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Full text of "Quarante ans de théâtre : feuilletons dramatiques"

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^Ib*à 







Quarante Ans 



DE 



THÉÂTRE 




F. SAKCF.Y A LAGE DE QUARANTE ANS 



Francisque SARCEY 



Quarante Ans 



DE 



THEATRE 



Feuilletons dramatiques; 



' 



E. AUGIER, O. FEUILLET, ERCKMANN-CHATRIAN 

DUMAS FILS, H. DE BORNIER, etc. 




Bibliothèque des Annales 

Politiques et Littéraires 

PARIS — l5, RUE SAINT-GEORGES 



BIBUOTHECA 



IL EST TIRE DE CET OUVRAGE 

CINQUANTE EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS A LA PRESSF 
SUR PAPIER DE HOLLANDE 



Va 






EMILE AUGIER 



LA CIGUË 



La C iijuë est la pièce de début d'Emile Augier. Il était 

intéressant de montrer aux générations nouvelles de quel 
point il était parti. La Oiguë a été écoutée avec déférence 
et sympathie pour l'homme ; on ne saurait dissimuler que 
l'œuvre en elle-même a été froidement accueillie ; elle a 
paru démodée. 

J'avais besoin, pour échapper à l'air glacé de la salle, de 
me réfugier dans les souvenirs de ma jeunesse. Non, mes 
amis, vous ne vous douterez jamais comme à cette époque 
nous eûmes tous la tête tournée : il faut l'avoir vu pour 
s'en faire une idée. .J'étais encore au lycée en 1844. et je 
vous prie de croire qu'en ce temps-là on surveillait nos 
lectures plus sévèrement qu'on ne fait aujourd'hui. Xous 
ne lisions point de journaux, et les bruits du dehors péné- 
traient malaisément dans nos classes. Xous n'en savions 
«pie ce que voulaient bien nous en dire nos professeurs. 

Parmi eux, nous avions un garçon tout jeune, que la 
Comédie-Française a bien connu ; car il y était toujours 

1 



■2 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

fourré, aimant le théâtre à la folie et possédant un talent 
de lecture à haute voix que lui auraient envié bien des 
artistes. Au reste, il était Tarai des plus célèbres, qui le 
consultaient à l'occasion. Il s'appelait Thiénot, et son nom 
est demeuré populaire dans l'Université. 

C'est lui qui nous apporta la Ciguë et qui nous la lut, 
d'un bout à l'autre, comme il lisait, c'est-à-dire, à miracle. 
Il y a de cela près d'un demi-siècle, et je m'en souviens 
comme si c'était d'hier. Je n'eus de cesse que je me fusse 
procuré la brochure : j'appris la pièce par cœur, et il en 
traîne encore des lambeaux dans ma mémoire. Tous, nous 
trouvions cela charmant, exquis, et les maîtres du feuille- 
ton d'alors avaient fait chorus ; tous avaient vu briller 
dans cette piécette l'aurore d'une grande renommée fu- 
ture. Tous s'étaient répandus en éloges. Le nom d'Emile 
Augier, inconnu la veille, avait tout à coup surgi à la 
gloire. 

Tenez ! je ne puis mieux comparer cet enivrement qu'à 
la folie d'enthousiasme dont nous avons été saisis vingt- 
cinq ans plus tard, quand M lle Sarah Bernhardt et 
M me Agar nous ont joué le Passant de Coppée. Quelle 
joie et quelles acclamations ! Qui m'assure, hélas ! que dans 
un demi-siècle, si, pour faire honneur à Coppée, on remet 
le Passant à la scène, les sentiments qu'il exprime ne pa- 
raîtront pas vieillis, si le vers lui-même n'accusera pas des 
rides, si l'on ne se demandera pas avec un étonnement 
chagrin : C'est cela qu'ils ont tant applaudi ! 

Pour Emile Augier, nous avions au moins une excuse, 
c'est que la pièce révélait chez son jeune auteur le sens du 
théâtre. Il n'y avait pas à s'y tromper : un auteur drama- 
tique nous était né. La Ciguë a toutes sortes de défauts, 
dont le plus grave est un parti pris de fatigant parallé- 
lisme. Chaque scène a toujours sa contre-partie obligée. Il 



EMILE AUGTJBE 3 

est vrai qn'en 1844 ce défaut était moins sensible et qu'aux 
yeux de l>ien des gens il passait pour qualité. Mais le sujet 
est exposa avec une netteté rare : il se déduit, les prémisses 
une fois posées, avec une imperturbable logique : tout est 
clair et lumineux. Quant au style, c'est déjà celui qu'Augier 
parlera plus tard, avec plus de maîtrise ou de légèreté, 
dans GabrieUe ou dans PhUiberte. Il est sain, robuste et, 
par endroits même, coloré, comme dans Y Aventurière. Te- 
nez ! Est-ce que vous ne retrouvez pas les accents de la 
fameuse scène entre délie et dona Clorinde dans ce bout 
de dialogue qui nous charmait autrefois, quaud uous lisions 
la Oigtië : Clinias vient d'affranchir la belle Hippolyte, à 
qui il permet de regagner Chypre, sa patrie ; et, en la regar- 
dant mieux, il s'aperçoit qu'elle est plus jolie qu'il n'avait 
pensé, et il lui fait des propositions déshonnêtcs. Hip- 
polyte se révolte, et, comme le viveur athénien s'étonne, 
elle reprend : 

Ah ! seigneur, si quelqu'un eût osé m'omrager 
C'est sur vous que j'aurais compté pour me venger. 
De revoir mon pays vous devant l'assurance, 
Je croyais simplement, dans ma reconnaissance, 
Que vous m'accorderiez votre protection 
Pour honorer en moi votre belle action. 
— Me serais -je trompé? 

se demande Clinias à part. 
Et Hippolyte repaît : 

... Jusqu'où va cet outrage; 
Vous m'insultez, malgré ma faiblesse et mon âge : 
Tous m'insultez, malgré les liens chers à tous, 
La sainte parenté du bienfait entre nous; 
Enfin, honte plus grande, impiété plus haute ! 
Vous m'insultez chez vous, moi libre, moi votre hôte ! 



4 QUARANTE ANS DE THEATRE 

Et comme c'est en scène ! car tout est en scène dans ce 
premier essai d'un jeune homme qui abordait pour la pre- 
mière fois le théâtre. Tout cela, un peu voulu, un peu 
factice; mais tout cela, de théâtre. Je me souviens encore 
des premières pièces de Pailleron ; il les a sans doute 
oubliées, lui : et les Parasites et le Premier mouvement. Elles 
étaient pleines des mêmes défauts ; le parallélisme s'y accu- 
sait de la même façon. Mais nous ne nous y sommes trompés 
ni les uns ni les autres. Pailleron était un homme de 
théâtre. Il avait le don. C'est ce don qu'on ne distinguait 
pas très nettement dans le Passant, de Coppée, auquel je 
faisais allusion tout à l'heure. Poète charmant, Coppée ; 
cela est certain. Poète dramatique, c'est une autre affaire. 
Nous n'en savons rien encore, malgré les Jacobites, malgré 
Sevei'o Toreïïi. Pour Pailleron, il n'y avait pas le moindre 
doute à concevoir ; encore moins pour Augier. Et c'est pour 
cela que la Ciguë, malgré les réserves du public de 1891, 
est une date. Ce soir-là, une étoile s'est levée et les hommes 
de théâtre ont crié en chœur : « Xoël ! Noël ! » 

La pièce a aujourd'hui un air suranné; mais elle plai- 
sait, au contraire, en ce temps-là, par un air de nouveauté 
singulière. C'était l'ère du néo-grec qui commençait au 
théâtre, et dont la peinture devait faire un si grand abus. 
On était enchauté de voir couchés à demi sur des lits, 
dans un triclinium, et couronnés de roses, Cliuias, Paris et 
Cléon, tandis que la belle Hippolyte s'avançait modeste- 
ment, enveloppée de longs voiles et conduite par un inten- 
dant. Il semblait que l'on nageât en pleine antiquité hellé- 
nique. 

Tout était moderne, hélas ! surtout les sentiments, mais 
ces sentiments étaient de ceux qui plaisaient à notre géné- 
ration. Une mélancolie à fleur de peau, sous laquelle on 
sentait une robuste et pétillante joie de vivre : Clinias nous 



EMILE AUG1ER 

rappelait les admirables vers de Musset. Il s'agit de Faust 
et le poète l'euvie : 

Quand le ciel lui donna de ressaisir la vie 

Au manteau virginal d'une enfant de quinze ans. 

Et par opposition à cette tristesse, que tempérait un 
sourire, la grosse, l'énorme gaieté de ces deux goinfres, 
échappés, en dépit de leur costume athénien, des pantagrué- 
liques tablées de Rabelais. 

Ajoutez qu'en 1844 Victor Hugo n'était pas encore? 
comme il Test devenu depuis, par droit de génie, maître de 
la situation. La bourgeoisie et même une partie de la jeu- 
nesse lui tenait rigueur et lui gardait rancune. On venait 
de laisser tomber dans l'indifférence et même de bousculer 
ces admirables Bitrgraves, qu'il faudra bien que l'on 
reprenne un jour à la Comédie-Française. En face du 
maître s'était dressée une autre école, que l'on appelait 
alors l'école du lion sens. En vain Ponsard se défendait, 
comme un beau diable, de l'avoir fondée ; en vain Emile 
Augier protesta-t-il dès le commencement et durant toute 
sa carrière contre l'idée saugrenue d'élever autel contre 
autel, on vit dans ces deux jeunes gens des hérauts d'armes 
que l'on pouvait opposer au chef du romantisme. Le jeune 
auteur de la Ciguë bénéficia de ces dispositions du public, 
de cet état d'âme, comme nous dirions à présent. 

Le succès fut prodigieux ; toutes les portes s'ouvrirent 
devant l'heureux vainqueur, et lorsque Emile Augier ap- 
porta à la Comédie-Française son Homme de bien, qui 
n'était qu'une assez pâle comédie, il fut reçu d'emblée et 
put choisir le dessus du panier de la troupe d'alors. Je n'ai 
pas vu la Ciguë à l'origine et ne sais pas comment elle fut 
jouée à l'Odéon. Il est bien probable, au reste, qu'à cette 
distance mes souvenirs seraient fort incertains. Et puis, 



6 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

je me défie des tours qu'ils me jouent. Comme j'étais neuf 
aux choses du théâtre, comme je l'aimais passionnément, 
tout ce que j'ai vu à cette époque de ma vie me semblait 
merveilleux et a laissé dans ma mémoire d'ineffaçables 
empreintes de perfections. Je vois ce phénomène se repro- 
duire chez mon fils que je conduis quelquefois au théâtre. 
Il est ravi de tout, et, comme il n'a pas de point de com- 
paraison, il trouve tout excellent, exquis ; il s'étonne de me 
voir parfois maussade. Et dans trente ans, il dira, lui aussi : 
« Ah ! mes amis, si vous aviez vu R.eicheinberg? si vous 
aviez vu Got ! » 

Plus tard, je ne sais pas la date exacte, la Ciguë a émigré 
à la Comédie-Française. Il y avait alors rue Richelieu une 
jeune comédienne, d'une beauté merveilleuse, dont le vi- 
sage et la taille rappelaient invinciblement le souvenir des 
déesses que la Grèce antique a taillées dans le marbre de 
Paros. C'était M lle Angelo, celle-là même que nous vîmes 
plus tard dans les Grandes Demoiselles de Gondinet, au 
Gymnase, disputer la pomme à M" es Pierson et Monta- 
land, éclatantes de jeunesse toutes deux, l'une en blonde, 
l'autre en brune. La Ciguë fut en ce temps-là fort agréa- 
blement reçue du public ; mais la pièce ne s'établit pas au 
répertoire, comme fit plus tard Philiberte. Ce qu'il y avait 
de factice dans la conception, ce qu'il y avait dans l'exé- 
cution de trop voulu, de trop arrêté empêcha sans doute 
qu'on n'y prît un plaisir sans mélange. 

14 décembre 1891. 



L'AVENTURIÈRE 



M. Emile Augier n'avait tout au plus que vingt-cinq ans 
lorsqu'il écrivit Y Aventurière. Il sentait pétiller en lui la 
première sève de son génie ; il possédait naturellement les 
qualités qui sont le fond de l'esprit français, le bon sens et 
la gaieté avec un grain de mélancolie ; il s'était nourri de 
l'œuvre des maîtres qui resteront éternellement jeunes, 
Molière et La Fontaine, et parlait aussi aisément leur lan- 
gue que si elle eût été la sienne ; il ne savait presque rien 
de ce monde qu'il prétendait peindre, et il allait gaiement, 
avec l'insouciante confiance des gens que les périls ne 
peuvent arrêter parce qu'ils ne les soupçonnent point ; il 
suivait en riant cette aimable imagination du premier âge 
dont l'expérience apprend à se défier plus tard; il était 
jeune, il fit une œuvre jeune comme lui. 

Je serais fort en peine d'expliquer à ceux qui ne le com- 
prendraient pas ce que c'est que la jeunesse dans une œu- 
vre d'art. On ne peut que le faire sentir, et par comparai- 
son. Je passais, il y a une heure à peine, dans le jardin des 
Tuileries : les nuages s'étaient pour un moment écartés et 
pendaient pêle-mêle à l'horizon; le soleil s'épanouissait 
dans une vaste éclaircie de ciel bleu, et ses rayons étince- 
laieut sur le sable des allées, toutes mouillées encore de la 
pluie du matin ; je voyais de loin, sur les branches grises 



8 QUARANTE AXS DE THEATRE 

des vieux arbres, des milliers de pousses vertes briller 
comme autant de points lumineux : rien de frais et de gai 
comme cette verdure. Les oiseaux voltigeaient et poussaient 
des petits cris de plaisir ; quelques promeneurs s'en allaient, 
ralentissant le pas, et semblaient languissamment baigner 
leurs yeux dans la lumière. Il faisait bon vivre; le soleil 
brillait, mais le fond de l'air était vif : nous le respirions à 
pleine poitrine. Nous sentions circuler en nous, comme 
dans tout ce qui nous entourait, une force et uue vie nou- 
velles. L'été a des cieux plus splendides, l'automne étale 
une nature plus riche, mais le printemps est plus aimable ; 
il a, comme toutes les choses qui commencent, comme un 
visage de seize ans, comme les premiers feux du matin, 
comme les premiers rayons de la gloire, un charme singu- 
lier, dont on est touché, malgré soi, sans le pouvoir défi- 
nir. On jouit et du plaisir qu'elles donnent et de celui 
qu'elles promettent ; elles rassemblent en soi et les dons du 
présent et les espérances de l'avenir ; elles n'éveillent que 
des idées riantes ; elles sont pleines de séductions et d'eni- 
vrements. 

Les poètes ont leur printemps aussi. Polyeucte est, sans 
aucun doute, la plus belle tragédie de Corneille : c'est le 
fruit savoureux de sa maturité. Le < 'ici me plaît davan- 
tage : c'est une œuvre jeune; il y a là comme un pétille- 
ment de vers héroïques, comme un vin fumeux de senti- 
ments chevaleresques, qui porte à la tête et qui grise. 
L'Académie a relevé bien des défauts dans cette pièce ; il 
serait facile d'en noter beaucoup d'autres; mais quels dé- 
fauts ne seraient pas emportés par ces explosions de jeu- 
nesse et d'enthousiasme : 



Paraissez, Navarrais, Maures et Castillans. 

Et tout ce que l'Espagne enferme de vaillants ! 



EMILE AUGIER 9 

L' Aventurière est le Cid de M. Emile Augier. La fable 
en est mal construite, les caractères ne se tiennent pas 
toujours, les scènes y sont traitées souvent avec une in- 
croyable gaucherie. Mais ce sont des gaucheries charman- 
tes, comme peuvent l'être celles d'une jeune fille qui va 
pour la première fois dans le monde. Sur le fond un peu 
triste de son sujet, le poète a fait voltiger une fantaisie 
pleine de grâce; il y a mis la verve et la gaieté de ses 
vingt-cinq ans, il y a mis la jeunesse. 

Voyez la différence : dix ans plus tard, M. Emile Au- 
gier reprend ce type de Y Aventurière; il fait le Mariage 
cT Olympe, une admirable étude de mœurs, mais d'une réa- 
lité si sombre que le public n'en a pu supporter la vue ; il 
a détourné la tête avec horreur. C'est qu'aujourd'hui le 
poète regarde le monde avec des yeux fatigués et tristes ; 
il le peint de couleurs sombres ; il représente Olympe telle 
qu'il l'a vue, dans son affreuse laideur. Il n'avait jadis 
aperçu son aventurière qu'à travers le prisme de sa jeune 
imagination. 

Quelle est cette dona Clorinde? qu'a-t-elle fait jusqu'au 
moment où s'ouvre la pièce? d'où vient-elle? — qui le 
sait? Le poète ne s'en soucie guère, et nous pas davantage. 
Elle vient de ce pays fantastique où fleurissent les créa- 
tions merveilleuses ou grotesques écloses de l'imagination 
des poètes. Elle traîne' à sa suite une espèce de matamore 
vantard et poltron, gourmand, ivrogne, libertin, sans foi 
ni loi, sans feu ni lieu, au demeurant le meilleur fils du 
monde; Franca-trippa dans le tête-à-tête, don Annibal 
pour la montre. C'est lui qui conduit et qui exploite la 
belle ; il est né au même pays ; il en rapporte la verve la 
plus fantasque, la gredinerie la plus bouffonne qui se puis- 
sent voir ; « un amusant drôle, » comme disait jadis l'il- 
lustre Bilboquet. 



10 QUARANTE ANS DE THÉATEE 

Tous deux s'introduisent et s'impatronisent chez le vieux 
Monte-Prade... Est-ce bien Monte-Prade que le bonhomme 
s'appelle? N'est-ce pas plutôt l'immortel Cassandre, ce 
type admirable du vieillard amoureux ? Il est cassé, il est 
laid, il est jaloux ; il fait le beau, il s'adonise, il se parfume, 
il se teint les cheveux, il se donne des grâces ; c'est un vieux 
fou, mais le cœur est bon : il a des enfants et il les aime ; 
il est capable d'un mouvement généreux ; son honneur lui 
est plus cher encore que son amour, et il est homme à re- 
mercier celui qui, ôtant le masque à sa coquine, lui rende 
le douloureux service de l'en délivrer. 

Dans sa maison croissent deux jeunes gens : sa fille, 
une fleur de quinze ans, et son neveu, un garçon de vingt 
et un. Ils s'aiment tous deux comme des enfants qu'ils 
sont ; ils ont les premières hardiesses et les premières pu- 
deurs de l'amour chaste ; ils répandent innocemment leur 
cœur en vers plus aimables et plus frais que la rosée du 
matin : 

Cher Horace, je t'aime et t'en donne ma foi ; 
Je n'ai jamais aimé ni n'aimerai que toi ; 
Je t'appartiens depuis l'enfance, et mon envie 
Est de t'appartenir jusqu'au bout de la vie. 

Tous les personnages de cette pièce flottent ainsi, dans 
un lointain charmant, sur les confins de la réalité et de la 
poésie. On les voit très nettement, et néanmoins ils ont 
cette grâce mystérieuse dont la nature embellit tout ce 
dont elle n'a point encore achevé les traits, tout ce qu'elle 
laisse nager dans le vague. 

Mais celui de tous qui me paraît le mieux venu, c'est en- 
core Fabrice. Il a quitté jeune la maison paternelle, et il a 
dissipé, comme l'enfant prodigue, le peu de bien qu'il avait 
emporté. Il y revient, comme lui, et il trouve son vieux 



EMILE AUGIER 11 

père aux mains d'une aventurière, prêt à l'épouser. Il faut 
le sauver malgré lui; il faut faire poser le masque à la 
femme hypocrite qui l'a séduit par de beaux semblants d'a- 
mour et de vertu. 

Il y a dans ce caractère un singulier mélange des amers 
désenchantements que laisse après elle la précoce expérience 
et des ardeurs vives de la folle jeunesse. C'est la mélancolie 
d'un homme qui a tout épuisé et l'insouciante gaieté d'un 
cœur tout neuf. Il est resté jeune en dépit des malheurs et 
des déceptions. Il se peint lui-même dans cette plaisante 
boutade : 

J'ai fait un peu de tout, hormis ce qu'il faut faire; 
J'ai perdu dans mon cours de vie aventureux 
Beaucoup d'illusions, encor plus de cheveux, 
Et de cette bagarre en hâte je me sauve, 
Heureux de n'en sortir qu'à moitié triste et chauve. 

Il sait la vie ; il juge froidement les choses; quand on lui 
parle de la passion de son père, il la comprend, il l'excuse 
presque : 

L'amour, chez les vieillards, a d'étranges racines 

Et trouve, comme un lierre aux fentes des ruines, 

Dans ces cœurs ravagés par le temps et les maux, 

Cent brèches où pousser ses tenaces rameaux. 

Il se prend au besoin, égoïste et morose, , 

D'espérer pour soi-même encore quelque chose. 

A l'ennui de se voir par d'autres remplacé, 

Au souvenir amer de l'heureux temps passé, 

Au chagrin d'être laid, en un mot à l'envie 

De rebrousser chemin pour rentrer dans la vie. 

Et lui qui connaît si bien le cœur des autres, on sent que 
le sien n'est pas mort ; il a ses retours de tendresse et ses 
emportements d'indignation. Quand dona Clorinde lui dit 
avec reproche : 



12 QUARANTE ANS DE THEATRE 

Songez ea me parlant que je suis une femme, 

il part comme un jeune homme : 

... N'espérez pas vous couvrir de ce nom. 

Vous une femme ! Un lâche est-il un homme ? non ; 

Eh ! hien, je vous le dis, on doit le même outrage 

Aux femmes sans pudeur qu'aux hommes sans courage ; 

Car le droit au respect, la première grandeur. 

Pour nous c'est le courage et pour vous la pudeur. 

Ces vers sont beaux ; ils étaient fort applaudis autrefois ; 
ils l'ont encore été mardi soir. Que le lecteur me pardonne 
de les lui citer : j'ai, hier, durant quatre heures d'horloge, 
entendu la prose de M. Victor Séjour ; je me débarbouille 
comme je peux. 

M. Emile Augier, en remettant l'Aventurière au théâtre, 
a cru devoir la refondre. C'est toujours un travail dan- 
gereux que de reprendre son œuvre dix ans après l'avoir 
faite.- on n'y entre plus, on la gâte en prétendant la cor- 
riger. Je ne me suis pas assis dans ma stalle sans une cer- 
taine inquiétude ; je me défiais d'avance de cette transfor- 
mation. 

Je n'avais pas tort, hélas ! M. Emile Augier a rendu sa 
pièce infiniment plus raisonnable ; mais ce qui en faisait 
pour moi le charme s'est en grande partie évaporé. Monte- 
Prade n'est plus un vieux fou, un Cassandre dont je 
pouvais rire à mon aise : c'est un homme mûr, sérieuse- 
ment épris, poursuivi des tourments de la jalousie, et qu'on 
ne peut s'empêcher de plaindre. Cette comédie s'est en 
quelque sorte rembrunie d'une teinte de tristesse ; elle a 
tourné au drame. 

À mesure que les scènes passaient devant mes yeux, les 
vers supprimés ou changés me remontaient à la mémoire, 
et je me les rappelais avec un étonnement chagrin. Quand 



OIILE AUG-IER 13 

on pense... tenez, je vous en fais juges vous-mêmes, je 
puis me tromper, car il est bien difficile, lorsqu'on s'est ha- 
bitué à une admiration, de rompre tout d'un coup avec elle. 
Mais voyez si ce n'est pas M. Emile Augier qui a tort. 

Fabrice, pour ouvrir les yeux de son père sur dona Clo- 
rinde, s'était fait passer près de lui et, près d'elle pour un 
prince italien. L'aventurière, friande d'un tel morceau, 
s'était laissé conter des douceurs par le jeune homme et lui 
avait promis de s'enfuir avec lui. Au moment où Fabrice 
tombe à ses genoux pour la remercier, Monte- Prade entre. 
Il est furieux à cette vue ; il provoque l'amant, et comme 
l'autre refuse de se battre, il lève la main sur lui. 

— Mon père ! s'écrie Fabrice. 

Le vieillard stupéfait demande des éclaircissements, et 
Fabrice, coupant court à toutes ces interrogations : 

Mon père, embrassez donc Fabrice ! 

Monte-Prade s'arrête tout ému : 

... C'est lien, plus tard, dit-il, en hésitant. Mais tout à 
coup il aperçoit une cicatrice que son fils s'était faite un 
jour, quand il était tout petit, en tombant de ses bras ; son 
cœur se fond à cet aspect : 

Béni soit Dieu qui rend ce fils à ma vieillesse ! 
Tiens ! je pleure et n'ai pas honte de ma faiblesse. 

Le croiriez-vous ? ce mouvement de tendresse si naturelle, 
ces vers d'une exquise sensibilité et qui allaient au cœur 
de toutes les mères, ils ont été supprimés. Fabrice ne dit 
plus : 

Pleurez ! pleurez ! laissez couler ce doux pardon 
Sur l'ingrat voyageur et sur son abandon, 



14 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

ni Monte-Prade ne répond plus à ce tendre retour par ces 
élans paternels : 

Oui, oui, je te pardonne avec pleine indulgence, 
L'heure de ton retour a payé ton absence : 
Tu ue t'en iras plus, n'est-ce pas? 

Quel mot charmant ! Et il est effacé ! Je ne sais ce qu'en 
pensera le public, mais pour moi, j'en aurais pleuré de 
regret. 

Je fis, il y a quelques semaines, une sorte de petit poème 
qu'on m'avait prié d'entreprendre, et je partis pour un 
voyage quarante-huit heures avant qu'il fût imprimé. Je 
le reçus quelques jours après. L'éditeur avait pris peur : il 
avait coupé de droite et de gauche, sans me consulter. 
L'œuvre me revenait affreusement mutilée, méconnaissa- 
ble, un je ne sais quoi n'ayant plus de forme. J'en eus un 
violent dépit que comprendront ceux-là seuls à qui est 
arrrivée pareille mésaventure. J'ai senti quelque chose de 
pareil en écoutant, l'autre soir, la comédie de M. Augier. 
Il me semblait qu'on me faisait tort de tous les vers qui 
avaient disparu, et j'en voulais, malgré moi, à ceux que le 
poète avait mis à sa place. 

Il n'y a pas jusqu'à ce pauvre Annibal qui n'ait, lui 
aussi, payé son tribut. On lui a retranché des plaisanteries, 
et la plus drôle de toutes : « Doucement, lui disait Fa- 
brice, doucement, prenez garde à votre pauvre nez. — 
Oui, répondait Annibal, je n'en ai pas d'autres. » Cela, 
certes, est aussi gai que le fameux vers : 

Que feriez- vous, monsieur, du nez d'un marguillier? 

Est-ce moi qui ai eu un instant de distraction ? Mais 
enfin je n'ai pas entendu le mot, et j'y ai eu regret, car je 
m'apprêtais à rire. 



EMILE AUGIER 15 

Les acteurs ont fait comme le poète : ils se sont donné 
bien de la peine pour rendre la pièce plus sérieuse. C'est 
M. Beauvallet qui joue à présent le rôle de Monte-Prade, 
qu'avait crée M. Samson. Je n'en veux point à M. Beau- 
vallet d'en avoir fait un rôle triste, un rôle de drame : c'est 
l'auteur cpii l'a désiré; mais je crains que l'auteur n'ait 
donné à gauche. Il joue d'ailleurs avec une grande dignité. 
M. Geffroy est sévère dans le personnage de Fabrice ; il y 
est peut-être même un peu raide. J'aurais mieux aimé plus 
d'abandon, de* attendrissements et des retours de gaieté 
plus vifs. Mais il est vrai qu'alors il eût fait tache sur 
l'ensemble. On dirait que M. Bégnier lui-même a, comme 
à dessein, amorti les éclats de sa verve fantaisiste. Je ne 
dis rien de M Iue Plessy : je ne pourrais en parler sans une 
certaine vivacité de mécontentement, et mieux vaut me 
taire. M llc Favart est toute «Tacieuse dans de rôle de Célie. 



16 avril 18(59. 



LE GENDRE DE M. POIRIER 



Le Théâtre-Français a repris le Gendre de M. Poirier. 
qui avait été joué pour la première fois au Gymnase, il y a 
une douzaine d'années. On se souvient de l'immense succès 
qu'obtint cette pièce, qui est à coup sûr un des chefs- 
d'œuvre de ce temps-ci. 

La reprise en a paru faire moins de plaisir , ou plutôt, 
car on ne peut guère, en ces sortes d'affaires, donner que 
son sentiment personnel, je n'ai pas retrouvé, en voyant le 
Gendre de M. Poirier au Théâtre- Français, les sensations 
que j'avais éprouvées au Gymnase. 

Est-ce que j'ai vieilli? Cela est bien possible, car douze 
années sont quelque chose. On n'a plus à mon âge la 
même fraîcheur d'impressions qu'à vingt-quatre ans. On 
ne s'attendrit ni on ne s'amuse aussi aisément, et le métier 
même où nous sommes astreints est fait pour émousser la 
sensibilité. Je crois bien pourtant que ce n'est pas seule- 
ment en nous qu'il faut chercher les causes de ce change- 
ment. La pièce y est pour sa petite part. 

Elle a, elle aussi, quelque peu vieilli, et s'est fanée par 
endroits. Les deux premiers actes ont paru longs, et cer- 
taines parties du dialogue qui nous avaient autrefois char- 
més par leur grâce ne nous ont pas semblé exemptes de 
préciosité et d'afféterie. Les deux auteurs, MM. Emile 



EMILE AUG1ER 17 

Augier et Jules Sandeau, s'étaient efforcés de peindre, 
dans cette comédie, un moment du règne de Louis- Philippe. 
Nous y retrouvions alors avec plaisir un temps que nous 
venions de traverser, et des mœurs, des préjugés, un lan- 
gage dont nous étions encore tout chauds. 

Le torrent des événements nous a emportés bien loin de 
cette époque. La génération nouvelle ne se soucie de la 
Monarchie de Juillet, non plus que de la Eestanration ou 
du premier Empire. A cette effroyable distance où trente 
ans de révolution nous en ont placés, tous ces gouverne- 
ments ne forment plus à notre esprit qu'une masse confuse 
que nous voyons sur un même plan. Les allusions de 
MM. Augier et Sandeau ont perdu beaucoup de leur inté- 
rêt et de leur piquant ; elles auraient presque, comme cer- 
taines plaisanteries de Molière et de Regnard, besoin d'un 
commentaire, et Ton n'en rit plus que par réflexion. 

Ce qui ajoute encore à cette impression, c'est que l'un 
des deux auteurs a repris pour son compte les personnages 
de cette comédie, et nous les a montrés dans des œuvres 
plus modernes et plus vivantes. Ainsi, l'Antoinette du 
Gendre de M. Poirier est devenue la Fernande du Fils de 
Giboyer. Tout le monde a reconnu dans le bonhomme 
Poirier ce Maréchal dont les prétentions étaient si plai- 
samment raillées par le marquis d'Hauterive. 

Je ne veux pas dire que le Fils de Giboyer soit supérieur 
à la comédie du Gymnase ; celle-ci me semble, à vrai dire, 
plus soutenue, plus achevée et mieux faite pour durer 
longtemps. Mais enfin avouons que l'autre a pour nous, 
hommes de 1864, plus de saveur, que nous en goûtons mieux 
la nouveauté hardie; et il n'est pas étonnant que Maréchal 
nous gâte le bonhomme Poirier, sur qui il avait été copié 
d'origine. 

Les acteurs ont eux-mêmes rendu cette ressemblance 



18 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

plus sensible encore. A peine Provost a-t-il paru sur te 
scène, que tout le monde s'est écrié à part soi : Mais c'est 
Maréchal ! C'était lui, en effet. M 1Ie Favart n'a pu trouver 
pour Antoinette une autre physionomie que celle qu'elle 
avait donnée à Fernande : c'est qu'aussi toutes les deux ne 
font qu'une même personne. 

L'oserai-je dire ? la pièce m'a paru moins bien jouée, 
ou tout au moins jouée d'une façon moins originale au 
Théâtre-Français qu'au Gymnase. Je mets de côté M lle Fa- 
vart, qui est excellente de tous points. Peut-être n'a-t-elle 
pas, aux deux premiers actes, le petit accent bourgeois qui 
était adorable chez M me Rose Chéri. On sent toujours 
qu'elle a passé par la tragédie, elle ne saurait absolument 
se débarrasser de la marche à longs plis qui sied aux Aricies 
et aux Atalides. Mais elle est à la fois si tendre et si fière ! 
elle a si joliment exprimé certains enfantillages de la pas- 
sion heureuse et jeune ! Avec quelle vivacité amoureuse 
elle met son chapeau, à la fin du second acte, et dit gaî- 
ment à son père : « Adieu ! adieu ! nous allons au bois ! » 
C'est elle qui a eu le meilleur du succès de la soirée. 

Provost est excellent, il est parfait; je n'ai qu'un re- 
proche à lui adresser : il est trop parfait. L'image de Le- 
sueur me revient malgré moi devant les yeux et m'impor- 
tune. Lesueur n'est pas certes un comédien que l'on puisse 
comparer à Provost, et pourtant il sait donner aux per- 
sonnages qu'il représente une physionomie si particulière, 
si caractéristique, qu'il est impossible de les oublier. 

Vous vous rappelez tous ce petit vieillard aux gestes 
courts, au visage chafouin, mielleux à la fois et violent, 
qui était si désagréable, si grincheux, sous une apparence 
de bonhomie affectée. On sentait, rien qu'à le voir, toutes 
les petites passions rancunières dont il était dévoré. Il sif- 
flait comme une vipère, plutôt qu'il ne parlait. Il donnait 



EMILE ATJGIEB 19 

la chair de poule, quand il disait : Mon gendre m'ennuie ! 
Ah ! mais, il m'ennuie, mon gendre ! 

Provost est rond et franc, avec de grandes manières 
bourgeoises. Je sais bien ce qu'on va me dire ; je me le suis 
dit à moi-même : Poirier est un homme qui possède quatre 
millions ; il a dû prendre, dans le maniement d'affaires im- 
portantes, dans l'habitude des hautes relations sociales, 
d'autres façons de gestes et de langage qu'un mince rentier 
uu un petit commerçant. 

L'objection est forte; mais il y a quelque chose de bien 
plus fort que tous les raisonnements du monde, c'est un 
fait, et le fait qui me semble incontestable, c'est que Le- 
sueur, avec moins de talent que Provost, rendait le rôle 
plus intéressant et plus terrible. Tous souvenez- vous de la 
scène ou Antoinette défend à son mari d'aller se battre ? 
Le bonhomme Poirier y jette de temps à autre des phrases 
à double sens ; il souffle le feu avec une bonhomie perfide. 

Lesueur les disait avec un tel accent de haine sournoise 
qu'on lui eût donné des soufflets. Elles révoltaient le pu- 
blic, qui prenait parti pour la jeune femme. Elles tombent 
aujourd'hui de la bouche de Provost sans que personne y 
fasse attention. L'excellent comédien du Théâtre-Français 
a des traditions de dignité classique qui l'empêchent de 
donner à rien un relief trop saisissant ; il est tenu par les 
lisières du bon goût. 

Et Bressant! il est charmant, cela va sans dire, il est 
charmant, et encore une fois il est charmant. Mais où est 
le ton âpre, où sont les tranchantes ironies de Berton ? 

« Dis-moi, s'écrie Gaston, sais -tu pourquoi Philippe- 
Gaston de Presles a suivi Saint-Louis à la croisade ? Pour- 
quoi Gaston-René de Presles s'est fait sauter à la Hogue 
avec son vaisseau? etc., etc. » 

Et Bressant a une ironie douce, et qui se termine au rire. 



20 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

Mais Berbon ! on sentait sons cette gaieté nn peu factice 
un si insultant mépris de son beau-père ; tout l'orgueil du 
gentilhomme vibrait dans sa voix, à cette sanglante apos- 
trophe, et avec un air si hautain, qu'on excusait presque 
ce vieux serpent de Poirier. 

La scène était alors d'un effet violent. Elle fait plaisir 
au Théâtre-Français. Tous les angles en ont été soigneu- 
sement arrondis ; rien que de convenable, rien que de dis- 
cret ; c'est un salon où causent des gens bien élevés ; c'est 
un temple où des prêtres officient les chefs-d'œuvre. 

La pièce a été froidement écoutée durant les deux pre- 
miers actes ; les belles situations du troisième ont rompu la 
glace ; le succès n'a fait que croître au quatrième, et le ri- 
deau est tombé au milieu des applaudissements les plus 
vifs. 

9 mai 18G4. 



II 



On nous a, cette semaine, joué le Gendre de M. Poirier , 
que je n'avais pas vu depuis quelque temps. On ne le re- 
présentait plus guère que le mardi et le jeudi, et, ces jours- 
là, je ne me sens aucun goût à me rendre rue Richelieu. Il 
n'est pas d'abord bien commode d'y trouver de la place, 
et puis ce public si comme il faut, qui ne sent rien, à qui 
tout est égal, m'irrite et me gâte le plaisir de la représen- 
tation. Je ne serais pas éloigné de croire que le Gendre de 
M. Poirier est le chef-d'œuvre de la comédie contempo- 
raine (1). Il y a eu sans doute en ce siècle au théâtre desou- 

(1) Ou voit qu'à vingt-trois ans d'intervalle, l'opinion du critique 
s'était complètement modifiée sur le Gendre de M. Poirier. Avec sa 
bonne foi habituelle. Francisque Sarcey n'hésitait pas à revenir sur 
ses impressions antérieures ; et d'ailleurs il reflétait, en cela, les chan- 
gements d'humeur et les fluctuations du public. 



EMILE ATJGIER 21 

vrages de plus vaste envergure, des études de mœurs plus 
puissantes ; je ne sais pas de comédie mieux équilibrée, plus 
harmonieuse : elle a, si j'ose m'exprimer ainsi, la sérénité 
de la perfection. Yoilà bien quarante ans que le Gendre de 
M. Poirier a été joué pour la première fois au Gymnase ; 
la pièce n'a pas vieilli d'un jour. Il serait impossible d'y 
découvrir une ride. Il ne s'y rencontre pas une scène ou un 
mot que l'on voulût retrancher ; c'est la belle et égale lu- 
mière des teuvres classiques. 

Got garde ce rôle de M. Poirier où il sera si difficile de 
le remplacer. Il l'a marqué d'une telle empreinte qu'il de- 
viendra impossible de le jouer autrement et qu'il n'y aura 
pas moyen de le jouer comme lui. Féraudy s'y est essayé 
en province; il imite avec beaucoup d'exactitude le grand 
modèle. C'est bien cela et ce n'est plus cela. Et cependant 
le rôle pourrait être conçu d'autre façon. J'ai vu dans le 
bonhomme Poirier ce merveilleux comédien qu'on appelait 
Lesueur. 11 en avait fait un petit bourgeois, étriqué, tatil- 
lon, tout plein de convoitises rentrées et ardentes, dont 
l'œil s'illuminait au seul nom de baron, et comme il disait 
avec pudeur : Je suis ambitieux ! Il avait donné au person- 
nage une physionomie que nous avions déclarée inoubliable 
et que Got a fait oublier. 

Son bourgeois est plus cossu, plus large; on ne serait 
pas trop étonné qu'en 1848 il arrivât pair de France et 
baron. Sa vanité est tout aussi ridicule ; elle a un air moins 
mesquin. C'est dans la diction que Got triomphe. Les gens 
de mon âge se rappellent la parole tantôt pâteuse et tantôt 
bredouillante de Lesueur. Got articule avec une netteté et 
une force singulières. Chaque phrase, chaque mot est 
marqué par lui d'une accentuation énergique. S'il y avait 
même une légère critique à lui adresser, ce serait de trop 
insister sur les mots de valeur, de les détacher avec trop 



22 QUARANTE ANS DE THEATRE 

de complaisance, de les souligner à chaque fois d'un geste 
un peu trop appuyé. Peut-être y a-t-il excès à cette heure. 
Mais comme ses intonations entrent profondément dans 
L'( .reille et vont éveiller le rire ! 

— Voudrais-tu, lui dit Verdelet, que ton gendre vendit 
du calicot ? 

— Il en est bien incapable, s'écrie Poirier. 

Qui n'a pas entendu ce mot « incapable » dit par Got 
n'a rien entendu. C'est un poème de mépris. 

Verdelet est un des rôles où Barré est incomparable. Il 
y déploie une bonhomie et une tendresse charmantes. Quel 
modeste et excellent comédien que Barré ! Il n'a jamais 
mené grand bruit dans le monde ; on ne sentira la gran- 
deur de sa perte que lorsqu'il prendra sa retraite, et mal- 
heureusement il touche à cette heure. Il est exquis dans le 
Mariage de Victor ine, dans le Géronte des Fourberies de 
Scapin, dans le cuistre à 1 On ne badins pas avec V amour. Il 
a là un récit de quinze lignes qu'il dit comme personne ne 
le dira jamais. C'est un acteur rare. 

Worms jouait le marquis de Presles, où nous avons vu 
tour à tour Berton père, Bressant et Delaunay. C'est en- 
core Berton père qui m'a laissé le plus flamboyant sou- 
venir dans ce rôle. Il avait grand air, une allure hautaine 
et dédaigneuse ; et surtout il possédait une voix nette, 
vibrante, qui semblait faite pour l'insolence et le sarcasme. 
Toute la salle était secouée lorsque, s'adressant à son ami 
Vïontnieyran, il lui demandait avec un rire d'indignation 
et de mépris : 

— Sais-tu pourquoi Charles-Gaston de Presles s'est fait 
tuer en 1532 à la tête de son régiment ? Sais-tu pourquoi 
Henri de Presles...? etc., etc. 

Il y avait de tout dans cette voix-là : de l'orgueil insul- 
tant, de la légèreté impertinente, du rire sarcastique ; c'é- 



EMILE AUGIER 2ô 

tait comme une avalanche de railleries qui tombait à larges 
coups sur la tête de Poirier. Et comme Lesueur se redres- 
sait; comme on sentait la rage du petit bourgeois siffler 
dans sa réponse : — « Sais-tu pourquoi j'ai travaillé trente 
ans, jour et nuit...? » Les deux adversaires étaient dignes 
l'un de l'autre, et la lutte avait je ne sais quoi de gran- 
diose ; elle prenait un caractère épique ; c'était la noblesse 
d'un côté, la bourgeoisie de l'autre. 

La scène, avec Worms, n'a plus tout son effet. C'est que 
Worms est lui-même un fils très distingué de la bour- 
geoisie, ce n'est point le marquis de Presles. Il n'a ni l'inso- 
lence hautaine de Berton, ni l'impertinence aisée et sou- 
riante de Bressant, ni la légèreté aimable et spirituelle de 
Delaunay; il est simple, fier, digne et un peu triste. Il 
pourrait être le fils de Verdelet. M me Barretta, de sou côté, 
a la grâce d'une jeune bourgeoise, grâce qui est très suf- 
fisante dans les premiers actes, mais qui n'est plus dans le 
ton quand la fille de Poirier montre, aux deux derniers 
actes, qu'elle a véritablement le cœur de la marquise de 
Piv-des. 

Tnus deux, 'Worms et M me Barretta, sont d'excellents 
comédiens; ils jouent avec beaucoup d'autorité leurs deux 
rôles : ils n'ont qu'un tort, c'est de donner au public la 
sensation d'un ménage où le mari, un avocat très dis- 
tingué, aurait épousé une fleur de la rue du Sentier. Je ne 
leur en veux ni à l'un ni à l'autre: car ils jouent aussi 
bien que l'on peut jouer; mais c'est l'impression qu'ils 
donnent, et une impression qui tient à leur personne même 
plutôt qu'à leur intelligence ou à leur talent, en sorte qu'il 
n'y a rien à y faire. Joliet est assez plaisant dans le rôle de 
Yatel, où Thiron était d'un comique irrésistible. 

4 juillet 1887. 



LES LIONNES PAUVRES 



C'était la 'première fois que je voyais les Lionnes pau- 
vres au théâtre. Je les avais lues bien souvent, et m'étais 
pris pour elles d'une admiration très vive. Le dialogue est 
si spirituel, si incisif, si amusant! Les traits d'observa- 
tion y abondent ! Il pétille de mots profonds et cruels. 
L'action du drame paraît, à la lecture, devoir être très in- 
téressante ; on sent bien vaguement que Séraphine n'a pas 
l'envergure de M me Marneffe, l'immortelle création de Bal- 
zac. Mais on trouve naturel qu'un écrivain dramatique, 
écrivant pour la scène, ayant à compter avec les suscepti- 
bilités et les pudeurs du public, ait adouci l'odieux de ce 
caractère et voilé l'horreur de la situation. J'aurais été, je 
le confesse, avant cette' représentation, très embarrassé 
d'expliquer pourquoi la pièce, qui me semblait être un 
chef-d'œuvre, n'avait réussi qu'à moitié, lorsqu'elle fut 
donnée pour la première fois, et comment les reprises 
qu'on avait tentées depuis n'avaient pas jeté un éclat beau- 
coup plus vif. Je n'attribuais ces insuccès (insuccès rela- 
tifs, bien entendu) qu'à la mauvaise humeur de la foule 
contre un sujet hardi, qui froisse ses préjugés les plus 
chers. 

Mon Dieu ! il y a bien un peu de cela. Dumas, dans sa 
dernière préface, a très ingénieusement remarqué que le 






EMILE AUGIER 25 

public admettait aisément au théâtre le premier amant 
d'une femme mariée ; qu'il l'attendait même ; qu'il n'avait 
jamais pu souffrir le second. Il rappelle la maxime de La 
Rochefoucauld, qu'il a par inadvertance attribuée à La 
Bruyère : « Il est plus rare de rencontrer une femme qui 
n'ait eu qu'un amant que d'en trouver une qui n'en ait ja- 
mais eu », et fait observer, qu'en dépit de l'assertion du 
moraliste et de la vérité, nous nous révoltons au spectacle 
-i l'on nous présente une femme cédant à ce second amour, 
et il tire même de cette répugnance bien caractérisée du 
public une explication du peu de plaisir qu'a toujours fait 
à la scène la représentation du Misanthrope, qui est un 
chef-d'œuvre à la lecture. Célimène a quatre ou cinq 
amants à la fois ; cette perversité nous étonne et nous cho- 
que; elle nous gâte tout le plaisir que nous donnerait l'é- 
tude faite par Molière sur le caractère d'Alceste. C'est là 
une vue ingénieuse et nouvelle, dont nous aurons à tenir 
compte si jamais nous revenons sur le Misanthrope. 

Il est très vrai que Séraphine n'a dans les Lionnes pau- 
vres qu'un amant avoué ; mais tout le monde sait qu'elle 
en aura beaucoup d'autres, et que si l'auteur n'a pas mon- 
tré ce terrible second, c'est par un artifice de poète, pour 
ménager les délicatesses et les pudeurs de son public. 

C'est donc là une cause certaine de répulsion. Mais les 
auteurs n'y pouvaient échapper, car elle était essentielle 
au sujet choisi. Du moment qu'ils transportaient une 
M mc Marneffe au théâtre, ils ne pouvaient se dérober à la 
nécessité de la montrer coquette et trafiquant de sa coquet- 
terie ; se donnant à l'un, puis à l'autre, pour entretenir son 
luxe. 

Je m'expliquais aisément qu'une étude faite sur le vif 
d'un vice aussi infâme eût causé, il y a tantôt vingt- 
cinq ans, un certain malaise, qu'elle eût effarouché le pu- 

2 



26 QUARANTE ANS DE THEATRE 

blic. Mais je nie disais que depuis lors le temps et l'accou- 
tumance avaient dû faire leur œuvre ; que le type admis 
depuis longtemps dans la conversation courante ne choque- 
rait plus à la scène, et qu'il nous resterait maintenant 
assez de liberté d'esprit pour goûter pleinement les beautés 
de l'œuvre. 

Cette nouvelle épreuve m'a montré une fois de plus ce 
que je savais déjà par diverses expériences, combien il est 
facile de se tromper quand on prétend juger d'une pièce 
sur la simple lecture, quand on n'attend pas la représenta- 
tion pour en raisonner. 

Ce qui fait que les Lionnes pauvres, malgré l'audace de 
la conception, malgré l'originalité de quelques scènes, mal- 
gré rétincellement du dialogue, malgré tant de qualités de 
premier ordre, ne donnent pas un plaisir sans mélange au 
théâtre, ce qui fait que le succès ne s'étendra jamais au 
delà d'une certaine élite de spectateurs qui sont plus sensi- 
bles aux beautés de détail ; c'est que la pièce est affligée 
d'un vice primordial et irrémissible. Séraphine est la figure 
principale du drame ; elle est la Lionne pauvre ; c'est au- 
tour d'elle qu'il tourne tout entier. Eh ! bien, le rôle n'est 
pas fait ; il n'existe pas ; il semble qu'Augier et Foussier 
aient mis en œuvre cette vieille plaisanterie de caserne : 
Pour faire un canon, vous prenez un trou, et vous versez 
du bronze autour. 

Comment ce défaut ne saute-t-il pas aux yeux alors 
qu'on lit la brochure au coin de sa cheminée ? Je ne sau- 
rais trop le dire. Le fait est que je m'en étais à peine 
aperçu. On est saisi à la représentation. Tout ce que nous 
savons sur Séraphine, ce n'est pas d'elle que nous l'appre- 
nons, ni en la voyant agir; c'est par des conversations 
tenues sur son compte; c'est par les effets de sa conduite 
sur les gens qui l'entourent. Pommeau, le mari de Sera- 



EMILE AUGIER 27 

phine, Thérèse, la femme de l'amant qui entretient le luxe 
de Séraphine, Bordognon, un homme du monde qui attend 
son tour pour offrir ses services à Séraphine, sont toujours 
en scène, s'occupant de Séraphine, commentant les faits et 
gestes de Séraphine ; pour Séraphine elle-même, on ne la 
voit guère que de profil et en passant. Elle traverse la 
scène à deux reprises au premier acte; elle fait une courte 
apparition au second; tourne autour d'une table de jeu au 
troisième; ce n'est qu'au quatrième qu'elle a avec son mari 
la grande scène d'explication, celle qu'il était impossible 
de ne pas faire. Au cinquième, elle a disparu. Pommeau et 
Thérèse restent en présence des spectateurs, comme si 
c'était pour eux que se donnait la fête. 

C'est que, voyez-vous, et je m'en rends bien compte à 
présent, les auteurs ont reculé devant la hardiesse de leur 
sujet. Augier avait vingt-cinq ans de moins ; peut-être ne 
se sentait-il pas l'autorité ni la force nécessaires pour lut- 
ter de front contre le public, pour prendre, comme on dit, 
le taureau par les cornes et le terrasser d'un coup de maî- 
tre. Il a, lui qui pourtant est l'homme de toutes les au- 
daces, il a biaisé, tergiversé. Il s'est dit : pour nous faire 
excuser, il faut écarter le plus possible des yeux du public 
ce monstre de Séraphine, et les arrêter au contraire fort 
longtemps sur les sympathiques victimes de ses déborde- 
ments, sur Pommeau et Thérèse. Pauvre Pommeau! mal-. 
heureuse Thérèse ! tandis qu'on pleurera sur leur honnê- 
teté et leur infortune, on oubliera de se révolter contre 
notre héroïne, qui commettra ses forfaits à la cantonade. 

Mauvais raisonnement! Il est toujours permis à un 
écrivain dramatique de ne pas prendre un sujet répugnant, 
comme est celui des Lionnes pauvres; mais, si une bonne 
fois il s'y résout, s'il choisit pour héroïne de son drame une 
M rac Marneffe, il n'a chance de succès qu'en l'imposant 



28 QUARANTE ANS DE THEATRE 

tout entière et d'un bloc au public, en n'ayant pas l'air de 
demander grâce pour elle. On ne gagne rien à esquiver 
un sujet, à tourner autour. Il faut l'aborder franchement 
et le pousser à toutes ses conséqueuces logiques, sans se 
mettre en peine de ce qu'en pensera le public. Le public 
se révoltera peut-être le premier jour, il s'est bien insurgé 
autrefois contre le Mariage d'Olympe. Il finira par être 
dompté, et son admiration sera d'autant plus vive qu'il 
aura des arrérages à payer. 

