui lui rendit fa tr^ti^illité en
le tirant de cette erreur. Je fais bien , feigneur ,
lui dit 1- elle , qu'un homme tel que Vous doit
haïr . une fename qui me reifemble* Je juge de
vos fentim^ns par les miens. J'ai pour vous
autant d'ayerfîon que vous en pouvez ayôir pour
moi, Nqu's nous . regardons tous deux comme
^es monftres , & nous nous trouvons à, plaindra
d'ayolr été réduits à nous lier Tup à l'autre ;
- . ■ . . . , j*
vous j, pour "évitja: la mort ; & moi pour obéir
au roi mon père. Je vojus dirai toutefois • qi^e
C vous voulez en homme délicat renoncer au^
^roits d'époux , je-pourrai faire yojre . bonheur.
Ah {.madame , répondit le prynce, . j'y.. renonce
c tput^mon c<¥siir , . puifque vous exîge> de
çJoi,çe fecrifice î t^dif de^gwe ,. cofwse^fcpour:^
COKTIS TURCSW ^17
rez-VQus tpe repcjre heureux ? Apprenez, reprit-
^lle , que j'aime un génie à qui j'ai infpiré une
ps^on vîoIente^.Dès qu'il fauraque mon pcrç^
m'a mariée 3 il m manquera pas de me veiur
enlever. Je le prierai de vous tranfporter dans
votre pays ; & je ne doute point que , charnfé
,éyi refpeô.que vous aurez eu pour moi, il ne
fafle tout ce que vous fouhaiterez. Hé bien ^
belle princefTe ^ repartit le prince de Carizme^
eochanté de .refpéraoce qu'on lui donnoit , j*y
çonfens 3 je cède à votre heureu:}^ génie touf
les tréfors ;quç^ l'hymen me 4e{tinoit, Je lui ea
abandonne volontiers la ppfTeffion. En achevant
ces mots. . ïl ie coucha fur un fofa où il s^en--
dormit & laprinceflè en. ât autant*
Peqdant qu'ils -dormoient ^ous deux . le g^
nie qui aimoit^la dame y paxut ,..les prit «ntre
fes bras & les enleva l^un & l'autre. Il s'arrédi
dans une île peu éloignée des; hommes fans tête,
où il mit le prince fur .un lit de :gazon , enfuite
il emporta la pirir^eiTe dans un fouterrain qu'il
ayeit f;^t oxprès .pour elle. -Le prince à fon
réveil fut^furpris de fe trouver dans une île. Wr,
connue. Il jugea bien que durant fon fommeil
le génie amant de la princeffe fans tcte^, ravoitf
tranfporté là ; ii^aîs il lui fcmbloit .que ce gé-
nie n'étoît jfâs ?uflî:f econnoiflant qu'elle lui avoit
<ji^ qu'il ferok', .puifqu'au lieui de le porter dans
2i8 Contes Turcs.
fon pays » il rexpofoit dans une Hé habitée
peut - être par des gens auflî méchans (JUe les
fanifars..!! étoit agité de tout ce que cette pen*
fée a de mortifiant , lorfqu'il découvrit fur le
bord de la mer un vieil homme qui paroillbit
faire Tablution. Il fe leva promptement , & cou-
rut à lui pour lui demander s^ étoit mufulman.
Oui je le fuis , répondit le vieillard ; & vous
jeune homme , qui êtes-vous ? je juge à votre
air noble que vous n'êtes pas un homme du
commun. Vous ne vous trompez pas dans votre
jugement , répartît le prince , puifque je fuis
fils de roi. Et quel roi eft votre père » dit le
vieillard ? ouvrez-moi votre coeur. Je jure par
notre grand prophète qu'il n*y a. point d^arti-*
fice en mes paroles ; je fuis plus difpofé à vous
fervir. qu'à vous nuire r parlez fans dégaifement*
Puîfque vous fouhaitez de favoîf mon nom , ré-
pliqua le prince , je vous dirai que je* me nom-*'
me le prince de Carizme. O dieu l interrompit
le vieillard , feroit - il bien poffible que vous
fuffiez ce malheureux prince qui fat enlevé par
un corfaîre européen. Qui a pu vous inftriiire
de cet événement , reprit le prince ? Je ne dois
*pas rignorer , feigneur , répondit le vieillard ;
je fuis né dans les états du roi votre père. Vous
voyez un des aftrologues qui tirèrent votre
horofcope ; & pour vous apprendre dés chofe^
Contes Turcî. 219
qui vous regardent , je vous dirai que lè roî
conçut t^nt de chagrin de votre enlc veinent,
qu*îl en mourut peu de jours après. Le peuple
dont il étoît les délîcei , le pleura long-tems , &
défèfpérant de vous revoir jamais , il plaça fur
le trône un prince de votre fang. Ce nouveau
inoAarqu« aflcmMa les aftrologues. II nous or-
donna de cpnfulter les aïtres fur fon règne.
Nous -fîmes des prédirions qui lui déplurent
Il s'en prit à nous des malheurs dont le ciel le
menaçoit , il réfôlut de * nous faire tous mou-
rir ; mais nous découvrîmes fa iréfolution par
les fecrets de notre art , nous abandonnâmes
notre patrie , & chacun fe retira dans le lieu
du monde qu*il voulut choîiîr. J*ai parcouru plu-
fieurs endroits de la tctrc, &îè me fuis enfiii
arrêté dans cette He , qtii eft gouvernée par une
fi bonne reine, qu*îl ny a pas de peuple fi heu-
reiix que fes fujets;
• Tandis que ^^Pâftrôlogue Mrlolt ainfi , le
prince de Carizmè pleîirok amèrement. La nou-
velle de la mort de fon père lui caufoît une
afïliéiîon fi vive , que le vieillard fut obligé d*in«
tërrompre fon dîfccmrs pour le confoler. Sei-
gneur -, lui dit-rl', fi" je vous aï appris de triftes"
nouvelles, j*en ai aulti de très-agréables à vous
anncmcer/ Je ifae fou^iens- encore de toutes nos
ibbfervationsi Lrë cîèî yofns promet ùii heureux
/-'
220 Contes Tu r c s.,
deftîn après trente ans. Vous (en avez trente 8c
un , & par conféquent tous vos malheurs font
pafles. Suivez-moi , s'il vous plaît , je vais vous
conduire chez le grand-vifir qui eft un homme
vertueux. ^1 vous préfentera à Jia reine qui vous
fera Taccueil que vous méritez , dès qu'elle fera
înftruke de votre condition. Le prince & l'af-
trolçgue fe rendirent tous deux chez ie vifir ,
qui ne fut pas plutôt informé du nom du prin-
ce, que donnant toutes les marques d*un éton-
nement extraordinaire, , il s*écria : O mon dieu ,
c'eft à vous feul qu'il appartient de faire ces
miracles i Venez , feigneur , . pourfuivit - il en
s'adreiTant au prince de Carizme : allons, trou*
ver la .reine ; * vous connoîtrez la caufe de ma
furprife. En difant cela il Iç mena au palais^ &
lorfqu*ils. furent dans l'appartement de U i^eine ,^
il le pria- d'attendre un moment, en lui difant ^^
qu'il ctoit bon de prévenir cette princeife, & de
la difpofer à recevoir un prince de fa condition»
Le vifir fut afl^long.-tems avec la reine qui
parut enfin dans la chambre où étoît 4e prince*
Elle l'envi&gea & le reconnut. Q feign^ur ! \m
dit-el^e, en. lui tendant les.brs^s, eft rit une
joie pareille à celle que j'ai de vous ' revoir. ?
Le prince la regardant à fon tour Çc démêlant
dans fes traits ceux de fa • chère Dilaram^,ilJui
répondit tout . tranfporté d'étonuement * d*amQiiç
I
COKTSS TUKCS» 211
fk de joie i O gia princefle ^ eft-il poffible que
je vous retrouve ! Quelques toalhéxirs que le cîel
m'ait fait éprouver-, j'avoue que fes botités fur-
pàflèot mes figaeur&V.p^^q^'U y<>us jrend à ma
. lis s'eiQbrafsèrentf tous deux à plufîeur^ re-'
prî(ès avec un Ëdfif&metlt qu'il etl plus aifé de
eoficévoir que à''e3^i4mer« Enfuité le prince de^
manda' des nouvelles^ de f^s' en&Ds. Vous les ver-
rez^ biie»tât ^^feigif^r , lui' réponcfitia priti-
cefle , ils vont revenir de-k chaâ^ 'Où ils font
allés; Eh comment «êtés-vous deveiitië i^be de
cettj^ tle ^ mad^e' ;4it W prince ? Je vais fatif*
feitelvôtnei cum^té -, «C|)artit Dillliiini r, voici
de quelle: manière '^je^Tuis montleà^V^ tfôiïe
que >je quitterai 4è5 demain pour vo^Sr iiiivre ,
fi jsnesirpeoples-Âè^ixuiftnteht.pas que j'en par-
tage avec vous- IpL/^câêilion.
-. Dès. que le'pcwfaire qui nous prit vous eut
lailfè dans une î\g\ il fè remit en mer comme
vous favèz ; mais nous n'eûmes pas fait fix lieues
qu'il :furvint un^ tempête efifroyabley qui mal-
gré Tart & les ^eâbrts^'des matelots pOi:^a notre
vaiifôatt contre les -rochers de cette côte^ , avec
tant d'impétuofité, qu'il fe brifâ en mille pièces.
Quelques matelots 'gagnèrent le rivage en na«
géant 5 le rèfte périt avec le pirate en voulant
faire Ja même chofer Four moi , ùw prier le
ciel de me conferver un^ yîe qu(^ )e trouVoi^ 6
0ialheureur<^ j fembra0sâ ' mes 'fiU pour: m.ourir
avec eux ; & déjà le« fiots . comiDençoient à.
pous toglp^tii?^ Lorfque plufiettr;( pecfQnne&.dfi^
cette île qui avolent vu de loin notre .Dao&a^
& qui s'étdîenit :)etées; 4<PS des 1>arqUes {>aur
venir a^ 9oti:ef$cour$». arrivèrent beureuremeiit.
Bs nous tir^èçt de l'eau à é^i nQyé$ s /& r^«>
axarq^ant^que .nous refpirîoQs : encore , ils niMiSr
portèreitt :dto$ ^urs ^^ifons où. ils adbevèrent
de nonis jren^e la vie.> .! ',yr..- ::.. . ...
Le roi de i'îl^ informé jdcnmfegige» nous vou--
lut voir paiû ci4noHté^« Q ét^t ua homme de f^p»-'
tre-vingt«:dÎK' ans ; un pmi^cè:wilant aimé daiesi
fujets qu'il. niéritoit dèVêi^'e^ Je..ne.ltti.déguà-^.>
fax rieii ,^je Kiîi appris ma oonditirM , & lui con^
tai mon hiAoire« Il fut toucha jde^jnes in&Ktu-%
ncs 9 & il accompagna de ies fleurs les iarmesL
jue je p^ piis^ m*empêcher- de rrcpaiidre en quel-
ques endroits d$ mon récit, iÇi^n > après ih'àvoir;
écoutée avec beaucoup id*attenà)n , il prit la
parole & me. dit : Ma Elle , il &ut foutenir lef
malheurs avec fermeté*. Ce ibot. des épreuves
où le ciel n>et notre vertu* Quasid nous fouf-^
frons patiemment , il faif prefque toujours fuc-^
céder des plaiHrs à nos peines^: Demeurez. au^
près de moi, : j'aurai foin de vous & des prin-'
ces vos enfans. En efiSt ,, s'ils euflent été fes
Contés T u k c s. 22^
prropres fils; , il n'auroit pas eu pour eux plus-
d'amitié ; & on ne peut rien ajouter à la con^
fidération ^ aux déférences qu'il avoit pour moi.
Il ne fe tontentoit pas de me combler d'hon-
neurs ; îl me confultoit fur la conduite de fon
état i il me faifoit entrer dans fon confeil , & pour
imis apprendre jufqu'à quel point il étoit pré*
venu en tpa faveur » il relevoit avec de grands
âbges , toutes tes chofes que je difois , pour
peu qu'elles paruflent raifonnables. Je pal!âi
cinq ans de cette forte ^ au bout defqueh il me
dit un jèur : Princefiè ^ i) eft tems de vous dé-
couvrir un deflèin que j'ai formé* Je veux que
vous occupiez mo» trône après ma mort , âc
pour vous raflurer il faut que je vous époufe.
Tous mes peuples charmés de vos vertus , ap-
plaudiront à mon choix & me fauront bon gré
de vous avoir fait ^nion héritière. L'intérêt de
mes fils m'otligea de confentir à ce mariage
qui fe fit au grand contentement de tues peu-
ples. Ils ne témoignèrent pa& moitis de joie &^
de fatisfaftion , lorfqu'après fon trépas qui fui-
vit de fort pr'ès notre hymenée , ils apprirent que
par fon tefbmént il leur ordonnoit de me rt-^
connoître pour leur fouveraine» Depuis ce tems^
là je règne fur eux ; & j'ofe dire que je fois
fiion unique étude de les' rendre heureux.
Comme la reine achevbit ces derniers mots ^
•> >
22^ Contes Turcs*
elle vtt revenir de la chailè les deux princes fef
fils* Venez ^ princes ., leur cria- 1- elle , venez
embrafler votre père que le ciel a confervé^
la voix du fang <)ui fe fit entendre ed eux ne
lew permit pas de douter de ce miracle. Ils-
coururent au prince de Carizme qui leur ten-
dit, les bras.» fc^ les baifa aux yeux Turt après-
Tautre.. Quand ces quatre perfpnnes agitées. djo^-
plys -tendre)? jnçUyeniens ^de • l?|jta^re^ fe. furent;
donné mille marques de tendrellè &: de joie «^
le igrand'vifîr ^ par ordre delà reioeu aiTembla.
tckuttle peuple , hiiî . raconta :l^J)ift0ire du prince,
de Cari^me , Se l'exhprta enfuité à recpnnoître,
ce prince pour ;fonibuverain^J|[ie peuple y çpnr.
ieotit unanimeitient & proclama rpi le prince
deCarizme -^qui régna long- tems dans cette île
^ec fa chère pnncefTe de Géorgie , d'une ma-<-
Qiiçre que leur règne fut appelé le; r^gne heu«-,
. J*ai rapporté cette biftoire^ fire, continua
te neuvième - vifir de Temperear de^Perfe , pour-
montrer à votr^e m^jefté que le^ enfans des rois>
Ibot fournis comme les autr0s ftu maiheur de leur
étoile. Tandisî qu'un aftre m^^Iin yerfe fur nous
fes in/îueoces , Tor entre nos mains fe change-
rpit en terre noire ^ & ii nous prenions de la
thérîaque, elle fe tpurneroit en poifon. Le prince
Nourgehan ^{l dans ce cas infortuné , il a tout
a
Contes T u a c $• . 22f
à craindre , tout lui devient contraire, fon propre
père cft devenu fon ennemi. Ayez donc pitié de
lui jfire , & gardez-vous de le faire mourir avant
la fin d'un tems qui ïui eft fi funefte. Le récit de
cette hiftoire , & fur-tout l'application qu'en fit
le vifir, frappa Tempereur , qui malgré la parole
qu'il avoit donnée à la reine , différai le trépas
du prince* Le foir la fultane lui en fit des re«
proches» Madame , lui dit Hafikin , je n'ai pu
m'en défendre. Un de mes vifirs , qui eft un
habile aftrologue > m'a ce matin afluré que (t
je faifois ôter la vie à mon fils , je m'en repen-
tirois indubitablement. Hé-, fejgneur , inter-
rompit la reine , quelle frivole crainte vouis a
retenu ? Le péril où eft Nourgehan n'eft pas uiï
effet de la fatalité de fon étoile ; c'eft le feul
ouvrage de fes vices & de fon mauvais naturel»
Le ciel , pour punir les pères , Içur donne quel-
i^uefois des^ enfans vicieux , comme il en don-^
na un jadis à un certain fultan dont je vai^ vous
conter l'hiftoîre:
Tome XVL F
!t2^ C ON TES TlfRCS.
HISTOIRE
Des trois Princes obtenus du ciel.
1. L y avoit autrefois dans le palais du monde
un fultan qm- pofledoit une très-belle femme.
£s s'aimoient tous deux tendrement , & il ne
leur manquoît que des enfans pour être parfai-
tement heureux ; mais quoiqu'ils fulTent jaunes
l*un & l'autre , ils n*en pouvoicnt avoir. Le fultan
en étoît fiort aiiigé. Il envoya, chercher un der*
TÎche qui pafibit pour un faint perfonnagé dans le
pays y & dont efiêâîvement les prières étoient
toujours exaucées, O derviche, lui dit-il , je fuis
au défefpoir de n'avoir point d'enfans. Priez
dieu trè^haut qu'il ait la bonté de me donner
tm prince; O roi , répondît le derviche , il eft
néceflaire pour cda que votre majefté envoyé
un préfent au couvent de mes confrères , afin
que nous faflîons des prières à dieu pour Ta^-
compliffement de vos déCrs. Dieu eft un roi
libéral qui vous accordera un fils.
Le fultan avoit un bélier gras qu'il aimoit
beaucoup à caufe qu'il fortoit toujours vifto-
rieux des combats de béliers qui faifoîent fou-
vent le divertiffement de fa majefté. Il fit coo-
I
Conté à T^rcs. 22^
iuîre cet animal au couvent des derviches avec
plufieurs charges de ris & de beurre. Ces pieux
abdals tuèrent le bélier , le mirent en pièces
& le ârent bouillir avec le ris & le beurre*-
Quand ce ragoût fut en état d'être fervi ,îls en
envoyèrent un plat au fultan en lui recortimari-
dant de manger de la pitance des derviches dantf
l'intention d*avoîr un fils» Enfiiite ils commen-
cèrent tous à donner fiir cette gadimafrée corn-
me à Tenvi l'un de Taittre. Après le repas ils
dansèrent la danfe extatique ( i ) , appelée femaa j
& dans leur enthoûfiarme ils demandèrent à die\i
un prince pour le.fukan. ïls dirent une oraifort
pour cet effet , & par la toute-puiffance divine
la fultane devint enceinte cette même nuit.
Elle accoucha neuf ûioîs après d'un garçon qui
(bffaçoit la beauté du foleih Le roi fit des ré^
Jouiffances extraordinaires . pour la naiflànce de
ce fils. Il affembla fes peu]D4es ^ & leur diûri-.
■ I ' -I ■ Il II III li n Ig i — >^— ii f m i| -' «f>^^^«>MiAi— — — ^— — t— — 1^1^
( I ) Les derviches s'imaginant être pleins de Pamout
divin ^ s'ailèmblent dans une Czhé fdrt parée, où il y a
une chaire â prêcher , dans laquelle ed un jeune homme
qui 1^ des vers Air r amour divin. Ils Ce mettent à tour«
tlôr julqtt'à ce que là tête leur touVne & qu'ils tombent
à terre. Etant a jrifî tombés, i\s croyént être en extàfè 5C
voir Mahomet qui leur parle': ctatii revenue i eux, ils dé-
bitent cela comrtie des. révélations auxquelles lé peuple
ipcrédule ajoute foi.
22? Cxîntes Turc*.
bua une infinité de -largeiTes* H prît le petit
prince ^ & pour le combler de bénédiâions ,
îj le mit dans la robe dû chef des derviches ^
dont il accabla de bienfaits le couvent.
Quelques années après , le roi s'entretenant
avec ce vénérable perfonnage , lui dit : O der-
viche^ je fouhaiterois que vous fiffiez la même
prière à dieu y & que vous lui demandafliez
pour moi encore un petit prince. Sire , répon-
dit l'abdal , les grâces du très-haut font abon-
dantes , c'eft à nous à les demander & à lui à
nous les accorder fi bon lui femble pour fa
gloire ; mais il faut donner un nouveau préfent
aux pauvres derviches. Le fultan leur envoya
3e plus beau cheval de fes écuries. Ils le man-
dèrent , dansèrent , prièrent conmie la première
fois ; la reine devint groffe , & au bout de neuf
mois accoucha d^un prince femblable à la lune.
Le roi ne fit pas moins de réjouiilànces pour
ce fils que pour l'autre ^ ni de moindres aumô-
nes aux abdals*
Dans la fuite le fultan pria le derviche de de-
înander à dieu un troifième prince. SSre , lui
répondit l'abdal , notre affaire eft de prier le
feîgneur , & la fîenne de nous donnier ce que
nous lui demandons ; mais il . faut encore un
préfent aux pauvres derviches. Le fultan leur
envoya un beau mulet , ils le vendirent , & de
^ l'argent qu'ils en tirèrent ils achetèrent des prd-
viiions. Ils firent bonne chère , & prièrent diéir
d'accorder au rpi un troi(ième fils. Leur prîèi^e
(ut exaticée , la fultane conçut , & mit ^u mon-
de neu£ mois après un prince qui necédoit
point aux autres en beaUtér '
Lorfque tes trois princes futnent devenus grands^
les de»qx pi?emiers fe. montrèrent trè5-vert;ué«ix? ;
mais le dernier faifoit parohre mille mauvàifës;
qualités j&fignaloit chac^e^ yfAït de fa- YÎe''par
quel4ue..nDUveaa crimev II m^prifoit les reâ^d-.
.trahces':de fon précepteur » ic les menaces d&
Ion père qui étoit vivement affligé d'avoir un
pareil fik^ . '
Un joyr le fultan dît au derviche ; Ptût k
dieu que vous; n'euffîez pas feh des prières poVIr
tte procurer un fils fi méchant ! O rôi , tui ré-
pondit: fahdat,c'efl te faute de votre majefté..
C'eft elle qui eft caufd que le troifiènie pri^c^
cft d'un fi méchant caradère^ Et comment cela ^
irepr^t le roi î Sire ,, repartit le. derviche ^ vous.
avez donné pour votre fils aîné un bélier qui eft:
un animal noble &: courageux» & pour te fécond»
un cheval qui eft une btte d'un naturel doux
& qui fert à porter les hommes fur la terre.: cest
préfens ont été ^r&Wes. à dieu qui vom dt
donné en récompenfe deux enfans pleins, de^
Ycrtus i m^ vous lui avez offert pour votre
fui
/fi:o)fi^« fils uft mulet , te plil3 vU 1^ te plHs
ylgiôiiT^ 4e toijis tes animaux; d( pour vcms pti-
nifcle 1^1 avoir fait un fi mépri&bte (aerifice »
il !?Qu$.a efivQj^é un prioce û ÀiSéxcm ^cs
j^autre^. Celui qui fbrne de TorgQ » n'en fàuroit
xnoifTonner du froin^nt. Teli^ fut.la réponfe qqe
^^ Tabd^ ^u fultai)^ qui n^ fut poûàt ^ rq)os
n(H^ p]u$ c(uç fes iujet3 , jufqu'à cq qu'il eût
fait mpurir fon 6U.
' CeftQ hiftoire, feigneur » pourjEuivItla reine
Can^ade » vous prouve clairement que ^e del
etoit çn colère lorfqu'il vou$ a donné la prince
J^ourg^han, Vous ne kxQZ point tranc^ilte que
vous ne^ous foyez défait d'un (i méchant filf»
JElte ajoRa tant de difcOyrsà celuî*-là, que Tém-
.pereuc lui promit çn^orQ de faire couper la tcte
.%u prince ^ ipais te^ tendeni^a matin le diiûèaie
yiiir hii ^t changer de riéfcdutiqn en lui aracoA-
tafkt ^'hiftoîre Ruvante r
Contes Tvacis» jk^
t
HISTOIRE
J)^un Roi ^d* un Scfi^ d*un Chirurgiens.
V/ N ancien roi de 't'artarîe fortît un, jour de
fon palais , pour aller hors de la ville prendre
le plailîr de la promenade avec fes béys« II retK ,
contra fur fon chemin un abdal qui dUoit à
haute voix : Celui qui me donnera cent dinares^
je lui donnerai un bon confeil» Le roi s'arrêta^
devant lui pour le eonfidérer , & lui dit : O ab--
^al , quel eft donc ce bon çonfeil que tu ofk^
pour cent dinares î Sire ^ lui répondit Tabdal^
vous n'aurez pas plutôt ordonné que Ton me>
compte cette fomme» que je vous le dirai^^Le roi
la lui fit donner , & s*attendoit pour fon argent
à entendre quelque chofe d'extraordinaire , lort
que le derviche lui dit : Sire , voici mon çon-
feil : Ne commence^ jamais une. chofe, que vous
rien aye:^ envifagé la fin.
Tous les béys & les aiutres perfoone» <juî
étoient à ta fuite du roi , firent un éclat de rire
à ces paroles, Il fa\jt avouer y difoit Tun , que
cet abdal fait -des maximes bien nouvelléjr» It
n*a pas tort , difoit l'autre » de fe fîâre payer
d'avance. Le roi voyant que tout le monde fe
? i^ •
\
55^1 Contes Turcs.
moquoit du derviche , prit la parole : Vous n'a**
vez pas raîfon de rire , dit-il , du confeil que
vient de me doiinef ce. bon abddL : quoique
perfonne n'ignore que quand nous formons une
entreprife , nous devions la méditer & -bîefi eon-
lîdérer quel en fera Tévénenient ; . néanmoins
faute de pratiquer céladon s*engagô tous les
jours dans de mauvaîfes affairés. Pour moi , je
fais beaucoup de cas du confeil du derviche;
je m^efi veux fouvenir fans çefïê , &, pour Ta-
voir toujours devant les yeux, j*ordonne.qu*on
récrive en lettres d'or fur toutes les portes de
mon palais , fur lès murs , fur mes meubles , &
qu'on le grave fur toute ma vai0elle. Ce qui'
fut effedivement exécuté.
• • » ■
Peu detems après cette aventuré ^ un grand
feîgneur de la cour , pouffé plutôt par Tambir
tîon quç par aucun fujet qu^il eût de fe plain-
dre du roi , réfolut d^ôter à ce prince la cou-
ronne & la vie. Pour y. parvenir , il trouva
moyen d'avoir une lancette empoîfônhée , &
s'adrefTant au chirurgien du roi : Si tù Veux ,
lui dît-il , faigner le roi avec cette lancette ,
voilà dix mille écus que Je te donne dès-à-pre-
fent. Sitôt que tu auras fait le coup , le trône
eft à moi. Je fais par quel chemin fy puis mon-
ter, & je te promets que quand 'je régnerai,
je te ferai mon grand-vifir-, & que tu partage-
Contes Tukc's. ajj
ras avec moi le pouvoir (buveraîn. Le chirur-
gien ébloui de la proportion du grand feigneur^
l'accepta fans balancer. Il reçut les écus d*or&
mit la lancette dans fon turban pour s'en fervtr
à la première occadon*
Elle fe préfenta bientôt. Le roi eut befoln
'd'une faignée. On appelé le chîrurgîeil. Il vient
Se commence à lier le bras du roi , devant qui
Ton met un ballin pour recevoir le fang. Le
chirurgien tire de fon turban la lancette fu-
nefte ; mais dans 1^ tems qu'il fe difpofe à pi-"
quer le roi , il jeté par bafard la vue fur' le
baffin & y lit ces. mots qui étoîent gravés def-
tus : Ne comtncnceTi^ jamais une ckofe^ que vous
Il fa qye^ énvïfagé la fin. Il tomba aufStôt dans
une profonde rêverie, & dît en lui - même :
Si je faigne le roi avec cette lancette , il
mourra. S*il' meurt , on ne#manquera pas dfe
m'arrêter & de mè feïre perdre la vie dans d'hor-
ribles tourmens. Quand je ferai mort , à quoi
me ferviront les écus d'or que j'ai reçus ? Frappe
de ces réflexions , il remet dans fon turban la
lancette empoifonnée» & ep tire une autre de fa
'poche. Le roi qui Tobferve ^ lui demande pour-
quoi il change dé lancette. Sire, lui répondit le
chirurgien , c'eft que la pointe de la première
n*eft pas bonne.' M6ntre-lï moi , lui dît le prince,
je la veux voir* Le chirurgien alors demeure
^54- Contes Turc y.
intierdit & troublé : Que m'annonce ton trou*
ble , s'ecrîa le roi ? Ton embarras couvre quel-
que myftère , découvre-m^en la caufe , ou tu pé-
riras tout-à-rheure. Le chirurgien intimide par
ces menaces / fe jeta aux genoux du roi ^ en
lui difaut : Sire ^ Ci votre -majefté veut me &ire
grâce , j« vai$ lui avouer la vérité : Hé bien ,
parle » répliqua le roi ^ je te pardonne tout y fi
tu ne me caches rien. Le chirurgien lui raconta
.tout ce qui s'étoit pafle eqtre le grand feignei^
.iSc lui 9 & confefifa que le rcH devoit la vie aux
paroles qui étoient gravées fur le baffin.
Le roi ordonna fur le champ à fes gardes d*aV-
.1er arrêter le grand feigneur , & puis fè tour-
nant ver* £es béys : Hé bien , leur dit-il , trou-
vez-vous préfent;ement que vous avie? raifon
de vous moquer du derviche f Je commande
qu'on le cherch^ar-tout & qu'on me Tamène;»
Un confeil fui fauve la vie aux rels^ ne peut
'être affez payé.
>»
i«a«M«Mi^
AVIS AU LECTEUR.
Ulntérti fui régne dans eès Con$ês , fait regretter
fae la traduâion n'en ait pas iié continuée» Nous les
^donnons tels fu ils ont pairu ions Vorigint j & mus
Jommes perfuaiés qite leur imperfiéiion nmtroit pas
été une raifon pour en priver k ?utUc*
LES VOYAGES
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DE Z U L M A
DANS LE PArS DES FÉES,
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A VERTISSEMENT.
Jl) eux dames d'une haute confidéra^
tion, & que le refpeâ qui leur eft dû
m*empêçhe de nommer ici , mé confièrent
îl y a quelques années , un manufcrit
qui avoit pour titre : Les Voyages de
Zulma. Je crus feconnoître au foin qu elles
f rirent de me dépayfer fur l'auteur de
ouvrage , qu elles pourroient bien y avoir
quelque part ; je crus le reconnoître en-
core davantage à je ne fais quelle négli-
jgence , ou plutôt à une noble fimplicité
qui y écoît répandue, & dont Teffet eft
sûrement plus aimable qu'une exa6litude
fcrupuleuie. Je ne fus chargé que de
voir fi les règles de la grammaîre fran-
çoife n y étoîent point blefTées ; fi dans
les maximes qui s*y rencontrent, il ny
avoît rien contre la morale ; s'il ne s*y
trouvôit point de contradiÊtions entre
les incidens. Un de mes amis à qui je
communiquai le manufcrit, tSc qui malr
heureuferaent alors travaiUoît en foeiét^
à un livre périodique , jugea par ma
complaifance à le lui avoir laifié quelque
tems entre les mains , qu il pouvoit fans
aexpoier à aueun reproche de ma Pttrt^
feîre pafler fucceflivement dans reipccc
de fcrurhal derfC^ il étok çhkf^é § des
morceaux qui lia ayant plu infiniment ^
ne pouvoient manquer de faire la, piêmt
împreffidri fur le public. Je lui ai paffé
cette infidélité en fatvéuf dés fentîmens
qtri nous unîflbient depuis lông-tems, &
la mort dé Tune de cçs dâme^ refpec-
trf>le3 y dont je viens de parler , étant
furvenue , je me fuis trouvé par-là eti
pofleffion du manafcrit , & j*aî cru que
ce feroît faire au puMîc un larcin plus
férieux que celui qui m'a^ éfé hit , fî je
lui déroboîs urte pToduftîon auffî ingé-
iiieufe , & qui nïéme a été la foifrce oÙ
f lin de noi? auteurs n a pas dédaigné de
prendre le fvjet cfun dîvertiffement qui
a aipttfé la cour & la ville. C'^dft fur ce
principe, queToutrage a été livré" à une
' édïtioTi pfusr exafte que ce qui en a ét^
donfté à réprïfeï & fubrepticeniént : non-
feuîemeiît il ne doït , être regardé quç
comme le fruit c?one imagîrtadon bril-
lante y mais comme h délalîement d'un
e^rit jttfte & f aiformaMé , dont tous les
fcntimens font stutR purs que l'a ^flion*
LES VOYAGES
DE
Z U L M A.
\j N marchand de Bagdad, nommé Zarucma,
retiré du commerce par les pertes qu'il y avoit
faites & le mauvais état où elles avoïent mis
fes afiaîres , après avoir fait l'ablution & la prière
du matin , appela Ton fils & lui dit : Zulma ,
• voici le tenas où je dois vous faire part de
votre deftinée; Vous favez déjà que je n'ai point
d'autres enfans que vous & votre foeur Zu-
lima ; mais vous ne favez pas encore ce qui
m'oblige & vous aulC à vivre dans une aùdèré
retraite , pendant que les autres marchands
de Bagdad & leurs enfans vivant dans raboo-
dance Se dans les plaifïrs; je vais vous rap-
prendre.
J'ai été Cl maliieureux dans les entpeprifes
que j'ai faites , que non-feulement je' n*^ai rien
i^o Lbs Voyàgï*
^acquis, mais que. le. bien qae j'ai eu de mon
père , qui ctoit riche , ne s*eft- pas ' trouvé fuf-
f fixant pour payer mes dettes ' & mê laifTer de
quoi vivre félon mon état : j'avois épOufé
*- votre mère par amour ; elle s^appeloit Zulima »
comme votre foeur ; elle mourut de chagrin de
l^état de mes afiaires; vous n'aviez alors qu'un
an ; depuis fa perte , j'ai .véeu^ dans la retraite
où vous me voyez , ik je vous ai fait vivre
de même ; je n'ai cependant rien oublié y mon
fils , pour votre éducation , & fi ma pauvreté
m*a fervî quelquefois de prétexte pour vous
retenir & vous empêcher d'imiter les jeunes
gens de votre âge , je ne me fuis fervî d'au-
cune raifonpour me difpenfer de vous donner
les maîtres qui vous étoient nécellàîres pour
orner votre efprît & former votre corps-, grâces
à dieu 9 mes foins ont réufli ; j'ai lieu de me
flatter que votre deftinée fera plus brillante que
la mienne*
Après la mort de votre mère, mon afflic-
tion, jointe à mes malheurs, me tint enfermé
chez moi pendant un.tems confidérable.
L'un des mîniftres de. notre religion '( homme
d'un profond favoir & d'une réputation au-
defliis de celle des autres, qui avoit toujours
eu de l'amitié pour moi ) vint à ma maifon
pour me parler. On lui refufa ma porte , comme
on
b H 2 û E itt h% 5411
ftft laîlbît à tout autre par înon ordre , ïhàîs il
Voulut me voir , & prit un ton fi haut , que
îBOii ^fclavc I« laiiTa entrer^ Il vint jufqu*à
ina chambre fani trouver d*obftacle ; je n'a-
Vois d'efclaves alors que celui qui lui avoit
ouvert; vous étiez ^ mes enfans ^ encore Tua
& l^autre en nourricev
D mè dit en airivaotic Ne foyei poirit fâche >
^aroacma, deme voir.slje ne viens iciquepouè
.Vous procurer de la cgniblation' & du bonheur,
fi vous étiez àfl&z iâge^pour m écouter & nid
croire. Le rang que vous avez ici ^ lui répons*
dis-^je^ & le refpeiâ qiïè j/^. toujours eu JiouÊ
Vous^ doivent vou^ {a ir^ /juger de mon attea*
tion • & ^e ma docilité » quelque cho(e qu'il
Vous plaife de me djrè* . «^
Zarucma , ci3ntinua-Ml ^ lûettez-vous fur ccr
lofa auprès de môiy & Cuivez exaâement ça
^que. je vais vous dire t ne fongei^ plus< au. trafic»
Vous avez été malheureux ^ Se vous le ferieft
tÈûcorCk " .