On m'avait dit que le rôle de Séraphine n'avait jamais 
été bien joué. Je m'en étonnais. Car enfin il avait été porté 
tour à tour par M Ue Dinah Félix, jeune alors, qui était 
déjà ce qu'elle est restée plus tard, fine, spirituelle et bien 
disante ; par M lle Cellier, qui n'était, cela est vrai, qu'une 
jolie et aimable femme ; et enfin par M lle Desclée, qui n'é- 
tait pas encore célèbre en ce temps-là, et que personne, à 
ce qu'il paraît, n'y remarqua. Et cependant il est bien 
probable que M 1Ie Desclée n'y fut pas indifférente. Pour- 
quoi n'y réussit-elle point ? Eh ! mon Dieu ! par la même 
raison qui fait que cette pauvre M Ue Eéjane vient, dans ce 
même personnage, d'être maltraitée de presque toute la 
presse.. C'est que le rôle n'est pas bon, et, ce qui est plus 
triste encore pour la comédienne, il a l'air de l'être. C'est 
ce qu'on appelle en argot de théâtre : un faux bon rôle, et 
les faux bons rôles sont les pires de tous, parce que .l'on 
demande beaucoup à l'artiste et que c'est à lui que l'on 
s'en prend de trouver si peu. 

Et ce qui prouve que le rôle n'est pas nettement tracé, 
c'est qu'il y a divergence sur la façon de le comprendre ; 
c'est que nous ne sommes pas d'accord avec l'auteur, et 
non sur un détail, ce qui ne serait rien, mais sur l'intelli- 
gence même du personnage. J'ai reçu la visite d'Augier, 
qui m'a dit en propres termes : On a beaucoup critiqué le 



ElIILE AUGIER 29 

jeu de M lle Réjane, et j'ai vu par votre feuilleton que tous 
même vous vous disposiez à vous joindre au chœur. Eh ! 
bien, je vous supplie de dire au public que c'est moi qui 
ai voulu (pie la pièce fût jouée ainsi, et notamment la 
grande scène du quatrième acte. C'est moi qui ai imposé 
cette interprétation et qui en prends la responsabilité. — 
Soit, je ne demande pas mieux. Il y aurait évidemment 
quelque impertinence à discuter avec Augier sur son œu- 
vre; il sait mieux que moi ce qu'il a voulu faire. L'a-t-il 
fait? C'est une autre question. 

Qu'est-ce que la Séraphine de M Ue Réjane ? une petite 
échappée des hauteurs de Belleville, évaporée de manières, 
perverse de mœurs, mais sans ombre d'éducation et sans 
grande allure. Au quatrième acte, quand Pommeau, qui 
vient d'apprendre la vérité, l'interroge, elle reste là, tête 
baissée, le visage hargneux, les yeux fichés en terre, comme 
un enfant boudeur à qui sa mère veut faire dire quelque 
chose et qui répond avec une obstination farouche : Xon, 
je ne veux pas. Tenez ! pour vous donner une idée de la 
scène, rappelez-vous dans le Courrier de Lyon Paulin 
Ménier pressé par le juge d'instruction et ponctuant cet 
interrogatoire d'exclamations ironiques et violentes, lancées 
d'une voix rauque. Telle était à peu près l'attitude de 
M 1Ie Réjane. 

Ce n'est point cela que nous avions rêvé. Nous avions vu . 
dans Séraphine une belle fille, très libre si l'on veut de 
tournure et de manières, mais ayant un je ne sais quoi du 
cheval de race, aspirant le plaisir à pleines narines, hau- 
taine, insolente, avec de superbes éclats d'indignation et 
de colère. Quand son vieil imbécile de mari... Ah ! ça. pour- 
quoi ce maître sot de soixante ans épousait-il cette fleur 
de jeunesse et de beauté, qu'il n'espérait pas même pou- 
voir s'attacher par le lien d'un enfant ? Lors donc que 



30 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

l'ennuyeux et pleurnicheur Pommeau s'en vient lui repr< >- 
cher ses frasques, nous avons cru, nous, qu'elle allait ré- 
pondre comme une cavale échappée, que les mots cinglants 
qui lui sont mis dans la bouche par l'auteur seraient cra- 
vachés à travers la figure de ce nigaud : 

— Vous m'ennuyez, vous, avec vos sermons ! Vous êtes 
vieux, vous êtes laid, vous êtes assommant, vous n'êtes pas 
riche. Quand on n'est pas riche, on ne se marie pas. J'en 
ai assez de votre baraque. Je prends de la poudre d'escam- 
pette. Bien le bonsoir ! 

Voilà comme nous avions conçu la scène. Elle nous 
semblait résulter nécessairement de l'idée que nous nous 
étions faite du personnage. Il paraît que nous nous trom- 
pions. Dont acte à M lle Réjane. Une fois son interprétation 
admise, elle a été excellente. Mais Augier aura beau dire. 
Ça n'est pas ça du tout ! ou plutôt, cette discussion ne 
prouve qu'une chose : c'est que le personnage de Séra- 
phine est mal fait, ou pour mieux dire quïl n'est pas 
fait. 

Est-ce qu'au troisième acte... pardon! Je parle de la 
pièce comme si vous la connaissiez : c'est que vous devez 
la connaître, c'est qu'avec ses défauts, c'est une maîtresse 
œuvre, que je vous engage à voir et dont l'intérêt sera 
pour vous très vif... Est-ce qu'au quatrième acte, elle ne 
de vrai i pas accepter les dix mille francs de Bordognon ? 
Comment ! elle est sur le bord de la ruine, elle sait que tout 
va se découvrir, et elle hésite à saisir cette bouée de salut 
qui lui est tendue par un homme d'esprit d'une manière si 
complaisante et si ingénieuse ? Elle a des scrupules ! 

Ah ! ce n'est pas elle de qui viennent ces scrupules. Ce 
sont malheureusement les auteurs qui les ont ressentis. Ce 
sont eux qui se sont dit à ce moment de leur pièce : Que 
va penser le public ? Une femme qui, sur la scène, se vend 



EMILE AUGIER 31 

pour dix mille francs, quand déjà elle est coupable d'un 
adultère ! Jamais ça ne passera... Eh ! si, cela aurait passé ; 
non pas le premier jour peut-être : mais en 1879. Je vous 
assure qu'aujourd'hui c'est une déception pour nous que 
de voir M me Marneffe repousser par une vaine délicatesse 
ces dix mille francs qui lui tombent du ciel. 

Une faute en traîne toujours d'autres à son pied. 

Y a-t-il rien de moins vrai, de moins sensé que la façon 
dont M. Pommeau apprend son malheur ? 

La revendeuse à la toilette est là (je suppose toujours 
que vous connaissez la pièce). Elle a déclaré qu'il lui fal- 
lait de l'argent et, sur le coup de deux heures, elle vend la 
mèche pour être payée tout de suite. 

Mais ce procédé est contre toute vraisemblance. Le mé- 
tier de revendeuse à la toilette est précisément de faire des 
avances à ces sortes de femmes, sachant bien qu'un jour 
ou l'autre elles seront payées de leurs débours par quelque 
amant. Dans la réalité, M me Chariot, plutôt que de tuer 
du coup la poule aux œufs d'or en révélant le mystère au 
mari, serait allée elle-même chercher Bordognon et aurait 
négocié l'affaire entre ce viveur et sa M me Marneffe. 

Et comme la scène, outre que l'idée n'en est pas juste, 
est faite à côté, en dehors de la vérité ! 

Ainsi, voilà cette M me Chariot qui, après avoir dit au 
mari : Votre femme me doit dix mille francs, s'avise de lui 
faire un cours de droit professionnel, ne s'apercevant pas 
qu'elle livre ainsi sa cliente, qu'elle dit clairement au 
mari qu'il n'est pas seulement un mari trompé, mais pis 
encore. 

Ah ! comme je songeais, à part moi, à une autre scène. 
Oserai-je la donner ici ? c'est que nous sommes bien mal- 
heureux, nous autres critiques. Quand nous blâmons une 
scène, sans la refaire, Dumas nous crie dans sa préface : 



32 • QUARANTE ANS DE THEATRE 

Vous savez bien montrer les défauts, mais vous n'indiquez 
jamais le remède. Mais quand par hasard à une situation 
nous en substituons une autre, c'est Sardou qui nous prend 
à partie : Ce n'est pas notre pièce que vous jugez ; vous 
nous en apportez une autre, et vous la trouvez meilleure ; 
cela n'est pas étonnant. 

Je vais me hasarder néanmoins. 

Pommeau trouve (comme dans la pièce d'Augier) 
M me Chariot en train d'inventorier le mobilier ; il lui de- 
mande ce qu'elle fait là ; il le prend de très haut avec elle, 
de si baut que, cette fois, la bonne dame impatientée, et 
qui d'ailleurs peut croire à la complicité de ce mari, riche 
des frasques de sa femme, s'en va en grommelant quelque 
grosse injure entre ses dents. Pommeau l'entend, l'arrête : 

— Qu'avez-vous dit là ? expliquez-vous ! 

— Allons ! ne faites donc pas la bête ! vous savez bien 
ce qu'il en est. 

La scène se poursuit ainsi ; lui, la pressant, elle, se dé- 
robant par des réponses évasives, jusqu'à ce que Séraphine 
entre. Elle est allée chercher les 10.000 fr. chez Bordo- 
gnon ; elle les apporte. Mais elle tombe en pleine querelle ; 
il n'y a pas à dire, il faut s'expliquer. 

Et alors, au lieu d'accepter d'abord les reproches de son 
mari, comme elle fait dans la pièce, elle regimbe tout 
aussitôt. Elle lui dit... Eh! parbleu, elle lui dit des choses 
justes ! Quand on a soixante ans, on ne se marie pas à des 
enfants de dix-huit ; quand on aime la solitude et le tra- 
vail, on reste seul à travailler; quand on n'a pas d'argent, 
on ne met pas une jument de luxe dans son écurie, etc. 

La voilà, la scène! cruelle, terrible, abominable, tant 
qu'on voudra: mais elle met aux prises, leur laissant à 
chacun et leurs arguments véritables et leur caractère lo- 
gique, les deux personnages principaux du drame, et elle 



EMILE AUGIER P,3 

permet de revoir Séraphine au cinquième acte. C'est une 
plaisanterie de venir nous donner, comme un coup de l'art, 
la disparition du premier rôle au dénouement. Allons donc ! 
Séraphine doit être là, toujours là, comme Célimène. Si 
elle s'évanouit au cinquième acte, c'est qu'elle était absente 
des quatre premiers. 

Je m'emporte ! et comme il arrive souvent dans ces 
analyses où l'on ne s'occupe qu'à mettre une seule idée en 
saillie, je deviens tout à fait injuste. Car tandis que je 
poursuis cette critique, qui pourrait être développée bien 
davantage, je laisse dans l'ombre les parties admirables 
de l'œuvre. 

Il n'y a pas un homme de théâtre qui ne sente, par 
exemple, combien le second acte est dramatique. Une note 
de modiste est remise à Thérèse, la femme de l'avocat Le- 
carnier, celui-là même qui est l'amant de .Séraphine. Elle 
l'ouvre, la lit, et y voit la description d'un chapeau dont 
le payement lui est réclamé. Ce chapeau, elle ne le con- 
naît pas ; elle ne porte point de chapeaux de trois cents 
francs. C'est donc un chapeau payé par son mari à quel- 
que maîtresse. Mais quelle est cette maîtresse ? Elle 
se désole, et passe la note à Pommeau, qui se trouve là 
par hasard pour écouter ces confidences et recevoir cette 
averse. 

Tandis que le digne premier clerc cherche ses lunettes 
pour lire le papier, Séraphine arrive ; elle porte le chapeau 
décrit sur la note, et la situation a été si habilement pré- 
parée qu'à son entrée en scène il s'élève dans toute la salle 
comme un frémissement de curiosité et de crainte. Thérèse 
va pour embrasser son amie ; mais ses regards tombent sur 
le chapeau accusateur, elle recule ; puis, se souvenant que 
le papier est aux mains du mari, elle se retourne vers lui 
et le lui arrache des mains. Jamais on n'est arrivé à des 



34 QUARANTE ANS DE THEATRE 

effets plus pathétiques par des moyens plus simples. 
C'est là du vrai théâtre, et du meilleur. Car la situation, 
qui est très forte, sort de la donnée même du sujet et des 
caractères. 

1" décembre 1879, 



LE FILS DE GIBOYER 



Il faut garder précieusement la date de cette représenta- 
tion; elle fera époque dans l'histoire du Théâtre- Français. 
Je ne crois pas que, depuis le Mariage de Figaro, une œu- 
vre plus hardie, plus singulière, plus émouvante, ait été 
présentée au public. M. Emile Augier a mis sur la scène 
notre état politique et social, comme autrefois Beaumar- 
chais ; il a rassemblé nos idées, nos croyances, nos passions, 
sous des formes vivantes, qu'il a jetées dans un drame 
plein de mouvement et de vie. 

Voilà déjà quelques années qu'on essaie de porter la po- 
litique au théâtre. Mais les tentatives n'avaient pas été 
fort heureuses jusque-là. On se croyait quitte avec elle, 
lorsqu'on avait saupoudré un vieux vaudeville de quelques • 
tirades philosophiques ou sociales. Au moment où Gustave 
allait se jeter aux pieds de Caroline, l'auteur arrêtait tout 
d'un coup Faction ; les personnages prenaient un visage 
diplomatique, tout à fait accommodé à la circonstance ; Fun 
d'eux ouvrait la bouche et entonnait un dithyrambe en 
faveur du progrès, ou de la civilisation, ou de n'importe 
quel autre grand mot; les autres répondaient pour le 
plaisir de se faire battre ; on s'échauffait un peu dans la 



36 QUARANTE ANS DE THEATRE 

discussion, après quoi le drame reprenait sou petit train de 
tous les jours, la conscience nette et content de lui-même. 

Les Effrontés avaient été un premier effort pour sortir 
de cette ornière ; mais, il faut bien le reconnaître, la tenta- 
tive n'avait pas complètement réussi. La politique côtoyait 
le drame; elle ne s'y mêlait pas, elle ne le dirigeait pas. 
Ou retombait du haut des conférences politiques dans l'é- 
ternelle histoire des questions d'amour et d'argent. M. Au- 
gier est à présent maître de sa manière ; la révolution qu'il 
voulait faire au théâtre est décidément accomplie. Il a 
créé une comédie nouvelle. 

La politique est le grand ressort de notre vie moderne ; 
c'est elle aujourd'hui qui en gouverne, à notre insu, jus- 
qu'aux moindres accidents. C'est elle aussi qui a la haute 
main dans la pièce de M. Augier. Son action n'éclate 
point çà et là par des tirades plus ou moins bien faites ; 
elle pénètre le drame tout entier, elle l'anime ; c'est d'elle 
qu'il reçoit son mouvement : idées et passions, tout s'y 
teint, pour ainsi dire, de ses couleurs. Point de situation, 
dans le drame, dont elle ne soit la cheville ouvrière ; elle 
est l'unité de l'œuvre, elle en est aussi le premier intérêt; 
et en savez-vous un plus puissant pour les fils de 89 ? 

Vous l'avez bien souvent lu dans ce journal : il y a, en 
ce moment, deux principes et deux partis, qui se disputent 
le monde : le droit divin et le droit du peuple, le parti des 
prêtres et celui des libres penseurs. Cet antagonisme, qui 
est si visible dans les questions politiques, se retrouve en- 
core dans la vie civile, et jusques au foyer domestique : 
c'est le mal dont nous souffrons tous et à toute heure ; et 
le rapide succès de Y Opinion nationale vient surtout, on 
peut le dire, de ce qu'il l'a plus nettement, plus hardiment 
que tout autre, signalé au public, et poursuivi dans toutes 
ses manifestations. 



EMILE AUGIER 37 

C'est ce mal que M. Angier a prétendu mettre à la scène. 
Le danger était d'habiller en hommes des idées abstraites, 
et de faire choquer les unes contre les autres des tirades 
philosophiques. Si l'auteur y était tombé, il eût fait œuvre 
de journaliste et non de poète ; un drame ne se compose 
pas de premiers-Paris, fussent-ils les plus éloquents du 
monde. 

Mais non, M. Augier a le don de créer et de faire vivre 
des personnages. Il n'oppose point l'une à l'autre de 
froides et sèches abstractions; il met des hommes sur la 
scène, des hommes qui ne sont pas là seulement pour re- 
présenter une idée, mais qui ont un tour particulier d'es- 
prit et de figure, une façon propre d'envisager les choses, 
des humeurs, des sentiments, des habitudes, où il est facile 
de les reconnaître. Chacun d'eux sert son parti à sa mode ; 
chacun d'eux le montre sous un point de vue nouveau ; 
et du jeu de ces passions qui se croisent et se heurtent, il 
se forme un drame très varié, très multiple ; un, toutefois, 
car il n'y a pas une scène où l'on ne puisse, au fond, re- 
trouver l'idée mère de la pièce : l'antagonisme du parti 
clérical et du libéralisme. 

Les cléricaux sont les plus nombreux. Le premier de 
tous, c'est le marquis d'Auberive. Vous le connaissez, 
celui-là; vous l'avez vu dans les Effrontés. Il est plus vieux 
de dix-sept ans ; mais il est resté vert. Il a toutes les grâces 
de l'ancien régime; il en a aussi le cynisme d'idées et 
d'expressions. Il ne croit plus à rien ; il se moque lui-même 
de son parti, dont il est regardé comme l'enfant terrible. 
Une certaine noblesse de sentiments a surnagé ; il met fa- 
cilement l'épée à la main, et n'aimerait pas qu'on rît de ses 
ancêtres. 

Il veut leur donner un fils qui perpétue le nom. Sa 
femme est morte sans lui laisser d'enfants. Il fait donc 

3 



38 QUARANTE ANS DE THEATRE 

venir du fond de la province un jeune parent, à qui il 
destine son nom, sa fortune et M lle Maréchal. Pourquoi 
M Ue Maréchal? car voilà un nom bien roturier. C'est 
qu'autrefois le marquis a été bon compagnon. M me Maré- 
chal n'a pas été insensible aux galanteries de ce vieux 
Lauzun ; elle a donné à l'estimable Maréchal, son mari, une 
fille qui pourrait bien avoir du sang bleu dans les veines. 
Le marquis, après la mort de la mère, s'est fait nommer 
tuteur de l'enfant ; il est tout naturel qu'il veuille la marier. 

Le jeune parent arrive; un grand garçon, long, mai- 
gre, pâle, les yeux constamment baissés, la chevelure 
s'aplatissant de côté sur le front avec une coquetterie ec- 
clésiastique, un habillement plus que sévère, le parler dou- 
cereux et fleuri : 

— Diantre ! s'écrie le marquis, mon héritier a l'air d'un 
sacristain. 

Le mot n'est pas poli ; il est assez juste. Ce jeune homme 
n'a connu encore que M. de Saint- Agathe, une des lumières 
de la religion, son précepteur, et il en parle sans cesse. Il 
est si bien dressé à ne point penser par lui-même, qu'il ré- 
pète, sans s'en apercevoir, à une tierce personne, les phrases 
qu'il a entendu dire au marquis. Ses mœurs sont pures, et 
il affirme qu'il apportera à sa future épouse un cœur et une 
personne sans tache. Mais un feu étrange brille dans ses 
yeux, quand il jette sur les femmes un regard de côté. 

Voilà en présence les deux colonnes de la légitimité : un 
vieillard cynique, pourri de scepticisme, mais spirituel et 
aimable ; un petit sot, qu'on a dès l'enfance empli de pré- 
juges ; têtu, d'ailleurs, comme tous les esprits étroits, qui' 
deviendra, par impuissance naturelle, ce que le marquis est 
par indifférence, par bon air, parfaitement incapable d'un 
grand effort, ce que les gens du peuple nomment dans leur 
langue énergique : un propre à rien. 



EMILE AUGIER 39 

M. Maréchal arrive à la rescousse. Pauvre M. Maréchal ! 
pauvre noblesse qui a besoin de tels auxiliaires ! Ce Maré- 
chal est un maître de forges enrichi ; il a trois ou' quatre 
millions. Que lui manque-t-il pour être heureux ? presque 
rien : le plaisir de saluer le marquis d'Auberive par son 
petit nom; de serrer la main à des gens titrés; d'en être 
appelé : « Mon cher Maréchal. » A ce bonheur suprême, il 
sacrifierait sa famille, sa fortune et ses convictions. Mais 
heureusement qu'il n'a pas de convictions. 

C'est un homme intelligent dans sa partie ; un peu niais 
quand il s'agit d'autre chose que de faire fortune en vendant 
des fers. Il se carre dans l'importance nouvelle que lui 
donne son entrée dans le parti légitimiste. Le marquis 
d'Auberive, qui a ses raisons pour le pousser, veut qu'il 
soit à la Chambre l'orateur de la faction, qu'il se couvre de 
gloire. C'est donc lui qu'on choisit pour prononcer le dis- 
cours, le manifeste des cléricaux. Il est bien entendu qu'on 
le lui donne tout fait ; il n'aura qu'à le réciter. Il est tout 
gonflé d'orgueil et de joie ; il faut l'entendre dire : Mon 
discours ! ma gloire ! 

N'est-oe pas là un type excellent ? ne représente-t-il pas 
à merveille cette bourgeoisie, sans foi politique non plus 
que religieuse, qui ne se laisse conduire qu'à une vanité 
puérile. Que de gens, hélas! roturiers comme vous et moi, 
ne se disent légitimistes que pour se faire prendre par les 
imbéciles pour des gens comme il faut! Le soir même de la 
première, que j'en ai vu dans les couloirs, de ces Maréchal 
qui disaient d'un petit air doctoral et pincé : « Oh ! ce 
n'est pas distingué ! cette pièce. M. Emile Augier ne res- 
pecte rien ! » On t'en donnera du respect et de la distinction ! 
Ta donc faire le joli cœur dans les salons de ces dames ; 
d'autres sauveront la démocratie en péril. 
'Ce sont là les trois têtes du parti; il n'irait pas loin avec 



40 QUARANTE ANS DE THEATRE 

de pareils chefs, s'il n'avait pour lui, comme autrefois le 
serpent, la toute belle et toute-puissante Eve. Les femmes 
appartiennent toutes plus ou moins à la faction cléricale, 
Elles ont toutes reçu leurs idées des mains des prêtres, et 
c'est nous qui avons eu la bonhomie de les leur confier. 

Celle qui joue le principal rôle, c'est la baronne de 
Pfeiffer. La baronne n'est pas de première noblesse ; mais 
c'est une intrigante de première classe. Elle veut se faire un 
salon influent au faubourg Saint-Germain, et tous les 
moyens lui sont bons pour arriver à ses fins ; elle a toujours 
son ecclésiastique dans sa voiture, et s'en va chez les mou- 
rants illustres, les réconcilier avec Dieu. Elle brode des 
nappes d'autel pour les églises ; elle tracasse dans les so- 
ciétés de bienfaisance pour les rachats de petits Chinois ; 
elle parle sans cesse du bon Dieu, et cherche partout un 
mari qui redore son blason : quœrens léo quem devoret. 

Le premier jour qu'elle aperçoit le jeune parent du mar- 
quis, elle jette le dévolu sur ce petit niais. Il porte d'azur 
à trois besans d'or ; quel honneur ! Il est d'une naïveté 
admirable ; quel bonheur ! Elle pourra l'accrocher dans sa 
chambre comme un portrait d'aïeul, et restera maîtresse de 
brouiller les cartes à la fantaisie. C'est déjà dans son salon 
que le parti délibère ; que sera-ce donc plus tard ! 

M me Maréchal, la seconde femme de M. Maréchal et la 
belle-mère de Fernande, est légitimiste, elle aussi; elle 
signe : « née de la Yerpillière » ; mais elle est de la Verpil- 
lière comme son mari est de Saint-Cloud. Elle n'en a pas 
moins de hautes prétentions, et elle se donne encore plus 
de mouvement que la baronne pour les justifier, car elle 
a plus à faire. C'est elle qui a poussé son mari à se jeter 
dans le parti clérical ; elle l'excite, elle le soutient quand il 
faiblit. Dame de charité comme la baronne, elle est de 
toutes les lionnes œuvres. On s'appelle chère, on tripote 



EMILE AUGIER 41 

ensemble, ce que Giboyer appelle, dans son style pitto- 
resque, la grande chouannerie des salons, avec ramifications 
dans les boudoirs et les alcôves. 

Fernande, la belle-tille de M me Maréchal, n'est rien en- 
core ; elle est ce que la fera son mari. Elle n'a pas eu de 
mère, c'est ce qui explique son indifférence : les filles qui 
se sont élevées seules sont des coquines, ou des modèles de 
raison. Le fond était bon chez Fernande ; elle a bien tourné. 
C'est une fille sérieuse, un peu hautaine, mais vaillante au 
bien et qui est toujours prête à tout sacrifier à l'idée qu'elle 
se fait du devoir. 

Quand le marquis lui offre son petit séminariste, elle 
l'accepte sans enthousiasme, mais avec une tristesse ferme, 
comme Pauline dut prendre autrefois Polyeucte. Il y a 
pourtant chez son père un jeune homme du nom de Maxi- 
milien, qui est le secrétaire du maître de forges passé 
homme d'État. Elle se sent portée vers lui par un attrait 
obscur, mais elle ne l'en traite que plus mal. Elle a d'ail- 
leurs observé que tous les secrétaires de M. Maréchal ont 
été protégés, placés par sa belle-mère ; elle a autrefois sur- 
pris quelques scènes un peu compromettantes pour l'hon- 
neur conjugal de son père; elle voit ou croit voir que 
Maximilien s'abandonne au même courant ; elle en conçoit 
un profond mépris qui se trahit par des mots brusques et 
secs. 

Ce Maximilien est le fils secret de Giboyer, et nous ren- 
trons par là dans le camp de la démocratie. Giboyer, notre 
Giboyer des Effrontés , a eu d'une plieuse de journaux un 
fils naturel, tout comme le marquis en a eu un de M me Ma- 
réchal. Le vieux noble parle du sien avec une aisance qui 
sent tout à fait son gentilhomme ; Giboyer, avec des en- 
trailles de père. 
' Il aime cet enfant, et il se dévoue pour lui, non pas seu- 



42 QUARANTE AXS DE THÉÂTRE 

lement parce qu'il est son fils : ce serait là un sentiment 
vulgaire, qui a été mis souvent au théâtre; Giboyer ne 
serait, en ce cas, que le Triboulet de la plume. Il l'aime pour 
des raisons politiques, si je puis m'exprimer ainsi ; sa ten- 
dresse paternelle n'est point un agrément ajouté après coup 
à la comédie, pour en accroître l'intérêt; elle naît, en 
quelque sorte, du fond même du sujet qu'a choisi l'auteur. 

Giboyer est un homme de génie jeté dans un milieu où 
il ne pouvait se développer librement, comme le grain de 
l'Évangile qui tombe sur la pierre. Dès son enfance, les 
pressantes nécessités de la vie ont pesé sur lui : il a fait de 
tous les métiers pour ne pas mourir de faim. 

Il était démocrate jusques aux moelles, comme il le disait 
si énergiquement lui-même dans les Effrontés ; il se sentait 
assez de talent pour défendre cette cause, qui était pour lui 
comme le sang de ses veines. Il a vendu, pour un écu, sa 
conscience et sa plume. Il a écrit des biographies qui lui ont 
fait un nom exécrable dans les lettres. Ne fallait-il pas 
vivre ? Xe fallait-il pas payer l'éducation du petit ? 

Au moment où nous le retrouvons, il a été mandé de 
Lyon, où il avait plongé dans un emploi obscur et mal ré- 
tribué, par le marquis d'Auberive, qui veut lui donner la 
succession de Déodat dans le journal du parti. Giboyer 
accepte : que lui importe? il en a vu bien d'autres. Il 
remplacera Déodat : il tirera de la canne devant l'arche; il 
jouera le Dies irœ sur le mirliton. Peut-il tomber plus bas 
qu'il n'est ? 

— Et pouvez- vous nous faire un discours pour la Cham- 
bre ? lui dit son protecteur. 

— Je tiens aussi l'éloquence, répond-il dans ce langage 
railleur et cynique qu'il a emporté de la Bohême, et qu'il 
garde comme une marque indélébile de son origine. 

C'est un misérable, oui, sans doute. Mais quel regret 



EMILE ATTGIER -43 

amer de son abjection! Soldat de la démocratie, il a trahi 
sa cause et ses dieux. Il leur doit un remplaçant ; ce rem- 
plaçant, ce sera son fils. Sur la tête de ce jeune homme, il 
reporte son honnêteté, sa gloire, ses convictions, son ta- 
lent. 

Il fera, ce fils bien-aimé, ce que n'a pu l'aire l'enfant des 
portiers de la rue de l'Université. Il faut à une famille du 
peuple plus d'une génération pour escalader les rangs de la 
haute bourgeoisie. Quand les soldats montent à l'assaut 
d'une ville, les premiers tombent dans le fossé, et font fas- 
cine de leur corps à leurs camarades, qui plantent enfin le 
drapeau sur les tours de la cité prise. Griboyer s'est couché 
volontairement dans ce fossé; il s'est roulé dans la boue; 
mais son fils arrivera, et déploiera le drapeau que le père 
avait gardé dans sa poche. 

— Il me plaît d'être un fumier d'où il sortira un lys. 

Comprenez donc bien ce caractère : il ne s'agit pas là 
d'un père quelconque, qui se sacrifie pour son fils, mais 
d'un soldat de la vérité, mais d'un démocrate, qui ne s'est 
consolé de sa honteuse désertion qu'en passant à son jeune 
fils sa plume et son fusil. Il a écrit un beau livre, le malheu- 
reux ! il ne le signera pas ; est-ce que son nom ne déshono- 
rerait pas l'ouvrage ! Mais ce fils, qu'il n'a point reconnu 
pour ne pas lui infliger la honte de ce nom, signera l'œuvre, 
et le succès de tous deux le réjouira dans son coin isolé. 

Jamais on n'avait peint encore les désespoirs farouches 
et les tendresses infinies de ces êtres déclassés que la misère 
de leur naissance retient encore dans les fanges du bas 
peuple, mais que leurs aspirations et leur génie emportent 
vers des classes plus élevées, qui meurent soumis et ré- 
signés en contemplant un idéal qu'ils n'ont pu atteindre, 
et se consolent par la pensée que leur fils en prendra pos- 
session. 



U QUARANTE AXS DE THEATRE 

M. Augier a mis ces douleurs sur la scène avec uue 
grandeur et une émotion qui le placent au rang des maîtres. 
J'ai couru en vain toute la littérature, je ne sais rien de 
plus puissant et de plus tendre. On aura beau clabauder 
contre l'auteur et ses tendances ; cela est admirable et digne 
des plus belles œuvres du temps passé. J'en appelle à tous 
ceux qui ont vu la pièce : est-il possible d'entendre la der- 
nière scène du troisième acte sans avoir l'âme comme élargie 
d'un généreux chagrin ? 

Maximilien s'est pris d'amour pour la fille de M. Ma- 
réchal. Cet amour ébranle singulièrement ses convictions 
politiques. Hélas! nous sommes ainsi faits! un regard de 
femme met toutes les bonnes raisons en déroute ! Il doit 
croire, et il croit que Fernande partage les idées de son 
père, qu'elle est du grand parti clérical. Cela le trouble, 
et il met ses doutes au compte du discours de M. Maréchal, 
qu'il vient de copier. 

— Ce discours m'a persuadé, dit-il à Giboyer, qu'il ne 
sait pas être son père, qu'il croit un parent éloigné. 

Giboyer éclate de rire : 

— Ce discours est de moi ! s'écrie-t-il. Tu vois ce qu'en 
vaut l'aune. 

A cet aveu qui a échappé à l'enfant perdu du journa- 
lisme, le jeune homme se révolte ; il a de l'honneur, lui, 
car on a eu le moyen de lui payer cette denrée si chère. 

— Ah ! s'écrie-t-il, voilà le métier que tu fais ? 
Giboyer reste confondu ; il lutte pourtant, et avec quel 

désespoir, avec quels sanglots ! 

— Malheureux enfant ! lui dit-il, je ne te demande pas 
ton estime ; mais rends-moi la droiture de ton esprit. 

Quel mot ! quel admirable mot ! Cela veut dire : Foule- 
moi aux pieds, écrase-moi ! que m'importe ! mais crois-moi ; 
n'abandonne pas cette démocratie, cet idéal, dont j'ai, tout 



EMILE AUGIER 45 

en le trahissant, gardé au fond de mon cœur la sainte et 
inviolable religion. Sois l'homme que je n'ai pu être ! 

Maximilien résiste, et Giboyer le presse avec une élo- 
quence farouche, mêlée de ces métaphores familières qui 
sentent le petit journal. Il tombe enfin anéanti sur un fau- 
teuil : 

— Ah ! s'écrie-t-il en sanglotant, je ne suis pourtant pas 
un méchant homme! Ce sont des devoirs trop lourds qui 
m'ont perdu ! Jeune, je me suis dévoué pour mon père, et 
plus tard... 

Il s'arrête, il n'ose achever ; mais Maximilien a compris, 
et tombant à genoux : 

— Et plus tard, pour ton fils ! 

Je le répète, je ne connais pas de scène plus vraie, plus 
grande, plus émouvante. Le public a été transporté d'en- 
thousiasme : il a rappelé à grands cris les artistes ; il sentait 
le besoin d'épancher au dehors le trop-plein de son cœur. 
C'était un de ces triomphes comme on en voit rarement ; 
car il ne s'y mêlait aucune surprise ; rien de plus franc et 
de plus net. 

Le mariage de Fernande avec le petit séminariste a été 
rompu, grâce aux intrigues de la baronne , qui veut acca- 
parer pour elle ce gentilhomme « aux trois besans d'or ». 
Elle a fait, malgré le marquis, retirer à M. Maréchal le dis- 
cours qu'il devait prononcer, et cela juste au moment où il 
le savait par cœur. Maréchal est entré en fureur ; Giboyer 
•a saisi le moment. 

« Répondez à ce discours, lui souffle-t-il à l'oreille. Pul- 
vérisez-le. Maximilien vous fera le vôtre. C'est un garçon 
de talent que ce Maximilien, il m'a converti moi-même, et 
je donne ma démission de rédacteur en chef du journal lé- 
gitimiste. » 

- Voilà Maréchal enchanté ; il se souvient alors, comme le 

3. 



46 QUARANTE ANS DE THEATRE 

mulet de la fable, de son père l'âne. Il est démocrate ; il l'a 
toujours été. Pauvre homme ! la démocratie te méprise, 
toi et tes millions, plus encore que ne faisait la vieille no- 
blesse ! Tu es bien le digne fils de cette bourgeoisie gâtée, 
qui n'a d"autre souci que celui de sa fortune, d'autres con- 
victions que son intérêt; et qui tourne, comme une gi- 
rouette, à tous les vents du hasard. 

M. Maréchal a prononcé ce fameux discours ; il a eu un 
succès de tous les diables : tout le parti légitimiste le re- 
nie ; sa femme le traite d'apostat, de révolutionnaire, de 
socialiste. Mais il ne s'en soucie guère. Il est infatué de sa 
gloire nouvelle. Il est aussi forcené démocrate qu'il était 
enragé légitimiste. Il se prélasse dans son importance ; le 
voilà chef de parti. 

Giboyer arrive en ce moment ; il annonce au grand ora- 
teur qu'il part avec son fils pour l'Amérique. Cette nou- 
velle tombe sur les fumées d'orgueil de M. Maréchal comme 
une goutte d'eau glacée. 

— Diable ! diable ! mais qui me fera ma réponse ? Je vais 
être attaqué de toutes parts ; vous ne pouvez pas me laisser 
dans cet embarras. 

Giboyer, après bien des réticences, habilement calculées, 
se laisse enfin arracher le secret de ce départ : Maximilien 
aime ; il faut l'enlever à cet amour sans espoir. 

— Et qui aime-t-il ? Je le marierai. 

Giboyer se fait encore tirer lentement les vers du nez; 
il lâche enfin le grand mot : Maximilien aime Fernande ! 

A ce nom, M. Maréchal a une magnifique explosion d'é- 
tonnement et de mépris. 

— Mon secrétaire qui ose lever les yeux sur ma fille ! 
Mais Giboyer s'y attendait; il suggère peu à peu des 

réflexions plus sages à ce bon M. Maréchal. La scène est 
charmante et conduite avec un art merveilleux. Ce million- 



EMILE ATJGIER 47 

naire finit par se dire qu'après tout, il est démocrate, qu'il 
faut mettre ses actes en harmonie avec ses idées. 

— Et d'ailleurs, ajoute-t-il en forme de conclusion, je 
ne puis pas faire autrement. 

— Et ! allons donc ! dit à part lui Giboyer, qui le voit 
mordre à l'hameçon. 

Il faut bien le reconnaître, Giboyer tire là ce qu'il ap- 
pellerait une carotte. Mais c'est un trait de caractère; il a 
toujours été bohémien; il l'est encore; les convictions et 
le talent ne font rien à cela. La délicatesse est une plante 
rare qui ne pousse qu'en serre chaude. 

Il a poussé, lui, dans la rue entre deux pavés boueux; il 
trouve tout naturel d'avoir recours, pour marier son fils 
avec celle qu'il aime, pour lui donner à la fois la fortune 
et le bonheur, à des moyens que ce fils répudierait sans 
doute s'il les connaissait. Il s'applaudit de son stratagème 
quand Maximilien entre. 

M< Maréchal est ivre de joie de la belle action qu'il va 
faire ; il voudrait que l'univers fût là pour le contempler 
quand il unit les mains des deux jeunes gens. Mais Maxi- 
milieu, qui ne comprend rien à ce bonheur, soupçonne 
quelque surprise. Il parle de sa naissance. 

— Votre naissance ? mais qu'a-t-elle de particulier ? 

— Je porte le nom de ma mère. 

Voilà M. Maréchal dans une étrange perplexité. 

— Et vous ne me disiez pas cela, vous ! s'écrie-t-il. Dia- 
ble ! diable ! c'est que voyez-vous, je brave les préjugés, 
moi, mais je les respecte ! 

Enfin M. Maréchal prendrait encore son parti du père 
inconnu ; mais, malgré les supplications de Giboyer, Maxi- 
milien le nomme. 

— Giboyer! le pamphlétaire! s'écrie M. Maréchal, qui 
•ne se doute pas que M. de Boyergis, le successeur de Déo- 



48 QUARANTE ANS DE THEATRE 

dat, celui qu'il a sous les yeux, n'est autre que ce Giboyer 
si décrié. 

11 se débat longtemps. 

— Enfin ! dit-il, vous ne portez pas son nom ; vous ne 
le reverrez jamais. 

Mais ce n'est pas ainsi que l'entend le jeune homme, et, 
dans un moment d'émotion extraordinaire qui a emporté 
toute la salle : 

— Non, je ne répudierai pas celui qui a tout sacrifié 
pour moi ; non, je ne le priverai point de la vue du seul 
être qui puisse lui serrer la main à son lit de mort. 

Qui eût dit à Giboyer que son nom seul deviendrait un 
obstacle! Il prie, il supplie son fils de l'oublier. Il jure à 
M. Maréchal, au nom de ce père inconnu, qu'on ne le re- 
verra plus jamais ; il y a dans ses discours je ne sais quoi 
de tendre et de farouche, de douloureux et de violent. 
Maximilien tient bon. 

— C'est que vous n'aimez pas ma fille, dit M. Maréchal. 

— Je ne l'aime pas ! 

Et il se laisse aller sur un fauteuil, pleurant à chaudes 
larmes. 

Nous étions là, tous, haletants, ne pouvant deviner 
comment cette situation se dénouerait. Le drame semblait 
acculé à une impasse. Il s'en échappe par un coup de 
génie. 

Fernande a écouté cette longue et triste discussion, elle 
a tout de suite compris ce qu'est M. de Boyergis : cette fille 
sérieuse, hardie et chaste n'en aime que plus le noble fils 
qui se dévoue pour un tel père. Au moment de se retirer et 
de lui dire adieu, elle lui saisit la tête à deux mains, et 
l'embrasse au front. 

La salle éclata tout entière en longs applaudissements. 
M. Maréchal est vaincu : il donne sa fille, et à ce même 



EMILE AUGIER 49 

moment le marquis entre. On lui apprend ce mariage ; il va 
pour s'y opposer, mais d'un mot M. Maréchal l'arrête : 

— Ma fille est ma fille, lui dit-il. 

Et Fernande, un doigt sur la bouche : 

— Je l'aime. 

Le marquis déconcerté propose alors à Maximilien de 
l'adopter, et de lui donner cette fortune et ce nom qu'il 
destinait au mari de Fernande. Mais Maximilien est démo- 
crate, et sa femme le sera comme lui. Il refuse, et elle ap- 
prouve. 

— C'est bien! dit le marquis. J'adopterai mon petit- 
fils. 

Mais qui sait si l'on acceptera pour lui ? Maximilien 
sera un grand écrivain, un chef de parti. 

Il aura un nom honoré, qu'il ne devra qu'à lui-même ; 
son fils n'en voudra point porter d'autres. Giboyer peut 
mourir content ; il aura fait souche d'honnêtes gens. 

Je parlerai lundi prochain sur la façon dont la pièce est 
jouée, et ce sera une occasion de revenir sur quelques 
scènes, que j'ai dû négliger aujourd'hui. 

8 décembre 1862. 



Il 



Le succès du Fils (h- Giboyer croît tous les jours a la 
Comédie- Française; la salle est tout entière louée quinze 
jours à l'avance ; la queue se forme au bureau de location 
dès <>nze heures du matin et se continue jusqu'à six heures 
du soir ; c'est une rage, c'est une folie. Les plus vieux co- 
médiens n'ont pas mémoire d'un pareil empressement ; il 
faut, pour en trouver un exemple, remonter jusque dans 
l'autre siècle, au Mariage de Figaro. 



.jO QUARANTE ANS DE THEATRE 

On craignait que ce triomphe, qui doit chagriner cer- 
taines gens, ne fût l'occasion de scènes de désordre. J'ai 
même lu, dans quelques correspondances, que ces scènes 
avaient eu lieu, et le bruit s'en est répandu dans le public. 
Bien n'est plus faux. J'ai, par mes amis ou par moi-même, 
assisté à toutes les représentations de la pièce nouvelle ; la 
seconde seule a été troublée par deux coups de sifflet, «jui 
sont partis du balcon, au troisième acte ; ils ont été cou- 
verts aussitôt par les applaudissements de toute la salle. Il 
n'y a pas eu d'autre manifestation hostile. 

Ce n'est pas sans doute que le parti qu'attaque M. Emile 
Augier ne soit très puissant et surtout très remuant. Bien 
des gens, depuis quinze jours, sont venus s'asseoir à l'or- 
chestre de la Comédie-Française, avec la bonne envie de 
siffler. Mais le sifflet leur est tombé des mains. C'est le 
beau côté du théâtre. Les hommes, quand ils y sont réunis, 
se laissent toujours, comme disait Molière, prendre par les 
entrailles. Si l'œuvre est belle, et qu'ils en soient émus, ils 
oublient leurs petites rancunes et n'ont plus de force que 
pour admirer. La pièce de M. Emile Augier passera, sans 
atteinte, à travers tous les ressentiments qu'elle soulève, 
parce qu'elle charme ceux mêmes qu'elle irrite le plus. J'ai 
tâché, dans mon dernier feuilleton, d'expliquer le genre 
d'intérêt qu'elle présente. Il me reste à parler des artistes 
qui la jouent. 

Il n'y a eu qu'une voix sur ce point dans le public et dans 
la presse. Jamais on n'a vu, même à la Comédie-Française, 
un ensemble plus merveilleux d'excellents comédiens. Il 
me semble qu'il est juste de mettre M me Plessy au premier 
rang. 

M me Plessy a bien voulu, par considération pour l'au- 
teur des Effrontés, accepter un rôle qui semblait tout à fait 
secondaire. Elle en a fait, par son talent, un des premiers 



EMILE AUGIEE 51 

de la pièce. Vous avez aujourd'hui le Fils île Giboyer entre 
les mains : lisez-le ; vous serez étonné de voir comme, à la 
lecture, le rôle de la baronne fond et disparaît. Elle n'a 
presque rien à dire, et le peu qu'elle dit est déplaisant ; elle 
froisse, comme à plaisir, tout ce qu"il y a en nous d'ins- 
tincts honnêtes et délicats. 

M me Plessy n'a pas seulement sauvé le rôle ; elle l'a im- 
posé. Il y avait, le premier soir, un peu de lenteur dans son 
débit ; on lui en a fait l'observation, et elle s'est tout aus- 
sitôt rendue. Aujourd'hui, elle joue d'une façon parfaite ce 
personnage odieux, qu'elle seule était capable de faire 
supporter. 

Sa voix, dont l'ampleur est admirable, a des tons d'une 
finesse et d'une causticité qui ravissent d'étonnement. Tous 
savez qu'elle veut séduire d'Outreville, ce jeune sacristain 
qui porte d'azur à trois besans d'or. Il s'agit donc de 
faire croire à ce petit niais que son premier mari n"a rien 
été pour elle que le plus respectueux des pères. La confi- 
dence est scabreuse, avec un jeune homme de vingt ans. 
Elle est toute en réticences et en sous-entendus ; M me Plessy 
les touche avec une légèreté incomparable. 
— Ma jeunesse a été austère ! dit-elle. 
La phrase est bien simple ; mais que de choses elle y a 
mises par l'intention ! Il y avait de tout dans la façon 
dont ce mot à'austère a été prononcé : et le regret des 
plaisirs perdus, et la résignation 1 d'un cœur qui les a 
sacrifiés à Dieu, et la joie d'apporter un cœur neuf à l'être 
que l'on commence d'aimer, et jusqu'à une pointe de rail- 
lerie qui perçait à travers tant de sentiments si complexes. 
La scène qui suit cet aveu est bien délicate: il fallait, 
pour la traverser sans encombre, le tact exquis d'une 
femme du grand monde. Vous vous souvenez de celle où 
Tartufe tàte la robe et chiffonne la collerette d'Elmire. 



52 QUARANTE ANS DE THEATRE 

Celle qu'a imaginée M. Augier est encore pins hasar- 
deuse : car enfin Tartufe est un homme, après tout, et il 
fait comme il peut son métier de séducteur. Mais ici, c'est 
la femme qui est chargée des avances : on sent bien qu'un 
seul mot trop vivement dit, une note trop expressive, tout 
était perdu. 

M me Plessy a conduit toute la scène avec une mesure 
dout les grands artistes seuls sont capables. Il y avait dans 
sa contenance, dans sa voix, dans son geste, je ne sais quoi 
de caressant, d'engageant et de pieusement contenu à la 
fois. Son bracelet s'est dénoué, elle prie le jeune séminariste 
de le lui rattacher, et découvre à moitié un beau bras blanc, 
qu'elle lui livre. Le pauvre benêt y voit un peu trouble, et 
n'en est que plus maladroit. 

— Deux mains ne suffisent pas, dit la baronne, tirant la 
sienne de son manchon ; voyons si avec trois nous serons 
plus heureux. 

Et de ses doigts gantés elle effleure la main du petit 
jeune homme : deux regards se croisent, la baronne baisse 
la tête, comme si elle rougissait à cette première commo- 
tion des sens ; et c'est tout. C'est bien assez ; on comprend 
et l'on n'est point choqué. N'est-ce pas le comble d'un art 
exquis et raffiné ? Ces nuances si délicates ne passent point 
inaperçues à la Comédie-Française, et M me Plessy n'a point 
à se repentir de l'abnégation qu'elle a montrée en acceptant 
un rôle ingrat. 

C'est toujours M. Samson qui représente le mar<|ui< 
d'Auberive. Il n'a pas l'air éminemment marquis, et l'an- 
cienne cour ne lui eût peut-être pas trouvé les manières 
assez régence. Il a de plus le parler lent, et il semble tou- 
jours retenir le trait pour le lancer avec plus de force. Ce 
s< mt là des défauts ; mais enfin personne ne met plus d'es- 
prit et de malice dans sa diction. Le rôle est ironique d'un 



EMILE AUGIER 53 

bout à l'autre, et si tout autre était chargé de le dire, il 
ne manquerait pas d'appuyer sur cette note, qui finirait, 
à la longue, par fatiguer. Mais M. Samson met tant de 
variété dans son débit, il dissimule l'ironie perpétuelle de 
la phrase sous des inflexions si naturelles et si fines, qu'on 
est à chaque instant comme réveillé et comme tenu en 
suspens. Tantôt il accompagne son épigramme d'un ma- 
licieux coup d'œil qui en achève le sens, tantôt il l'enve- 
loppe d'un air froid qui lui donne encore plus de prix, 
quand on la découvre. C'est un contraste parfait avec 
M. Maréchal, avec M. Provost. 

M. Provost a obtenu un immense succès dans ce rôle, et 
bien des gens n'hésitent pas à lui donner tous les hon- 
neurs de la soirée. Oserai-je dire qu'à mon avis, il a trop 
fait de M. Maréchal un Prudhomme imbécile. Ce côté-là 
n'est pas, ce me semble, aussi fortement marqué dans la 
pièce. Peut-être le personnage eût-il gagné à être joué 
d'une façon plus serrée, avec une moins bruyante expan- 
sion de sottise. Xous connaissons beaucoup de Ma récriais ; 
ils ne sont pas rares en ce temps-ci. Ils ont une vanité 
moins naïve, moins bon enfant. 

M. Provost touche, par endroits, à la niaiserie. Il ne 
faut pourtant pas que Maréchal soit un pur niais ; sans 
quoi l'on ne comprendra jamais qu'un parti lui ait confié 
le soin de défendre ses intérêts. Je suis convaincu, sans 
en avoir de preuves, que ceux à "qui l'on a fait cet hon- 
neur avant 1848, comme depuis, étaient des gens d'une 
tenue sévère, et dont le parler même avait quelque chose 
de raide ; des sots très suffisants peut-être, mais toujours 
dignes. L'air grave et profond a été de tout temps le 
masque de la nullité. 

Le rôle de Giboyer restera pour M. Got le meilleur et 
-le plus complet qu'il ait joué. Il était bien plus difficile 



54 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

que dans les Effrontés. Au temps des Effrontés, Giboyer 
était jeune; un bohème à tous crins, qui se moquait des 
convenances, et ne ménageait rien ni personne. M. Got 
n'avait qu'à s'abandonner à cette verve éclatante et fan- 
tasque qui est le caractère de son talent. Tout lui était 
permis alors. Mais dans la pièce nouvelle, Giboyer a vieilli ; 
il a bien gardé de son premier métier les manières sau- 
vages, les paroles pittoresques, et je ne sais quel décousu 
dans toutes ses allures ; mais le temps n'est plus où il 
disait : 

— Après ça, vous savez, monsieur le marquis, mui, ça 
m'est bien égal ! 

Cela ne lui est plus égal. Il a écrit un beau livre sur la 
démocratie, et il s'est, en récrivant, raffermi dans sa foi 
politique. Il est père, et toutes les fois qu'il parle de ce 
fils, son unique espoir, il s'exprime avec cette éloquence 
farouche qu'inspirent les sentiments violents à des carac- 
tères fortement trempés. 

Il y a donc dans ce rôle un mélange de laisser-aller 
bohème, d'ardente conviction, de sentiments nobles et 
d'actions grossières, qui le rend presque impossible à ren- 
dre d'une façon complète. M. Got y a réussi au delà de 
tout ce qu'on pourrait imaginer. Ce n'est pas sans de 
grands efforts, sans de longues perplexités. 