Quel xronféil me donnez-vous ^ lui répiaftî^*
|e ? meà dettes excèdent mon bien i & fi méà
-Créanciers me Voient loûg-téms dans le deflèi0
tle ne rien faire , ils leTaifîront, Ils ne ine laiflent
en repos que parce qu'ils me croient encocei
trop affligé pour fonger à mes af&ires j ils eC»
fièrent que je pourrai les l'établir avec le pe^
:s^2 L E« Vo if À dis
de bien qui me refte , quand je ferai en état ée
travailler : de plus , j'ai des enfans pour lefqueb
j'ai une extrême tendrefle , & auxquels je ne
pourrai donner d'éducation, ii je me tiens dans
-rinaâion pendant que je fuis encore jeune. Que
vos enfans ne vous inquiètent point, medit41^
ils feront plus heureux que vous ne Tavez été
jusqu'ici ; mais vous ferez à l'avenir plus heu-
reux qu'eux, fi vous fuivez mes confeils*
c Ayez donc la bonté, lui dis-^, de jpM hs
^donner , & je vous jure que je les fuivrai aveu-
*g}ément«
- Vendez votre bien , Z^rucma 9 continua-t^il^
*ùa l'abandonnez à vos créanciers ,' j'aurai foin
ide vous donner to^t ce qui fera néceSdke pour
vivre en fagê : j'aurai .foin aufli de TédiJcation
^ vos enfans , à conditicm qu'ils demeureront
'dans une retraite pareille à la vôtre /jqfqu'â ce
ique je vous penpette de laifier aller votre fis
^U8 fa conduite, & que je puiilè établir votFe
fille.
- ' Ma tendreffe pour vous , mon fils , m*G4>Iîgea
^e le prefler fur le fecret de votre deftinée : U
«^ouvrit enfin à moi , il déchira le voile qui coi>-
yfte lès divers événemens dont vôtre vie doit
;étre .mêlée , & ii me qujitta après m'avoir donne
^slivres.
^ fL\x boni de quelque tens, je fus aflea/heii-
»ux pour prendre un. goût très - vif poQr l^
UkncQ^f & je fis tant de progrès dans ceU^»
dont mes livres & lui ni*ont ouvert le çhea;^ii>j^
que s'il m'étoit permis ^ ijnpn fi}s , de vous ppler
là-de0ili&» v<^us n'ai^rie^ pas de peine à cr^^e
^ue }e fuis le plus Iseur^ux de tous les hon^me^w
H çie yvpt revoir hier conime à foi> ordi-i
tmJ^n 4f ine. dit : Il eft tems, Zaruciqa, qqeL.
vou$ vo^^ fépariez de votre âls; vqus (avez jI
quoi la fageilè fuprême & (a bonne éducatko
font, dei^iné i vous le (avez^ dis-je , au(Ii<bie& qubç
moi v.P^^^ ^ luî falloit n;ia permiiEon & i vOîu^
auffi pour le faire fortir de Bagdad, ^maiîtï^apfè^
vptre .prière , parlea à vpt^ gis î il f^ut W pije-
piMfer afi vo jage qu'il dpit &îre 3< i vous q^çte^ i»
VQu^ ire» enfuite à iRap'Qra ayçc «l^i / ^^»t$i y.
trouverqp tout ce qvi eft péceflàir^ ppièii fon
voyage : je me char^ 4®o?iu;lHi?a:, .acxu» l^^t^.
Ijjirans à Vfttre retour. . .
: VQÎlà;, moxk fils, g^^ c^i n^'oblige à yom-
parler pour la première fqis de mes a£ure$ ^
4^€^ qui vous regs^rde: je partirai demain avec
VQU^s è 1.^ inême heure , après potre prière ; je
V<»^ cQrtduit^i ^ Baflbra, ^ vou* m fkw^ ir
qiioi VQ^s ^t§s draine ^i qi|e iqrfque vous fesen
^p^b^q^« ,
ZutÉ»^ ^'^tendoît^ il ft^i^ à ce que fat> pè«©
lui venQb^ de #r« » qi^^j t'eut p»t un mcH à loi
lE^ Lï s Vo Y A GE Sf
répondre ; & lorfqu*il le vit fortîr de fa maîfbfi
pour la première fois depuis qu'il avoît l*age-
de connoifTance ^ fon étonnement redoubla en-
core! Il fit une infinité de réflexions toutes dif-
férentes; fon premier mouvement fut d'être
bien aife de voyager , quoiqu'il ne fût pas oà
il alloiti C'eft toujours fortir de cette maifon,
dîfolt^it en lui-même; quoique lé rèfpedque
j'aipout mon père & pour mes maîtres, m'ait
empêché de me révolter contre la févérité avec
laquelle j'ai été retenu , je n'ai pas laiffè d'en
reflèntir beaucoup de chagrin, je vais au moins
avoir nia liberté*
Il pafTcHt enfuite à d'autres réflexions: il
carôy oit quelquefois que fon père., à qui il ne
tonnoiflfoit eii eSét aucifti bien , vouloit ie
détaife de lui : mais il étoit fi bien né , qu'il
chaflbit ceis dernières penfées ; il étoit même
fâché de les avoît eues : il crut éîifuîte qu'il
vouloit éprouver foii amitié , & qu'il fàlloit
lui défobéîf au moins ^n apparence.
Il étoit dans cette réfolûtion , lorfque Zarucma
arriva quelque tems avant la prière du foir. II
dit à fon fils en Tembraflant : Je fuis pîus con-
tint que je ne fuis fâché des réflexions que vous
avez faites depuis que je vous ai apprLs voti^e^
dépafrt'; mais ne croyez pas que je veuille me
^faire de vous , taon Bis ^ ni éprouver voue^
n t 2 tr L M À\ 24/
tendrêffe: vous voyez bien, puifque je'faîs fi
pofîtîvement ce que vous penfet , que tout ce
.que je vous ai dit n*eft pas fans myftère , & que
imême il ne vouseft pa^-poffible, quand vous
le voudriez, de réfifter à mes volontés ; je ne
puis, douter de votre amitié , & quoique vous
ne m^zyet pas rendu juftice, je vous la rends ^
mon. fils ; un jeune homme doit fentir le pre-
mier moment de fa liberté :, il eft naturel , pàc
la connoiifance que vous avez de mes affaires ^
que vous ayez foupçonné moins <Je vérité dans
ce que je vous ai dit, qiie de ménagement pout
vous apprendre ma réfolution fans vous flatter»
Zulma ne put être en doute que fon père
lut tout ce qu*il ayoit penfé ; mais il étoit eiv-
core fi loin d'imaginer par où il lepouvoit favoir ^
<iu*il crut que ce rfétoit que de fimples conjec-
tures que rage & l'expérience lui avoient fait .
tirer fort juftes fur les fentimens ordinaires det
la jeunefle.
Zarucma fut trifte tout le^ foir, quoiqu'il
n'eût, pas fujet de l'être par fes connpîflàncès
& celles de fon ami ; il ne devoit pas regarder
le départ de Zulma comme un malheur pour
lui , mais il le quîttoit & il 1-aimoit. Quelque
élevé que foi t un homme au-deflus de la con-
iihioQ humaine, il lui en refte toujours quelque
-chofe^ ^'
a^ Les Vo Ta « i-s
Le te ndemam 5 aprè^ k prière é^ mVtin , Zt-*
^iicmà , qui s'étoit pourvu 4g chaoïèaux d( de
tout ce qui ^toît 0éceflâire pbvïr Ton. voyage,
mena Zulkna à (on aim pour la lui coinâer^ &
ion *£]s pour lui djre «dîisu : îts partirectt en-
fuite pour Baâbra; ik y arrivèretit ian$ aitcuoe
9V^nture dîgae d'être r^kée. Les difcours de
Zarucm^à fon Sis fur^ent fans doute adtnindbks ,
^wis |e a'ai pas prétendu laire td «si livre de
siorale; fnon inteotbn n'eft que de réciter des
jaits auffi fuipreâans que vi^ritables.
Le père & le fik arrivés à Baflbra , Zaruona
9IU dains le port pour parler à celi^ que 6m
ami & fon £^voir lui avoient marqué être def-
Smé pour conduire foo 6k. Le capit^ne iburit,
& ^ rappelant pat fon nom , 4ui dit : Amenc3>-
jBOl demain Zubxia , je fais ce que j'en dois
rfaire.
:. Apt-è^ k. prière, Zarucma dît à fon fik (te
le fuivre; il le mena au patron & le IdàSk fans
ryouloir lui parler ni lui dire adieu : Zulma fe
;trouva par fon feififlèment hors d*état de. pou-
voir rien dire à fon père ; & dans le même
'^ïKMîîent que Zaïucma fut forti , le vaiffcau mit
5( h voile , & il le perdit de vue.
Zulma fi^ quelque tems comme une per^
/onne qui a perdu connoiffance ; & lorfqu'iî iut
revenu de cette efpèce de léthargie, où k cha-
DE Z U 1 M A. • a^f:
grin (Tavoîr quitté fon père Tavoit mis, il s*ap-^>
procba du patron ; il fut furpris de l'entendre,
parler une langue qu^il n^entendoit point, & d»
n'en être point entendu. Me fuis - je trompé , '
difoit-il ; ne parloît-il pas la même langue que;
moi ? Il voulut s'adreffer à quelques autres per-»
fonnes de l'équipage , mais il trouva par-tout la.'
même difficulté, & il ne put fe faire entendre^-
fon embarras augn^ntoit à chaque inftant»
Après quelques réfiexions fur un accident auflir
Çngulier , il prit le parti d^examitier tes aâions;
& la conduite de ces gens pour tâcher de com^
prendre qui ils étoient, & quelle route ils te-^>
noient. Il étoit occupé de cette idée , lorfqu^'it,
s'éleva un orage épouvantable 5 le vent devior
furieux; la mer extraordinairement agitée por-^>
toit le vaifleau jusqu'aux nues, & te plongeoir,
auflitôt au centre des^eaux \ la gtèle , les éclairs^-
le tonnerre augmentcûent l'épouvante» Le pi-**
lôte lutta quelque tems contre la tempête 5 mais:
le péril croiflànt à tout moment, la con£ufior|t
fe mit à la fin parmi les matelots, & la moft:
parut inévitable»
Zutma réfîfta aux premiers effets de h crainte,
que lui infpiroit ce défi^Kke affreux ^ mais dèsr
qta^il vit que le vaiffeau falfok esu , & qji^'ii n'y
avoit aucune efpér>î>ce d« (alut, il s'aflSt fur tnr
bftac k ccour péQjâsé^ d'épouvante, ii piooà^iQaft
24^ Les Voyages
{es regards inquiets fur tout ce qui fe pre(êflCa
a fes yeux , & iî ne trouva par-tout que des
nouveaux fujet^ de défefpoir*
' Un fommcil favorable furprit fes fens agîtes,,
& effaça de fon efprit pour quelques momens
Icsfuneftes idées du danger où il (e trouvoit.
Heureux d'échapper en quelque façon à l'hor-
reur de fa fitaation.
Zulnîa fe réveilla enfin ; il ne fut pas peu fur-
pris de trouver une tranquitlité parfaite dans^
le vaiffeau ; il le parcourut d'un bout à Pautre,
& n*y rencontra perfonne» Il n'y avoît plus
dans tout ce vafte bâtiment qu'un peu de bit
cuiti, & de Teau douce pour quelques jours.
Cette folitude le fit frémir, & il pria hufnble-
ment le grand prophète de lui dooner affez de
fermeté pour foutenir la mort terrible qu*il en*
vifageoit , ou de lui infpîrer les n?oyen$ de
Téviter.
A peine eut-il achevé fa prière , qu*lî vît à
fes côtés un vieillard vénérable qui lui dit :
Zulma , prends dés vivres , defcends dans la
chaloupe , coupe le cable , & t'abandonne au
^tout-puiffant ; il fait les defleîns qu'il a fur toi.
Zulma obéit avec une tranquillité peu ordinaire
à un homnie fans expérience. Un mom^ent a{M:èsi
le foleil qui étoit au milieu de fa courfe fut obfn
curci s & le jour fe changea tout d^la cQtt{v en
* 1) E Z U* L M A* ^4^
i-
une nuîç H fombre^ que le jeune voyageur ne dif-
tinguoit plus les objets qui étbient auprès de-
lui» Un globe de feu qui parut en Tair fuppléa à
Taftre du jour ; ce globe s'éloîgnoic avec vîtefle ,
& la chaloupe le fuivoit avec la même prompt*
titude.
La mer étolt bornée en cet endroit par une
chaîne de rochers , dont la cime fe perdoit dans:
les nues ; ils paroiflbient û preffés & fi ferrés:
\es uns contre les autres , que Zulma n'y voyoit
aucun paiTage pour la chaloupe , qui cependant
alloit fe heurter contre ^ & le globe qui la con-
duifoit aufli» Sa confiance 6c fon courage le
fouteupient au point qu'il regardok cette aved*
ture.de fang-froid , r& qu'il étoit perfuadé qu^it
en fortiroit^ biem En effet, Je globe heurta te"
premier contre le roc ; il y fit une ouverture
avec un bruit fi terrible, que Zulma malgré Êi^
fermeté en fut étomié*
Im chaloupe eqtrg fous une voûte > dont Cet
gtob& de feu véxiôit de lui ouvrir Je chemin.
d*une largeur. &* d'une hauteur admirable ; elle
^toit' faite de pierres de taille ii bien jointes ^i
^u'il fembloit que ce n'en ét^t\ qû^une : çlle;
étoit éclairée par le^feu qui m^choi^ toujours
devant lui / qui Ivi'jeh fiufoit diflânguçr parfaià-î
tement toutç- la h§9xité^ Aprè^ W^l<lvwi$ heuirer
dft marché # U^âYadaos uaei^pèce d^ port oà.
zjfo LhsVoyaoes *
il voyoit très-clair y le jour & le foleîl étolemt
' aufli beaux que lorfque la nuk Tavoit pris après
avoir defceddu dans fa chaloupe.. Il k trouva
donc dans un badin environ de, quatre lieues
en quatre » fermé, de tous côtés par des mu-
railles de marbre blanc d'une hauteur û prodi-» '
gieufe 9 que Ton voy oit à peine lé ciel par en-
haut ; il ne Jui parut aucune iiKie , de quelque
e6té qu'il .put regarder. Cependant la chaloupe
oiarchoit toujours y elle s'approcha enân d'aï»
coté de cette magnifique muraille.. Il remarqua
arec plaifir qu'il y avoit de gros anneaux d'or
^i paroô&iei^ avoir été mis pour arrêter le»
chaloupes bu lesr vaiilêàux qui entroient daM
ce port ; auprès de chaque . anneau il y a^t
ime petite porte d'or à fleur d'eau : ta chaloupe
s'arrêta par une chaîne d'or vis-à-vis l'une d<r
ces portes , elle s'ouv|:it fans qu'il parût per-*
fonne qui eût arrêté la chaloupe avec la chaîne^
m qui l'eût ouverte ; il fe p^fa de même un
petit pont j qui allmt de la chaloupe à la porte.
Zulma pafià defliis le pont & entra dans h porte ^
i\ y trouva un petit degré de marbre blanc 5 tttll6
éan$ l'épaâfièur de cette muraiUç ; une lampe d#
criAal ttès^datrv qui étoit à deux marchés dan$
lei^egré , monta devant lui , elle le conduire
au haut dé la mniraille » qui f<»^niôîf Une efp^e
'die-te{i;«(re^(}tti imjmoit a«fC<Mu d^me viUe* qw
P £ Z U I. M , A» a^t
lui parut très^magnifique , quoiqu'il ne fût pa^
en état d'en juger parfaitement. Une baluûrade
•d'or terminoit la muraille & faifoit le bord de
la terraile qui donnoit fur le port d'où il forr
toit , & que l'on voyoit étant appuyé delTus.
Là terraflè étoit large » pavée de marbre dt
toutes couleurs différentes & de pièces rapport
tées» Vis-à-vis du degré par lequel il étok
monté j Se qui étoit à fleur de la terraife 5 étoiç
ttne grande rue pavée de même , & bâtie en fym*
aiétrie de marbre de toutes couleurs ; chaque
croifée étoit têfdiïée par des colonnes d'ordre
corinthien , qui foutenoient une corniche df
marbre comme le refie du bâtiment : un orne^
ment d'or en feuillet de pampre régnoit le long
de la corniche , elle terminoit le premier étage^
mi-de&s de la conûche il y avoit un ordre de
cariathides de femmes pofè au - deifus de Tar
lîgoement des caloAnes de marbre , qui étoit
de même couleur qi^e les colonnes > elles for-»
moient un attique qui étoit terminé par un^^
baluftrade d'or.
Nul habitant ne paroiffcit à Zulmn dans une
aiiffi jbelle ville ^ fa furprîl^ ne f^ put exprima
de 0^ voir perfona^ auK portes des palais &
dan3 les rues. JLdifoit en lui-: même ien mar«
chfi^t ; Ce n'eft point la chaleur ., coipilie daj3|
n&n^Ayf^^ ^ui.jQip^cbe 1^, h^^ec i^. fpitir|
fe jra Les Voyagbs
car il ne fait dî chaud ni froid ; quoique le jonr
ïbît très-clair , l*on ne voit oi Ton ne fcfït point
le foleil : peut-être que fe peuple eft occupé à
quelque grande fête hors la ville ; peut - être
auffi'que ce n'eft-là que de$ fnaUbns de grands
fcigtieurs , & que je trouverai un quartier de
marchands où je rencontrerai du monde. En fai»
f2j[it ces réflexions , il âpperçut au bout de la
rue un dôme d'une hauteur & d*une grandeur
prodîgieufe ; il lui parut couvert d*or comme
les baluftrades , H fe faifoit voir au*de(!us des
autres maifons : le refte du bâtlÉi^nt étoit d'une
matière û brillante , qu'il en pouvoit à peine
ibutenir Féclat ; plus il approchoit , & moins
it pouvoit le regarder , cela l'obligea de mar-
cher les yeux baifles»
Il arriva enfin dans une place d^une grandeur
prodigieufe , bâtie autour de pareilles m^fons
que celtes de la rue dont il fortoh ^ quatre rues
parallèles y aboutiffoient : le dôme & le bâti-
ment dont j*ai parlé ^ faifoient le centre de U
pluce ; il y avoit quatre portes qui répondoîent
aux quatre rues relleâ^étoient ouvertes* Il entra
ipar celle qui étoit vis-à-vis de lui dans ce ma*
gnîfique bâtiment, qui étoît de pierres précieu-
fes 9 fi bien aflbrties par les- couteurs & par ta .
façon dont elles étoient poféf s , qu^ll eft im-
poffible d'eo comprendre h' beauté £tQ$ fatvoîiç
SE Zut;» Àc ayi
voe : le dôme étoit au milieu- de ce bâtiment ^
H étoit entouré d^une grille d'or qui en défeiK
doit rentrée de quelque côté qu'on y arrivât.
Au milieu de cette enceinte étoit une efpèce
d'autel , foutenu par quatre colonnes d'émerau^
des , une figuro- qui pai^oiflbit endormie étoit
couchée' defius. Lorfque Zulma fut auprès de
la grille., cette figure leva la tête & prononça
CCS paroles: Que tout ce qui eft ici paroijOTev)
^ulma , & qu^on lui frott-e les yeux de Teail
de vérité , dont j*ai privé les mortels. :
Zulma fentit fes yeux pleins d'eau dans le
Aioment ; après les avoir efluyés , il trouva que
tout le temple étoit rempli d'hommes & de
femmes d\ine bes^té fingulière , & habUléee
très -magnifiquement.
La figure reprit la parole 8c dît : Zulma ^ choii
fiâez dans toutes ces femmes celle qui vous plaSt
le plus , elles pa/Téront toutes/devant vous, les
unes après les autres.
Elles étoiént , comme j'ai déjà dit , en grandi
nombre ; mais éUes étoient fi belles, que la çé^
*
fémonîe ne dèvoit pas l'ennuyer. Après qu'il eft
eut paiTé plùfieurs , il en remarqua une qui étolc
grande , bien' feite & pleine de grâces ; elte
excita dans j(bd ccear un mouvement inconnu s
les autres lui avoient donné de l'admiration,
ctliQ-là lui çauia une agitation qu'il n'avoit polpl
^54 ^^^ Voy:î.g-e*
pncore fentie ; il voulut dire qu'il 4* ckoîfifTcHt ^
mm il ne put le pron^rK^r. Il ne fit depyis
aucune attention à celles qui paftèrent aprè«
elle , il la fuivit des yeux jufqu*à cç qu^elte ^t
repris (a place» La cérémonie finie , la figur«^
touchée reprit la parole &. dit i Votre choix eft
fait, Zulma -, je le fais ; gc $*wfa:^flant à la perfonne,
qui avoit frappé Zulma , elle lui dit; Gracieufe,
fortez de votre place , pren^at ZuUna par la
teain , conduifez-Ie à votre psrfais} exécute? ce '
que j'ai réfolu pour ce mortel que je favofife*
t " Gracieofe vint auflîtot prendre Zulma par la
main , elle le mena à la porte ^vi temple. \Ji^
petit char attelé de deux licof nés blanche^ ciWc
ftie la -neige , avec les crins couleur ck feu ,
Tattendoit ; elle y monta la première , & dit à
l^ulma de s^y piàcet aUprèsid'^lie î le char ré-
j^ndoit à ia magmôccnce dft W^it ce quHl ve--
ôoit de voir , & le goût y forp^oit çncore lar
magnificence.
: Quand Zulma fut aupr^: deiGracieufe , il
vimlut lui dire quelque çh^feiTïlV* îJ ne put
rexprimer. Graçieufe fe mit, àwe & lui. dit i
Vous êtes, encore fi furpris de tegt ce qui vous
#A arrivé depuis votre d^^t ,4e rB^ffora, que
p ne fuis ,pM étonnée qt*e4% pî^ole ne vous
ftMt pas revenue ; U n'eft p*i fm^^îh^Q «on plu»
^ Youi me pairliea » vim mi^M ^^^^ pw^
B s Z u L il À. ifff
iréprendxe vos.efprîts : je fuis chargée par un
,prdre fupérieur de vous inf^ruir^^ , il ii*éft queft»
.tipn préfentement pour vous que d'écouter.
En achevant ces paroles , te char arriva à la
porte d'un palais pareil à ceux dont je vou$ ^
.ii4jà parlé : Us portes s'ouvrirent % Se le char
^imtra dans une grande cour qi^e f^rmoit une
^olonade du même ordre dosït k devant de
J^ maifon étoît ori^é , Içs griUes d'or qui étoiebt
.jentre les colonnçs laiiToient voir d«s deux ç&»
i^$ des jardins adç^irables :.\in çorp3<-de<»logîs
au milieu , vis-à-vis la porte pv ou on veook
d'entrer , & où le char arrêta , étoit l'habitation
làe Gracieufe ; ce qui étoit bâti fur la rue n'é-
toit fait que pour les chofes i)cce0aires à fon
fervîce.
Un fallon^ tnlHsvtde ce b&iMnent ouvert,
vis-à-vis de l'entrée , faifoit voir encore ce be^a
jardin qui tourûôît autour dU' palais; -
- Le fallon dîftrîbiioit deux trè^- beaux ap-
partemens , l^un à drmte , & I:'autré à gauche ;
ijracieufe mtna* Zulma dans celui qui étoit à
^oite : elle ord<>9na qu^on lui fer^t*; à manger ,
( il en devoit avoir befoin ) quoiqu'il y fongek
:pdu«
Des domeftiques qui reffembloîeht plutôt à
d»t di^ux qu^à des hommes , fervîrent une table
M» un oioineo^ - - ' ' -
^^6 Les Vôvàôé!?
Gracîeufe î5*y mit feule avec Zûlma fur nà
(bfa; elie ne tint à Zulma aucun difcours que
ceux qui conviennent à la table , & fes prières
encore plui que la délicatefle du repas Fcblî-
gèrent à manger. •
Quand il fut fini , Gracîeufe entra dans unb
autre cbambfe plus belle & plus brillante que
cellç qui la précédoit , les meubles répondoient
à fa magnificence & aux ornemens ; elle fit
ctlTeoir Zulma auprès d*elle , comme elle avoît
Eut en mangeant , & elle commença fon dif»-
'cour$ en ces termes s
»■■ *^
HISTOIRE DES FÉES
& d^ leur crîgine.
Vous ayez (aos doute entendu, parler des (êe6^
mais fûrement vous n'êtes point au fait de leut
origine & de leur pays i car les mortels les coii^
noiffent peu : vous êtes , Zulma -, au àiilieu At
leur pays , & je vais vous apprendre leur ori-
gine.
Nous fommes toutes fô:urs & toutes filles dit
.deftin & de la terre ; la théologie payenne a doiv^
né pendant long-tems aux hûmme^ une quantité
de dieux qui n'ont jamais été ; U y a cependant
quelquci
ï> É 2 û L M AV SfJ
Kiùel(\ùe chôfe de vrai dans ce qu*iïs ont crU
de mon père ; les payens le ctoyoient fils dé
ïa terre, ils Tont n(Mnmé deftin ,& je me fer-
virai de ce notti-là avec vous, pour m'accôm-
modet à leur façon de parler , & pour étrg
mieux entendue^
Notre mère eft ce que vou^ nottimez la terre t
^Ue & lui ne nous ont jamais donné connoif-*"
(ance de leur origine ; nous n'imaginons riea
avant euxv
Peu de tettis après notre naîflance , îna mèrd
accoucha d^un fils qu'ils nommèrent le tems :;
•
li étoit très-joli étant petit ; mais en vieilliC-
fant fe3 inclinations devinrent fî mauvaifes 3^
qu*il donnoit à la terre toutes fortes de cha-^
^rinsv H étoit venu -au monde avec des ailes ,
il alloit & venoit inceifamment du palais de ma
tnère qui étoit fur k terre , dont elle tire fou
tK>m , à celui de mon père qui eft le firmatnentv
jD devint (i cruel , fi méchant & fi fort^ qu^îi
-détruifoit tout ce qu*il rencontrait : à hous*-
toêmeô , il n*y avoit point de jours qu*il n6
mous fit quelque malice ; le deftin feu! pouvoît
le tenir en refpeft»
Un jour'*qu*il avoit détruit une tnaiÊ)h de
tdaâipagne de ma mère ^ Se que pour fatisfairo
;fon horrible faim, il avoit mangé jufqu^aux piei>>
res du bâtiment 9 %bu la rivière qui faifoit
Tome XFl ^r K
^^9 Lfii^ VoTAa£«
^\Ur Us jets d'eau , la terre s'en plaîghit au deCj
fin , D lui répondit : J'ai déjà fongé à ce quo
np\xs devions faire pour le féparer abfolusient
lie nous : il faut que vous faiCez une boule ronde
4e tout votre empire y Se que vous vous éta^
bliffiez dans le centre ; j'y ferai portct vos pa*
lais t vous y enfermerez le peuple ( les gno'-
ihes ) que vous aimez le mieux , je ferai fur la
furface de cette "boule des chofes propres à Vz*
mufer & à le nourrir» Mettez donc , lui dit ma
fEière^ nos filles hors de fa portée; faites un em«
pire pour elles. Ceft mon defTein auffi» lui dtt41»
Comme il peut tout ce qu'il veut , il eut en
iiii moment formé l'établiflement de ma mère (
i\ nous réferva les terres que nous habitons^
que les hommes nomment aufirales ou incon*
imefi , parce qu'ils ne peuvent y arriver que par
jle pouvoir & la permiflîon du deftin. Ces hor^-
xîbles murailles que vous avez vues, cette
chaîne de rochers fous lefquels vous avez pafTé,
j^ défendent l'entrée à tous les mortels Se à
miot) frère. Il fut bien furpris , lorfqu'il defcen<^
-dit. du firmament 9 où le deftin l'avoit amufé
pendant qu'il faifoit ce changement , de trouvctr
.nju'U àvott mis ma mère à couvert de fes infukes ,
'& qu'il avoit pourvu auffi à notre fureté : il &
mit à creufer ta terre , manger tes rochers » Se
Jdîfeit des CTQUS (î profdiifk , que le deflîn crab-
•ù à Z V £ it X» î^yjt
ghît îivec ration qu*il ne parvînt jufqu'au cèntf e.
II voulut lui donner d'autres occupations ; il
forma pour lui les hommes , fur lefquels il lui
kiffa la permii&on d'ei^ercer toutes fes cruautés^
Quoique notre vénération pour fés ordres
foit Êins réfetvô , il trouva bon que nous tut
diifions quelquefois qu'il eft opiniâtre^ (|u'it
ôft btiafre ^ & qu'il eft trop diffimulé ; car il
nous fait à nous^mémes^ des méchancetés dans -
H ieltid que nous nous croyons le mieux a^^ec
luu PoUf vous autres , pauvres iteortels , com*«:
âié Voua n'êtes à fo0 égard que des marions.
Mtt^s indépendamnsetit du^ pouvoir qu'a donne
i mon frère le tems fur vous ^ii vous fait fôu&>
&k une infitidté de peines dont il ne fait quer
rire. J'avoue que je trouve qu'il a torr ; pilif*:
^îill i fait des homthes aimàblds ^^ ic 4ù'il
leur a donné de l'efprit, je voudrois qu'il eix
ufàt fnieux avec eux. A la vérité il nous per *
tlet quelquefois de leur donner du fecôinrs ^
il en a laiifé le pouvoir à notre fceur athée
qtli éft âotre reine : mais elle eft bizarre corn-
iSie Im. Demain vous apprendrez les mcsursr
ft la conduite de notre étàt^ & je compte de
^ousf i^ner che% la reine ; quoiqu'elle foit ttatsë
fouHf y éûé MUE coÉfimande ^ c'efl la volonté du
deflifif , tîôud y fomâiè§ feuînifes par fon pdU(«
.Voir iui^éme Si U éeVék d4à Blûe^
Rij
Voilà , dit Gracieufe , votre origine & {3
nôtre : tl me refte à vous apprendre une in-
finité de chofes de ce qui nous regarde & vous
jFegarde aufii , mais cela viendra en tems ic
fieu. II faut préfentement que vous fatisfaflîez
à la néceffité que les hommes ont de dormir ;,
U deftin ne vous a pas encore tiré de Tétac
de mortel^ quoiqu'il vous ait fait une faveur
fingulière de vous faire conduire ici.
Gracieufe quitta Zulma en achevant ces pa-
roles^ & le lai0a dans k liberté de dormir ^ s'ii
avoit pu le faire. Il eft aifé de croire qu'uD ^
jpeune homme qui n'a jamais forti de la maifoo
de fon père, qui commence un voyage auffi
extraordinaire conime celui-ci > à plus d'une
réflexion à faire.
Zulma paffa la nuit (ans dormir Se le plus
agréablement du monde , enchanté de .Gra-
cieufe , furpris de tout ce qu'elle lui avoit dit ,
impatient d'^i favoir davantage^ & enccure plus
de la revoir*
• Il fe jeVa de très - bon matin , il fortît par
«ne fenêtre dé fa chambre dans le jardin. Il y
trouva plufieurs de fes domeftiques qui travail-
laient aux fleurs ; ils étoient tous très-beaux &
vêtus fort légèrement-, à -peu-près comme on
peint les zéphires. N'étant point avec Gracieufe»
il eut le tems de faice des réflexions fur 1^
Se Z tf £ m ï. ttÇf
aouveauté pour lui de voir des efdaves 6 '^
mables & fî bien vêtus; car il ne connaifibît
point d'autres domeftiques qtte ceux que l'on
nomme de ce nom à Bagdad ; il eut même uti
mouvemfertt d'inquiétude de voir au fervice de
Craciéufe des hommes iî bien faits ; comme ils
€n avoieht iaïgilre^ ilne les foupçonnoit point
d'être autre chofe* *
Il s'approcha dé Celui qtii étoît auprès de
lui, H arrofoit un oranger; Zulma lui fit quel-
ques queftions, Qiais il lui répondit froidement
& fimplement , qu'il ne fe mêloit que des oc-
cupations que Gracieofe lui. donnoit.
Il augmenta par cette réponfe (on inquiétude ;
Tous les hommes que je vois , dit-il , ù^iit les
amans de Gracieufe ; elle les occupe au travail
qu'il lui plaît ; ils font tous cent fois plus beaux^
êc mieux faits que moi : quand elle aura exé-^
cuté l'ordre du deftin & qu'elle m'aura infiruît
de tout ce que je dois favoir , elle me traitera
félon mon mérite, j'aurai l'emploi le plus bas
de la. maifon; mais je ferai encore trop heu-
reux, pourvu que je la voie, Zulma demeuroît
peu dans des penfées fi triftes ; l'efpérance prend
toujours le deflus avec des gens d'un certain
âge; c'eft mêm,e le premier de leur bonheur s
celui de la figure eft moins défirable , on en eft
aifexnent détaché par l'expérience qu'elle eft pea
Riij
ijtiU &ibuVeBt miifibte« XluVn eft pas de
^^ rUlufîpn db la jcut^eire , elle eft toujours k
iauh^ter ;. on font par avance des pktifîrs ^ont
ï^jouiâànçe eft quelquefois moins agréable que
VWé§ qu*Qn s'en eft faite : les plaifirs font prér
feiitj, les m^lheurî^ font éloignés î une chimère
(ttpp¥« à U^e réalite* En un çiot , Ton i^ vpit
les chofes que telles que Ton les fouhaite. , )^
9m^ comjeie elles fonts & c'eft ce qu'il y awoit
d^ plu^ ffelide dans la condition des homjxi^,
fi r^o pouYoit le cooferver.
• Zulma contbumt fa promenade & fe& rit
flexions, loriqu'il perçut Gracieufe au bout
d'uae aUoe de citrooiers avec une personne très-
belle; ci^is par fan hal^it ^ le re(peâ qu'i^
lui portoit , il jugea qu'ellçétoit deftînée , auffi
bien que ceux qui travailloient dans le jardin ^
à la fervic, mais que fon fexe ^i donnoit feu^
lêxneiub plus de Eberté avec eUe que les tra^
vaiUeurs. du jardin & les autres dojneftiques
€fail avoit vu travailler la veille. Ciétoit h
pi:emière femme qui avoit paru à Zuhna dans
le palais d& Gracieufe*
Zi^Ioia , hii dit Gracieufe , voys me paroîfr
fez avoir eavie de Ëivaîr ce que c'eft que les
domelHqùes que vous voyez ; )e vais vou^ ea
tnftruire»
Çqs. jeusifQ boBuiiM & ceitf j«uoe £lte>.ibai
cles efprîts de Tair ; le deftîn qui 2 la même
autorité fur eux que fur nous ^ les 3 attachés à
toutes nos volontés : ils ne taifient pas d*étré
iur la terre où vous vivez , mais vous t^ le»
pouvez voir ; & fî le deftîn ne vous avoit pa»
Eût mettre de Teau de vérité dans tes yeux ^
vous feriez encore dans ta même ignorance deê
Wtres mortels qui croient que tes étémens né
(ont pas habités» Il faut cependant vous dir*
qu'il y en a quelques-uns de qui le travail tC
la fcience lui OQit été fi agréables » qu^il leur ea ^
donné la connotflknce^mais Ton parvient difficile-
ment à ce pcnnt-là ^ & le nombre en eft fi petfr^
f ue ç'eft comme sll a^y en avoit point. Ces
gommes-là même ont peu de commerce zfW
les autres ^ ils ne peuvent les éclaircir fur leurs:
4outes : la condition de « tai&r les autres daiift
Terreur k^ir eft impofée par le deftin , qui 119
veut pas que tes hooimes pénètrent plus qu'il
ne veut ^ & qu'ils pailènt les connoiilànces qu'il
leur a données ^ ièulement pour les mettre 1
Itortée de raifenner fur cette matière 3, maiâ
î^ais de prouver»
Ceft la grâce qfùtû la Êgeife <ie votre pire
if, fon i&vcMs tur ont procura;, c'eft par-là que
lut Se (oot ami oot fis te» vdosués: du. deftiii fur
VOUS : en vs» mot^ c'eft cii cgn fait qu^ "Mitf
€Xs& icL
2^4 Le y V o Y A <?^E i
Je vais vous apprendre les noms des nabitans
des élétnens : tous ceux que vou^ voyez de^
vant vous font nommés des fylphè*, les femmes
de l'air , des fylphides ; • celles qui habkent le'
leu^ des falamandres ; celles qui habitent Teau ^
des nymphes ; ceux qui habitent la terre*, des
gnoBEies : pour ceux-là, ma mère les à choifis,
elle les a enfermés avec elle & fes richêfles :
c*eft ce qui les met à portée, quand le deftin
veut favorifer un mortel , de lui fournir par ce
peaiple tout For & Fargent dont il a befoin.
Il eft inutile que je vous parle phis long-*
tems là-deâus ; je vais:continuer ma promenade.
Elle le vint rechercher après fa promenade
pour le mener dîner, (les fées ne mangent pas
par befoin comme les hommes:) Gracieufefe
inettolt à table pour fon plaifir ; elle étoit même
celle de fes fœurs qui Faimoit te mieux.
Gracieufe étoit à peine à table , l6rfqû*un'
fylphe,de la part de Belle des Belles, ^c^éfoit
le nom de leur reine , ) lui vînt dire qu*elle de-
znandoit pourquoi elle ne lui avoit pas' encore
amené le mortel que le deftin lui avoit confiée
Gracieufe fut emharraffée du difcours de
Belle des Belles ; elle fortit avec précipitation ^
pren^t Zulma par la main : elle répondit au
fylphe , qu'elle y figaroît auffitôt que lui , &-
gu*eUe feroit elle-même fes excufes à la reixte.'
t) E Z V t M A.' 'à6f
Elle monta dans fon char avec ZvAmi.^ cîle
arriva (ians le nibihent afu palais de la reine»
TroS grandes cours bâties de detix côtés feu-
lement 5 & fef mées par des grilles d*or ; laiflbient
voir ail fond de la dernière un palais furpre-
* * ' * ' '
riant par fa beauté? Tor, le marbre & les pierre^.
précieùfes formoient le bâtiment auffi-bien quef
les ornemens : un fâllon d*urie grandeur pro-'
dîgieufe étôît au milieu. Le char <lc Gracieùfe
5*y arrêta: il y avoît* dans ce faïlon un nombre
prodigieux dé fylphes deftinés pouf le fervice de
Belle des Belles ; iî y' âvoit quatre portes égales r
celle qui étoît vî^ à -vis de l'entrée, donnoitf
dans un jardin qui parut à Zufala d*uné gran-
deur & d'une tnkgrâ&cence extrâorditmirei ; celle
<|ui étoit à gaûohe ouvroit ûftë galerie très**
longue & très^fifrge ,' & d\ine' hauteur" propor-
tionnée : un autre fallon au bout de la galerie,
au fond duquel etoit le trôné de Belle des
Belles 5 terminoi< ce côté-là du bâtiment , tel-
lement que de la porte du fallon en entrant dans
la galerie , Ton voyok la reine fur fbri trône.
Toutes fes fcëurs fe promenoient dans cette ga-'
lerie^ avec les grands officiers de là reine : quoi-
qu'ils ne fuflent qut des fylphes^ comme ceux
qui étoient dan^ te prunier fallon , ils pàroiP
jToient être avec elle en familiarité.'
Il en^fi de.mém^ parmi nous : nous foaynei
a66 LesVovàges
tous des kommes , nous ne fommes dUUpguésIè^
uns des autres que par nos rangs , nos emplois ,
ou notre faveur; & tout cela dépend du caprice
du deftin qui nous place comme U lui plaît : vous
croyez bien que dans fon empire même & dan$
celui de fa fille » il donne les memies préférence^
Çeft ce x]ue je puis dire de mieux pour expU^
q^er ce que ç*étoit que h cour de Belle diùS
^qIU&h fie ce qu'elle parut à Zulma.
Les fylphe& & les fylphides de qualité for-^
moient t^ cour ; les fées j, fes foeurs , étoient
çooime les prineefies du fang font ici* £He9
Qnt aflèz 4^ bonté pour s'humani&r jui<|U*%
nw$ i Uk reine même ^ quand U n'étpît quefiioa
q;ue de cérémonies , comime I#s jours d*au-
dience ou d'autres fête$ ^ étolt au miliei^ de fà
cour À parler ^> à jou^r ,. à fouper avec ceux
qu'elle nommçît U qu'elle diitipgu^it des autres^»
Quand eHe vouloit encore donner des marque»
d'une faveur plus grande » elle &W alloit dans
ion appartement particulier 5. qui éfoit de Fautrei
çâté di* feUon vis-à-vis die la [^rie. C^étoit
dMs cet apparteinent > qu'eSe entretenoit ie$
favorites dpnt elle chzi^^k fouveaf „ tant ép
fy^i ksjm % ^e des fylphe» 9c des^ fylphides»
Elle afpfi^noit d^elks toutes ks nouveiks de^
Tunivers ; eU$ diP^anoit h proteâion aiux moff*
^x kt^kmpm à l* pfière d« qiwl««w-ittes
4e la compagnie, quand elle éftit entêtée* EiU
ne refufoit jamais ce qu'on lui demandoit, ell4
aimoit même naturellement i faire du bi^n k
il n'y avoit qu'à bien prendre fon tems avc^
elle ; il falloit lui laifler paflar des moment
d'hiuneur & de }alou(ie qu'elle avoit fouvent
contre (es (osoxs , quand elle le$ croyoit plus
aimées qu'elle»
Elle étoit dans un de c^s momens*Ià contre
Çracieufe ^ Hlçhée de la préférence que Zolma
tiM avoit donnée i quoiqu'il ne % qu'un mor^
tel j» le deftin lui donnoit des marques de di&
tinâion fi grandes ^ qu'il n^en fiêdloit pas davan»
tage pouir rendre fon choix flatteur » & piquant
jpar conféqttent pour celle qu'il ne regardait pas»
2ulma arriva à peiiie jufi^u'au trône de li
reine ; il (îtok arrêté à tout moment par la foidfce
qui le VQulpit voir » Qtt par celles des fées
qui vouloient lui faire des honnêtetés en paf^
fant* Gracieuse de f^n côté étoit embarralTée de
la commiflîon quQ le doSÂn lui avoit donnée i
elle ne voujioit pas que Zulma s'arrêtât avant
d'avoir parl^ à la teUie^ Vou$ devea^ 5 lui dit^
elle 3 vos pr<?miers Komn^ages à Belle des Belt
{e$ ^ elle nws voîl «. elle sete faucoît mmvaii
gré de. vous Is^l&r ^yfer à toiiïte; autre*. i
$1 arrîTa enin ^ pié de font trom ^ à s^y
ptQftetnni^lfi teûw )a r«$iift agM»^tel«eiit j elb
tiEk Vota (SE ^
lui fit cependant entendre- qu^iî avoît manqarf
à fon égard de Tavoir fait attendre, Gracîeuife
prit' la parole , & dît : Que- c*étoît fa faute ,
<pj*elle avoit commence par malHeur à lui dire
quelque chofe par Tordre que le déftîn lui àvoit
donné de Kinftrûîre ; ^en attendant l'heure qu'elle
loi avdît''âïar<tiiéè , qu'elle- n*àv6ît pas même
achevé* La reine lui répondit : Vous- aurez en-
core dans quelques momens une nouvelle à lui
apprendre ;-b fille du roi de Perfe que- faî
piife fous, âïz proteâdon eft préfentement au
pou^r du.géiîîe Mahôuffriàha, il faut Téo tirer
£' nous pouvons. Cela ne fe^a pas aîfé à caufe
de: la reine ma fceur qui eft fort alerte , com-î
me- vous {avez , pour les intérêts fle fon filsj
tfiaK je vous ^ donnerai nies ^or^res-^ car c^efl
^ous que je charge de Cette- commiffiôn» Gra-
cieafe rougit -au difcours de £elle des Belles^
elle n'avoît pas envie de s*éloîgner & de laîffer
2tulma avec elle»- La reine comprit la raifon de
h rougeur ^elle lui dit ^ Sah^ doufte vous crai-
gnez de quitter Zûlma, niais que cela ne vous
inquiète pâs^; le deftin m*a fait favoir fa volon-
té , il veut qu'il vous fûîve & qu*il. fe bcdgne
auparavant dan^ les deux* l<ynfaities«- Grackû(e '
répondit à la reine , qu*elle avoît mal interprété
ia rougeur \ qu*eUe venoit de la nouvelle qu*eUe
avoît apjHrifé y 4 laquelle eUé ûe s'attqpdoît pas ^
troyailt îâ priticeffe fort enî fârcté. La reîoe ne,
rcpondit point à Gracieufe ,, elle, fe tourna da*
côté de Zulifta, & lui dit: Comme vous allez
faire un voyage , vous ferez peut-être i>ien-aife'
de voir ce palais avant de partir* £Ue defceo-^
dit de fon trône en achevaiit.cès parjoles , poii^
mener Zulma*dans.fon appartement, elle tran-
ver(a la galerie :. quand elle.fut.au milieu du
premier fallon dont j*ai parlé, elle lui en:
fit remarquer la beauté , & Jes, quatre portes
dont la vue étoit admirable ; l'une., fàifoît Teii*
trée de la cour, l'autre du jarditi, Faoïtre di^^
la galerie d'où elle fortôi^, & la quatrlèmo
celle de (on appartement où elle alloit en^;
tren Toutes les portes s'ouvrirent en jbémf^
tems ; rien n'étoit fi graxid & fi magnifique i
Zulma fiit. très -long -tems pour arriver au
cabinet de la reine , qui étoit au bout de cet
appartement : elle y demeuroit oïdinairemeol:.
£lle lui fit beaucoup de queAions fijT ceiqpi'îl
avoit penfé de fes aventures depuis qii'ii é$gàt'
parti de Bagdad ; il y répondit naturellenii^Qt.
& très - bieUé .1;»^ reine .finit par. lui dite:
Que Gracieufe étoit fort heuroife . d'être .obll-t
gée par fi^n devoir de le mener avec quoi-
qu'elle fe feroit chargée du foin de Faipufec
pendant fon abfeoce, fi le deftin n'en ay<Ht
décidé auttement} mais qu'elle efpécoit le y^
fbis long'-tems à fon retour» Zttlma là feffitr*
cil de Tes bontés^ & lui marqua Ufie grande
joie de ce qu'elle lui faifoln efpérer qu^il re-
viendront.
La reine parla enfuite à Gracieufe eif parti*
culier , pour lui donner les ordres qui regar*
doient la princefTe de Perfe.
. Gracieufe fe redra après la converfâtïon ,
pour fe préparer au voyage qu'elle alloit faire ^
Zulma la fuivit ; & toute la compagnie remar^
qua qu'il n'avoit pas attendu que la reine le
kl eiit ordonné*
c Gracieufe regarda derrière elle en s'en allant ,-
pour examiner le premier mouvement de Zul«
; elle fut fort aife de voir qu'il h fuivoit.
ils furent Tun êc l'autre dans le premier
iâiion ^ Gracieufe dit à Zulma 2 Vous avez
aatendu ce que la reine m'a ordonné ; il fâur
vous baigner ^ avant; de partir ^ dans les deux
fontaines ; fuive2-moi dans ce jardin , je vz\s
^ous y menOT« Zulma lui demanda en riant à
ffooi cette cérémonie étoit bonne ? (i c'étoit
Bablution de leur pays ? Non , répondit Gra-
eîeuie ; je vais vous dire de qU(H il eft quef-
lion.
Les deux fontalMs dans lesquelles vous allez
l^ou^ baîgneif , commumqutent àenit choies né-<
êéCaires pout notre voyage à ctux qui , comme
ï) E Z U L M A. 171
tous, ont le malheur tfêtre mortels; vous M
fourriez me fuîvre , fi vous n*avîez ces deu3^
^ualité$-là : c'eft rinvifibilité & rimpaffibilité;
Je dois MOUS menée parmi les mortels; vous
aurez le plaifir de les voir , & de n*en être
point apperçu ; vous entrerez dans les lieux
les plus fecrçts ^ fans que les portes ni les
mwailles vous en puiflênt empêcher : en un
fiiot , vous pourrez me fuivre par -tout. En
achevant* ces paroles, qui mirent Zulma dans
le plus grand étonnement où il eût encore
été 5 ils fe trouvèrent au bord des deux fon-
taines. Gracieufe 5 après lui avoir dit qu^it
&Uok qu^il s*y jetât fans rien craindre ; mai$
qu'il étoit nécelTair^e qu^il y plongeât la tête ,
le quitta un moment pour aller dire adieu i
telle de fes fcturs qu'elle aimoit le mieux. Elle
«^dnoit la chercher dans le jardin , fur ce qu'elle
avoit enteDchi dire à la reine, qu'elle venoît
de lui donner une commiffion très-délicate,
& qu'elle (ereit quelque tems fans la voir.
Gracieufe alla au-devant d'Aimable, qui
¥enoit à elle le^ bras ouverts; elle la pria de
Tenir pdfier avec elle le tems qu'elle laifferoit
â Zulma pour repofer. Aimable y confentit;
A quand Zulma fut forti <ifi bain , elles re -
{>rirent avec lui le chemin du palais de la reine
pow ^«£1 a^r enfuie <l»9 celiH (le Gracretife,
'ùTji Les Voyagea
elles montèrent dans fon. char avec 2ulma t
Aimable dit au fylphe attaché à elle, de '*nd
revenir que lorfque Gracieufe feroit partie ^
qu'elle demeureroit avec çUe jufqu"^ ce ma-^
meot-là»
Gracieufe fît rervir le foupé pour Zulina ^
& elles fe mirent à table toutes deux avec*
lui : Zulma trouvoit Aimable telle que fon
nom la repréfentoit ; cependant il étoit moins
libre qu'avec Gracieufe ; il fut trifte même de
trouver un tiers entr*eux%
Gracieufe prit la parole , , & dit à Zulma» i
Je fuis ^ûre que vous avez envi^ de fayoir \^
fujet de mon voyage ; la reine vous en a dit
allez pour vous donner .de la curiofité. J'avoîs
cependant envie , mafœur, dit-elle, en adreflànt
la parole à Aimable , de ne lui point p^tec
de nqs méchantes foeurs< Ceft une efpèce dd
honte pour nous , que je voulois lui cacher )
mais il n'y a pas moyen de le faire., puifqu*il
va être témoin lui-même de la fuite de Thif-
toire de la pripcefle de Perfe, du. prince des
tartares, «&. dy génie Mahoufmaha* Epargnez^
vous cette peine , lui dit Ain^ble , vous avez
peut-être des ordres à donner ;•, & je lui par*
lerai de meilleure foi que vous fur nos feeurs.
.Vous me ferez plaifir , répondit Gracieufe ;
auffi-bien je (lois entretenir le courier qui a
apporté.
tJ B Z U £ M A. ^75
apporté cette nouvelle à la reine ; je prendrai l
ce tems-là pour lui parler. ^
MfetMf,^
HISTOIRE
De la princeffe de Perfe j du prince des
Tartares j & du génie Mahoufmaha.
Aimable prit la parole, & dit à Zulma r
Vous favez ce qui regarde notre naifTance;
mais Gracieufe ne vous a pas dit que nous ne
fommes pas les feules fiUes du deftin & de la
terre. Il y en a encore un plus grand nombre
que celui que vous' avez vu dans le temple le
jour que vous êtes arrive ici ; mais elles n*ha-
bitent point avec nous , tour empire eft féparé
du nôtre, parce que nos humeurs & nos figures
font très - différentes. Elles partagent en effet
avec nous les terres qui ne font point con-
nues des hommes ; mai^ elles ne peuvent empié-
ter fur nous , ni nous fur elles , par la barrière
que le de^io a taiife entre nous , & par fa
volonté plus forte encore que toutes les bar-
rières.
Elles font laides , méchantes , & de (i ma^-*
vaife humeur, qu*eUes ne s'appliquent qu*à faire
du mal & à détruire tout le bien que nou«
Tome XVL S^
I
\
pouvons faire. Ce n'eft pas qu'elles & noui^
puiflions rien changer à ce que le$ unes ou les
autres ont fait ; mais elles font (i alertes ^ qu'elles
arrivent prefque toujours avant nous dans tous
les lieux où le deftin nous commande d^aller :
elles fe trouvent aux naiflances des grands
princes & des grandes princefles , aux mariages
& aux cérémonies des mortels ^ où pos reines
nous envoient de part & d'autre» Tout ce que
nous pouvons faire de mieux j quand elles nous
ont devancé ^ & qu'elles ont difpenfé quelques
mauvaifes qualitéf du corps ou de Tefprit ,
c'eft d'y fuppléer au plutôt ; & nous tâchons
4e réparer les défauts qu'elles leur ont don-»
fiés.
Ce n'eft pas que nous ne prenions quelque-
fiois des mefures zUCez juftes pour être les pre-
mières, comme vous le verrez dans l'hifloire
que je vais vous conter ; mais cela eu rare , 8c
ç'eft ce qui fait que le^s princes ont fouvent
plus de défauts que les particuliers fur lefquels
elles fe foucient moins de répandre leur venin ^
parce qu'il n'eft pas d'une fi grande xonféquence
pour leurs méchancetés qu'un particulier foit
bon 9 foit généreux 9 foit aimable de fa per*
fonne , qu'un prince qui tourmente les^ autres
par fes cruautés ^ qui les ruine par fon avarice »
^ qui leur rend par-U les dons qu'ils ont ré^us
D I Z~ tr t M î. -^ vff
Ae Dôus j inutiles & très-fouvent nuifibles pat
la jalouiie qu'ils en ont%
Outre ce que je viens de vous dire ^ nos
fceurs font Sujettes à toutes les paflions des
hommes , & furtout à Tamtjur , à quoi elles ne
mettent point de bornes ; c'eft du commerce
honteux qu'elles ont avec eux , que font venus
les génies» Ik ont de leurs pères la mortalité,
& de leurs mères le pouvoir d'être invifibles,
& de faire une partie de ce qu'ils veulent :
ils font fujets aux padions comme elles , & n'en
connoiffent que la brutalité ; ils demeurent
ordinairement dans leur empire } mai^ ils vien-
nent fur vos terres félon que cela leur plaît.
Outre le pouvoir que je viens de vous dire
qu'ils ont par eux-mêmes , leurs mères les aident
encore du leur y dont ils ne fe fervent que pour
(aire du mal.
Il y a environ feîze ans que la princefle de
Per(è vint au monde i; le deftin avertit la reine
Belle des Belles d'envoyer une de nos fceurs
comme à Tordinaire, & de prendre fes mefures
C juftes, qu'elle pût arriver la première? -^tjra-?
cieufe fut chargée de ce foin ; & comme elle
vouloit en fortir à fon honneur, elle arriva
au pié du lit de la reine qiii accouchoit ;
comme elle faifbit les derniers cris ^ elle
reçut Amélie la première » & prononça e*
Sij
T]6 * Le s Voyages
^îîligence les donsf qu'elle voujoît lui faire ;
ce fut la grâce , la beauté & tous les agré-
mens de refprît qui peuvent rendre une
prîncefle parfaite. Ma foeur Difgracieufe arriva
auffi dahs'le moment i elle étoit envoyée par
Tordre de la reine Laide des Laides y comme
Gracieufe l'avoit été par Belle des Belles.
Il faut encore que je vous dife que nous
fommes toutes jumelles ^ & que nous avons les
noms oppofés les unes dxx% autres ; il eft vrai
^u'il y en a plus de méchantes que de bonnes ,
ce font les dernièrefs venues : c'eft ce qui a feît
prendre le parti au déftin de n'avoir plus d*en-
fans ; le dernier eft le tems 5 je crois que ma
fœur vous Ta dit. ^
Difgracieufe fut défefpérée de Toir qu'elle
ctoit prévenue , & de n'avoir point de mal à
faire fur la perfonne de la petite princeflè , elle
dit : Que fi elle voyoit un feul homme avant
feize ans , elle feroit livrée au plus cruel &
au plus laid de tous leurs enfans ; qu'eik ne
pourroit fortir de fes mains par aucun pouvoir
humain*
Gracieufe dit dans le même moment , qu'il
ne j^ourroit , quoiqu'elle fut en fon pouvoir ,
attenter à fa perfonne que par fa permiffion.
Les chofes demeurèrent en cet état. Gra-
, cleufe fit fea^Jblaot de fe retirer pour laiffer
pzïtir DUgracieufe ; elle s'en alla en effet ou-
trée de dépit : c'étoît un coup de partie pour
elle. Cette princeflè tenoit au cœur de Belle
dts Belles & de Laide des. Laides également >
Tune pour lui faire du bien ^ & l'autre pour
lui faire du maL
Difgracieufe fît en s'en allant, ces réflexions r
J'ai dit que fî la priacelTe voyoit un feul homme
avant feize ans , elle tomberoit au pouvoir da
plus méchant de nos enfans*. Dès qu'elle aura:
les yeux ouverts , elle en verra, fans doute ^ •
quand ce ne feroit que fon père , que je n'ai
pas excepté ; & nous ne pouvons manquer par-
là de l'avoir en notre puiflance. A quoi li^L
feront bons, les dons de Gracieufe dans ce
tems^là ? ils ne peuvent fervir qu'à la défefpé—
rer. Elle partit avec cette efpèce de confo--
latîon.
Mais Gracieufe qui avoît prévu cet Incon-
vénient 3 quand elle la crut rentrée dans leurs
terres , au lieu de revenir dans les nôtres, re-
tourna fur fes pas pour ne pas rendre fon voyage
inutile. EHe arriva, au palais du roi de Perte ^
elle entra dans l'endroit où l'on avoit mis la
petite princeflfi avec fa nourrice ; tout le monder
étoit endormi, elle la prit avec la nourrice, &
les tranfporta avec Paide.des fyîphes, dans le
eu b p lus défert de toute la Perfe & le plUs
'^78 "^E$ Voyages
înacceflîble par fa (îtuation. Cétoît fur le haat
d'un rocher, au bord de la mer; elle y bâtît
une fortereffe , dont les murailles étoîent d^une
hauteur prodigieufe. Elle ne fit ni portes ni
fenêtres par le dehors dans Tencelnte de cette
xnuraillç ; elle fit conftruire le palais où elle
vouloît que la princelfe demeurât enfermée
jufqu*à rage marqué par notre méchante fœur.
Pour rendre encore cette fortereffe plus sûre,
elle mit un foffé large , profond & plein d'eau»
qui faifoit le tour de la . muraille en dehors ;
elle donna ordre aux nymphes qu'elle y en-
voya , de ne laiffer .mettre aucunes planches
ni bateaux fans les renverfer.
Enfuîte elle ordonna aux fylphes de fervîr
la princeffe &* fa nourrice, de leur donner tout
ce qui étoît néceffaire pour vivre, jufqu^ ce
qu'il lui plût de les faire fortir. Voilà, je crois,
toutes les précautions que. Ton peut prendre
en pareil cas. De plus , avant que vous foyez
venu dans notre empire , il ne fe paffoît guère
de jours que Gracieufe n'allât voir C Ton ne
cherchoit pas à tromper les gardes de la prin-
ceffe , ce qu'elle faifoit & ce qu'elle difoit.
Quelques années après que la princefiè fut
fevrée, Gracieufe trouva que la nourrice lui
|>arloit fouvent de fa naiffance, elle !ûî donnok
f iivie de voir fon père & fa mère } elle lui
aùnt que qydîqu'elle ne mtnquât de riett , la
liberté étoit bien douce.
Gracieufe qui craignoît que cela ne Montât
envie à la princeflè de fortir , quoiqu'elle crit
la ehofe irtipoffible , fongea à hii ôter & nouf •
rice ; & pour Fempêcher d'aller trouver le roî ^
& lui apprendre où étoit fa fille , elle jugea i
propos de l'etilever ^ & de la confier à un (âge
de fa connolflànce ^ qui demeuroit dans l'Ara-
bie; elle le pria de lui rendre la vie fi douce^
qu'eliô n'eût rien à regretter.
La pfinceâè fut d'abord inquiète de lie ta
point trouver , elle ta chercha fong-tems y mais
fon chagrin fut bientôt dîflîpè par leS (ùlhs
que prirent les (ylphes de la divertir: cepen-
dant 9 ma!gré toutes leurs attentions » Amafîe
fe rappeloit quelquefois fa nourrice, & les dou-
teurs que lui procuroît fa préïence ; ce (buv^
nir lui arrachoi^ des foupirs èc des larmes» Les
fylphes alors ^ pour la dilhraîre de fes trifles
penfées , formoient un concert^ iHuminOÎent
les jardins , lui racontolent de» hiftoires àgréa^
blés , la flatt oient toujours d'une deftinée glo-
rîeufe qu'on lui réfervoit , & dont elle jouiroît
dans peu : c'efl ainfi qu'on l'a amufée jufqu'à
fa quinzième année qui vient de finir.
Notre reine apprit hier, que le génie Ma-
houfinaha s'eft emparé de cette prince£& i il
Siv
>a8o Les* V-o- y a-g i s
» • « - * '
en eA. amoureux 9. & sûrement elle ne (etzp9S
éprife de lui; car fuiyant le fouhalt de Difgra-
. cîeufc , . c^eft le plus horrible & le plus cruel
de leurs enfans. Ani%(ie doit pafler de triftes
momçns avec ce monftre , dont la vue & le
regard font horreur. Belle des Belles n'a pas
encore déclaré par quels, détours nos méchantes
^fœurs ont.réuffi dans leurs deffeins. Gracieufe
^ qui fort de chez le defiin, en fera, peut-être
inftruite. Ma fceur , lui dit-elle ,' Zulma n'ignore
aucun de vos foins pour la princeffe de Perfe ;
i\ voudroit favoir quel eft ce mortel qui a dé-
, truit dans un moment les- fages précautions de
^tant d'années? C'eft, répondit Gracieufe, Or-
j[nofa.,,ce^ prince tartare, que notre, fceur Agréa*
ble /doua, en n^iflanf des qualités les plus
^ propres à s'attirer Feftime & l'amour. Avant
^ de, .parler des dernières aventures de ce
, prince , Zulma feroit fans /ioute' chaimé d'ap-
. prendre Theureux hafard qui le garantit en naif-
. faht de la fureur de nos mauvaifes fœurs ; Se
. je. vais ren.inftruire:
.» :
N •.
b IL Z U.L M A. 28r
H I s T O 1 R E
Du prince Ormcfa.
JN ÔTRB reîne députa ma focur Agréable pour
af&ftei à la naifTance d'Ormofa. Ermilienne , mère
du prince , eft très-chérie dans cette cour , &
nous avons toujours favorifé Tes deifeins. 'La
, brigue avoi> retardé de quelques inftans le choix
de Belle des Belles , parce que plufieurs fées
dé(îroient cet emploi. Les momens font pré-
cieux lorfqu'on a des rivales d'un caraâère auflî
vif que les nôtres. Agréable fut prévenue pac
la fée Défagréable , qui étant feule en ce fatal
înAant auprès d'Ermilienne » exerça pleinement
. fa malice fur le prince nouveau né. Heureme-
ment pour Orniofa , Agréable comprit à un
cri d'Ermilîenne, qu'elle étoit encore enceinte :
elle fe tint cachée jufqu'à ce que la reine fût
délivrée ; elle reçut ^ce fécond enfant , & pour
le rendre parfait , elle le doua des qualités con-
traires à celles dont la méchante fée avoit doué
fon frère. .Perfonr>e ne s'y oppofa , parce que
Défagréable empreffée auprès du premier né ,
Tavoit fuivi 4^5 l'appartement où oq^l'avôit
bSi Les Voyagea
Nos deux fceurs contentes fe retnUrent qsh»
leurs empires , & rapportèrent à leurs reines le
fuccès de leurs voyages». A peiàe îek deux priiï-
ces fe connurent-ils , qu'il fallut les féparer z
on craignit «les fuites d^une antipathie naturelle»
I/humeur douce d'Ormofa ^ le porta' à dix^fept
ans â demarfder à fon père ta permiâion daller
voyager. Si le kam , qui n'âimoit que ce fiîs , ne
voulut point s*pppofèr à fon départ de ptiurqûe
trop de prédileâion n'irritât la fureur de fo»
^oé , il ne confentit à fon éloigneihent , que
fous !e prétexte d'envoyer Ormofa pour appaifer
les troubles de qudques provinces , dans Tef-
pérance que les grandes qualités de ce prince ^
lui attïreroîent Fàffedion & le cceur des peu-
ples-
En traverfant une forêt , Ormôla rencontra
une bête dont la tète reffembloit i telle d'ua
lîoft . & le corps à celui d'un tîgfé ; cet ani-
mal étendu par terre , & les yéûX fermés pà-
roilToît endormi î il appuyoit (a tête fur un mi-
roir qu'il tenoit entre fes pattes. Le prince piqué
de curiofité defcendit de cheVâl , & mettant te
iâbre à ta main ^ il approcha doutement. Le
miroir lui repréfenta une jeune fille parfaite-
ment belle , qui fe.promenmt feule dans une
chambre magnifique : furpris d\in objet fi aiflSia»
itc, ti la confîdéra à loî&r uns que la bête &
îe moindre mouvement. Ormofa tâchant de pro-
fiter de ce tems , leva fon fabre , & îl avança la
main pour prendre le miroir : mais Tartimal
fautant tout à coup en l'air , rompît toutes les
mefures du prince , & mettant le miroir dans
fa gueule , il s'enfuit. Ormofa le pourfuivît &
arriva aiiflîtôt que lui au bord, d'un étang bour«
beux ; le monftre s'y précipita : une Force fupé-
rîeure entraîna le prince après lui , il tomba au
fond fans fe ti*oubler , & cherchant toujours cet
animal : il pénétra jufques dans une grotte où
une femme l'arrêta par la niain & lui dit : Or-
mofa , vous n'êtes point né pour la crainte ,
écoUtêz-moî.
La perfonne que vous avez vue dans ce mî-
roir mérite votre attachènient , elle a befoiii
de vos fervices , & je vous àflure de toute la
tendreffe , fi vous avez àflèz dh réfolutîon pour
aller à fon fecours/ Madame ; répondit Ormola,
rien ne rebutera mon courage , tandis qu*ll fera
animé par l'efpoïr , & tout m*eft poffible lorf-
qu'il s'agit d'obtenir le prix glorîeui que vous
propofcz à mes travaux. Ouvrez cette porte ,
reprît cette femme , & fuîvez lé fentîer qui te
préfentera à vous , rien ne vous inaifquera dans
la routé , & vôtre voyage , quoique long , fera
heureux. Au refté ,, il n'y a plus à balancer ,
you$ n'avè2 que Cette Voie {)ôur retourner fùi;
/
i$^ Les Voyages
la terre. Que vous êtes cruelle , madame ! ré-
pliqua le prince , de me rendre nécefllkire un
voyage qui m*étoit agréable par le feul déCr
d'être utile à cette adorable fille : dites-moi
du moins à qui je dois être redevable des pro-
mefles dont vous me flattez } Partez au plutôt ,
reprit la dame , vous faurez mon nom , de la
perfonne à qui je vous envoie»
Ormofa ouvrit la porte & fuîvît un chemin
que lui traçoit une infinité de vers-luifans. II
fe repofa dès qu'il fe fentit fatigué , & auffitôt
un lit de gazon , & ime table couverte de vfan*
des s'élevèrent devant lui 5 il mangea , & dor-
mit : à fon réveil il trouva de nouveaux mets ,
& il en fit provifion pour le refte de la jour-
née. Enfin , après trois mois de marche , il
entrevit le jour.. Il monta un efcalier , & entra
dans un j^ardin , où il rencontra fous un. ber-
ceau ,,une femme endormie fur un lit de fleurs;
il en approcha en tremblant , & la reconnut
pour la même perfonne que le miroir lui avoit
repréfenté. Au comble.de fes déCrs, il fe jeta
aux pies de cette fille avec tant de tranfport ,
qu'il l'éveilla. Amafîe effrayée à la vue de ce
jeune honune , poufla un cri fi vif , que tous les
fylphes l'entendirent. Us n*avoient pu prévoir
ni détourner cette yifite. Ce malheur arriva le.
. jour que vous abordâtes ici 1 Zulma ; ainfi ma
» B Z V L Jd ï. 28j
trop grande attention pô'tS: vous , eft en partie
caufe de reolevement de la princefle,
Ormofa pour raflurer Amafie , lui dît : Seroîs-
je aflez malheureux , madame , pour que ma
préfence vous déplût? Je ne fais, répondit Ama-
fie , ni qui vous ête^ , ni d*où vous venez :
Ton me fert & Ton me parle ici , fans que je-
fâche qui c*eft , car je ne vois perfonne ; je
demeure dans ce château qui eft au bout de
cette allée ; fi vous voulez y refter avec rhoi ,
vous fhe ferez plaifir , & rien ne vous man-
quera , vous m*apprendrez quel chemin vous a
conduit ici. Je vous fuivrai , madame , reprit
Ormofa , par-tout où il vous plaira , votre ab-
fence feule me feroit infupportable. Tant-mieux 9
répliqua la princeffe , quand nous ferons deux ,
nous nous ennuyerons moins : & je n*ai regretté
ma nourrice que parce qu'elle me parloît , &
que je la voyois. Si le prince ne comprit rien
à ces dernières paroles , TaccomplifTement d'une
partie des efpérances dont on l'avoit flatté , le
combloit d'un plaifir fenfible ; Tair content , &
les entretiens naifs de la princeffe , fembloient
Taflurer que le refte des promefles auroit bien-
tôt fon exécution. Ils fe rendirent enfemble au
château. Àmafie lui fit toutes les queftîons que
la curiofité excite dans une jeune perfonne , à-
^ui tout eft nouveau : Le prince lui raconta par
h26 I.J5 VOYAGBJ
quelle heureufè rencontre il étoit parvenu jttf*
qu*à elle» La princeiTe lui dit à Ton tour , qu elle
n'avoit jamais vu que ces jardins & ce château ,
& qu*elle ne favoit pourquoi on Vy tenoit ren-
fermée.
Di(graçieufe qui avQÎt tramé tout ce projet ,
auroit pu , fuivant fes vues , enlever Aniaiie dès
le premier moment où cçtte princelTe <^voit ap-
perçu Ormofa ; mais irtftruite de mon attache*
ment auprès de vous , Zulma , elle a mieux
aimé les laiiTer quelques jours enfemble, ain que
s*eqflammant Tun pour l'autre , leur féparatioa
fut plus douloureufe. Connoifle; , à cet horrible
trait , le cara^èrç de nos méchantes fœurs. Je
n'avois pas prévenu la princeiTe contre Tamour ;
je n'avois pas même cru devoir lui parler de
cette paflion avant le tems qu'elle auroit la
liberté de voir les hommes ; aitifi Amaiie , fans
craindre le malheur qui ta menaçoit , a fuivî
fon penchant pour un prince aimable , qui pa-
roiflbit formé & conduit par les mains de l^a-
mour.
Au bout de deux jours , lorfqu'îls cueilloient
enfemble des fleurs , pour fe les offrir mutuel-
lement , ils furent enveloppés par un nuage
obfcur. Ormofa perdit la princefle ; Mahoufmaba
l'enleva , & la tranfporta dans le pavillon invi-
Cble y fuivant le rapport du fylphe qui les 4i
fuivis.
Qu'eft devenu Ormofa î demanda impatîem*
ment Zulma. Il eft refié dans la même place
où il étoit , répondit Gracieufe ^ mais le palais
& les jardins ont difparu ; car dès que les bâ«
timens que nous confirmions ne fervent plus
aux defleins pour lefquels nous les avons éle«
vés , ils doivent rentrer dans le néant d'où nous
les avions tirés* Au retour de notre vpyage, nous
faurons la fuite des aventures de ce prince.
Agréable va à foû fecours , tandis que je déli-
vrerai Amafie du pouvoir du génie.