M. Got. en étudiant ce terrible rôle, a eu ses moments 
d'enthousiasme, et il a aussi traversé des crises de décou- 
ragement. Personne n'est plus sûr de lui, ni de son pu- 
blic; mais il est artiste, il sent vivement, la responsabilité 
qri pesait sur lui l'effrayait à juste titre. Il voulut un soir 
rendre le rôle a M. Emile Augier; il en avait peur : 
M. Augier me contait la peine qu'il avait eue à remettre 
un peu de calme dans cet esprit inquiet. Comparez ces dé- 
fiances d'un grand artiste à la superbe assurance de ces 



EMILE AUGIER 55 

petits jeunes gens ou de ces jolies jeunes personnes qui ne 
doutent de rien, qui jouent Elniire ou Sylvia au pied levé, 
et se croient naïvement supérieures à M me Plessy. 

La veille encore de la première représentation, j'enten- 
dais M. Got dire à un homme de lettres : 

— Je ne vois plus rien dans ce rôle. Je ne sais plus ce 
que je fais : j'y serai exécrable, à moins que je n'y sois 
excellent. 

M. <Tot doit être aujourd'hui rassuré : il a été excellent. 
On n'est pas plus tendre, plus pathétique, avec des allures 
plus bohèmes et un langage plus pittoresque. La scène du 
troisième acte est aujourd'hui célèbre à Paris; mais je ne 
trouve pas M. Got moins admirable au cinquième, quand 
il engage son fils à l'abandonner. Il y a dans son accent 
je ne sais quoi de profond, de violent, de farouche, dont 
on est ému jusqu'au fond du cœur. 

J'arrive enfin au rôle de Fernande ; c'est M 1!e Fa van 
qui le joue. Eh ! bien, avions-nous assez raison, quand nous 
assurions que M lle Favart était devenue tout doucement 
une des premières comédiennes du Théâtre- Français, et la 
seule qui fût possible dans les rôles de jeunes premières ? 
On ne voulait pas nous croire ; on nous accusait de parti 
pris ; mais nous qui la voyions tous les soirs jouer indiffé- 
remment l'ancien et le nouveau répertoire, et devenir à 
chaque fois meilleure ; nous qui , depuis trois ans , avions 
chaque jour mesuré ses progrès, nous savions bien ce que 
nous disions, et que tôt ou tard le public serait de notre 
avis. 

Cela n'a pas tardé ; il a bien fallu convenir, au moment 
où l'on a représenté Dolores, qu'il n'y avait au théâtre que 
M !le Favart pour donner une physionomie à ce rôle ingrat. 
M. Augier n'a pas cru pouvoir mettre celui de Fernande 
en de meilleures mains. Elle y a obtenu un plein et uni- 



56 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

versel succès. Elle a admirablement rendu cette figure à la- 
fois chaste et hardie, hautaine et tendre, pleine de bon 
sens et capable d'enthousiasme. 

Ce rôle, un des mieux faits et des plus soutenus de la 
pièce, ne me semble pas avoir été compris de tous les cri- 
tiques. Fernande s'est élevée sans mère : elle a vu et en- 
tendu bien des choses qu'une mère épargne le plus sou- 
vent aux yeux et aux oreilles de sa fille. Mais le fond était 
bon chez elle , et vaillant ; elle est donc restée chaste de 
cœur et d'imagination. Elle a vu sa belle-mère cajoler et 
placer les secrétaires de son père ; ses instincts pudiques 
ont été révoltés ; elle souffre de rester dans une maison, où 
son père n'est point aimé, où elle a surpris des lettres dont 
le souvenir lui fait honte. 

Elle le dit à Maximilien, par un besoin naturel que tout 
le monde et même les jeunes filles éprouvent à épancher 
un secret qui les étouffe. Et puis n'a-t-elle pas à s'excuser, 
devant celui qu'elle aime déjà obscurément, de prendre 
pour mari un sot comme le comte d'Outreville. Maximi- 
lien, entraîné par la situation, lui dit alors, ce qui est vrai, 
ce qu'il sait par le marquis d'Auberive. que les torts de 
M"" Maréchal ne sont pas si grands qu'elle imagine, qu'ils 
se bornent à quelques lettres échangées, à quelques aveux 
indiscrètement faits. 

— Et que pourrai t-ce être autre chose ? répond-elle. 

Le mot a transporté la salle le premier soir. On s'est ra- 
visé depuis. Un critique fort spirituel a dit que les jeunes 
filles avaient d'ordinaire des notions d'histoire naturelle 
plus précises. En est-il bien sûr? Il y a jeunes filles et 
jeunes filles. Ne peut-on pas croire que le cœur chaste 
d'une vierge, nourrie dans la maison paternelle, n'a qu'une 
science fort confuse de certaines choses et que son imagi- 
nation ne se porte guère jusqu'aux derniers secrets ? 



EMILE ATJGIER 57 

La pudeur native de son sexe et la pureté de son âme 
ont toujours écarté ces images de sa pensée, et le mot de 
Fernande aurait pu être dit, je crois, par bien des jeunes 
filles qui ne seraient pas pour cela de sottes Agnes. 

M Ue Favart l'a dit avec un mélange de naïveté et de 
hautaine pudeur qui était tout à fait dans le caractère de 
son rôle. Le ton sec et âpre dont elle avait toujours parlé à 
ce jeune homme, qu'elle haïssait d'autant plus que, le 
croyant un misérable, elle sentait pour lui une inclination 
vague, s'est détendu et attendri. Elle n'a plus avec lui que 
cette réserve qui n'abandonne guère les jeunes filles, au 
milieu même de leurs plus vifs épanchements. Avec quelle 
fierté tendre et triste, se voyant séparée de lui pour tou- 
jours, elle lui dit un éternel adieu ! 

Je vous ai déjà conté la scène du baiser, qui termine la 
pièce. Elle est belle sans doute, mais pourquoi ? Qu'a donc 
cette idée de si original ? 

— Eh! parbleu! me disait quelqu'un, ne voilà-t-il pas 
de quoi tant admirer! C'est la jeune fille qui se sauve chez 
son amant pour forcer son père à le lui donner. 

Eh ! oui, sans doute ; mais celle-ci garde, en se compro- 
mettant ainsi, son parfum de chasteté. Elle fait un acte 
hardi, voulez-vous plus, un acte cynique, ou du moins que 
nos mœurs déclarent tel, et elle le fait pudiquement; per- 
sonne n'a le courage de l'en blâmer. Il semble qu'elle ne 
viole ni l'honneur de son sexe, ni ses devoirs de fille. 

Là est le talent de M. Augier, qui a su, durant cinq 
actes, préparer ce dénoûment. le rendre possible, et même 
vraisemblable. Prenez dans le vieux répertoire n'importe 
quelle autre jeune fille, mettez-la dans la situation où se 
trouve Fernande : si elle embrasse son amant, tout le inonde 
sera révolté. C'est que Fernande seule pouvait le faire avec 
honneur. 



58 QUARANTE AXS DE THEATRE 

Yoyez aussi, quand vous irez au théâtre, avec quel art 
admirable l'actrice prépare et fait attendre ce baiser! 
Comme elle écoute avec attendrissement les supplications 
de Giboyer, avec orgueil et joie les réponses de Maximi- 
lien ; et au moment de partir, quand tout semble rompu, 
comme on voit qu'elle mûrit avec réflexion un grand pro- 
jet. C'est comme une secousse électrique; mais elle n'a 
reçu le coup qu'après s'y être en quelque sorte tendue par 
la méditation ; elle fait par bon sens un acte de folie. 

Et ils se marient tous deux ; et en eux se réconcilie ce 
long divorce de la femme élevée par les prêtres, de l'homme 
nourri dans l'Université. Maximilien sera plus heureux 
que nous ne sommes. A qui, de notre génération, n'est-il 
pas arrivé plus d'une fois, contemplant une tête adorée, de 
se dire avec un douloureux dépit : « Combien de pensées 
s'agitent sous ce front blanc, qui ne m'appartiennent pas, 
où ne je pénétrerai jamais! Le meilleur de la personne 
m'échappe, et je ne puis rien à cela. Un invincible attrait 
nous rapproche, un abîme nous sépare. » Ils n'auront ni 
l'un ni l'autre le chagrin de ces doutes? ils se posséderont 
pleinement, ils élèveront ensemble leurs enfants, garçons 
et filles, dans les mêmes idées; ils ne retrouveront jamais, 
se dressant entre eux, cet antagonisme entre l'esprit an- 
cien et l'esprit moderne, que M. Augier signale avec tant 
de raison dans la préface de sa comédie. 

15 décembre 1862. 

III 

RÉPONSE A LOUIS VEUILLOT 

On disait partout : Il la fera, — il ne la fera pas. — Il 
la fait. — Elle va paraître. Emile Augier n'a qu'à se bien 



EMILE AUGIER 59 

tenir ; il aura son compte. Déodat le lui donnera bon. — 
Tout le monde attendait avec anxiété cette terrible ré- 
ponse, dont le Fils de Giboyer devait être écrasé sans 
remède. 

Elle a enfin paru, vous la trouverez chez Gaume, l'ordi- 
naire éditeur de ces sortes de choses. Deux cent soixante 
pages in-octavo, pas une de plus, pas une de moins. Il le 
fallait, comme dit le saltimbanque. Une simple brochure 
est soumise au timbre ; et M. Louis Veuillot aime à pré- 
senter au public un joli papier, vierge de toute maculature. 
Il a d'ailleurs fort doucement pris son parti de cette petite 
contrariété; prenons donc le nôtre, et donnons nos trois 
francs ; c'est pour rien. 

Je viens de la lire, cette énorme partition. Eh ! bien, 
mais M. Augier n'est pas si pourfendu qu'on voulait bien 
le dire ; le coup n'est pas mortel ; il s'en relèvera. Veuillot 
baisse; il n'a plus la main; où est ce monstrueux rotin 
durci au feu de la Bible, dont il assommait, sec et net, les 
ennemis de l'Eglise et les siens. C'est Dieu, sans doute, le 
dieu des bonnes gens, qui le lui a changé contre un de ces 
butons en caoutchouc, qu'on trouve dans les accessoires 
de la Comédie-Française. 

J'en ai eu, moi aussi, les épaules légèrement touchées, 
et ne m'en porte pas plus mal. M. Louis Veuillot s'en est 
allé déterrer, dans un tout petit journal, un de ces articles, 
comme il arrive à tous les journalistes d'en faire, écrits au 
courant de la plume, sur un bout de table, pour un direc- 
teur à court de copie. Il y a vu mon nom au bas, et il a 
tressailli d'aise. Il en a détaché dix lignes ; il a souligné 
avec soin toutes les fautes de français qu'il a cru y trouver ; 
il y a ajouté de sa grâce et pour faire bonne mesure, une 
sottise que je n'avais point dite ; et il s'est égayé sur le 
corps de cette prose, comme M. Purgon sur le corps de ses 



GO QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

malades. Je demande pardon au lecteur de la comparaison ; 
mais j'ai lu ce matin deux cent soixante pages de Veuillot ; 
j'en reviens tout parfumé de métaphores. On n'est pas la 
rose ; mais on a passé deux heures auprès d'elle. 

Je suis puni par où j'ai péché; j'ai si longtemps corrigé 
des devoirs, qu'il est bien naturel qu'on épluche aujour- 
d'hui mes feuilletons. A moi aussi, on me met en marge, 
comme j'écrivais autrefois : Solécisme! locution vicieuse! 
C'est un terrible homme que ce Louis Veuillot î Que disait- 
on qu'il est le bâtonniste de l'arche. C'est le suisse de la 
grammaire française. Sa hallebarde lui sert de férule ; il en 
frappe à tort et à travers, jusque sur ses doigts, qu'il at- 
trape quelquefois sans y penser, et par pure maladresse. 
Il n'épargne rien ; ni les inadvertances qui me sont échap- 
pées, ni les niaiseries qu'il me prête à titre gratuit ; il les 
larde toutes, avec une impartialité qui est devenue bien 
rare dans ce siècle de fer ; il les passe au fîl de son arme, 
et se promène triomphalement, comme un taupier, portant 
sur l'épaule une brochette de solécismes exterminés par lui. 

Mon Dieu! je passerai condamnation, si l'on veut, sur 
ces dix lignes. Je n'ai pas, comme M. Louis Veuillot, la 
prétention de n'écrire jamais qu'un français irréprochable. 
Mais ce que je n'ai pas encore bien pu comprendre, c'est la 
conséquence que le susdit Veuillot tire de mes erreurs de 
langue contre la pièce de M. Emile Augier. Cet écrivain 
si pur me paraît faible dans l'argumentation ; il a plus de 
grammaire que de logique. Il devrait toujours écrire et ne 
raisonner jamais. 

Je me souviens d'un temps où l'on disait au fougueux 
rédacteur de Y Univers : Vous êtes grêlé, donc il faut 
mettre le pape à la porte de Rome. Vous nous traitez de na- 
vets, et cette plaisanterie, qui n'était pas fort spirituelle dans 
sa nouveauté, est devenue quelque peu rance à la longue ; 



EMILE AUGIER Cl 

donc la religion catholique a fait son temps. Tous n'êtes 
point la fleur de la politesse: donc ceux qui vous lisent 
sont des jésuites. 

Cette façon d'argumenter amusait beaucoup M. Veuil- 
lot. Il en riait, comme il rit, à se tenir les côtes. Il en use 
aujourd'hui. Sarcey écrit mal, donc Augier est un polisson. 
Sarcey s'imagine crever d'esprit , donc le Fils de Giboyer 
est la pièce de la canaille. Allons ! si j'ai manqué mes classes 
de grammaire, M. Veuillot ne me paraît pas avoir fait sa 
logique avec assez de soiu. 

Ce n'est pas du reste que je sois très mécontent de ce 
que M. Veuillot a dit de moi. Je trouve, au contraire, qu'il 
me fait beaucoup d'honneur. Il dit en propres termes : 
<c Je ne néglige jamais un morceau de M. Francisque Sarcey. 
Aucun procède ne saurait donner plus juste Je niveau intel- 
lectuel et littéraire de la presse démocratique. » 

Eh ! mais, ce n'est pas lit un mince éloge, et je n'en suis 
pas médiocrement fier. Quoi! je serais assez heureux pour 
que AI. Yeuillot ne laissât échapper aucun de mes articles, 
même ceux que j'écris au Courrier artistique. Je n'en sa- 
vais rien, et l'on fait bien de me prévenir. Je ne m'étais 
occupé jusqu'à ce jour que de dire nettement des choses 
justes. Je tâcherai, pour plaire à ce farouche puriste, de 
mettre dans l'expression du bon sens cette correction 
continue qu'il est si difficile d'atteindre, et que les plus 
grands écrivains même n'ont pas toujours su garder.' 
J'aurai toujours sur ma table : à droite, la grammaire de 
Noël et Chapsal ; à gauche, le dictionnaire de l'Académie, 
et, devant moi, la grande ombre de ce juste qui. n'ayant 
jamais péché contre la langue, est en droit de nous jeter la 
pierre à tous. 

Remarquez-vous encore ce qu'ajoute M. Louis Veuillot : 
que je lui donne le niveau intellectuel et littéraire de la 

4 



62 QUARANTE AXS DE THEATRE 

presse démocratique. .Jamais je n'aurais osé m'accorder 
une telle louange. Je me croyais un des plus conscien- 
cieux, mais aussi un des plus obscurs combattants de la 
grande armée libérale. Dans cette presse, où il serait si 
facile de citer tant d'excellents écrivains et d'hommes il- 
lustres, je ne savais pas occuper un si haut rang. M. Louis 
Veuillot est bien aimable de me l'apprendre, et je veux lui 
rendre sa politesse. 

Allons, monsieur Veuillot, approchez, que je vous rende 
votre politesse. Et vous aussi, vous nous étiez fort utile, 
au temps où vous écriviez, pour constater le niveau du 
mouvement religieux en France. Vos violences nous ras- 
suraient. S'il se sentait maître de la situation, nous disions- 
nous, il serait plus calme. Chacune de vos injures tombait 
sur notre cœur comme une rosée consolante. Il se fâche, 
donc il a tort, devant le public tout au moins ; et cette con- 
viction suffisait à nous rasséréner. 

Le Monde n'a qu'un très petit nombre d'abonnés au- 
jourd'hui, mais nous ne pouvons tirer de ce peu d'empres- 
sement de la foule aucun argument en notre faveur. Au 
temps où vous rédigiez Y Univers, le journal ne réunissait 
pas autour de lui un beaucoup plus grand nombre de sym- 
pathies payantes. On le lisait davantage ; on faisait cercle 
autour de vos articles, comme la foule s'assemble autour 
d'un hercule de la foire. Mais quand il s'agissait de mettre 
la main à la poche, les amateurs étaient aussi rares que les 
catholiques convaincus de la nécessité du pouvoir temporel. 
Vous nous donniez ainsi la mesure de l'indifférence publi- 
que pour la cause que vous souteniez. Vous aussi, vous 
nous serviez d'étiage, dans la presse religieuse, comme je 
puis vous en servir aujourd'hui dans la presse démocra- 
tique. 

Voilà ma politesse faite ; je suis en règle avec M. Veuil- 



EMILE AUGIER 68 

lot. Je le prie cependant de ne point s'en aller encore. Un 
moment, Yenillot, je n'en ai point fini avec vous. Vous 
me raillez fort agréablement de ce que j'ai été le seul à 
louer la pièce de M. Emile Aûgier. « Comme œuvre lifte- 
rai n — ■ dites- vous — personne, mufle seul Sarcey , ne fait 
difficulté (V avouer que c'est pauvre. » Sauf le seul Sarcey ! 
Sent-on bien tout ce qu'il y a d'ironie badine dans ce mot ? 

Et d'abord, est-il bien vrai que j'aie été si seul que cela. 
J'avais cru le contraire. Il m'avait semblé que ceux même 
qui avaient le plus violemment attaqué les tendances et 
l'esprit de M. Augier, avaient rendu justice au mérite de 
sa pièce. Us faisaient leurs réserves sur la question poli- 
tique et sociale; mais ils avouaient sans la moindre diffi- 
culté que l'œuvre était belle. 

Us ne traitaient point de canaille la foule qui se portait 
tous les soirs à la Comédie-Française pour l'entendre. Ces 
termes ont peut-être perdu leur sens pour M. Veuillot, qui 
les emploie sans y regarder de très près. On hésite à s'en 
servir dans les journaux de la démocratie, le niveau n'y 
est pas encore monté jusqu'au langage des halles ; mais ils 
font bien dans une brochure catholique de deux cent 
soixante pages. Uoin que j'aie été le seul à proclamer la 
grande valeur du Fils de Giboyer, je pourrais dire, avec 
plus de raison, que personne, sauf le seul Yeuillot, n'a fait 
difficulté de le reconnaître. 

Mais, en supposant que j'eusse été le seul critique à 
faire de la pièce nouvelle l'éloge qu'elle mérite, mon isole- 
ment prouverait-il que j'eusse tort? Il y a trois ou qua- 
tre ans, j'écrivis un long article sur M. Yeuillot. J'y disais 
que M. Yeuillot n'est pas seulement un merveilleux polé- 
miste, mais qu'il n'y a pas de raison pour ne pas le regar- 
der comme un très honnête homme et un chrétien con- 
vaincu ; qu'on doit croire à la sincérité des gens, jusqu'à 



64 QUARANTE AXS DE THEATRE 

preuve du contraire, et que cette preuve n'était point faite 
pour M. Veuillot ; que je le tenais donc pour un ennemi, 
mais un ennemi aussi loyal qu'il était habile et redoutable. 

Je fus tout seul de mon avis, oh ! mais, là, ce qui s'ap- 
pelle tout seul : ce fut sur moi efc sur mon article un haro 
général. Personne, sauf le seul Sarcey, ne faisait difficulté 
d'avouer que l'Arpin du catholicisme méritait le nom qu'il 
applique, avec une si cordiale aménité, aux spectateurs du 
Fils de Giboyer. J'eus tout le monde contre moi : mais il 
ne me déplaît pas d'être seul avec la vérité et le bon sens, 
et M. Veuillot ne fera pas difficulté d'avouer qu'en cette 
circonstance, au moins, il n'était pas déshonorant de rester 
seul. 

Je suis au contraire en très nombreuse et très bonne 
compagnie, quand je loue M. Emile Augier, et les 26u pa- 
ges de M. Veuillot n'y feront rien. Il a versé là beaucoup 
d'encre et de bile en pure perte. Il prend à partie 
M. Emile Augier sur son style et lui reproche, comme à 
moi, ses fautes de grammaire. A moi, passe encore ; mais 
M. Emile Augier est de l'Académie ; il doit connaître sa 
langue, c'est le cas de le dire, comme s'il l'avait faite. 

Aussi. M. Veuillot n'est-il pas très heureux dans sa cor- 
rection; le métier de pédagogue n'est pas fort difficile, 
mais encore faudrait-il le bien faire. M. Emile Augier 
avait mis dans sa préface : « On feint de croire. » là-dessus, 
le grammairien Veuillot de s'écrier : Quel solécisme hor- 
rible ! On feint de croire! Un académicien! Il n'en revient 
pas. Voua ne voyez pas trop où est la faute ; permettez-moi 
de retourner un instant à mon ancien métier, et de vous 
expliquer l'étonnement de M. Veuillot. 

Au dix-septième siècle, au bon temps, feindre de, suivi 
d'un infinitif, n'avait qu'un sens, il signifiait : hésiter à, et 
on ne l'employait qu'avec une négation. Ainsi « tes dévot* 



EMILE AUGIER 65 

ne feignent pas de répondre aux bonnes raisons par des in- 
jures » eût été aussi bien écrit que bien pensé. Feindre, 
dans le sens de simuler, ne prenait qu'un régime direct; 
exemple : « Les Veuillots de tous les temps ont feint un 
grand mépris pour leurs adversaires. » Cette signification 
est restée parfaitement française, l'autre a vieilli. M. Veuil- 
lot ne feint pas s'en servir : j'hésiterais à l'employer. 

Feindre suivi d'une préposition et de l'infinitif a pris 
peu à peu le sens de faire semblant : « M. Yeuillot feint 
de rire, quand on frappe sur les jésuites. » Il fait semblant 
de rire ! La location a passé dans la langue aujourd'hui. 
Car il en est de la langue comme de tout le reste. Elle 
change, quoi qu'en pense M. Veuillot, qui s'en tient mor- 
dicus aux choses de l'ancien régime. Les préjugés et les 
formes de langage vieillissent et tombent, et tous les Veuil- 
lots du monde ne sauveront pas ceux qui ont disparu. 

Le même Veuillot marque à l'encre rouge : Ils sont en 
train cT escalader le char du triomphe. « C'est qu'en effet 
au siècle du père Letellier, on disait d'une affaire ce qu'elle 
est en bon train ». On n'eût jamais dit qu'une personne 
« est en train de la faire ». Cela est plus moderne et date 
de l'expulsion des Jésuites. Louis Veuillot déjà nommé ne 
veut pas non plus qu'on dise : « Debout à une tribune ». 
Il souligne cette locution avec horreur. Pourquoi ! c'est un 
secret. Xe le pressez point de le révéler; vous lui arrache-, 
riez plutôt la vie qu'un mot d'explication. 

Eh! bien, vous voyez que pour un hornme qui ne fait 
plus son métier d'éplucher des solécismes, je ne m'en tire 
pas trop mal encore. — Ce n'est pas sans doute le tran- 
chant et le décisif de M. Veuillot ; je présente modeste- 
ment mes raisons. Mais les grands esprits ne s'abaissent 
pas à ce détail. Ils donnent un coup de crayon au travers 
d'un solécisme. C'est un coup de massue pour l'auteur. 

4. 



66 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

Voilà M. Angier assommé, et Yeuillot, ce Terrible 
Savoyard de la grammaire, enchanté de ses exploits. Qu'il 
en rabatte un peu : cette besogne n'a rien de si glorieux ; 
le moindre professeur la fait tous les jours dans sa classe, 
et n'en est pas plus fier. Il ne faut pas même être, pour la 
mener à bonne fin, ce que M. Veuillot appelle un virtuose 
de l'École normale; un régent de septième y suffit; l'Uni- 
versité en compte un grand nombre qui, sur cet article, en 
remontreraient au grand Yeuillot lui-même. Il n'est pas 
besoin d'être un grand écrivain pour être un grammairien 
exact, et Ton peut posséder parfaitement sa langue, sans 
avoir de style. 

Qu'est-ce donc que le style ? — « C'est un don de voir 
et de dire juste, mais de dire juste dans un continuel essor 
d'imagination qui colore, qui anime, qui crée l'originalité 
en gardant la simplicité. C'est la chose spontanée et sa- 
vante avec quoi M me de Sévigné fait sa lettre, La Fontaine 
sa fable, Molière son dialogue, Montaigne sa divagation. 
Cette chose-là, chose exquise, les ramasseurs ne la ramas- 
sent jamais, et parmi ceux qu'on appelle gens d'esprit, 
beaucoup même ne la savent pas discerner. Ce n'est point 
le mot, ce n'est point l'éclat, ni le coup de feu, ni le coup 
de dent ; c'est la grâce et la fleur de l'intelligence, plus dé- 
licieuses qu'ailleurs chez M"" de Sévigné, à cause de son 
perpétuel épanouissement d'honnête joie. » 

Qui a dit cela ? M. Louis Yeuillot lui-même ; et il est 
impossible d'exprimer en termes plus délicats des idées 
plus judicieuses. Mais il est impossible aussi de porter soi- 
même, sur sa propre manière, une plus sévère et plus juste 
condamnation. Où trouverez-vous dans les écrits de 
M. Yeuillot cet épanouissement d'honnête joie qu'il aime 
tant chez les autres? Il ne s'épanouit pas, il se lâche dans 
sa joie, et il en éclabousse ceux qui le lisent. Il parle quel- 



EMILE AUGIER 67 

que part du joli rire dont est doué M. Taxile Delord. Le 
sien n'a rien de joli, cela est incontestable. C'est un rire 
insultant, un rire violent, le rire de ce dieu des vengeances, 
qui disait : Ridebo eis et subsannabo; un ricanement, un 
grincement plutôt qu'un rire. Les éclats de sa joie n'ont 
rien d'honnête ; ils sont poussés jusqu'à la brutalité. 

M. Yeuillot, dans sa brochure, suppose Emile Àugier, 
lisant sa pièce dans le salon de M"' e Swetchine, devant 
MM. Donoso-Cortès, de Broglie et autres gens éminem- 
ment sérieux et ducs. Qu'auraient-ils pensé de Giboyer/ 
s'écrie-t-il. Je n'en sais rien ; mais peut-être M. Augier ne 
faisait-il pas Giboyer pour être encensé du faubourg Saint - 
Germain. 

C'est pour lui, au contraire, qu'écrit M. Veuillot ; ima- 
ginez-le, je vous prie, lisant son pamphlet, chez les pré- 
cieux du néo-catholicisme ! Quel désastre, s'il n'était pas 
convenu que la foi purifie tout ce qu'elle touche ! 

Vous représentez-vous M. Veuillot arrivant au passage 
où il introduit Maximilien Giboyer, le fils de Giboyer, 
en livrée de domestique et ivre : Je ne puis résister au 
plaisir de citer ce petit dialogue, qui a la prétention d'être 
ironique : 

MAXIMILIEN". 



Monsieur, ça y est. 
Comment! <~a y est. 



LE MARQUIS. 



MAXIMILIEN. 
Eh bien! ça y est sur la table. C'est servi, quoi.' 

LE COMTE. 

// est ivre. 

LE MARQUIS. 

Maximilien, vous avez vu le pire Giboyer aujourd'hui? 

MAXIMILIEN. 

Puisqu'il dit qu'il est monpère!... Je n'en suis pas cause, moi... Il faut 
bien que je voie monpère, qu'il dit qu'il m'a donné mon éducation. 



68 QUARANTE AXS DE THEATRE 

LE MARQUIS. 

Je vous ai commande, toutes les fois que vous auriez vu le pire Gi- 
boyer, d'aller vous coucher, et de ne paraître devant moi que le lendemain. 

MAXIMILIEN. 

Et mon service? il faut bien que je le fasse. Je ne veux pas voler mes 
gages, moi. 

LE MARQUIS. 

... Allez vous coucher. Et nous, messieurs, allons dîner. 

MAXIM1LIEX, seul. 

Ganaches!... Néanmoins, que mon soi-disant père est un indiscret. Il 
méfait boire le soir: ça m'expose... Et c'est encore moi qui paye!... Je 
ne trouve pas que ça soit bien. 

Et la pièce finit là-dessus. Quel atticisme ! quelle fleur 
de lion goût ! quelle légèreté de main ! Si MM. de Broglie 
et Donoso-Cortès, si les ducs et les duchesses ne se pâment 
pas d'aise à ces délicatesses de leur champion, c'est qu'ils 
sont vraiment difficiles. Que parlait-on d'un mélange de 
Bourdaloue et de Turlupin. C'est du Turlupin tout pur, 
Turlupiu en pointe de petit bleu. 

M. Augier s'est attaqué à forte partie. Aussi voyez 
comme on le démolit : 

LE MARQUIS. 

Puisque Aristophane il y a, je reconnais un mérite à votre Aristo- 
phane. 

COUTURIER. 

Bien.' il sied aux vaincus d'être justes. Allons.' monsieur le marquis, 
décrive:-nous le mérite du vainqueur. 

LE MARQUIS. 
Devinez : je veux contrôler mes impressions par les vôtres. 

COUTURIER. 

L'observation f 

LE MARQUIS. 

Aucunement. 



EMILE AUGIER G9 

COUTURIER. 

L'invention : 

LE MARQUIS. 
Pas du tO"t. 

COUTURIER. 

Ma foi ! puisque vous lui refusez déjà l'esprit et le style... 

LE MARQUIS. 

L'esprit, à peu près; le style absolument . 

COUTURIER. 

Alors, vous lui accordez le courage? 

LE MARQUIS. 

Ah.' non, pas cela.' pas même l'audace. 

Je ne veux pas vous tenir plus longtemps dans le cloute. 
Ce que ce terrible marquis accorde à Emile Àugier, c'est 
l'effronterie. Que dites-vous de cette façon de critiquer? 
X'est-ce pas d'une désinvolture tout à fait gracieuse ? Est- 
il possible d'imaginer une raillerie plus fine et plus agréa- 
ble ? Si c'était là l'esprit dont se contentaient les habitués 
de M me Swetchine, plaignons-les. On n'en voudrait pas 
même dans un estaminet. 

Ce Louis Veuillot est en vérité une énigme. Je dirai de 
lui, toutes proportions gardées, ce que disait La Bruyère 
de Rabelais : Où il est bon, il va jusqu'à l'exquis; c'est le 
mets des plus délicats. — Mais où il est mauvais, il passe 
bien loin au delà du pire ; c'est le charme de la canaille. 

Je n'aurais pas osé lâcher le mot ; mais il est de La 
Bruyère; et M. Yeuillot ne m'en voudra pas, lui qui ne 
feint pas de nous le jeter si souvent au nez. Xous ne som- 
mçfi pourtant pas si canaille qu'il le prétend; car nous 
n'avons goûté, dans son nouveau pamphlet, qu'un très 
petit nombre de pages. On en trouve quelques-unes qui 
vont, en effet, jusqu'à V exquis; elles étincellent de malice 



70 QUARANTE ANS DE THEATRE 

et de verve; mais elles sont rares. Il y a bien du rabâ- 
chage dans ce gros volume. 

M. Veuillot n'a d'haleine que pour un article de journal. 
Quand il s"enfle jusqu'à la brochure, il a déjà des parties 
médiocres ; s'il pousse au volume, il est mauvais. Quelques 
pages surnagent ; ce sont d'admirables fragments d'articles. 
La trame du style n'est point ferme ni solide. L'auteur ne 
sait pas ordonner ses idées ; il va, il revient ; il bat la cam- 
pagne. Il ne se sauve de l'ennui que par des boutades d'es- 
prit ; il est vrai qu'il en a d'une vivacité et d'un agrément 
incomparables. 

Il regrette le journal. C'est, dit-il avec beaucoup de 
justesse, l'arme de précision. Je suis fâché pour la liberté, 
et même pour notre plaisir de dilettante, qu'on la lui ait 
violemment arrachée des mains. Je voudrais qu'on la lui 
rendît, et je n'aurais certes pas, pour ma part, écrit un 
seul mot contre M. Veuillot désarmé, si, en m'attaquant le 
premier, il n'avait autorisé des représailles. 

16 mars 1863. 



MAITRE GUÉRIN 



Le défaut primordial de Maître Guérin, c'est que l'au- 
teur avait rêvé une pièce et qu'il en a écrit une autre. A 
mi-chemin, il a bifurqué sur un accident de la route et, 
poussant toujours dans le même sens, il est arrivé fort 
loin du terme qu'il s'était prescrit. C'est une erreur dont il 
y a des exemples au théâtre. Cette année même, je m'en- 
tretenais avec Jules Lemaître de son drame : — Votre 
principal personnage, lui disais-je, c'est Rousseau, ce pau- 
vre diable de professeur qui a épousé par amour l'horrible 
pessimiste que vous avez appelée la révoltée. La scène ca- 
pitale de votre drame, c'est l'explication qu'il a avec elle 
au troisième acte ; c'est elle qui a enlevé le public et as- 
suré le succès de l'ouvrage. Eh ! bien, votre Rousseau n'ou- 
vre pas la pièce ni ne la ferme. Vous donnez au début une 
importance extraordinaire à des personnages, qui ne sont 
que de second plan. Vous nous arrêtez un temps infini sur 
cette histoire de M me de Vove, qui a élevé une fille natu- 
relle, sans en rien dire à personne, qui l'a mariée, dotée, et 
la protège, sans que le monde sache pourquoi; qui se 
trouve acculée à la nécessité de révéler à son fils son pé- 
nible secret, puis de le laisser deviner à d'autres. Nous ne 
pouvons guère nous y intéresser ; ce n'est pas le sujet. 
Tous ces détails n'ont qu'une utilité dans le drame, c'est de 



72 QUARANTE AXS DE THEATRE 

nous expliquer certains points du caractère de la révoltée. 
qui, sans cela, demeureraient obscurs. 

— Ah ! voilà, me dit Jules Lemaître. C'est que pour 
moi l'histoire de M me de Yove, ses scrupules, ses terreurs. 
ses ennuis, ses désespoirs, c'était le sujet. «Tarais vu cette 
situation dans le monde, et j'avais cru la pouvoir porter 
au théâtre. Il a bien fallu marier la jeune fille. J'ai sougé 
naturellement à lui donner pour époux un homme que je 
connaissais, que j'avais pu étudier longtemps dans le 
monde universitaire, un professeur. Et une fois cette fi- 
gure introduite dans le drame, je m'y suis attaché avec 
passion. Elle a lentement passé, je ne dirai pas malgré 
moi, mais presque à mon insu, au premier plan. En sorte 
que j'ai eu deux pièces qui ne se rattachaient que pénible- 
ment l'une à l'autre. Il aurait fallu tout recommencer ; je 
n'en ai pas eu le courage et peut-être n'en serais-je pas 
venu à bout. 

Ce ne sont pas là, bien entendu, les paroles de Jules 
Lemaître, qui a dans la conversation plus de vivacité et de 
bonne grâce de langage. Mais c'en est le sens très exact. 
Habemus confitmtem réuni. Il avait pris un sujet, et il en a 
traité un autre, et il s'est trouvé que cet autre était infini- 
ment plus intéressant et plus pathétique que le premier. 
Et ne croyez pas que ce soit là un cas exceptionnel, ou 
même fort rare, et peut-être même y a-t-il tel ou tel de nos 
chefs-d'œuvre classiques, où l'on retrouverait ainsi la trace 
d'une semblable dualité de conception. 

Elle éclate dans Maître Guérin. 

Emile Augier était parti de cette idée : mettre l'inven- 
teur au théâtre. Elle en a séduit bien d'autres ; je ne crois 
pourtant pas qu'elle soit heureuse. L'inventeur, qui fait si 
bonne figure dans le roman, ne semble pas être un person- 
nage de théâtre. C'est qu'au théâtre on s'adresse à la foule, 



EilILE AUGIER 73 

et que la foule ne s'intéresse guère qu'aux gens qu'elle 
connaît, ne prend part qu'aux sentiments qu'elle a éprou- 
vés elle-même, les sentiments généraux de l'humanité. 

L'inventeur est un être particulier, dont les joies et les 
douleurs ne sont que malaisément accessibles au public. 
Comment pourrions-nous, au théâtre, nous intéresser à 
M. Yan-Claes, qui répudie, au profit d'une passion que 
nous ne comprenons guère, ne la connaissant pas du tout, 
les sentiments les plus naturels du cœur humain et qui les 
foule aux pieds ? Un inventeur aura toujours contre lui, à 
la scène, le préjugé et la convention. Il sera inintelligible 
et insupportable. 

Ajoutez qu'au théâtre il faut que ce nom d'inventeur se 
matérialise dans une invention quelconque qui soit visible 
au spectateur. Quand je mets un notaire sur la scène, je 
n'ai pas besoin d'y montrer son étude. Mais si je veux 
peindre un inventeur, il n'y a pas à dire : il faut que je lui 
prête une invention. Balzac a choisi la transmutation du 
carbone en diamant ; Hector Malot, la navigation aérienne. 
Rien de plus simple en un roman ; l'auteur peut entrer 
dans le détail, imaginer des expériences, les exposer dans 
tous leurs détails, mais au théâtre, on ne croit que ce 
qu'on voit : Qiue sunt oculis subjeda fidelilus, comme 
dit Horace. Comment porter une expérience de physique 
ou de chimie à la scène ? comment la faire comprendre ? 
comment y intéresser ?... Eè si le public ne croit pas à l'in-' 
vention, comment voulez-vous qu'il ait la moindre sym- 
pathie pour l'inventeur? Il le tiendra pour un vieux fou. 

Emile Augier avait cru se tirer d'affaire en portant au 
théâtre l'histoire d'une invention à laquelle il avait assisté 
et la figure d'un inventeur qu'il avait connu. L'inventeur, 
c'était M. Laffore, et l'invention, c'était la méthode laf- 
forienne, autrement dit la statilégie. Je suis très fort en 



74 QUARANTE AXS DE THÉÂTRE 

statilégie ; car si je n'ai pas connu M. Laffore lui-même, 
qui était mort depuis longtemps quand je suis entré dans 
le journalisme, j'ai eu l'honneur de recevoir souvent chez 
moi M. Laffore fils, qui était médecin en chef à l'hôpital 
des Quinze-Vingts, je crois. Il était très fier de l'invention 
de son père, et comme il savait que je m'occupais beaucoup 
de pédagogie, il était venu me l'exposer et me prier de la 
relancer dans la publicité. 

La statilégie était une méthode à l'aide de laquelle l'in- 
venteur se faisait fort d'apprendre à lire, en huit jours, 
non seulement aux enfants dont la mémoire est fraîche et 
dont rintelligence est prompte, mais aux adultes les plus 
réfractaires. Les vieux abonnés du Temps se peuvent rap- 
peler que M me Sand, qui daus les dernières années de sa 
vie écrivait pour nous des manières de chronique hebdo- 
madaire, a exposé tout au long le système de M. Laffore 
en s'extasiant sur les résultats que l'on en avait obtenus 
autour d'elle. Elle avait, comme vous savez, l'enthousiasme 
facile autant que contagieux. Elle s'était, ce jour-là, sé- 
rieusement emballée. 

J'avais été moi-même séduit par la nouveauté, la clarté 
et l'élégance du système, quand M. Laffore fils me l'exposa, 
m'affirmant qu'il avait fait non pas dix fois, mais cent fois 
cette expérience. On lui confiait une chambrée de soldats 
qui ne savaient pas leurs lettres. Au bout de quatre leçons, 
tous commençaient à déchiffrer ; au bout de huit, tous 
savaient lire. 

Ces résultats me paraissaient surprenants. En pédago- 
gie, on ne va pas si vite, d'ordinaire. J'avais de la méfiance. 
Je me fis donner les livres, je les étudiai, et me mis en tête 
de voir par moi-même ce que valait le système. Je pris le 
valet de chamlre d'un de mes amis, un homme de trente 
ans, qui était enragé de ne savoir pas lire. Je lui demandai 



EMILE AUGIER 75 

s'il voulait m'accepter pour maître d'école. Comme il n'a- 
vait pas d'autre heure qui s'accordât avec les miennes, il 
venait tous les matins, en hiver, à six heures, avant que 
personne fût levé chez lui. J'ai toujours été très matinal. 
Le pauvre garçon ! je ne puis jamais songer à cette his- 
toire, sans un mouvement de compassion triste. Il se don- 
nait, pour comprendre, nn mal dont on n'a pas idée. Je 
voyais les veines de son front se gonfler sous l'effort de 
l'attention, et, bien que nous fussions en hiver, la sueur lui 
coulait du visage. Il n'était pourtant pas sot et passait 
dans son service pour intelligent et soigneux. Mais il était 
fermé à ces notions. La méthode lafforienne et moi, qui 
cependant m'y étais mis de tout cœur, nous perdions notre 
latin. Les huit leçons réglementaires étaient écoulées; c'est 
à peine s'il ânonnait quelques mots. Je n'osais pas le con- 
gédier, car il s'obstinait, se raidissait. 

Son maître me dit un jour : « Vous m'avez changé ce 
garçon-là; je ne le reconnais plus. Il est absorbé et comme 
abruti. Je crains qu'il ne tombe malade ». 

Il voyait juste : le malheureux fut pris d'une fièvre 
cérébrale et mourut en quelques jours, sans savoir lire. 
C'est là tout le résultat qu'a jamais eu la méthode laffo- 
rienne entre mes mains. Il faut croire que j'étais tombé 
sur une exception. J'ai dans ma famille une personne qui 
dirige une des écoles communales de la ville de Paris; je 
la priai de prendre connaissance des brochures et de m'en 
donner son avis. 

— Cela est fort ingénieux, me dit-elle, et peut en effet 
être de quelque utilité pour les adultes. Nos enfants n'ont 
pas besoin de méthode nouvelle. Ils apprennent à lire en se 
jouant, parce que tout le monde, à chaque instant, leur 
donne des leçons en dehors de l'école. Elles ne vont pas 
voir un parent, ne rencontrent pas une voisine, qui ne leur 



76 QUARANTE ANS DE THEATRE 

dise, leur montrant une enseigne, une affiche, un journal : 
Comment s'appelle cette lettre ? lis-moi ce mot ? Un beau 
jour, elles savent lire, sans avoir pour ainsi dire appris. 
Si on les instruisait d'après une méthode particulière, 
elles ne feraient peut-être pas beaucoup plus de progrès à 
l'école, parce qu'elles sont incapables d'une attention pro- 
longée ; mais on les priverait de ce supplément d'instruc- 
tion qu'elles reçoivent de la vie quotidienne. 

Cette vue me sembla si juste, que je renonçai à la mé- 
thode lafforienne. Il est clair qu'avec l'instruction pri- 
maire obligatoire, c'est sur les enfants que nous devons 
opérer. Une méthode qui n'est bonne que pour les adultes 
doit forcément devenir inutile. Ce n'est plus qu'un jou- 
jou curieux. 

Elle avait été prise très au sérieux au temps où l'in- 
venteur. M. Laffore, la produisait pour la première fois. Je 
lisais tout dernièrement, dans l'article qu'écrivit un de mes 
confrères au lendemain de la reprise de Maître Guénn, 
qu'Emile Augier aurait dû, voulant nous montrer un in- 
venteur, s'enquérir d'une invention qui fût au moins vrai- 
semblable. Il était absurde de supposer qu'il y eût jamais 
eu un Desroncerets assez fou pour croire qu'il gagnerait des 
millions avec une méthode de lecture. Comment espérer 
qu'on ferait avaler cette bourde au public, que pour établir 
cette méthode il en avait coûté à l'inventeur et sa fortune 
et celle de sa fille ? Tout cela, disait-il, est d'une impos- 
sibilité évidente, d'une déraisonnable extravagance ! 

Ce qu'il y a de plus amusant dans l'affaire, c'est qu'au 
point de vue du théâtre mon confrère raisonnait juste. 
Oui, ce Desroncerets, avec sa méthode de lecture, nous fait 
l'effet d'un fou ; et plus fous encore sont ceux qui l'écou- 
tent. Nous nous demandons dans quels pays se passent ces 
ridicules chimères. 



EMILE AUGIER 77 

Et voilà bien qui prouve la vérité de cette théorie, que 
je ramène sans cesse dans mes études hebdomadaires. C'est 
que la vérité, quand elle est portée toute nue au théâtre, 
paraît y crier d'invraisemblance ; c'est qu'il n'y a rien de 
si difficile que d'y rendre la vérité vraisemblable. 

Emile Augier avait vu, dans son enfance, se dérouler 
sous ses yeux toute l'histoire de M. de Laffore et de sa 
méthode. Il avait gardé dans sa mémoire un souvenir très 
net de cette physionomie originale. Il avait vu son père, 
gagné à la conviction de l'inventeur, lui remettre trente 
mille francs, qui furent suivis de beaucoup d'autres. Il 
avait vu, de ses yeux vu, ce spectacle inouï de la méthode 
mise en actions. Les actionnaires, qui avaient chacun ap- 
porté une même somme, s'étaient partagé la France ; chacun 
avait, pour sa part, une région où seul il possédait le droit 
d'exploiter la méthode, en fondant des écoles, et en ap- 
prenant à lire à la population des villes et des campagnes. 
Et tous croyaient sincèrement, fortement, ardemment, 
gagner des millions à cette opération fabuleuse. Tous 
étaient convaincus qu'ils n'auraient qu'à se présenter, un 
alphabet à la main, annonçant la bonne nouvelle, pour que 
le peuple tout entier, hommes et femmes, se précipitât à 
leur rencontre et leur achetât cet inestimable orviétan : le 
savoir. 

Oui, ces illusions ont hanté et tourné la cervelle d'une 
douzaine de riches bourgeois qui avaient l'esprit sain et 
qui étaient instruits. Elles nous paraissent inouïes, à nous 
qui voyons la peine que l'on a à faire accepter gratuite- 
ment le bienfait de cette éducation à des entêtés qui n'en 
sentent pas le besoin. 

Emile Augier en avait eu le spectacle sous les yeux. Pen- 
dant vingt années, il avait, à la table de famille, entendu 
parler du trou creusé dans la fortune de la maison par la 



78 QUARANTE ANS DE THEATRE 

méthode lafîorienne. Laffore était pour lui un être de 
chair et d'os, qu'il avait connu, pratiqué, dont l'authenti- 
cité ne pouvait sérieusement être mise en doute. Et la 
méthode ? Il l'avait vue fonctionner ; il en avait mesuré 
les dégâts ; il avait observé les dérangements de cervelle 
qu'elle avait provoqués. Et, tablant là-dessus, il avait porté 
le tout à la scène. C'était la vérité prise sur le fait ; com- 
ment pourrait-il se faire qu'elle n'y parût pas vraie ? Et 
elle n'a pas paru vraie, précisément parce que c'était une 
vérité, et qu'au théâtre, je ne me lasserai pas de le répéter 
sons toutes les formes, la question est de donner au public 
non la vérité, mais l'illusion de la vérité. 

C'était donc M. Desroncerets (alias M. de Laffore) 
qui devait être le personnage principal de Maître Guèrin. 
et la meilleure preuve en est que la pièce eut d'abord pour 
bibre Y Inventeur, dans l'esprit d'Emile Augier. Mais il était 
naturel que l'inventeur (une fois son personnage donné) 
fût aux prises avec un homme d'affaires qui subviendrait 
à ses besoins d'argent et contribuerait à sa ruine. Cet 
homme d'affaires, quel qu'il fût, usurier de. ville ou petit 
huissier retors de campagne, ne pouvait être qu'un per- 
sonnage épisodique. Episodique n'est peut-être pas le mot 
propre, puisqu'il devait entrer dans l'action et y jouer un 
rôle effectif, disons plutôt : un personnage de second plan. 

Mais lorsque Augier en vint à la conception de cet 
homme d'argent, qui devait être une des chevilles ou- 
vrières de sa pièce, il se produisit dans son esprit un phé- 
nomène singulier, dont l'analyse vous semblera curieuse. 

La plupart d'entre vous ont sans doute oublié une co- 
médie en vers, Féline, ou V Homme de bien, qui est la se- 
conde en date du répertoire d' Augier, car elle vint juste 
après le grand succès de la Ciguë. 

Féline, c'était un Tartufe d'espèce toute particulière, 



EMILE AUGIER, 79 

très capable d'une action mauvaise, mais qui n'aimait à se 
la permettre que lorsqu'il l'avait revêtue, non seulement 
aux yeux des autres, mais à ses propres yeux, d'une ap- 
parence respectable ; qui voulait se tromper lui-même 
avant de tromper le prochain ; qui s'arrangeait pour faire 
endosser aux autres la responsabilité des perfidies dont il 
tirait profit lui-même ; malhonnête homme au fond, mais 
toujours en règle avec la loi et, ce qui est plus singulier, 
avec sa conscience ; se faisant louer par tout le monde des 
iniquités qu'il commettait, et acceptant de bonne foi ces 
éloges. 

La pièce tomba ; elle n'eut, je crois, qu'une demi-dou- 
zaine de représentations. Il faut dire qu'elle ne valait pas 
grand' chose. Elle était peu nette en sa conception et obs- 
cure en ses développements. Emile Augier était bien jeune 
encore ; il avait trop peu l'expérience de la vie et du théâtre 
pour sonder ses profondeurs subtiles et les mettre à nu, 
éclairées de la lumière crue de la rampe. 

Augier avait fait son deuil de cette comédie, qui n'a 
jamais été reprise et qui ne saurait l'être. Mais l'idée était 
demeurée enfouie et comme en sommeil dans son esprit. 
Il est bien probable que, par je ne sais quel progrès mys- 
térieux et lent, elle s'était sourdement développée, s'ac- 
croissant peu à peu de toutes les réflexions qu'apportait à 
Emile Augier l'observation de la vie humaine et l'étude 
de son art. 

( '< miment s'empara-t-elle de lui quand il en arriva à 
peindre celui qui, dans Y Inventeur, devait être l'homme 
d'argent et l'agent de la ruine de M. Desroncerets , je 
ne me charge pas de le dire. Rien de plus obscur, rien qui 
échappe plus à l'analyse que la génération des idées chez 
les hommes de génie. Ce qu'il y a de certain, c'est que, 
.sans s'en rendre compte peut-être, il trouva là une occa- 



ÊO QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

sion de reprendre un sujet qu'il avait manqué quinze ans 
auparavant : ce sujet, c'est la conscience humaine et la façon 
dont la plupart des hommes se comportent vis-à-vis d'elle. 

Personne (à moins d'être un franc et avéré scélérat) 
n'est assez abandonné pour en mépriser absolument la voix. 
Mais on prend aisément l'habitude de la payer de belles 
raisons, de .raisons colorées, comme dit Molière. On s'ex- 
cuse à soi-même les plus méchantes actions, en se les co- 
lorant, puisque colorer il y a, de prétextes spécieux, et ce 
sont ces prétextes que l'on étale aux yeux du monde, pour 
lui surprendre son estime, après qu'on s'est volé la sienne 
propre. On finit, après avoir dupé les autres, par être dupe 
de soi-même. 

De même que certaines âmes, nobles et tendres, ont la 
pudeur du bien, de même aussi le plus grand nombre des 
hommes auraient la honte du mal s'il ne se déguisait pas 
sous un masque de vertu. Les belles âmes se gardent à 
elles-mêmes et au monde le secret de leurs dévouements, 
et, soit grandeur d'âme qui s'oublie, soit innocence qui 
s'ignore, elles cachent ce qu'elles valent et dérobent à tous, 
même à elles, le secret de leurs mérites. Renversez la pro- 
position. Les vilaines gens se dissimulent à eux-mêmes le 
mystère de leurs vils calculs, de leurs honteuses ou abo- 
minables actions. 

Cette idée abstraite ne s'était, dans Féline ou V Homme de 
bien, produite que sous forme d'abstraction. Féline, à vrai 
dire, n'était pas une figure vivante, c'était en effet une 
abstraction figée dans l'alexandrin. Âugier se retrouvait 
pour la seconde fois devant cette même idée ; mais, cette 
fois, il la voyait marcher et se mouvoir devant lui. 

Et ce qui ajoutait à l'illusion, c'est qu'il la voyait mar- 
cher et se mouvoir, personnifiée dans un grand comédien 
français. Got est, à l'heure qu'il est, le doyen vénéré de la 



EMILE AUGIER 81 

Comédie-Française; mais il faut avoir pratiqué la Comé- 
die-Française aux environs de 1860, il y a près de trente 
ans, pour comprendre la place énorme qu'il occupait dans 
le théâtre. Il avait incarné avec une supériorité prodigieuse 
le Giboyer des Effrontés et celui du Fils de Giboyer. Il était 
l'acteur préféré d'Augier, le comédien sûr tout ensemble et 
capable de toutes les audaces. Il connaissait et respectait 
la tradition; mais il avait le sens de l'homme moderne. Il 
mettait en lumière les traits généraux d'un personnage ; 
mais il savait aussi en noter les accidents de physionomie, 
d'allure et de langage ; il poussait jusqu'aux tics. Il était à 
la fois large et précis; il atteignait la vérité particulière 
derrière la vérité générale. 

Tous commencez sans doute à deviner ce qui se passa. 
Emile Augier était sans doute infiniment plus expert en 
théâtre que ne peut l'être encore notre confrère Jules Le- 
maître. Mais, oubliant comme lui son sujet initial, il céda 
comme lui à la séduction de ce personnage qu'il rencontrait 
sur sa route. Il porta tout l'effort de son travail sur maître 
Guérin, et il en fit une des figures les plus caractéristiques 
du théâtre contemporain. 

Piegardez-le , ce petit notaire de province, au crâne 
chauve, aux yeux gris et froids, aux favoris grisonnants, 
(pii affecte des allures de bonhomme et dont la parole est 
tour à tour si importante et si brève. Ce n'est pas précisé- 
ment uu malhonnête homme ; non, le juge d'instruction le 
plus sévère pourrait fouiller toute sa vie sans y trouver le 
plus petit mot à dire. 

Il se rend à lui-même ce témoignage. J'ai une honnête 
aisance, le bonheur domestique, l'estime de mes conci- 
toyens, la paix de la conscience ; que faut-il de plus ? Hoc 
erat in votis. Et personne ne s'inscrit en faux. Sa femme 
le regarde avec admiration. 



82 QUARANTE AXS DE THÉÂTRE 

— Quelle tête tu as ? lui dit-elle. 

— Mais oui, assez bonne. 

— Tu es le meilleur des hommes ! reprend-elle dans un 
transport de reconnaissance. 

— Je te l'ai toujours dit, répond-il naturellement. 

Et il n'est pas loin de le croire. Il n'a jamais regardé au 
fond, bien au fond de sa conscience. 

— Le fond, s'écriait-il, oh! le fond! vois-tu, le seul 
moyen d'avoir une règle en ce monde, c'est de s'attacher à 
la forme, car il n'y a que cela sur quoi tous les hommes 
soient d'accord. 

Et lui, il a toujours été le rigide observateur de la forme. 

— Mais vous tournez la loi, lui dit son fils. 

— Je la tourne ; donc, je la respecte. 

Il a raison. Tout lui a réussi. Il s'est fait une belle for-* 
tune qu'il s'occupe à rendre plus considérable. Il établira 
richement son fils, deviendra député, conquerra le ruban 
rouge. Que lui manquera-t-il alors pour être un homme 
considérable et considéré ? 

Eien, absolument rien. Et notez que ce n'est pas lui qui 
court après tous ces avantages. Les bonnes affaires sont 
venues le chercher. Il ne les a faites que pour rendre ser- 
vice à de pauvres diables dans l'embarras. Il prêtait sur 
hypothèques pour obliger des gens qu'il savait fort bien 
ne pouvoir rendre; et si le gage lui restait aux mains, ce 
n'était pas sa faute. 

Il acceptera la croix pour faire plaisir à sa femme. 

— N'aimeriez-vous pas bien, petite vaniteuse, voir 
briller le ruban rouge à la boutonnière de votre Adrien ? 

C'est pour sa bru qu'il sacrifiera son amour du repos et 
se fera nommer député. Il a acheté la terre de Valteneuse ; 
il veut marier son fils à une grande dame veuve qui porte 
le titre de Yalteneuse, et son fils, en l'épousant, prendra le 



EMILE AUGIER 83 

nom de la terre qui est celui de la femme. M me Guérin, 
qui est une bonne provinciale, n'apprend pas ce projet 
sans quelque tristesse : 

— Eh ! quoi, notre fils ne s'appellera pas Guérin, comme 
nous? 

— Tu as raison, répond l'autre. Je comprends toutes ces 
délicatesses. C'est moi qui prendrai le nom de Valteneuse 
et le transmettrai à mon fils. On rira de moi et non de lui. 

Il a imaginé une combinaison par laquelle il met légale- 
ment dans sa poche une partie de l'avoir de M me de Yal- 
teneuse. 

— C'est pour le bonheur de mon fils, dit-il ; quand la 
fortune de cette dame sera réduite de moitié, elle se mon- 
trera plus traitable. 

Ce faux bonhomme est un vrai loup-cervier. Impitoya- 
ble en affaires avec ceux dont il médite la ruine, brusque 
et dur avec les siens, il traite sa femme comme une ser- 
vante, comme une paria. 

— Combien crois-tu, lui demande-t-il, que je donne dr 
dot à notre fille r 

— Dame ! Guérin, je ne connais pas ta fortune. 

— Et tu n'as pas besoin de la connaître, répond-il dure- 
ment. 

Il la met à la porte sans le moindre procédé, aussitôt 
qu'il entre une visite. 

— Vous avez une excellente femme, lui dit le visiteur. 

— La femme des autres est toujours la meilleure de 
toutes. 

Il décachette les lettres adressées à son fils, et comme 
M ,ne Guérin le lui reproche doucement. 

— Oh ! dame ! s'écrie-t-il, on ne fait pas d'omelettes 
sans casser les œufs. 

Les passions les plus basses et les plus laides croissent et 



84 QUARANTE ANS DE THEATRE 

rampent comme des plantes vénéneuses dans ce cœur 
empoisonné. Il aime les bous morceaux et boit volontiers 
tout seul. Il court le cotillon, et Françoise, sa domestique, 
est maîtresse au logis. C'est sa pauvre femme qui essuie 
les meubles, et il la gronde rudement. 

Quand son fils • revient d'une campagne, colonel et com- 
mandeur de la Légion d'honneur, son premier sentiment 
est d'envie : 

— Commandeur! bougonne-t-il avec amertume, com- 
mandeur ! quand son père n'est pas même chevalier ! 

Il lui parle comme à un petit garçon, d'un ton tranchant 
et âpre ; et le -fils obéit. Toute la famille a été pliée de 
longue date à trembler à sa voix. M me Guérin en est comme 
abêtie, ratatinée. 

Un dernier trait qui achève cette physionomie, c'est qu'il 
aime l'emphase du discours, et la mêle. par intervalle à la 
langue courte et vive des affaires, qu'il parle fort bien à 
l'occasion : 

— Votre neveu, dit-il à M me Lecoutellier, c'est le ton- 
neau des Danaïdes, c'est... (et il cherche quelque temps), 
c'est... que vous dirai-je ? un panier percé. 

Et, ailleurs : Le coupable seul craint de s'asseoir sur la 
sellette de l'accusé ; pour l'honnête homme, elle se change 
en piédestal. 

Il cite à tout propos Horace et les passages consacrés. 
Il a des réflexions qui sentent leur Prudhomme d'une 
lieue : 

— Bast ! dit quelqu'un devant lui, si tous les Français 
savaient lire, il n'y aurait plus de gouvernement possible. 

— C'est positif! répond-il en humant sa prise avec 
une importance convaincue. 

Cette figure, Augier l'a fouillée avec amour. Mais, à 
mesure qu'il la marquait de traits plus nombreux et plus 



EMILE AUGIER 85 

caractéristiques, à mesure qu'il faisait tomber sur elle une 
lumière plus vive, elle prenait dans la pièce une place plus 
grande et repoussait dans l'ombre, au second plan, le per- 
sonnage de l'inventeur. 

Il eût fallu qu'Emile Augier eût le courage de rebâtir 
sa comédie tout entière sur un nouveau plan. Mais il n'y a 
rien de difficile, quand on a vécu toute une année avec une 
idée, de s'en déprendre ; on ne voit plus clair dans une 
œuvre de théâtre, quand on y est resté trop longtemps 
enfermé. 

Et cela est si vrai, qu' Augier, sa pièce terminée, ne se 
rendait pas compte de cette dualité fâcheuse. M, Edouard 
Thierry a conté dans la Revue d'art dramatique, qu'on 
avait longtemps balancé et discuté quel nom l'on donne- 
rait à la pièce nouvelle, que l'on était en train de monter. 
Augier tenait pour YInventeur ou la Fille de l'inventeur. 
M. Edouard Thierry, averti par son sens de critique, lui 
disait : « Mais non, ce n'est pas l'idée mère de la pièce. 

— Comment ! pas l'idée mère ? s'écriait Augier. 

— Ce n'en est pas le fond; ce n'en est pas l'intérêt. 
L'intérêt de la pièce, c'est maître Guérin. 

Eh! bien, alors, dit Got, appelons-la Maître Guèrin. 

Emile Augier se rendit, sans être bien convaincu. Mais 
la représentation accentua dans une proportion énorme ce 
dont M. Thierry n'avait eu qu'une obscure intuition à la 
lecture, la dualité de l'œuvre et la prédominance du sujet 
qui n'était que l'accident sur le sujet réellement choisi par 
l'auteur. 

Desroncerets était pourtant joué par un comédien de 

premier ordre, Geffroy. Il m'avait rappelé par la coupe des 

habits qui flottaient sur son corps, par l'envolement des 

cheveux, par ses grands gestes et son air inspiré, ce pauvre 

-père Chevé, qui, lui aussi, était un inventeur de génie et, 



86 QUARANTE ANS DE THEATRE 

rapprochement curieux, un inventeur de méthode pédago- 
gique. Il était l'homme du rôle ; mais le rôle parut inin- 
telligible, extravagant. Ce Desroncerets, — j'ai gardé de 
tout cela un souvenir très exact, — fit l'effet d'un vieux et 
terrible raseur. 

Qu'est-il arrivé ? 

Eh ! mon Dieu ! c'est qu'Augier a suivi les indications 
du public. Il a pris de larges ciseaux, et il a coupé tout au 
travers de ce rôle. Chose bizarre ! la scène sur laquelle il 
comptait le plus, une des scènes pour lesquelles avait été 
certainement écrite la pièce, a disparu tout entière, et l'on 
ne s'en aperçoit pas. 

Desroncerets a besoin de cent mille francs ; s'il les a, il 
renversera une des plus savantes combinaisons de maître 
Guérin, et, pour les avoir, il faut qu'il aille les chercher à 
Strasbourg, où un ami les met à sa disposition. Il ne lui 
reste plus qu'un jour et qu'un train, et le train part dans 
une demi- heure. 

Il s'agit donc pour maître Guérin de faire manquer à 
son homme ce train unique. Il le met sur un sujet de con- 
versation qu'il sait absorbant pour un inventeur, son in- 
vention. Il l'écoute, il le contredit, il le pique, tout en lui 
répétant sans cesse : Prenez garde ! vous allez manquer le 
train ! Le temps passe ! Vous ne pourrez pas dire que je ne 
vous ai pas averti. L'autre part, enfin : — Je pousserai 
mon cheval, dit-il. Et Guérin, le suivant des yeux : — 
Va, pousse ton cheval, il sera toujours distancé par ton 
dada. 

Il est évident que l'auteur comptait énormément sur 
cette scène, qui mettait aux prises ces deux caractères. 
Mais le public avait marqué son impatience et son incré- 
dulité de la façon la plus significative. Tous les développe- 
ments de ce vieux fou lui avaient semblé plus ennuyeux 






EMILE AUGIER 87 

encore qu'extravagants. Il a fallu, à la reprise, retrancher 
la scène. 

Ce vide ne fait pas trou ; mais vous comprenez à pré- 
sent pourquoi la pièce s'en va de guingois, pourquoi elle 
ne satisfait pas pleinement l'esprit. Du personnage qui 
était, dans la conception première du drame, le person- 
nage principal, il ne reste presque plus rien : mais on n'a 
pu retrancher de même une foule de détails qui tournaient 
en quelque sorte autour de lui et qui ne s'expliquent plus, 
à présent qu'il a pour ainsi dire disparu. 

Maître Ghièrin n'en demeure pas moins une très belle 
œuvre. Guéiïn est peint en pleine pâte, et sa femme est 
une des figures les plus vraies, les plus douces, les plus 
charmantes qu'Augier ait mises sur la scène. 

Le public tient l'ouvrage en grande estime, et il a bien 
raison. Guérin est un des plus beaux rôles de Got, et 
]\I mc Pauline Granger est incomparable dans celui de 
M me Guérin. 

12 août 1889. 



LES FOURCHAMBAULT 



Les Fourchambçmlt viennent d'obtenir un des plus écla- 
tants succès que nous ayons jamais vus se produire sur un 
théâtre à la première représentation, et il est probable que ce 
succès ne fera que croître aux représentations suivantes. 
C'est que la pièce n'est pas de celles qui peuvent plaire seu- 
lement à une élite de lettrés, elle est faite pour être com- 
prise de la foule et la remuer. 

M. Emile Àugier a déployé plus d'une fois la même 
puissance de talent ; les Fourchambault ne sont supérieurs 
ni par la force de la conception, ni par la vaillante éco- 
nomie du drame, ni par l'énergie du style, à beaucoup 
d'autres pièces de lui qui n'ont réussi qu'à moitié : les 
Lionnes pauvres; la Contagion: Madame Caverlet; cet ad- 
mirable Mariage d'Olympe qui n'a triomphé qu'à la longue 
de la résistance du public, et j'ajouterai même une comédie 
parfaitement oubliée aujourd'hui et qui m'a toujours 
semblé, à moi, de premier ordre : la Pierre de touche. Mais, 
dans toutes ces œuvres, Emile Aûgier avait essayé de tra- 
duire sur la scène des idées peu sympathiques à la foule, 
de soutenir des thèses qui, pour justes qu'elles fussent en 
soi. sonnaient à ses oreilles comme un inquiétant paradoxe. 

Il n'y a point de thèse, à proprement parler, dans les 






EMILE AUGIER 89 

Faurchamdault ; mais les vérités dont la pièce est impré- 
gnée et qui s'en exhalent sont des vérités de morale uni- 
verselle et courante, des vérités acceptées de tous, chères à 
tous. Quelles sont ces vérités ? C'est qu'il vaut mieux pour 
une jeune fille se marier selon son cœur que d'épouser une 
situation dans le monde; c'est qu'un jeune homme, s'il 
aime une fille pauvre, et qu'il ait le tort de la séduire, aura 
encore avantage à réparer sa faute en donnant son nom à 
la mère de son enfant; elle lui apportera en échange le 
bonheur qu'une fille richement dotée ne lui aurait sans 
doute pas départi. C'est qu'il ne faut pas demander à un 
honnête homme d'où il vient, mais ce qu'il vaut ; que ce 
n'est pas sa faute s'il est né hors mariage, et qu'il n'en est 
que plus estimable, s'il a du cœur. C'est enfin que la bonne 
et la mauvaise éducation sont toutes -puissantes pour 
former les enfants : que telle petite évaporée, qui est au 
fond la meilleure personne du monde, ne fait que s'inspirer 
des fausses maximes et copier les mauvais exemples qu'elle 
trouve dans sa famille. 

Ce ne sont pas là, en effet, des vérités bien neuves ; mais 
c'est précisément parce qu'elles sont vieilles que le public 
au théâtre les retrouve toujours avec plaisir, et qu'il est 
charmé, quand on les lui met dans, un nouveau jour, quand 
on lui en rafraîchit la saveur par une nouvelle façon de les 
assaisonner. 

Et remarquez-le bien : le grand attrait des Fourcham- 
baultj c'est que l'auteur ne s'y est pas proposé, comme il 
l'avait fait dans GabrieUe, comme nous l'avons vu faire 
dans le Duc Job, daus le Cœur et la Dot, de présenter ces 
vérités morales sous forme de thèse; point de développe- 
ments philosophiques ni de tirades. Non, ces idées sont 
mêlées à l'action du drame et s'en dégagent, comme un 
-invisible et délicieux parfum. 



90 QUARANTE AXS DE THÉÂTRE 

Le premier acte est une peinture de la famille Four- 
chambault. C'est une famille, hélas! comme on en voit 
beaucoup ; car Augier a eu le rare mérite de se tenir dans 
l'observation exacte de la classe moyenne, de ne point 
chercher des types particuliers ou excentriques, mais de 
nous montrer sur la scène la bonne et honnête bourgeoisie, 
telle qu'elle se comporte sous nos yeux, telle que nous la 
pourrions voir nous-mêmes, si nous n'étions pas presque 
tous myopes. 

Le père Fourchambault est un brave homme, bon comme 
le bon pain, tout en mie : il a eu, comme tout le monde, 
sa petite aventure de jeunesse. A vingt ans, il s'est fait 
aimer de la maîtresse de piano de sa sœur; il l'aurait 
épousée, car c'était un honnête garçon, amoureux et faillie. 
Mais son père a eu l'art de jeter des doutes dans son esprit 
sur la vertu de la jeune fille : on lui a présenté une héri- 
tière de huit cent mille francs de dot. Il s'est laissé faire. 
Il a oublié et sa maîtresse et l'enfant qui est né de leur 
commerce. Il s'est marié richement ; il a continué au Havre 
la maison Fourchambault et C ie . 

Il entend quelque peu les affaires ; mais il n'a su diriger 
ni sa femme, ni le fils et la fille qu'elle lui a donnés. La 
femme, sous prétexte qu'elle lui a apporté 800.000 francs 
de dot, s'est mise à dépenser avec fureur ; le train de sa 
maison et de ses toilettes lui coûte 80.000 fr. par an. Elle 
a communiqué à sa fille ses goûts de luxe frivole. Elle était 
assez bien née, cette pauvre Blanche ; la nature avait dé- 
posé en elle un fond sérieux de qualités simples et hon- 
nêtes. Mais sous l'influence de cette détestable éducation 
domestique, elle est devenue une petite poupée, répétant 
des phrases apprises, et de vilaines phrases, tout entière à 
la vanité, et disant que, puisque le mariage est la seule 
carrière des jeunes filles, autant vaut-il qu'elle soit brillante. 



EMILE AUGIER 91 

Le fils n'a pas mieux tourné : ce garçon était né hon- 
nête ; il y avait en lui l'étoffe d'un homme d'honneur ; il 
était capable même de sentiments chevaleresques. Mais il 
a été déformé par le milieu où il a vécu. Il est devenu un 
gommeux de la pire espèce. Ses frasques sans esprit ont 
fait scandale au Havre. 

Au moment où la pièce s'ouvre, il a rompu avec ses 
maîtresses ; mais ce n'est point une conversion. Les Four- 
chambault donnent en ce moment l'hospitalité à une jeune 
créole, M Ue Marie Letellier, pauvre orpheline, qui leur a 
été envoyée de l'Ile-Bourbon, et qu'ils se sont engagés à 
garder chez eux jusqu'à ce qu'elle ait trouvé une place 
d'institutrice. On l'a accueillie avec plaisir, on l'entoure de 
soins; car, je le répète, ce sont de bonnes gens. Le fils a 
suivi la tradition; il lui fait la cour; elle accueille ses dé- 
clarations avec la désinvolture qu'autorise la liberté des 
mœurs de sa patrie. Mais elle s'en moque ; car c'est une 
honnête fille, sous ses allures un peu lestes. 

Le père et la mère s'aperçoivent de ce manège. La mère 
en est ravie sous main. Cela n'est peut-être pas très propre, 
mais enfin M me Fourchambault, qui n'a guère à son ser- 
vice que la morale courante du monde, professe cette 
maxime que, maîtresse pour maîtresse, une M lle Letellier 
vaut mieux encore à son fils. C'est une fille distinguée, 
instruite, qui ne lui fera point faire de trop grosses folies, t 
qui aidera à attendre le jour où le jeune homme se rangera 
au mariage avec une autre, et que l'on dédommagera aisé- 
ment, ce jour venu. La bonne dame n'exprime pas for- 
mellement ces façons de voir, qui eussent révolté le public ; 
on les sent qui circulent sous sa conversation et qui l'a- 
niment. 

Le père est de moins bonne composition. Il fait des re- 
montrances amicales à son fils ; mais il passe rapidement 



02 QUARANTE ANS DE THEATRE 

sur le côté moral, sur l'indignité qu'il y aurait à perdre 
une jeune fille confiée à leurs soins. Ce qui le frappe, c'est 
le danger de ces liaisons. Il le connaît bien. Et il conte sa 
propre histoire, en la mettant, selon l'usage, sur le compte 
d'un ami. Léopold n'est pas dupe de cet artifice de lan- 
gage. Il connaît cette anecdote, dont le récit l'a déjà plus 
d'une fois amusé. Il raille les craintes de son père, il 
blague l'auteur de ses jours... 

Tous les traits qui marquent cette situation ont été 
choisis et mis en relief avec un art exquis par M. Emile 
Augier. On voit là les effets dépravants de cette détestable 
éducation, qui est trop commune dans notre bourgeoisie 
riche. Tous ces gens-là ne sont pas foncièrement mauvais. 
Seulement le père est faible, la mère dissipée ; tous deux ne 
connaissent d'autre morale que l'honneur mondain. Le fils 
et la fille se pervertissent et deviendront pires encore, si 
quelque main étrangère ne vient remettre l'ordre dans la 
maison. La fille, qui aimait un brave commis de banque, 
Victor Chauvet, épousera par gloriole le fils d'un baron 
ruiné, préfet du Havre pour le moment. Au fils on destine 
quelque riche héritière. 

Le second acte nous transporte dans un tout autre mi- 
lieu. Une grande femme, cheveux blancs, visage digne et 
pâle, courbée sur un pupitre, achève des comptes. Elle se 
tourne vers son fils : 

— L'inventaire est terminé; tu possèdes, en ce moment, 
lui dit-elle, deux millions moins trois francs. 

Le fils se retourne, fouille dans sa poche, et gaiement : 

— Voilà les trois francs. Fais le compte rond. 

C'est un robuste gaillard que ce fils, l'armateur Bernard, 
connu sur la place du Havre pour sa probité, son bon 
sens, son énergie ; un peu hérissé d'aspect et farouche, mais 
si franc, si loyal ! 



ÉilILE AUGIER 93 

C'est qu'il a été, lui, élevé par une vraie mère. Rien de 
plus noble, de plus tendre et de plus touchant que l'entre- 
tien de ces deux cœurs qui n'ont rien de caché l'un pour 
l'autre. La mère de Bernard ne s'appelle point M me Ber- 
nard, elle a pris un faux nom, à la suite d'une faute, d'où 
est né Bernard. 

Elle a été séduite, délaissée; elle s'est vouée tout entière 
à l'éducation de ce fils, dont elle a fait l'homme que voilà. 
Elle ne lui a jamais révélé le nom de son père ; et, comme 
Bernard s'échappe en malédictions contre lui, elle le rap- 
pelle à la miséricorde, à la justice même. Il aurait donné 
son nom à la pauvre et humble maîtresse de piano, si elle 
n'avait pas été calomniée près de lui par son père. 

Quel est le lien qui unit la famille Fourchambault à la 
famille Bernard, le second tableau au premier ? 

Vous avez déjà deviné qu'il y en a un mystérieux ; que 
M" 6 Bernard est cette maîtresse de piano dont M. Four- 
chambault a parlé à son fils au premier acte, et que Ber- 
nard est le fils du riche négociant. 

Mais il y en a un autre qui relie ces deux milieux. C'est 
Bernard qui a ramené de l'Ile-Bourbon, sur son vaisseau, 
M" e Marie Letellier. Il n'a pu voir tant de beauté et de 
grâce sans en être touché : l'aime-t-il ? il ne le sait ; et 
d'ailleurs il s'est juré de ne jamais se marier, pour ne pas 
donner à sa mère une bru qui peut-être n'aurait pas pour 
elle le respect profond qu'il lui porte. Ce qu'il y a de cer-' 
tain, c'est qu'il s'intéresse à cette enfant, qui, comme sa 
mère, est institutrice dans une grande maison, qui est 
exposée aux mêmes séductions où a succombé sa mère. 

M ,le Marie Letellier a souvent parlé aux Fourchambault 
des qualités sévères de Bernard, qu'elle admire. La curio- 
sité des dames Fourchambault a été piquée ; elles ont fait 
le projet de venir, sous un prétexte de quête de charité, voir 



94 QUARANTE AXS DE THÉÂTRE 

cette M me Bernard et ce fils qu'on leur a tant vantés. C'est 
ainsi que des relations mondaines se sont établies. 

Un coup imprévu va les resserrer d'une étrange façon. 

Une forte maison de banque du Havre a suspendu ses 
payements; les Fourchambault se trouvent pris dans la 
faillite pour 2 -±0.000 fr. Us vont sombrer. Bernard arrive, 
annonçant ce désastre à sa mère, de l'air indifférent d'un 
homme qui donne une nouvelle commerciale. Tous ima- 
ginez le coup reçu par M me Bernard. Elle se lève, et, d'un 
ton de prière qui passe bientôt à celui du commandement, 
elle demande à son fils de prêter cette somme à M. Four- 
chambault. Bernard résiste d'abord; à quel titre irait-il 
ainsi jeter dans un gouffre une aussi grosse somme? Et 
puis, il donnerait les 240.000 fr. que le déficit ne serait pas 
comblé. Cela ne ferait que retarder la faillite. 

— Eh ! bien, mon fils, il faut t'associer avec M. Four- 
chambault... 

— Moi, avec cet imbécile ! 

— Mon fils, dit-elle, grave, hautaine et scandant ses 
mots, il le faut, tu le dois, je le veux ! 

— C'est mon père ! s'écrie Bernard. 

Toute la salle a tressailli d'une commotion électrique. 
La scène est d'une simplicité si grande et si pathétique ! 
Bien des yeux, je vous jure, étaient mouillés de larmes. Et 
voyez comme c'est là une pièce bien faite ! Ces deux actes 
ne sont pas un vain parlage d'où sortira un drame qui n'a 
aucun rapport avec eux. Il ne s'y trouve pas un mot qui 
ne doive servir plus tard, soit à élucider l'action, soit à 
expliquer le caractère de ceux qui y prendront part. Quand 
le rideau tombe sur ce mot « C'est mon père », je vois tout 
de suite deux scènes à faire, et je sais qu'elles seront faites. 
La scène entre le fils et le père qu'il va sauver : celle entre 
Bernard et son frère Léopold, puisque tous deux sont 



EMILE AUGIER 95 

amoureux de la même femme, l'un par galanterie, l'autre 
secrètement, fièrement. Que se diront -ils? Je l'ignore; 
mais c'est précisément cette attente, toute pleine d'incerti- 
tude, qui est un des charmes du théâtre. Je me dis à part 
moi : Ah ! ils vont se parler ! Que va-t-il sortir de là ? Et 
c'est si bien là la pensée de tout le public que, lorsque les 
deux personnages de la scène à faire se rencontrent, il s'é- 
lève dans l'auditoire un frémissement universel. 

An troisième acte, nous assistons au désastre des Four- 
chambault. 

Le père a cherché partout de l'argent et n'en a trouvé 
nulle part. Il se résigne à en demander à sa femme, dont la 
dot est intacte. 

— Et ce n'est pas à moi que vous vous êtes adressé d'a- 
bord, s'écrie-t-elle. 

— Merci pour ce lion mouvement. C'est que je craignais 
d'être refusé. 

— Mais, sans doute, je refuse. 

Et elle explique toutes les raisons de son refus : l'intérêt 
de ses enfants, la dot de sa fille, toutes les considérations 
mondaines, que l'on fait valoir en pareil cas pour ne pas 
obéir à l'instinct du cœur, qui est d'accord avec la loi mo- 
rale. Le père prie. et pleure; le fils, emporté d'un mouve- 
ment de générosité, se joint à lui. Elle est inexorable. C'est 
alors que Bernard entre, froid et brusque. Il n"est pas de 
trop dans cette discussion de famille : 

— Vous avec besoin de 240.000 fr. Je vous les apporte. 
Cette délicatesse semble suspecte à Léopold, qui trouve 

singulière l'ingérence continuelle de cet étranger dans 
leurs affaires et surtout dans celles de M" e Marie Letellier. 
Tandis que son père se confond en remercîments, il mar- 
que, lui, je ne sais quel déplaisir que Bernard dissipe d'un 
mot : 



96 QUARANTE AXS DE THEATRE 

— C'est une association que je viens proposer à la mai- 
son Fourchambault. Elle n'a point d'obligation à m'avoir; 
c'est une affaire que je traite, qui sera, je l'espère, avanta- 
geuse et pour elle et pour moi. 

Fourchambault père n'est pas dupe de ce langage. Il sait 
la grandeur du service qu'on lui rend ; mais il ne l'attribue 
et ne peut l'attribuer qu'à la générosité d'une âme noble : 

— Monsieur, dit-il, c'est affaire conclue ; mais entre 
gens d'honneur une main touchée vaut autant qu'une si- 
gnature. Yoici la mienne. 

Et il la tend. 

Que dites- vous de ce jeu de scène ? Comme il est naturel 
et ingénieux tout ensemble ! Bernard n'aime point, il hait 
presque ce père, qui a lâchement abandonné sa mère, un 
pauvre homme d'ailleurs, faible et mal entouré. Le sauver, 
à la bonne heure ! il le doit ; mais lui donner une poignée de 
main, qui équivaut pour lui à un acte de reconnaissance ; 
il y répugne secrètement. Il n'en surmonte pas moins ce 
sentiment secret ; il met sa main dans la main du vieux 
négociant, et tandis que l'un ne voit dans ce serrement de 
main qu'un pacte commercial conclu, l'autre y met une 
reconnaissance tacite : Vous m'avez donné la vie ; je vous 
sauve l'honneur : nous sommes quittes. ■ 

Une fois associé à son père, Bernard veut compléter son 
œuvre en réformant cette maison où la femme a organisé 
le plus odieux des gaspillages. Il signifie en termes brefs 
et impérieux à M me Fourchambault qu'elle aura à réduire 
son train. Elle commence par jeter des cris de paon, elle 
se targue de sa dot; et alors Bernard, dans une de ces 
phrases nettes, d'un métal vibrant et sonore, qu'Emile Au- 
gier excelle à couler d'un bloc : Yotre dot ! elle était de 
huit cent mille francs ! Tous en dépensez 80.000 par an 
depuis vingt-cinq ans; voyez ce qu'il en reste. 



EMILE AUGIER 97 

M me Bernard courbe la tête, et quand il est parti : 

— Le brutal ! s'écrie-t-elle, et par réflexion : C'est pour- 
tant un mari comme cela qu'il m'aurait fallu. 

Emile Àugier avait réservé pour le dernier acte, pour le 
coup de la fin, la scène des deux frères. Il nous faut donc, 
pour )* arriver, traverser le quatrième acte. 

Il se trouve dans le quatrième acte une des plus jolies 
scènes du théâtre contemporain; une scène qui n'est pas 
précisément épisodique, puisqu'elle se rattache intimement 
au dessein de Fauteur qui est de montrer les effets de la 
mauvaise éducation donnée aux enfants de la bourgeoisie, 
mais qui n'est pas dans le courant de l'action principale. 

Blanche a été demandée en mariage par le baron Rasti- 
boulois, qui s'est retiré quand il a appris le désastre, qui a 
posé de nouveau sa candidature, lorsqu'il a su le sauvetage 
opéré par Bernard. Ces tergiversations mêmes ont fourni 
la matière de scènes plaisantes, un peu grosses à mon avis, 
et où la convention (une mauvaise convention) entre pour 
une trop forte part. X'importe ! elles sont spirituellement 
traitées, et elles ont beaucoup diverti le public. Si Blanche 
écoutait son cœur, elle se rappellerait l'amour qu'elle a 
senti jadis pour ce brave Victor Chauvet, qui, lui, est resté 
éperdûment épris d'elle. Mais elle a été empoisonnée des 
conseils de sa mère. 

Il est vrai que M me Fourchambault a congédié son luxe, 
et qu'elle veut maintenant étonner le monde par sa sim- 
plicité, comme elle l'a autrefois subjugué par l'éclat de ses 
toilettes. Pose pour pose, son mari préfère celle-là. Mais ce 
n'est qu'une pose nouvelle chez cette incorrigible éva- 
porée. Elle est restée tout aussi frivole, tout aussi sèche de 
cœur, et c'est elle qui a persuadé à sa malheureuse fille 
qu'épouser un simple commis, ce serait déroger. 
. Le mariage se fera donc avec le fils du préfet, le jeune 

G 



S 8 QUARANTE ANS DE THÉATEE 

baron Rastiboulois. Mais Bernard, qui est l'ami de Chauvet, 
ne saurait souffrir que sa sœur (c'est sa sœur, après tout), 
conclue une si sotte union. Il intervient, prend à partie le 
père, qui est bien de son avis au fond, mais c'est sa fille 
qu'il faut persuader. 

Et Bernard, s'adressant à elle, lui montre l'ennui qu'il y 
a pour une femme de passer avec un homme qu'elle n'aime 
pas ses jours et ses nuits. 

— Prenez garde, interrompt le père, ce sont là de ces 
choses qu'on ne dit point à des jeunes filles. 

— Et l'on a joliment tort ! s'écrie Bernard. 

Et, dans un plaidoyer très court, mais très net, vif et 
coloré, il fait ressortir l'absurdité de cette éducation qui 
laisse ignorer aux jeunes filles l'étendue et la nature déli- 
cate des engagements qu'elles vont prendre et qu'il sera 
impossible de rompre jamais... 

Ah ! quelle admirable tribune que le théâtre ! Ces choses- 
là, nous n'avons cessé de les dire ; mais que sont les rai- 
sonnements d'un moraliste en regard de cette éloquence 
enflammée, vibrante, qui tombe chaque soir sur une foule ? 

Et elles prennent ici plus de relief encore parce qu'elles 
sont en situation. J'ai eu tort de me servir du mot plai- 
doyer. Xon, ce n'est pas un plaidoyer d'auteur. C'est le cri 
du personnage même, cri arraché par la situation où le 
hasard le jette. 

Et Bernard revient vers la jeune fille qui l'écoute, 
étonnée et confuse. M Ue Marie Letellier est de l'autre côté ; 
elle comprend, cette créole, fille d'une autre éducation, elle 
comprend et elle approuve ces idées sur le mariage, et alors 
commence, de Bernard à elle, par-dessus la tête de Blanche, 
le plus aimable, le plus charmant duo de raison qu'il soit 
possible d'entendre. 

C'est Marie qui achève, de sa voix douce, la phrase corn- 



EMILE AUGIER 99 

mencée par Bernard sur un ton d'autorité paternelle, et 
lui, à son tour, reprend l'argument de M 1Ie Letellier et le 
complète de sa voix grave ; et ce chant alterné se poursuit 
de l'un à l'autre avec une symétrie ailée et poétique d'un 
effet merveilleux. 

Je vous ai bien souvent parlé de la puissance du rythme 
au théâtre. J'ai cherché dans un assez grand nombre de 
feuilletons théoricpies à vous expliquer en quoi il consistait 
proprement, et quel en était le charme. Jamais vous ne 
trouverez d'exemple plus saisissant. 

Que sont après tout les idées de cette scène ? les plus 
vieilles du monde ; elles ont traîné partout. La scène a été 
faite plus de vingt fois et notamment dans le Duc Job. Ici, 
d'où tire-t-elle son prix ? précisément du rythme, rythme 
de mouvement et de sons, qui rend sensibles aux yeux et 
aux oreilles des pensées d'ailleurs assez communes. 

Et voyez par là combien ceux qui ne cherchent au théâtre 
que la réalité sont loin de compte. Est-ce que la scène est 
réelle ? pas du tout ; jamais les choses ne se sont passées 
de la sorte dans la vie bourgeoise. Mais ce sont des idées 
éternellement vraies, présentées sous une forme rythmique, 
et qui prennent de cette forme même une grâce plus tou- 
chante; c'est de la poésie, et il n'y a rien au monde que ce 
qui est poétique pour enlever une foule. Elle en sent obs- 
curément le charme, et elle pleure sans savoir pourquoi. 

Ai- je besoin de dire que Bernard gagne son procès, qui 
est celui de la jeunesse et de l'amour. 

A côté de cette scène, il y en a une autre qui lui fait 
pendant, qui n'est pas moins vieille, et qui n'est pas traitée 
d'une façon moins originale. 

Léopold continue à faire la cour à M lle Letellier pour le 
mauvais motif. Ils vont à cheval ensemble, et il entremêle 
ses déclarations de lio p là! qui font beaucoup rire la jeune 

BIBLIOTHECA 
^- ttaviens't* 



100 QUARANTE AXS DE THEATRE 

fille. Aussi, quand il s'approche d'elle dans un salon et re- 
nouvelle ses instances, elle coupe ses phrases d'un hop là! 
ironique qui a l'air d'ennuyer beaucoup ce Don Juan. Il 
trouve enfin moyen de lui exposer ses intentions, qui sont 
parfaitement déshonnêtes; elle se dresse en pied, moitié 
indignation, moitié mépris, lève sa cravache et s'enfuit en 
haussant les épaules de pitié. 

J'arrive enfin à la grande scène des deux frères. 

Il faut malheureusement pour y venir sauter un trou. 
Oui, il y a un trou dans cette pièce si bien faite et un trou 
fâcheux. 

Les assiduités de Léopold ont compromis, dans la ville 
du Havre, la réputation de M lle Letellier ; quelques indis- 
crétions involontaires chez M me Fourchambault, calculées 
chez M. Rastiboulois, ont achevé de lui faire une situation 
impossible. Tout cela est insuffisamment expliqué et peu 
vraisemblable. 

Je ne m'arrêterais pas à ce défaut, si je n'y voyais un re- 
proche à faire à M. Emile Augier, reproche que je suis 
d'autant plus fâché de lui adresser qu'il le mérite plus ra- 
rement. Rien n'était plus aisé que de rendre cette partie 
de son drame claire et logique. Il fallait très résolument 
marquer chez M rae Fourchambault les sentiments que j'ai 
indiqués plus haut; il fallait lui faire dire, sous une forme 
ou sous une autre, qu'elle voyait de bon œil une liaison 
qui gardait son fils des amours banales. M. Augier était de 
force à imposer au public ce développement, qui eût expliqué 
et justifié la fin du quatrième acte. Il n'a pas osé ; c'est 
dommage. J'ai quelque chagrin à formuler la critique. 
Mais cette paille serait si facile à enlever. 

N'en parlons plus. Voilà donc, bien ou mal, à tort ou à 
raison, M lle Letellier compromise. Bernard, qui est un cœur 
droit, ne voit pas d'autre issue que de forcer Léopold à ré- 



EMILE AUGIER 101 

parer le tort fait à la réputation de la jeune fille. 'Il est 
probable qu'il ne raisonnerait pas ainsi s'il n'était pas lui- 
même secrètement amoureux. Mais cette tendresse, qu'il 
n'ose s'avouer à lui-même, le pousse au dévouement. Il 
éprouve un amer et douloureux plaisir à se sacrifier lui- 
même au bonheur d'un rival, qu'il n'estime qu'à demi. Il 
sera d'autant plus âpre qu'il a moins raison dans le fond. 
Car, à vrai dire, Léopold n'ayant rien obtenu de M Ue Le- 
tellier ne lui doit d'autre réparation que des excuses. 

Ce qui fait la beauté incomparable de cette scène, c'est 
que sous les. raisons que se donnent les deux jeunes gens 
palpitent des sentiments secrets, qu'ils ne s'avouent ni 
l'un ni l'autre. Bernard est, sans s'en rendre compte, fu- 
rieux de la préférence qu'a semblé accorder à ce gandin 
M Ue Letellier; il lui demande une réparation, qu'il sera 
désespéré d'obtenir. Léopold ne veut pas de M lle Letellier 
pour femme, mais il est inconsciemment jaloux de l'intérêt 
que témoigne Bernard à cette jeune fille qui l'a repoussé. 

Bernard pousse donc Léopold, le presse, lui parle de 
devoir et de morale, mais il en parle en amant jaloux, 
avec une âpreté violente. L'autre se défend, allègue qu'il 
ne doit rien, mais avec une hauteur sarcastique. La scène 
se poursuit ainsi, tous deux ayant l'air de traiter une ques- 
tion générale, et se portant, sous le couvert de ces beaux, 
mots, des coups sanglants. On sent, de réplique en réplique, 
s'aigrir la colère sourde des deux jeunes gens. 

Bernard ne tarde pas à retrouver dans le procédé de 
Léopold celui dont a usé Fourchambault vis-à-vis de sa 
mère ; il y fait des allusions obscures et menaçantes. Em- 
porté par la discussion, il se démasque enfin : 

— Ah ! je reconnais bien dans ce raisonnement le petit- 
fils de l'homme qui a calomnié une honnête femme pour 
-empêcher son fils d'épouser celle qu'il avait déshonorée. Je 



102 QUARANTE ANS DE THEATRE 

reconnais en vous votre grand-père, qui était un misérable 
calomniateur. 

— Eépétez donc ce mot. 

Bernard le répète. Non, rien ne pourra vous donner une 
idée de l'anxiété avec laquelle le public attendait l'issue de 
cette terrible scène. Elle s'en allait si loin dn but que nous 
nous étions proposé dans notre esprit! Car enfin nous 
nous étions imaginé que, si Bernard n'avait pu dire à son 
père : Je suis votre fils, au moins les deux frères se recon- 
naîtraient et tomberaient dans les bras l'un de l'autre. 
Nous étions emportés à cent lieues de ce dénoûment. 

A cent lieues? nous y touchions, sans nous en douter. 

Au mot de calomniateur répété par Bernard, le gant de 
Léopold s'abat sur sa joue. Bernard reste un moment suf- 
foqué, il tord ses bras, et, d'une voix altérée par l'émotion : 

— Ah ! tu es bien heureux, s'écrie-t-il. que je sois ton 
frère ! 

Je ne connais guère de plus beau coup de théâtre, de 
plus simple et de plus rapide. Cela vaut le : Va te battre du 
Gendre de M. Poirier, le baiser tombé des lèvres de Fer- 
nande sur Giboyer fils dans le Fils de Giboyer. C'est une 
trouvaille de génie. 

En quelques mots courts, rapides, haletants, Bernard 
met Léopold au courant de toute leur histoire. Je vous l'ai 
dit : c'est un honnête et loyal cœur que ce Léopold, gâté 
par une éducation mauvaise. Il se fond de honte et de ten- 
dresse à ce récit ; il se jette sur les mains de son frère et les 
baise avec transport ; il lui demande pardon de l'injure, et 
l'autre se redressant, et montrant sa joue : 

— Efface, dit -il. 
Et il ouvre ses bras. 

La salle tout entière a éclaté en applaudissements fréné- 
ii<j"aes. C'est un dénoûment si beau, si imprévu ! 



EMILE AUGIER 103 

Le reste n'est plus que du drame ordinaire. 

Il est clair qu'on ne peut marier M" c Letellier avec Léo- 
pold qu'elle n'aime point et qui ne l'a pas méritée. C'est 
donc Léopold lui-même qui, déchirant les voiles dont s'en- 
veloppe le cœur de son frère, lui jette M 1Ie Letellier dans 
les bras. Il hésite encore; par respect pour sa mère dont il 
lui faudra révéler le secret. Mais c'est elle-même qui lui 
souffle à l'oreille : 

— Elle a souffert, celle-là; elle comprendra le malheur. 

Tel est ce drame, et j'ai été bien malheureux si l'on n'a 
pas senti dans cette analyse le grand, le vrai mérite de 
l'œuvre : c'est la robuste sincérité dont elle témoigne. 
Point de petites adresses, point de basses flatteries aux pré- 
jugés de la foule, point de trompe-l'œil ; tout cela est sain, 
ferme et de bon aloi. L'auteur va droit son chemin ; il court 
aux situations promises et il les traite avec une netteté sou- 
veraine. C'est tout le temps du franc jeu. 

Et quel dialogue ! tout plein de mots de caractère et de 
situation. Et quel style ! le vrai style de la comédie, simple, 
éclatant et sonore. Toutes ces phrases étincellent et s'en- 
foncent comme des coups d'épée. 

15 avril 1378. 



OCTAVE FEUILLET 



DALILA 



Il est assez difficile, quand il s'agit de contemporains, 
de mettre juste le doigt sur les chefs-d'œuvre. Le drame 
de DaUla en est-il un bien authentique ? Je ne le crois pas : 
mais entre le Gendre de M. Poirier et Dallla, y aura-t-il 
dans cent ans une si grande différence ? Personne absolu- 
ment n'en peut rien savoir. Tous deux dormiront peut- 
être du même sommeil dans le même oubli : et si l'avenir 
s'occupe de nos discussions, ce sera pour s'étonner que 
nous ayons pu faire une si grande différence entre deux 
œuvres qui, à cette distance, paraîtront également médio- 
cres. 

Pourtant Dallla, quelque jugement qu'on en porte, n'est 
pas une pièce indifférente. C'est à coup sûr le meilleur des 
drames de M. Octave Feuillet, celui de tous où il a déployé 
le plus de virilité. M. Octave Feuillet tient une assez 
grande place dans la littérature contemporaine pour que 
le Théâtre-Français se croie autorisé à revendiquer pour 
lui la plus forte de ses œuvres, à quelque rang que la pos- 
térité la doive placer un jour. 



106 QUARANTE ANS DE THEATRE 

Il y a dans cette Dalïla une figure très vivante et très 
originale, c'est celle de Carnioli, ce fougueux amateur de 
musique qui traite son protégé tantôt d'animal immonde, 
et tantôt d'enfant sublime. Elle a été prise sur nature, et 
rendue avec une vivacité de coloris qui fait le plus grand 
honneur à M. Octave Feuillet. 

Lisez les œuvres de Stendhal, et surtout la Vie de Ros- 
siqi et les Promenades à Rome, vous verrez combien ce por- 
trait du grand seigneur dilettante est vrai et curieusement 
fouillé ! Ce qui trompe sur le talent de M. Octave Feuillet, 
c'est qu'il a pour habitude de répandre sur toutes ses pein- 
tures je ne sais quel vernis uniforme, qui leur donne à 
toutes le même miroitement. Mais il a parfois, sous ce 
glacis de surface, une extraordinaire énergie de couleurs. 

Etudiez ce personnage, vous verrez quelle hardiesse de 
touche il suppose chez celui qui l'a mis en scène. Ce ne 
serait rien que d'y voir un amateur passionné ; mais Car- 
nioli est un païen ; il ne croit ni à Dieu, ni à diable, ni aux 
femmes, ni à rien. Il fait montre du plus débraillé cynisme, 
et c'est grand hasard que ce caractère, marqué de traits si 
vifs, n'ait pas révolté à la scène le gros du public. 

Ce qui le sauve, c'est qu'il aime : il aime impétueuse- 
ment, et l'art de la musique, et son protégé André Roswein, 
parce que c'est un homme de génie, et on lui passe ses plus 
hasardeuses boutades en faveur de sa passion. Mais ne 
fallait-il pas, pour oser porter ce type au théâtre, une ori- 
ginalité de conception et une audace de main, que l'on 
affecte de ne pas reconnaître à M. Octave Feuillet ? 

Je passe condamnation sur le sujet même du drame. 
Un artiste qui s'abandonne lâchement à un misérable 
amour, qui ne trouve pas dans sa passion de nouvelles 
raisons de souhaiter la gloire, est un pauvre artiste. L'au- 
teur a beau nous dire qu'il a fait des chefs-d'œuvre, et 



OCTAVE FEUILLET 107 

qu'il en porte d'autres plein la tête : il était né pour faire 
un méchant bohème, et non un grand compositeur. 

Marié, il n'eût pas plus réussi qu'amant. Il eût fumé 
nombre de cigares au coin de son feu, en se plaignant à sa 
femme des succès des autres. Hector Malot, dans son beau 
roman des Époux, a traité cette situation en maître. Son 
héros est un André Eoswein cpii a épouse Marthe. Il passe 
son temps à faire des discours sur l'art ; mais toute son 
énergie s'évapore en discussions stériles. 

Le point de départ de DaliJa est donc radicalement 
faux. Xon : les vrais artistes, les grands, ne se laissent 
point couper les cheveux par les Dalilas ni du monde ni du 
demi-monde; leur première maîtresse, c'est la musique. 
Quelques-uns ont voulu mener de front les deux passions, 
et ils en sont morts. Mais on n'en cite point chez qui une 
femme ait tari l'inspiration et le besoin de produire. 

Mais une fois cette critique admise, et j'avoue qu'elle 
porte sur le fond même du drame, il y a bien de la puis- 
sance dans la peinture de cette Dalila, se jouant des fu- 
reurs et des désespoirs du faible artiste qui a subi son joug. 

On s'est beaucoup moqué de cette princesse qui se laisse 
si vite séduire à un morceau d'orgue, et fait elle-même les 
premières avances. Mais on oublie de dire que cette prin- 
cesse est, même en Italie, sur cette terre des faciles amours, 
une déclassée; qu'elle a déjà eu cinq amants, et qu'elle 
doit faire moins de façons à en prendre un sixième. 

On n'ajoute point qu'elle est de celles qui, par leur for- 
tune et leur position sociale, imposent au inonde leurs ca- 
prices, et marchent tête levée au milieu des quolibets du 
public. Est-ce que notre temps, qui se pique d'être infini- 
ment plus prude que celui de la princesse Falconieri, n'a 
pas connu de ces grandes dames, qui, pour me servir de 
l'expression de La Bruyère, étaient aussi connues par le 



108 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

nom de leur amant que par celui de leur mari? Est-ce qu'on 
n'en trouverait pas qui ont eu des fantaisies, aussi rapi- 
dement satisfaites, aussi vite rejetées ? 

Il n'y a rien dans tout cela d'invraisemblable. Il n'y a 
rien qui choque les conventions dramatiques. La princesse 
a été, dès les premiers mots, donnée pour ce qu'elle est, et 
Carnioli qui la pousse à séduire son ami André Roswein, a 
pour complices tous les spectateurs. Si vous trouvez qu'elle 
cède trop vite; prenez- vous- en aux nécessités du théâtre, 
qui force à ramasser, dans une seule scène, huit ou quinze 
jours de serments, de larmes, de protestations, et qui met- 
tent la chute à dix minutes de l'attaque. 

L'objection ne me semble pas sérieuse. 

En revanche, on n'a pas assez admiré la scène où la 
grande dame, lasse de son favori, le cingle coup sur coup 
de ces mots âpres et méprisants que trouve seule mie f emme 
qui n'aime plus. 

Yous rappelez-vous comme ils tombaient secs et amers 
de la bouche de M lle Fargueil ? J 'ai encore toutes ses into- 
nations dans l'oreille ; comme elle disait : « Mais, mon ami, 
faites-en des chansons, je les recueillerai ; vous n'en faites 
pas ! » Le mot s'échappait de ses lèvres avec un sifflement 
de mépris. On était tenté de lui crier avec Carnioli : Vipère. 

M lle Favart n'a pas cette sécheresse de voix; elle ne 
lance pas ainsi la phrase, comme un jet de salive acre et 
qui tue. Elle est inférieure à sa devancière dans les scènes 
où la grande dame traite de haut tout ce monde qu'elle 
regarde, avec dédain, rampant à ses pieds. 