On avertit alors Gracieufe que fon équipage
étoit prêt , elle embraifa Aimable , & partit
avec Zulma dans un ch<[r très-léger » attelé de
deux aigles iiivifibles» Ils arrivèrent au bord
d*une foret (ituée dans une des îles de Salo-
moiî. N'allons pas plus loin » dit la fée; exami*
nous de cet endroit comment Mahoufmaha s'iii*
^oduit dans le pavillon où il retient la prio-
ceiTe.. Gracieufe arrêta fon ^ char fur 1^ cifne da
plus haut des arbres , & s'entoura d'une nuée
à travers de laquelle Us voy oient tout ce qui
fe paflbit aux environs , fans qu'on pût les ap-
percevoir.
Zulma cherchant à profiter, du premier mch
ment où il fe trouva tête à tête avec cette
fée , alloit lui faire l'aveu de l'amour dont il
ctoit épris pour elle ; Gracieufe qui lifpit juC* .
I
•'>
^88 LïsVoYÀGE*
qu«s dans les moindres penfées de ce jeune
homme , tâchoit d'éloigner une déclaration à
laquelle elle auroit été embarraflee de répon-
dre , lorfqu*un fylphe arrivant avec empreflè-
ment , lui parlaà Toreille , & la tira d'inquié-
tude. Dès que le fylphe fut reparti , Zulma
demanda à la fée ce qu'on venoit de lui annon-
cer, Ceft, répondit-elle , une nouvelle com-
ifiiffion que Belle des Belles me charge d'exé-
cuter avant de retourner dans notre empire.
Afin de vous rendre fenfible , continua-t-elle ,
pour le mortel que le deftîn favorîfe , je vous
apprendrai fon fort déplorable , après que Je
vous aurai raconté les amours de ceux dont il
tient la vie. Gracieufe , fous ce prétexte , vou-
Toit éviter que Zulma ne lui parlât d'amour
pendant le tems^ qu'elle feroit obligée de relier
feule avec lui. Le profond refpeâ qu'il avoît
pour cette aimable fée , étoit une aifurance cer«i
taine pour elle , qu'il n'oferoit l'interrompre
dans fa narration : & fans attendre fon confen^
tement ^ elle parla ainiî :
HISTOIRE
i» Ê Z u X. M À. *Sf
HISTOIRE
D^AlmanJint , <tAttalide , du vifir
Amulaki j 6^ i'Achmet fon jils.
OoLiMAN^à fon avènemeac à l'empire » trouva
dans le férail des richefles immenfes , & un
nombre prodigieux de fultanes. Son prédécef-
feur avoit aimé paflionnément les femmes. Qukr
conque lui offroit une fille d'une beauté rare ^
pouvoit compter fur la faveur dé fon prince ,
& fur une réçompenfe proportionnée au pré«-
fent qu'il lui faifoin Perfonne n'ignore que les
empereurs ottomans .mettent » s^il femble^ uHe
partie de leur grandeur dans la quantité des
femmes réfervées pour leurs plaifîrs.
Un des premiers foins du nouveau fultan^
jeune & bien fait , fut de raifembler toutes les
femmes du férail , efpérant daas la multitude
en trouver quelqu'une digne de fon attache-
inent ; il ne put cependant fe fixer. Jl s'i-
magina que le trop grand nombre caufoit fon
incertitude ; il les vit féparément ^ & il n'en
devint que plus irréfolu; il ne feiuitpour elles
qu'une (impie adnnration^ faos, aucun ,défir*
Fâché de fon indifférence , il s'en pUigi^ît à
Tome XFL ' ' ' ^' ' ^ 'j*'
ÊjP^ Lis S Voyages
Amulaki : Que je fuis malheureux I lui dît-^il ;
j'ai vu toutes les fultanes en général , & cha-
cune en particulier ^ fans qu'aucune ait touché
mon cœur. Seigneur , lui répondit le vifir , que
votre hauteffe ordonne à tous les gouverneurs
d'envoyer ^ fek>n l'ufagje , au fèrail les plus belles
filles de l'empire , & (î elle veut , je leur mar-
querai fes iftf entions. Dô pareils ordres , répon-
éit TempefeiAr, troubleroîent trop la tranquillité
de mes fujèts. Ta fille ^ m'â-t-on dit , peut inf-
pirer unê véritable paiSon ^ amèt^e - la«« moi de*
Hiaiti; je fais qu'elle t'eft-chè^e, ainfi ta gloire
& tôri bonheur dépendent -de l'impreffion que
fes attraits feront fut mon coeur»
Alïïulàkl étonné , ne répliqua pas $ il n'avoîl
d'enfafis qu'Âchmet fon fils , & fà fille Atta-
lide f qu*il aimoit û éperdûment y que dans la
crainte de «'en féparer , il n'envîfageoit qu'avec
horreur l'ordre du fultan. Pénétré de douleur,
il^r6titt=e che^ lui; fon fils qui le reçut à la
potte i voyant fon inquiétude , lui en demanda
h raiibn. Je fuis perdu j Achmet , lui dit-îl , fi
tes cônfeik ne me tirent ile l'embarras où m«
met SoKmàn. Quelle apparence , répondit Ach-
niet ,* qtfà mon âge îties avis vous foient de
qublqii*utilîté dans tine affaire où votre cfprit
it vôtfç ^éijépérïcncô vo^us aibandonneht?
- yiibpbAe, reprit le vrfir, tu esd^ fang*
X> B Z U L ni jf . fipl
froîd^À lechagrin m'accable. Le grand^feigneur^
conttnua-t-i}, infenfible-à toutes les fultanes, me
demande ta foeun Ëft-ce là tout le (ujet de vos
alarmes? répliqua Achmet. Tu railbnnes, n^
prit vivement Âmulaki, comme le fultan; maïs
je penfe bien différemment. Si Attalide ne plaît
pas à Soliman, elle fera toujours malheureufe^
je l'aime & je la perds ; car dès qu'une fille eft
entrée dans le (érwà, elle n'en fort pins, {bit
qu'elle partage les plaifirs du fultan ou qu'elle
lui foit iiidifèrente. Quand ta fceur lui plairoit
aujourd'hui , l'empereur a fi peu de penchant
pour le (exe , qu'il s'en dégoûtera peut ^ être
demain, & je né revarai plus Attalide , qui m'ef^
cent fois plus chère qoe ma propre vie.
Seigneiu: ^ répondit Achmet ^ SoUman eft
jeune; le récit que vous lui avez fait des beau-*'
tés d' Attalide a excité en lui l'amour qu'il rdf-
fent pour elle , 8c le mépris qu*il a pour le réfie
des femmes. Mais puifque Tabfepce de tna foeui:
vous psyroit iî funefte , il faut déi^béir. Je n0
veux point , répliqua le vifir , refufer l'empereur ;
je ne cherche qu'un moyen de conierver ma i^«
fans irriter ce prince.
Seigneur, reprit Achmet^ Attalide n'eft en-
core connue de perfonne , toujours enfermée
dans ce palais ^ elle n'a paru qu'à nos yeux.
Cette heuraufe circonftance favoiifera un def^
Tij
fepl L.E s y If A t3 E S
km que. f imaginé. . Il faut, chercher uoe efclave
d'une beauté (inguUèi^^, & la conduire au palais
fous . le$ habits de roà Xckùt , & couverte, d'un
voile , pour que Vos domeftiques ne la voient
point.
Cette fille charmée de Thonneur où vous
relèverez , fera autant intéreifée que vous à
garder le fecret. Vous témoignerez au grand-
feigneui;. combien il en coûte à votre tendrcffe
de Vous féparer. pour toujours de votre fiille^
& vous Je conjurerez de vous la rendre , fi
elle n'eft pas afiez heureufe pour lui plaire.
PaTrlà.vous éviterez Tunique inconvénient qui
voust perdroit ; car elle pourroit découvrir votre
fecret , .fi Soliman n'avoit pas pour elle tous les
^rds dont elle fe flattera ; mais s'U confent de
V0U5 la remettre , vous in'aurez plus d'îndifcré-
tîion à redouter. .
Amidlaki , chshrmé de ce confeil , laiflà à fon
fils le foin de choiÇr ope efclave» Seigneur , lui
répcMidit A<;hmet, votre confiance.m*honore;
cependant je fuis encore trop jeune pour qu'on
çie laiâe^choKir^do^ filles d'un grand prix; &
quand je me ferois connoître ^ on fait qu'à mon
âge il ne m'eft pas permis d'avoir de$ femmes;
U.vaut mieux ordonner à un marchand de mç-
ner ch^ vous fes plus jeunes & fes plus belles
efçlaves. Cours , mon fils , reprit le vifir , va.
lui porter 'mes ordres'^ je ferai daB&. moi^ ^pA
pavtement au fond du f^r^im-^-hisAci tBttç$ paer
la porte de derrière > ^. fl[u*oïî) ne!jçs(:^Sp'ï>fffT
çoive pas; rv :•-> il-, • . '% • j ", r '-; .
Achmec vanoonça! tes ^TDÎo»tés , dft îvîfir. ai|*
plus Ëtaœnx- isiarchand d^efcfetVes^&^tfelyît^i t»P
reçût -aVet rcfpeét i 18e:>fe -t^dit jaî^«i©iq«atf^
fiMJes^ au r&u: . qi/on: liil c3i.Ybît> itidiq^éj i' Ac|i^np^
Jies^ introduifit auprès dir..ft)n !^ci;e.' D^èisirq^^dy^r
«m-edtleiiéilèurs voiiesi,aA?Bulà]db&tIi^tolt:
de leur beauté, une des quatre qulIpIlNdift
«mèremj&ntvUut.plutt.!d«vantag.ei i4;4éfaand| le
fujet de &s. Jarmés :JS^go^ur , lui .fegûjQ4h>!l#
aiarchW , ? cettie...itik' ,:il?e%ucoup ^^|k^ .bdl?
que: le$:autrès, ^ zçç^hii^ ié f?L'(fy^}oa
préfetttjîi oàâisLdë^ qu*dlte/ réfléchir^ j^i;i*|hoîî-
neurque vous *lut-faHeSî,-,(d^ .çhfigrig ^a, bie|r^
tôt, dîâipé)9..& (kjbn^i wCepr^4.î?ai,tc>^ . Cgto
Tahxfiaqwé lé yiAtqScM^mkchmib^Tmtt^r
tenœeôç \^ tAchiàe t >;.ài hl ^iie, : des. rebbrAies de
céttccefclfffei afiKgéfi^î&tteôdriffprt àf^s pl§^ri,,
.8r lin regacd qu'elle • portîb f^r Im ; >ch^va 4e
le fijoirifettiss. 'Horfqô^B flégéçhiffak q^'^ Iflpit
.xldHoHe.pour le f^îsSéjçt^eU^ y^-^tfoii dès
lé leridéhiain , il tfisipçïpit 'pfiS' dan»%yti:ffp|tç;e
fi ^court', jdétotirocrî Aofwfekî; d*un d^iïèifi .4^Ht:
^a awit Infe-mcme: fef géi^'te plan ,. nà . l*i^rtgagfr
Tu|
i UbOkuët une feconde efciave i h place
de. celle-ci ; & quand ménie ion père y.. eût
côftféntî,ll tfétoît paj$ certain qu^il lai voirlût
céder ce cher objet de foh amour. Cepeadant
* le iliafehé' Ye conclut , 6c le viiir lemmonai . avec
lai ttt^iSAle. AlmmTmeX c^étoit fon nomXI^^
«H'^^Str^^fCXin coup-tfoMl Q taachsLtttj&tt Acli^
{ïiet^'^q^ti'il^'en feroh^mortâe phiiir/dÈinrBh âkt
^'u$ t^ftqiiille. 19 coiinut i ce tendcé regard,
iqtté i^il-iaimoit ceétebeaiité ^ elle oMtott ^as
i Le^eris^&: les^bwrt de cette étçiwnrtâoii*
4>ldi€i!PKi^e^e qu^elte-s^éloigtoiit.^^Àcimiet n6
^e^.^ntil^t que tropy il/acicbnd>aè ra<.dbideuT , fit
pafl&'la tii^t dafts le jarditi : le jour feùi te rappelai
rappaitetnfent d'Ahii^^ki pour revoir encore une
-ioh tett<i c^ère efciave avant fond^p^t ;:maâs
te vHn: im^îMt 4e iiftter le âiccèsede Ibn ftra^
tagéme, étoît déjà forti pour la conduire au
ifultàn/ (Sett^ -diUgetibe parut déplacée à f amou-
reux Âchmet ) & tt la traita de préclpàndon y
dans 1^ 'défefpoir oà ilétoit de a^wmitspds £tk
<juelque démarche poift- ; retenir cetc^ efciave,
qtfîl de 'peuvoit tpop «grétër. H & taihimâ ce-
peniSatTt-quel}que l4gèée^ie^rance danskifiattl
dé fort coeur: Soi^xÊOn; diïbit^il, suffi rîndiflé-
rMt pour Almanfiné-què pour les auttiosèieau*
té^ ^ {étkïl, la rendrajpeiit^étre ^^vifir^Sk
P E Z Ut- M A» ^f^
•n ce, cas jç Tobtiendrai âifçment. X^^.^f^^t^
feulç d'Almanfine Talarina. Il fut hjejojtot ^^^
trompé; Atnulaki revint feul du pa}ais. Q^
je. te fuis obligé, ynoo fiisi lui dit Lp yî^r ifçf
rcmbraflàot ; Tefclàve ,a plu ^ ;maigré jTes Ifirm^s a
Tempereur aipourpuK^ Fa pj?c& lui ^ gjç?pct'.4B9f
le plus .b«l .appartennient ^u; féfajl. A^J^niç^y*
cette nouyeUe perditt jt^^t Jgçtic^^t^^^ ï^^foi^jn
le aux fy^s qpe l'on p:e»4 |?our k TjigpfflfF.i
la vie.^:^^ppfcne2 ce quj^é^t arrJYSI* ê^
manfîne» .,» ^\ , — : :..;,
Pè^ : qu*Ap^^ï^À fiiut T^Tvmyé , le t3î)çapç^'ag^:i
a çcjtfidttifitf ^tte efcl^v.e chf z JKttali^^f Vo^»
lui dif-il, \i»e fille qi^ je preJCe^tpr^ii dew^cj^
graud-feigW5ur> afb qju'çllç tw(^igflu^«^
parez-la vde r c^Uii de va&Jjia^itf . qui r^lfjeç a, rîè
plus (ç5 c|igj«ne&. Le Jqiflçgiaiq JkfîviÛFiîjgîi
Almanfine^jep. partla|ijjicr^j£ ;hii #tïi/€|-,Kîw§
ai ac^tée pojw: le i^u$.^ifîm4 egiEerjnjr.dfti^
nivers; ;,vîc^,.flçur$ &^ yf«rp,;j^auté mèf-S^
Çîigaé Bxon 8|feaioa ^.fipif^ que fji i|^:*é
au fjiU^^^ue v^s.étj^2j4gs;^e^ afiii qsîJtfii^
plus 4e joQofijiér^ion po^u: iix^h Uï»'?: doj^«f
parole 4e .vous reiïvojfer , -^4>n^^^^ ?*^R?- F?S
te bpi^UF, de ti>i plairp., ,8f.fi/ce m^^ilaijiy^^
rive , je vous J^^Unf. a^ çfi^re 4e mes f p&ns »
& je ^^uf ;fc)ral un .^r,t agi^^We. Mey bovi^
pour vous, nous coûreroieJ3*jl%vîiB à top^ sd^Si^:*
T w
ôp5 Les V.o y à g e s
fi Soliman foupçonnoit votre véritable condt^
tion; maïs vous foutîendrez aifémeht le per-
fbnnage de ma fille, puifque perfonnë ne Ta
jamais vue , & que )e vous préfenterai fous fon
nom. Ce difcours flateur fit couler de nou-
velles larmes des yeux d'Almanfîne. Si die
âvôit conçu du chagrin lorfqu*elIe s*imaginoit
que le vifir Tachetoit pour lui , l'idée de vivre
4ahs le même palais qu'Achmet^ calmoit un peu
fà (kmleur : mais deftinéè au ferait , elle per-
doit toute efpérance de revoir ce chei' objet.
Elléfuîvit AmulAî fins répondre; & Tempe-
rcur / malgré les pleurs qu'elle répancïoît en
abondance, fut toutâ-coup fi frappé d'e Téclat
de ïes? charmes, qu'il remercia le vifir, & întifo-
dtiifit lui - même Almànfine dans ' le " féraîi en
shunt'. pambnrté,8j:' en la priant de iàçttre des
betfSes 'à fonr âlffiâ|<».-'Àh', {eictseaf, lui ré-
poftdî?-'ëHe i nies 'Ikfihes' coulent d'une fôurce
irop 4tefte pour qu^élîes târiflènt fit^tî Q^el en
èft dont le fujèt , tlemandà le fultan ?' Je pleure,
éit-éUé^ votre^inalhfeur & le mien. Mon mal-
lieiié'! repfrit Tenlpereur , jé vous polsède ; &
Tri tien à ^ctalndf e. Ne me cachez * pas plus
foftg^tems, je vous conjure,^ la câtife de votre
dô'uîeiii* ; je m'y îhtérefle d'avancé j & je -ferai
nies ^flforts pour la diiBpér^ & vous procurer
tous tes agrémen^/^&ffibtes.
1> E Z U L M A. i257
-Seigneur, continua- 1- elle, votre malheur
eft de' penfèr que l'amour dépend de vôtrd
rang, & qu'il doit fuivre nécetlairement vos
ordres. Pour moi , je ne regarde cette pafiiôit
que telle qu'elle efi en elle-même. L'autorité
n*a. jamais décidé de ces douces préférences qui
raviflent. Il vous fuffit , feigneur , qu'une femme
vous touche popr que vous vops qroyiez heu-
reux : certain qu'on ne peut vous l'enlever , vous
ne vous embarrâflèz- point de plah'e,'ainfi vous
ne fentez jamais le retour mutuel de tendreflç
qui fait tous les charmes de l'amour. On voui
jure qu'on Vous. aime j comment vous en afiii-*
res:- vous* , * t<irfi^é- votre feule volonté décide
toujours des' faVewsi qu'on ^vous accoj*de ? ' ^ ^
Vous éti fav^z trop , répfiqua Soliman èft
courroux , pottx^uâe. fille qm a^s^dâ voir d'au-f
tt^ homme que foi> père; ;fa; tcopigi^nde :comi
plaifance -vbus sr'faûs doute ifaditiiéroccafion
d -apprendre l^amoûf aux dépens^de ifon hon«r
neùr & de nion bien;. ^ JèL>nefi»i$. point £He
<lu viGr, répondit Aiman(iiir;*Sf:]i3'aclietakie^';
& fie m'a foppofée pour far filie i qu'afin que
]é'tàfé plus dPimprellion fttii^ votre coeur. Vous
n'êtes pas la filie du vifir ! vdit-l'empereur eh
colère ; fa- tête me' répondra' deffon impofture;
Tour vous^ ^(pétei tout dei votre beauté ,; fi
vous étés s^z fincère pour médire comment i
9^8 Lbs Votàgss-
i votre âge , voiis connoiflè^ fi bien Tamotir ^
ic pourquoi vous prévenez me$ fentimens que
fixit peut-être très - différens de ceux quV>nt'
d'ordinaire les fuitans. II la fit aiTeoîr à côté
de lul^ & Atniwfine lui dit:
H I S T O I R E
V^Haffkn & de Zatime.
iVloK père H^n 1k ma mère Zatîme avoient
Tun pour l'autre l'ardeur la plu$ vive» Fruit
unique de }eur'tendreflè,t.)'at toujours été té-*
moin de leur paffion mutuelle: il«;ni'ont appris^
feigneur y le boaibeur d'un amo^r réciproque.
Uflin ne m'aquo trop fait fentbr.pax tes mal-
heors où il nçns a plongési^ jcoffiibHm l'amout
eft à redoiÂer liotfcfae l'autorité ipté^r^ s'eiBi^
parer d'un âcem qm s'eft dé^à don^é. Hs^Iàci^
bâcha de.ltle dr<Ghio, affiirë (du coeur de fon
époufe, fe plaSbk à l'admettre da^ la com-
pagnie de ,ie$ amis & à ia Mi» nvuiger ^vec
eux. XMnxtoit^malliieuréuféOieQtjdf ç§ nombre;
il aima Zatimev*& : voulut: ^'oo.faîns ^aimen U
n'épargna rienrpour s'en fax» ^outf r* JA^ m^»
éfpérant quQ fes rcfius le rehatc^ipiçQt ^ 4i£réra
quelque tems de tléçidavrir à :Ha£Su» rîofolenc^
DE Z V% M A. - 2fc99
d'Uflîn ; mais enfin , laflee de £e , vmr pbfédée ,
filk obligea mon pêne d'cloîgocr.oet importun^
L'exil de cet amant Jbrité augmenta fbn cha^
grin, U fe reodit à la ùablimer ptxi£ ,: où il vint
â bout par Tes intr^^ués de machiner la perte
de fan rival :, & . d'obtonîr pour iui-m«<ne k
gouverneioeiai: d^Qbio. Fier de mt de ûiccès ^
i\ vtot prendre ^poflèifioa ! de foii emploi , fuivj
«des 0iuset$ qui avoieaït oidrerde âêoiander. bi
içffee do tmtteurf u^i: jEfefiT^ . quii. a'eilt que ie
tems de fe fauver. Ma mère & moi .fiiines ex^
«)ii^ aebet^^rjKfttitne «jcone.plij» tinîmée con^
trexe Kytmtjith tbnpiiar$ réd&t à fo dforts. JUb
Int^ha i pour; p\»mr . jn^ : mèm dct -iés arefus , m'»
vendue i un mafK:hd»d ^ Ctudilanisttii^e cà je
ne: £iiîs jarrii/^ «^l^e, dsspu^ >
Si ^ yous ai pràveaMi ^t^^môur^ £"$(1 poor
voiis loêruire de JM6 iêittûimis^ $S^cbe;i donc,
iei^iwir;, que >]c.^hM» 4e &tj«« » & 411e jp
n'^ ipas 0ipbs tb ré&hikan ^u'eUe ; ic qmA-
.'ffi» YQtt9 ^clmé^ ]» Mwnrw: plutiS^ qof de
vov$- 0bâr ^fi .Y<»ls tm^Zj^'ttmcfaei: p$îr la fcMroe
ce qve ^oim oe dbv» lobimk ^e iiè .ie<m g$»v-
ie^^eQt. ,AM(i;*jieipi^r^rfî -mec foibJes at-
txmf^. >Q»I p^.Vt)y« qnj^qup:içl»iime., âl ia^t
çhei^t;^ À:ip|fl6& è^nt^ue de c^munaml^r. ;
, h i^.3J^Wlilf « .4*itï»tfe 46flfei»i, jpépondit
500 Les Vqyàghs
Solîman , & j'ai toujours . blâmé la folie des
mufulmans^ de renfermer tant de femmes avant
de s'aflurer de leur coeur. Ma déiicatefle m'a-
voit fait préférer la fille du vifir , parce que
î'efpéjrbis que fon éducation minfpirerait plus
d'attachement, 2ri^ue cette fille , fehfible à mon
choix 9 auroit pour moi une reconnoif&nc'e qui
peu - à - peu infpire Tamour : je ne la legrète
point , puîiqué je trouve en vous tout ce qui
me la faifoit diéfirer ; mais je punirai Tinfolence
<le foïT père, - ^
Seigneur , réprif^ elle ^ vous dites que vous
voulez me plaire , & pour première preuve de
votre complaifance, vous c6ndam.nere2 à la moiN:
tin homme dont tout le crime eft de n^'avolr
procuré le bonheur d'étré auprès de vous ? Puif*
que vous vçus yoppofez,. irépt«}ua le fultan,.
fa vie eft tf^iàx^é ; mats jrèconnoitriez-tous (a
fille? Ouij Teigneur, répondir^elle , & fi voiis^
formez quelques 'deflèins violens'^ conti^le^
f implore, de nouveaiu votre Bonté; elle ignoce
les projets cr^mliiiels de fon père; j^n fuis sûre.
■ Cette aiii|able fiHe a paflfé la niait dernière à
me-parer.^ïile craignez rien pour fes jour$>, re-
prit Solimah y '^e ne veux q[ue âortifiôr le père
'dans la perfonit^e d^ fa fille; I/empereur charnu
de refprit& des grâces dé cette nouvelle Tul-
•tane, tte, la quitta qu'avea p*iMy «k ^^ V%&x-
J
3> B Z U £ M A. 301
rant d'un véritable amour. Cette belle pafla la
nuit à fe rappeler les complaifances de l'em-
pereur : elle eut fouhaité le payer de quelque
retour ; mais fon penchant pour Achmet la dé-
termina à fe donner la mort ^ dès qu'elle per-*
droit refpérance de fe conferver à ce cher
amant.
Le fultan envoya ordre dès le grand matin
au vifir de fe rendre fur le champ au féraiU
Amùlaki partît avec toute l'impatience d'un
courtifan qui attend des faveurs extraordi-
naires de fon prince. Il ne fe promettoit pas
moins que d'être le confident des plaifîrs de
fon maître. Son étonnement ne fe peut ex-
primer y lorfque l'empereur en courroux y lui
dit: Amulaki , vous m'avez fuppofé une efclave
que vous achetâtes hier; votre mort m'eut déjà
vengé , fi cette efclave n'eût retenu ma juftice :
la peine que je vous réferve ne vous fera pas
moins cruelle. Remettez -moi ce matin votre
fille y ou vous & toute votre famille payerez
vos refus du plus cruel des fupplices.
Le vifir défefpéré fe retira chez lui. Achmet
vint le recevoir à la porte ; ce jeune homme ,
qui s'attendoit à expirer de douleur au récit des
plaifirs du fultan, étoit C affligé, qu'il ne re-
marqua pas la triftefle de fon père. Amulaki le ti-
rant à l'écart , lui dit : Mon malheur eft à fon
^02 Les Voyages
comble , Tefclave a parlé & l'empereur demande
Attalide. Achmet charmé d'une nouvelle qui
réveilloit les ci^érances prefqu'éteintes de fon
amour, fe perfuada d'abord qu'Almanfine ti'a-
voit pu plaire au (ultan , puîfque ce prince de-
iofiandoit qu'on lui remît Attalide; il eut peine à
modérer fa joie & à empêcher que le vifîr ne
s'apperçût de ce qui fe pafibit dans fon cœur.
Amulaki continuoit cependant*à lui exprimer la
tolère de l'empereur » & lui rapporta toutes les
menaces qu'il en avoit reçu.
Ce tendre fils invita fon père à tranquillifer
^émotion qui l'agitoit , & lui dit : Ma fceur & mot
fommes inconnus au férail, feigneor, & nous
nous reflèmblons aflèz pour qu'on nous prenne
aifément Tun pour l'autre; donnez-moi. fes ha-
bits & me conduifez au férail. Que feroit de toi
l'empereur? dit le vifir. Soliman, reprit Achmet,
cft trop en colère contre vous, pour élever votre
fille à la dignité de fultane favorite ; il ne veut
que vous punir. Permettez que je repréfeiite ma
fœur , j'en fortirai à mon honneur , foit par mon
adreffe , foit par le fecours d^Almanfine , fî- l'em-
pereur Taime. Vous retarderez du moins de quel*
ques jours le malheuîrqui menace Attalide. Amu-
laki aimoit fon fils , mais fa tendreffe pour fa fille
étoit exceffive ; aînfi quoiqu'il connût tout le rit
que de cette nouvelle fcparation , elle flatoit trop
]> s Z U £. M A« 505
fon mclinatlon pour s'y oppofer plus long-tems.
Les grâces & la jeunefle d'Achmet , fous les
habits de fa fœur , rendoient fon déguifement (î
naturel y que le viiîr lui-même crut fct méprendre*
Il le mena auférsdl, & Soliman, pour témoigner
plus de mépris au père , ne daigna pas.faire dévoi-
ler la fille. Conduifez4a , dit-il à Aly y. chef des
eunuques noirs , chez Almanfîoe , & fi elle la re ^
connoit pour fille d'AmuIaki , vous la revêtirez
d'un habit d'efchve, Poiir vous^ vifir., votre pa-
lais vous fervira de prifon , à vous & à votre fils
jufqu*à nouvel ordre ; votre fille fera occupée
des plus vils offices du férail. San;; les prières
d'AImanfine , vous & votre famille auriez déjà
fubi la peine que mérite un fdjiet qui abufe de
ma confiance.
Aly préfènta la nouvelle efclave à Alman-
iîne , & lui dit , en levant le voile d'Attalide :
Madame , le grapd *- feigneur demande fi c'eft-là
la fille du vifir ? Aknanfine reconnut Achmet ^
malgré (es habits ; fon trouble penia la décon-
certer , le danger d'un objet fi chéri la foutint.
Oui 9 répondit-elle à Àly ; mais dites à Tempe'-
reur -^ qu'il ne me coMoît pas encore , s'il croit
flater ma vanité eA m'envoyant cette efclave.
Si cependant il veut punir le père fur la fille ^ je
ne ta'oppofe point à fes volontés , mais qu'ij
n'attende pas de moi que. je ferve fa vengeance.
504 tiE« Voyagea
Aly donna un habit d'efclave à Attalîde^ &rap^
porta cette réponfe au fultan. Almanfîne feule
avec Ton amant , feignit d'abord de n'avoir pas
reconnu ce déguifement ^ & Tamoûreux Achmet
auroît penfé qu'elle s'y méprenoit , s'il n'eût re-
marqué fur fon vifage des mouvemens embar^
ra0es , qui fembloient lui promettre quelqu'évé-
nement favorable ; il attendit en la regardant
tendrement , qu'elle parlât la première. Alman-
fine , les yeux baifles , cbmmençoit un difcours
qu'elle n'achevoit pas. Réveufe & inquiète ^ elle
garda quelque tems le filence , & elle alloit enfin
le rompre , lorfqu'on lui annonça l'empereur.
Retirez-vous , dit-elle à la feufle Attalide , en
la pouffant dans la chambre voifine , votre vue
îrrîteroit peut-être Soliman ; prenez votre nou-
vel habit, & ne vous préfentez que lorfque je
vous appellerai. Achmet fortît par une porte
pratiquée dans la ruelle du lit , & entra dans la
chambre où logeoîent les efclaves deflinées au
-fervice de la fultanè favorite. Le refte des efcla*
ves du férail obéit indifféremment aux autres
fultanes , fans être attachées à pas une. C'efl à cet
état humiliant, que le ûsltan deûinoit la fille
du vifîr. *
Almahfine prit un air gai poar recevoir l'em-
pereur , & elle lui dît : Là fille du vifir foutient
(a difgrace avec tant de douceur , qu'elle a excité
ma
' 3b É Z U £ M Â. • iOi
tna compaffion. Elle met fqn bonheur à ne dé^
pendre que de moi ; je lui fuis aiTez redevable
pour chercher à adoucir fa condition , accordez-
la-moi , je vous prie , j'aurai foin qu'elle ne fe
préfente pas devant vous ; cette nouvelle preuve
de votre bonté augmentera ma reconnoifTance.
J'avois réfolu , répondit le fukan , de Thumilier
davantage , mais dès qu'elle vous plaît , vous
êtes la maîtrefle de fon fort ; il fuffit à ma ven-
geance que fon père la croye malhiîureufe , &
qu'il n'efpère plus de la revoir. Il entama enfuite
une converfation des plus tendre -, Almanfine y
répondit avec tant de difcrétion, que Soliman en
conçut une fecrète joie , & qu'il fe flata d'un bon-
heur prochain, ^Cette belle craignoit qu'il' ne prît
envie au fultan de voir la fille du vifir & de l'en-
tretenir , & qu'il ne reconnût facilement le jeune
Achmet caché dans le férail fous les habits d'At-
talide ; pour éviter un coup fi dangereux , la ful-
tane tourna la converfation fur d'aqtres fujets
dont elle amufa l'empereur jufqu'au moment
qu'il la quitta.
Pour comprendre toute l'inquiétude d' Alman-
fine , il faudroit être femme , & que l'etinuyeufe
converfation d'un mari que l'on n'aime pas retar-
dât une première entre vue avec un amant chéri,
qui pour preuve de fon amour a tout hafardé,
^ qui court rifque dans ce moment ^ fur le pli^s
Tome XFL V
^66 li'Ès Voyages
léger foupçon , de périr par la main d'un Jaloox
tout-puîflant. Cette fituation eft trop rare , & il
Tï*y a que celles qui Tont éprouvée ,^qui en peu-
vent exprimer toutes les alarmes. Achmet colé
contre la porte de la chambre écoutoit leur en-
tretien ; il .ne s*imaginoit pas qu'on s'en tînt à
de vaines paroles ; tant de retenue dans un ful-
tan lui fembloit un prodige. .
Après le départ de Soliman , Almanfine apprit
à fon efclave qu'elle refteroit à fon fervice. Elle
avoit pris le parti de continuer de feindre, foit
pour fe conferver plus de liberté avec lui ,foit
pour s'éviter l'embarras d'une première déclara-,
tion. Une fille diffère toujours l'aveu de fa dé-
faite 'y & fur-tout lorfqu'elle reflfent pour la pre-
mière fois le pouvoir de l'amour. Achmet tranf-
porté de joie (è jeta à fes pieds : Madame ,
lui dit-îl 5 vous me reconnoiffez. Je ne me flate
Jjas affez pour me perfuader que mapréfence
vous foit agréable : ma vie eft entre vos mains ,
xnais je ne puis plus être malheureux , puifque je
n*ai d'autre voie pour fortir du férail que la mort*
Que votre empreffement à me demander au ful-
tan me combleroit de foie , fi un autre motif
que la pitié vous pôrtoit à adoucir ma condition !
Je fuis trop fincère , lui répondit Alman-
lîne , pour vous dire que je vous ai pris pour
votre four ^ quoique vous lui reflembliez beau-
ï> E Z U C M X. ^07
coup. Pavois d'abord penfé que j*étoîs deftinée
pour vous , .& que le vîGr m'achetoit dans ce
defTein , ne doutant pas qu'il n'eut ailèz de
femmes pour lui.
Dans cette pehfée je vous avois examiné
avec attention ; vous pouvez même vous en
être apperçu. Ma furprife & mon affliâion
furent à l'excès , quand j'entendis qu'il me
retenoit pour lui ^ & qu'il m'emmenoit fans
vous rien dire; elles augmentèrent encore le
lendemain , , quand il m'apprit qu'il me defti*
noit au férail : je fais fi peu de cas de cet
honneur, que je ne trouvois de confolation
pour moi que dans l'efpérance de ne point
plaire au grand-feigneur , qui^ avoit promis de
me renvoyer en cas qu'il ne fût point touché
de mes foibles attraits. Il en eft arrivé tout
autrement , le fultan après- m'avoir vue , a ré-
folu de me garder , ^ quoique jufqi^'ici j'aye
lieu de me flater qu'il aura pour moi plus d'é-
gard que les fultans n'en ont ordinaireikient
pour leurs efclaves , il eft aifé de prévoir que
les chofes ne peuvent pas fubfifter long-tems
fur le pie où elles font. J'avois pris un parti ,
dont j'aurai le tems de vous parler ; mais votre
arrivée ici, l'inquiétude quelle me donne, &
la paillon que vous me oisurquez» dérangent eQ*
tièrement mon projet,
Vij
^o8 tïsr Voyage*
Vous ne me parlex , madame , que de mes
fentimetis pour vous , lui dit Achmet ; j'ai été
allez heureux pour trouver une occafiofei de
vous les prouver fans que vous puiflîez en être
ofFenfée ; maïs tous ïie me dites point s'ils vous
font agréables ; c'eft* de cela cependant que dé-
pendent ma vie ou ma mort.
Le danger que vous courez , répondit Al-
manfine, & aaquel vous vous êtes expofé fi
courageufement , ce que vous avez pénétré de
mes fehtimens , & ce qui nous eft déjà arrivé ,
ine jperfuadent que vous en .êtes fuffilâmment
înftruît.