Où elle reprend ses avantages, c'est dans les grands 
moments de passion. Elle a, pour dire la tirade, un autre 
souffle, plus égal et plus puissant à la fois que M lle Far- 
gueil. Faible au second acte, quand elle se prend de bec, 
dans sa loge au théâtre, avec une étrangère ; molle au 



OCTAVE FEUILLET . 109 

commencement du troisième, quand elle écoute d'un air 
ennuyé et distrait les déclarations de son amant, elle s'est 
retrouvée l'excellente artiste que nous connaissons, quand, 
se jetant à ses pieds, elle veut le reconquérir et lui arracher 
son pardon. 

La scène est fausse, si vous vous en souvenez bien. Car 
la princesse n'est point touchée d'un vrai repentir. Seule- 
ment, Roswein a annoncé le ferme propos de la quitter ; et 
elle est de celles que l'on n'abandonne pas. Elle veut donc 
remettre la main sur son esclave avant de le jeter à la porte. 

Elle lui joue une comédie de remords, de larmes et de 
sanglots. M lle Favart a trouvé moyen d'être touchante et 
pathétique, et de faire sentir en même temps que, dans ces 
grands éclats d'une passion exagérée, il n'y avait pas un 
mot de vrai. Elle a laissé, à travers ces palpitations et ces 
frénésies, percer la comédienne à son rôle. Elle a obtenu 
là un très beau et très grand succès. 

La scène a été également bien rendue par Febvre, dont 
l'énergie sombre est de mise dans ces situations violentes. 
Mais nous ne saurions trop répéter à Febvre qu'il n'arri- 
vera jamais à rien au Théâtre-Français s'il n'apprend pas 
à dire. Ce n'était qu'un cri l'autre jour : On n'entend pas ! 

Songez que toute la fin du premier acte lui appartient, 
et qu'au commencement du troisième, il a un long récit à 
faire, et que le spectateur, sans être même placé très loin, . 
perd un bon tiers de tout ce qu'il dit. Ce n'est rien dans 
les scènes pathétiques, où la voix s'élève, où le geste sup- 
plée, dans une certaine mesure, aux membres de phrases 
étouffés. Mais quand il ne s'agit que de conter une histoire, 
ou de débiter paisiblement les lieux communs de la conver- 
sation, c'est un supplice que de ne pas entendre. 

Il y a dans Dalila une scène qui a choqué beaucoup de 
gens, et qu'on pourrait appeler la scène de la fascination. 

7 



110 QDAEANTE ANS DE THÉÂTRE 

La voici telle que M. Octave Feuillet la décrit lui-même, 
dans son drame imprimé : 

«. Koswein se met au piano. Après quelques préludes, il 
chante une mélodie d'un rhythme lent et religieux, soute- 
nue par un accompagnement qui s'anime et s'exalte peu à 
peu. Léonora se lève pendant la sérénade et s'approche dou- 
cement d'une haute fenêtre à balcon, qui est ouverte au ni- 
veau du parquet, et laisse voir, noyés dans une clarté boréale, 
les escaliers, les bosquets et les statues du parc italien. 

« EUe se tient immobile, le coude appuyé sur une de ses 
mains, taudis que l'autre coupe le pur ovale de son visage 
d'une sévère et gracieuse étreinte. Par intervalle, elle se 
détourne pour jeter un coup d'œil rapide sur Roswein. 
Quand le jeune homme cesse de chanter, Léonora demeure 
plongée dans sa contemplation. Sa silhouette élégante 
se dessine, dans le cadre, de la fenêtre, sur la blancheur du 
ciel et des arabesques à jours du balcon. Rosweiu la re- 
garde en silence. » 

Toute cette fantasmagorie de mise en scène a été réali- 
sée à la lettre par le Théâtre-Français. Il a eu même l'idée 
bizarre d'y ajouter une certaine odeur d'encens, qu'on a 
brûlé dans le trou du souffleur, et qui s'est répandue dans 
la salle, tandis que M lle Favart tournait silencieusement 
autour de Febvre appliqué à son orgue. 

Elle est d'un médiocre effet ? Pourquoi ? Ce n'est point 
du tout, comme on l'a dit, parce que l'orgue et la lumière 
électrique sont peu convenables sur une scène aussi sévère. 
Pourquoi n'y aurait-il pas un orgue sur un théâtre? Pour- 
quoi n'éclairerait-on pas les acteurs, qui sont obligés, 
pour les besoins de l'action, de rester au fond du théâtre ? 
et si c'est la nuit, au clair de la lune, que l'action se passe 
pourquoi ne les éclairerait-on pas d'une lumière électrique ? 
La lumière électrique n'a rien d'indécent. 






OCTAVE FEUILLET 111 

On ne s'aviserait point de la reprocher à la Comédie- 
Française, si Molière ou Corneille s'en étaient servis. Mais 
s'ils n'en ont fait usage ni l'un ni l'autre, c'est qu'elle 
n'était pas inventée. 

Non, ce n'est pas dans l'emploi de ces accessoires, fort 
indifférents en eux-mêmes, qu'est le défaut de la scène de 
M. Feuillet. Vous rappelez-vous ce que je disais de ces 
scènes, toutes en attitudes, que Diderot a conseillées. J'en 
faisais voir le danger, et j'ajoutais qu'en tout cas il fallait 
qu'elles fussent très courtes, et que la situation fût si forte 
qu'elle pût se passer de paroles : ainsi la dernière scène du 
quatrième acte de JlisantJ/ropie et Repentir. 

Mais ici, le besoin des paroles se fait sentir : il est cer- 
tain que Roswein, dans la réalité, s'est mis au piano ; qu'il 
s'est interrompu pour parler de son art ; qu'il a repris le 
morceau; qu'il l'a suspendu encore; que des mots d'amour 
lui sont venus aux lèvres ; que la conversation s'est peu à 
peu engagée, sinon ce soir-là, les soirs suivants tout au 
moins, et qu'elle a abouti au dénoûment que vous savez. 

Un ballet aurait le droit de me traduire toute cette 
séduction en attitudes ; un opéra me la présenterait tout 
entière sous la forme du chant ; un écrivain dramatique, pour 
obéir aux nécessités de son art, doit me la mettre en dia- 
logue. Il lui est permis d'invoquer le secours des autres 
arts, mais en ne leur accordant qu'une place subordonnée. ' 
Ce sont des auxiliaires. M. Octave Feuillet a eu le tort de 
les mettre en avant. 

En somme, le succès de la première représentation a été 
très vif ; les acteurs se sont vus rappelés après chaque acte. 
Mais, je doute que Dalila retrouve à la Comédie-Française 
son immense succès d'autrefois. Le cadre est un peu vaste 
pour ce joli tableau de genre. 

4 avril 1870. 



LE ROMAN D'UN JEUNE HOMME PAUVRE 



La semaine dramatique n'a été signalée que par deux 
reprises : le Roman d'un jeune homme pauvre, qu'a repré- 
senté mercredi le Vaudeville, et la Vie de Bohême, que 
l'Odéon a donné le lendemain. 

Puisque le hasard a remis au jour en même temps ces 
deux pièces, il y aurait pour les jeunes, qui ont la passion 
des études dramatiques, une jolie et curieuse étude à 
faire. Je ne veux ici que la leur indiquer, en marquant les 
points sur lesquels se devra porter leur attention. C'est 
simplement pour leur ouvrir un sujet de réflexions lit- 
téraires et modernes. 

Prenez un matin la Métro ma nie de Piron, lisez -la 
avec soin et le soir, allez-vous-en voir la pièce de Barrière 
et de Murger. Deux jours après, ouvrez Marivaux, ra- 
fraîchissez-vous la mémoire des Fausses confidences, et 
rendez-vous ensuite au Vaudeville, où vous écouterez l'œu- 
vre de M. Octave Feuillet. Pourvu que vous ayez l'habi- 
tude de chercher dans un spectacle autre chose qu'une 
courte distraction de l'esprit, je serais bien étonné si la 
comparaison de ces ouvrages ne vous excitait pas à rêver, 
et si vous ne vous demandiez pas, en sortant de là, comment 
il se fait que le même sujet, repris de génération en gé- 
nération, se renouvelle sans cesse et s'imprègne à chaque 
fois des couleurs du temps qui l'a vu se produire. 



OCTAVE FEUILLET 113 

La Vie de Bol terne, c'est, au fond, la même pièce que la 
Métromanie, comme le Roman d'un jeune homme pauvre 
n'est pas autre chose que les Fausses confidences. Quelle 
différence pourtant! et cette différence n'est pas seule- 
ment dans la façon d'arranger le sujet, dans le manie- 
mont des accessoires et dans le style : non, chacune des 
deux pièces modernes se distingue surtout de son aînée, 
parce qu'elle porte la marque d'une civilisation différente, 
parce qu'elle est empreinte de préjugés, de mœurs et de 
façons de voir les choses, qui ne sont plus du tout les mê- 
mes, parce qu'une révolution, et la plus radicale qui se 
soit jamais vue, la révolution de 89, a coulé entre les deux 
épreuves, tirées de la même idée dramatique. 

Qu'est-ce que la Vie de Bohême, en son fond propre, et 
sans tenir compte des détails? C'est la revendication de 
la jeunesse éprise d'art libre et d'aventures amoureuses, 
contre le prosaïsme de la vie ordinaire et la régularité 
hiérarchique de la société. Cette revendication n'est point 
particulière à notre temps, bien qu'il en ait fait peut-être 
étalage plus que tous les autres. On peut dire qu'elle est 
de toutes les civilisations, qui ont connu et pratiqué le 
goût des arts. Il a dû toujours se rencontrer, au milieu 
d'une société qui est forcément occupée d'intérêts maté- 
riels et qui s'est ordonnée pour vivre plus à l'aise sur un 
certain plan, des esprits aventureux, qui se sont écartés à 
leurs risques et périls, de la route tracée , en quête d'art 
pur et d'amour jeune. Grands hommes en herbe, ou fruits 
secs de l'avenir, il n'importe ! ce sont pour le moment des 
réfractaires, qui viennent se heurter contre les exigences 
de la société où ils vivent, contre les préjugés de quel- 
ques-unes des personnes qui les entourent. Il y a donc 
lutte, et partout où il y a lutte , il y a possibilité de 
drame. 



114 QUARANTE ANS DE THEATRE 

Ce drame est celui de la Métromanie. Damis s'est en- 
nuyé des études de droit où son oncle Baliveau, un des 
gros bonnets de la bourgeoisie d'alors, un capitoul, le veut 
retenir ; il a disparu du logis, et changeant de nom, il a 
pris retraite dans une maison où il a toute liberté de ri- 
mer à sa fantaisie, et d'accuser la société en tournant des 
madrigaux aux Chloris nées de son imagination. 

Et de même, les Fausses confidences ne font que mettre 
en action le sujet qu'Octave Feuillet a indiqué pour son 
titre, le Roman d'un jeune homme pauvre. 

— Quel est ce jeune homme qui vient de passer? de- 
mande Araminthe à Lisette. Il est vraiment bien fait et 
salue de fort bonne grâce. 

— C'est un jeune homme né de parents honnêtes et qui 
n'avaient pas de bien. 

— Oh ! la fortune est injuste ! 

Et voilà toute la pièce. Dorante tout comme l'Odiot de 
notre contemporain devient l'intendant d'Araminthe, s'in- 
sinue peu à peu dans son cœur et finit par triompher de 
ses scrupules. Ce sujet est éternel, comme celui de la Mè~ 
iromanie et de la Vie de Boltème. Tant qu'il y aura des 
riches et des pauvres, c'est-à-dire tant que le monde sera 
monde, l'imagination aimera à se figurer l'amour passant 
par-dessus les considérations d'argent, et unissant deux 
êtres jeunes et beaux qui s'adorent, en dépit de la dis- 
tance que semblait avoir mise entre eux les conventions 
sociales. 

Le sujet peut être considéré sous ses deux faces : le 
millionnaire épousant une fille pauvre ; ou la jeune fille 
noble et riche offrant sa main à un honnête homme, qui 
n'a d'autre bien que son amour. Il est évident que des 
deux façons de prendre l'idée, la dernière est plus délicate 
et chatouille plus agréablement la curiosité. C'est celle 



OCTAVE FEUILLET 115 

qu'avait choisie Marivaux, c'est celle qu'a reprise Octave 
Feuillet ; bien d'autres la reprendront après eus. et tout 
récemment encore, Albéric Second la mettait en œuvre 
dans un joli roman, qui a pour titre : la Vicomtesse Alice. 

Il est impossible, quand vous lirez les deux œuvres qui 
restent du dix-huitième siècle, que vous ne soyez pas frappé 
de l'air de bonheur qui y règne d'un bout à l'autre. Toutes 
les deux, si dissemblables qu'elles soient d'ailleurs, don- 
nent cette sensation de joie lumineuse que l'on éprouve 
en écoutant, par exemple, une symphonie de Mozart. 
Voyez le Damis de Piron. Oui, sans doute, il est contrarié 
par son oncle Baliveau dans ses projets de poésie, et l*on 
va même jusqu'à le menacer de la Bastille. Une menace 
pour rire, et que tout le monde, même celui qui la fait, 
sait bien n'être pas sérieuse. 

En revanche, ce Damis vit dans une famille éprise 
comme lui de vers et de comédie. Tous ces gens-là sont un 
peu fous, mais ils ont l'air si heureux de l'être ! Le père, à 
cinquante ans, compose des pièces de théâtre qu'il fait 
jouer dans son salon : un petit ridicule ; mais il s'en moque 
doucement le premier, et il est si parfaitement bonhomme, 
et il a tant de bonne grâce à taquiner la muse ! La fille s'oc- 
cupe peu de drame, mais elle aime les idylles et les églo- 
gues ; elle en reçoit d'anonymes, et son cœur est sensible- 
ment touché pour celui qu'elle en soupçonne d'être l'auteur. 
L'amant s'en pique également, et quant à Damis, il est' 
passionnément amoureux d'une Basse-Bretonne qu'il n'a 
jamais vue. mais dont il lit dans le Mercure les poésies 
hebdomadaires. 

L'oncle Baliveau détonne seul dans ce monde charmant, 
délicieux, qui ne sait d'autre plaisir et même d'autre occu- 
pation que les amusements de l'esprit, qui se grise de poésie 
et ne touche jamais terre. Tous bonnes gens, tous aima- 



116 QUARANTE AXS DE THÉÂTRE 

blés, tous légèrement ivres d'art, et déployant je ne sais 
quelle grâce brillante, qui vous rassérène et vous ravit. On 
n'est pas un seul moment averti ni préoccupé des ennuis 
de la vie matérielle, des passions haineuses et des sombres 
chagrins qui font de cette terre un lieu d'épreuves. On res- 
pire un air embaumé de calme et de bonheur. 

Ne sont-ce pas là les impressions que vous éprouvez à la 
lecture des Fausses confidences ? Les personnages sont-ils 
assez confiants, tranquilles et aimables ! Comme ils se pres- 
sent peu d'arriver au dénoûment ! Comme on sent qu'ils 
jouissent pleinement de la douceur de vivre, et qu'ils se 
laissent agréablement porter au flot toujours paisible de la 
vie, entre des bords riants et parfumés ! Toute cette action 
se passe dans un milieu fantaisiste, comme en un paysage de 
Watteau ; on a un plaisir infini à suivre les progrès lents et 
délicats de cette passion, qui ne trouve d'obstacle qu'en 
elle-même, quand tout la favorise en dehors ; on est sûr du 
succès ; on en jouit d'avance, et l'on en est content encore 
après. Ce n'est pas le charme profond de la nature ; c'est 
quelque chose de plus coquet, de plus raffiné, qui mousse lé- 
gèrement et pétille. Ces pièces ont été écrites pour un siècle 
heureux, où il faisait bon vivre, à qui souriait le présent 
et qui voyait l'avenir tout en rose. 

Quel changement si vous passez aux pièces de nos con- 
temporains ! comme les sentiments y sont amers, les événe- 
ments moroses et l'impression générale, en dépit de la 
gaieté factice du dialogue chez Murger, en dépit du dénoue- 
ment heureux chez Feuillet, profondément triste! Ces bo- 
hèmes ne ressemblent plus à cet aimable fou de Damis, qui 
vivait de pair à compagnon avec la société élégante de son 
temps, qui ne voyait son ivresse se refléter que dans des 
yeux bienveillants, qui pouvait s'abandonner en liberté 
aux caprices de son imagination, dans une compagnie fé- 



OCTAVE FEUILLET 117 

me des mêmes goûts ; les Marcel, les Colline, les Schaunard 
sont en révolte ouverte avec la civilisation de leur temps. 
Tls ne rencontrent partout que regards ennemis ou dé- 
fiants. Ils se forcent pour faire rire les autres et pour rire 
eux-mêmes. C'est à peine si Damis allait jusques à la gaieté ; 
ils ont, eux, exaspéré la gaieté jusqu'à la blague, et au fond 
de toute blague, s'agitent, comme de noirs et obscurs ser- 
pents, l'envie, le dénigrement, la colère. 

Il n'est jamais parlé dans la Mêiromanie du vil métal 
que pour le traiter avec l'élégant dédain que mérite cette 
question. Que dis- je ! dans les Fausses confidences, où toute 
la pièce roule sur l'écart entre les deux fortunes de l'amant 
et de la maîtresse, c'est à peine si ce vilain mot d'argent 
est prononcé de temps à autre. Xon, toute cette action 
voltige entre ciel et terre, et c'est à peine si elle effleure 
d'un bout d'écharpe qui traîne ces piles de gros sous sur les- 
quelles on dirait qu'elle doit reposer. 

L'argent est le fond des deux œuvres modernes, et l'ar- 
gent dans ce qu'il y a de plus hideux et de plus poignant. 
Tous ces malheureux de la vie de bohème se consument mi- 
sérablement dans la chasse à la pièce de cent sous ; ils ont 
l'air d'en faire fi, et ils ne songent qu'à elle ! Ce ne sont 
pas seulement leurs plaisirs qui sont traversés ou arrêtés par 
ce manque d'argent. Ils sentent et ils étalent toutes les 
horreurs de la misère en habit noir. En vain font-ils des' 
mots, et des mots fort drôles, pour se consoler de ce qui 
leur manque; on voit, sous les gerbes d'étincelles qui tom- 
bent de ce feu d'artifice , la carcasse noircie et lugubre de 
la faim et de la maladie. 

Quand Mimi revient de l'hôpital — vous souvient-il du 
ton traînant et de l'accent parisien avec lequel M" e Thui- 
lier laissait tomber ce mot d'hôpital — on a froid dans le 
dos à voir tous ces pauvres diables ramasser, en vendant 

7. 



118 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

leurs tristes nippes, une misérable somme de quatre francs. 
Tout ce spectacle est navrant. 

Et le jeune homme pauvre de Feuillet, si beau, si noble, 
si chevaleresque que le peigne l'auteur, ne voyez-vous pas 
qu'il subit des nécessités extrêmes que n'a jamais connues 
celui de Marivaux, devant le scandale desquelles le dix-hui- 
tième siècle aurait reculé avec épouvante. Rappelez-vous 
la scène où Maxime, qui n'a pas déjeuné ni dîné, s'éva- 
nouit de faim. Elle nous touche beaucoup, elle eût fait hor- 
reur à nos arrière-grand'mères. Notez, par curiosité, dans 
tout le cours de la pièce, les endroits où il est question 
d'argent, mais où il en est question avec insistance, avec 
aigreur, vous serez étonné de voir cette idée reparaître sous 
toutes les formes. Ne me dites pas que c'est le sujet qui- 
le veut ainsi, c'était le même sujet dans les Fausses confi- 
dences, et cependant la différence est sensible. 

Comparez les gens qui vivent auprès d'Araminthe et 
ceux qui circulent autour du jeune homme pauvre. Comme 
les uns sont lions enfants, polis, gais, aimables encore en 
leur brusquerie naïve ! Comme les autres sont secs, âpres, 
moroses ; et M" 1 ' Hélouin, l'institutrice dévorée de jalousie, 
et la parente pauvre, qui geint sans cesse sur les millions 
perdus, et dont l'envie ronge le cœur; et Bévallan, ce fat 
imbécile, qui fait sonner sa fortune; et jusqu'à cette jeune 
fille capricieuse, hautaine, méfiante, qui s'imagine qu'on 
n'en veut qu'à son argent, et croit que tout soupir poussé 
vers elle s'adresse à sa dot. Tout ce monde est inquiet, tour- 
menté, malheureux. 

Notez bien que je n'en fais point un reproche à Barrière 
non plus qu'à Octave Feuillet. Ils se sont, avec grande 
raison, accommodés à notre goût ; ce que je prétends re- 
marquer seulement, c'est combien ce goût diffère de celui 
du siècle précédent. Nos pères (je ne parle évidemment 



OCTAVE FEUILLET 119 

que du coin de société que peignaient les écrivains), nos 
pères étaient des hommes contents de leur état, assurés de 
la perpétuité de ce bonheur, désirant peu, n'enviant rien- 
Xous sommes nés dans une société bouleversée jusque dans 
ses fondements ; nous souffrons tous, nous portons un cœur 
aigri ; quelques-uns même font ulcéré ; nous nous irritons 
contre les iniquités du sort, au lieu de vivre en bon accord 
avec elles ou de les railler doucement ; notre impatience, 
notre fureur de changements, notre amour du mieux éclate 
en boutades insupportables à nous-mêmes et cruelles aux 
autres. 

Tous les événements de la vie se teignent de la noirceur 
de nos désirs et de nos imaginations. Ce n'est plus la musi- 
que paisible et lumineuse de Mozart que nous aimons : 
nous ne nous y plaisons que par un goût d'archéologie ré- 
trospective, et je sais nombre de gens qui n'osaient s'avouer 
que ce merveilleux Don Juan leur paraissait aussi fade 
qu'une comédie de Marivaux : ce qu'il nous faut, ce sont 
des sonorités plus tristes et plus violentes. Nous sommes 
les fils de la Révolution française. Xous sommes nous- 
mêmes en constante révolution. 

Poursuivez cette comparaison. Voyez comme l'ordon- 
nance de leurs vieilles pièces est simple et peu chargée 
d'événements. C'est à peine s'il y a une intrigue dans la 
Mètromanie. Celle des Fausses confidences est si ténue qu'elle* 
échappe presque aux yeux. Quelques incidents, discrète- 
ment choisis, sans grand relief, d'une couleur neutre, suf- 
fisaient à tenir le spectateur en haleine et à renouveler son 
attention. 

Le développement de la pièce se faisait sans secousses, 
par progrès insensibles, avec agrément, et le public la sui- 
vait avec plaisir dans la lente évolution de ses phases suc- 
cessives. Il avait le temps, ou savait le prendre. Il ne por- 



120 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

tait de hâte à rien de ce qu'il faisait ; il ne dévorait point 
les plaisirs. Il en jouissait commodément, et après avoir 
écouté durant deux heures ce joli babillage, il en allait 
passer deux autres à table , après quoi il regagnait son lit, 
sûr de retrouver le lendemain le monde à sa place et de 
For dans ses poches. 

Que de mouvement, que de bruit, que de coups de théâtre 
dans le Roman d'un jeune homme pauvre et dans la Vie de 
Bohême! Ce ne sont que personnages qui passent et repas- 
sent, que fils d'intrigues qui s'entre-croisent, que malheurs 
prévus et détournés, ou qui éclatent à l'improviste comme 
un coup de foudre. Les auteurs sont de leur temps. Ils 
savent qu'il faut frapper à coups redoublés sur ces âmes 
endurcies par les préoccupations du jour, effarouchées de 
politique, aiguillonnées par l'inexorable nécessité de gagner 
son pain ou de faire son trou, tourmentées d'ambitions in- 
quiètes, horriblement lasses du labeur de la journée, écrasées 
sous la fatigue d'une incessante tension d'esprit et d'efforts. 

Imaginez-vous, un peu, pour voir, Dorante se jetant du 
haut d'une tour pour conquérir le cœur d'Araminthe. Quel 
contresens grotesque! Représentez-vous Chloris devenue 
poitrinaire, Damis lui sucrant de la tisane, et s'en allant 
chez le pharmacien acheter à crédit les drogues qu'a ordon- 
nées le docteur. Cela serait -il admissible? Il a fallu pour 
rendre ces détails possibles dans une pièce, l'écroulement 
d'un monde et un renouvellement de l'âme humaine. 

Marivaux avait bien de l'esprit et Piron aussi, quoique 
d'un genre fort différent. Octave Feuillet et Barrière en 
ont également beaucoup, bien que ces deux écrivains ne 
se ressemblent guère. Mais il n'y a, sous ce rapport, entre 
Marivaux et Piron d'un côté, entre Octave Feuillet et Bar- 
rière de l'autre, que des nuances; c'est un abîme qui sépare 
chaque groupe l'un de l'autre. 



OCTAVE FEUILLET 121 

Au dix-huitième siècle, c'est un esprit qui est tout entier 
dans un rapprochement d'idées; au dix-neuvième, il est 
presque toujours dans une opposition d'images. Il est ai- 
mable et tempéré chez les écrivains d'autrefois ; chez les 
nôtres, il est tumultueux, amer, violent, et ne procède que 
par soubresauts. L'un est fait pour la bonne compagnie. 
qui goûte le fin et le délicat, qui aime le bon sens aiguisé, 
et sourit d'un clignement d'yeux à une allusion malicieuse. 
L'autre s'adresse à des parvenus et à des artistes, qui se 
laissent prendre à l'éclat d'une métaphore, à l'exubérance 
du pittoresque, à l'imprévu d'un trait bizarre, lancé en 
pjéine poitrine, et dont tout l'être tressaille. 

Et maintenant... Mais non, il me suffit de vous avoir net- 
tement indiqué le thème. C'est à vous d'achever ce déve- 
loppement par un effort de réflexion personnelle. Tous pou- 
vez suivre ce parallèle jusqu'en ses moindres détails. Vous 
y trouverez une ample matière à philosopher sur l'art dra- 
matique. C'est un procédé d'étude à peu près semblable à 
celui dont use M. Saint-Marc-Girardin dans son excellent 
cours de littérature dramatique. Il prend une passion quel- 
conque, l'amour maternel, par exemple, et la suit d'œuvre 
en œuvre à travers les siècles, marquant les différences 
qu'ont apportées dans l'expression d'un même sentiment 
les révolutions de mœurs. Appliquez la même méthode, 
non plus à une passion ni à un caractère, mais à un sujet. 
à une idée ; elle est tout aussi ingénieuse, plus hardie et 
plus féconde en trouvailles originales. 

Il nous faut rentrer maintenant dans le train de nos 
renseignements accoutumés, et donner au public les nou- 
velles qu'il est en droit d'exiger du journal. 

Le Roman d'un jeune hommepauvre a fait plaisir le soir 
de la première représentation. Je ne serais pas étonné que 
cette aimable comédie ne durât beaucoup plus longtemps 



122 QUARANTE AXS DE THÉÂTRE 

que d'autres œuvres qui ont affecté des visées plus hautes. 
Elle a ses langueurs et ses défaillances; mais elle est in- 
téressante, toute pleine de sentiments honnêtes, et d'un 
style agréable qui ne se dément jamais. Les caractères en 
sont dessinés d'une touche un peu molle, mais ils n'en 
frappent pas moins par un certain air de ressemblance. Ce 
n'est pas la plus forte, c'est la mieux venue et la pins ai- 
mable des œuvres d'Octave Feuillet. 



12 mai 1873. 



ERGKMAXN-CHATRIAX 



L'AMI FRITZ 



Je voudrais bien ne point parler des incidents qui ont 
précédé la première représentation de l'Ami Fritz. Mais il 
est impossible de faire abstraction de la polémique soulevée 
autour de l'ouvrage dont il faut entretenir nos lecteurs; 
elle a changé les conditions dans lesquelles doit se trouver 
le public, quand il est appelé à écouter une pièce de théâ- 
tre: Il est arrivé cette fois à la Comédie-Française, sinon 
avec des partis pris ; au moins avec des idées préconçues, 
dans une disposition d'esprit qui était peu favorable à 
l'impartialité. 

Vous savez qu'à tort ou à raison notre système de cri- 
tique est de nous mettre au cœur de la foule, de sentir 
avec elle, de chercher ensuite et de trouver, s'il se peut, la 
raison des sentiments éprouvés par nous. Nous avons pour 
habitude de ne point juger une pièce en soi, mai- par rap- 
port à l'impression qu'elle produit sur le public en général 
et sur nous en particulier. Xous partons de ce principe 



124 QUARANTE ANS DE THEATRE 

qu'une pièce est faite pour être représentée devant une 
foule et l'émouvoir. La foule est donc pour nous comme 
un thermomètre, dont nous n'avons plus qu'à noter et 
qu'à expliquer les variations. 

Ce thermomètre était affolé l'autre soir. Le propre d'un 
instrument de précision, c'est d'avoir de la précision. Le 
nôtre s'était détraqué sous l'influence de circonstances ex- 
térieures. Outre que tout le monde dans la salle était in- 
quiet, nerveux, se demandant ce qui allait arriver, on avait 
fait tant de bruit autour de cette malheureuse pièce, qu'il 
devenait impossible de la prendre pour ce qu'elle était 
réellement, une courte et aimable idylle, une bonne et 
franche paysannerie. 

Les auteurs n'avaient songé qu'à peindre un tout petit 
tableau de genre rustique ; M. Perriu l'avait reçu comme 
il avait été fait, avec bonhomie, sans y attacher de visées 
bien hautes, se disant que ce serait là un fort joli com- 
plément de spectacle, qui achèverait agréablement une 
soirée, en reposant l'esprit et en rafraîchissant les yeux des 
spectateurs. 

Il est assez probable que, si les choses se fussent passées 
comme elles vont d'ordinaire, le public aurait pris bonne- 
ment ce qui avait été écrit de même ; qu'il eût accepté 
l'œuvre pour ce qu'on la lui donnait ; qu'il n'eût point chi- 
cané son plaisir et se fût laissé émouvoir sans arrière- 
pensée. 

Mais une si longue et si irritante polémique avait tendu 
les esprits : sans le vouloir, sans même s'en rendre compte 
ni en avoir conscience, on s'était assis dans sa stalle en se 
formant de l'œuvre une image agrandie et déformée, ré- 
solu à lui demander plus qu'elle n'apportait, se préparant 
d'avance d'inévitables déceptions. 

M. Perrin, qui est un homme très habile, avait bien 






ERCOIÀXX-CHATRIAN 125 

flairé cette disposition d'esprit. Aussi avait-il eu la pré- 
caution de convoquer à une répétition générale la plupart 
de ceux qui devaient le surlendemain assister à la première 
représentation. Il pensait ainsi amortir l'influence de ces 
idées préconçues ; et le fait est qu'il a réussi dans une cer- 
taine mesure. Telle était pourtant leur force, que nous en 
avons retrouvé, à cette première représentation, la trace 
encore sensible. 

Xous avions tous été fort émus à la répétition générale ; 
quelques-uns de nous — et pourquoi ne le dirais-je pas ? 
jetais du nombre — avaient fondu en larmes. La première 
représentation a été plus sèche, plus inquiète. Xous n'a- 
vons plus retrouvé la plénitude de nos sensations, ni cette 
douceur de pleurer, qui nous avait charmés l'avant-veille. 

A plus forte raison, ceux pour qui l'ouvrage était nou- 
veau, qui ne le connaissaient que par le fracas de la ba- 
taille engagée autour de lui. Tant de cris pour et contre, 
tant de violences de part et d'autre, tous les grands mots : 
patriotisme, trahison, infamie, mis en avant, et pour 
aboutir à quoi? A une florianesque berquinade. La dis- 
proportion était trop choquante. 

C'est a l'ébranlement qui en est résulté que j'attribue 
cette diversité de jugements qui éclate aujourd'hui dans 
la conversation parisienne. Les uns ne veulent voir que les 
côtes vulgaires de la pièce et que son peu d'action ; ils la 
déclarent ennuyeuse et grossière. Les autres y ont goûté 
un vif plaisir et la trouvent délicieuse. Je n'ai guère vu 
d'oeuvre sur qui l'ou fût moins d'accord. Laissez faire, le 
vrai public, le grand, celui dont nos polémiques de jour- 
naux ne troublent pas les couches profondes, viendra à son 
tour et dira son dernier mot. On n'en est encore qu'à la 
troisième représentation, et déjà l'émotion est plus générale 
.et plus tendre. On y pleurera franchement, comme nous 



1-26 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

l'avons fait le jour de la répétition générale, quand on ne 
verra plus dans la pièce que ce que les auteurs y ont mis : 
une idylle, une simple idylle. 

L'idylle, au lieu de se passer dans ces pays poétiques et 
charmants qu'habite M me Sand, près de cette Mare au 
Diable, où voltige à l'aise la fantaisie d'une artiste incom- 
parable, a été placée par les deux auteurs dans cette brave 
et plantureuse Alsace, où la saucisse s'étale sur un lit fu- 
mant de choucroute, où la bière couronne de sa mousse 
blanche les chopes écumantes. Le décor est plus prosaïque, 
je l'avoue, et les personnages qui s'y meuvent sont d'une 
réalité plus vulgaire. Mais, après tout, ce n'est pas là un 
défaut que l'on puisse reprocher à ces messieurs. 

Du moment qu'ils nous veulent peindre un coin de la vie 
alsacienne, il est tout naturel qu'ils nous présentent des 
Alsaciens, avec leurs costumes, leurs habitudes, leur façon 
de sentir et de parler. Du choix savant des détails se 
dégage toujours une sorte de poésie qui est particulière à 
l'objet représenté. Ici, elle exhalera naturellement, comme 
parfois dans Rabelais, un parfum de grosses victuailles. 

Les amis de l'ami Fritz et l'ami Fritz lui-même sont 
quelque peu enfoncés dans la matière ; le menu du dîner 
quotidien est pour eux une affaire sérieuse ; la préoccupa- 
tion du bien-être sous toutes ses formes est leur plus cher 
souci : tout cela n'est pas bien noble, j'en conviens. Mais 
ce sont tous de bonnes gens, et l'ami Fritz est un cœur 
d'or. 

Ce brave garçon aime bien manger et bien boire. A la 
bonne heure ! Mais il ne saurait voir souffrir personne au- 
tour de lui, sans lui porter secours, en cachant le bienfait 
sous une apparence de brusquerie. Il est souvent vulgaire 
de propos et d'allures ; mais c'est une âme honnête, d'où 
n'est pas absent un grain de poésie. Il aime l'odeur des 



ERCKMANN-CHATRIAN 127 

beignets frits, mais il s'extasie aussi sur les arbres en fleur, 
et, si un couvert bien mis le comble de joie, il prend plai- 
sir à regarder l'hirondelle messagère du printemps. Cette 
Lisbeth, qui aide la vieille Catherine à servir à table, c'est 
une pauvre femme qu'il a tirée de la misère avec ses 
quatre enfants. 

Voici venir le vieux rabbin, David Sichel. Il demande 
quinze cents francs à l'ami Fritz pour donner une dot à 
une honnête fille, que le père du fiancé ne trouve pas assez 
riche : quinze cents francs, c'est une somme, et l'ami Fritz 
les tire de son escarcelle et les jette dans la main du rab- 
bin avec une joviale cordialité. A sa table, les jours de 
grande fête, vient s'asseoir le bohémien Iôseph, qu'il a un 
jour sauvé d'une tourmente de neige. Quand, le dîner fini, 
il se lève pour s'en aller à la brasserie boire encore avec 
ses convives, il n'oublie pas de dire tout bas à la vieille 
Catherine qu'il faudra donner la desserte aux pauvres. 

Cette bonté même va parfois jusqu'à la délicatesse. 
Tandis qu'ils sont ;t table, s'empiffrant de bons morceaux, 
la jolie petite Suzel, une enfant de dix-sept ans, la fille du 
fermier de l'ami Fritz, arrive ; on la fait entrer, et on l'in- 
vite à s'asseoir. L'un des goinfres qui prennent leur part 
de ce repas pantagruélique adresse à Suzel un gros com- 
pliment de buveur émérillonné : 

— Une enfant ! dit l'ami Fritz à demi-voix, avec re- 
proche. 

Les auteurs ont eu soin de préciser ainsi les traits qui 
caractérisent cette brave figure d'Alsacien. Beaucoup de 
gens ont affecté de n'y voir qu'un mangeur de choucroute 
et un buveur de bière, qui a refusé, par égoïsme, de se 
marier, et qui finit par épouser Suzel, pour trouver en elle 
une ménagère qui lui confectionne de savoureux beignets 
aux pommes... C'est là une erreur ou un parti pris. 



128 QUARANTE ANS DE THEATRE 

Si la pièce était conçue de cette façon, elle ne nous eût 
pas touchés assurément. La vérité est que l'ami Fritz est 
une âme généreuse, noble, et relativement même poéti- 
que, empâtée dans le bien-être de la vie provinciale. Il n'a 
point trouvé en lui la force de réagir contre les grosses 
séductions de cette vie plantureuse. Il a fini même, séduit 
par l'exemple, encouragé par l'habitude, il a fini par ériger 
en principe ce qui n'est chez lui qu'un laisser-aller. Il dé- 
clare hautement qu'il ne se mariera pas ; mais la flamme 
des sentiments généreux n'est pas éteinte, si elle s'est 
amoindrie ; elle veille, chétive, et prête néanmoins à se 
raviver si un souffle venu du dehors lui redonne un peu 
de force. 

Voilà pourquoi ce premier acte, sur lequel les ennemis 
se sont si fort égayés, sur lequel beaucoup d'indifférents 
même ont passé condamnation, m'a semblé logique et- 
agréable. Il pose avec bonheur les personnages et l'action 
très simple où ils vont être mêlés. Ce n'est, à ne considé- 
rer que l'apparence, qu'un gai et plantureux repas de fête, 
où de bons vivants s'occupent uniquement de bien man- 
ger, où il n'est question d'un bout à l'autre que de vic- 
tuailles et de boissons. 

Mais on y apprend à estimer l'ami Fritz, à le croire ca- 
pable d'une vie supérieure; on s'intéresse aux espérances 
de son ami, le vieux rabbin David SicheL qui s'est juré 
de le marier, et qui lui cherche partout une femme. Il sait 
bien, le vieux philosophe juif, qu'une femme et des en- 
fants donnent à un homme une idée plus haute de la vie, 
qu'un chef de famille est obligé de sortir de soi pour s'oc- 
cuper des siens; il croit l'ami Fritz digne de s'élever à ces 
nobles soucis, et il lui fait là-dessus, de temps à autre, un 
bon bout de morale. 

Et cela, sans pédantisme, avec bonhomie et gaieté, car 



E&CKS1A2ÏN-CHATRIAS 129 

c'est le caractère de toute cette œuvre : ces braves gens 
ont tous ce rire franc et loyal qui élargit les lèvres et dilate 
les cœurs. Qu'ils parlent d'une excellente choucroute a 
manger ou d'une belle action à faire ; d'une large chope à 
boire ou d'un sentiment généreux à applaudir, leur bouche 
aussitôt s'ouvre, et il s'en échappe un rire sonore. 

Le second acte a ravi tout le monde, sauf ceux qui 
étaient décidés à trouver tout mauvais. C'est que là, cette 
flamme, dont je parlais tout à l'heure, s'éveille, et (pie 
l'ami Fritz, tiré de ses préoccupations grossières, éprouve 
les premières inquiétudes de l'amour vrai, de l'amour poé- 
tique et pur. 

Il s'est sauvé, pour fuir les obsessions du vieux rabbin, 
grand entremetteur de mariages, à la métairie de son fer- 
mier, et il vient d'y passer trois semaines en compagnie de 
la jolie Suzel. Il n'y a pas eu la moindre inconvenance à 
cette hospitalité. Car il est le maître, le seigneur, l'homme 
riche et il n'entrera jamais dans la tête de personne, et 
encore moins dans celle de la pauvre Suzel, qu'il puisse 
jamais laisser tomber ses regards sur l'enfant d'un simple 
fermier. 

I/eufant, elle, éprouve ce trouble naissant d'un amour 
inavoué et même inconscient. Pour lui, il se trouve dans 
une situation plus singulière encore : car il est le Paul de 
cette Virginie, et un Paul de trente-cinq ans, qui connaît 
la vie. La vie, soit : mais non l'amour. Or, le voilà qui 
aime, et il aime, sans trop le savoir, à sa façon, mêlant le 
parfum des beignets frits à l'odeur des pommiers, la joie 
de tremper une mouillette de pain bis dans des œufs frais 
au délicieux plaisir de voir le charmant visage de la ména- 
gère qui les a fait cuire. 

Il y a là des scènes d'une grâce très piquante ; l'origi- 
- nalité vient de ce que deux sentiments s'y mêlent à doses 



130 QUARANTE AXS DE THÉÂTRE 

très curieusement réglées : le goût du bien-être et cette 
pointe d'amour éthéré qui perce là-dessous, le bruit de la 
friture qui pétille dans la poêle, et le chant du rossignol 
qui gazouille dans les arbres. Suzel monte dans un cerisier 
pour cueillir des fruits qu'elle jette à Fritz. Fritz mange 
avec complaisance les fraîches cerises, mais il rêve de la 
main qui les jette, et le tableau est adorable. 

Adorable et dramatique. Car il est en scène ; car il y a là 
deux sentiments opposés, en lutte l'un avec l'autre, et, bien 
que Ton sache d'avance lequel des deux l'emportera, on 
suit avec plaisir les progrès lents et doux de ce contraste. 

Ces naïves scène? d'amour sont coupées par un dialogue 
d'une grandeur tout à fait biblique, et dont l'impression a 
été profonde. Le vieux rabbin est venu sournoisement à la 
ferme, pour surveiller la réussite de ses projets. Il a bien 
vite compris que l'ami Fritz aimait à son insu la gentille 
Suzel. Mais il ignore si Suzel répond à cet amour, et il 
voudrait s'en assurer. 

Il la rencontre dans ce verger, d'où elle vient de jeter 
de si belles cerises à son maître ; elle est en train d'emplir 
sa cruche à la fontaine. 

— Donne-moi à boire, lui dit-il. 

Et la voilà se dressant sur la pointe des pieds et portant 
aux lèvres du rabbin la cruche pleine. C'est le tableau 
d'Eliézer et Eébecca. 

La comparaison est si naturelle qu'elle vient à l'esprit 
de tous deux en même temps. 

— Ponrrais-tu, dit le rabbin, me conter cette histoire 
de l'Ancien Testament ? 

Suzel se met à réciter le texte même de la Bible, après 
quoi elle offre encore à boire au vieux rabbin, qui accepte. 
Mon Dieu ! tout cela est bien simple. Dites-moi pourquoi 
aucun de nous n'a pu garder les yeux secs à ce spectacle ; 



ERCKMANN-CHATRIAN 131 

pourquoi je sens encore, en vous contant la scène, une 
émotion secrète. 

Pourquoi ? 

Eh ! je m'en rends bien compte. C'est que nous voilà 
d'un coup d'aile transportés loin de la choucroute, des bei- 
gnets et des cerises, dans ces régions sacrées de la sévère 
et religieuse idylle, et qu'instinctivement nous sentons 
bien que notre héros, l'ami Fritz, sera tiré des pensers bas 
où il patauge jusqu'en cette lumière et cette sérénité. 

C'est que, voyez-vous, cela est scénique. J'entendais dire 
autour de moi : Ce n'est qu'une bucolique, une jolie bu- 
colique, soit ; mais ce n'est pas du théâtre. 

Eh ! bien, c'est du théâtre. Jamais une chose qui n'est 
pas du théâtre ne m'intéresserait au théâtre. C'est du 
théâtre : car il y a lutte de sentiments contraires, car il y 
a progrès vers un point donné ; car il y a situation. 

Que ce soit du théâtre bien discret, et qui risquerait vite 
d'être fade, j'y consens. Je ne conseillerais à personne d'i- 
miter ce genre. Je suis convaincu même qu'il ne réussirait 
pas deux fois, et qu'il a fallu, pour qu'on le goûtât, un en- 
semble de circonstances, un penchant des esprits qui ne 
se renouvellerait peut-être pas de longtemps. 

Il y a des jours où les idylles plaisent, par contraste, par 
lassitude des tableaux épîcés. Erckmann-Chatrian ont eu 
le bonheur de tomber juste à l'heure du berger ; mais soyez 
sûrs qu'ils n'ont fait pleurer le public au théâtre que parce 
qu'ils ont déployé dans une certaine mesure des qualités 
dramatiques. 

Le troisième acte est moins bon. C'est que par la force 
des choses (l'action étant si peu compliquée) les auteurs 
sont obligés de recommencer des scènes déjà faites et bien 
faites. 
- L'ami Fritz, épouvanté de se sentir amoureux, s'est sauvé 



132 QUARANTE AXS DE THEATRE 

de la ferme à sa maison de ville, sans dire adieu à personne. 
Suzel et le vieux rabbin y viennent l'un après l'autre. 
Mais que peuvent se dire de nouveau les trois person- 
nages ? Ils ont épuisé tous les sentiments et tous les rai- 
sonnements que comportait la situation. Aussi n'y a-t-il 
plus, à mon avis, qu'une scène vraiment bonne dans ce 
troisième acte. 

C'est celle de la vieille Catherine, la servante de l'ami 
Fritz, avec son maître. 

L'ami Fritz, tourmenté par le désir nouveau qu'il a de 
se marier, craint de faire de la peine à l'antique femme de 
charge, qui l'a élevé. Car j'en reviens toujours là : c'est un 
bon homme que Fritz. Il s'est donc confié à elle. Mais la 
brave vieille le rassure : elle lui fait une peinture si char- 
mante de la joie dont les bébés emplissent une maison, que 
l'autre n'y tient plus, et quand Suzel monte, suivie de son 
père : 

— Suzel, je t'aime, lui dit-il; m'aimes-tu ? 

— Oh ! oui, monsieur Kobus, s'écrie- t-elle en se jetant 
dans ses bras. 

Et lui, se tournant vers Catherine : 

— Remercie-la, dit-il à sa fiancée, c'est elle qui m'a 
persuadé. 

On s'est pris à ce mot, et l'on y a vu une nouvelle preuve 
de la brutalité égoïste de Fritz, qui semblait dire à la 
jeune fille : 

I l'est elle qui m'a dit qu'elle était trop cassée pour me 
faire longtemps encore de bonne cuisine ; elle m'a avoué 
que tu ferais de meilleurs beignets aux pommes. Remercie- 
la de cette franchise. 

Mais point; Fritz est jusqu'au bout un bon cœur; il in- 
troduit dans la famille un élément nouveau ; il donne une- 
maîtresse à celle qui avait jusque-là gouverné la niaisou. 



ERCKUAXN-CHATRIAX 133 

et il tâche de lui faire oublier ce petit chagrin par une at- 
tention délicate, qui n*en touche que davantage venant de 
cette nature longtemps amollie aux délices matérielles. 

Le vrai défaut de la pièce, c'est d*être un peu loDgue et 
traînante. Il y avait le premier soir abus de détails gas- 
tronomiques; on a retranché quelques phrases ; ce n'est pas 
une affaire. On remédiera moins aisément à l'autre vice de 
•construction : car il est inhérent au sujet même. 

Les femmes m'ont paru scandalisées de voir qu'il fallait 
tant déployer de ruses pour amener un homme de trente- 
cinq ans, grand mangeur, grand buveur, et peu sympa- 
thique par cela même à des êtres aussi romanesques, à 
épouser une très jolie, très aimable, très spirituelle et très 
chaste fille de seize ans, qui valait cent fois mieux que lui. 
Peut-être les auteurs auraient-ils paré au danger de cette 
impression en faisant comprendre, par une scène épisodi- 
que, l'effroyable distance qui sépare, en Alsace, un bour- 
geois gros propriétaire d'une fille des champs ; ou en don- 
nant à Fritz le goût de la chasse, qui, par cela même qu'il 
est un goût noble, excuse bien des vulgarités. 

On s'est répandu en louanges sur la mise en scène. On 
s'y est d'autant moins épargné que, comme il fallait ex- 
pliquer le succès matériel d'un ouvrage dont on avait dit 
tant de mal, on a trouvé plus à propos d'en faire honneur 
à M. Perrin tout seul. Disons, pour être plus juste, que la 
mise en scène y a largement contribué. Il est impossible' 
de rien voir de plus exquis : le plus grand éloge que j'en 
puisse faire, c'est qu'elle ne tire pas l'œil, qu'elle reste tou- 
jours ce quelle doit être, un cadre qui sert à mieux faire 
valoir la peinture. 

Tout ce décor du premier acte, ce beau linge, ces cris- 
taux, ces faïences, ces bahuts, cet air de propreté cossue, 
ce service lent et tranquille sont pleins de caractère ou, 



134: QUARANTE ANS DE THEATRE 

comme on disait jadis, de couleur locale. La scène du 
cerisier, celle de la cruche offerte au rabbin sont de dé- 
licieux tableaux de genre, des Marchai vivants et très 
réussis. 

Un seul détail ne m'a point paru heureux. C'est la mu- 
sique intercalée dans la pièce, au premier acte ; si le bohé- 
mien Iôseph, au lieu de nous jouer sur le violon des pré- 
ludes plus ou moins savants, nous avait entamé une valse 
joyeusement rythmée, l'effet eût été tout autre. Au 
deuxième acte , la chanson rustique chantée par Suzel est 
d'une grande difficulté d'intonations, et triste à porter le 
diable en terre. C'est une erreur qui serait facile à réparer, 
Il n'y aurait qu'à prendre tout uniment un des chants po- 
pulaires de l'Alsace. 

Je ne crois pas que pièce ait jamais été mieux jouée 
que ne l'a été V Ami Fritz. Il faut, en première ligne, citer 
Got, qui a fait du vieux rabbin une création absolument 
parfaite. C'est la vérité prise sur le fait, mais la vérité 
agrandie, poétisée par un grand comédien. Cela est d'une 
conception très large et d'un fini d'exécution poursuivi 
jusque dans les moindres détails. Après lui, M Ue Reicheni- 
berg. C'est la femme du rôle. Blonde, jeune, poétique sans 
fausse mièvrerie, chaste et souriante; ce n'est pas seule- 
ment l'ingénue de théâtre, c'est l'ingénue d'Alsace, pieuse 
et gaie , avec ses accès de tristesse voilée, ses échappées de 
joie enfantine. Elle chante fort gentiment son morceau du 
second acte. 

Il fallait pour figurer l'ami Fritz un garçon carré d'é- 
paules, fortement râblé, établi sur des jambes solides, assez 
jeune et assez beau, pour que Suzel pût lui dire, sans cho- 
quer personne : Je vous aime ; pas trop jeune premier 
pourtant : c'est bien là Febvre. Je ne regrette chez lui 
que le tour de la bouche, qui est morose, et l'œil qui, à 



ERCKMANN-CHATRIAN 135 

moins de s'animer jusqu'à la passion, est froid et dur. Il 
a joué un rôle bien difficile, avec un tact merveilleux. 
Cette création lui fait grand honneur. 

Barré et Coquelin cadet sont deux goinfres amusants. 
Garraud, qui joue le père de Suzel, a revêtu pour la cir- 
constance un visage et un parler alsaciens qui sont les très 
bien venus. 

M lle Jouassain joue en excellente comédienne le rôle de 
Catherine. Ce qui lui manque pour dire la grande tirade 
des petits enfants au dernier acte, c'est la bonhomie large 
de l'accent, c'est l'émotion profonde, c'est ce qu'on appelle 
« les larmes dans la voix ». La diction est parfaite, mais 
le morceau ne produit pas l'effet que les auteurs étaient 
en droit d'attendre. 

Truffier profile curieusement la silhouette du bohémien. 
M Ue Thénard dit juste le peu que les auteurs ont mis dans 
sa bouche. 

Je crois, en somme, à un grand succès. J'ai dit de mon 
mieux le bien et le mal, tâchant de mettre de côté toute 
préoccupation étrangère à l'art. Les passions politiques 
s'éteignent; mais les pièces restent, quand elles sont 
bonnes. 

11 décembre 187(5. 



II 



J'ai eu la curiosité de retourner voir Y Ami Fritz à la 
Comédie-Française. Je n'ai pas besoin de dire que la salle 
était comble, que le public a paru écouter avec beaucoup 
d'émotion cette jolie idylle. Elle est mieux jouée à présent 
qu'elle ne l'a été le premier soir. Les acteurs sont moins 
inquiets, moins nerveux ; ils sont mieux assis dans leurs 



136 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

rôles; toutes les nuances sont mieux fondues. Quelques 
détails ont été retranchés, mais un fort petit nombre, à ce- 
qu'il m'a semblé ; et la pièce en son ensemble reste telle 
que nous l'avons vue. Elle n'en plaît pas moins. Le succès 
est aujourd'hui, grâce aux attaques dont les auteurs ont 
été l'objet, plus considérable que ne le comportait une 
œuvre d'aussi courte haleine ; mais elle vaut assurément 
d'être goûtée d'un public délicat, et applaudie de la foule. 

La mise en scène est toujours d'un effet charmant. Vous 
savez que cette partie du drame a soulevé d'assez vives 
critiques. On a reproché à la Comédie-Française le luxe 
d'accessoires dont elle avait entouré Y Ami Fritz; on l'a 
accusée d'un grossier réalisme. Je voudrais, à ce propos, 
présenter quelques réflexions qui éclairciront un point de 
théorie, dont nous nous sommes déjà occupés. 

Vous savez que, depuis tantôt une douzaine d'années, je 
combats de mon mieux cette tendance des directeurs de 
théâtre et du public, à chercher au théâtre la vérité vraie, 
à s'attacher aux infiniment petits de la mise en scène, à pour- 
suivre dans le décor, dans les costumes, dans tous les ac- 
cessoires de l'action représentée une rigoureuse exactitude. 

C'est, je crois, M. Montigny, montant les pièces de Du- 
mas fils, qui a porté le premier ce goût'au théâtre. On l'a 
poussé depuis à un point de minutie incroyable. On a exigé 
que les moindres détails et du décor et du costume fussent 
d'une vérité scrupuleuse ; que les tentures d'un salon fussent 
en vraie brocatelle, que les bibelots dont sont garnies les ' 
étagères fussent des bibelots authentiques ; nous avons en- 
tendu louer un directeur d'avoir acheté trois cents francs 
une coupe où devait boire un des personnages, une coupe 
du temps, une coupe authentique, dont il aurait eu le 
trompe-l'œil pour un petit écu. 

Partout dans les théâtres, on a donné le pas à l'accès- 



ERCKMANN-CHATRIAN 137 

soire sur le principal. Le public tout entier a suivi ; il faut 
se souvenir que ce public était nourri de Balzac et de 
Flaubert. La critique elle-même s'est laissé séduire à ces 
nouveautés, et vous avez pu voir la plupart des comptes 
rendus envahis par la description de la mise en scène, par 
de longues discussions sur un mince détail que l'on croyait 
avoir pris en flagrant délit d'inexactitude. 

Xous ne sommes restés qu'un bien petit nombre pour 
défendre les anciens principes, ceux qu'a exposés plus d'une 
fois Lessing en sa Dramaturgie, et que je tiens toujours 
pour les seuls véritables. C'est que dans ce milieu du théâ- 
tre, qui est tout de convention, tout doit être arrangé pour 
l'illusion des yeux, tout doit faire office de vérité, sans être 
jamais vrai. Si vous me transportez dans un salon, il faut 
que les portes soient peintes, à moins qu'elles ne doivent 
s'ouvrir pour qu'on y passe; que les tentures soient peintes, 
à moins que quelqu'un ne doive se cacher derrière le ri- 
deau; que les meubles soient peints, à moins qu'ils ne 
doivent servir dans quelque circonstance de la pièce. 

S'il y a un fauteuil sur la scène, c'est qu'on s'y assiéra ; 
s'il y a une table, c'est que l'on écrira dessus ou que l'on 
se cachera dessous., En un mot; nous ne voulons d'objets 
réels sur la scène que ceux dont la réalité même est abso- 
lument nécessaire à l'action. Et encore si ces objets, dont, 
on doit faire usage, pouvaient être figurés de quelque. 
façon par un ingénieux trompe-l'œil, je le préférerais de 
beaucoup. C'est ainsi qu'à un vrai poulet en chair et en 
os, il vaut mieux substituer un poulet en carton, pour que 
l'acteur ne soit pas forcé de perdre son temps à le découper, 
et qu'il puisse poursuivre le dialogue, tout en faisant sem- 
blant de manger un plat imaginaire. 

La raison sur laquelle repose cette théorie est bien simple. 
C'est que daus tout art, au théâtre comme dans tous les 



138 QUARANTE ANS DE THEATRE 

autres, il faut que l'accessoire soit relégué au second rang. 
qu'il n'occupe point trop l'attention, et ne tire pas tout 
d'abord les yeux à soi. Que vais-je voir et entendre à la co- 
médie ? Un drame où des passions sont aux prises. Le mi- 
lieu où elles se meuvent peut avoir une certaine importance', 
une importance secondaire après tout. 

Qu'on me représente ce milieu de façon à me donner 
une impression générale en harmonie avec l'action qui va 
suivre, à la bonne heure ! Mais c'est affaire à la peinture ; 
si quelque accessoire se distingue , par sa réalité effective, 
de l'illusion donnée par les autres, nous sommes tout aus- 
sitôt, par cette circonstance même, avertis que l'accessoire 
en question a un rôle dans la pièce. Il n'y a donc aucun 
inconvénient à ce qu'il accapare un peu de notre attention, 
puisqu'il sera lui-même, pour sa très petite part, un des 
ressorts du drame. 

Quand la toile se lève sur un intérieur moderne, tel 411e 
ceux qu'on nous représente, mon œil s'égare sur ces chaises, 
ces tables, ces canapés, ces poufs, ces rideaux, qui ne m'ap- 
prennent rien de ce que je vais voir, qui ne m'y préparent 
point, qui dissipent l'attention que je désirais réserver à 
l'œuvre. Et encore ne prends-je ici que l'exemple le plus 
simple : que serait-ce si j'allais chercher mes preuves dans 
ces théâtres où l'on essaie de faire passer une scène impor- 
tante, la scène capitale de l'ouvrage, en y introduisant une 
meute, sous prétexte que cette scène d'amour a lieu dans un 
rendez-vous de chasse. 

Il est clair qu'à un rendez-vous de chasse, il y a des 
chiens, dans la réalité. Mais il y a toutes sortes d'autres 
choses aussi que vous êtes obligé de supprimer, parce que 
votre scène n'est pas assez vaste ou parce que de certains 
objets fort réels, d'ailleurs, seraient répugnants au public : 
mais si vous faites un accroc à la réalité en les retrait- 



' EKCOIANX-CHATEIAX 139 

chant, que n'enlevez-vous aussi les chiens qui me gênent 
pour entendre la déclaration d'amour, et qui ont de plus 
le tort de sentir très mauvais. 

Eh ! bien, transportons ces principes à la Comédie-Fran- 
çaise et appliquons-les à la mise en scène de Y Ami Fritz, 
nous verrons que M. Perriu, tout en cédant quelque peu 
au goût du jour, n'a point du tout outrepassé ce que per- 
met la théorie. 

On fait grand bruit du cachet de réalité qu'il a imprimé 
au premier acte. Les mêmes personnes qui s'extasiaient 
sur la vraie salade mangée réellement par le père Provost 
au quatrième acte du Duc Job, qui se pâmaient devant le 
pâté servi à Delaunay au premier acte d'7/ ne faut jurer de 
ri> n, poussent des cris d'horreur à la vue du potage qui est 
sur la table de Y Ami Fritz. 

Il me semble qu'elles se trompent dans les deux cas. 

Quand Yalentin dit à son oncle Yanbuck : « Youlez- 
vous déjeuner avec moi ? nous serons mieux à table pour 
causer. » Quel est le fond de la scène ? Est-ce que c'est le 
déjeuner ? Pas du tout. Le déjeuner n'est qu'un accessoire. 
Ce qui nous intéresse, c'est la conversation qu'ils vont 
avoir. On peut doue, et on devrait servir aux deux inter- 
locuteurs un déjeuner de carton. Delaunay, qui était à cet 
égard dans les vraies traditions, ne touchait point aux mets 
placés sur son assiette , il faisait le semblant de niangêr 
quelques bribes de pâté, et un doigt de vin à peine. Il sen- 
tait bien que c'eût été ralentir le dialogue et en changer 
l'effet que de perdre son temps, comme dit la chanson, 

Aux vains plaisirs du boire et du manger. 

Il est vrai (pie le père Provost ne se gênait pas pour 
manger réellement, et que même il affectait de s'empiffrer 
'et de parler la bouche pleine, notamment dans le dîner du 



140 QUARANTE AXS DE THEATRE 

Duc Job. C'était une des faiblesses de l'excellent comédien, 
faiblesse de vieillard, qui aime les applaudissements quand 
même. Il s'était bien aperçu du goût de la foule pour ces 
détails grossiers ; il aimait à exciter le rire, en retournant 
la salade, en laissant échapper les mots à travers une bou- 
chée mal avalée. On lui passait ces petits travers à cause 
de sa grande réputation et de son âge. Mais ni Got ni De- 
launay n'ont jamais consenti à l'imiter. 

C'est une autre affaire dans Y Ami Fritz. 

Le fond de la scène, l'important, l'essentiel, c'est le repas 
en lui-même ; le repas pour le repas. La conversation n'en 
est qu'un accessoire. Je ne loue ni ne blâme pour le mo- 
ment l'intention des deux auteurs; je la constate. Il est 
évident qu'ils ont voulu donner aux spectateurs la sensa- 
tion d'un bon et plantureux dîner dans la grasse Alsace. 
Quant aux propos qui accompagnent le repas, ce sont 
propos de buveurs, qui seront plus ou moins bons, plus ou 
moins gais, selon que les mets auront été plus ou moins 
succulents, les vins plus ou moins bien choisis. 

Le réalisme de la mise en scène est donc ici forcément 
indiqué par la nature et les nécessités de l'œuvre. 

Il est clair que tous les accessoires qui composent un 
bon dîner en Alsace doivent être mis, en leur pleine réalité, 
sous les yeux du public, puisque tous doivent servir à l'ac- 
tion. Il faut qu'on m'étale une belle nappe blanche, ornée 
de broderies rouges, de la faïence nette et brillante, de la 
vaisselle d'argent étoffée et lourde : il faut que les plats fu- 
ment sérieusement sur la table. 

Rappelez- vous qu'un des effets les plus comiques de la 
pièce, c'est précisément le silence religieux de trois goinfres 
qui, d'un mouvement simultané et automatique, plongent 
leur cuiller dans le potage, qu'ils dégustent avec béatitude. 
En ce cas, quel est le principal personnage ? c'est le po- 






ERCKilANN-CHATRIAN 141 

tage. Il me faut donc du vrai potage ; j'entends quelque 
chose qui en ait la couleur et la fumée, en un mot l'ap- 
parence.. 

Et de même, au second acte, on s'est beaucoup égayé sur 
le vrai arbre où monte Suzel pour y cueillir de vraies 
cerises. Mais comment vouliez-vous qu'on fit ? Du moment 
que Suzel monte en personne sur le cerisier, elle ne peut 
pourtant pas grimper sur une fausse échelle, cueillir à des 
branches peintes des cerises imaginaires et les jeter à son 
ami Fritz. Ici l'accessoire doit être vrai, parce quïl sert à 
l'action; que dis-je? il est l'action même. Retirez cette 
mise en scène, je demande ce qu'il restera de la pièce. 

Cette nécessité de montrer des choses réelles qui s'impose 
dans la plus grande partie de l'œuvre a conduit par ana- 
logie à les faire vraies, même alors qu'il n'en était plus 
absolument besoin. Ainsi, j'avoue que dans la jolie scène 
du rabbin avec Suzel la jeune fille aurait pu faire semblant 
de remplir sa cruche, et le rabbin feindre de boire une 
eau qui n'aurait pas existé. Si M. Perrin a cru devoir faire 
couler de la fontaine dans la cruche une eau véritable, 
c'est qu'après tant de détails, exposés en leur réalité naïve, 
il a craint de choquer les yeux, en leur demandant de reve- 
nir tout d'un coup à la convention. 

Il me semble donc que la Comédie-Française, en mon- 
tant Y Ami Fritz comme elle l'a fait, n'a pas du tout violé 
les vrais principes de l'art en matière de mise en scène.' 
Elle a partout subordonné l'accessoire au principal, et ce 
n'est pas sa faute si les auteurs avaient fait cette fois le 
principal de ce qui le plus ordinairement passe pour être 
l'accessoire. 

Au reste, je ne me suis livré à cette discussion que poul- 
ies amateurs de théorie, car le public n'est guère préoc- 
cupé de ces réflexions ; il n'a pas pour habitude de chicaner 



142 QUAEANTE AXS DE THEATRE 

son plaisir, et il semble en éprouver un très vif au spec- 
tacle de Y Ami Fritz. La pièce est aujourd'hui singulière- 
ment lancée, et il pourrait bien se faire qu'elle allât bien 
plus loin que nous n'avions jugé. J'en suis pour moi fort 
aise. 

25 décembre 1876. 



THÉODORE BARRIÈRE 



ÉTUDE GÉNÉRALE 



Barrière était un des cinq ou six écrivains dramatiques 
de notre temps. C'était un talent inégal, mais d'une rare 
puissance. Je ne sais guère d'œuvre signée de son nom, 
qui satisfasse pleinement l'esprit d'un bout à l'autre. Mais 
il se rencontre dans toutes quelques-unes de ces scènes ad- 
mirables qui sont des trouvailles de génie. 

Beaucoup de parties ont déjà vieilli dans les Faux Bons- 
hommes, qui passent pour être son chef-d'œuvre. Il s'y 
trouve pourtant deux scènes incomparables de force co- 
mique : l'une est la scène du testament; et l'autre celle' 
où M. Dufouré se laisse aller aux confidences avec les deux" 
jeunes peintres et leur expose le bonheur dont il jouira, 
quand il aura eu le malheur de perdre sa femme. 

Les Parisiens de la décadence ne se peuvent plus enten- 
dre sans fatigue. Il en restera un premier acte étincelant , 
et la fin du troisième acte, une des plus belles scènes qu'ait 
imaginées un écrivain dramatique. Un tout jeune homme 
s'est pris de querelle pour un motif futile avec une ma- 



144 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

nière de spadassin. Il est inquiet, nerveux; il tremble; 
il a peur. Un des amis de sa famille le voit en cet état : 

— Tu as peur, lui dit-il. 

— Eh ! bien, oui, répond l'enfant avec un cri doulou- 
reux. 

— Si tu as peur, ce n'est pas que tu sois un lâche, c'est 
que tu te bats pour une niaisierie. Tu ne tremblerais pas 
si l'on avait insulté ou ta mère, ou ta sœur. 

— Oh ! non. 

— Eh! bien, ton adversaire... tu ne le sais pas, mais 
cela est vrai... a insulté ta mère. Il a dit d'elle... 

— Quoi donc? s'écrie le jouvenceau frémissant. 

— Qu'elle avait un amant. 

Au même instant, le spadassin entre ; l'enfant s'élance à 
sa rencontre : 

— Monsieur, vous en avez menti. 
Et il le soufflette. 

Rien de beau, de pathétique et de vraiment théâtral 
comme ce mouvement. 

Il est à remarquer que presque tous les premiers actes 
de Barrière sont excellents. Il savait exposer un sujet et 
présenter ses personnages avec une prestesse d'allures et 
une vivacité de dialogue que personne, non pas même Sar- 
dou, n'a jamais égalées. Le premier acte de la Vie de 
Bohème est à cet égard une merveille d'exécution. 

Il dure vingt minutes à peine, et l'on sait quelle sera 
l'intrigue de la pièce, quelle en est l'idée morale ; on a lié 
connaissance avec dix personnages qui ont fait l'un après 
l'autre une entrée pittoresque, et qui ont tous été caracté- 
risés d'un mot amusant ou profond. Il n'y a pas une phrase 
du dialogue qui ne soit un trait d'observation ou d'esprit ; 
et tout ce monde se remue, rit et chante, sans confusion 
aucune, avec une verve endiablée. 



THEODORE BARRIERE 145 

Les pièces en cinq actes exigent une haleine que Bar- 
rière n'avait pas. Àu<si a-t-il plus pleinement réussi, quoi- 
que avec moins d'éclat, dans les œuvres moins longues. 
Le Piano de Berthe est un bijou qui durera autant que le 
goût du vaudeville en France ; le Feu au Couvent est 
toujours revu avec plaisir à la Comédie-Française, tant 
l'idée première est ingénieuse et les détails exquis. 

Les Jocrisses de V Amour sont peut-être de toutes les 
comédies de Barrière celle où il y a le moins de trous ; 
jamais peut-être on n'a serré dans un plus étroit espace 
plus de situations plaisantes, de volte-face ingénieuses et 
rapides. C'est un feu ininterrompu de mots comiques, qui 
tous partent du fond même de la donnée. 

Il avait cette fois pour collaborateur Lambert Thiboust, 
dont la gaieté bon enfant corrigeait ce quïl y avait géné- 
ralement de morose et d'amer dans son comique. Ce n'est 
un secret pour personne que Barrière ne voyait point l'hu- 
manité en beau et qu'il sentait une sorte d'àpre jouissance 
à mettre à nu toutes ses vilenies : il n'avait point la haute 
impartialité et la bienveillance large d'un n'ai moraliste; 
il haïssait vigoureusement, et le fiel débordait de son cœur 
dans ses écrits. 

Cette disposition de caractère donne à tous ses ouvrages 
une apparence de misanthropie triste et violente, qui ôte un 
peu de la douceur que l'on éprouve à lire un chef-d'œuvre.. 

Il avait le coup de boutoir brutal ; il manquait de cet 
esprit facile qui se répand dans toutes les parties d'une 
pièce et la vivifie. Il était heurté et procédait par bonds, 
rencontrant de temps à autre le cri de la passion sauvage, 
celui qui agit fortement sur les imaginations et secoue les 
nerfs, celui qui ramasse une situation sous une forme com- 
pacte et violente. 

Il venait, quand il est mort, de donner au Palais-Royal 

9 



146 QUARANTE AXS DE THEATRE 

mie pièce où se trouvent résumés beaucoup des défauts et 
des qualités de sa manière : les Demoiselles de Montfermeil. 
L'esprit y pétille; mais il est souvent cherché et pénible; 
deux ou trois scènes sont d'un comique achevé; mais l'en- 
semble de l'œuvre est incertain et flottant. C'est un vau- 
deville, dont on peut dire que les morceaux en sont bons ; 
mais l'œuvre en soi laisse à désirer. 

Barrière avait beaucoup écrit par métier. Mais les ou- 
vrages qu'il a composés sur commande, pour gagner de 
l'argent, ne comptent pas ; il ne faut jamais, quand on 
parle d'un homme supérieur, s'attacher qu'aux œuvres qui 
lui font honneur. Les autres, qui sont vite oubliées des 
contemporains, n'existent point pour la postérité. 

Je n'oserais pas assigner de rang bien précis à Barrière 
parmi les grands noms de notre siècle dans l'art théâtral. 
Il est certain qu'il y a occupé une place fort élevée, et 
que, s'il a eu des succès moins continus et plus contestés 
qu'un certain nombre de ses rivaux, il leur est égal à tous 
par la puissance de l'invention dramatique, par l'âpreté de 
la raillerie et par le jaillissement du mot. Il avait l'élo- 
quence courte et haletante ; mais c'était de la vraie, de la 
sincère éloquence. 

22 octobre 1877. 



LA VIE DE BOHÈME 



La Comédie-Française vient d'annexer à son répertoire 
la Vie de Bohème, comédie en cinq actes, de Théodore Bar- 
rière et Henri Mùrger. 

La Vie de Bohème avait, depuis le jour de la première 
aux Variétés, été reprise un peu partout : à LAmbigu- 
Comique, à l'Odéon, au Vaudeville, à Déjazet même. Bien 
que je sois très vieux dans la critique théâtrale, c'est seu- 
lement en qualité d'élève de l'École normale que j'avais vu 
la pièce à la création. Entre 1848 et 1860, une douzaine 
d'années se sont écoulées pendant lesquelles j'ai couru la 
province ; je ne sais ce qu'est devenue pendant ce temps la 
comédie de Barrière sur les théâtres de Paris. Je n'ai ja- 
mais eu occasion de la voir sur une scène départementale. 
C'est de 1861 que date mon premier feuilleton sur la Vie 
de Bohème. La pièce se jouait à l'Ambigu; c'était Jane, 
Essler qui jouait Mimi et M me Defodon qui faisait Musette. 
Jane Essler, qui est à peu près oubliée aujourd'hui (il n'y 
a guère que les vieux amateurs de théâtre qui se la rap- 
pellent), était une actrice de premier ordre. Elle possédait 
tout naturellement une grâce mélancolique et précieuse, 
qui convenait merveilleusement à ce personnage de grisette 
poitrinaire. Elle n'effaça point le souvenir de M Ue Thuil- 
lier, la créatrice du rôle. M Ue Thuillier était une corné- 



148 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

dienne à qui je ne vois dans notre théâtre actuel aucune 
comédienne qui puisse être comparée. Frêle, nerveuse, 
émaciée, il semblait qu'une lueur intérieure, comme celle 
qui brille doucement dans une veilleuse d'albâtre, éclairât 
son visage. C'était une âme; une âme tendre et souffre- 
teuse, imprégnée de poésie. 

Que de feuilletons j'ai écrits depuis ce temps-là sur la 
Vie de Bohème! Car il n'y a guère de pièce qui ait mis plus 
de fois en mouvement les plumes des journalistes. C'est que 
le sujet est si attirant ! Voyez, dans ces derniers huit jours, 
combien d'études ont paru sur la bohème, combien de sou- 
venirs sur les héros de Mùrger et sur Mùrger lui-même ! 
On ne pouvait ouvrir un journal sans y trouver ou des con- 
sidérations philosophiques sur le fond de l'œuvre ou des 
détails sur la façon dont elle avait été conçue, jouée, ac- 
cueillie par le public. 

Il ne reste plus rien à dire. Aussi me bornerai-je à vous 
renseigner sur l'interprétation de la Vie de Bohème à la 
Comédie-Française et sur l'impression qu'en a emportée le 
public à cette dernière épreuve. 

Il faut bien l'avouer : le public, je parle du public ac- 
coutumé des premières, était venu à la Comédie-Française, 
sinon avec un parti pris, au moins avec des préventions 
contre l'œuvre. On se disait qu'elle ne serait point à sa 
place en ce vaste cadre, que le dialogue avait vieilli, que 
les personnages, usés à force d'avoir été vus, paraîtraient 
Burannés, que leur gaieté était factice et sonnerait lugubre- 
ment dans la maison de Molière. Personne ou presque per- 
sonne n'attendait rien de bon de cette reprise. Les plus 
chauds partisans de l'ouvrage, et j'étais de ceux-là, se di- 
saient tout bas : « La première sera un désastre ; il faut en 
faire son deuil à l'avancé. Mais nous verrons bien ce que 
pensera le public des représentations suivantes. C'est lui 






THEODORE BARRIERE 149 

qui décidera eu fin de compte. Mais nous allons avoir un 
fichu quart d'heure à passer. » 

Et voilà comme il ne faut jamais se mêler de rien pré- 
dire au théâtre. Le premier acte enlève la salle, qui est 
stupéfaite de s'amuser follement. Tous les mots portent ; la 
fameuse ronde de la Jeunesse, qui inspirait des inquiétudes, 
passe comme une lettre à la poste. Pour un peu, on en ferait, 
comme à l'Ambigu, répéter le dernier couplet. C'est une 
joie générale; une joie étonnée, mais qui n'en est que plus 
vive. 

C'est qu'il n'y a pas à dire : ce premier acte, c'est, au 
point de vue dramatique pur, un chef-d'œuvre d'exposi- 
tion. Songez qu'en vingt minutes Fauteur trouve moyen 
de vous présenter huit personnages, dont chacun est mar- 
qué de traits si caractéristiques que vous le distinguerez 
désormais de tous les autres ; qu'il lui suffit de quelques 
phrases d'une vivacité charmante, pour vous mettre au 
courant du thème qui va être développé et pour vous faire 
entrevoir le draine à venir, que le dialogue est d'une verve 
et d'un entrain extraordinaire, qu'on est emporté comme 
dans un tourbillon de gaieté et que cependant tout cela est 
clair, net, précis ; une foule d'incidents qui rebondissent 
les uns sur les autres, et pas un instant de confusion, pas 
ombre de flottement ; comme facture, cela est admirable. 

C'est là qu'on reconnaît la main de l'homme de théâtre- 
qu'était Barrière. Il m'a semblé constater chez quelques- 
uns de mes confrères un peu de mauvaise humeur contre 
Barrière, qui, disent-ils, n'a apporté à l'œuvre commune 
que les ficelles de la partie mélodramatique. Bien de plus 
injuste : le premier acte est de Barrière. Il était vaudevil- 
liste jusqu'au bout des ongles, et en quelque piètre estime 
que l'on affecte aujourd'hui de tenir ce titre de vaudevil- 
liste, force est bien d'admettre qu'il est assez nécessaire 



150 QUARANTE ANS DE THEATRE 

d'être cordonnier, quand on fabrique des chaussures, et 
vaudevilliste, quand on écrit des vaudevilles. 

C'est une trouvaille de vaudevilliste que d'avoir ima- 
giné ce déjeuner sur l'herbe que font les bohèmes et que 
Rodolphe aperçoit du haut de sa terrasse. Il les appelle; 
ils grimpent et, à mesure que chaque tête émerge, c'est un 
éclat de rire dans la salle. Les présentations se font, céré- 
monieuses et bouffonnes tout ensemble. Le déjeuner s'a- 
chève gaiement chez l'amphitryon improvisé, chez Rodolphe 
qui, séduit par l'exemple, les ira rejoindre, aussitôt sa valise 
faite, au coin du bois où ils vont l'attendre. On le voit 
s'enfuir, quand l'oncle arrive et, derrière la terrasse, la ca- 
ravane passe en chantant le refrain de la Jeunesse, tandis 
que l'oncle envoie des malédictions. 

Vous pouvez, tant qu'il vous plaira, courir tous les ré- 
pertoires. Je vous défie de trouver une exposition plus vive, 
plus animée, plus pétillante, et en même temps plus sobre 
et plus lumineuse. Je ne veux point dire du mal de nos 
pièces modernes, mais enfin comparez cette exposition à 
celle des comédies qui, en ces deux ou trois dernières années, 
ont obtenu le plus vif succès. Voyez ce que font ces mes- 
sieurs; ils nous mettent sur la scène, dans un premier acte. 
vingt personnages qui vont, viennent, se rencontrent, 
échangent quelques mots, sans qu'on puisse saisir à travers 
leurs propos quel est précisément le sujet de la pièce. Oh ! 
ils leur donnent beaucoup d'esprit, infiniment d'esprit, et, 
en cela, ils ne doivent rien à Barrière. Mais une fois que 
ces personnages ont fait leur office de tirer les fusées du 
premier acte, les Donnay, les Capus, les Lavedan les remet- 
tent dans la boîte d'où ils les ont tirés, et nous ne les re- 
voyons plus. 

Ici on ne nous présente que les personnages utiles, ceux 
qui traverseront les cinq actes ; ils font des mots, et peut- 



THÉODORE BARRIERE 151 

être en font-ils trop tout de même, mais il n'y a pas un de 
ces mots qui ne se rapporte au sujet, qui ne jette un peu 
de jour sur le caractère de ceux à qui il échappe. C'est du 
théâtre, du vrai théâtre, de l'excellent théâtre. 

Xous avions craint que les artistes de la Comédie-Fran- 
çaise ne pussent pas prendre sur eux de jouer dans le mou- 
vement, lie vaste cadre où ils évoluent exige d'eux, en effet, 
la plupart du temps un jeu plus large, une diction plus 
ample. On les accuse volontiers de pontifier dans le vaude- 
ville quand ils le jouent. Le reproche n'est pas des plus 
justes. Car je les ai vus et dans le Député de Bombignac, 
et dans Oscar et dans les Deux Ménages et dans vingt au- 
tres vaudevilles, tout aussi prestes et aussi gais qu'on peut 
l'être dans n'importe quelle scène de genre. 

Cette fois, tout le monde leur a rendu justice ou presque 
tout le monde. Car la critique a été si souvent faite qu'elle 
a passé lieu commun et qu'on l'accepte les yeux fermés. 
La vérité est qu'ils ont lancé tout ce premier acte d'une 
allure très rapide. Ils ont été charmants de vivacité. 

Jules Claretie avait eu l'heureuse idée , reprenant une 
pièce dont les mœurs et le dialogue datent, de la reprendre 
avec les costumes du temps. Cette mise en scène imprévue 
a contribué pour beaucoup à égayer le public. Il y a eu 
comme un murmure d'admiration quand Albert Lambert 
a paru, jeune, svelte, la redingote serrée à la taille : un 
eût dit Alfred de Musset descendu de son cadre. Tous les 
autres étaient des Gavarni très pittoresques. Il n'y a pas eu 
d'accroc qui ait gâté l'impression de ce premier acte. Les 
applaudissements ont éclaté au baisser du rideau, drus, 
nourris et partant de tous les points de la salle. 

Ce n'était pas encore partie gagnée ; mais l'affaire était 
en bon train. 

On attendait la débutante, M 11, Leconte, au second acte, 



152 QUARANTE AXS DE THEATRE 

le premier où elle paraisse. Tous savez qu a cet acte la 
scène, par un artifice souvent employé dans les théâtres de 
genre, mais fort rare et peut-être même inconnu à la Co- 
médie-Française, est séparée en deux. D'un côté, habitent 
Marcel avec Musette, de l'autre Mimi, qui n'a pas encore 
pris Rodolphe pour amant, mais qui l'aime déjà. 

Cet acte pousse au comble l'enchantement du public. Il 
est véritable aussi que le dialogue en est d'une verve 
étonnante. Aux mots du texte primitif on en a ajouté 
quelques-uns, cueillis dans le roman de Miirger, d'autres 
apportés par les artistes eux-mêmes. Rodolphe, à moitié 
endormi, repose sur son lit, quand uu employé de la Banque 
entre dans sa chambre et l'éveille. Rodolphe se frotte les 
yeux, regarde : 

— Un académicien chez moi ? Est-ce possible ? 

Cette saillie n'est pas de Barrière , ni de son collabora- 
teur. Elle a été saluée d'un éclat de rire unanime. 

M lle Leconte s'est présentée, et du premier coup elle a 
ravi tous les cœurs. Peut-être sent-elle encore un peu les 
théâtres de genre et même le mélodrame ; mais elle est si 
touchante, elle a un air à la fois si ingénu et si triste qu'elle 
nous séduit tous. A la fin de l'acte, vous vous rappelez que 
Rodolphe, à dix heures du soir, frappe à la porte de Mimi. 
La façon pudique et émue dont elle a hésité à prendre son 
parti et à tirer le verrou qui la séparait de lui a charmé 
toute la salle, et le second acte a fini au milieu des mêmes 
applaudissements, qui avaient, lors du premier, accompagné 
la chute du rideau. 

Au troisième acte, nous sommes chez les bohèmes, qui 
ont résolu de donner une brillante soirée. C'est là que le 
drame, qui succède au vaudeville, commence à s'ouvrir. Le 
public se montre un peu plus réfractaire. Certaines scènes, 
de celles qu'on appellerait aujourd'hui des tranches de vie, 



THEODORE BARRIERE 153 

qui avaient autrefois beaucoup amusé sont accueillies plus 
fraîchement, sans que je puisse me rendre compte de ce 
qui a refroidi l'auditoire. Vous vous rappelez peut-être que 
les bohèmes examinent avec Baptiste le compte de leurs 
dépenses; cette vérification, suivie de mots plaisants, met- 
tait jadis tout le public en joie. On a paru l'écouter sans 
plaisir. 

On ne s'est intéressé qu'à demi aux allées et venues de 
Baptiste venant porter à Musette les propositions d'un 
vicomte, et à Mimi celles de l'oncle de Rodolphe, qui veut 
absolument arracher son neveu à une liaison qu'il juge 
dangereuse. 

Mais ce qui a failli tout gâter, c'est l'arrivée de l'oncle 
qui vient chez Mimi, en l'absence de Rodolphe, pour lui 
refaire la scène du père Duval dans la Dame aux Camélias. 
Le public n'est pas forcé de savoir que la Vie de Bohème a 
précédé la Dame aux Camélias et que Dumas a été ici l'imi- 
tateur de Barrière. Mais, voilà le diable! l'imitation est 
supérieure au modèle. 

— Quand on dépouille les gens, disait un critique par- 
lant de Molière, il faut les égorger d'abord. 

Dumas a tué Barrière. La scène de l'oncle Million est 
médiocre. Ajouterai-je qu'elle a été médiocrement jouée 
au moins par l'un des deux partenaires? L'oncle, c'est. 
Joliet qui a donné à son personnage les allures bonhonimes 
et le ton onctueux du vieux médecin de campagne dans 
V Evasion. Il n'y a pas le moindre rapport entre les deux 
personnages. Il a dû gêner considérablement M lle Leconte, 
dont le jeu nous a paru incertain. 

Joignez à cela que dans Musette, M' ic Ludwig, qui est 
une comédienne si fine, si aimable et si piquante, n'a pas 
joué assez en dehors. Elle a été charmante, mais, à mon 
Sens, trop comédie-française. Le dirai-je? De toutes les 



134 QUARANTE AXS DE THÉÂTRE 

Musettes que j'ai vues, — et Dieu sait s'il m'en est passé 
sous les veux, — celle qui m'a paru supérieure dans le rôle, 
c'est M 1Ie Màssin, non qu'elle fût grande comédienne (En 
voilà une qui n'avait pas de prétention, qui laissait son 
talent comme ses charmes aller à la grâce de Dieu) . mais 
elle était Musette du corps à l'âme et de la tête aux pieds. 
Elle ne jouait pas le rôle ; elle était, sans y prendre peine, 
en s'abandonnant à sa nature, la Mimi Pinson d'Alfred de 
Musset, la Musette de Mûrger. M lle Ludwig est d'un cran 
ou deux plus relevée. Elle est exquise ; mais elle a l'air de 
jouer du Meilhac plutôt que du Barrière. 

Je cherche à expliquer l'abaissement de température 
qui s'est manifesté à ce troisième acte. Il a été cependant 
moins sensible en réalité que vous ne pourriez le supposer 
d'après ce récit. Ce n'est qu'une impression vague ; on s'est 
moins amusé et voilà tout. 

Nous entrons à pleines voiles dans le mélodrame au 
quatrième acte. 

Rodolphe, outré de l'abandon de Mimi, s'est réconcilié 
avec son oncle Million; il a promis d'épouser M me de 
Rouvres, jolie veuve qui lui veut du bien, et il a entraîné 
chez elle un soir de bal qui doit être un soir de fiançailles, 
son ami Marcel qui cherche à se consoler de la fugue de 
Musette. Vous pensez bien qu'à ce bal auront été invités 
les amis de la bohème, Schaunard et Colline. 

C'est là que Barrière avait en quelques coups de crayon 
dessiné la silhouette d'un fils de M. Prudhomme, qui obtint 
à l'origine un succès étourdissant. J'y ai vu, depuis, ce bon 
Fréville de l'Odéon,qui semblait fait pour représenter ces 
solennelles ganaches. On l'appelait sur l'affiche : h Mon- 
sieur. C'est lui qui, après avoir entendu lire un sonnet, 
demandait ingénument : 

— Qu'est-ce que c'est ce que ce monsieur vient de lire ? 



THÉODORE BARRIÈRE 155 

— Un sonnet , répondait Schaunard. 

— - Très joli... très joli... Mais il n'est pas assez long. 

— C'est nn sonnet, reprenait Schaunard étonné. 

— J'entends bien, mais je dis : il n'est pas assez long. 
Il faut avoir appartenu à la génération dont je relève 

pour comprendre l'effet prodigieux de ces niaiseries prud- 
hommesques. Le malheur, c'est qu'elles sont trop connues 
aujourd'hui ; elles ont été répétées partout ; Henri Mon- 
nier ne fait plus rire que les gens de mon âge. 

Ce bal n'avait été imaginé par Barrière que pour y 
mettre en présence et aux prises la superbe M me de Rou- 
vres, la nouvelle fiancée dé Rodolphe, et la plaintive Mimi, 
son ancienne maîtresse. Il y est arrivé à l'aide de conven- 
tions à présent démodées et qui paraissent fort ridicules. 
N'insistons pas. Mais la scène entre les deux femmes est 
fort bien faite et elle a été fort bien jouée par M" e Nancy 
Martel et M" e Leconte, l'une hautaine, impérieuse et mé- 
prisante à souhait, avec de jolis retours de sensibilité; 
l'autre se montant peu à peu au ton de la fureur. M lle Le- 
conte a même trouvé, pour cette querelle, quelques into- 
nations, qui, sans offenser la dignité de la Comédie-Fran- 
çaise, avaient un accent faubourien très caractéristique. 
Elle a enlevé la salle, et lorsque, en son dernier transport, 
elle s'est enfuie, marquant bien son intention d'en finir avec 
l'existence, tout le public l'a suivie, haletant; tout le pu- 
blic a été pris du même frisson que l'actrice en scène, qui 
s'est jetée, d'un geste très vrai, sur la sonnette pour appeler 
au secours. 

On était déjà très ému ; mais l'acte s'est terminé par 
une dernière scène qui a emporté toutes les résistances, 
s'il s'en était produit quelqu'une. 

Au coup de sonnette de M me de Rouvres, tout le monde 
est rentré en scène, et le premier de tous Rodolphe, qui vient 



156 QUARANTE AXS DE THEATRE 

d'apprendre le coup de tête de sa Mimi, et comme quoi 
elle s'est sauvée de l'hôtel, sans qu'on sache où elle est 
allée. Il est désespéré ; il éclate en reproches. Oh ! qu'Albert 
Lambert a été admirable en cette fin d'acte. De quel geste 
ample et farouche, de quelle vois chaude et éclatante , il a 
proclamé son amour pour Mimi, sa colère contre les intri- 
gues dont elle avait été victime; il ressemblait à un Dieu 
vengeur. Le drame, le grand drame avait fait tout à coup 
irruption daus le vaudeville et l'avait transfiguré. Le suc- 
cès de l'artiste a été immense. 

Chose bizarre que le théâtre ! Yoilà dix ans qu'Albert 
Lambert s'étudie au grand art dans des rôles terribles où il 
déploie des qualités de premier ordre. Je ne dirai pas que 
personne n'y prend garde, mais ce qui est vrai, c'est que 
personne n'estime ses efforts au prix qu'ils méritent. Dieu 
sait pourtant que c'est autre chose de jouer Hernani et le 
Cid que le Rodolphe de la Vie de Bohême. C'est de Rodolphe 
pourtant que datera son entrée dans la gloire. Il est vrai 
que s'il n'eût pas joué dix ans le Cid et Hernani, il n'au- 
rait pas donné cette ampleur à Rodolphe. 

Le dernier acte appartient tout entier à Mimi. Quand 
Barrière et Mùrger écrivirent la Vie de Bohème, c'était la 
première fois qu'une actrice mourait en scène, j'entends 
par là que c'est la première fois qu'elle emplissait tout un 
acte des préparatifs et des détails de sa mort. Le spectacle 
fit couler des torrents de larmes. Il a été depuis reproduit 
bien des fois. Nous avons vu mourir Marguerite et Frou- 
frou, et bien d'autres. Le public ne s'est point blasé sur ce 
genre d'attendrissements. M Ue Leconte, après tant d'hé- 
roïnes qui se sont éteintes comme elle sur la scène, a rou- 
vert encore cette source de pleurs qui n'est jamais tarie. 
Elle a eu des frissons très suggestifs ; elle a dit avec une 
naïve et douloureuse émotion le célèbre récit où Mimi 



THEODORE BARRIERE 157 

conte comment elle regardait du haut du pont couler l'eau 
noire de la Seine qui paraissait l'appeler. On se mouchait 
dans toute la salle. 

Le rideau est tombé au milieu d'applaudissements una- 
nimes. C'était un grand, un très grand succès. 

13 septembre 1807. 






LES FAUX BONSHOMMES 



Le Vaudeville a repris cette semaine avec un certain 
éclat la célèbre comédie de Barrière et Capendu, les Faux 
Bonshommes. Cette pièce avait été assez longtemps poul- 
ie Vaudeville ce qu'avait été pour la Porte-Saint-Martin la 
Gloserie des Genêts, le Courrier de Lyon pour l'Ambigu et 
la Cagnotte pour le Palais-Royal. On l'avait toute prête 
sous la main, aussitôt qu'une nouveauté, sur laquelle on 
avait compté pour l'hiver, ne fournissait pas le nombre 
de représentations espérées. Il se formait un trou : c'était 
avec les Faux Bonshommes qu'on le bouchait. Delannoy 
lui-même ne savait plus combien de fois il avait joué Pé- 
ponet. Ces reprises forcées faisaient toujours quelque ar- 
gent et donnaient à la direction le temps de monter une 
autre œuvre. 

J'ai vu nombre de ces reprises. La première représenta- 
tion date de 185G. Je n'étais pas encore à Paris à cette 
époque. About a laissé, dans une étincelante chrouique, 
qui n'a pas été recueillie avec les autres en volume, un 
récit enthousiaste de cette soirée. Il paraît que les deux 
premiers actes avaient laissé le public hésitant, et il est 
très vrai qu'il s'y trouve de nombreux défauts que le temps 
a encore accentués. Mais, au troisième, lorsqu'à la scène 



THÉODORE BARRIERE 159 

du contrat on vit tout à coup Delannoy se lever pâle, effaré, 
le papier à la main et qu'il jeta ee cri devenu fameux : 
« Ah çà, mais, on ne parle que de ma mort, là dedans ! » 
ce fat une explosion d'applaudissements formidable. 

Barrière, qui n'était pas tendre pour ses confrères, non 
plus que pour les journalistes, s'était fait une jolie collec- 
tion d'ennemis. Il y avait dans la salle, le soir de la pre- 
mière, nombre de gens qui ne lui souhaitaient point un 
succès. Toutes les préventions et toutes les rancunes furent 
emportées d'un même coup dans un grand courant d'ad- 
miration. 

Alexandre Dumas, chez qui Barrière détestait un rival 
qui devait l'éclipser plus tard , Alexandre Dumas, penché 
sur le bord de sa loge, applaudissait avec fureur. Ce fut 
une minute où Barrière n'eut que des amis. 

About conte même qu'après le gros brouhaha des ap- 
plaudissements tombé, une voix s'éleva dans la salle qui 
jeta le mot dit autrefois le soir des Précieuses ridicules : 
« Bravo, Molière, voilà la bonne comédie ! » Mais je me 
défie de ces anecdotes qui sont presque toujours fabriquées 
après coup pour devenir légendaires. Tout ce qu'on peut 
affirmer, c'est que, si le mot n'a été dit par personne, 
il a été pensé par tout le monde. La pièce des Faux Bons- 
hommes n'est peut-être pas la plus complète ni la mieux 
équilibrée du théâtre contemporain : c'est une des plus 
fortes assurément ; il s'y trouve trois scènes qui sont de 
premier ordre, et, de ces trois scènes, il y en a une, celle 
du testament, qui égale les plus belles que nous connais- 
sions. 

Les Faux Bonshommes ont déjà trente-trois ans; il nous 
est facile aujourd'hui de faire le départ entre les choses 
qui ont vieilli et celles qui resteront toujours jeunes. 
Il y a toute une partie qui nous a paru cruellement dé- 



ICO QUARANTE AXS DE THÉÂTRE 

nioclée. Vous savez que deux peintres, qui sont grands 
amis, ont été choisis par M. Péponet, riche bourgeois re- 
tiré du commerce, l'un pour faire son portrait, l'autre 
pour faire celui de sa fille aînée Emmeline. Tous deux ont 
traîné tant qu'ils ont pu la besogne ; car Octave DelcToix 
s'est amouraché de son modèle, et il s'en est fait aimer; 
Edgar, tout en peignant M. Péponet en garde national, a 
remarqué la seconde fille de M. Péponet, M lle Eugénie, 
une petite demoiselle assez mal élevée, mais qui a bon 
cœur. Est-ce de l'aversion qu'il éprouve pour elle ? Est-ce 
un commencement d'amour ? Il n'en sait trop rien. C'est 
quelque chose. Elle l'occupe. Tous deux sont donc installés 
à la campagne, chez M. Péponet; des artistes chez un 
bourgeois. 

En ce temps-là, il était convenu, admis, de tradition, 
que l'artiste fût jeune, spirituel, désintéressé, méprisant 
tout ce qui est le positif de la vie ou ne s'en souciant point, 
et qu'il passât son temps à railler l'épicier qui, ayant fait 
fortune , n'était qu'un crétin, sans idéal, et prêt à se lais- 
' ser battre pour un écu. C'était la convention de l'épo- 
que. Vous la retrouvez dans la Vie de Bohème de Mûrger, 
dans les romans d'Alphonse Karr, qu'on ne lit plus guère , 
mais qui ont prodigieusement amusé la génération dont je 
fais partie. Il y a dans Balzac même des traces de cette su- 
perstition singulière. Le bourgeois était un philistin, la 
bête noire de l'artiste, qui eût manqué à tous ses devoirs, 
s'il ne l'eût pas pris pour cible à des plaisanteries de rapin. 
Je me rappelle fort bien avoir traversé cet état d'esprit, 
qui, chez d'autres, a pu être spontané; qui, chez moi, 
n'était qu'un produit factice de la littérature ambiante. 

Barrière, lui, y allait bon jeu, bon argent. Il croyait 
fermement que l'artiste était naturellement capable de 
toutes les générosités et de toutes les tendresses, le bour- 



THEODORE BARRIERE 161 

geois de toutes les vilenies. Il croyait encore que l'artiste, 
surtout quand il était peintre, devait fourrer de l'esprit 
dans tous ses propos, et d'un certain esprit qui était celui 
d'atelier, à moins qu'il ne fût sentimental et mélancolique, 
auquel cas il exhalait naturellement une poésie idyllique et 
romanesque. 

Octave Delcroix est l'artiste sentimental, d'un sentimen- 
talisme ingénu et prompt aux emballements ; Edgar est 
l'artiste blagueur et caustique ; et tous deux traversent 
l'action à laquelle ils sont mêlés d'un bout à l'autre, l'un 
cueillant les myosotis du sentiment avec des airs attendris 
de romance, l'autre faisant rage d'esprit contre les travers 
et les ridicules des sots gonflés d'argent. 

C'est ce dernier que Barrière a comblé de ses faveurs : 
c'est lui qu'il a fait le porte-paroles de ses revendications et 
de ses colères contre la bourgeoisie. Le Vaudeville possé- 
dait alors un acteur que les jeunes gens n'ont pas connu, 
Félix, mais dont se souviennent tous les hommes démon 
âge. Il excellait à lancer de sa v<5ix cuivrée et mordante 
tantôt les- épigrammes acérées, tantôt les véhémentes ti- 
rades, qu'il envoyait, penché par-dessus la rampe, droit au 
visage des spectateurs. 8a fonction au théâtre était d'être 
spirituel et agressif ; Barrière lui donna tout ce qu'il put 
d'esprit méchant. Mais l'esprit a ses modes, surtout l'es- 
prit d'atelier. 

Péponet discute avec Edgar sur la pose et les accessoires 
du portrait. Edgar, pour se moquer de ce bourgeois, a 
proposé de le peindre à l'heure où la lune se lève et le 
soleil se couche, afin d'avoir à la fois dans le tableau le 
soleil et la lune. 

— Xon, répond Péponet, j'aime mieux le soleil de midi. 

— Avec le canon du Palais-Royal, dit Edgar à part, 
-avec l'intention de faire un mot plaisant. 



1G2 QUARANTE ANS DE THEATRE 

— Un beau soleil, reprend Péponet, tapant sur la mai- 
son... Vous avez mis la maison ? 

— Parbleu, je crois bien! 

— Avec toutes ses fenêtres ? 

— Oui, oui, même celles qui sont derrière. 

— Ça en fera beaucoup ! 

— Xon, ça donne de l'air. Il n'y a jamais trop d'air 
dans un paysage. 

Ce genre de plaisanterie amusait encore en 1856. Il nous 
est insupportable. Tout cela est si faux aujourd'hui ! Les 
peintres ne sont plus des rapins qui se piquent de vivre 
d'amour et d'eau fraîche , et se consolent de leur misère en 
faisant des mots d'atelier ; les bourgeois ne sont plus aussi 
bêtes à présent, si tant est qu'ils l'aient jamais été à ce 
point, et si un artiste se permettait en l'an 1889 avec un 
de ses clients une des fumisteries dont l'Edgar de Barrière 
régale Péponet, le client aurait bientôt fait de flanquer le 
mauvais plaisant à la porte. 

Les deux jeunes filles ne sont pas plus vraies que les 
deux peintres. L'une est l'insignifiante et tendre demoiselle 
qui figure sur les vieilles romances ; l'autre est le gentil pe- 
tit démon, qui n'en fait qu'à sa tête, se moque de tout le 
monde , mais dont le cœur est sensible et bon , et qui fera 
une excellente femme quand elle aura épousé celui qu'elle 
croit détester, l'artiste railleur dont elle saura bien coupel- 
les ongles. C'est un portrait dont il a déjà été tiré des mil- 
liers d'épreuves. 

Quand ces deux jeunes personnes causent ensemble, ou 
que l'une d'elles s'entretient avec celui qu'elle aime ; quand 
les deux peintres se lamentent ou font des mots, tout aus- 
sitôt la comédie de Barrière prend un fâcheux air de pon- 
cif. L'intérêt languit, la gaieté se fige. 

J'entendais dire autour de moi, l'autre jour : Voilà une 



THEODORE BARRIERE 163 

pièce qu'il faudra reprendre un jour rue Eichelieu. Barrière 
ne figure, en effet, sur le répertoire de la Comédie-Fran- 
çaise, que pour une petite pièce en un acte : Je Feu au 
Couvent 'dont l'idée première est assez jolie, mais qui, passé 
la première scène, charmante en vérité, est conventionnelle 
et fade. Les Faux Bonshommes y seraient mieux à leur 
place. Mais, si jamais on leur ouvre la porte de la maison 
de Molière, il sera opportun d'abord qu'une main ferme et 
adroite en élimine un assez bon nombre de scènes, qui ont 
peut-être contribué jadis au succès, qui n'y ont pas nui 
tout au moins , mais qui maintenant paraissent fâcheuses 
au Vaudeville et seraient insupportables à la Comédie- 
Française. 

Il resterait deux choses, les caractères et les trois scènes 
auxquelles j'ai déjà fait allusion. 

Les caractères ? est-ce bien caractères que je devrais 
dire? Barrière, à vrai dire, n'étudie pas un caractère ni ne 
le peint. Qu'est-ce qu'un caractère? C'est une faculté ou 
une passion maîtresse qui absorbe toutes les autres, ou du 
moins qui les ramène à soi. Etudier un caractère et le 
peindre, c'est donc, en mettant l'homme qui en est doué 
dans un certain nombre de situations, montrer comment 
la faculté maîtresse, qui est chez lui le moteur principal, 
annihile ou dirige toutes celles qui . étant donné un autre 
homme, seraient probablement mises en jeu. On fait ainsi 
le tour d'un caractère ; on montre comment il imprègne 
de sa personnalité les conditions les plus diverses, comment 
il se trahit dans toutes les circonstances de la vie. 