Quand j'aurois quelque lieu de me 'flater ,
reprit Aohmet^ oferois-je le faire fans votre
aveu ,' madame ? Ignorez- vous que l'on doute
toujours de fon bonheur , quoique l'on ait lieu
d'efpérer ? Ce que f ai fait eft moins Touvrage
de ma confiance que de mon défefpoir ; Tim-
pdffibilité de vivre fans vous m'a fait hafarder
de vous donner ime marque d'amour -fi con-
vaincante , que vous ne purffiez <iouter de mes
fentimens , "fans laqueUe vous les auriez peut-
être ignorés toute votre vie. Je voulois en
même-teips vous obliger à plaindre mon fort,
'car il n'eft pas poffible <jue je puiffe cacher phis
long- tems qui j e fuis •
Ces deux amans employ èrentune partie de h
• . . /-
rr 1 Z V E M A^r 30J?
nurt à s'entretenir de tout ce qui intéreflbît leur
amour. Achmet lui rendit compte de ce qu*it
avoît fait pour s^introdu^re dans le férail i-elleUii
dit la manière & le moyen dont, elle- s'étoit fer-r
vie pour contenir la paAion-du fui tan. Ils paf-
foient des mouvemens les plus vifs aux réflexions
lès plus triftes. Le tendre Achmet, ne pouvoit
défendre fon cœur de quelqu'inquiétude i. le
(îiltan étoit jeune & bienfait^ les marques. dW
mour qu'il donnoit à Almanfine par fe retenue
& fon refpeft, étoient plus^ grandes de la. part ^
d'un maître abfo[u , que tout ce qu'il venolt dé-
faire : de plus^ il falloît que ce refpeâfe termi-^
nâtunjourou d'une façpn tragique, ou dHinà^
autre manière qji-il tieouvoit encore plus fa-
çheufepour luî.^
Almanfine de fon coté étpit dans d€;s alarmes^
cruelles; elle achetoit bien cher le platfir de
voir Achmet, par les craintes que fa préfcnce
lui donnoît..
Quelques jours fe pafsèrent aiiifi ; le fultair
amoureux s'accommodoit aux volontés d'AL^
manfine , & elle employoit tout fon efprit à
adoucir les manières, peu délicates., du féraiL'^
Un jour ce prince fe fk un plaiGr de lui faire
voir une pèche dont îi avait donné les ordres ^
& qu'il faifoit faire exprès, pour cUe^ La mec
borne les. jardins du (erail , & baigne- les. mu» ^
^îô Les Voyages
dVne terrafle qui fe termine à un pavillon ma-
gnifique que les fultans ont fait bâtir pour y
venir prendre Taîr ; car les turcs n'ont aucun
goût pour la promenade ^ ils prennent feulement
le frais aflis fur deà carreaux ^ ou fur des bancs
auflS bas que leurs fôfas.
Soliman conduifit Almanfine dans ce pavil-
lon ; il lui fit remarquer la mer toute couverte
de barques de pécheurs , dont il y en avoit plu«
iîeurs attachées par des anneaux de fer à la mu-
jaille de la terrafle.
Au premier fignal toutes les barques fe dé-
tachèrent . pour aller à la pèche. Elle fut ma-*
gnifique y tant par la propreté des barques & Içs
habillemens des pécheurs ^ que par la quantité
de poiffons que Ton prit. Almanfine parut fatiC*
faite de cette galanterie ; elle admira la iitua-
tion charmante de ce lieu , & demanda au fui*
tan la liberté d'y retourner le lendemain ; elle
le pria même de trouver bon qu'elle eût une
clé de ce pavillon , parce que le rivage de la
mer lui feifoit plaiCr. Soliman y confentît , &
la pria feulement de n'y mener jamais aucune
fultane , parce qu'il vouloit qu'elle feule fût en
droit d'y venir quand il y alloit pour fe repo-
fer : elle n'eut aucune peine à le lui promettre ,
ce n'étoit pas là fon deffein.
Lorfqu' Almanfine fut de retour dans fon ap-
/
I> E Z U JL M A» 3IX
psrtetnent , elle appela fon cher Açlimet , &
lui dit : Je viens de voir une pêche que j'ai
trouvée d'autant plus agréable , .qu'elle m'a fait
imaginer un moyen de fortir d*ici avec vous*
Elle lui dit qu'elle avoit remarqué que les bar*
ques des pêcheurs arrivoient jufqu'au pié de
la terralTe ^ & précifément au bas des fenêtres
du pavillon ; qu'elle en avoit . demandé la clé
au futtan y & qu'elle iroit avec lui y dès la me-
me nuit^ vifîter les lieux avec plus d'attèo-
tlon* I
Açhmet ne répondît rien à ce difcQuxs ; U
Tegardoit comme une chofe prefqu'impofiîble
de fortir du férail ; il ne vouloit pa^ non plu^
contredire la fultane , il avoit pris le parti, de
mourir quand il feroit tems ; fa feule inquiet
tude étoit pour e^Ie , car il étoit inutile, de
vouloir détruire fes idées , c'eft toujours ua
.plaifir préfent que Tefpérance»
Almanfine en étoit cependant fi occupée,
qu'elle fit un paquet de toutes les pierreries
que le fultan lui avoit données ^ & les mit dans
une cafïètte ; elle ne garda qu*ùn diamant qu'elle
enveloppa dans une lettre* Achmet la regar-
doit avec étonnement ^ la gaîté que lui infpi^
roient les préparatife d'un voyage qu'il ne
croyoit pas poffîble » & qui çependaot pouvoit
avancer leur perte ^ le plon^gea dans ios xéâ^
Viir
512 LïsVovÀGEs
xîons triftés ; la fultane s*en apperçut , & lui
en fit des reproches tendres.
Dès qu'il fut nuit, nos deux anlans fortirent
enfemble , & allèrent dans le pavillon. Alman-
fîne uniquement occupée de fon projet , gardoît
le filence , & Vsppuyoit fur le balcon qui donne
fur la mer ; le bruit qu'ils firent en entrant ,
fut entendu par un pécheur qui étoit dans (a
barque aù-deJOTous du pavillon , & il dit auflî-
tôt à fon fils : AUons-nous-en , le grànd-feî-
gneur doit bientôt arriver dans ces lieux , puit
qu*on ouvre la porte du pavillon : comme il ne
vient jamjîs à des heures fi indues , il faut qu*3
ait quelqu'aflfaire d'importance , il feroit fans
douté fâché de nous trouver ici ; noiis pour-
rons accommoder nos filets à la pointe du jour.
La fultane jugea que puifqu'elle les entcn-
doit , elle en pouvoit être entendue. Achevez
votre ouvrage ^ leur dit-elle , & recevez feu-
lement le paquet que je vous jeté , ce n'cft ^
qu'un échantillon de ma libéralité. Si vous êtes
aflez courageux pour exécuter ce que je vous
propofe , votre fortune eft faîte.
Le pêcheur ramaflfa le paquet qui contenoît
la lettre & le diamant ; il lut fort diftinftement
au clair de la lune ce qu'Almanfine lui mar-
quoît s it y rêva quelque tems , & liiî répon-
dit enfuite : Sî vous voulez, madame, vous
B E Z U L M A. 513
trouver iei demain à pareille heure , j'appor-
terai des cordes & des perches d'une longueur
allez grande pour les porter jufqu'à vous; notre
grand prophète fera le refte.
Alman(ine charmée de cette réponfe , s'en
retourna avec Achmet dans fon appartement :
elle lui dit en y rentrant : Eh bien , Achmet,
nous fortirons demain d'efclavage. II. lui répon-
dit avec la même froideur : Je le fouhaite plus
que je lie Pefpère ; mais quand nous ferions
affez heureux pour fortir du férail par cette
Voie 5 nous n*en ferons pas plus avancés , le
fultan nous pourfuivra , & nous ne pourrons
lui échapper. . .
N'importe , répondît - elle , nous n'avons ni
le tems ni Toccafion de prendre des mefures
plus exaâies J mais le ciel nous fera peut-être
plus favorable que vous ne penfez. Ils pàfsèrent
le refte de la nuit a tout -préparer pout leur
fuite ; leurs projets étoient accompagnés de dif-
cours fort tendres , & de toute la fermeté que
donne la néceflSté de vaincre ou de mourir.
Le fultan vint prendre Almânfine le lende-
main pour lui faire voir une nouvelle pêche ;
elle étoit ordonnée différemment que la pre-
mière, & ne lui cédoit ni en magnificence'ni en
beauté; Après la fête, Soliman fè retira plus amou-
reux que jamais; il avoit entretenu la fultane
314 Lhs Voyage s
long-tems de Tamour qu'elle lui avoît înfpiré i
Almanfîne Tavoît écouté agréablement , & mê-
me lui avoit marqué plus de gaîté qu'à Tordi-
naire ; elle lui laiflâ entendre auffî que les foins
qu'il prenoit pour la divertir lui étoient agréa-
bles y & lui marquoient des feotimens dont elle
étoit contente.
La nuit* étant venue , elle fortit avec A.ch-
met, comme la précédente nuit y pour aller dans
le pavillon ; mais foit qu'elle fût arrivée de
meilleure heure , ou que le pêcheur n'eût pas
encore pris fon parti , la barque ne fe trouva
pas au Heu marqué. Jugez de leur inquiétude l
Achmet fe feroit trouvé fort heureux dans ce
»
moment , s'il en avoît été quitte pour la vie :
la crainte que le pêcheur n'eût trahi AlmanCne,.
& que le fultan ne tournât fon amour en fu-
reur , ne lui laiflbit pas la force de parler.
II étoit dans cet état, lorfqu'Almanfine plus
acceffible à Tefpérance , lui dit qu'elle voyoit
de loin quelque chofe , & que e'étoit fans doute
le pêcheur. Achmet ne regardoit point du côté
de la mer , tant il étoit perfuadé que leur perte
étoit fûre* Il approcha de la fenêtre , & jugea
comme elle que e'étoit une barque. En effet
e'étoit le pêcheur qui venoit remplir fa parole :
il arrêta fa barque fous le pavillon, & leur jeta
es cordes , comme il avoit projeté. Alniai^-
/
DE Z U t M A. 3IJ?
fine defcendit la première avec la caflette qu^elle
emportoit , Achmet defcendit enfiyte. Ils pri-
retit Tun & l'autre, en sMloignant , des habits
que le pêcheut avoit apportés pour eux , & ils
jetèrent les leurs dans la mer , de peur que le
pécheur tenté de la valeur de celui d'Alman-
fine , n*en voulût conferver quelque chofe , &
que ce vêtement ne les fît découvrir dans la
recherche qu'ils ne doutoient pas que Ton fe*
roît d'eux,
Almanfine avoît eu la précaution de laîflèt
fur la table qui étoit au milieu du pavillon ^
une lettre ouverte adreifée au fultan. Le len-
demain ce prince étant venu voir la fultané fé-
lon fa coutume , 8t ne la trouvant point dans
fon appartement , il la fit chercher par tout le
féraiK II fe reffouvint qu'il avoit trouvé bon
qu'elle eût une clé du pavillon , & crut qu'elle
y pourroit être ; mais il ne l'y trouva pas &
il en frémit ; fon inquiétude augmçnta lorfqu'il
apperçut un papier fur là table , ( c'étoit la lettre
qu* Almanfine y avoit laiffée ) elle étoit conçue
en ces termes :
AzMAN^jNEy à fon empereur &fon maître
Soliman.
« Une paflîon malheureufe que j'ai fentie avant
M d'avoir éprouvé 4es bontés de votre hautefle ,
^i6 LrHs Voyagea
53 m*a empêchée de répondre à votre amour j îl
93 eft jufte que je prévienne le châtiment que
» je mérite , & que vous feriez en droit de^me
M faire : cette raifon m'a fait prendre le parti de
a> me jeter dans la mer , trop heureufe fi je puis
approuver à votre hauteffe, par ce que je fais
M contre moi-même , qu'elle ne doit pas con-
py damner des fentimens involontaires. Attalide
33 de fon côté , plus fenCble à Tefclavage qu'à la
» mort, veut fuivre mon exemple : recevez donc^
» feigneur yles dernières marques de mon défef-
>3poir, & du regret que j'aide paroître ingrate
>y au plus grand & au plus aimable empereur qui
93 ait jamais été»
3> A L m A N s I K s 33.
Le fultan , après avoir lu cette lettre plufieurs
fois, ne put s'imaginer qu'AlmanCne eût préféré
la mort au bonheur de lui plaire. La première
chofe qui lui vint dans l'cfprit fut que la fille
du vifir avoit confervé commerce de lettres
avec fon père par le moyen de quelques ef-
claves noirs , qu'elle en avoit fait part à Al-
manfine, & qu'elles avoient pris des mefures
cnfemble pour fortir du (erail. Il fut fur le point
de faire mourir tous fcs efclaves dans des tour-
mens fi horribles j, qu'ils fuflent obligés de con-
feffer la vérité j mais trouvant quelque choffe
I) E Z U C 2tt À. 317
ide trop barbare à facrlfier un fî grand nombre
d'innocens pour un coupable , il jugea plus à
propos* d'envoyer à la maifon du vifir, avec
ordre de l'amener avec fon fils. Ces ordres fu-
rent exécutes promptement ; maïs le vifTr tou-
jours inquiet depuis qu'Achmet étoit dans le
férail , courut à l'appartement du jardin au pre-
mier bruit qu'il entendit, & fut aflez heureux
pour fe fauver , avant que ceux que le grand-
feigneur envoyoit lui euflent fermé le paflage.
Les émîlïàires du fultan ne trouvèrent que le*
prétendu Achmet qui éto^t couché fur un fçfa
dans la falle baflèj'il en fortoit pour s'informer
du bruit qu'il entendoit , lorfqu'il fut arrêté &
«
conduit devant le fultan.
Dès que l'empereur apprît la fuite du vifix^,
îl fut confirmé dans fa penfée qu'il s'étoît enfui
avec fa fille & avec AlmanCne , & que c'étoit
lui qui leur en avoit fourni les moyens. Il or-
donna a^ chef des eunuques de conduire Ach-
met dans un lieu reflerré , & de lui faire fpuffrîr
tous les tourmens imaginables jufqu'à ce qu'il
eût déclaré où étoiçnt fon père & fa fceur.
Aly fortit dans le deflein d'exécuter les or--
dres du fultan j mais lorfqu'il voulut mettre la
main fur le feint Achmet : N'approche pas , lui
dit-elle , je fuis une fille ; de pareils châtîmens
ne font pas conveMibles à mon fexe ; fais-moi
^ !
5iR Les Vo * à g îë 9
parler au fultan , ou donne-moi lai mort. Elle
ôta en même-tems fon turban , & fes cheveux
longs & naturellement (xi(és fe répandîfent fur
fes épaules. L*eunuque interdit retourna auprès
<lu fultan pour lui apprendre cette nouvelle,
& favoir fa volonté.
Ce prince ordonna avec précipitation qu'on
fît venir devant lui cette fille infortunée : Je
ferai bien aife , dit - il , d'éclaircir par moi-
même une aventure fi furprenante. Aly rentra
avec elle dans la chambre du fultan.
Àttalide avoit les cheveux épars , les yeux
baiifés , Tair noble & modefte. Soliman frappé
de fa beauté comme d'un coup de foudre , &
faifi d*un mouvement dont il ne fut pas le maître>
fe jeta à fes pies pour lui demander excufe.
* Vous jugerez aifément quelle fut la furprife de
cette aimable fille , lorfqu'elle vit dans cet état
celui qui Tavoit traitée indignement , & devant
qui on la faifoit paroitre en criminelle , & dont
elle n*attendoit que la mort, quoiqu'elle ne
connût point fon crime. La feule confiance
qu'elle avoit en fon innocence lui avoit fait de-
mander de parler au fultan fans efpérer qu'il
voulût Tetitendre ; elle s'en étoit même re-
pentie , quand ^ elle s'étoit vue conduite devant
lui. L'émotion & la frayeur dont elle fut faifie
la firent tomber en foibl^Gfe , & répandirent
, D E Z ir L M ï. 51^
fur fon beau vifage une pâleur mortelle. Elle
fut promptement fecourue par les foins^ tendres
& empreiTés du fultan ; les cquleurs vives qui
reparurent peu-à-peu fur fes lèvres , firent con-
noître qu'elle étoit mieux.
Attalide ouvrit enfin fes beaux yeux, après
avoir repris entièrement fes efprits ; elle té-
moigna quelque honte d'être avec Thabit d'un
homme* I^è fultan lui fit apporter un habit ma- .
gnifique , ' & la mena lui-même dans l'apparte-
ment qu'Almanfine venoit d'occuper , en la
priant de fe repofer ; il feignit enfuite de fe
retirer pour ne pas la contraindre ; mais il refta
dans une chambre voifine avec, Aly qu'il retint
feul.
Qu'elle eft belle ! lui difoit le fultan : que
j'en ai été frappé 1 que je crains de lui avoir
déplu par l'état où mes ordres l'ont mife ! elle
me craindra , l'amour & la crainte ne vont point
enfemble. Seigneur , lui difoit Aly , vous n'ai-
mez point en fultan ; ce font les ménagemens
que vous avez eus pour Alm^nGne qui lui ont
donné la hardiefle dé vous ofTenfer. Je puis
avoir eu tort , reprit le fultan , à l'égard d^Al-
manfîne; mais pour celle-ci , j'ai raifon; elle
m'a vu pour la première fois comme fon per-
fécuteur ;^ je fuis caufe des plaintes que je
l'entends faire , & je tremble que les noirs n'y
N
J
320 LESVôtÀGBÎ
aient donné trop de fujet. Non , feîgneur , elle
ne nous a pas donné le tems d'exécuter vos
ordres. Mes ordres étoîent , reprit le fultan en
colère y^ pour Âchmet , & non pas pour elle.
Seigneur , repartit Aly , nous fommes préfen-
tement inftruîtsde vos fentimeos; notre refpeâ
pour elle égalerk notre obéiflànce pour vous»
Le fultan fit figne à Teunuque de fe retirer ,
& lui ordonna de faire favoir qu'il coucheroît
dans le férail & dans la chambre de l'efclave
d'AlmanHne. Il ne favoit pas encore le nom.
d'Attalide , & quoiqu'il eût une impatience ex-
trême de l'apprendre, la crainte de l'incommo-i
der en la faifant trop parler , l'avoit obligé de
remettre au lendemain à s'éclaircir de fa.curio-
(îté.
Il difoit en lui-même : J'étois la dupe d'Alman-
fine , parce que je l'aimois médiocrement ; il y
a une grande différence du goût à la paflion ,
on ne fauroit en juger que lorfqu'on a fenti l'un
& l'autre ; l'on fuit un goût de fantalfie , mais
une paffion nous entraîne ; on eft capable de
réfléchir quand on n'eft point frappé vivement ,
mah une grande paffion eft plus forte que nous ;
on eft forcé de lui obéir , rien ne peut la con*
tredire. Il ne dépend pas de moi , par exem*
pie , de ne pas demeurer ici ; la mort me fè-
roit moins cruelle que de m'en éloigner ; je
n'étois
fc s 2 u r K XJ ^af
it^ètdls pas ainfi pour Almanfîne , je la voyois
avec plaifir , refpérance de lui plaire me fla-,
toiti mais je la quittois tous les jours, je pouv
vois vaquer au foin de mes e'tats jufqu'au mo-
ment que. je devois la revoir. Quelle diffe'rence !,
Petidatit que le fultan faifoit ces re'flexions ,
ÎAttalide accablée des divers mouvemens dont
«lie avoit été agitée pendant toute cette jour,
ftée , n'avoit pu fermer l'œil de toute la nuit*
Le fultan , qu'elle n'avoit vu que dans un mo *
ttent de frayeur , & qu'elle n'avoit prefque pas
«nvifagé , étoit toujours préfent à fon efprit ;
elle fe rappeloit avec plaifir qu'elle l'avoit vil
à fes pies . & qu'il lui avoit marqué de l'in-
quiétude de fon état , elle fouhaitoit de le re-'
voir le lendemain , & de le trouver aimable,
La nuit fe palfa dans cette Ctuation de part &
d'autre. Dès la pointe du jour, le fultan , qui
ne s étoit pas couché & qui n'avoit pu dornuç
un moment , entendit Attalide qui fortoit de
fon lit & marchoit à tâtons dans fon apparte-
ment : il entra auffitôt dans fa chambre. Atta-
rde . qui fe croybit feule, fut extrêmement ef-
frayée de fentir un homme qui l'arrêtoit j mais
1 empereur la raffura tendrement , & lui dit -
Que voulez-vous faire , madame ? qui peut trou-"
bler un fommeil auffi précieux que le vôtre î
voudriei-vous auffi me quitter ? Attalide qui
§iï Lks Voyaôïî
Favoît reconnu à fa voix , répondit à toutes cet
demandes , en lui difant : Seigneur , je ne puis
dormir , & dans Timpatience de revoir la lu-
mière , j*alIois ouvrir une fenêtre pour voir s*il
étoît jour & faire ma prière du matin ; mais
d*ou fortez-vous , ajouta-t-elle , je croyois être
feule en cet appartement ? Je n*ai voulu confier
â perfonne le foin de vous fervir , repartit le
fultan , & pour ne point troubler votre fom*
ïïieiî, je m*étols retiré dans la chambre voifinej
mais Tamotir que vous m'avez infpiré ne m'a
pas permis de m'éloigner davantage. Seigneur ^
lui dit Attalide , je ne devois pas me flater de
vous avoir donné de Tamour ; l'état où vous
m'avez vue peut faire compafEon , c'eft , je
crois , le feul fentiment qu'il puiffe infpirer. Je
vous fupplie 5 lui dit le fùltan , d'oublier , s'il
fe peut , tout ce qui s'eft pafle : vous auriez
horreur d'un homme qui vous a donné tant
d'inquiétude , & qui , peu après , vous parle
d'amour. Mon ignorance eft excufable , vous
avez été prife avec les habits d'un homme qui
in*a offenfé ; je ne pouvois deviner qui vous
étiez; je fuis même fort curieux de favoir quelle
peut être la caufe de votre déguifement. Sei-
gneur y lui dit Attalide , je n'en ai jamais fu la
raifon , je vous dirai feulement que mon père
jn'a fait prendre les habits de mon frère , qu*il
i> £ Z u t; u X. ^d$
ïrfa ordonné depuis plufîeurs jours de me fer-
vir de la reflemblance qui eft entre nous pour
trpmper jufqu*à nos efclaves 5 que mon frère eft
fortî de la maifon avec mes habits , (ans m*a-
voir jamais dit où il alloit.
Vous êtes donc la fille du vifir ? Oui , feî-
gneur , répondit Attalide , je croyois que vous
le faviez. Les noirs m*ont demandé , de votre
part , des nouvelles de Tefclave Almanfine ; mais
je ne Tai vue qu'une nuit , je n'ai pu les ins-
truire de (on fort. Je repofois dans une falle
baffe, lorfque les gens que vous avez envoyés
à la maifon de mon père m'ont arrêtée & con«
duite ici en criminelle.
Je fuis fort obligé , dit le fultan , à la fuitef
tf Almanfine , puifqu'elle eft caufe que vous êtes
ici y madame > je fouhaite que vous n'en foye»
point, fâchée ; vous y ferez maîtreffe abfolue ,
tout vous y fera fournis jufqu'à moi-même. Sî
cela eft , feigneur , faites-moi la grâce de me
dire pour quelle raifon j'y fuis , & quel étoit
le fujet de la colère qui vous a obligé de m'y
faire conduire indignement.
Le fultan lui conta ce qui s'étoit paffé à fort
fujet , les deux fupercheries que le vifir lui
avoit faites , & la fuite d'Almanfine avec la pré-
tendue Attalide ; il lui dit enfuite que croyant
ç[ue le viûr les avoit fait fauver , il avoit ea!5
X*»
^5| Lis VôTie**
voyé chez lui pont s'aflarér de ïa perïbnne , S
coiinoître la vérité ; qtie Ton n'avoît point trouvé
le vîfir , & qu*elle avoit été prife & amenée
pôùf Achmet fon frère.
Le vifir , lui dit Attalîde , n*a point de part
à la fuite d*A!manfine î il n'eft pas forti de fa
inaifon depuis que vous lui avez tlonné fon pa-
lais pour prifon , & je nf étonne qu'on ne Tait
pas trouvé lorfque vous avez envoyé : mais ,
feigneur , continua Attalide , vous étiez donc
bien amoureux d'Almanfine, puifque vous pre-
niez tant de foin pour là retrouver? Je ne vous
avûîs pas encore vue , madame , reprit le ful-
tan ; de plus il entroit , dans Tordre que j*aî
donné , plus de colère contre le vifir , que d'a-
mour pour elle. Je penfois même > au moment
que vous vous êtes levée , -combien c^ que je
fens pour vous eft xlifférent du goût 'que j*a-
vois pour Almanfine. Seigneur , dit Attalîde ,
pafle-t-on dans un moment d'une paflion à une
autre ? Non , madame , répondit le fultan , fi
elles étoient égales ; on n*aime pas autant que
l'on peut aimer , toutes les fois qu'on lë^-croitj
.on eft de bonne foi lorfqu'on le dit ; mais 1 ex-
périence apprend que l'on s'eft trompé. Vous
croyez donc , feigneur , dit Attalide , m'aimer
beaucoup plus que vous n'aimiez Almanfine ?
?€ £Û5 plu? tjue le croire , madame , reprit Iq
Vùltan » car fen fuis certain ; c'eft L'amour q,ue
î'ai pour vous qui me fait conncHtre que je n'a!
point aimé Almanfine. Si ce que vous me dites
eft vrai , feigneur , je ferai fort heureufe ; j.e
trouvois beaucoup de . légèreté à changer fi
fouvent , & }*avois tout lieu d'appréhender qu'il -
ne parût demain un noavel obxet qui m'effaçât
de votre efprît»
Je diiSperai facilement vos (bupçons, mM^
dame , lui dit le fultan , Ci vous voulez biea
fouflfrir que je fuive vos pas , & que j'employa
le refte de mes jours à vous prouver les £ea^
timens que j'ai pour vous.
Seigiieur ^ les fultans ont plus d'un» chofc- if..
faire , lui répondit Attalide , je ferai très-con«^-
tente pourvu que vous ne. donniez point à d'au«»
très les heures que vous pouvez paffer dans 1&
féraiU Le fultan répondit à un aveu fi tendis
par les aflurances. les plus vives*. Attalide pro«
fitant de. ces momens favorables , lui parla du
viOr , & demanda fa grâce. Le fultan charmé
de lui donner cette marque du pouvoir qu'elle
avoit fur fon cœur , lui facrifia fans peine toute
fa colère y pardonna au vifir & lui. accorda la
liberté de le voir quelquefois en fa préfence*
Outre cette grâce 9 ce prince ajouta à. tous les
éts^s du. vifir la charge de grand jardinier qui
lionne le$ entrées, du^ férail : mais laiffon^
Xiii
\
'5^(5 Les V o t a g e S
le fultan & Attalîde , pour parler d'Atmanfînéj
Elle arriva heureufement avec Achmet dans
ia cabane du pêcheur qui les cacha tou^ deu^c
dans un réduit où il mettoit fes filets , & les
autres chofcs néceflaires à fon ménage 5 il leuç"
dit de ne point fortir de-là qu'il n'eût été com-
^^e à fon ordinaire vendre fon poiffon à la ville»
Il fortit quelques heures après la pointe du jour.
AlmanCne prit alors la parole & dit : Vous
aviez raifon , Achmet, je ne croîs pas que nous
foyons plus avancés pour être ici , il me pa-
roît encore plus difficile d*en fortir que du
férail. Achmet lui répondit : Notre grand pro-
phète & votre courage qui nous a conduits ,
"nous fortiront peut-être de ce mauvais pas.
Almanfine rêva quelque tems , enfuîte elle
prit là parole : Je me fouviens , dit-elle , d'a-
voir vu fair« chez mon père une pommade ,
"^dont on fe fervoit pour les efclaves , elle leur
rendoit la peau plus noire & plus luifante ; il
faut en faire , elle peut nous déguifer au point
de n'être pas reconnus de ceux qui feront char-
gés de notre recherche ; ils ne nous peuvent
chercher que fur le portrait qu'on leur aura fait
de nous. Gela feroit bon , dit Achmet , C nous
étions noirs en effet, & (î nous avions les traits
faits comme eux ; mais la couleur de notre peau
lie pr indroit qu'une légère impreffion, & nou^
6 1 ZviiAl^ ^37
^onneroît un déguîfement qui devîendroît fut
ped 5 pour moi , je fuis d^avis que nous nous
tenions cachés^ Si le pécheur voit venir quel^
qu'un pour chercher chez lui , nous monterons
auflîtôt dans fa barque , & nous gagnerons la
pleine mer ; il faut feulement être alertes , heu-
reufement on découvre d'ici tout ce qui peut
y aborder..
Si nous pouvions tenir la mer dans une bar-
que le jour & la nuit ,, cela feroit affez bien ,
reprit Almanfine ,. mais il faut revenir çouchet
ici , & Ton peut nous y attendre ; (î nous ne
pouvons pas nous donner la couleur & les traits
des noirs , nous pouvons aumoins imiter celle dû
ces peuples qui font aux côtes de Coroniandet,
qui n'ont qu'une demi- teinte , & qui d'ailleurs
ont les cheveux & les traits réguliers. Nos ha-,
bits ne font pas remarquables , leur pauvreté
jointe à ce déguifement , peut nous, fervir pen-
dant la vivacité de notre recherche». Almanfine
appela le fils du pécheur pour Tenvoyer à Cont»
tantinople acheter les drogues néceffaires à foa
projet. Le père revint pendant ce tcms-là , 8c
leur dit qu*il n'avoit entendu parler de rien ,
& que tout étoit tranquille..
Il avoit apporté des provifions , Almanfine
& Achmet mangèrent avec lui. Cependant la
fils du pêcheur revint de la ville fort effrayé 11:
^iS tE5 Voyages
& leur conta le défordre qui régnoît dans CohC*
tantînople ; que la garde du grand-feîgneur s'é-
toît emparée de la maifon du viCr , & qiill
avoît vu fon fils qu*on menoit au fultan , qui
étoit , difoit-on , dans . une furîeufe colère ;
qu'il vouloit le faire mourir , s*il ne lui faîfoit
retrouver une fultane qui s*étoît fauvée du
férail par le moyen du viCr. Il fe tourna en-
fuîte du côté d'AImanfine : Ceft vous , je crois ,
madame , que Ton cherche ; fi Ton vient ici ,
lîous fommes tous perdus.
Achmet à ce récit fut accablé de douleur ,
il crut fon père & fa fœur dans des tourmens
horribles , pour confefler une chofe dont ils
n'avoient aucune connoîflance ; il fe reprochoît
tfavt)ir confenti aux projets d*Almanfine. J*au-
rois péri tout feul , difoit-il , & j*entraîne après
moi Almanfine ^ mon père & ma fceur.
Almanfine de fon côté penfoit à-peu-près la
même chofe. Mon cher Achmet , lui difoît-
elle , je ne fuis pas furprife de votre afiiidion ,
je ferois de même fi j*étois à votre place ; ce
qui me donne le plus de chagrin , c*eft que
vous allez me haïr à caufe des malheurs quo
j'attire fur vous & fur votre famille* Mais faites
réflexion , je vous prie , que tout ce que ]*ai
fait n'a été que pour me conferver toute en-
tière à vous* Je me flatois que le fultan £ouçt
» B Z tf Z U t. 52^
toit croire que je m'étois jetée dans la mer ,
comme je lui ai écrit : il étoit impoffîble de
prévoir qu*il auroît du foupçon du vifir , puis-
que nous ne pouvions avoir de commerce avec
lui. Ceft une chofe faite , & s*il ne faut que
me livrer au fultan pour détourner ce malheur,
je le ferai volontiers , & me donnerai la mort
en fa préfence , pourvu que vous me permet-
tiez de fauver vos jours. Oui , je me donnerai
la mort devant lui , car je ne puis me réfoudre
de retomber en fon pouvoir fans avoir pris les
précautions néceflàires pour qu'il ne puifle pas
me fauver la vie & me pardonner.
Je fuis fî éloigné de vous haïr , madame ^
lui dit Achmet , que ce que vous dîtes me fait
frémir ; il faut fuivre notre deftinée , ne fonger
qu*à ce qui peut contribuer à votre fureté , j*y
fuis lié inféparablement , & je vous jure que
]e ne fuis fenfible à la mienne que par Tintérêt
que vous y prenez. Voyez donc ce que vous
voulez faire , car je fuis incapable de rien pat
moi* même ; je ne faurois me tirer de la dou««
leur où je fuis , que par la crainte de vous per-
dre : prenez foin de vous & de moi.
Almanfine le remercia^ & courut faire &
pommade. Elle jugea à propos d'en faire reflàî
fur elle-même , de peur de n'avoir pas bien
fréuffi ^ & gu'il n'y eût quelque çhofe qui pû^
5fd tK5 VoinKôii
faire du maî à fon amant. Cette drogue Tuî
donna une couleur bafannée qui la changea en-
tièrement ; charmée d'avoir fi bien réuffi , elle
fe hâta d'en frotter le vifage & les mains d'Ach-
met, ce qui fit un effet fi confidérabîe, que le
pécheur & fon fils les méconnurent quand ils
les virent* Il n'en falloit pas davantage pour
remettre Tefpérance dans le cœur d^Almanfina
qui fit tout fon poffible pour la faire paffer aufll
dans celui de fon amant.
Le lendemain le pécheur alla à Conftantînople ^
comme à fon ordinaire ; il avoit paffé la journée
à la pèche, pendant qù'Almanfine & Achmet:
faifoient le guet pour n'être point furprîs*
La confiance d'Almanfine en fon déguifement
. ctoit fi grande , qu'elle regardoit continuelle-
ment par la fenêtre qui étoit du côté de la^
ville , pour voir revenir le pécheur ; elle l'ap-
perçut enfin quand il fut dans une diftance à
pouvoir le dillinguer , elle ne trouva rien de-
trifte , ni d'inquiet dans fa démarche , & elle
dit à Achmet : Venez voir notre pécheur , il
nous apporte de bonnes nouvelles , Ion vifage
me l'annonce. Il a fans doute bien vendu foo
poiffon , lui dit Achmet , la feule bonne, nou-
velle qu'il nous peut apporter , c'eft que Von
ne nous a pas encore trouvés , & nous le fa-
vons (ans lui. Le oécheur arriva comme il ûnil^
foît cette parole , & leur dit : Les nouvelles de
la ville font bien différentes aujourd'hui de ce
qu'elles étoient hier. Le fultan qui croyolt qu'on
avoit pris le fils du viGr , parce que fa fille
étoit revêtue de fes habits , Ta voulu voir , il
en eft devenu amoureux , il a paifé la nuit avec
elle 5 & ce matin on a publié la grâce du vifîr.
* Il étoit caché dans une maifon voifine , où on
Tavoit déjà découvert avant de (avoir que le
fultan lui pardonnoit ; je Tai vu pafler , il avoit
le vifage gai & content. L'avez -vous vu lui-
même , lui dit Achmet en l'interrompant , &
le connoiflez-vous ? Je l'ai vu fouvent , lui dît
le pécheur , dans les rues de Conftantinople 5
& je le connois très-bien.
O notre grand prophète , dît Achmet , que
vous êtes jufte ! & que vous êtes bon ! Alman-
fîne eut tant de joie de voir Achmet hors de
l'inquiétude qu'il avoit pour fon père & pour
fa fœur , qu'elle oublia de s'informer fi l'on
ne difoit rien d'elle ; mais Achmet revenu à
lui le demanda avec empreflement au pêcheur ,
qui lui répondit que le fultan faifoit cherchée
Almanfine avec beaucoup de foin pour la pu-
nir. Almanfine prit la parole : Que cela ne vous
inquiète point , mon cher Achmet , fa nou-
velle paflîon rallentira ma recherche ; nous n'a*
vons qu'à nous tenir ici quelque tems fans fojc^
•V
^52 tus Vo^Aô»?
tir 9 nous aurons tous les jours des nouvelles
de la ville , fur lefquelles nous prendrons nos
mefures.