C'est le procédé des maîtres. Barrière ne peint guère que 
les attitudes. Tenez ! lisez Balzac et Dickens, qui sont deux 
maîtres. Balzac étudie les caractères : quand vous avez lu 
la Cousine Bette, vous connaissez à fond le baron Hulot. 
Vous l'avez vu jeté dans un si grand nombre de situations 



164 QUARANTE ANS DE THÉATEE 

diverses et toujours dominé par la même impérieuse pas- 
sion qui fait le fond de sa nature que vous avez épuisé 
tout ce qu'on peut apprendre sur cette passion dont il est 
l'esclave. Il en va tout autrement avec Dickens. Chez lui, 
comme chez Barrière, un personnage qui vous a été pré- 
senté dans une certaine attitude ou répétant un certain 
mot caractéristique, reproduira d'un bout à l'autre du ro- 
man ce mot et cette attitude. 

C'est ainsi que dans les Faux Bonshommes, l'envieux et 
dénigrant Bassecourt, après avoir fait l'éloge d'une per- 
sonne, ne manquera jamais de dire : seulement... et de la 
démolir. C'est ainsi que le versatile Péponet, quand il aura 
donné sa parole, la retirera dix minutes après, sous ce pré- 
texte qu'il n'y a rien d'écrit ; c'est ainsi que M. et M me Du- 
fouré, qui jouent au bon ménage devant le inonde, s'acca- 
bleront de tendresses et de douceurs, quand il y aura 
quelqu'un pour les écouter et reprendront leur querelle 
quand ce quelqu'un sera parti. 

Ce sont des tics d'âmes plutôt que des caractères qui 
nous sont présentés par Barrière. 

Et si je fais cette observation, ce n'est pas du tout pour 
diminuer l'estime que vous pouvez faire de son œuvre. Ce 
n'est déjà pas chose aisée de trouver le geste, l'attitude, le 
mot distinctif qui marque un caractère et par où il se ré- 
vèle. Ce n'est pas non plus une petite affaire, au point de 
vue dramatique, de ménager des situations où ce geste, 
cette attitude où ce mot soit à sa place et fasse éclater le rire. 

Le seulement de Bassecourt est demeuré proverbe, ce qui 
prouve bien que Barrière avait rencontré juste. Xi Péponet 
ni Dufouré et sa femme ne fournissent matière à des ré- 
flexions bien profondes ; mais ils laissent dans l'esprit uue 
silhouette très nette et très vive ; grotesque, sans aller jus- 
qu'à la caricature. 



THÉODORE BARRIÈRE 165 

La caricature, c'est l'inconvénient et le danger de cette 
manière ; et Barrière ne l'a pas toujours évité. Qu'est-ce 
que la caricature? C'est l'exagération énorme d'un trait 
primordial et vrai de la physionomie ou de l'allure. Eh ! 
bien, toutes les fois que l'on résume un personnage dans 
une attitude ou dans un mot, on risque, si l'on ne s'arrête 
pas à une limite assez flottante, vaguement indiquée par le 
goût, de tomber dans la caricature. 

Bassecourt n'est point une caricature, non plus que Du- 
fouré et sa femme, non plus que Péponet. Vertillac est une 
caricature, Vertillac est le bourgeois figé, cristallisé dans 
la finance ; il ne se meut et ne parle que par poids et par 
mesure. C'est une horloge, qui ne sonne que lorsqu'elle a 
été remontée. Et Edgar, le joyeux fumiste, le voyant im- 
mobile et silencieux, s'en va en tapinois derrière lui et fait 
le geste de lui tourner une clef dans le dos en imitant le 
bruit d'une clef de pendule qui grince. 

Ce Vertillac est fort drôle, si l'on veut. Mais on sent fort 
bien à le voir qu'il est un simple grotesque, éclos de l'ima- 
gination fantasque de l'écrivain. C'est un fantoche, ce n'est 
plus un homme. Le tic ici a pris de si énormes proportions, 
il a si bien absorbé l'homme qu'il n'en reste plus rien. 

C'est ce qui fait que Vertillac est et sera toujours bien 
joué. Pour rendre Péponet, Bassecourt ou Dufouré, on 
aura toujours besoin de comédiens au courant de leur mé- 
tier. On n'a qu'à prendre, pour faire Vertillac, un acteur 
sec et maigre, qui parle lentement et d'une voix monotone, 
bien que stridente. J'ai gardé un souvenir assez précis de 
Chaumont qui a créé le rôle. D'autres l'ont repris depuis 
lors ; il eût été difficile de dire s'ils étaient moins bons ou 
meilleurs ; Bernés qui le joue à cette heure en a retrouvé 
de lui-même toutes les traditions. Il fait rire comme avaient 
fait rire ses devanciers. 



166 QUARANTE AXS DE THEATRE 

Ce n'est donc point par l'étude des caractères que les 
Faux Bonshommes méritent d'être placés. Les tics observés 
par Barrière sont sans doute relevés par une extraordinaire 
énergie de touche et par un sens rare du grotesque, Mais 
enfin ce ne sont là, en art dramatique, que des qualités de 
second ordre. Barrière a trouvé deux ou trois scènes, une 
surtout, qui est la merveille des merveilles, qui est unique 
dans le théâtre contemporain par l'intensité du comique 
et la « furie » de l'exécution. 

On a apporté au malheureux Péponet le contrat de ma- 
riage d'une de ses filles et tous les personnages qui ont un 
rôle dans la pièce se trouvent rangés autour de lui, et cha- 
cun d'eux, grâce à l'artifice du poète, a un intérêt particu- 
lier dans l'affaire, même les deux peintres, même Edgar, 
qui prendra plaisir à appuyer sur les ridicules de la situa- 
tion et à les souligner. 

Péponet discute les clauses du contrat. On lui demande 
trois cent mille francs. Il n'en veut donner que deux cent 
mille. Il a tout le monde contre lui. C'est un déchaînement. 
Il lit et relit tout bas le contrat : 

— Mais on ne parle que de ma mort, là dedans ! s'é- 
erie-t-il. 

— De quoi voulez-vous qu'on parle ! lui répond son 
gendre. 

Et les propos se croisent : « Les affaires sont les af- 
faires... On ne sait ni qui vit ni qui meurt... Vous n'êtes pas 
éternel... Il faut bien mentionner les espérances... Etc., etc. » 
Et, sous cette grêle de prédictions sinistres, Péponet, ahuri, 
ne sait plus à qui entendre. 

— Mais, sac à papier ! demande-t-il, monsieur aime-t-il 
ma fille ? 

Et ce mot, dans sa bouche, est d'une réjouissante énor- 
mité de comique. 



THEODORE BARRIÈRE 167 

Tout le inonde lui tourne le clos. 

— Qu'est-ce qu'il va demander là ? s'écrie Bassecourt. 

— La question n'est pas là, interrompt le futur; l'a- 
mour ne peut être regardé comme un propre dans l'avoir 
d'une fille. 

Et tout le monde reprend en chœur : 

— Signez ! mais signez donc ! 

Et ce malheureux Péponet, en même temps qu'il se dé- 
sole de lâcher 300.000 francs, est émerveillé d'avoir un pa- 
reil gendre. 

— Quel homme ! pense-t-il, est-il fort ! C'est le diable en 
personne. Il faut qu'il entre dans la famille... 

Cette scène est emportée d'un irrésistible élan avec une 
prodigieuse furie de crescendo. Il y a comme un enivre- 
ment, comme un lyrisme de comique. Je ne vois rien, 
même dans Molière, qui puisse lui être comparé. L'effet 
n'en a pas été moins grand à cette reprise qu'il ne fut il y 
a plus de trente ans à la première. Toute la salle a éclaté 
en longs applaudissements. 

Et l'on me disait dans les couloirs : 

— Eh ! bien, mais ces messieurs les pessimistes du Théâ- 
tre-Libre n'ont rien inventé du tout. Ils s'amusent à 
peindre avec une ironie âpre les vulgarités, les misères et 
les hontes de la bourgeoisie. Barrière l'a fait bien avant eux. 

Oui, sans doute, mais Barrière a de plus qu'eux la vis 
comica. Eux, ce sont des dilettantes qui font étalage de ce 
que Jules Lemaître caractérisait l'autre jour d'un mot 
juste et saisissant, quand il l'appelait : un pessimisme d'a- 
telier. Ils s'en amusent et sont ravis de se prouver à eux- 
mêmes leur supériorité en s'en divertissant. Barrière est 
enragé contre ces vilenies et ces ridicules ; il les met au pi- 
lori ; il est, lui aussi, ironique ; mais son ironie est brûlante 
de conviction et de colère. 



168 QUARANTE ANS DE THEATRE 

Il a le rire indigné ; et on se laisse prendre à cette verve, 
qni chez lui ne vient peut-être pas du cœur, mais qui vient 
d'une imagination échauffée. Les coups pleurent si drus, 
si serrés, avec un bruit si comique sur le bourgeois affolé, 
qu'on ne les compte plus; on est roulé dans une vaste 
poussée de rire. 

Au quatrième acte, il y a, dans une note plus douce, 
une scène qui est restée légendaire. Ce pauvre Dufouré 
cause avec Edgar, ce terrible railleur, de sa femme qui est 
malade. Il est sorti, parce que, voyez-vous, c'est plus fort 
que lui, il ne peut pas voir souffrir les gens qu'il aime : ça 
lui fait trop de mal. Et puis, il ne sait pas soigner les ma- 
lades; il ne serait qu'un embarras à la maison. Et, tout en 
exhalant ainsi sa douleur, il se met à table, dévore une 
forte tranche de pâté, qu'il arrose largement d'un bon vin 
de Bourgogne. Edgar lui tire les vers du nez ; il lui demande 
ce qu'il ferait s'il venait à perdre sa femme. Et l'autre, 
sans y prendre garde, se laissant aller au fil de ses rêves : 

— Mon Dieu ! j'irais vivre à la campagne; j'achèterais 
une petite propriété en Normandie, à quelques lieues de 
Eouen... La vie des champs, c'a toujours été mon rêve. 
Mais avec cette pauvre chère femme, je n'aurais jamais pu 
le réaliser ; ce n'était pas dans ses goûts. Mais si un mal- 
heur arrivait... 

Et la scène continue, amère, implacable, comme Molière, 
comme la Vérité. . 

13 mai 1889. 



ALEXANDRE DUMAS FILS 



ETUDE GENERALE 



La première eu date des pièces de Dumas fils — et il 
pourrait bien se foire que ce fût de toutes celle qui vivra le 
plus longtemps, — c'est la Dame aux Camélias. Mais com- 
ment expliquer à des personnes qui n'ont pas comme nous 
vécu dans la familiarité du théâtre français, et surtout du 
théâtre contemporain, l'un des mérites de cette pièce fa- 
meuse, celui qui nous a le plus vivement frappé ? 

Quand la Dame aux Camélia* parut, c'étaient Scribe et 
ses disciples qui régnaient sur la comédie de genre et le 
vaudeville; c'étaient, d'un autre côté, les Frédéric Soulié, 
les Bouchardy, les Dumas père qui régentaient le drame, et 
le mélodrame. Les deux écoles s'accordaient en un point, 
que l'action était toute maîtresse en art dramatique, qu'une 
pièce valait surtout par des combinaisons ingénieuses de 
faits qui, se heurtant les uns contre les autres, formaient les 
coups de théâtre; que, pour arriver à ce qu'on appelait la 
situation, ii était permis de négliger tout le reste, étude 
des passions et des caractères, observation exacte du milieu 
où se passaient les événements. Le théâtre était alors un 

10 



170 QUARANTE ANS DE THEATRE 

ensemble de conventions qui, étant acceptées de tous, 
s'imposaient aux auteurs avec la même force qu'autrefois 
la règle des trois unités. Personne ne songeait à les discu- 
ter, et c'était un axiome qu'en dehors d'elles il n'y avait 
pas de succès possible. 

Cette vérité était si bien établie que Dumas fils eut une 
peine infinie à faire recevoir et jouer la Dame aux Camé- 
lias. On s'imagine à présent que ce fut la hardiesse du 
sujet qui effaroucha les censeurs d'abord, les directeurs 
ensuite. Il y eut bien quelque chose de cela ; car il n'était 
pas encore admis que l'on pût porter une courtisane à la 
scène, surtout pour la rendre sympathique. Mais pour le 
directeur du Vaudeville, pour les artistes, pour les hommes 
de théâtre qui eurent la pièce entre les mains avant qu'elle 
se produisît à la rampe, ce n'était pas là la sérieuse et réelle 
objection. La censure pouvait seule s'en préoccuper. Ce 
qui les effrayait, ce qui leur faisait dresser d'horreur les 
cheveux sur la tête, c'est qu'elle n'avait pas été jetée dans 
le moule convenu. Ce jeune homme ne s'était point embar- 
rassé des règles ni des conventions, qu'il ne connaissait 
pas. Il ne les avait pas bousculées de parti pris ; il les avait 
ignorées. 11 avait, à vingt ans, rencontré Marguerite Gau- 
tier dans le monde où elle vivait; il avait aimé, il avait 
souffert, il avait pleuré. Il s'était ensuite détaché d'elle ; 
elle était morte. Il avait transporté cette histoire toute 
chaude et toute vivante sur la scène, avec tous les détails 
de vie quotidienne dont elle avait été entourée dans la 
réalité, ne se doutant guère qu'en les introduisant dans 
l'action, qu'en marquant de traits caractéristiques les per- 
sonnages accessoires, il renouvelait la force du théâtre et 
opérait une révolution. 

Personne n'en eut aucun soupçon avant la première re- 
présentation; le lendemain de cette première, tout le monde 



ALEXANDRE DUMAS FILS 171 

connut d'instinct que c'était pour l'art dramatique une 
orientation nouvelle. La Dame aux Camélias venait d'ou- 
vrir une voie où le théâtre contemporain allait s'engager 
tout entier. C'est là un genre de mérite qui n'est apprécié 
qu'aux premiers jours de l'ère qui commence. Qui donc 
aujourd'hui, sauf les purs lettrés, tient compte au Cid d'a- 
voir inauguré la tragédie héroïque, à Andromaquê d'avoir, 
par un coup de barre décisif, dévié la tragédie de Corneille 
vers la psychologie ? Au bout d'un certain temps, quand la 
révolution a suivi son cours et qu'elle s'achève, l'œuvre qui 
l'a lancée n'est plus admirée que pour son mérite intrinsè- 
que ; on oublie le service qu'elle a rendu. 

A plus forte raison, les étrangers dont l'art n'était point 
garrotté des mêmes conventions que le nôtre, ne peuvent - 
ils s'extasier sur la hardiesse d'initiative qu'il a fallu dé- 
ployer pour s'en affranchir. Dans la pièce , ils ne voient et 
ne peuvent voir que la pièce elle-même. 

La Dame aux Camélias les charme sans doute comme 
nous parce qu'elle est un duo d'amour jeune, vrai et pas- 
sionné. Il y a des sujets qui sont éternels; ainsi Daphnis 
et Chloè qui deviennent Paul et Virginie, le duo de l'amour 
qui s'ignore; ainsi Roméo et Juliette, le duo de l'amour brû- 
lant et chaste ; ainsi Desijrieux et Manon Lescaut, à qui suc- 
cèdent Armand et Marguerite, dont l'amour est coupable, 
réprouvé par les lois et les bienséances sociales, mais qui 
s'aiment follement, éperdûment, jusqu'à la mort. 

J'ai vu le temps où la Dame aux Camélias était proscrite 
des théâtres anglais comme immorale. Elle y a droit de cité 
aujourd'hui. Le cant anglais s'est relâché de sa sévérité et 
la censure a compris que ces grandes et terribles passions 
n'offrent pas au commun des mortels des exemples dange- 
reux. Ce sont des exceptions. M. Brunetière a dit quelque 
part qu'un grand amour était aussi rare sur la terre qu'un 



172 QUARANTE ANS DE THEATRE 

beau génie. Il y a du vrai dans cette boutade. La passion, à 
ce point d'intensité et de violence, n'est plus, pour les hom- 
mes qui en contemplent le spectacle et en admirent les 
éclats, qu'un objet de compassion. On ne songe point à 
mal quand on pleure et qu'on s'essuie les yeux. La Dame 
aux Camélias, se sacrifiant au bonheur de l'homme qu'elle 
aime et mourant de ce sacrifice, a fait depuis on demi- 
siècle, dans tous les pays du monde, tomber des torrents de 
larmes, et il y a grande apparence que la source n'est pas 
encore tarie. 

Les générations qui viendront à la suite des nôtres en 
verseront encore, jusqu'au jour, qui n'arrivera peut-être 
jamais, où un grand poète, reprenant le même thème, relè- 
vera d'une musique nouvelle l'éternel duo. Il fout bien que 
je le dise, et je le dis tout bas, un' peu fâché de le dire : 
Dumas n'est pas poète; il a l'expression juste, claire et 
sobre; il ne l'a pas ailée, ni colorée. Il écrit d'une plume 
tantôt alerte, et tantôt vigoureuse; il excelle à frapper la 
phrase comme une médaille, et tous ses mots passent la 
rampe, tous amusent ou font réfléchir ; aucun n'ouvre les 
régions sacrées de l'au-delà. Inférieur en ce point aux Mo- 
lière et aux Shakespeare, dont il est l'égal par d'autres 
côtés. 

La Dame aux Camélias a longtemps passé pour être la 
réhabilitation de la courtisane, et je crois même que c'est 
cette idée qui avait éveillé les susceptibilités et les appré- 
hensions de la censure anglaise. On a dit que Y Olympe 
d'Emile Augier et la Marco de Barrière avaient été des ri- 
postes à la Marguerite Gautier de Dumas. La vérité est 
que jamais l'auteur n'avait songé à tirer la courtisane de 
sa fange et à la jucher sur un piédestal. Il avait parfaite- 
ment conclu contre elle, l'écrasant sous le poids des con- 
ventions sociales, et montrant que son seul titre au pardon 



ALEXANDRE DUMAS FILS 173 

qu'il lui accordait, c'était de mourir et de mourir repen- 
tante. Au fond, la Dame aux Camélias estime œuvre de 
haute moralité. 

A la Dame aux Camélias succédèrent Diane de Lys, et 
le Demi- Monde. 

J'ignore quelle a été hors de France la fortune du Demi- 
Monde. Elle est par certains endroits bien parisienue pour 
être goûtée ailleurs que chez nous. Et cependant elle est 
d'une composition si savante, et d'une si belle ordonnance ; 
l'action s'y développe avec une logique si claire et si 
ample, les personnages y sont tous si vivants, qu'il est im- 
possible que ces grandes qualités ne se soient pas imposées 
à l'admiration de tous. 

Le succès du Demi-Monde fut inouï, et classa définiti- 
vement Dumas parmi les maîtres du théâtre contemporain. 
On lui sut gré d'avoir découvert un nouveau monde, de 
l'avoir décrit, et de l'avoir en quelque sorte recréé en le 
nommant. 

Avez-vous réfléchi quelquefois à la toute-puissance d'an 
nom bien choisi, qui fixe une idée dans l'imagination 
des hommes où elle flottait éparse auparavant ? Ainsi les 
Demi-Vierges , de M. Marcel Prévost, ont dû pour une 
grande part la faveur avec laquelle la pièce fut accueillie 
du public, au titre que l'auteur eut l'heureuse chance de 
trouver pour elle. 

Les moralistes auront beau s'insurger et s'écrier contre 
la prise de possession du théâtre par ce monde qui vivait 
en marge du vrai monde, et que Dumas avait nommé le 
demi-monde. Il s'y est installé, et rien n'a pu l'en déloger 
jusqu'à ce jour. Du Gymnase et du Vaudeville il a gagné 
la Comédie-Française, où la pièce de Dumas a fait une 
entrée triomphale. Aujourd'hui le demi-monde, tel que 
Dumas l'a vu et peint, n'existe plus dans la réalité; c'est 

10. 



174 QUARANTE AXS DE THÉÂTRE 

que les frontières qui le séparaient du vrai monde se sont 
abaissées, tandis que les barrières par lesquelles il se dé- 
fendait contre le quart-de-monde, et même contre le vilain 
monde, ont à peu près disparu. C'est une mêlée générale 
que Damas, dont l'influence sur nos mœurs a été im- 
mense, a préparée et, pour ainsi dire, aménagée. Soyez sûrs 
que ni les Viveurs de M. Lavedan, ni les Amants de 
M. Maurice Donnay, ni les Te/tailles de M. Paul Hervieu 
ne se fussent produits au théâtre si Dumas n'en eût 
bruyamment ouvert les portes au demi-monde. Dn peut, à 
son gré, se réjouir ou s'affliger du résultat ; mais, qu'on 
blâme ou qu'on loue, il faut reconnaître que l'homme qui 
a remué si profondément les mœurs de son siècle est un 
maître homme. 

Le Demi-Monde avait encore le mérite d'être la confir- 
mation des procédés nouveaux à l'aide desquels Dumas, 
dans la Dôme aux Camélias, avait renouvelé le théâtre. 
Dumas, dans sa première œuvre, en avait inauguré l'usage 
presque inconsciemment et un peu à l'étourdie ; il savait 
dans le Demi-Monde, qui fut une œuvre de pondération et 
de maturité, juste ce qu'il faisait. Il en régularisa, il en 
imposa l'emploi. Il sut, tout en conduisant avec une pro- 
digieuse habileté une action intéressante, caractériser par 
un choix de circonstances vraies, tirées de la vie ordinaire, 
le milieu où cette action évoluait. 

Ce n'est pas tout : le Demi-Momie apportait encore quel- 
que autre chose qui, sans être absolument nouveau, était 
au moins renouvelé par le tour de main. Il créait la 
comédie-thèse. La comédie-thèse a de tous temps existé 
dans notre théâtre ; elle est un fruit spontané de notre es- 
prit français, qui se plaît à entourer une idée morale ou un 
paradoxe de toutes ses preuves, avec un bel appareil de lo- 
gique. Les Femmes savantes, le Tartufe, le Misanthrope 



ALEXANDRE DUMAS FILS 175 

même, tout le théâtre de Molière presque, rentre dans la 
comédie-thèse. Le secret semblait s'en être perdu; Dumas 
l'a retrouvé dans le demi-monde. Sa thèse est celle-ci : 
qu'une femme déchue, une comtesse d'Auge, une Suzanne 
d'Ange, ne saurait, quelque esprit, quelque fortune, quel- 
que vernis de bonne éducation qu'elle puisse avoir, péné- 
trer dans le monde des honnêtes gens qui doit se fermer 
impitoyablement devant elle. Avec quelle ampleur, avec 
quelle fermeté de logique, Damas n'a-t-il pas exposé et 
soutenu cette thèse ! Toute la pièce porte de tout son poids 
sur cette conclusion, sur ce point final, après lequel on 
pourrait écrire comme les géomètres : c. q. f. d. : ce qu'il 
fallait démontrer. Les comédies-thèses de Dumas, ce sont 
en effet des théorèmes vivants et passionnés. 

Chacune des œuvres qui vont suivre sera ainsi une thèse 
mise en action. Car Dumas — c'est sa force et sa faiblesse 
en même temps — a voulu être moins un homme de théâ- 
tre qu'un moraliste. Il a pris très au sérieux la devise de 
l'ancienne comédie : Castigat ridmdo mores. Il a donc 
envisagé quelques-unes des questions morales qui agitaient 
son temps ; il les a débattues et résolues sous forme dra- 
matique. 

C'est une force, cela : car on passionne aisément les con- 
temporains en leur parlant des problèmes qui les préoc- 
cupent. Mais c'est une faiblesse aussi, car les problèmes une 
fois résolus n'intéressent plus les générations, pour qui ce 
ne sont plus que des spéculations archéologiques. 

Ainsi Dumas, qui était fils naturel lui-même, et qui 
semble avoir gardé un ressentiment profond des avanies 
que le préjugé lui a fait subir en son enfance, s'est attaqué 
à ce préjugé, et il a écrit pour le combattre une de ses plus 
fortes œuvres : le Fils Naturel. Eh ! bien, nous l'avons pu 
.voir à la reprise qui en a été faite dernièrement à la Corné- 



17G QUARANTE ANS DE THEATRE 

die-Française : comme le préjugé a déjà presque disparu 
de nos mœurs, comme il va prochainement être balayé de 
notre Code, comme les antiques lois sur la constitution de 
la famille branlent et tombent en ruines, le Fils Naturel a 
perdu de son intérêt et il nous a semblé, en l'écoutant, que 
Dumas se battait contre des moulins à vent. 

J'imagine, sans avoir sur ce point de documents cer- 
tains, que quelques-unes de ses pièces ne sont, pour une 
raison analogue, goûtées qu'avec effort par les étrangers. 
Ainsi Dumas a plaidé à deux reprises, dans les Idées de 
Madame Aubray et dans Denise, cette thèse extraordi- 
naire : que lorsqu'une jeune fille avait failli, c'était la so- 
ciété entière qui était, dans une certaine mesure, en faute; 
que par conséquent, à défaut de l'amant qui l'avait aban- 
donnée, il était juste, il était bon qu'un autre se dévouât 
pour réparer cette faute, épouser la mère, et, au cas où il 
y aurait un enfant, le légitimer. Dans les Idées de Madame 
Aubray, Dumas a rais plus de logique ; il a mis plus de 
sentiment dans Denise. Au fond, c'est la même thèse. 

Cette thèse, nous-même, qui professons en ces matières 
un scepticisme assez large, nous avons eu quelque peine à 
l'admettre. Comment les Anglais, les Américains et les Al- 
lemands, qui sont plus sévères que nous, ont-ils pu la 
prendre? Dumas, en concluant, avait dans les Idées de 
Madame Aubray, fait dire à l'un de ses personnages, qui 
traduisait l'impression générale : C'est raide! Je crains bien 
que les étrangers ne soient allés plus loin et ne se soient 
écriés : C'est inadmissible ! 

Mais supposez que dans un siècle, si les idées qui se font 
jour à cette heure poursuivent leur marche en avant, si 
nous arrivons à une manière de mariage libre, ce qui est 
fort possible après tout, voyez-vous combien les Idées de 
Madame Aubray paraîtront vieillies et démodées? Elles 



ALEXANDRE DUMAS FILS 177 

feront à nos neveux l'effet de ces antiques arquebuses à 
rouet que l'on conserve au Musée des Armures. Les con- 
naisseurs admirent encore le fini du damasquinage : mais 
îa foule passe devant insoucieuse, avec un sourire gouail- 
leur. Eh ! quoi, c'est avec cela qu'on se battait ? 

Tel est le malheur des comédies-thèses : comme ce sont, 
à vrai dire, des pamphlets, elles ont le sort des pamphlets, 
qui après avoir, comme les Provinciales, remué tout leur 
siècle, ne sont plus dans l'âge qui suit qu'un objet du cu- 
riosité et une matière à exégèse pour les lettrés. Les Pro- 
vinciales n'en restent pas moins un chef-d'œuvre pour 
n'être plus lues que des professeurs : les Idées de Madame. 
Aiïbray n'en seront pas moins une admirable comédie et 
Dr aise n'en restera pas moins un drame fort touchant, 
quand l'évolution des mœurs achevant son cours les aura 
vidées de l'intérêt passionné qu'elles excitent aujourd'hui. 

Dumas a beaucoup aimé les femmes; ou plutôt, il a 
beaucoup pensé à elles ; elles ont été sa constante préoccu- 
pation. Il a voulu être pour elles un conseiller, un ami, un 
directeur de conscience. Un directeur de conscience, c'est 
le mut. Il se plaisait à écouter leurs confidences, à recueil- 
lir leurs larmes, à les plaindre, à les sermonner, à ramener 
au bien celles qui s'étaient égarées, à maintenir dans la 
voie droite celles qui avaient des velléités de s'en écarter. 
Ce goût particulier de l'esprit de Dumas se retrouve dans 
la plupart des comédies-thèses de Dumas. Dans toutes, il y 
a un homme, jeune encore, qui sait la vie, qui connaît les 
femmes, qui les aime, et qui s'est donné pour mission de 
barrer la route aux coquines; de tendre la main aux mal- 
heureuses. Vous retrouvez ce type dans plusieurs de ses 
pièces. Il a fait sa première apparition sous le nom de 
Iîy. ins dans le Demi-Monde; il a trouvé sa plus complète 
expression dans cette pièce singulière qui a nom Y Ami des 



178 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

Femmes. Tous savez que Y Ami des Femmes, après avoir 
reçu à l'origine un accueil plus que froid, après être tombé 
une seconde fois à la reprise qui en fut faite au Gymnase, 
a obtenu à la Comédie-Française un succès éclatant. Je 
serais fort étonné que cette comédie, qui vaut surtout par 
le pétillement d'esprit du dialogue, ne perdît pas à voyager 
le meilleur de son arôme. Xous-mêines, nous avons eu 
quelque peine à le goûter, et je crois que la supériorité de 
l'interprétation est pour beaucoup dans le plaisir que nous 
trouvons à écouter cette œuvre. 

En deliors de ce type cher à Dumas, et qu'il a marqué 
de traits précis et justes, par l'excellente raison qu'il était 
à lui-même son modèle, je ne vois pas qu'il ait, comme 
Molière ou Shakespeare, créé des personnages vivants dont 
le nom traverse les âges. Tout le monde connaît Desdé- 
mone et Célimène, Othello et Tartufe... J'ai beau courir 
tout le théâtre de Dumas, je ne vois pas se détacher une 
figure qui s'impose à l'imagination. Cet écrivain, qui s'est 
tant occupé des femmes et de leur sort, n'a su souffler à 
aucune de celles qu'il a mises en scène une vie propre. Vous 
m'alléguerez Albertine, la courtisane économe et rangée 
du Père Prodigue; mais dira-t-on jamais une Albertine ? 
Dira-t-on jamais une Madame de Simerose, une Suzanne 
d'Ange ? 

Je ne sais qu'on nom qui ait passé de son théâtre dans 
la langue courante. C'est celui de Monsieur Alphonse. — 
On dit, en effet, un Alphonse. — Mais ce n'est point du 
tout qu'il ait marqué son Alphonse de traits si caractéris- 
tiques, ce n'est point qu'il en ait fait une créature vivante, 
c'est tout simplement que le nom a paru commode pour 
désigner décemment une profession qui n'est pas décente 
et pour laquelle il n'y avait pas de mots dans le langage 
des honnêtes «'eus. 



ALEXANDRE DUMAS FILS 179 

Dette absence de types est une infériorité dans le théâtre 
de Dumas, et c'est par ce côté qu'Emile Augier l'emporte 
sur lui : Maître Guérin, Giboyer, Poirier sont des êtres 
vivants. Dumas a plutôt remué des idées et fait mouvoir 
autour de ces idées des abstractions passionnées. Un des 
chefs-d'œuvre de cette manière, c'est la Visite de Xoce, 
d'une philosophie si amère et si subtile, d'une logique si 
serrée et si vibrante, animée d'une vie factice peut-être, 
mais si intense ! 

La comédie-thèse, telle que l'avait conçue Dumas, exige 
d'amples développements, et a besoin de se répandre sur le 
vaste espace de la comédie en cinq actes. Mais il s'était fait 
dans l'heure du dîner un changement qui avait forcé les 
théâtres de reculer le moment où s'ouvre le spectacle; 
ajoutez que la capacité d'attention avait diminué dans une 
génération surmenée par l'excès du travail et par l'abus du 
plaisir. La comédie en cinq actes commençait à devenir 
trop longue. Dumas le sentit, et changea son fusil d'épaule. 

Il inventa un nouveau moule, ou plutôt il le retrouva 
daus les débris du passé, un passé qui n'était pas déjà si 
lointain, puisque son père en avait usé. Tous vous rappelez 
Y Anton )/ d'Alexandre Dumas père. C'est un fait qui se 
précipite vertigineux, haletant, vers le coup de théâtre qui 
forme le point culminant de la pièce, et de là, reprenant sa 
course, tombe au dénouement. Point de digressions, point 
d'étude de caractères ni de mœurs, point de détails inutiles ; 
on est traîné d'une haleine de l'exposition qui est rapide à 
la terrible phrase : Elle me résistait, je l'ai assassinée ! 

Il semblait qu'il n'y eût pas de forme qui fût moins 
compatible avec la façon dont Dumas fils avait jusque-là 
entendu et pratiqué la comédie. Mais Dumas était capable 
de renouvellement ; personne n'a mieux su que lui le 
théâtre ; personne n'en a connu plus à fond le maniement 



180 QUARANTE AXS DE THEATRE 

et le doigté. Le jour où il l'a voulu, il a écrit dans ce genre 
une œuvre qui est une merveille de rapidité et d'émotions 
tout ensemble : le Supplies d'une Femme. 

Le Supplice d'une Femme n'est pas, certes, à comparer 
avec les grandes œuvres de Dumas, avec le Demi-Monde, 
le Fils Naturel, le Père Prodigue, par exemple. Le succès 
— un succès de larmes — en a peut -être été plus franc et 
plus éclatant. C'est que ce théâtre-là, qui est tout de senti- 
ment, va au cœur de tous ; c'est qu'en voyant cette femme, 
abîmée de douleur, écrasée sous le joug d'un amant qui lai 
pèse, tendre à son mari la lettre accusatrice, tous les yeux 
se sont fondus en eau. Ah ! si le troisième acte avait été 
aussi lion que les deux autres ! Si Dumas avait trouvé un 
dénouement imprévu et pathétique, quelque chose comme 
le dernier mot d'Antony ! 

Tel qu'il est, le Supjrfice d'une Femme est chez nous de- 
meuré au répertoire, et je crois qu'avec quelques atténua- 
tions qu'exigent les mœurs dans les autres pays, il est éga- 
lement joué sur toutes les scènes d'Europe. Il inaugurait 
une -nouvelle manière plus rapide, plus ramassée, et par 
cela même plus intense, à laquelle Dumas est depuis resté 
fidèle, en l'accommodant aux nécessités de la comédie -thèse 
qu'il n'abandonna point. 

Dans les pièces qu'il fit depuis, pour traiter, suivant son 
habitude, un point de morale féminine, il garda la coupe 
en trois actes, avec la prestesse d'allures qu'elle comporte, 
et n'en plaida qu'avec plus de force : or. voyez ÏJ'/ii-se, 
voyez Francilion, et, en remontant en arrière, cette Prin- 
cesse Georges dont les deux premiers actes sont peut-être 
ce qu'il a écrit de plus émouvant et de plus poignant. Dès 
la première scène, le cœur est pris comme dans un étau et 
l'on ne respire plus jusqu'à la fin du deuxième acte. Dumas, 
par malheur, n'est pas l'homme des beaux dénouements. 



ALEXANDRE DUilAS FILS 181 

Il s'est évertué dans ses préfaces et ses lettres à défendre 
celui de la Princesse Georges et celui du Supplice d'une 
Femme. Mais il y a gros à parier qu'un dénouement qui a 
besoin d'un avocat n'est pas un bon dénouement; la ebose 
est de toute évidence. On ne songe à soutenir que les par- 
ties que l'on sent faibles. 

Je n'aurais pas tout dit si je laissais sans la mentionner 
une des tentatives les plus curieuses que cet esprit nova- 
teur ait hasardées au théâtre. Vous n'ignorez pas que le 
mélodrame est durant ce dernier demi-siècle allé s'usa nt 
et s'effritant tous les jours. Les hommes très habiles qui 
avaient recueilli la succession des Bouchardy, des Dumas 
père, et des Frédéric Soulié, et des Félicien Mallefille, 
d'Ennery, Dugué et leurs amis, avaient continué d'em- 
ployer leurs procédés, qui s'étaient enfin éculés. Nous de- 
mandions, las de voir reparaître toujours sur notre table le 
même mets nageant dans la même sauce, nous demandions 
autre chose. Quoi? nous ne savions pas. Mais autre 
chose. 

Dumas nous apporta Y Etrangère. "L'Etrangère, c'est un 
pur mélodrame, avec la femme fatale, la vierge du mal, 
vingt fois millionnaire ; avec la duchesse amoureuse d'un 
roturier qui est un être idéal, un prince charmant ; avec un 
Yankee sauveur, qui punit le traître et dénoue la situation 
d'un coup de pistolet qui permet aux amoureux de se marier. 
ensemble. Tous les éléments de l'antique mélodrame y sont, 
mais combien relevés par des piments nouveaux ! Un goût 
de réalisme dans l'étude de la vie, des théories scientifiques 
ou morales succédant à des cris de passion, les événements 
se subordonnant ou paraissant se subordonner à une logi- 
que supérieure : telle est la loi morale qui émane de Dieu. 
Tout cela mêlé, remué, confondu, comme cette fameuse 
salade dont il a donné la recette dans Françillon, une 

11 



182 QUARANTE ANS DE THEATRE 

salade composite et merveilleuse, qui ravive l'appétit des 
plus blasés et couteute le goût des plus délicats. 

Je crus que Dumas allait pousser plus avant dans la voie 
nouvelle où il venait "de s'engager, et qu'il nous donnerait 
un type de mélodrame comme il nous en avait donne un 
de comédie-thèse. Mais le méchant succès de la Princesse 
de Bagdad, qui n'était qu'un mélodrame du même genre 
moins brillamment exécuté, le refroidit sans doute, et la 
formule du mélodrame de l'avenir est encore à trouver. 

Xous avons fait, je crois, le tour de l'œuvre de Dumas, 
ne laissant guère de côte que les pièces qui n'ont aucune 
chance de plaire, par aucun côté, à un public étranger : la 
Femme de Claude, par exemple, qui est, à mon sens, une 
pièce manquée, et la Question à" Argent, une œuvre remar- 
quable mais triste où s'accuse plus que partout ailleurs 
l'impuissance de Dumas à créer des types. Le Mercadet de 
Balzac est un personnage vivant : le Jean Giraud de Dumas 
n'existe pas. J'en ai dit assez pour faire toucher du doigt 
le faible et le fort de ce répertoire. Je ne serai pas si hardi 
que de choisir dans le nombre de ces pièces celles que con- 
sacrera la postérité. Un Anglais, un Américain ou un 
Allemand y réussirait mieux que moi. Car il les voit de 
plus loin ; c'est Racine qui a dit dans sa préface de Bajuzet : 
« L'éloignement des pays répare la proximité des temps. )> 

Un dernier mot : Dumas a écrit beaucoup de préfaces et 
d'apologues. Il faut les lire, parce qu'elles sont amusantes, 
parce qu'elles ont ce don du mouvement qui est la qualité 
première de l'auteur dramatique. Mais il faut s'en défier, 
si l'on veut prendre une connaissance exacte et vraie de 
l'œuvre même. 

— Prétendez-vous donc, me disait un jour Dumas en 
badinant, prétendez-vous donc connaître mes pièces mieux 
que moi-même ? 



ALEXANDRE DUMAS FILS 183 

— Naturellement, lui répondis- je sur le même ton. Votre 
métier, c'est de les faire ; le mien, c'est de les comprendre 
et de les expliquer il). 

(1) Pages publiées dans Cosmopolis, revue internationale. 



LA DAME AUX CAMÉLIAS 



La Dame aux Camélias méritait assurément cet honneur 
d'entrer dans la bonne compagnie des chefs-d'œuvre qui 
composent le répertoire de la Comédie-Française. Il y 
faudrait quelques retouches, surtout au premier acte, où 
la scène du souper demanderait à être réglée autrement et 
surtout à ne pas se terminer en queue de poisson, par une 
médiocre chanson à boire. Mais ce sont là des détails de 
peu d'importance, un travail de quelques heures pour 
Alexandre Dumas, qui devrait le faire préventivement, à 
tout hasard. 

La pièce est merveilleuse de mouvement et de vie. Je 
viens d'en écouter avec beaucoup de soin deux représen- 
tations consécutives ; je l'ai relue sur la brochure, voulant 
me rendre compte des suppressions ou changements qui 
ont été exigés par la censure anglaise. Il n'y a pas ù dire : 
c'est une œuvre de premier ordre. On peut sans crainte 
affirmer qu'elle restera. 

Jamais, depuis Manon Lescaut, cette fête de l'amour 
n'avait été chantée avec plus de jeunesse et de verve. Ces 
deux amants, Armand et Marguerite, ont cela d'admirable 
qu'ils ne pensent plus à rien qu'à leur amour, qu'ils y ou- 



ALEXANDRE DUMAS FILs ]85 

blient tout, raison, convenance, devoir, honneur. Ils se lais- 
sent inconsciemment emporter à leur passion, et on les suit 
sans y prendre garde. Ils ont la fièvre et ils la donnent. 
La femme est une coquine, l'homme se conduit comme un 
lâche et un sot ; mais ils s'adorent si ingénument, ils s'em- 
brassent, ils se confondent l'un dans l'autre d'une étreinte 
si éperdue, qu'il n'y a pas moyen de tenir contre l'explosion 
de ces ardeurs juvéniles. 

Tout le monde a eu vingt ans; il n'y a pas un homme 
qui n'ait passé plus ou moins par là, qui ne se soit senti à 
un moment capable de toutes les sottises que fait Armand 
Duval, de toutes les niaiseries qu'il débite : qui n'ait cru, 
lui aussi, enfermer et faire tenir toute sa vie dans le court 
instant d'une passion de hasard. Il n'y a pas une femme, 
si honnête soit-elle, qui n'éprouve au moins quelque pitié 
pour cette pécheresse, relevée par l'amour, transfigurée par- 
le dévouement, rachetée par l'expiation et la mort. 
. Et la pièce est si vivante ! elle court d'un pas si rapide 
au dénouement qu'elle s'est marquée, et que chacun voit 
d'avance et redoute ! Elle soulève, en la hâte de sa marche, 
tant de sentiments divers, et tous si tendres, si touchants, 
si impétueux, si cruels, qu'il n'y a cœur si dur qui ne se 
fonde à les entendre jeter l'un après l'autre leur note dans 
le drame. C'est une pièce de la vingtième année ; plus tard 
on écrit le Demi-Monde, une œuvre de maturité forte et 4e 
savoureuse espérance ; une œuvre méditée, voulue. La Dame 
aux Camélias a spontanément jailli d'une âme jeune et ar- 
dente. Point ou peu d'étude; c'est un cri de passion. 

Ah! si Dumas était poète! s'il avait jeté sur cette his- 
toire d'amour la pourpre du style ! il écrit bien, mon Dieu ! 
je ne dis pas, une langue nette, sobre, et d'un naturel qui 
rappelle celui de l'abbé Prévost. Il n'a pas le coup d'aile; 
ce style ne reluit pas comme l'or, vierge ou non; il n'est 



18G QUARANTE AXS DE THEATRE 

pas pénétré d'harmonie , il ne charme jamais l'oreille par 
des sonorités exquises. 

Tenez ! j'ai pris ici, à Londres, une leçon de poésie, à la- 
quelle je ne m'attendais guère, et je suis convaincu qu'elle 
vous intéressera , vous qui vous occupez de ces questions 
subtiles. 

Il y a, au troisième acte, un couplet charmant où Mar- 
guerite conte à Xichette le charme de la nouvelle existence 
qu'elle mène seule à la campagne, avec Armand : 

« Par moment, dit-elle, j'oublie ce que j'ai été, et le moi 
d'autrefois se sépare tellement du moi d'aujourd'hui , qu'il 
en résulte deux femmes distinctes, et que la seconde se 
souvient à peine de la première. Quand, vêtue d'une robe 
blanche, couverte d'un grand chapeau de paille, portant 
sur mon bras la pelisse qui doit me garantir de la fraî- 
cheur du soir,, je monte avec Armand dans le bateau que 
nous laissons aller à la dérive et qui s'arrête tout seul sous 
les saules de l'île prochaine, nul ne se doute, pas même moi, 
que cette ombre blanche est Marguerite Gautier. » 

M"° Sarah Bernhardt a choisi ce morceau, dont l'idée est 
en effet poétique, pour en faire le texte d'une de ces can- 
tilènes qu'elle excelle à moduler de sa voie idéalement ca- 
ressante. Elle soupire la phrase plutôt qu'elle ne la dit, et 
rien de plus suave que ce chaut un peu triste, qui arrive à 
. l'oreille comme le son d'une musique lointaine. 

Je m'étais laissé ravir, comme tout l'auditoire, à cette 
prose harmonieuse. Mais en relisant le texte, je m'aperçus 
avec surprise que M' le Sarah Bernhardt avait modifié la 
dernière partie de la période et qu'elle avait dit : « Quand, 
vêtue d'une robe blanche, couverte d'un grand chapeau de 
paille, 'je monte avec Armand dans le bateau que nous 
laissons aller à la dérive , et qui s'arrête tout seul sous les 
saules », retranchant ainsi d'abord cette incise -.portant 






ALEXANDRE DUMAS FILS 187 

sur mon bras la pelisse qui doit me garantir de la fraîcheur du 
soir, et plus loin trois mots : de 7 île prochaine. 

Je ne pouvais croire à une erreur de mémoire ; celle de 
M Ue Sarah Bernhardt est imperturbable. Il n'était pas à 
supposer que la censure anglaise eût exigé la suppression 
de mots aussi parfaitement insignifiants ; je youlus en avoir 
le cœur net. 

— Est-ce que c'est Dumas, demandai-je à l'actrice, qui 
a changé son texte primitif ou qui tous a autorisé à le 
faire ? 

— Mon Dieu! non, répondit-elle, je "n'ai pu demander 
l'agrément de M. Dumas, j'étais en Amérique. 

— Quel avantage trouvez-vous alors à ne pas dire exac- 
tement la phrase telle qu'elle a été écrite ? 

■ — C'est que... je ne sais comment vous exprimer cela ?... 
c'est que la phrase, je ne peux pas la dire telle qu'elle a été 
écrite. Si j'ajoute « portant sur mon bras la pelisse qui 
doit me garantir de la fraîcheur du soir », outre que c'est 
là un détail qui n'a rien de pittoresque, qu'il est presque 
impossible de rendre poétique par le jeu de la voix, il 
allonge la phrase et en alourdit l'allure. Et maintenant je 
l'arrête à : tout seul, sous les saules, sans me mettre en peine 
des mots qui la terminent dans l'original : de Vile prochaine. 
C'est qu'ici le son fait image : tout seul... sous les saules... 
il y a, dans cette fin de phrase, je ne sais quoi de vague ef 
de fuyant, qui enchante l'oreille ; ajoutez-y de l' il e prochaine, 
la période n'a plus de tournure. Tenez, voulez-vous que je 
vous montre ? et de sa voix d'or, elle me reprit la phrase, 
telle que je l'avais déjà entendue au théâtre s'échapper de 
ses lèvres, comme une plainte harmonieuse. Puis elle essaya 
de la dire comme Dumas l'avait écrite ; ce n'était plus cela. 
— Vous voyez ! me dit-elle, je ne peux pas en venir à bout. 
. Et alors, me prenant à partie, avec un sourire : 



L88 QUARANTE AXS DE THEATRE 

— Vous m'avez, dans ]e temps, ajouta-t-elle, grondée 
de n'avoir pas su dire les vers de Voltaire, quand j'ui 
joué Zaïre. Ce n'était pas ma faute ; la poésie de Voltaire 
n'a ni éclat ni rythme; je ne pouvais pourtant pas lui en 
donner. Corneille, Racine, Victor Hugo, sont d'admirables 
musiciens ; on n'a , comme parle Racine lui-même, 

Qu'à se laisser conduire à ces aimables guides. 

Je rentrai à l'hôtel tout songeur. C'était là sans doute 
un bien petit détail, qui semblait n'intéresser que l'art de 
la diction. Mais comme cette simple observation, tombée 
de la bouche d'une artiste qui ne se pique point de philo- 
sophie, qui n'obéit qu'aux obscures suggestions de l'ins- 
tinct, m'ouvrait sur le style qui convient au théâtre des 
jours inattendus ! 

Je repris la période de Dumas ; je sentis alors combien 
dans cette phrase : « J'oublie ce que j'ai été et le moi d'au- 
trefois se sépare tellement /lu moi d'aujourd'hui qu'il en ré- 
sulte deux femmes distinctes ». Cette façon de parler : II en 
résulte deux femmes , était sèche et abstraite, et ce qui est 
pis encore, de sonorité sourde et inharmonique. 

C'est le style de la conversation, je le veux bien, et j'irai 
plus loin encore : c'est le style de la conversation entre 
gens d'esprit. Il y manque le mot qui fait image et qui 
emplit l'oreille ; il y manque ce que les philosophes appel- 
lent l'au-delà. Mais que voulez-vous ? Cette grâce souve- 
raine de la poésie est également absente de Manon Les- 
caut, qui n'en est pas moins un chef-d'œuvre immortel. 

La Dame aux < 'amélias avait été jusqu'à ce jour pros- 
crite du sol de la libre Angleterre. L'année dernière j'avais 
vu, sur un des théâtres de Londres, une adaptation du 
drame do Dumas. L'arrangeur avait, pour se conformer 



ALEXANDRE DUMAS FILS 189 

aux instructions de la censure, misérablement massacré 
l'œuvre, dont il ne restait presque plus rien. Il a fallu d'as- 
sez longues négociations pour obtenir cette année permis- 
sion de jouer la pièce en français au GaieUj Theater. Les 
journaux ont conté que le prince de. Galles avait, en cette 
affaire, interposé son autorité toute-puissante. 

J'ai eu l'honneur de déjeuner avec M. Pigott qui est 
chargé, à Londres, de la besogne délicate de délivrer leur 
visa aux ouvrages de théâtre. Il ne m'a point parlé de cette 
intervention. J'ai cru voir qu'il avait cédé, un peu malgré 
lui, à la pression de l'opinion publique. S'il n'eût consulté 
que son penchant, il eût préféré maintenir l'interdiction. 

— Eh! bien, lui disais-je en badinant . vous nous avez 
rendu la Dame aux Camélias, et vous voyez que les mœurs 
de la vieille Angleterre ne s'en portent pas plus mal. 

— Oh! me répondit-il avec un sourire, il n'y a encore 
eu que deux représentations. Attendez !... 

Le mot est vraiment joli, un mot de Parisien! car c'est 
là ce qui fait l'originalité de cette figure singulière du cen- 
seur anglais ; c'est qu'il joint à la vivacité d'esprit du bou- 
levardier tous les préjugés d'un puritain de Londres. Il 
m'a soutenu, avec beaucoup de bonne grâce d'ailleurs, que 
le but d'une œuvre de théâtre n'était pas d'être belle, mais 
moralisatrice. Sur ce terrain , nous ne pouvions nous en- 
tendre. Il alléguait toujours les jeunes filles, que l'on ne 
doit pas scandaliser, et je lui répondais par le mot de Du- 
mas, que le théâtre n'est pas fait pour les pensionnaires... 

M lle Sarah Bernhardt nous a donné, dans la Dame aux 
Camélias, ce plaisir, qui est très rare au théâtre, plaisir 
charmant, plaisir délicieux, celui de voir quelque chose 
d'absolument parfait : parfait, rien de cette perfection 
correcte et froide, qui se compose de qualités négatives et 

11. 



190 QUARANTE AXS DE THEATRE 

n'est qu'une absence de défauts saillants. C'était une per- 
fection animée et vivante. 

J'ai déjà vu bien des Marguerite Gautier dans ma vie, 
sans compter l'actrice qui a créé le rôle, M me Doche, dont 
le souvenir m'est encore présent après trente ans écoulés, 
tant l'impression avait été forte. Je croyais n'avoir plus 
rien à apprendre sur le personnage'. M"'-' Sarah Bernhardt 
nous l'a montré sous un nouveau jour. Ce n'est pas une 
courtisane qui meurt de phtisie, aventure touchante, mais 
vulgaire après tout. C'est la courtisane que tue le mépris 
de son métier et l'impuissance d'en sortir. Elle nous a du 
coup ouvert une échappée sur l'idéal. Elle a jeté à pleines 
mains dans le rôle la poésie que ses devancières avaient 
i tublié d'y mettre. 