Quoique nos amat^s ne fufTent pas loin du
férail , ils étoient enfemble , & rien ne trou-
bloit leurs plaiiirs. Il ne leur en falloir pas da--
vantage pour fe trouver parfaitement heureux*
Ils recevoient tous les jours par le pêcheur A»
nouvelles confirmations de Tamour du fultaa
pour Aftalide ; c'étoit autant de fujets de (eca*
rite pour eux, ils n'ont peut-être jamais paffé
de plus doux momens. Au bout de quelques
jours , Almanfine dit à Achmet : Nous ne^ pou^
vons pas demeurer ici toute notre vie ; le pê-
cheur veut , dit- elle , fe défaire de Ton diamant,
depuis hier II m'en a parlé dix fois : il faut que
nous foyons partis pour qu'il le puiflê vendre
en sûreté pour lut & pour nous. J'ai imaginé
qu'il faut que nous failions un pèlerinage à la
Mecque pour voir le tombeau de Mahomet &
le remercier s enfuite nous nous établirons dans
quelqu'île ; avec ce que nous avons de pier-
reries , nous aurons de quoi vivre paifibiement*
Achmet approuva ce (ieflein , & il chargea
le pêcheur de s'informer s'il n'y avoit point de
vaifleau qui fît voile de ce côté-là ;- le pêcheur
en trouva un , & fit marché avec I0 capitaiae
pour deux voyageurst Lorfq[ue tout fut convc^
tS 1 Z tf E s ï. ^^1
*u , ils firent leurs préparatifs pour ce voyage,
& après avoir récompenfé libéralement le pê-
cheur , ils furent conduits heureufement jufqu'au
yaifleau où ils s'embarquèrent»
Lorfque le pécheur eut vu partir le vaifleau
il retourna avec grande impatience dans la ville
pour vendre fes diamans. Il s*adrefla pour cela
aux :plus fameux marchands , qui jugèrent à
leur beauté qu'ils ne pouvoient appartenir qu'au
fiiltan ; & ne pouvant comprendre par quel ha-
iàrd ils étoient entre les mains d'un pêcheur
ils l'arrêtèrent : l'un d'eux alla porter ies dia-
mans à Soliman qui les reconnut pour -être du
nombre de 'ceux qu'il avoît donnés à Almaçi-
fine. Le fultan dit qu^il vouloit parler lui-même
à celui qu'on venoit d'arrêter ; le marchand alla
le chercher & l'ameaa devant le grand-jfeigneur^
La crainte Se la .préfence du fultan firent tout
avouer au pêcheur qui n'oublia aucune circont
tance , pas même celle du déguifement des
fugitifs. Sa bonne foi lui fauva la vie , le fiiltaa
lui pardonna , & fe contenta de reprendre fes
dîamans , qu'il porta dans le moment même à
Attalide en lui racontant ce que le pêcheur
avoit dit d'Almanfîne & d'Achmet ; car depuis
qu'il s'étoit éclairci avec le vifir , il favoit
toutes les métamorphofes du jeune Achmet ,
& ne doutoit point que oe ne fût lui qui fou$
554 I'^^ VoYAGlf
rhabît d'efclave , avoit fervi la fultane , & avoîft
pris la fuite avec elie*
Le fultan fit partir en même-tems une fré-
gate des plus légères , pour atteindre ce vaiC-
feau qui venoit de fortir du port , & il chargea
le capitaine de quelques ordres fecrets. La fré-
gate joignit bientôt le vaifleau , & après avoir
reconnu le pavillon , & avoir fait les fignaux
ordinaires , le capitaine defcendit dans fa cha*-
loupe , & vint à bord-. Son premier foin fut de
faire enfermer tous les paflagers , & de les exa-
miner enfuite féparément l'un après Tautre»
Achmet & Almanfine ne purent échappei à
cette recherche malgré leur déguîfement ; le
jeune amant fut tranfporté auffitôt dans la fré-
gate 9 & Almanfine renfermée fous une garde
afiurée dans la chambre du capitaine de vaif-
feau. La frégate reprit enfuite Je chemin de
Conftantinople , & le vaiffeau continua fa route
pour Smyrne , avec ordre d'y attendre des nou-
velles du fultan au fujet de l'infortunée Al-
manfine.
Cette tendre amante ne put foutenir un fî
cruel revers , ni voir partir fon cher Achmet ^
Ùl confiance & fes forces l'abandonnèrent , &
Ton eut beaucoup de peine à la faire revenir.
Elle fe perfuadoit que le fultan ne les avoit fait
Céparer cjue par on rejfte de bonté pour elle^
r> t Z u L M À. 53^
ic pour avoir un prétexte de ne fauver la vie
qu a elle feule ; mais elle avoit pris la réfolu-
tion de fe donner la mort , plutôt que de fur-
vivre un moment à fon malheureux amant»
D'un autre coté Achmet qui ignoroit Ten-
droit pu on le conduifoit , n*étoit pas plus
tranquille. Il arriva bientôt à Conftantînople j
mais à la vue de cette ville , il fentit augmen-
ter fes chagrins. Cependant il avoit peu d*in-
quiétude pour lui, Tafflidion d* Almanfîne Toccu-
poit uniquement, & dans l'incertitude cruelle
où il étoit de fon fort, il craignoit quelqu*or-î
dre particulier contr*elle. Ces triftes réflexions
Toccupoîent tout entier pendant qu'on le con-
duifoit au férail ; il étoit même devant le ful-
tan fans le favoir , tant il étoitoccupé de ces
penfées funeftes.
Le fultan lui dit d'abord : Achmet , je fais
ce qui eft dû à votre infolente témérité ; mais
je ne veux pas être votre juge & votre partie;
fuivez-moi , vous apprendrez votre ' fort d'une
autre bouche que de la nàienne ; il faut que ce
foit dans le même lieu où vous m'avez ofFenfé
que votre condamnation foit prononcée. En
achevant ces mots , il le mena dans Tapparte-
ment d'Attalide. Elle étoit aflife fur un fofa ;
jnais dès qu'elle apperçut fon frère, elle courut
"^ lui les bras suvçcts ^ avec une joie incroya^
53^ ÏÉ$ VôrAcîti
ble : Le fultan m'a ordonne , lui dît-elle , de'
vous apprendre voire fentence , Achmet ; la
voici. Ce prince vous pardonne , il poufle fa
bonté encore plus loin ; le foudan d'Egypte
vient de mourir , il vous envoie à fa place ,
& vous permet d'aller prendre Almanfine qui
cft à Smyrne , & de l'emmener avec vous. La
délicateife de fes fentimens pour moi l'a empê-
ché de la faire conduire ici ; il a cru que fa
préfence me pourroit donner quelqu'inquié-
tude.
Achmet étoît prefque fans fentîment , il ne
pouvoit répondre à fa fœur ; la préfence & les
bontés du fultan qu'il avoit ofTenfé lui ôtoient
l'ufage de la parole. Il fe jeta cependant à fes
pies , & les tint long-tems embraffés , & rap-
pelant toutes fes forces , il lui dit : Vous con^
noiflez , feigneur , ma confuiion par mon filence^
votre bonté & ma reconnoiffance feront mon
fapplice à l'avenir. Si ma foeur n'avoit pas été
affez heureufe pour vous faire connoître l'a-
mour , je ne pourrois me juftifier ; je me flatte
que mon refpeâ & mon zèle dans l'emploi dont
vous m'honorez , vous prouveront qu'il falloit
une paffion au(Ii tyrannique pour obliger Ach-
met à. manquer au plus grand & au plus aima^
ble empereur de l'univers. C'eft ce même aveu-
glement qui m'a confervé le coeur d'Almanfine 3
j6Uc
•^i#
. T
elle étôît prévenue^ pour moi avant d'avoîr vti
vôtre hâuteflè ■; pardonnez - lui , feigneur , de
vous avoir préféré un miférable comme moi.
f Le fultan prit la parole , & dit : Laîflez le foin
de votre juftificarioh à la fultane ; embraflfez
votre père que j*ai fait venir , & partez fur te
champ ; ^inquiétude' que doit avoir Almanfîne
pourroit la rendre malades je vous enverrai mes^
ordres pour le gouvernement de l'Egypte, lort
ijue vous ferez arrivé à Smyrne. Achmet fortit
après avoir dit adieu à la fultane & à fon père^
& s'embarqua fur la niême frégate qui Tavoit
srpiené.
Il arriva à Smjfrne fans aucun accident , il y
trouva Almanfîne fort changée par Knquiétude
qu*elle avoit eue* La joie de revoir Achmet^
la certitude de ne le jamais quitter , une grande
fortune fi peu . attendue ; tout cela lui rendit
alfément (ot\ premier éclat. Ils partirent pour
TEgypte peu de tems après ,, & ils y font depuis
vïngt-deux ans : leur paflîon eft auffi vive que
le premier jour. J*ai oublié de vous di^e , con-
tinua Gracîeufe , qu'Almanfine avoit retrouvé
HafTam & Zatime pendant^'abfence d^Achmet»
Je vous dirai une autre fois par quelle - aven-*
ture ils étoient venus à Smyrne , car j'entends
du bruit ^ & voilà le génie Mahoufmaha' qui
yient.
Torne XFh K
j^S Les Voyages
En achevant ces paroles , Gracîéufe apper-
çut en effet le génie qui arrivoit : Soyez atten-
tif , dit-elle à Zulma , à ce qu'il va faire. Ik
remarquèrent qu'il entroit par le haut du dôme ,
qui fe levoit comme unç calotte ; tout le refie
4u pavillon étoit fcellç du fceau de Laide des
Laidçs > le génie lui-même n'y auroit pas pu
paflèr.
Gracieufe fit defcendrç fon char à côté dçs
fenêtres , pour écouter ce qu'il diroit à la prin-
ceflê. Mahoufmaha l'accabloit de reproches ^
& la menaçoit de la faire mourir fi elle ne con-*
fentoit à Tépoufer* Il favoit bien cependant
qu'il ne pouvoit rien fur fa perfonne que de
fo^ confentement ^ par les précautions que
«Gracieufe avoit prifes après que la méchante
fée eût doué la prinçefle. Mais la princeffe igno-
roit ces circonftances , & quoiqu'elle eut une
frayeur mortelle , elle réfiftoit courageufement ,
& le prioit même d'exécuter fes menaces*
Après quelques momens, Mahoufmaha fortit
par le mêrpe endroit dans une colère incroyable.
Gracieufe le laiffa partir , & lorfqu'il fut fuf-
fifamment éloigné , elle leva comme lui la ca-
lotte du dôme du pavillon ,' prit la prînceile
^ntre fes bras , & la mit dans fon char. Elle
partit enfuîte par une coûte oppofée au génie >
U crainte qu'elle eut que Mahoufmaha ne re-
vînt fur fes pas , lui fit prendre la réfolutîon de ne
pas percïr^ un moment pour la confier aux nyui-
phes. Elle éleva fon char fort haut , & lorf-
qu'elle fu|: . au milieu 4e la mer méditerranée ,
cUe le précipita dedans avec une telle vîtefle ,
que la princefle crut être perdue*
L^ cjiar 9 Gracieuse , la princefle & Zulma
arrivèrent au fond de là mer en moins d'un înC-
tarit. La furprife de la princefle fut grande
de le trouver au fond de l'eau , & dV voir les
pli^s Ibelles habitations du monde. Pour Zulmk
il ne pouyoit plus être furprîs de rien.
Le char de Gracieufe s'arrêta à une granda
.porte de.criftal , qui fermoît une ville de me-
me matière ; elle étoit éclairée , quoiqu'elle fi^t
* - * • - " j»
.au foçd de la mer , par un beau foleil.. Cela
rfieft pas jfurprenant ^ puifque c'eft le mênie que
celui qui brijle fur notre jiorifon.
Je fais bien qu^ dçs aflxolpgues prétendent
qu'il jtoujrne autour de 1^ terre ; d'autres que U
terre tourne elle-même , & qu'il éclaire l'autre
partie du nibnde quand il fe cache pour nous.;
njiais ilsfe trompent. Les anciens plus habiles^
cpnvçnoîent qu'il alloit fe cou^cher chez Tétïs;
or Tçtis-, les ^layades & toutes les divinités de
la mer dont ils ont eu une. çonnoiflance aflez
ipjparfaite , n'étoient autre çhç>fe que les nyra-
jphes dont je vous parle.
y il
Lis VôYÏÔÉS
Je n'ai fait. cette dîgreffion que pour prove-
nir de mauvais efprits entêtés de prétendues
découvertes qui ont été faites fur les aftres,
qui pourroient me taxer d*ignoranc6 , & pour
leur faire voir que j*en fais plus qu'eux , puifqu©
j'en parle de fcience certaine.
Il eft donc confiant 'que le foleil rentre dans
la mer quand il cefle de nous éclairer , & qu'il
n!en fort que pour nous rendre la lumière ; c'eft
aînfî que l'a ordonné le deftin.
Les peuples de la mer ont des nuits comme
Tjous , auxquelles ils fuppléent par des lampes
*de briftal d0 même matière que leurs palais,
qui leur donnent la plus agréable lumière que
Ton puifle voir,
Gracieufe arriva donc' à cette porte, eîle
'dcfcendh de fon char avec Zulma & la prin-
cefle 5 Scelle dit aux aigles qui traînoient foa
char de revenir lé lendemain à la même heure»
Elle fut reçue pat un nombre infini de nymphes
au moins aufli belles que les fylphides. Elles
Tavoient vu defçendre , & elles venoient en
ibùle lui demander fes ordres* Gracîéufe leur
dit qu'elle leur amenoît la princeflè de Pcrfe pour
leur en confier le foin jufqu'à ce qu'elle pût en
idifpofer autrement.
Gracieufe fe tourna du côté de la princeflè,
■^[ui n'avoit point encore parlé , ^ lui dit : Par-»
I
to E Z U t M À'# 34H
39nnex-moî la frayeur que j'ai été obfigée de?
vous donner , je n'avois pas le tems néceffaîre
pour vous avertir de ce que je voulois faire
pour vous ; je vous avois même ôté Tufage der
la voix pour vous empêcher de crier dans le^
premier moment de votre furprife , & il étoit.
d'une fi graiide conféquence d*obferver ces •for-
malités , que le moindre bruit auroît fait reve-
nir le génie fïir fes pas. Il eff aulîî pçpmpt que
nous à tout ce qull fait y j'aurois eu un combat
à livrer avec lui ; votre préfence & celle de
Zulma m*auroit fort embaraflee : vous êtes pré-
féntement en fureté , & vous pouvez dire 8c
faire tout ce que vous voudrez..
La princefle à qui Gracîeufe vettoft de ren-
dre la parole , la remercia avec beaucoup de-
grâce & d'amitié. Elle avoit appris par le génies
ce que c*étoît que les fées , parce qu'il s'étoit
vanté de fa naiflance & du pouvoir qu'il tenoir
de fa mère.. Il lui avoit dit ajuffi plufieurs fois
que le deftin lui avoit donné un fouverain em-
pire (ur elle ; mais il ne lui avoit pas dit qu'elfe.
étoit fous h proteftion de Belle des Belles ,^
afin qu*elle n'eût aucune, efpérancede fortir
du lieu où elle étoit.^
Cependant ils arrivèrent dans le plus ^ait
palais de la ville ; il appartenoit à la nympHe
Mcline, ^ui.en fit les honneurs.^ Elle les reçut
ni
542 LesVoyàgïis
dans un appartement magnifique , & après quel-
ques momens de repos , elle fit fervir à man-
ger à la princefle & à Zulma. La fée & les
nymphes qui faccompagnoient firent iih cercle
autour d'eux , & la converfatibn roula fur Tc-
véneinent qui raffembloît une fi brillante com-
pagnie. La princefle revoit & paroiflbit peu at-
tentive , elle rougiflbit , elle vouloit parler ;
maïs elle rcfermoit auflîtôt la bouche avec un
air embarrafle. Gracieufè qui étoît auprès d'elle,
& qui réxamînoît , connut bientôt feis penfées
les plus fecrètes , & lui dît : Avouez , princefle ,
qu'on eft bien heurèufe d'avoir affaire à gens
qui entendent fans qu'on ait la peine dé s'ex-
pliquer , fur-tout quand il eft queftiôn de cer-
taine matière ; elle approcha ehfuite de fon
oreille , & lui dit : Ma fceur Agréable qui a
préfidé à la naiflànce du prince Ormofa a reçu
ordre de Belle des Belles d'aller à fon fecours ,
& de le tirer dé la peine où l'a mis la douleur
de vous avoir perdue ; il ne tiendra pas à nous
que vous foyez heureux l'un & l'autre.
La princefle lui baifa la main , pour lui
marquer fa joie & fa reconhoîflànce , & la
pria de ne la pas laifler aufli long-tems dans
cette ville , qu'elle avoît été dans fon palais.
Gracieufe fourit , & lui dit qu'elle y feroît
jpeu 5 mais qu^étte ctoit fûre que le teJfns lui
N '
/
DE Z tr £ MA* 545t
paroîtroît beaucoup plus long. La prîncefle
rougit encore à ce difcours ; Gracieufe pouc
la tirer de Tembarras où elle Tavoît mife ^
adreilà la parole à la nymphe , pôtir lui zpprttif^
dre combien cette princeûe étoit chère à
Belle des Belles.
Gracieufe paflà la nuit à donner les ordres:
pour la garde de la prînceffe, & pour fon dl-
vertiflèment* Meline s'en chargea ; mais la
princclTe étôît trop occupée d'Ormofa pour
troîre que toute autre chofe que Ùl préfence.
îuî pût être bien agréable.
Quapd le foleil fut de retour, Gkàcîcufe dît
aux nymphes qu'elle vouloît partir fans voir
la princeflè , de peur qu'elle ne lui fît quelque»
queftions fur le prince Ormofa , à quoi elleb
île pouvoit encore lui répondre.
Les nymphes recohduifirent Gracieufe & ZTuï-
ma jufqu'à la porte par où elle étbit arrivée
Elle fit remarquer à Zulma Textréme beauté de
cette ville ; la voûte de criftal qui en Formoit
le ciel y & qui foutenoit ce prodigi^ix volume
d*eau que nous appelions mer ; les différentes
couleurs qui y paroilfent attachées par la ré-
flexion its rayons du ibleit qui venoit de t^
coucher pour nous , & de (è levfer pour eux ;.
ce peuple qui habkoit fous cette même voûte >
beau 8c bien fait ;. ea un mot un peuple no^
544 lits Voyagea'
veau qui n'avoît d'autres occupations que le
plaifir.
Gracieufe montra auflGl à Zulma une inanité
de mortels , que le deflin avoit favorifés dans
les naufrages, & qu*il avoit ordonné aux nym-
phes de retirer dans leurs habitations, pour leur
procurer l'immortalité ; on les diftinguoit aifé-
ment , parce que leur figure ctoit infiniment
moins belle.
Ils arrivèrent cependant à là porte, où ils
trouvèrent le char ; & après avoir dit adieu
aux nymphes , Gracieufe partit avec Zulma*
Elle perça la voûte & l'eau, avec autant de rapi-
dité qu'elle avoit fait en dcfcendant ; elle prit
Ja route qui lui avoit été marquée par Belle des
Belles par le milieu de l'air. En traverfant l'E-
gypte, elle s'arrêta fubitement au-deffus d'une des
pyramides , Zulma en fut furpris , & la regarda
pour lui en demander la raîfon ; mais la fée lui
fit figne de fe taire , en mettant le doîgt fur. fa
bouche. Il remarqua qu'elle étoit fort attentive,
& fembloit écouter quelque chofe d'importance;
pour lui il n'entendoit qu'une voix peu diftinâe
qui proféroit quelques paroles d'un ton trifte.
Arrêtons - nous ici, dit Gracieufe, je vois
dans cette pyramide ruinée deux hommes qui
ont befoin de mon fecours, je veux y defcendrev
mais pour attirer leur confiance, il faut que
DE Z U L M A. 5^5*
je ne paroKTe pas ce que je, fuis ^ ni vous non
plus. '
Elle fit defcendre fon char à la porte de cette
pyramide, & pafTala main fur le vifage de Zulma,
erifuite fur le Cen, & Tun & l'autre prirent la
figure de deux vieillards très-cafles.
Gracieufe entra la première dans le bas de
cette pyramide. Se dit à Zulma de la fuivre. Deux
hommes ctoient aflGis fur du jonc, dans le fonddô
cette efpèce de cave faite comme un tombeau*
Tout le monde fait que les anciens rois d'E-
gypte n'avoient point d'autres maufolces :,le
tems en a détruit plufieurs, & ce qu'il en reftejeft
abandonné^ comirie le font toutes les vieilles
mafures. L'un de ces deux hommes parut à Zul-
ma , beau , bien fait & d'une mine très-haute :
l'autre etoit courbé au point d'avoir prefque la
tête à fes pieds ; fon vifage étoit difforme , les
yeux rouges & chaflieux , & les autres traits
horribles.
Ils parurent l'un & l'autre fufprîs de voir en-
trer quelqu'un dans ce lieu ; celui qui étoit bien
fait prit la parole , & dit : Qui que vous foyez ,
fortez d'ici , vieillards , & nous y laiffez feyls ;
nous y fommes avant vous , & vous nous difpu-
teriez la place avec peu de luccès.
Gracieufe prit la parole avec un ton de voix
caffée , & qui n'articuloit pref<jue £uq des foos ,
54S Lbs Voyages
& lui répondit ; Nous ne venons pas , mon frère
& moi , pour vous importuner ; un orage nous
a fait entrer ici , trouvez bon que nous y demeu-
rions jufqu*à ce qu*il foit fini; nous ne vous écou-
terons point , & vous pourrez parler en liberté*
Après avoir ainfi gagné leur i bienveillance , ils
prirent place fur une pierre à quelque diftance ,
& ils entendirent que celui qui leur avoit parlé y
difoit au vieillard qui étoit affis auprès de lui :
Abenfai, recommencez ce que vous me difiez,
auifi-bien je ne fais encore que votre nom , &
puifque vous êtes malheureux y foyez certain de
ma compaffion ^ ainfî que de mon fecret; }e vous
donnerai là même marque dé confiance fur ce
qui me regarde ^ apr^s que vous aurez parlé.
HISTOIRE
D\Ab€nfai.
AjE vieillard prît la parole en ces termes : Je.
vous ai dit, feîgneur , que je fuis fils du roi de
Tombut : j'étois né avec affez de grâce, (quoi-
que cela foit difficile à croire par Tétat où vous
me voyez ; ) pour Fcfprit , vous en jugerez par
vous-même..
Mon père , qui vit encore > dft un homme
D E Z U L M A. 547
d^un favoîr profond : il ne fe communique à per-
fonne, & de fon cabinet il gouverné avec fagefle
un peuple très-groffier. On ne conhoiflbit avant
fon règne à Tombut aucune des commodités de
la vie ; les bâtimens , & les habillemens y
étoîent négligés. On vendbît les enfans comine
des efclaves aux étrangers eh échange des vivres
dont on avôit befoîn/ Depuis foixante Se dix
ans qu*il règne , il a défendu cet ufage fous des
peines rigouteules , & il a réuffi à faire obferver
cette loi , en fourriiflaht par iuî-mcme à chacun
ce dont il a befoin. Il a fait faire des habitations;
il a rçglé Tétat de façon que le travail fournît-
préfentemènt avec abondance aux befoîns des
habitans , & que fes ordonnances , en arrêtant la
barbarie & le libertinage, ont adouci & policé les
mœurs. On ignore cependant d'où ce prince tire
tous les fecours qu'il donne journellement à fes
peuples. On ne lui voit aucune femme , quoi-
qu'on foit ajfïiiré qu'il a pluCeurs enfans parmi
lefquelsîl y en a de très- jeunes, dont il confie
réducation à un favori , qui feul de toute la
cour, a fôn logement dans le palais.
Les premières années de ma vie fe font écou-»
lées très-heureuféflient. Mon père du milieu de
fon cabinet gouvernoit fa maifon de même que
le royaume de Tombut. Son favori nous pré-
fentoît à lui tous -les matins di^as une falle qui
34.8 L'ES Voyages
précède le cabinet du roi. Ce prince ttous em-
braflbit avec tendrefle , & après quelques dîf-
cours fur la (agefle , il pafToit dans une cham^-
bre voidne où il avoit coutume d'entretenir
feul fon favori , & de lui donner fcs ordres pour
la journée. Après cet entretien le roi nous
renvoyoit dans notre appartement , & le favori
affembloit les miniftres du roi , à qui il répé-
toit tout ce que mon père lui avoit dit. On
admire la fageffe & la prudence de fes loix»
Ceft dans ce confeil que Ton diftribue Tor &
l'argent que le roi envoie' à tous ceux qu'il
juge en avoir befoin. Les chofes étoient fur ce
pié lorfque je fuis forti de Tombait j je fuis
perfuadé qu'elles fubfîftent de même.
J'avoîs environ dix-huit ans lorfqu'un acci-
dent , ou plutôt ,ma curiofité , m^ précipita dans
un abîme de maux. Mon père prévenu en ma
faveur , fur le récit de fon favori dont j'avoîs
gagné lamitié , peut-être auffi à caufe que j'é-
lois blanc y quoique lui-même & tous fes en-
fans foîent noirs ; mon père , dia-jc , me té-
moignoit beaucoup plus d'amitié qu'aux au-
tres , & il me parloit fouvent en particulier ,
quoique toujours en préfence de mes autres
frères , pour lefquels it n'a jamais eu cette dif-
tindion. Son cabinet , ainfi que je vous l'ai dît^
étolt à côté de la (âÛe ou nous le venions voii;
ï> É Z xs i Ht ï. 545Î
tous les jours , & la porte en reftoît ouverte
quand il en fortoit pour venir à nous , & pour
îcntretenir fon favori* La confiance que j*avois
en fon amitié , & la curîofité ordinaire à la
jeunefle , m'y firent entrer un pur > je n*y trou-
vai qu'une table de bois fort fimple , une
chaîfc de paille , & beaucoup de livres ; j'ea
pris un qui étoit fur la table , je l'ouvris au
hafard & je prononçai deux mots que je n'en-
tendois point, "Dans le moment un petit hom-
me parut à mes yeux; il étoit haut environ de
deux pies, habillé d'une vefte de fatin vert
bordée d'or 5 fon vifage étoit charmant , fa tête
blonde , fes cheveux courts & frifés , & il por-
toit fur l'oreille un bonnet bordé d'or comme
fon habit. Il avoit la taille , les jambes & les
jilés proportionnés à fa grandeur , enfin c'é-
toit une très-jolie poupée. Il monta fur la ta-
ble d'un air fort étourdi, & me dit : Que me
voulez- vous , mon maître ? Il avoit monté ap-
paremment fur cette table fans me regarder^
croyant que c'étoit Ornia ( c'eft le nom de mon
père ) qui Tavoit appelé. Mon filence lui fit
connoître qu'il s'étoit trompé ; il me lança un
regard furieux , en me difant avec colère : Jeu-
ne homme , qui vous a rendu fi téméraire
d'entrer ici , & de m'appeler ? J'allois lui ré-
pondre , map il ne m'ea donna pas le tems :
^5*0 Les VoiTage^
Vous en ferez puni de façon à vous en repentir
long-tems, ajouta-t-U? d'un ton de voix e£-
froyable ; enfuîte il faUta légèrement fur mes
épaules , & alors il me parut fi pefaat, que je fus
x>bligé de me cpifrber comme vous voyez. D me
pafTa enfiiite fa méc]iante petite main fur le vî-
jfage ,& je devîjis tel que je fuis aujourd'hui:
Va, me dit-il enfuite, je mpntrjer à fpn père & à
tes frères dans l'état ojù tu es. Quand il fut def^
cendu de defliis mes épaules , je i)ie mis à (es
pies pour le prier de me pardonner^ & je lui
dis que je n'avois fait cette faute que par igno-
rance & par ha&rd ; il me répondit qu'il falloit
inilruire la jeune^e à fes dépens , & difpariit
en fini0ant ces paroles*
Je pris le parti, de me cacher , iS^ de fuir
pour toujours de la préfçnce d.e inpn père , & de
■celle de mes frères ; mais je fus très-embarraifè
pour exécuter cette réfolution , & je ne vis au-
cMVi moyen de les éviter , qu'en me jetant par la
fenêtre; elle doxinoit fur un jardin fernié par de
grandes murailles , qui empêchoient qu'on np
pût voir Orma quand il fe pcomenoit. Je fis le
tour de ce jardin deux ou trois fois , afin d'en
chercher l'ifTue , & m'en aller enfuite fi loin
que je ne puflè revenir dans la maifon paterr
nelle ; mais ne trouvant point de pojrte , je re-»
venois défefpérc à la fenêtre par laquelle j'ctoîs
DE Z U £ M À. ^^i
defcendu , lorfqu'une femme à*peu-^près de mê-
me grandeur que le petit homme qui m*a mis
dans l'état où je fuis , fortît de . terre à mes
yeux ; elle me prît par la main en pleurant , &
frappa du pied deux fois ; auffitôt il parut de-
vant nous un abîme , dans lequel elle fe précis
pita en m'entraînant après elle. Je ne fais quelle
ë
fut la fuite de cette aventure ^ car je perdis
connoiflance à rinftant. Lorfque je revins à moi
je me trouvai feul au milieu d'un grand che*
min; je parcourus des yeux tous les environs,
'& je ne pus les reconnoitre y quoique j'eufle
très-fouvent chaiTé dans toutes les campagnes
de Tombut. ï'apperçus de très-loin une ville ,
& je pris le parti d*y aller ; mais il étoît nuit
quand j'arrivai , & ne pouvant aller plus avant ,
è caufe de l'accablement Se de la laffipude où
j'étois 3 je reftai fous la porte de la ville où je
m'endormis jufqu'au lever du foleil. Il entroit
déjà beaucoup de monde ^ Se je me hâtai de
les fuivre. Je demandai à ceux que je pus join^
dre le nom de la ville où j'étois ; mais perfonne
ne me répondit , & quelques^ uns fe mirent à
rire en me voyant, d'autres retournoient la
vue avec compaffion. J'arrivai de cette façon
à la porte d'une mofquée , dans le tems qu'un
iman étoit près d'y entrer. Il marchoit d'un
HIV grave , & il étoit fuivi d'un noqfibre in^ni
5p Lu Voyage 15
de peuple qui paroiffbît lui porter beaucoup de
refped. Je me mis fur fon chemin, & foule-
vant ma tête autant qu'il étoit en mon pouvoir,
je lui fis la même qùeftion que j'avois faite juf-
ques-là inutilement au peuple de la ville. Il
s'arrêta , & m'ayant fait une profonde révé-
rence 9 en mettant la main à fon turban y il me
dît : Seigneut, vous êtes à Bagdad, A ce mot
de Bagdad , Zuîma trefTaillit , mais Gracieufe lui
fit figne de fe contenir. Je fus furpris y continua
Abenfai , & avec raifon , de ce que cet homme
m'appeloit feîgneur , avec la figure que j*avois.
Je lui répondis de mon côté avec refpeft , & je
lui fis encore quelques queftions ; mais au lieu
d'y répondre précifément , il me dit : Seigneur ,
fi vous nie jugez digne de vous recevoir chez
moi, après la prière je pourrai vous fatisfaire
fur ce que vous avez envie de favoir. Il en-
tra en même-temç dans la mofquée , je le fui-
vis , & j*affiftai à la prière, après laquelle Timan
vint droit à moi , & m*ayant encore falué , il
me conduifit chez lui , & me fit donner à man-
ger. Il fe mit à table avec moi , & me fervit avec
beaucoup de refpeA. Je le priai de mie dire à
quoi je devois attribuer tant de mrurques de fon
attention ; & il me répondit : Seigneur, vos mal-
heurs ne m'empêchent point de reconnoître le
fan g dont vous êtes forti ; vous n'en favez pas
encore
ï> fe 2 û t « À» 5"yj
^ficTôf e toute la grandeur , maïs il ne iA'eït pas
|)ermîs de vous rapprendre. Je vous dirai feule-
ïnent que vous vous appelez Abetifai , que Vous
4tes fils du roi de Tombut , & que votre im-
prudence vous a mis dans l'état où vous êtes ,
>& vous n*en pouvez fortif qu*en recevant une
pièce d*or de la main d*un hormne ruiné ; il doit
vous la donner par uû pur motif de compaffion ,
fens que vous la lui dertiandiez. Si vous pouvez
trouver cet homjfne généreux , vous reprendrez
votre première figure » & vous ferez auffi heu*
ïeux que vous êtes à plaindre* '
" Je le remerciai de fôn avis , & Pefpéraiice d#
trouver quelque jour un adouciflTement favorable
ailles maux, ralluma dans mon cœur quelques
j*effentimens de joie* Où trouver j» difots^^je en
ihoi-même , un homme aflez charitable pout
& priver d'une pièce d'ot par un pur motif de
"Compaffion , îorfqùe îui-méme en aura un be- *
foin extrême ? Je n*en dois pas défe{péfer ce-*
pendant , continuois-je , puifque Timan fait qu©
jt dois reprendre ma figure par ce moyen*
Apr^s <!es réflexions intérieures, je dis i cet
tonlmé vénérable , que )*aVôîs rêfolu de demeu-
rer quelque terts à Bagdad ,' pour y cherchée
celui de qui je devois êfpérer la guérîfon & 1^'
folifegemelttt à mes maux^ & je le priai de mei^
jermettyc dé me retil^tous les foirs-bher Uâ^-
JomcXKh Z
31^/4 Lm^ Votagbs
pour y prendre le repos dont j'auroîs befoin^
L'iman me marqua qu'il confentoit avec plaifir
à toutes mes demandes.
J'avois déjà palTé quelque tems à Bagdad^ Ior£
du^un jour je rentrai de meilleure heure qu'à l'or-
dinaire , parce qu'il avoit fait une extrême cha-
Içur^ & que j'étois très-fatigue ; je cherchois un
lieu frais & tranquille pour y repofer , & par ha*
fard je pénétrai jufqu'à la porte du cabmet de mon
h^te 9 où je l'apperçus debout parlant à l'oreille
d'uQ homme qui avoit la phyfionomie agréable ,
& qui paroiffoit âgé d'environ quarante ans«,
I^lfloan parloit avec aâ^on ; mais celui qui l'é-
coutoit ne s'en échauffoit pas davantage^ Pour,
ne pas les interrompre , je tournai d'un, autre.
cpté , Se j'apperçus ime jeune fiUe affife .dans un
coin du cabinet ; fa beauté me frappa. Je m'en^
approchai avec refpeâ, & la faluai humblement^
mais ^elle ne fit pas' femblant de me voin Ma
Bgpre eft ù extraordinaire ^ que jç n'avois encore
trouvé perfo;ine qui put n^e regarder fansqueU.
qu'émotion^ Après lui avoir fait mon convr
pliment , je lui fis excufe d'ofer l'aborder, mal--
gré la frayeur que m^ figure pouvoit lui ins-
pirer; j'attendois fa réponfe, mais elle gard^
encore un (îlençç pbQiiné. Ma furprife fut. ex-
trême^ & je ne pus concevoir pourquoi elle.
^ faifolt aucun ^xn9)i^{9?Mo(,^ Mon. hotie.taucr
» ir 2 tr t I* A» 5yf
Iffeïrt alors k' tête , & tne Voyant parlèf dafts cette
pofttire refpeâtùeùfe à une perfonne îmmobilej'
<fe mita- rîrei&'me dite Abefifàî j, volis perdez
"votTQ tettisj" cette' fïâtue ht peut vous voir m
Vous répotîdlrè ; tout autrô'qUe vous s*y niépreii-^
*ôit,&-la cfoîrôit vivante : êlïé eft' faite paiî
ua ouvrier fi habile qu^l^orî peut s*y tromper*
- La fîahle èi laquelle- je^ par lois , eft" pareille ^
celfe à qui 'VOUS' adrèffiei Votre c'onïplfmént ;
èlïe repréfentie' un fagc divtc lequel je fuis ea
grande liaifon , Ôtpar ce^itrôyen , farts fortir dé!
thon' càbiîifet,, qudnd je parle a rôrèillè de
xTette fijgure, motianli nî*etiréftd; :îî Répond pa*
feiïlement à uim^aûtte figuré cfu'ÎI tient dé moi'
&'• je Tentendi de tùéme. Celle \u"e vous voye^
dTtfe repréfente la f île de ^e fàgei II m'a^charg^
KÎè fôH éducation*; & f^s^qtfiî fôîï ^péceffairè^
ijéte |e fok^uprès d'elle j je' hll donné des pré*,
c'eptes de fageffei • ' ' ' •
Ce dîfcijurs^augttiehtîi^entôréîîi^^rprîfe ; je^
Ife^ priai dr m*irtftt^ûirè du nom dû pe're & dé la
ffl^e,màlS^i^W répondît qu'ail; né'luî étoit pas;
jfèrmis dé' ïatiifaire ma curîdifiré là-deïKis Se it
m-irività àracher aVec' plus dé fcno les "empref-*
feîneïis qiie jrrefiefttôis. Il' avôit' raifon ; çfan$'
îè triftê étaY dù'fétois, ^&';accabié"de maux ^'
je* devois tne trouver tîrd]^ 'heureux de pouvoiç^
patler -à-cette bette pM ^nrvoié^qùî he'm^'6-^^
bligeoit pas à montrer mon infoftune; Gependant
je continuai de parcourir la ville tous les jours ,
moins pour chercher la perfonne charitable qui
devoit me rendre ma première figurC; ^ qiie pour,
rencontrer le père de la beauté que j'adorois ^ &
faire connoiflànce avec lui pour m'intwdujire en-
: fuite dans fa maifpn. Cétoit tous les foirs un cha-
crin nouveau pour mpi de ne l'avoir point ren-
contré; je ren trois dans la maifon avec une trif-,
tefle mortelle 5 & ne man^uois pas d^^n faire part
â ma ftatue ; car Ti^ian m'avoit laiffé la liberté de.
la voir tous lés jours 9* de Tetitretenir jd^ ii^oa
amour, & de chercher auprès d*elle quelque con-
fojâtion. Je pafl^i quelque t^u^^àw cetteyvref-.
fe d'amour qui ne laifle pas de donner du plaifir,
quoique les objets »n'en forent pas- xi^si. j'étois
sûr, que cette perfonne m'enfendoit , qu^elle
etoit perfuadée car mes difcours. que j'étois in--,
animent amoureux ; il eft vrai qu'ielle ne me ré-
pondpit pas, &.q[ue je ne .pouvois. f^yoir fi mon
ariiour lu:i étoit; agréable;; mais d'un autre côté;
jepenfois que nul -honame n'avoit la; liberté dis.
la voir. le me. flatois,. quelquefois ;que l'iman-
vôulbit lai préparer par mes foins &.mes dif-?.
cours à me voir (ans horreur : Il me trouve peut*
être , difois-ie en moirmêmc ^ .^ivapez Hon parti?
pbur cette fille ,raalgr^ le, trifte^état où- le fort
jft'a réduit i le xems m'éclaircira de tout., ne
,:x
ï) E Z Û £ M !♦ ^j'-f
ïbngeons maintenant qu*à jouir du plaîfir de la
voir & de lui parler.
Au bout de quelques mois^ le fagemedît:
Abenfaî , vous perdez ici votre tems ; (î vous
aviez dû trouver dans Bagdad la perfonne qiri
vous tirera dé Tétat où vous êtes, vous l'au-
riez rencontrée ; vous vous amufez à parler d'a-
mour fans qu'on puifle vous répondre ; il faut
être en état de plaire lorfqu'on eft amoureuXi^
Faites vos réflexions fur ce que je vous dis ;
je ne veux pas vous preffer de partir ; mais je
ne veux pas àuflî que vous ayez à -me repro-
cher de ne vous avoir pas dit ce que je penfe^
Je vous fuis fort obligé , lui dis-je , je me
fuis fait la même leçon ; mais j'avoîs befbin de
votre confeil pour m^ârracher à une image fi ^.
parfaite.
Je pris auffitôt îa réfblution de (brtîr de
Bagdad , & dès le lendemain, à la pointe dti
jour , j'allai trouver le fage , pour prendre congé
de lui , & parler encore une fois à la perfonne
dont j'étois charmé. Je me jetai enfuîte à ge^
noux devant cette ftatue , je lui dis les raifons
de mon départ ; je Taffurai de Fexcès de moa
amour , & j'employai les termes les plus vifs
pour la perfuader qu'il n'y avoit que h mort
qui pût changer les fentimens que j'avoii
pour elle,-
' Le (âge avait paffé dans la çh^mbir^ ,pn>*
chaîne pour me laiffer la liberté de parler fans
teoioîn > il jen avoit ufé de même tout le tcms
•
que j'avois derpeuré chez lui. Je œ pus m*em-
jpecher^ en lui difant adieu, de lui témoigner
mon inquiétude fiir le peu de moyens que }a-
vois pour ftire mon -Voyag.e ; je le confultaî
jenfuite fur les lieux où je devais aller : A cet
égard , me dit-il, c*eft à vous ^ Abenfai^ à
vous déterminer , la. puiflance fuprême vous inC
pîrera. yous ne devez pas avoir moin^ de tran-^,
quillitc fur vos befoios j avez-vous manqua
depuis quç. vous êtes Xortî de la m^ifon pa*
ternelle i Je compris qu'il avoit raifon , je le
priiki d'oublier optiQp peu de canfiance , & aprèïs
ipille prateftations d*amitié & de reconaaiffance^
je Tembraffai tendrement , & je fortis de Bag-
dad â la pointe du jour* Je ne vous ennuierai
point,, feîgneur , du récit de mes derniers voya-
;ges ^ & de^tous le? maux que j'ai foufierts* Jô
yous dirai feulement qu'il ne m*efi xien arrivé
de remarquable depuis quatre ans que je n'ai
fceffé de marcher. Je fuis arrivé ici après avoir
Jait le tour de TAfrique^^ en fuivant lest cotes*
j'ai ccHitum^e de pafler les nuits; ^^ ou la grande
•i::hal.eux du jour^ dans le premier lieu que je
jrouve commode , & j'y féjournç quelquefois
quand l'extrême laÛîtude m'ôte le pouvoir de
fnarcher. Cette pyramide que j'ai trouvée dans ,
mon chemin m'a paru propre à me retirer ; je
vous y ai trouvé , feîgneur , c*eft le premier
bonheur que j'ai fetiti depuis que je fuis fora
de Bagdad; vous avez eu plus de compaffion
de moi que de frayeur ^ & j'ai fenti pour vous
tout Je refpeâ que vous impofez par votre
préfence. Le plaifir d'apprendre les raifons qui
vous obligent de vous cacher dans un endroit
fi peu convenable 9 me donnera une fécondé
confolation, je vous fupplie^ feîgneur, dé ne
me point faire languir dans cette impatience.
HISTOIRE
D^Abulmèn
Je m^appelte Abulmer, feîgneur , je (uis fiîs
du foudan d'Egypte , qui commande dans le
pays où vous me voyez dans un état fi mal-
I heureux , que vous conviendrez que vous êtes
moins à plaindre. D vous refte la flateufe ef-
pé'rancé de voir changer votre état > vous aimez ^
& vous ne favez point fi vous êtes haï ; moi je
n'en puis douter r ce qui augmente mon défel^
poir, c'eft que je ferois heureux fi j'àvôis été
iuffi fagë que je fuis amoureux»
sj(Jo Le» Voyage*
Je fais né, continua- t-il , avec toutes (ortcS
d*efpérances ; mes parens avoient pour moi une
amitié qui égaloit l^amour qu'ils avoient l*ui>
pour Tautre; jamais paflîon n'a été plus conf-
tante , puifqu'elle fabfifte encore. Ils m'ont élevé
avec beaucoup de foin , & j'ai été affez heureux,
pour réuffir dans tous mes exercices ,. & répon-
dre aux efpérances qu'il& avoient conçues de moi»
Ma paflîon dominante a été la eliafle ; j'étois
moins flaté des applaudiflèmens que je recevois
dans mes exercices publics ,, que d'avoir tué
quelques bêtes féroces.
Un jour que la pourfuite d'^un taureau (àuvage
m'avait éloigné de mes gens, glorieux de l'Sh-
voir vaincu, j'en rapportois la tête, & jerevc*
noîs au petit pas le long àes bords du Nil; j'ap-
perçus de loin une femme qui fuyoit Se qui étoit
pourfuivie par un de ces animaux dangereux^
qui ne fortent du Nil que pour chercher unct
poîe. Mon cheval étoit prefque rendu y mais;
ne pouvant réfuter le fecours que je devois à
cette femme y je le pouflàî de vîtefTe fur la bête^
& je la fis rentrer dans le fleuve avec épau vante»
La femme qu'elle avoit pourfuivie courait tou-
jours, quoique je lui crîafle de toute ma force,
qu'elle n*avoit rien à craindre ; elle arriva à l'en-
trée de cette pyramide où nous fommes pré-
fentementt Je la fuivis , & je la trouvai caudbtéQ
DE Z U L M A» 36Ï
â terre comme une perfonne à qui les forces
avoient manqué, & prefqu évanouie de frayeur
& de laflîtude ; mais cet état n^avoit rien di-
minué de fa beauté ^ & j'en fus il vivement tou-
ché , que je ne pus prononcer un Xeul mot* Ce-»
pendant les forces lui revenant peu-à-peu, elle
fouleva la tête , & me regardant . avec un ait
fort doux, elle me dit : Je vous dois la vie^
feigneur, & je ne ferai aucune façon de voui
dire que Ton eft heureufe d'être engagée pat
reconnoiflance à aimer une perfonne comme
vous. Ces paroles étoient prononcées avec tant
de grâces , & fortoient d'une bouche fi char-*
mante, qu'elles allèrent jufqu'à mon cœur.
L'amour contmence toujours par nous flater,'
il ne fait fentir fes peines que lorfque nous ne
fommes plus à portée de Téloigner : il n'y a que
l'expérience qui puiflè nous apprendre à nous
tenir fur nos gardes contre des commencemens-
qui font fi féduifans ; hélas ! je n'avais encore
aucune connoiffance des effets, cruels de cette^
paffiona
Le commerce des femmes eft interdit aux
jeunes gens parmi nous , & je n^ai jamais eu de
goût pour celles qui font trop communes ; moo
éducation m'en avoit éloigné» Je fentis tout le.
charme de ce premier moment qui nous porte
à aimer 9 8c pioa ^geur fe livra tout entier k
^2 ÏjMS VoITAGE'S
cette pamèn qui caufe aujourd'hui tous mes
malheurs. Cette perfonne étoit parfaitement
belle ;- fes difcours étoient flateurs ; & quoiqu'ils
fiiflênt un peu trop libres pour un homme qu'elle
ne comioiflbit point , la magnificence de fes ha<»
bits ne me permettoit .pas de croire qu'elle fôt
une femme du commun.
Je lui préfentai k main pour la relever fans
lui rien dire, elle la j?eçut avec une politeâe
noble qui me confirma dans les réflexions que
)e venois de faire ; fa beauté s'augmenta à mes
yeux; fès grâces & la liberté de fa taille y don*
noient encore un nouvel éclat.
Mais , feîgneur , admirez mon innocence ; je
^ifputois tous les jours avec fuccès contre les
plus {avans du Caire, & cependant il me fut
impoflîble d'exprimer ce que je fentois, tant
j'étais agite. Cette aimable perfonne fut encore
obligée de reprendre la parole , & me dît : Je
îuge i votre habit & à vo*re turban , que je
dois vous nommer feigneur ; le fecours que vous
venez de me donner me fait efpérer que vous fe-
rez aflêz généreux pour me remener ici près , dans
une habitation qui m'appartient , & où Ton eft
(ans doute en peine* de moi. Vous avez raifon ^
lui répondis-je , madame , de croire que je ferai
tout ce qu'il vous plsdra de me comnntnder ; mais
fi le Eew ott vous voulex qme je tous
A • —
B « Z U t M A. .g(%
>ft ajfez loin poOr ne pouvoir -pas y aller à .pîo',
je ne puis vous offirir qu'un cheval hors d'h^
Jeine^ qui^peut-^être exipire à cette poiite. Pui(-
jque cela eft^ me répondit- elle». il vaut mieulc
paiTerici la nuit» à moins que vous ne craignieE
<le déplaire à quelgu^qn qui vous attend fa»
jdoute ce foir avec impatience. Je ne crains^
madame , que de vous quitter ^ & fî vous le trou»
vez boi;i , yt demeurerai non ^ feulement cette
jiuit, mais tout le refte de ma vie auprès de
.vous. Je me trouverois trop heureufe , feigneur^
me dit-ell^9 mais je ferois bien fâchée de vou^
«mettre à une épreuve fi rude ; je fais diftinguer
un difcours poli de ceux qu'on doit prendre à
la lettre. Non, madame, lui répondis- je, celui*
ci ne vient point de ma politeffe , & puifque
vous favez (1 bien connokre la vérité, vous
^ve^ démêler mieux que je ne faurois faire
moi-mcme^ ce que je penfe dans ce moment»
Je vous avouerai, feigneur » me dit -elle, que
Je dois être furprife du tems que vous avez été
fans parler, car il me femble que vous n'aver
point de fu}et d'être timide»
N'en devinez- vous point la raifon , madame^
lui répondis -je? mon peu d'expérience m'em-
pêche d'en juger, & je vous ferois infiniment
obligé de me la développer : la crainte de vous
quelque djofe là-deflus que vous tfapprou-!
3^4 ^^^ Voyage*
venez peut-être pas. Je vous entends , feîgneuf ^
me dît-elle en m'interrompant , vous ne me con-
noiffez point ; vous vous trouvez feul avec une
femme qui vous a dit fans doute trop promp-
tement qu^elle vous trouvoit aimable ; je n'avois
point eu le temy d*y faire réflexion, & vous
avez jugé un peu trop légèrement fur une vé*
TÎté que je n'ai pu retenir dans le premier mou-
vement de ma reconnoiffance ; mars , feîgneur,
je ne fuis pas' en peine , avec le tems, de vous
donner meilleure opinion de moi» Si vous con-
tinuez une connoiflance que fe hafard a com»-
mencée, je fuis sûre que vous concevrez pour
moi Teftime que je mérite.
J'ai pour vous , madame , lui répondis-je ^
tout le refpeû que Ton doit au fexe , lorfque
Ton eft bien né ; cela ne m*empêche pas d'ad-
mirer votre beauté. Je prétens vous marquer
mes fentimens par ma retenue , vous réglerer
mes aâions , & fi je ne puis régler ma pen*-
fée 5 je .prendrai foin de vous la cacher. Je
veux à Tavenir n*avoîr d'autre deflcin que ce--
lui de vous plaire ; j'en fais mon unique bon-
heur. En quelque lieu que vous vouliez que
je vous conduife , pourvu que je ne vous quitte
plus , les déferts de TArabie D*auront rien d'af-
freux pour moi.
Quoi j feigneur , raie dît - eH© , fi vous xi«
B E Z U L M A. ^S^
pouviez me voir que dans cette mafure, vous'
y viendriez avec plaifir, & vous quitteriez pour
moi le Caiçe.ôi, vptjre maîtrefle? car fan5 doute ,
vous n'ayez poitit encore de femmes à vous;
Je n'ai jamais foubaité d'en avoir , lui répondis^
je , je iiiiéprife cçUes qui fe pkifent avec le
prenjiier Vi^u^, &, je ne compte. point fiir le
çqcur de ç9il^;-que l'on enferme après ks avoir
a^hetées»;.J!appr6uye fort. ce fentiment , mè4it-
^lle ; & puifque; voup avez ; ée -la délicateflè ,
15?lgneur , yousr qjfes capable -d'ùn4 vraie paflîans/
î^ ne veux pa^ cepend^int-què vous demeuriez:
ici (ans en fortyr, ; m^is j'exige de, vous d?y v&<
lûr tou$ les jours *: j'aurai foin db m'y. rendre V
)§ fçrai ayeiti^ quanji vous partirez du Caire.
\q^s, fei^e:^ i'aller à % çha0e,, vous quitte-
rez vos gens , conune vous faites xjuèlquefois , :
^ vous reviendrez . fur vos pas me trouver ici.
, Tant que ce «commerce vous conviendra, il
ne ânirap^rnit^gis (î vous êtes capable deitie
faire là mQÎçdre infidélité ij vous ne. me rêver-
tjçz jamaU > j^ fuis; biçn-aife de vous avertir auffi
<jue je ;7icr jbpçn^rai pas -là ma y engeance , &•
q^'il n'y /fi^ rien ^ue je ne^ foiç^ capable <ie faire
p^r voiis .marquer combien cette offenfe ine
fçra[ feftfibl^4 gongestry biêu avant de me. xé^
pondre , & de, vous engager avec moi,
. ^'étois û ^it^xjpolni à ne conformer à toutes:
» '
Its volontés de cette aimable perfôtmé , que \0
tr'eus aucune peine à lui faire tous les fermend
que je crus capables de la raffuFer fur la crainte^
qu^elle paroiiToit avoir de quelqu'incondanc^
de ma part«
Nous pafsâmes la nuit en cônverfation , faut
i^'elle voulût me dire fon nom, ni fa condi^
tion , quoique je Ten preflfàfle-extréiBement^ A^
h pointe du jour eUe me dit : Voilà- l'heure^*
qu'il faut qu& nous nous fépàrions , feignéur y
condùife2>moi feulement jufqu^à' une avenue de^
palmiers qui eft devant ma maifon , je ne véuM
pa& que mes enclaves vous voyent ; comme ja^
jçiis difpofer de moi i, je fuis' libre dé fortii!^
feule pour me promener > j*en ^fé de mêmei
tous les jours , $6 il ne-m'éêok encore arriva
amcun accident*.
. Elle fe leva enfuite , & je for^îs* avec elfe ^
pour raccompagner par/ un petit -fémièr jufqu'à
cette allée de palmiers, dont elle tm*^ôît par-
lé, aur bout delauquelle j^apperçui^'«i^^^ët un»
maifon qui me pa*ut-trè*-bellê ^-Sri que^ je ne*
pas Tcconnoîtrê , quoique feuflechfefïS^fouvetrt'
de ce c6té-là. Elle me?- dit adieu r^P nS^ot'^ï^i»'
d^ nie trouver le lendttnain <lâiis^^cette pyi^- '
mid£..Elle voulut ^ ye^cïoh^ me donner phi»*
d'impatience de la revoir , paivlà^défenfe- qu'elle.
:fit;d'.y revenir 4d mdme^'joUr i fous^ prétexte
\
\
ide le dbiuier tout entier à raflurer àa famille
<{ui auroit fans doute trcmvé mauvais cpae. j'euflô
{lafie la nuit dehc9trs«
Je la quittai avec peine , & voulois la con^f
duire plus loin.^ mais. elle s*y oppofa; je ia fuii
vis des yeux tant que je pus la voir». Si elli
m^avoit paru belle à la lueur fombise qui eft
ici » elle m'éblouit au grand jour ; fa déamchà
légère & la grâce qui étoit (répandue, dans êoum
ik perfonne ^ achevèrent de me cfaaaner4
Je demeurai quelque tems immobile apràs
ravoir perdue de vue ; mais enfin , lorâpie mev
dlprits. furent plus tranquilles^ je repris; le dxe-f
imn du Caire* Mon cheval , que je n'^avois pii
tî:Quver. en fortant de la pyramide « fe pt^fentt
<iéyant.m.oi à cent pas da-là; il étoit. couche aa
pie, d*un arbre , 2o fembloit m'attendre*.
Un moment, après , je rencontrai plu&utf
efchves dîfperfés qui .me cherchoient;par ordio
de mon père ; je leur, dis que mon cheval s*é^
toit rendu.trop loin.de. la ville , 6c que favms
trouvé à propos^ de le laiiTer repofer pendant
quelques heures; ils me crurent^ & ruo.d'eiBir
courut annoncer mon •retour,
• Mcm père me £t quelques tendres reprocha
itirma^ fureur pour la chafle ; je m'excuiài lé
mieux qu'il me fut- poffible ^ & «je lui promis dtf
la^modétest ^ir^rimande^Xervi^d^ pretex^^
— »
«
f
559 Les- Voi^^ag:ïs
rinquîctude qui m'agita pendant toute la jobr*
née ; je ne pouvols demeurer an moment dans
la ^méme place ; je repaflbis dans mon efprit
}ufqu'aux moindres paroles de la perfonne que
j*avois vue. Je croyoîs dans des momens que
k rendez-vous qu'elle m'avoit donné pour 1©
lendemain , n'étoit qu'un amufement , & que
fe voyant feule avec un jeune homme dansua
Ueu auffi retiré , elle avoit voulu me tenir dans'
le refpeâ , eii me donnant une efpérance qui
ne fit remettre au lendemain ^ ce qu'elle avoit
peur que 'je ne tentafle dans la même nuit , fi
j^avois cru ne la revoir jamais* L'affeâ^tion
qu'elle avoit eue de cacher fon nom, après
m'avoir fait dire le mien , me rendoit la vérité
fafpeâe : enfin je.pafTai cette journée & la nuit
fuivante dans des agitations que je ne puis ex-
primer \ mais rheure étant- venue où j'avois ac-
coutumé d^alier à la chafTe ^ je partis du Caire ,
& je difperfai d'abord vsits gens ,* de façon que
je me trouvai en liberté de venir ici. J'attachai
mon cheval au palmier qui eft auprès de la
porte, &-j'eritrai , feigneur , avec un battement
de cœur qui faifoit trembler mes jambes y &
qui me mettait hors d'étatrdiayancer. Je fis ce-
pendant qUelqws pas ,:>& ! je tombai dès l'en-
trée de. 1^ voûtieii 1a perfctmieji|ui: deivoit m*at-»
ïP»dr«.itoitigls elleifit, uh.gfia»d ,cûen me;
yoyam
V
DE Z u r M A. 3^9
Voyant à bas^ , & vînt promptement à mol pour
xne rekver.
Rien ne peut exprimer , feigneur , ce que je
fentis dans ce moment par le plaifîr de la re-
voir , & par rintérêt qù*efle paroîflbit. prendre
à ce qui venoît de m'arriver. Non , feigneur ,
on ne meurt point de plaifir , puifque je (\xh
encore en vie. Je demeurai à fes pies , je les
tins long-tems embrafles fans répondre aux
queftions qu*elle ,me faifoit fur ma chute ; mon
tranfport étoit trop grand pour qu'elle en igno-
rât ïa caufe ; tout autre que Tamour , & Ta-
mour le plus violent , ne fajiroit produire uii
fi grand effet-
Je ne vous ennuyerai point , feigneur , de
nos converfations : je venois ici tous les jours,
il me paroiflbit qu'elle n'avoit aucun doute fur
la vérité de ma paiïîon ; elle me donnoit tou-
tes les marques que je pouvoîs foùhaiter , que
celle qu'elle avoit pour moi étoit auflî vive ;
jlétois par conféquent , feigneur , le plus heu-
reux de tous les hommes , puifque j'étois ^ fans
doute , le plus amoureux.
Un jour venant ici à mon ordinaire , je m'é-
garai & ne pus jamais trouver un chemin que
je faifois tous les jours. Je tournai & retournai
très-long-tems fans voir cette pyramide. Le
(bleil étoit fi violent que ne pouvant plus le
Tome XFL . Aa
■\
570 Les Voyagea
foutenir , & me trouvant auprès d'une maifon ^
je frappai à la porte : un efclave me vînt ou-
vrir. Je lui dis que je m'étoîs égaré à la chafle,
& je lui demandai la permifEon d'entrer pour
prendre quelques mdhiens de repos , & rappe-
ler mes forces , parce que je fentoîs que je
m'aflfoibliflbis ; il me répondit que j etois le
maître ; que je pouvoîs me repofer dans une
falle baffe où il n'y avoit perfonne , & que pen-
dant ce tems il auroit foin de mon cheval. Je
le remerciai , & lui dis que je ne refterois que
le moins qu'il me feroit poflîble , parce que
î'avois une affaire preffée qui m'appeloit au
Caire.
Au Caire , feîgneur ? reprit Tefclave ^ favez-
vous qu'il y a plus de vingt lieues d'ici î je
ne crois pas que vous ni votre cheval y arri-
viez aifément d'aujourd'hui. Je fis un cri hor-
rible à ces paroles , & me laiffaî tomber fur
un fofa , pénétré de douleur. Vous n'aurez pas
de peine à croire , feîgneur , que j'étoîs au dé-
fefpoir ; je croyoîs ne m'être égaré que par ma
faute, & j'appréhendoîs que la perfonne qui m'at-
tendoit ne me foupçonnât de lui préférer quel-
qu'autre plaifir ; je me reffouvenois qu'elle m'a-
voit dît que fi je lui faifois la moindre infidé*
lîté , je ne la reverroîs jamais. Qui pourra lui
perfuader , difois-je en moi-même , que je me
D K Z U t M A\ 37f
fuis perdu dans un chemin que je fais tous les
jours depuis un mois ? quoique cela foit vrai ,
cela n'eft pas vraifemblable. J'étois dans ces
triftes réflexions, lorfqu'une jeune fille très-belle ,
ayant une couronne de fleurs fur la tête , un '
habit blanc bordé de fleurs pareilles â celles
dont elle étoit coëffée , entra avec des rafraî-
chiffemens dans la chambre où j'étois ; elle me
dit en m*abordaiit : Seigneur , ma maîtrefle vient
de vous voir entrer ici , elle eft dans le bain,-
elle m*envoie vous préfenter ces rafraîchifle-
mens , & ellç va venir tout-à-l'heure faire ^elle-
même les honneurs de fa maifon«
Je lui fuis fort obligé , répondis - je , mais
il faut que je forte d'ici dans le moment , j*aî
une affaire preffée qui m'empêche de profiter
de rhonneur qu*elle veut me faire. Seigneur ,
me répondit cette fille , vous ne commettrez
pas une fi grande împolitefle. Je me levai ce-
pendant fans lui répondre , & je demandai mon'
cheval à Tefclave qui m*avoit ouvert. Comme -
j'entrois dans la cour , j'apperçus la maîtrefle
de la maifon qui venoit à nioi ; je voulus faire
femblant de ne l'avoir point vue ; mais elle'
m'arrêta & me dit : Je fuis fortie de mon bain,
feigneur , pour vous voir , je me flate que
vous voudrez bien me donner un moment d'au-
dience , j'ai quelque chofe d'important à vous
Aa ij
57* Les Voyages
dire. Je lui répondis que ]* étais très - fâché
d*être obligé de la quitter » & de ne pouvoir
l'entendre ; elle m'arrêta encore & me dit en
colère : Vous pouvez fans doute ne me pas
écouter ; mais il ne dépend plus de vous de
fortir dîiçi. Que l'on ferme les portes , dit-
elle à cet efclave qui m'avoit ouvert , je veux
voir fi ce brutal mettra le fabre à la main con-
tre des femmes & un vil efclave. Ces paroles
me firent /entrer en moi-même , je lui fis des
excufes dé mon peu de politefle ; je l'afluraî
que fi elle favoît les affaires que j'avois , elle
me pardonnerpît.
Quelles affaires peux-tu avoir à ton âge , me
dit-elle ? tu ne dois fonger qu'à l'amour ; fi
c*efl un rendez-vous , on peut t'en dédomma-
ger. Elle me dit enfuite beaucoup de chofes
fort preffantes pour m'arrcter ; mais j'avois fi
peu envie de l'entendre , que je ne faifpis au-
cune attention à ce qu'elle me difoit. Elle s'en
apperçut & s'en fâcha. Elle paffa plufieurs fois
de la colère à la tendreflè : elle étoit belle ,
elle parloit très - bien , elle me >marquoit une
paffion très- vive ; mais rien ne put me retenir.
'Je perfiftai à lui 'demander en grâce de me laif-
1èr fortir : ma réfiftance la choqua de telle ma-
nière l^u'elle s'évanouit ; & je profitai du mo-
jpent où l'on étoit occupé à la fecourir pour
© E Z t; L M X. 373f
tiionter à cheval , & fortir de cette matfon fa-^
taie. Quand j'eus fait environ quatre ou cinq
cens pas , je crus reconnoître le pays où j'é-
toîs , & y avoir chaffé ; mais il étoit direâe-
ment oppofé au lieu où je voulois aller : je
pouflài vivement mon cheval , & quelc^e dili-
gence que je pus faire , je n'arrivai ici que
lorfqu'ii fut entièrement nuit. Je trouvai laper-
fonne qui m'y avoit attendu , qui en fojjtoit ; je
mis pie à terre pour lui conter mon aventure^;
mais elle ne^ voulut point m'entendrer Elle céda
cependant à mes prières , & m'écouta froide^
ment , & enfuite elle me dit : Vous m'avez fait
rentrer ici , Abulmer , pour me conter unt
fable ; fi vous n'avez rien autre à me dire , j«
ferai mieux d'en fortir : vous favez ce que je
vous ai dit ^ fongez-y. Elle me quitta en ache-
vant ces paroles ; je voulus la retenir ^ mai*
elle Véchappa de mes. mains , avec tant de 16-
gèreté qpe. je la perdis de vue en un momenîîw
Je retourna ^^ Gaire dans un défefpoir incroya-
ble ; je revins le lendemain ici , elle, n'y étoit
point : je fis plufieurs jours de. fyite le même-
voyage inutilement»^. J'ignorob fon nom , & je
ne pouvois imaginer aucun moyen d'apprendre
de fes nouvelles-, & de lui donner des. mien*-
nés ; cependant mon. innocence ne pouvoit me:
faffurer , .parce que toute* les^ apparences étoiest
Aa iii
374 Les Voyage*
contré moi. Ces réSexions me causèrent un cha-
grîn fi violent , que j'en fus très - dangereufe-
ment malade , & je ferois mort fans doute , £1
elle n'avoit pas trouvé le fecret , de me faire
: tenir un billet où il y avoit ce peu de mots :
Je ht pouffe pas la colère jufqu*à la mort ,
fonge:^ à rétablir votre famé : la première fois
' qu^elle vous permettra de Jortir du Caire , vous
trouvere:i votre amie dans le même lieu où vous
VaveT^ cherchée inutilement.
Ce billet me rappela à la vie ; cependant je
doutois qu'il vînt de la perfohne qui pofTédoît
mon ccBur : en effet , je n'avois vu entrer dans
ma chambre que des gens attachés à mon père»
Je m'imaginai qu'il avoit fait épier mes aâîons
depuis la nuit que j'avoîs couché dehors ; qu*il
avoit appris mes rendez-vous à la pyramide ;
qu'il avoit pénétré le fecret de mon amour en
obfervant ma conduite ; enfin qu'il avoit conclu
de toutes ces circonftances ramaflees , que ma
maladie provenoit de chagrin , &; qu'il avoit
réfolu de me donner quelqu'efpérance : j'étois
d'autant plus confirmé dans cette penfée, que
je trouvois la lettre trop courte & trop froide
pour une perfonne qui m'avoit donné tant de
marques d'une fincère paffion.
Malgré mes raifonnemens , l'efpérance prît
Je deflus & ma fanté fe rétablit j mon impa-
tîènce ne me permettant pas d'àttçpdre qu*elIo
fût parfaite , je me fis mettre à cheval trois
jours après pour venir ici , & j'eus le plaifir
d'y trouver ma maîtrefle , qui pleinement con^
vaincue de mon innocence , calma mes chagrins;
par les plus tendres careffes. La fatisfaâion qui
brilloit dans mes yeux à mon retour , perfuada^
mon père & ma mère que la chafTe étoit abfo*
lument nécefTaire à ma fanté.
Je paflaî encore quelque tems dan$ cet état
heureux ; je venois ici tous les jours , elle y
étoit avant moi , mon bonheur & nfon amour
rempliilbient tout mon cœur & croifToient à
chaque vifîte.
Un jour que je retournoîs au Caire au petit
pas, mon cheval s'arrêta & recula comme s'il
avoit eu pieur ; je le piquai de Teperon pour le
faire avancer , il fe cabra fi brufquement qu'it
me défarçonna & me renverfa à terre fans me^
faire aucun maU Dès qu*il fe vit en liberté , ÎT
partit comme un trait , & je fe* perdis de vue*
Ma chute m'étourdit un peu , mais je repris
bientôt mes fens & je me levai pour achever
ma route à pié ; j'avoîs déjà fait quelque che-
min , lorfqu*un efclave noir fe fêta à mes pies ,
en verfant un torrent de larmes :. Seigneur , me
dit -il , que votre valeur & votre générofitér
vous engagent à veair avec moi délivrer «n^
Aa.iv
'57<î Les Voyages
jeune prîncefle de la tyrannie d*un monftre .qaî
lui fait fouf&ir tous les jours mille maux ; vous
avez peu de chemin à faire , elle rfeft qu*à un •
mille d'ici. Je lui répondis que je tenterois vo-
lontiers une pareille aventure , fi je la pouvois
croire véritable ; mais qu'il étoit diflficile de me
perfuader , qu'il fe pafsât fi proche du Caire ,
quelque chofe d'injufte & de tyrannique fans
que le foudan en fût informé , & qu'il en fût
informé , fans y avoir mis ordre. Il le fauroit
fans doute , feigneur , me dit l'efclave , fi on
avoit pu le lui apprendre ; mais nous fonunes
arrivés hier en ce pays & nous changeons de
demeure prefque de jour à autre. Notre tyran
^ft un génie qui tranfporte la princeffe d'un
lieu dans un autre 5 comme il lui plaît. Nous
avons déjà parcouru l'Afrique & TA fie , fans
qu'on ait jamais fu où nous étions ; il n'y a
qu'une gouvernante & moi qui foyons attachés
à la prîncefle , & l'on nous retient avec beau-
coup de précaution ; le palais eft gardé par des
bétes féroces qui ne laiffent approcher perfonne.
Je lui demandai comment il avoit pu faire pour
,en fortir , & me venir trouver ? Seigneur , me
répondit l'efclave , ce fabre a le pouvoir d'é-
loigner les bêtes féroces ; je fuis forti par fon
moyen , & je me fuis caché pendant le jour
dans ce petit bois où vos gens chaffoient s l'un
De Z u l m a\ 377
d'eux m*a aflliré que vous paflerîez par ici , Se
je vous y ai attendu ; ce qu'il m'a dit de la
bonté de votre cœur , m'a donné quelqu'ef-
poir que vous voudriez bien venir avec moi
délivrer la princefle , & je vous ai reconnu , fei-
gneur , quoique vous fuffiez à pié > à rextrême
beauté dont ils m'onf dépeint votre perfonne.
Je vous trouve trop flateur pour être vé-
ritable , lui dis-je ; m^is je ne veux pas que
vous me foupçonniez de feindre quclqu'incré-
dulité à deffein de fuir une aventure auffi ex-
traordinaire que celle dont vous me parlez ;
montrez-moi feulement le chemin que je dois
tenir , & je le fui vrai.
L'efclave marcha devant moi fans me répon-
dre. Après avoir traverfé une partie du bois
dans lequel il m'avoit conduit , j'apperçus de
la lumière à quelque diftance de nous ; l'efclave
fe retourna & me dit 2 Seigneur , voilà le pa-
lais dont je vous ai parlé ; vous trouverez à la
porte des animaux de toutes efpècès qui en
défendent l'entrée ; mais vous lès diflîperez fa-
cilement avec ce fabre que j'ai dérobé au gé-
nie. Quand je fus muni de cette arme , le noir
me conduilit à une porte qui me parut de fer ;
deux lions d'une grofleur prodigieufe étoient
couchés en travers vis-à-vis l'un de l'autre ; je
marchai à eux le fabre à la main , ih firent des
57? Les Voyages
rugifièmens afifreux & vinrent fe coucher à mes
pies ; Tun d'eux frappa la porte avec fa queue ^
& à i'inftant elle s'ouvrit ; un grand nombre
d'autres animaux , & de bêtes féroces fortirent
de plufieurs petites loges de bois pour venir
à moi ; je levai le fabre en l'air pour les frap-
per , ils s'abaifsèrent à mes pies de même que
les lions ^ & je traverfai enfuite fans autre dif-
ficulté une très-grande; cour fort bien éclairée
par des lumières qui paroifToient des quatre
côtés du bâtiment , qui me parut d'une beauté
fingulière. Vis-à-vis de la porte par où j'étois
entré , je trouvai quatre marches qui condui-
foient dans un falon éclairé de mille bougies
jaunes ; une porte ouverte oppofée à celle par
où j'entrois j me laifla voir un appartement
tendu de noir comme le falon , & éclairé de
même. J'entrai dans cet appartement qui étoit
fort long , je traverfai toutes les chambres fans
y» trouver perfonne : l'efclave qui m'avoit con-
duit avoit difparu fans que je m'en fuffe ap-
perçu. Je trouvai au bout de cet appartement
lugubre un autre falon qui n'étoit point tendu
de noir , il étoit éclairé par des bougies blan-
ches; des colonnes de marbre blanc>foutenoient
la voûte , entre chaque colonne il y avoit une
niche , & fur un piédeftal une figure noire com-
me l'efclave qui m'avoit conduit } elles avoient
/«
D E Z U L M A. * 37P
toutes le fabre à la main ; mais elles n*avoient
aucun mouvement. Je m'arrêtai quelque tems à
les examiner , & les voyant toujours dans la
même attitude , )e jugeai qu'elles étoient de
marbre. Au bout de ce falon il y avoit un tom-
beau de marbre noir élevé de terre par trois
marches de marbre blanc ; au bas de la pre*
mière marche étoit afli£» une vieille femme , la
tête dans fes mains ^ & les coudes appuyés fur
fes genoux ; elle pleuroit amèrement , & quoi-
que î'approchafTe près d'elle , elle ne parut pas
y. faire aucune attention. Je montai jufqu'au
tombeau , & je foulevai un tapis de drap d'or qui
coùvroit une femme d'une beauté fingûlière ,
dont le cœur , percé d'une flèche , paroiflbit
encore répandre quelques gouttes de fang. Je me
doutai que c'étoit la malheureufe prînceffe pour
qui l'efclave m'avoit demandé du fecours. U
faut , dis- je en moi-même , qu'il ait appris que
le génie l'a tuée & abandonnée , puifqu'il m'a
quitté ; c'eft fans doute ce qui èft caufe que je
fuis arrivé dans ce lieu fans y trouver d'obfta-
cle : dans l'état où le génie a mis cette beau-
té , il ne fe foucie point de la garder , puif-
qu'elle ne fauro'it plus lui donner de jalouCç.
Je voulus lui prendre la main pour juger à-peu-
près du tems qu'il y avoit qu'elle étoit morte ,
elle fit un mouvement qui me fit juger qu'elle
380 Les VoifAGEï
vîvoît encore. Quoique je ne dullê pas file da-
ter de lui fauver la vie en lui donnant du fe*
cours 9 je voulus eflàyer de lui ôter la flèche
qui lui perçoit le cœur ; je la pris par le bout^
je la tirai de toute ina force , & je Tarrachai ;
la perfonne couchée fit un foupir , & ouvrit
les yeux. La vieille femme qui étoit aflife fur
le degré , fe leva avec un vifage gai , & me
cria : Courage , feîgneur , que votre valeur
achevé cette aventure* Je retournai la tête pour
regarder celle qui me parloît , j'apperçus 'en
même-tems toutes ces figures que j*avois cru
de marbre , qui étoient defcendues de leurs
piédeftaux , & qui venoient m'attaquer. J'al-
lai à elles le fabre levé pour les combattre ;
mais dans le même moment elles fe jetèi;ent
à mes pies , & demandèrent grâce. La perfonne
qui étoit dans le tombeau fe leva fur fon féant ,
& s'écria en m'adreflant la parole : Quoi ! ce
n'eft point mon perfécuteur , qui me tire au-
jourd'hui du malheureux état où il me met
tous les jours ? Non , madame , lui répondis-
je ; fi vous êtes en état de vous lever , je
vous fortirai d'ici avec l'aide de cette femme
qui me paroît prendre intérêt à ce qui vous
regarde ; vous êtes en Egypte , mon père y
eft le maître , & nous ne fommes pas loin da
Caire.
t) E Z u L M a; ' 381
SelgU^ir 9 me répondît-elle , en fortant du
tombeau d'une manière fort légère , nous n'a-
vons plus rien qui nous prefle ; vous avez dû
juger par tout ce que vous avez vu , qu'il y a
quelque chofe qui n'eft pas naturel dans une
guérifon auili prompte que la mienne. La flèche
que vous m*avez arrachée , & le fabre que
vous avez , me tirent des mains du génie ; vous
êtes préfentement en droit 4^ commander dans
ce palais ; vous vous en appercevrez même par
les changemens que vous trouverez dans l'ap-
partement tendu de noir. Elle me prit enfuite
par la main , & repaflant par les mêmes cham-
bres , je les trouvai magnifiquement meublées ,
Se éclairées par d'autres bougies & des lampes
de criftal. Ma furprife fut trop grande pour la
cacher ; elle s'en apperçut , & me dit , en con-
tinuant fon chemin : Ne foyez point éçonné ,
feigneur , de ce que vous voyez ; vous trouve-
rez encore des chofes plus extraordinaires dans
mes aventures ^ que je vous conterai quand nous>
ferons arrivés au lieu que je vous deftine cette
nuit. J'ofe me flater que vous voudrez bien
demeurer avec moi plus d'un jour. Si je vous
étoîs encore utile à quelque chofe , madame ,
lui répondis-je , j'y demeurerois avec plaifir ;
mais il me femble que vous m'avez dit que
vous êtes fortîe du pouvoir du génie, & que
382 Les Voyages
vous êtes la maîtréfTe ici ; dès que vo^f^'aU'-
rez fait la grâce de me dire vos aventures y je
recevrai vos ordres , & je partirai pour retour-
ner au Caire. Je fuis dans une fituation que je
ne faurois m'en abfenter , fans livrer des per-
fonnes , à qui je dois beaucoup , à des inquié*
tudes fâcheufes.
Il me parut à ce difcours un chagrin fort
marqué fur le vifage de la princeffe ; elle ne
me répondit rien : je la fuivis dans le lieu où
elle avoit deflein de s^rcter ; elle s'affît fur un
fofa 9 & m'invita d'y prendre place auprès d'elle»^
La vieille qui nous avoit toujours fuivis ^ fe
mit à genoux devant elle , & lui dit : Ma belle
princeflè , laiffez - moi conter vos aventures à
ce généreux prince ; il y a mille chofes que
vous ne lui direz point par modeftie 9 & je fuis
bien aife qu'il les apprenne. La princeffe y ayant
confenti , la vieille fe leva , & me, parla ainfi :
La princeffe que vous voyez, feigneur, eft fille
du roi de Congo ; elle s'appelle Méliflienne. Son
extrême beauté vîent de fa mère qui étoit euro-
péenne ; vous voyez qu'elle eft blanche, & vous
favez que les peuples parmi lefquels elle eft née
font ordinairement noirs. Outre la beauté dont
elle eft pourvue , elle a toutes les vertus que l'on
peut défirer même au plus honnête homme : le
courage, l'efprit, le fecret, la droiture, Tamitié,
DE z tr c M Â\ 383
la modération , la générofité , Ibutes ces qualités
font en elle dans leur plus grande perfeâlon.
Le roi fon père , qui a beaucoup d'efprit , a
toujours reconnu en elle toutes ces qualités dès
fa plus tendre jeunefle ; & moins en père préoc-
cupé^ qu'en homme habile ^ il lui a toujours
confié fes fecrets , & n« Ta point tenue enfermée
comme les autres femmes. Elle vivoit au milieu
de fa cour avec une grande liberté ; elle avoit
des amies à qui elle procuroit la même fatisfaâion ;
die dilpofoit prefquè de toutes les grâces, parce
que le roi n'en accordoit aucune fans la confulter ,
& que fon avis le déterminoit toujours ; elle les
diftribuoit avec tant de juftice & de difcernement ,
qu'elle ne s'eft jamais fait un ennemi. Il y a envi-
ron deux ans qu'il parut à la cour un homme
extraordinaire , tant pour fa figure que pour fes
moeurs ; il fe difoit prince d'une fouveraînet;é en
Europe , & il n'eut pas de peine à le perfuader :
la couleur de fon tein prouvoit qu'il étoit de cette
partie ^U monde dont le roi a toujours aimé les
habitaris, par rapport à la reine fa femme.
Ce prince fut long-tems à faire fa cour , & à
donner des fêtes à la princefTe, fans en déclarer le
fujet. Un jour que le roi tenoit confeil pour ré-
pondre à plufieurs envoyés des royaumes voiCns,
qui , de part & d'autre , venoîent demander 'du.
fecours pour une guerre qui s'allumoit entre
384 Les Voyage tf
eux j le prince ei^a dans la chambre du confeil/
& dît au roi qu'il venoit offrir de foutenir celui
des concurrens que le roi voudroit favorifer; qu'il
lui fourniroit autant d'hommes & d'argent qu'il
en auroit befoin ; mais il demandoit la princefle
pour récompenfe , & la permiflîon de l'emmener
dans fes états. On lui répondit qu'il falloit du
tems pour délibérer fur une afiàire fi importante ,
& après cette réponfe le roi fortit du confeil , &
alla chez la princeffe pour lui faire part de ces
propofitions. La princefle en fut effrayée; cet
homme ne lui plaifoit pas , & elle n'avoit pas
dcffein d'abandonner le roi ni le royaume. £lle
remercia le roi des bontés qu'il lui marquoit en
cette occaCon; & après lui avoir témoigné qu'elle
confentiroit à cette demande avec plaifir , fi le
falut de l'état en dépendoît en quelque chofe ,
elle lui fit voir qu'en cette occafion il n'y avoît
aucun intérêt preffant qui pût l'obliger à un pareil
facrifice , & que fon inclination n'étant pas d'ac-
cord avec les fentîmens du prince , elle ofoit
efpérer qu'il ne vouloît pas la contraindre à ce
mariage. Le roi, fur les inftances de fa fille réfolut
de remercier le prince & de le congédier, afin
d'éviter les fuites de cette démarche; mais la prin-
cefle craignant que ce refus n'attirât un puiflant
ennemi à fon pèr« , le fupplia d'accorder la per-
miflîon de s'expliquer elle-même avec le prince ;
i> t 11 V t H X\ jèf,
,%fih de lui faire agréer plus aifément les raifani
qui s'oppofoient à fes défirs* Le roi y confentitj
taaîs la brincefle fut bien furprife d'entendre cet
ornant parler en maître , & la menacer des malheuri
ies plus terribles, fi elle ne confentoit à Tépoufer.
il Jui fit valoir fa modération &/a retenue depuis
iqu'il étoit à là cour; les attentions qu'il avoit
^ues pour lui plaire ; en un mot , il lui dit tout
x:e qu'il faïloit pour riritimider en cas qu'elle le
irefùsât j. & tout ce qui pouvôit la flater fi elle
ï'acceptôit. La princefle outrée de cette infolence^
lui ordonna de fôrtir , & lui défendit de parôîtrô
Jamats devant ellew
Le roi nous apprît que le prince avoît ^rîs ïbiï
Ipartî plus honnêtement que l'on ne devoit attend
^re de la violence de foh tempéranaent & des
teenaces qu'il avoit faites > & qu'il étoit enfin
parti ; mais peu de jours après , lé roi étant avec
ia princefle dans (a chambre^ Tendroit du plan-
cher où étoit le roi s'enfonça ^ nous fûmes tranfo
^portés en l^air, l^effroi & la crainte nous faifirent^
& nous perdîmes connoiflahcei Lorfque la prin»*
cefle revint à elle ^ elle (e trouva dans ce palais
ambulant avec ce prétendu prince ^ qui lui dit \
Vous êtes préfeiltemeht eapapuiflance^ madame^
Vos refus ne peu^ht m'aïarmer ^ puifque rien ine
|)eut (ortîr d'ici , & que j'y fuis le maître^ La
princefle encore effirayée & incertaine de ci^
^S6 Lms Votaûxs
qu'elle devoit répondre , aima mieux garder tm
iilence ; vainement il la preflâ de s'expliquer , il
oe lyt en tirer un (eul mot. H la mena enfuite
promener, ^ tout le palais , & lui fit voir d^
, richefles immenfes , il lui apprit fa véritable con*
dition , 8c lui dit qu'il étoit un génie. 11 nous fit
voir les précautions qu'il avoit prifes pour la
garde de la princefTe , & pour lui ôter , difoit-il ^
toute efpérance de recouvrer la liberté que par
liy-même ; vous jugez bien qu'un pareil traite-
ment ne pouvoît qu'augmenter l'averfion queMé-
liilîenne i^entoit pour le génie. Enfin ^ outré der
tant de rems, le cruel a fait depuis quelques jours
Tappartement d'où vous fortez , & tous les foîrs,
avant de fe retirer , il perce le cœur de la prîn-
ceffe avec cette flèche, il la couche dans le
tombeau où vous l'avez trouvée , & nous laiflè
Tune & l'autre tous la garde de ces efclaves noirs.
Le lendemain il letire la flèche, la blefllire eft
auiTitôt guérie , & la princeife revient à elle ;
alors il la perfécute jufqu'au foir, qu'il la remet
dans le même état , pour lui faire fouÔrir, dit-il^
une partie des maux que fa beauté lui caufe, puif-
qu'il lui eft défendu d'ufer de toutes fes forces
pour la foumettre. LiVieilIe ayant fini fon récit ,
je rendis compte à Méliflienne oe la façon dont
Tefciave m'avoit parlé, & des motifs qui m'avoient
f ngagé à le fuivre^ malgré le peu de confi^nça
fïûè f aVoiS en lui. La iprincefiTc j qUi nWoît paint
|)arlé depuis que nous étions daiis cette chambre p
Inrie reïhèrtia de nouveau & ttie fit Uti lôrtg dîfcôuri
fur le poùvoit deà génies & fur celui des fées |
fellè me parla aufli de la fubôrdiftàtioii des cfpriti
^lériieïitaires envers ceux du preiiiieir otdf e , &
du cafa€tère de ce$ génies. Je trouvai dans c#
qu'elle me dit beaucoup d'efprit & des côiihoi&
fances fort au-deffus de celles que les femmes d#.
» fa nation ont ordinairement^
Après cette converfation , la Vieille tiie coii*
iduiiit dans une chambre richement meublée ^ âC
âme lai({à en liberté de repofen J^avoiâ tant de
fèhofeà dans la tête que je ne pus dormir \ je fou^
Jiaitois le jour avec une impatience extrême pout
ipouVoir me retirer s la crainte de manquer (silcOr#
luile féconde fois à mon rendez-vous, & de fâchei^
\à perfonne que j'aimois , me tourmenta toute la
ftuit* Le jour arriva enfin, & je ine préparôîsà
partir , îorfquè la vieille me vint avertir qui
Méliffienrte demaiidôit à me parleri Je fuivis cette
ietïime avec emprelTement jufqu'à la chambre de
(a maîtreife , dans Tidée de profiter de ce moment
pou): arranger mon départ avec elle & en prendra
congé* La princefle étoit levée j le jour fembloit
ajouter Un nouveau luftre à l'éclat de fa beauté ^
fei yeux paroifibient plus vif$ & plus brillans , àc
la taille plus légère & pbs majeflueufe. £lle mi
Bbîj
|B8 Les Vôyàc^ei
reçut avec un vifage riant , & me fit afleoîr fur utf
fofa où elle-gicme prît place auprès de moî.
♦ Après les pf etnières civilités réciproques , la
prîncefTe ouvrit une converfation où elle s*efForça
de faire briller tout fon efprit & toute fa délîca*
teflfe -, elle y réuflîffoit à merveille , & m*auroit
charmé fans doute , (î mon cœur n'eût été pré«
venu pour un autre objet. Le fujet de notre
entretien étoit intéreffant & bien plus agréable
que celui fur lequel nous avions fi long-tems parlé
là' veille* MélifSenne donnoit à fes penfées un
tout libre & naturel qui plaît infiniment ^ mém%
dans les bagatelles.
^ Quoique cette converfation méritât toute mort
attention , la princefle s*apperçut aifément que
^'étoiis fort diftrait ; elle me demanda ce que je
voulois faire pendant la journée. Je veux vous
mener au Caire , madame , lui répondis-je, fi
voulez bien y venir , & vous confier au foudan
|ufqu'à ce que vous puiûiez retourner dans vos
états»
Quoi ! dît-elle, n'avez-voufpas encore fouhaité
une feule fois de paflfer ici quelques jours avec
moi? Cette demande m'embarraila , elle étoit
très-oppofée à mes fentimens. Je tâchai de lui
faire entendre que j'aurois profité avec plaifir du
bonheur que le hafard m*avoit procuré , fi des
ijbvolrs indifpehfables ne m'appeloient ailleurs^
■
I
■
« » Z u E k ï. 5?^
tiE prîncefi» ne fe rebuta point , elle me follicita
de nouveau de demeurer quelque jours dans ce
palais ; elle prit mon filence pour un confente-
ment » & fe tournant du côtç de la vieille , elle
demanda des rafraîchiilemens y & ordonna que
tout fe fentît de Tabfence du génie , & de la prS-
fence de fon libérateur. Les efclaves noirs nous
fervirent des liqueurs qui furent accompagnées
d'une fymphonie très - agréable : mais conune
je revois perpétuellement à la façon dont je
pourrois obtenir mon congé de la princefle ;
elle s*en apperçut, & me dit qu'elle étoit étonnée
qu'une mu6que aufli parfaite ne pût me tirer dd
ma diftradion»
Je pris occafion de ce reproche pour lui dire
naturellement le fujet de mon iaquiétude. Ma
réponfe la chagrina : elle prit la vieille en parti*
culier & lui parla long-tems à roreille. Je voulus
profiter de ce moment pour fortir> mais toutes
les portes étoien.t fermées ^ & je fus obligé de
revenir fur mes pas prier la princeife de me faire
ouvrir : elle ne me répondit point , fon chagrin
parut augmenter ^ elle fortit avec cette vieille Se
me lailTa feuK Je demeurai quelque tems à mo
promener à grands pas.
J*étois dans cet état lorlque la vieille rentra- ^
& me dit en m'embrailant» Avez-vou&bien réfolu^
fcîgneur, de vous en aller f Oui, lui ré]pondîs-j[Qg
5^0 ^ ^ t E $ V b Y A G E SI
Quoi ! reprît - elle , la beauté ni l^rît de ht
princeflè ne peuvent vous retenir un feul jmir?
Si j*étQi$ néceflaire à fon fervice, répîiquai-je, jq
demeurçrois ; mais la princefle m'a dit elle-même
qu'elle n*avoit plus rien à craindre; & je m'en ap*
perçois, puifque fes ordres font fi bien exécutés j^
que je n*ai pas la liberté de fortîr de cette cham-
bre , par le foin que Ton a eu d*en fermer toutes
les portes*
Le motif qui fait agir la princefle n*a rien
'd'oflfenfant pour vous , reprit la vieille , voua
ii*ctes pas aflez novice , pour ne pas vous apper-
cevoir qu*elle vous aime plus qu*elle ne veut »
& peut-être plus qu^elle ne doit i c^eft le moins
que vous puiflîez faire que de facrîfiex quelques
jours à fa tendrejQTe,
Si ce que vous me dites eft vrai , lui répondis-
|e , je ne puis partir trop tôt » il ne faut point la
tromper , ni rentrete»ir dans ces fentimens , &
qu'il feroît inutile ^e forti6er* Mais , ajouta la
vieille , fi vous vous en alliez aujourd'hui , je
vous jure , de l'humeur dont je la connois^^ qu^elle
fe donneroit la mort ; & fi vous demeurez , cette
marque d'attention & de complaîfance aidera
peut-être à la guérir. Sî elle eft capable de fo
guérir en fi peu de tems, x-eprîs-je, fon amour
eft léger 5 r^bfence le guérîr\i mieux que ma pré-
J*ai aui«dirc que les ^^nuées affoibtlflreAt
B B Z V t & Xé 5]pf
les paffiohs ;; mais que peu de jours ne fervent
qu'à les augmenter. Cependant, malgré toute ma
réfolution , je ne pus refufer aux empreflemens
de cette femme , de pafler le refte du jour avec
fa maîtreflTe , & de ne partir qye le lendemain*
La vieille charAée d'avoir obtenu cet article ^
ajouta , en me baifant la main : Au nom de ce
que vous avez de plus cher , feigneur , parles
naturellement à la princefle fur Tétat de vetre
cœur ; ne la flatez pas & ne paroiiTez pas, trifie ;
c'eft le feul tnoyen de lui rendre fa tranquillité.
Nous allâmes enfuite rejoindre la princefl^
dans fon appartement où elle attendoit ma re-
ponfe ; elle parut embarraffée en me voyant , &
de mon côté je ne Tétoîs pas moins. Nbus nou«
entretînmes de différentes chofes pendant la
journée : la princeife contente de me vcûr auprès
d'elle avoit repris tous les agrémens de fon efprit;
& Pefpérance de fortir de captivité en peu de
tems avoit tranquiltifé mes craintes.
Nous nous trouvâmes feuls fur la fin du jour ,
fans autre'lunlière que celle de la lune , qui don^-
noit fur les fenêtres de cette chambre : la mufique
avoit recommencé dans le jardin , je Técoutois
avec plaifîr , & ne penfoîs plus à l'inquiétude que:
mon abfence devcnt caufer à ma maîtreffe. Cet
état tranquille me plongea dans une douce rêve^
lie i la priocelTe itok fan» doute dans te mêo^
4'mx , car ette fit un grand fôupîr ; j'y ré'poficlîs paf-
un autre. Seigneur , me dît-eHe , nou5 fôupironsi
tous deux, mais, h différence eft grande dans ï^
caufe qui nous ftiîtfoupirer^ Je lui répondis avec
plus de fenfibjUté que je n'àvois fait toute 1^
journée. .;. . ^ . Abulmer s'arrêta en cet endroit;,
îl paffa h main lur fon vifàge pour en cacher le,
trouble & h rougeur ^^ & demeura un. ipoment
fens parler.
Il reprît enfùîte fon difcours. Je ne veux poînt^
feîgneur , vous faire un détail de ma fôiblefle ; li
g^inceffë me marqua une tendreffe fi vive qu'à la
fin Yy fus fênfîbte, & }e hii en donnai des marque»
réelles malgré mon indifférence : mon coeur y euti
moins dS part , que h compaflîon qu'il eft naturel
d'avoir pour une paffion mattieureufe. Auffitôt
un écht de tonnerre fé fit entendre , fe pafeis m©
parut en fèu, j*!apperçus des flammes qui fôrtoient
des lambris & du plancher, je crus que je n*avoîs
paft un moment à perdre pour me fauver & poui?
dérober h princeffè au feu qui embrafoit ht
jnaîlbn. Je voulus la prendra entre mes bras,
inaisetle me repouffa avec violence. Regarde-moi^
dit-elle , tu peux me reconnoître, nous fbmmes;
piieux éclairés que par la lune»
(Quelles furent ma douleur & ma (urprîfe det
Irpuver au liçu de la prînccffç celle que j^adoi^is^
êi <}uç jç YÇnois d^^gçnfêç \. £lfe mç laÎTa ^iie^u«s|
• I ta
î> E Z U L M A. 5;pjf
tnomens dans la confufiôn où fa préfence 'mo
jetoit ; & voyant que je ne parfois point , elle
prit la parole , & me dit : Tu me vois, Abulmer ^
pour la dernière fois ; juge de la grandeur de la
perte que tu fais par le pouvoir que tu me eonnoîsk
Elle f© précipita dans le moment au milieu des
flammes; mon premier mouvement fut de îa:
fuivre & de périr ; mais une main învifîbîe, plu«
forte que moi , me ferma les yeux & m'iarrêta^
Lorfque je ftiS' en liberté de les ouvrir, je me
trouvai au bord du même bois dont je Vous, aï
parlé. Je me laîflfàî tomber à terre accable de
douleur , & je paffaî te refte de h nuit en cet
endroit* Je fus tenté cent fois de me dcMiner la
mort 5 maïs , outre que je n'avois point d*armes .
Je me fouvias que* ma maîtrefle m*avoit dit pfu-
fieurs fois qu'elle ne borneroit pas fa vengeance à
ne la plus voir , Se je voulus lui laiffer te ptaifir
de fe venger à fôti gré,
La lueur du fôleîl me tira de mes réflexions : it
falloit prendre mon parti fur ce que j'âvois à faire ,
puifque Je n^avois perfonne pour me donner con*
feih Je ne pus me réfoudre à retourner au Caire ,
$c je formai ta réfôlution de venir m'enfermer
|cî , & de me laiffer mourir de faim. Je crus que
ce lieu, fouvent témoin de mon bonkeur, me
donnçroit encore plus de remords & de défef»
flQÛ* a & ^u'U avanceiroit^ ma çiQrt«
af^4 I/Es VorÀGE*
^ J*en pris le chemin & fy arrivai fans rencontrer
perfonne« Il y a plufieurs mois que j'y fuis , dans
une ferme réfolution de n'en jamais fortir.
La mort 9 unique fecours des malheureux^
auroit terminé depuis long-tems mes chagrins , (î
une voix pareille à celte de la perfonne que j'ai
offenfée ne m'avoit ordonné de vivre. Depuis ce
tems y une main in vifible me fert à manger tous
les jours.
Abulmer avoit achevé cette hîftoire , &
Abcofaï alloit prendre la parole , lorfqu'un bruit
éclatant attira toute leur attention, & les fit lever
ïun & Tautre» C'étoit Gracieufe qui , avec ujie
petite trompette de diamant , appela d*une vbi:^
haute & claire Olindine trois fois de fuite ; elle
ajouta : Venez , Olindine , recevoir les ordres que
je vous apporte de la part du deftin. Ces paroles
fiirent fuivies d'un coup de tonnerre , & d'une
flamme très-brillante qui parut à l'entrée de la
pyramide. Gracieufe reprit fa figure ordinaire
& rendit à Zulma la fienne. Toutes ces merveilles
ne furprenoient pas peu les deux vieillards. Le
deftin vous ordonne , ajouta la fée en parlant à
Olindine , de pardonner à ce prince la faute qult
a commife ; elle eft excufable , les hommes ne
knt pas fgits d'une effence auflî pm'e que la vôtre>
it faut leur pailbr les défauts où le cœur n'a point
départ.
t) E Z V L M A. ^$f
Il îbvtxt de cette flamme une^/oîx qui répondit :
La faute de ce prince eft auflî grande qu'elle puille
être , puîfqu*il étoît perfuadé que j'étois la prin-
cefle Méliffienne; mais )e fuis foumife aux ordres
du deftin, & je n*en murmure point. Il pouvoit
même , répondit Gracieufe , vous impofer une
peine plus rude pour avoir trompé, un prince
qui vous aime, & qu'il vous avoit donné lui-
même. Votre hîftoire apprendra à toutes les
falamandres à ne pas hafarder leur bonheur fi
légèrement ^ & à ne poiqt tenter la fidélité des
hommes.
Gracieufe , après cela , changea la pyramide
en un palais magnifique , & ordonna à Olindinë
d*y demeurer , & d'y recevoir Abulmer comme
elle faifoit auparavant dans la pyramide. Enfuite
elle fe tourna du côté d'Aberifaï , & lui dit :
Prince , je laifle le foin à votre mère de vous
tirer de Tétat où vous êtes ; recevez feulement
cette canne de ma main ; elle vous conduira , &
elle foulagera la peine que vous avez à marcher,
vous n^avez qu*à la fuivre ; toutes les fois que
vous aurez befoin de quelque chofe, cnfoncez-la
dans la terre , & vous aurez auffi-tôt tout ce que
vous voudrez* Je fuis bien fâchée de ne pouvoir
rien faire de plus pour vous.préfentement. Abul^
jner , pendant que Gracieufe parloit au prince
ide Tgmottt^ étoit à genoux devant 01i2KiiBe«
V —
afp6 Lé< VçïïGEf
& lui baifôît les mains avec un tran(port qyr né
fe peut exprimer. Gracieu(e le fit lever , & con-
duifit tout le monde dans le palais. Elle permit à
'Abulmer de faire part de Ton aventure à fon père
& à fa mère feulement ; elle convint qu^ vivroit
au Caire comme auparavant , & qu*il viendroit
voir Olindine tou^ les jours , & lui feroit fidèle à
Tavenir. Elle ordonna auûî à Olindine de lui
rendre fon amour & fa confiance* Olindine a0ura
la fée qu'elle lui obéiroit , d'autant plus volon-
tiers qu'elle avoit été punie elle - même de Té-
preuve malheureufe à laquelle elle s'étoit engagée*
Après cela toute la compagnie fongea à fe
féparer ; Oracieufe monta dans fon char avec
Zulma ; Abenfaï prit le chemin que la canne lui
marquoit ; & Abulmer & Olindine demeurèrent
dans le palais.
Gracîeufe , en continuant fon voyage , ren^
contra Agréable ; elles s'arrêtèrent toutes deux
& defcendirent dans une ifle où elles s'aflirent fur
rherbe, au bord d'un ruiflfeau qui couloit au
milieu d'une prairie très-agréable , entre deux
rangs de grenadiers couverts de fleurs & de
/' fruits.
Gracieu(e demanda à (a fœur Agréable ce
qu'elle avoit fait pour le prince Ormofa; Agréable
alloit le lui dire , & Zulma lui prêtoit une attea-
jlion , qui maïquoit Fintérét qu'il preîhoit à cA
Malheureux prince , lorfqu'une mufique favlflàfte
attira leurs regards d'un autre coté* Cétoîent
pluCeurs perfonnes de fexe différent qui paru-
rent dans la prîdrie & qui chantoient cet hymne^
O defiin, qaelle puiiTance
Ne fc foutnct pas à toi ?
Tout fléchit fous ta loi ,
jTes ordres n'ont jamais trouvé de tendance.
O deflin> quelle puiffance
Ne fe foumet pas à toi?
Malgré nous tu nous entraines
Où tu veux;
Ceft toi qui nous amènes
SToiis les évenemens heureux ou malbeureuit*
Tu les as liés entr*eux
Avec d'inviiibles chaînes;
Par des moyens fecrets
Ton pouvoir les prépare >
Et chaque inftant déclare
Quelqu'un de tes arrêts.
Ceft envain qu'un mortel pleure, gémît, foupîre,
Un roi voudroit envain t'oppofer fa fierté,
Rien ne change les loix qu'il te plaît de prefcrire.
Ton inflexible dureté
Fait la grandeur de ton empire.
Ton ^flexible dureté
En fait la majefté.
Malgré la curiofité que Zulma avoît de favouî.
U fin de rhiftoire du prince Ormofa ^ il ne pue
/
5^8 tfes VotÀôÉf
s^pêcher de demàtider à Gracieufe quel étoit
ce peuple^ Ces hommes ^ lui répondit la fée ^
ne font point comme les autres hommes , ïlê
peuvent no\is voir comme vous les voyez*
Cette terre eft une ifle inàccedible à tous leâ
mortels ; le deftin Ta réfervée pour la demeura
de ceux dont le travail , la fagelTe & le commerce
qu^ils ont eli avec les efprits élémentaires^ ont
tnérité Timmortalité*
Il les ialife plus long-teitis que les autres hom^
mes fur la terre qui leur eft commune ^ parce
qu'il ordonne au tems de les refpeâer jufqu à et
ce qu'il lui plaife de lés délivrer de leur dépouilld
mortelle , & de traiifporter ici leurs ames4ians
des corps faits exprès pour eux , de auxquels il
donne tous les fens qui font agréables ^ & retran^
che tous ceux qui provoquent la douleun Ils M
font fujets à' aucune néceilité humaine^ & cepen*
dant leurs plaiHrs n'en font pas moins vifs« C'eH
une erreur très-commune parmi les hommes de
croire que les befoîns augmentent la fatisfaâion {
le défir eft un befoin qui n'a point de bornes ; il
manque aux hommes le pouvoir de le pouffer plus
loin que la fatiété. Vous concevrez alfément^
par ce que je vous dis ^ le bonheur de Timmorta-
lité* Ces hommes épurés revivent ici dans la plus
parfaite union} ils y font tous égaux, parce qu'ils
arrivent ici toui par k fageff^ qui ne fou&«
■
t> B Z t; t M À. 5PII
aucune ambition ; leur conduite eft égale j quoî^
que leurs plaifirs foient diverfifiés ; en un mot,
vous êtes dans le lieu de la fupréme félicité , où
vous ferez après le nombre d'années que le deftin
vous a marqué poi^r demeurer fur la terre , fi vous
contipuét à mériter par votre conduite les faveurs
prématurées dont il vous a honoré jufqu'icî*
Zulma réppndit à GracieUfe , qu*il n'avoit befoin,
pour devenir parfait , que de Textréme envio
qu*il avoit de lui plaire. Il alloit continuer ; ^maî^
les âmes bienheureufes appercevant les deux fées
approchèrent avec refped. Une grande levrette
blanche , que les fées n*avoient pas remarquée ,
vint les flater , & fe coucher devant elles avec
des plaintes qui attendrirent Zulma ; un jeune
homme beau & bien fait la tenoit en lefle* ... %
^1 m m
AVIS AU LECTEUR.
Ces Voyages ne font pas achevés; nous les donnons
tels qu'ils ont varu dans le tems ; le fuccès qu*Us eu*
rent^alors ùoit indépendanx de leur imperfeélion , il
doit être le menu aujourd'hui» Si le Leéîeur en regrettû
lafuite\ c'eft une preuve que V Ouvrage eft intérejfaru^
ù que nous avons eu raifon de le faire entrer ^dant,
éette CoUe&ion^
Fin du feizième Volume.
TABLE
DES C Ô N t E^j
HISTOIRE Ï)È LA SULtANÉ
D E P E R S R
\y OMMBiftÈMÈ^tJt de Vhljloîre de là
fultane de Perfe & des v^rs , page li
Byioire du chèc Chahabeddiâ^ 14
Bijioire du fils du roi de Dell y S'f
Uyioiredu grand écuyer Saddjr^i 4*1!
Hiftotré de Vetifùnt adopté^ S%
.m
Uifioire d'utt tailleur & dèfafemnu%^ 6%
Bifloire des ôifeaux de Salottion^ 7*'
Hîjîoire du vieux roi ^Ethiopie & de fes troii
fils y 78.
Biftoire du roi Togruî-Sey, & dejfes en/ans ^ 85»;
Hifloirê
3 T XKtx 'E. 4JOÎ
Bifioire du prince Miliknafir, page 97
Hijloin des deux Hibou:}ç ^ 128
Hifîûire du Santon Barjifa^ l^I
Hijîoire d'un fofi de Ba^ad^ ^ i^y
Hijîoire du roi Quoutbeddin & de la belle
QhulroukA , 4^^
Hifioire du roi d^Aad y ija
. •» • » »
Hijîoire du brachmane Padmdnaba & du jeune
Fyquai , . I jy^
Hijîoire du fultan Aqfchidy lyj*
Hijîoire du prince de CariT^mè & de la princèjje
de Géorgie^ 187
Hijîoire des trois Princes obtenus du ciel^ 22^.
Hijîoire d^un roi , d'unfoji & d^un chirurgien y 23 1,
LES VOYAGES DE ZULMA-
JTbemier voyage de Zulnuiy page 235)5
Hijîoire des fées & de leur origine y a^S
Hijîoire de la princejfe de Perfe , du prince des
Tartaresj & du génie Mahoufmahay 27 jf
{Tome XFL Ç c
\
|É(5S X A B L Mm .
Bijioire -du pri/ue, Ormofa^ page i8«
JSyioire d'Mmmfine ., ^AuaUde , </« j' jÊr
AmulaMy & tT Achmet fon fis , aSp
'Biftoire ^Hajfan & de Zatîme, H9^
m/Ioire d'Abenfaï, 34^
mfloire d'APulmer, SS9
Fin de b TaWe.
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