Dès le premier acte, on sent que l'on est en présence 
d'une femme qui ne s'amuse bruyamment que pour se 
cacher à soi-même le vide affreux, l'irrémédiable ennui 
dont elle souffre. Elle est dure et méprisante avec ces cour- 
tisans qui s'avilissent à ses pieds. C'est qu'ils l'assomment 
et qu'elle se venge. Tous vous rappelez cette voix brève, 
sèche et cinglante que M"" Sarah Bernhardt avait dans 
TkO.Ha, quand elle envoyait promener son pauvre imbécile 
de musicien. Elle l'a retrouvée pour lancer les impertinences 
de Marguerite. Les mots sifflent comme des coups de cra- 
vache. Jamais je n'ai mieux compris qu'en l'entendant, 
dite par elle, la phrase de Dumas : 

« Se soigner, c'est bon pour les femmes du monde qui 
ont une famille et des amis ; mais dès que nous ne pouvons 
plus servir aux plaisirs ou à la vanité de personne, on nous 
abandonne, et les longues soirées succèdent aux loDgs 
jours; je le sais bien, allez. J'ai été deux mois dans mon 
lit ; au bout de trois semaines on ne venait plus me voir. » 

Il y a là dedans la rage secrète d'une femme qui a réflé- 



ALEXANDRE DTDIAS FILS 191 

chi sur la misère de son état, et qui se roule, eu étouffant 
ses cris, sur l'épine qu'elle a enfoncée au cœur. Elle passe 
sa fureur sur ceux qui l'entourent, et trouve une joie amère 
à prendre sa revanche du mépris qu'elle s'inspire, en les 
accablant de ses mépris. 

La voilà en présence d'Armand; c'est une bouffée d'a- 
mour jeune et vrai qui tout à coup lui souffle au visage. 
Elle tressaille, étonnée et curieuse. M"" Sarah Bernhardt a 
rendu cette nuance avec un art exquis. Eh ! quoi, elle peut 
donc être aimée tout de bon? Cet Armand, elle ne peut 
s'empêcher de le lui dire, est un fier original de l'aimer 
ainsi, d'uue tendresse profonde et sainte, elle, Marguerite, 
la « Dame aux Camélias ». Cette nouveauté l'intéresse, puis 
la touche. Elle a pitié de ce brave garçon qui commet une 
si lourde erreur, elle lui conseille de partir, et comme il in- 
siste... Ah î comme M lle Sarah Bernhardt a fait sentir cette 
transition!... Après tout, se dit-elle, cela est possible, il 
n'en coûte rien d'essayer. S'il y a là une sensation nouvelle, 
qui éclôt sur le bord de mon chemin aride, pourquoi ne pas 
la cueillir en passant? Et soudain , prenant son parti au 
moment où l'autre, découragé, prend la porte : 

— Armand ! dit-elle le rappelant. 

Elle a franchi le Rubicon. 

Elle n'aime point encore. Et c'est ce que M IIe Sarah 
Bernhardt fait merveilleusement comprendre. Xon pas 
qu'elle ait disséqué le rôle à l'aide de cet outil philoso- 
phique que l'on appelle l'analyse. Un instinct merveilleux 
la conduit. Au second acte, Marguerite n'est encore unie 
à Armand que par le plaisir qu'elle lui a donné, comme à 
tant d'autres, et qu'elle a goûté elle-même pour la première 
fois. C'est encore la courtisane. Et Dumas l'a voulu ainsi, 
puisqu'il nous montre Marguerite s'occupant, sans ver- 
gogne, à frapper de contributions plus ou moins fortes ses 



192 QUARANTE ANS DE THEATRE 

anciens amis pour parer la campagne où elle vivra avec son 
Armand. Aussi dès qu'Armand élève une objection, 
comme M lle Sarah Bernhardt retrouve tout de suite, même 
avec lui, le ton dur, impérieux de la courtisane : « C'est 
bon, mon ami, n'en parlons plus... » Cela tombe sec et 
tranchant sur le cou du malheureux. Et de quelle voix 
brève et méprisante , méprisante pour elle autant que pour 
lui, elle lui a jeté ces mots : « Tu viens ici depuis quatre 
jours, tu as soupe chez moi; envoie-moi un bijou avec ta 
carte, nous serons quittes. » Il y avait dans ce petit mem- 
bre de phrase : un bijou avec ta carte, un amer ressenti- 
ment, une profonde désolation de tous ces faux semblants 
d'amour payés de la sorte par des imbéciles à une gourgan- 
dine. 

Au troisième acte, nous nageons en plein courant de 
poésie amoureuse. Sarah a réservé, pour ce moment, les 
plus exquises sonorités de sa voix harmonieuse. Elle est 
jeune, elle est gaie, elle est chatte ; elle n'a plus que vingt 
ans ; c'est le renouveau. Il ne dure guère. Le père Duval 
arrive. 

Cette scène vous est restée à tous dans la mémoire 
comme une des plus assommantes qui soient au théâtre. C'est 
que vous ne l'avez pas vu jouer par M lle Sarah Bernhardt. 
Elle en fait, par la variété de ses attitudes, par l'imprévu 
de ses gestes, par son ardeur à écouter, par cette électricité 
singulière qui se dégage de tout son être frémissant, elle 
en fait le drame le plus douloureux et le plus poignant qui 
se puisse entendre. Et quand le père Duval, s'interrompant 
un instant de son prêche, lui dit : Vous m'écoutez, Mar- 
guerite? tout le public se fût écrié, de bon cœur, emporté 
par son mouvement : Si elle t'écoute, vieille bête! Le pre- 
mier soir elle était si violemment entrée dans la situation 
que de grosses larmes, des vraies , tombaient de ses yeux 



ALEXANDRE DUMAS FILS 193 

et roulaient silencieusement sur son visage défait, où elles 
creusaient deux sillons parallèles. 

Voyez-vous ! vous ne la connaissez pas cette scène-là ; 
vous ne l'avez pas entendue. Et de quel accent désespéré 
elle a laissé tomber la grande tirade : « Ainsi, quoi qu'elle 
fasse, la créature tombée ne se relèvera jamais! Dieu lui 
pardonnera peut-être, mais le monde sera inflexible ! etc., 
etc. » Nous fondions tous en larmes. 

Et ce qui nous touchait si Gensiblement, ce n'était pas 
seulement cette voix brisée par la douleur, ce visage défait, 
ces sanglots étouffés; mais c'était aussi, c'était surtout 
qu'à travers tous ces signes de la douleur la plus vive, 
l'admirable comédienne avait conservé une magnifique 
ampleur de diction, c'est que, tout en laissant échapper 
ces plaintes, elle les relevait d'un grain de poésie. 

Ah ! jeunes gens ! jeunes gens ! vous qui étudiez au Con- 
servatoire , et à qui l'on répète aujourd'hui que la tragédie 
c'est le vieux jeu..., qu'il n'en faut plus..., que Coupeau 
non plus que Nana ne parlent en vers..., ne le croyez pas. 
Si M ile Sarah Bernhardt a su donner tant d'énergie à la 
prose de Dumas, c'est qu'elle s'est longtemps étudiée à 
dire : 

Hélas ! ils se voyaient avec pleine licence ; 
Le ciel de leurs soupirs agréait l'innocence. 



Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux, 
Et ruoi, triste rebut de la nature entière..., etc. 

Et alors, quand on a plié ses lèvres aux sonorités larges 
de notre alexandrin classique, quand on a cherché à en 
traduire l'ampleur par des attitudes plus nobles et des 
gestes plus vastes, on porte ces habitudes dans le drame, 
et l'on relève la vulgarité des détails qu'il comporte par 
un jeu plus savant, plus poétique. Et l'émotion n'y perd 



194 QUARANTE AXS DE THÉÂTRE 

rien, au contraire. Sans doute un cri vigoureusement jeté 
fait tressaillir une salle; mais il n'y a pour la toucher, pour 
la pénétrer, pour lui arracher des pleurs qu'elle se sait bon 
gré de répandre, qu'une diction mesurée, harmonieuse, et, 
pour tout dire d'un mot, tragique. 

De la sensibilité , du foyer, comme on dit . eh ! mon 
Dieu, cette pauvre Talandiera en avait tout autant que 
M " Sarah Bernhardt. Je me la rappelle lançant les pre- 
miers mots de la tirade : « Ainsi, quoi qu'elle fasse », cela 
était pathétique, mais ne durait pas. Elle était incapable 
de conduire une phrase, et à plus forte raison un long cou- 
plet, d'une seule émission de voix, ou plutôt d'une seule 
émission de sentiment, en marquant chaque détail d'une 
nuance d'émotion particulière. C'est là un art très com- 
pliqué, très délicat, et qui ne s'acquiert, en dehors d'un 
heureux naturel, que par d'incessantes études. 

Le quatrième acte appartient presque tout entier à Ar- 
mand. C'est Angelo qui jouait Armand. M" e Sarah Bern- 
hardt eût désiré Guitry, qui appartient en effet à la troupe 
du Vaudeville, et qui sait le rôle, mais Guitry fait son 
volontariat. Les démarches que l'on a tentées pour l'obte- 
nir de son général n'ont pas réussi. On s'est rabattu sur 
Angelo, qui avait joué le rôle en Amérique avec Al" e Sarah 
Bernhardt, et que l'on avait sous la main. Il n'est pas de 
premier ordre , ce malheureux Angelo ; cela est certain ; 
mais il a été si durement malmené par la presse anglaise, 
et probablement pour des raisons étrangères à l'art, que 
j'aurais presque envie de le défendre. Car, après tout, il 
n'est pas si mauvais que cela : mais j'aime mieux n'en rien 
dire. 

M" e Sarah Bernhardt a eu l'heureuse fortune de renou- 
veler ce cinquième acte, qui est si facile à jouer, que toutes 
les actrices, même les plus médiocres, y ont trouvé le 



ALEXANDRE DUMAS FILS 195 

moyen d'être attendrissantes et d'y faire couler des larmes. 
Elles tiraient toutes leurs effets de l'air de langueur ré- 
pandu sur toute leur personne; elles paraissaient épuisées, 
et s'affaissaient sur le fauteuil où elles devaient s'éteindre. 
Le spectacle d'une jeune femme qui se meurt est toujours 
pathétique. 

Mais Marguerite est une créature vivace, et toute pleine 
de révoltes. Elle a beau se dire qu'elle n'en a pas pour 
longtemps, elle se raccroche de toutes parts à l'espérance, 
elle lutte contre la mort ; qui sait si elle ne l'emportera 
pas ? Elle en a dompté tant d'autres. Ce n'est donc plus 
par une résignation bêlante, par le gnangnan traditionnel 
de la phtisique faisant les yeux blancs à la mort, qu'elle 
prend son monde et l'émeut. Il y a quelque chose de fébrile 
dans toute sa personne. Tous les sentiments se sont affinés 
et exaspérés. 

Prudence lui vient emprunter de l'argent et la paye de 
paroles mielleuses. Les autres Marguerite l'écoutaient avec 
une indifférence alanguie. Chez M lle Sarah Bernhardt, c'est 
du dégoût; la nausée lui vient aux lèvres ; ce monde où elle 
a vécu lui fait horreur. 

Et quel cri de joie exubérante et folle lorsque Armand, 
si longtemps attendu, entre enfin ! Comme elle se rattache à 
la vie d'une étreinte impatiente et nerveuse ! Elle veut 
aller faire un tour au bois ; les forces lui défaillent, et d'un 
geste de colère irrité contre la mort prochaine, elle jette 
bas le manteau dont elle allait se couvrir les épaules. 
Je ne peux pas! s'écrie-t-elle désespérée, abattue; non 
vaincue. 

M 11 ' Sarah Bernhardt, suivant cet ordre d'idées, a voulu 
qu'elle mourût debout. Tous vous rappelez qu'une minute 
avant sa mort, Marguerite sent ce bien-être qui, dit-on, la 
précède de peu d'instants chez les phtisiques : — Je ne 



190 QUARANTE AXS DE THEATRE 

souffre plus ; on dirait que la vie rentre en moi... Mais je 
vais vivre... Ah ! que je me sens bien ! 

M lle Sarah Bernharclt se dresse en pied — c'est le mou- 
vement consacré, marqué par la brochure ; mais au lieu de 
se rasseoir sur les derniers mots, et de les murmurer en 
s'assoupissant comme c'est la tradition, elle reste debout, 
aspirant la vie de toutes les forces de son être; défiant la 
mort, et puis tout à coup elle chancelle, fait un demi-tour 
sur elle-même et, comme si elle était enfin terrassée, tombe 
de sa hauteur dans la pose la plus élégante et la plus poé- 
tique que l'on puisse rêver. 

20 juin 1881. 

II 

J'ai vu, depuis que je suis le théâtre assidûment, j'ai vu 
bien des père Duval, je n'en ai pas encore vu d'aussi en- 
nuyeux, d'aussi assommants, d'aussi cruels que M. Lafon- 
taine. L'unique scène qui compose son rôle est déjà longue 
par elle-même. Lafontaine la fait durer un quart d'heure 
de plus ; il met un intervalle entre chaque phrase ; il prend 
un temps entre le substantif et l'adjectif, oubliant que 
l'adjectif doit être indissolublement uni au substantif, en 
genre, en nombre, en cas et en diction. Et puis, on l'a déjà 
dit à Lafontaine, mais il faut que je le lui répète, le jeu de 
scène du chapeau, — ce légendaire jeu de scène du cha- 
peau — est encore plus irritant qu'absurde, et lui-même il 
le rend par la façon dont il l'exécute particulièrement dé- 
sagréable. 

M. Duval entre dans la maison de campagne que Sun fils 
habite avec Marguerite Gautier ; il s'adresse à la première 
personne qu'il rencontre et, le chapeau à la main, il de- 
mande : 



ALEXANDRE DUMAS FILS 197 

— M ne Marguerite Gautier? 

— C'est moi, monsieur. 

Et, sur ce mot, M. Durai remet son chapeau sur la tête. 
Rien de plus brutal que ce jeu de scène. C'est un acte in- 
qualifiable, l'acte d'un manant. Et M. Durai, qui est re- 
ceveur général, je crois, doit être un homme bien élevé. 

Mais au moins, du moment que M. Duval témoigne par 
ce geste de tout le mépris que lui inspire ce nom de Mar- 
guerite Gautier, il devrait commencer l'entretien d'une 
voix rude, âpre et presque furieuse. 

Pas du tout. M. Lafontaine remet, d'un mouvement 
mesuré et noble, son chapeau sur son crâne, et alors dune' 
voix douce, presque tendre, sans que rien dénote chez lui 
ni le dédain ni l'irritation, il entame sa petite antienne, et 
du diable si je sais pourquoi je l'appelle petite, car elle est 
au contraire terriblement longue. 

Et je ne puis m'empêcher de lui crier : — Mais si tu es 
un malotru, sois-le jusqu'au bout! Tu n'as pas le droit, 
quand tu te conduis comme un goujat envers une femme, 
de lui parler avec les grâces d'un ancien ténor de province. 
Et plus il prend de temps, plus il s'espace, plus il s'écoute 
parler, plus je sens en moi bouillonner la fureur, et je lui dis : 

— Mais ôte donc ton chapeau ! Tu vois la personne à qui 
tu as affaire, c'est M Ue Sarah Bernhardt ? Ah! si c'était 
M me Doche qui avait joué le rôle en courtisane, à merveille 
d'ailleurs, mais en courtisane, on admettrait jusqu'à un 
certain point la ténacité de ce chapeau vissé sur ton faux 
toupet. Mais Sarah, c'est la grâce, c'est la poésie; tu n'as 
pas le droit de lui parler le chapeau sur la tête, et quand 
tu l'ôtes, au moment où le texte t'oblige à dire : Me serais-je 
trompé ? tu me donnes la sensation d'un cabotin départe- 
mental qui cherche un effet propre à séduire la Loge infer- 
nale de l'endroit. 



198 QUARANTE AXS DE THEATRE 

Je me souviens qu'à Londres M"* Sarah Bernhardt ponc- 
tuait en quelque sorte cette scène par ses jeux de physio- 
nomie, par ses sanglots et par ses larmes. 

Mais si la scène, au lieu de durer dix minutes, se pro- 
longe pendant vingt -cinq, comment voulez-vous que 
M lle Sarah Bernhardt, malgré tout son talent de mimique, 
en reflète sur son visage les incidents principaux ? Elle en 
est réduite à se cacher le visage dans son mouchoir dont 
elle se tamponne de temps à autre les yeux. Ce n'est pas sa 
faute si elle ne produit plus la même impression, c'est celle 
de son partenaire qui ne lui rend pas la main. 

Sérieusement, Lafontaine est insupportable dans ce 
rôle. 

■ — Et à qui diable auriez- vous souhaité qu'on le confiât? 
m'a-t-on demandé. 

- A qui? A qui? Mais à n'importe qui. J'aurais voulu 
qu'on prît le pompier de service, le commissionnaire du 
coin, le charbonnier d"en face, le premier venu, un mon- 
sieur qui aurait passé sur le boulevard. Il fallait le saisir 
par la cravate et lui dire : 

— Tu vas m'apprendre par cœur cette tirade-là et tu la 
diras tout d'une haleine, comme un homme très ennuyé, 
sans y chercher de finesse, ni de malice, ça sera toujours 
bien bon. M" e Sarah Bernhardt se chargera du reste. C'est 
entendu, n'est-ce pas ? Allons, en avant, marche ! 

Au lieu de cela, on va chercher Lafontaine, qui est un 
excellent comédien, cela est hors de doute, mais qui est un 
comédien : il veut faire son effet, il veut faire ses effets. Et 
le pis, c'est qu'il n'a plus de mémoire, il ne sait pas son 
rôle ; il recueille ses malheureux effets de la bouche du souf- , 
fleur; voilà des effets qui se figent en route, ils nous tom- 
bent glacés sur la tête. Et cette pauvre Sarah pleure et se 
désole dans le vide, ses larmes tombent brûlantes sur cette 



ALEXANDRE DUMAS FILS 199 

neige et ça fait des trous noirs qui sont très vilains ! 
Et maintenant, je n'ai plus qu'un mot à dire à tous ceux 
qui aiment Tare dramatique : allez voir la Dame aux l 'a- 
mélias. C'est une des œuvres les plus vraies et les plus 
émouvantes qui aient jamais paru au théâtre. 

4 février 1884. 



III 



Je reviens à la Dame aux Camélias. J'ai reçu une lettre 
de M. Alexandre Dumas fils qui croit que j'ai été peu juste 
pour Lafontaine et qui me reproche la critique que j'ai 
faite du jeu de scène du chapeau. Il en revendique la pa- 
ternité. 

La lettre n'était évidemment pas faite pour être publiée ; 
mais, comme après tout l'opinion de M. Dumas, rendue 
publique, sera un baume sur la blessure que j'ai faite à 
l'acteur, comme toute parole échappée à la plume de Dumas 
a de l'intérêt pour le public, je me permets, sans lui en de- 
mander l'autorisation, qu'il se croirait peut-être obligé de 
me refuser, je me permets de détacher de sa lettre le pas- 
sage en question et de le mettre sous les yeux du public : 

« Je vous trouve sévère pour Lafontaine. La vérité est 
qu'on lui a donné trop tard ce rôle qu'on a toujours', à 
tort, selon moi, accusé d'être trop long. J'ai été écouter hier 
la pièce en matinée avec des gens très désintéressés dans la 
question et qui voyaient la pièce pour la première fois de 
leur vie, et nous avons trouvé Lafontaine excellent. Main- 
tenant qu'il est maître de sa mémoire, je vous assure qu'il 
ne mérite pas ce que vous dites de lui. 

« Quant au rôle, flanqué de la légende de longueur et d'en- 



200 QUARANTE ANS DE THEATRE 

nui qu'il traîne à sa suite depuis trente-deux ans, vous sen- 
tez bien que moi , qui suis célèbre au théâtre par la facilité 
avec laquelle je coupe dans ma prose, vous sentez bien que 
j'ai maintes fois pensé à couper dans celui-là ; j'y pensais 
encore avant-hier, et c'est pour cela qu'hier je suis retourné 
entendre la pièce avec des compagnes et des compagnons 
tout neufs. Il n'y a pas à couper, et c'est comme Lafontaine 
le joue maintenant que le rôle doit être joué. Ce n'est qu'à 
des déductions implacables, ce n'est qu'à d'irréfutables 
vérités que l'amour de Marguerite doit se rendre. La so- 
ciété et la famille n'interviennent et ne peuvent intervenir 
que cette fois-là dans cette pièce; il faut qu'elles y aient 
toute l'autorité, toute la cruauté même qu'elles doivent fina- 
lement avoir en face de situations comme celle-là. Margue- 
rite le sait très bien, et au dernier acte elle dit à Armand : 
« D'ailleurs, si ma mort n'eût pas été certaine, ton père ne 
t'eût pas écrit de revenir. » Le père Duval parle non seu- 
lement à Marguerite, mais au public qu'il représente et qui 
d>it être convainu et impitoyable ; on pleure sur Margue- 
rite, mais, somme toute, on trouve que le père a raison. 
Quant au chapeau, nous avons cent fois discuté avec les 
artistes cette questiôu-là. C'est moi qui ai réglé la chose 
comme elle est. Cet homme de province ne voit pas de 
différence entre Marguerite Gautier et la dernière fille des 
rues. La seule différence qui existe, il faut bien le dire, est 
celle que l'auteur établit volontairement, et, tout Parisien 
que je suis, dans la même circonstance, j'agirais de la même 
façon. Je saluerais une fois pour toutes, parce que ce serait 
une femme que j'aurais devant moi : apjès quoi, je remet- 
trais mon chapeau sur ma tête pour bien faire comprendre 
à cette femme qu'après avoir rendu cet hommage banal à 
son sexe, je prends l'attitude d'un homme qui sait ce qu'elle 
a fait de ce sexe et le trafic qu'elle en tire. — Ce n'est pas 



ALEXANDRE DUMAS FILS 201 

tout; et si de la réalité de la vie nous passons aux condi- 
tions du théâtre, il y a un effet certain quand le père ôte 
son chapeau et demande pardon à cette femme particulière, 
au milieu de toutes celles à qui il l'assimilait. En tout cas, 
Lafontaine n'est pas responsable de la question du cha- 
peau, ("est moi qui ai réglé la mise en scène. Sarah, je 
crois, n'est pas non plus de votre avis sur son partenaire. 
Xous en avons causé souvent, et elle était enchantée de 
lui, se déclarant bien à son aise sous cette diction. Si vous 
retournez voir la pièce, comme je ne doute pas que vous le 
fassiez , je suis sûr que votre prochain article contiendra 
un amendement en faveur de Lafontaine, comme votre ar- 
ticle de ce matin en contenait déjà un sur Marais. » 

J'irai tiès certainement revoir la Dame aux Camélias, 
puisque l'auteur.m'y convie; je lui avouerai même ingénu- 
ment que j'y serais retourné sans cette invitation , par pur 
plaisir. La Dame aux Camélias est un si beau drame, c'est' 
un si authentique chef-d'œuvre, et il est joué à la Porte- 
Saint-Martin avec un goût de poésie si idéal, que je ne 
saurais me lasser de le voir. 

Je suis tout à fait de l'avis de Dumas sur la nécessité 
de cette scène où le inonde et la morale exposent par la 
bouche du père Duval les raisons qui interdisent aux Mar- 
guerite Gautier l'accès dans une honnête famille ; il faut 
que ces raisons soient longuement et fortement déduites 
pour faire impression sur l'esprit du spectateur. Ajoutez, et 
c'est là une observation d'homme de théâtre, ajoutez que 
la pièce revire de tout son poids sur cette unique scène, il 
faut donc qu'elle soit fortement et solidement construite. 

Je n'y ai jamais, pour moi, trouvé qu'un passage qui m'a 
paru long, parce qu'il est inutile et même parce qu'il prê- 
tait à rire à un esprit porté à la raillerie. 



202 QUARANTE AXS DE THEATRE 

Le père Durai ne doit évidemment, puisqu'il parle, et, 
c'est Dumas lui-même qui l'avoue, au nom de la morale 
éternelle et des bienséances mondaines, ne présenter à Mar- 
guerite et au public en même temps que les raisons vraies, 
sérieuses, celles que tout homme du monde exposerait à sa 
place et dont Marguerite Gautier ne peut contester la force. 

Or, que dit M. Durai : 

— J'ai une fille qui allait faire un beau mariage ; le père 
de son fiancé l'a rompu, parce qu'il sait qu'Armand, son 
frère, est avec vous. 

Eh ! bien, Marguerite Gautier ne serait-elle pas fondée à 
lui- répondre : 

— Allons donc, vieux farceur, tu vas me faire croire 
qu'une jeune fille ne trouve pas à se marier, parce que son 
frère a une maîtresse et fait des bêtises arec une cocotte ; 
tu me prends pour une oie et jamais ça ne s'est vu ! 

Voilà le passage que je retrancherais si j'étais Dumas fils, 
car il allonge, sans profit pour la morale, cette tirade de 
moraliste. 

Ah ! quand le père Duval représente à Marguerite que, 
si elle aime son fils, elle ne doit pas perdre son avenir, que 
cet amour ne durera pas toujours, que l'un ou l'autre s'en 
lassera le premier, qu'ils rougiront alors d'avoir cédé à cet 
entraînement de folie qui, après leur avoir donné quelques 
jours de plaisir, ue leur laissera ensuite que regrets et mé- 
pris, là, il est dans le vrai. Il dit à Marguerite ce que Mar- 
guerite a dû bien sourent penser elle-même ; ce qu'elle sait 
être juste et ce qui fait son désespoir, car à ces raisons elle 
n'en peut opposer aucune; il ne lui reste qu'à baisser la 
tête et, puisqu'elle aime, à se sacrifier. 

Je crois de plus que ce grand couplet, même allégé du 
morceau que j'en voudrais voir retranché, devrait être dit 
par l'acteur, non avec solennité, mais avec une chaleur qui 



ALEXANDRE DUMAS FILS 203 

irait croissant à mesure que le personnage s'animerait et 
verrait Marguerite céder et reculer. 11 n'y a pas de raisons 
pour que le père Duval, parlant d'intérêts qui lui sont si 
chers, ne le fasse pas avec émotion et véhémence ; la scène 
y gagnerait d'aller plus vite et de courir d'un train plus ra- 
pide au dénouement. 

Yoilà mes observations. Il est clair que, si elles ne sont 
pas agréées de Dumas, c'est lui qui est maître de son œuvre, 
mais je le préviens que jusqu'à ce jour je n'ai encore trouvé 
personne qui fût de son avis sur Lafontaine. J'ai peut-être 
été un peu dur dans l'expression et je suis fâché d'avoir 
contristé un bon comédien, mais Dumas peut être sûr que 
j'ai exprimé l'avis du grand public: j'interroge toujours, 
avant d'écrire, les personnes qui ont vu le même spectacle 
que moi, et quand par hasard je vois que je ne m'accorde 
point avec l'opinion de la foule, j'ai pour habitude d'avertir 
le lecteur de ce dissentiment. Ici je crois très sincèrement, 
n'en déplaise à Dumas, que j'ai pensé et senti avec elle. 

Un mot encore sur le jeu de scène du chapeau. Dumas 
affirme qu'il l'a réglé ainsi; je viens de recevoir une lettre 
de M me Eugénie Doche, qui a créé au Vaudeville, et avec 
quel éclat, on se le rappelle, le rôle de Marguerite Gautier. 
Elle m'affirme qu'à la création le père Duval gardait tout 
le temps son chapeau à la main, .l'ai pourtant vu la pièce 
en ce temps-là, mais je n'ai conservé aucun souvenir de ce 
détail. Il est bien difficile cependant que les souvenirs de 
M me Doche la trompent à ce point. 

Il est vrai qu'à la fin de sa lettre elle ajoute d'un ton un 
peu piqué qu'elle n'a point joué, comme je l'avais dit, le 
rôle en courtisane ; cela est possible, après tout, mais elle a 
eu tort ; Marguerite Gautier est une courtisane ; Dumas a 
voulu qu'elle fût une courtisane, et si M me Doche, emportée 
par son naturel, l'a jouée en femme du monde... Mais non ! 



-204 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

elle a laissé dans ce rôle qui a fait sa réputation des souve- 
nirs trop vifs pour avoir ainsi trahi et le personnage et 
l'auteur ; elle a beau se dénigrer, nous ne la croyons point. 

Elle a su, jouant une courtisane, se forcer à être une 
coartisane. C'est l'éloge qu'on peut également adresser à 
}I me Sarah Bernhardt ; seulement M mc Sarah Bernhardt a 
mis, dans le rôle de Marguerite Gautier, un petit grain de 
poésie : c'était comme un ferment, la pâte a levé. 

Xous voilà bien loin du jeu de scène du chapeau ; reve- 
nons-y. 

Je crains bien, quoi qu'en dise Dumas, que ce chapeau 
ôté, remis et ôté de nouveau, ne soit un signe absolument 
conventionnel, comme il y en a tant au théâtre. 

Tout étant convention au théâtre, il y a des gestes qui 
sont également conventionnels, mais, comme la règle est que 
les conventions se renouvellent et changent à peu près, 
tous les cinquante ans, tel geste qui par convention a ex- 
primé longtemps une idée ou un sentiment au théâtre, se 
démode et semble ridicule à la génération suivante. 

Il y a trente ou quarante ans, lorsqu'un acteur voulait 
signifier au public qu'il était fort en colère et qu'il allait 
gifler une personne qui avait tenu sur lui de mauvais pro- 
pos, il saisissait d'une main fébrile le revers gauche de sa 
redingote, prenait le revers droit de l'autre main, la bou- 
tonnait fiévreusement, et. l'opération faite, enfonçait de 
cette même main droite par un coup sec son chapeau sur la 
tête : cela voulait dire clairement : 

— Attends ! mon bon, tu yas recevoir une forte roulée ! 
S'il portait une canne, il exécutait avec elle une sorte de 

moulinet : cela voulait dire : 

— Je suis un brave à trois poils ! 

Un jeune homme avantageux à qui l'on parlait d'une 
jeune femme plantait ses deux pouces dans les entournures 



ALEXANDRE DUMAS FILS 205 

de son gilet en écartant sa poitrine et tout le public se di- 
sait immédiatement : 

— Elle a été sa maîtresse ou il veut le faire croire. 

Deux hommes se rencontraient sur la scène, ils se met - 
taient à causer, et l'un d'eus, passant d'un mouvement fa- 
milier son bras derrière le cou de l'autre, continuait la con- 
versation : il n'en fallait pas davantage pour indiquer au 
public que ces deux messieurs avaient été camarades de 
collège et qu'ils nourrissaient l'un pour l'autre une affection 
qui tenait de la camaraderie. 

Deux personnes étaient en scène, l'une parlant à l'autre 
avec beaucoup de chaleur, l'autre prenait la breloque de sa 
montre et la faisait sauter : c'était un signe indubitable 
d'indifférence ou de mépris. 

Je pourrais multiplier ces exemples tirés d'un théâtre 
que j'ai beaucoup étudié, le théâtre d'il y a vingt-cinq eu 
trente ans. 

Ces gestes, qui étaient tout de convention, car vous n'a- 
vez jamais vu un homme, j'entends un homme bien élevé, 
fourrer ses pouces dans les entournures de son gilet, passer 
son bras sur le cou d'un ami, brandir sa canne et bouton- 
ner sa redingote, ont disparu pour la plupart; ils nous pa- 
raîtraient ridicules aujourd'hui ; il est probable qu'ils sont 
remplacés par d'autres qui ne valent pas beaucoup mieux, 
mais dont nous ne sentons pas l'impertinence, parce que,, 
pour le moment, la- convention les protège. 

Le jeu de scène du chapeau me semble être un de ces 
signes conventionnels qui ont survécu à la convention. 
Dumas a beau me dire que, parlant à une cocotte après 
l'avoir saluée parce qu'elle est femme, il remettrait son 
chapeau sur la tête parce qu'elle est cocotte, je sens bien 
tout ce qu'il peut y avoir d'horrible pour Dumas à se trou- 
ver en contact avec une cocotte, je crois pouvoir lui répon- 



206 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

dre cependant que, si cette éventualité se présentait jamais, 
ce qu'à Dieu ne plaise, il serait plus humain qu'il ne le croit 
lui-même, et, pour ne pas céder à la tentation de remettre 
son chapeau sur la tête, il feindrait plutôt de l'avoir oublié 
sur une table ou plus simplement suspendu à une patère de 
l'antichambre. 

Sérieusement, je suis convaincu que mettre son chapeau 
sur la tête, c'était un geste de convention, tout comme l'in- 
cliner sur l'oreille pour marquer l'air avantageux d'un 
casse-assiette ou l'enfoncer d'un coup de poing pour signi- 
fier la menace et la bravade. 

Tant que la convention dure, ces gestes sont excellents, 
parce que le public les comprend et les admet ; ils ont pour 
lui une signification précise, et parfois même ils tiennent 
lieu de longues explications que l'auteur serait obligé de 
d< muer. 

Quand la convention s'est évanouie, le signe ne tarde 
pas à devenir lui-même très choquant, parce qu'il ne se 
rapporte plus à rien qui soit réel. Je puis affirmer à Dumas 
que, lorsque Lafoiitaine remet son chapeau sur sa tête, ce 
geste qui, outre qu'il n'est plus ni dans nos idées ni dans 
nos mœurs, n'est plus soutenu par la convention, froisse et 
offense la plus grande partie du public. 

Je ne l'aimais pas déjà beaucoup autrefois quand Der- 
val, au Gymnase, s'adressait à M" e Pierson, il m'est 
odieux et insupportable lorsqu'en 1884-M. Lafontaine fait 
cette impolitesse gratuite àM me Sarah Bernhardt. 

Après cela, moi personnellement, j'ai un moyen bien 
simple de ne pas être choqué ; quand La fontaine entrera 
en scène, j'ôterai ma lorgnette de dessus mes yeux, et, grâce 
à une heureuse myopie, je ne verrai pas le père Duval in- 
sulter toutes les femmes dans la personne de la Dame aux 
Camélias. Il est donc vrai que toute chose en ce monde a sa 



ALEXANDRE DUMAS FILS 207 

compensation : l'auteur de OU Blas, que l'âge avait rendu 
sourd, disait en montrant le cornet acoustique qui le met- 
tait en relation avec le monde : 

— Comme je lui rends grâce ! Aussitôt que je me trouve 
avec des imbéciles, je l'ôte de mon oreille et Dieu me fait 
la grâce de ne plus les entendre. 

Je n'ai qu'à mettre ma lorgnette sur mes genoux et je 
ne vois plus Lafontaine ni son chapeau. 

11 février 1881. 



LE DEMI-MONDE 



C'est décidément une très belle œuvre que le Demi- 
Monde, une de celles qui resteront. Il est toujours bien dé- 
licat de devancer les choix de la postérité, qui, en faisant 
son triage, se moque le pins souvent des jugements con- 
temporains. Je ne crois pourtant pas me tromper en disant 
que le vingtième siècle, s'il n'écoute plus avec le même 
plaisir le Demi-Monde, dont quelques parties seront dé- 
modées, le re verra encore avec curiosité et non sans quelque 
admiration. Il y a bien peu de pièces dans notre théâtre 
moderne sur qui j'oserais porter la même prédiction : Mer- 
cadet peut-être, où se voit marquée la griffe du lion, et 
puis... mais à quoi bon ? que nous importe, à nous qui écri- 
vons au jour le jour, ce lointain avenir ? il s'agit du Demi- 
Monde et de ce que nous en pensons aujourd'hui. 

Elle a déjà quinze ans de date, cette comédie; car elle 
fut jouée pour la première fois en 1855 ; et quinze ans, 
pour une pièce de théâtre, c'est déjà un assez joli bout de 
temps. Les mœurs que Dumas fils a prétendu peindre ont 
disparu de notre civilisation. Ce demi-monde, dont il a 
essayé le portrait, n'existe plus. Il s'est effondré, englouti 
dans la grande prostitution parisienne. Entre l'honnête 
femme et la femme perdue, l'abîme est allé se creusant 



ALEXANDRE DUMAS FILS 209 

chaque jour, et j'ai plus d'une fois entendu dire à l'auteur 
qu'il serait impossible de retrouver aucun des modèles qui 
ont posé devant lui. 

Mais c'est là le triomphe de l'art. On n'a jamais connu 
l'original, et néanmoins on sent que le portrait ressemble. 
Les lignes en sont si précises et si nettes, les couleurs si 
vives, que la peinture vous frappe encore et éveille en vous. 
pour ainsi dire, le souvenir d'images que vous n'avez ja- 
mais vues. 

Tous ces personnages que Dumas fils a mis en scène 
sont marqués de traits caractéristiques ; ils portent une 
physionomie particulière; ils vivent. J'ai bien souvent eu 
l'idée de traiter le Demi-Monde et deux ou trois des pièces 
de Dumas, comme on fait des chefs-d'œuvre classiques ; de 
leur appliquer nos procédés d'analyse ; j'ai sur ce point un 
certain nombre de vues, que je n'ai pas encore exposées 
dans le journal, bien que j'y aie touché plus d'une fois 
dans les conférences où j'ai parlé. Mais j'en reviens tou- 
jours là : il est dur de traiter des sujets qui prêtent si fort 
à la controverse ; d'émettre des théories qui aient besoin 
d'une attention si forte pour être saisies et discutées, en un 
temps où les esprits sont détournés des questions philoso- 
phiques par les événements d'une gravité si haute. 

Attendons un moment plus favorable; il ne tardera 
guère, je l'espère bien. Je ne veux aujourd'hui que pré-' 
senter aux comédiens qui ont joué les principaux rôles, 
quelques réflexions sur les personnages qu'ils se sont chargés 
de nous rendre. 

M Ue Desclée, qui nous avait fait tant de plaisir dans 
Froufrou et dans Diane de Lys, nous a semblé tout à fait 
insuffisante dans la baronne d'Ange. Elle y garde ce joli air 
de bébé content de la vie, ces gentilles allures d'oiseau 
jaseur, qui nous avaient tant amusé dans les rôles qu'elle 

12. 



210 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

avait joués jusqu'à présent. Mais il y a loin de Diane de 
Lys et de Froufrou à M me d'Ange. 

Un seul mot marquera la différence : la baronne d'Ange 
a du caractère; elle est née pour lutter, et ce qu'elle veut, 
elle le veut, comme elle le dit elle-même. Diane de Lys au 
contraire, si passionnée qu'elle se montre, est un esprit 
faible. Dès la première fois qu'elle se trouve en face de 
Paul, elle plie naturellement devant cette organisation 
d'homme, dont elle sent la supériorité : « Vous me gou- 
vernerez, lui dit-elle; ce que vous me direz de faire, je le 
ferai : voulez-vous ? » Toute la femme est là. Pour Frou- 
frou, il est à peine besoin de le faire remarquer : elle est 
étourdie, comme le premier coup de matines. Très capable 
d'un coup de tête, mais sans force pour prendre une réso- 
lution sérieuse et s'y tenir jusqu'au bout. 

C'est une tout autre personne que la baronne d'Ange. 
D'où est-elle sortie précisément, on n'en sait rien. Mais il 
est facile d'inférer d'un certain nombre d'allusions, qu'elle 
a émergé des bas-fonds de la galanterie parisienne. Je me 
sers du mot galanterie, faute d'un terme qui puisse rendre 
mon idée sans blesser les convenances. Elle a dès l'abord 
mesuré la distance qui la sépare de la femme honnête, et 
elle s'est juré qu'à la force seule du poignet, elle s'élèverait 
jusqu'à ce pic inaccessible. 

Le hasard l'a servi ; elle a trouvé un marquis' million- 
naire, qui, s'étant épris d'elle par hasard, a su apprécier 
tout ce qu'il y avait d'énergie dans ce caractère, de grâce 
dans cet esprit. Il l'a gardée longtemps comme maîtresse, 
et alors même que des nécessités de famille et la raison, 
d'accord avec l'âge, lui ont conseillé de la quitter, il lui a 
conservé un tendre souvenir ; il lui a donné le luxe et assuré 
une pension qui, la mettant à l'abri du besoin, lui ouvre 
accès dans un certain monde, ce un monde, dit l'auteur, qui 



ALEXANDRE DUMAS FILS 211 

est une déchéance pour les femmes parties d'en haut, qui 
est un sommet pour elle qui est partie d'en bas ». Ce qu'elle 
a dû déployer de force de volonté, d'énergie morale et de 
ruse pour en arriver là est incalculable. 

Une ambition plus haute la tourmente ; elle prétend 
faire son trou dans la société régulière, y pénétrer, le front 
haut, un mari honorable au bras. Elle joue son va-toutsur 
cette dernière partie, au commencement de laquelle le 
drame la prend. Il accumule devant elle tous les obstacles 
que dresse contre cette intrusion le préjugé social, et elle 
s'use désespérément les ongles contre les rocs amoncelés 
qu'elle cherche à écarter de son passage. 

Ce combat, qu'elle entreprend et soutient par toutes les 
armes, les unes loyales et les autres déshonnêtes, que la 
société laisse aux mains des femmes, marque un caractère 
fortement trempé; il ne va pas sans une certaine décision 
d'allures, et une certaine âpreté de langage. Femme, elle 
l'est sans doute, et femme aimable, et femme spirituelle; 
car ce titre de femme, car cette amabilité, car cet esprit, 
sont des armes dans la lutte qu'elle soutient : ce sont des 
engins de victoire. 

Elle ne recule devant rien, et se sert avec une impudente 
adresse des scrupules même qu'elle sait bien que son titre 
de femme inspirera à s<>n adversaire. Tenez! prenez la 
scène où elle dévoile à Ollivier toutes les batteries dont elle 
a fait usage, où elle lui expose son plan : 

« Je veux bien tout vous dire, lui dit-elle, parce que, au 
fond, je suis bonne femme et que je ne vous en veux pas. Sa- 
chez donc, mon cher ami, que lorsque une femme comme moi 
a mis dix ans à échafauder sa vie pièce par pièce, morceaux 
par morceaux, son premier soin a dû être d'écarter de. l'é- 
chafaudage toutes les chances connues de destruction. Or, 
parmi ces chances, il y a au premier rang la manie d'écrire. » 



212 QUARANTE ANS DE THEATRE 

Et elle lui explique alors que les lettres qu'il a reçues 
d'elle étaient écrites par une de ses amies, et ne pouvaient 
la compromettre, en quelques mains qu'elles tombassent. 

Croyez-vous que la baronne 'd'Ange eût fait ces con- 
fidences, si elle n'avait pas su qu'Ollivier de Jalin aurait 
assez d'honneur pour ne pas les tourner contre elle? 
Pensez-vous qu'elle se fût ouverte ainsi à une femme? 
Jamais de la vie. C'est qu'elle se fût bien doutée qu'au 
premier jour de brouille, sa bonne amie se fût armée contre 
elle de ces aveux et les eût versés, comme un poison, dans 
la seule oreille d'où elles devaient être soigneusement 
écartées. 

Mais elle n'a rien à craindre d'Ollivier, et elle le sait 
bien. L'honneur du monde défend à un honnête homme 
d'accuser une femme ; il lui ordonne de se sacrifier, lui et 
la vérité, au mensonge tombé de cette bouche. Elle est 
donc bien tranquille ; Ollivier acceptera, sans mot dire, sa 
défaite. Il se contentera de s'écrier avec dépit : 

« Vous êtes d'une jolie force, vous! » 

Et quand Raymond de Nanjac viendra pour lui de- 
mander une rétractation, il la fera sans hésitation, et pren- 
dra sur lui un tort qu'il sait bien ne pas avoir. 

Elle a donc calculé juste, et toute sa vie n'a été qu'un 
long calcul. Un calcul, âpre et passionné; ces mots s'ex- 
cluent moins qu'on ne pourrait le croire au premier abord. 
Je ne voudrais pas avoir l'air de chercher des rapproche- 
ments subtiles et paradoxaux; mais ne sentez -vous pas 
dans cette rage que les Prussiens témoignent de posséder 
Paris, un long calcul mêlé d'une passion ardente. Ce sont 
des mathématiciens ivres de désir. 

Ainsi de Suzanne d'Ange. Elle a arrangé, disposé toute 
sa vie pour l'effort prévu d*un jour de bataille ; il est venu, 
ce jour de la bataille, et elle s'y jette avec une fureur som- 



ALEXANDRE DUMAS FILS 213 

bre ; toujours prudente, mais acharnée, et toute pleine de 
colère et de haine contre les obstacles qui s'opposent à son 
entreprise. 

M Ile Desclée ne nous laisse voir que les petites mines 
d'un gentil bébé moqueur, qui semble s'amuser des résis- 
tances avec lesquelles elle se trouve aux prises. Est-ce bien 
là le caractère du rôle ? Je ne nie pas que souvent l'in- 
trigue la plus profonde, les passions les plus violentes ne 
se couvrent cbez ces sortes de femmes d'un voile aimable 
d'ingénuité virginale ; et je crois bien que les Parisiens 
parisiennants ne seraient pas embarrassés de citer telle 
femme, célèbre au bois, qui, de sa bouche de rose, avec une 
sorte de bégaiement enfantin, laissât tomber les infamies 
les plus révoltantes, qui eût, le sourire aux lèvres, et sans 
avoir l'air d'y toucher, fait battre et tuer deux hommes de 
cœur, amis la veille. 

Mais le théâtre ne s'accommode point de ce réalisme. 
Il faut que les sentiments secrets qui animent les person- 
nages se traduisent franchement sur la scène, ou du moins 
qu'ils se laissent deviner. J'accepterai, si l'on veut, ces al- 
lures d'enfant gâtée et ce blaisement de gros bébé réjoui 
qui est comme le fond du jeu de M lle Desclée, s'il y perce 
de temps à autre un accent plus âpre; si je sens derrière 
cette apparence de laisser-aller l'implacable ardeur d'une 
volonté énergique. 

Suzanne d'Ange a quelque chose de la Célimène de Mo- 
lière. On l'a, je ne sais où, appelée la Célimène du ruisseau. 
Il y a du vrai dans cette boutade. Célimène n'est pas ten- 
dre, savez-vous bien ? méchante bien plutôt, et foncière- 
ment cruelle. L'égoïsme, un égoïsme terrible, effréné, c'est 
le trait primordial de son caractère. Elle croit que le 
monde n'a été créé que pour l'admirer et pour se prêter à 
ses caprices. 



211 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

Elle s'amuse de tous les hommes qui l'entourent, et si 
elle en trouve un plus grand, plus fier, plus sensible, plus 
amoureux et plus digne d'être aimé que tous les autres, 
c'est sur celui-là qu'elle s'acharne ; elle prend plaisir à lui 
enfoncer dans le cœur toutes les épingles dont elle dispose. 
Les cris de souffrance qu'elle arrache sonnent à son 
oreille comme des compliments à sa beauté, comme des 
hommages à sa toute-pijissance. Elle les savoure, elle s'en 
repaît. 

Comme j'aurais voulu entendre M lle Mars dans ce rôle î 
On assure qu'elle y portait la sécheresse hautaine et spiri- 
tuelle dont la nature l'avait douée; sa voix, très mélo- 
dieuse, avait un accent dur et âpre, qui s'harmonisait mer- 
veilleusement avec le personnage. C'est pour cela que cette 
aimable et souriante Madeleine Brohan ne le jouera jamais 
parfaitement. Elle y est trop bonne enfant; il faudrait sur 
ses lèvres le sourire énigma tique de la Jaconde; elle rit 
bonnement, et il semble que des caresses voltigent sur sa 
bouche qui s'entr'ouvre. Sa voix même est une caresse pour 
l'oreille. 

La baronne d'Ange est aussi sèche que le fut jamais Ce- 
limène. Elle l'avoue elle-même : 

— J'ai essayé d'aimer, dit-elle quelque part, je n'ai ja- 
mais pu y parvenir. 

— Merci pour moi, répond Ollivier. 

— Oh ! ce n'est pas pour vous seul que je dis cela. 

— Merci pour nous , alors. 

Xon, elle n'a jamais aimé; non plus que la sèche et 
froide Célimène. Elle n'aime point Raymond de Xanjac, 
qu'elle a pris dans ses filets, et qu'elle veut épouser. Elle 
l'aime, comme le chasseur aime le lièvre qu'il poursuit. 
C'est une proie, qu'elle ne veut pas voir échapper de ses 
mains. Il lui faut un mari, un vrai, un réel mari, afin de 



ALEXANDRE DUMAS FILS 215 

forcer la barrière du monde, et pour le capturer, elle se 
résoudra à tout, aux plus extrêmes violences, comme aux 
hypocrisies les plus lâches. 

Et quelles rages sourdes s'élèveront à gros bouillons de 
son cœur, quand elle rencontrera une résistance qu'elle 
désespère de briser. Eegardez-la au quatrième acte, quand, 
au moment de réussir, elle reçoit une lettre du marquis de 
Thonnerins, qui d'un mot brise tous ses projets. 

— Oh! s'écrie-t-elle, ce passé qui me retombe goutte à 
goutte sur le front, ne l'effacerai-je jamais de ma vie? 
.1 "avouerai tout... non, je lutterai jusqu'à la fin. Gagnons 
du temps, c'est le principal. 

Sentez-vous la véhémence des mouvements qui boule- 
versent cette âme farouche? C'est une tempête de senti- 
ments contraires dans un cœur où les orages sont nom- 
breux et terribles. Xous voilà bien loin assurément du bébé 
zézeyant que nous a si gentiment joué Froufrou ! 

Tant que le combat n'est pas sérieusement engagé, la 
façon dont M" e Desclée a interprété le rôle est encore ad- 
missible, bien que cette nonchalance aimable et spirituelle 
n'aille guère avec la démarche par laquelle s'ouvre la 
pièce. Vous vous la rappelez, cette démarche. 

Suzanne, en jetant ses filets, y vient de trouver un hon- 
nête homme qui a mordu à l'appât du mariage. Elle se 
trouve, en ce moment-là, en liaison avec Ollivier. Il faut 
donc rompre avec lui. Une autre chercherait des prétextes, 
traînerait les choses en longueur. Mais elle, comme on dit, 
ne va pas par quatre chemins. Elle s'en vient droit chez 
Ollivier : 

— Voulez-vous m'épouser ?... 

— Tous ? 

— Pas trop d'étonnement ; ce serait de l'impolitesse. 

— Quelle idée ! 



■2\G QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

— Alors vous ne voulez pas ? Eh ! bien, mon cher 01- 
livier, il me reste à vous apprendre que nous ne nous re- 
verrons plus. Je vais partir. 

Yoilà qui est net, décisif et tout à fait dans l'allure du 
rôle. La femme qui prend ainsi son parti, et qui parlé 
d'un ton si tranchant, doit témoigner par la voix, le geste, 
l'accent, quelque chose de son esprit résolu. Passe encore 
cependant pour cette scène et celles qui la suivent. Le fer 
n'est pas croisé. Le tigre est encore au repos, clignant des 
yeux, et la tête obliquement reposée sur ses pattes. Certes, 
la manière de M lle Desclée manque dès à présent de nerf ; 
elle n'avertit pas de ce qu'on peut attendre de la femme 
qu'elle nous représente ; mais enfin elle n'est pas en con- 
tradiction avec les sentiments exprimés. 

Ah ! que j'aimais mieux néanmoins, même en ce com- 
mencement, M me Pasca. Je ne parle point de M me Rose 
Chéri, que j'ai vue pourtant dans ce rôle, mais dont je 
n'ai pas conservé un souvenir assez exact pour en parler. 
D'elle, je ne me rappelle qu'un mouvement qui m'avait 
frappé, je ne sais pourquoi, d'une façon extraordinaire. 
C'était au cinquième acte. Suzanne vient d'apprendre 
qu'elle est vaincue, et qu'il lui faut, quittant la place, re- 
tourner à son ancienne société. M me Pose Chéri s'en allait 
prendre son châle, qu'elle avait déposé sur un fauteuil, et 
le mettait sur ses épaules avec un geste ironique, qui sen- 
tait si bien la fille entretenue, que toute la salle en tres- 
saillait d'étonnement. Mais pour M me Pasca, je la vois 
encore. Elle a débuté dans ce rôle, et c'est, je crois, la pre- 
mière fois qu'elle paraissait sur les planches d'un théâtre. 
Inexpérimentée et gauche, elle l'était assurément; mais 
femme, jusqu'au bout des ongles, et femme énergique, 
femme ardente et convaincue. 

Comme elle saisissait tout de suite l'imagination par 



ALEXANDRE DUMAS FILS 217 

cette physionomie singulièrement âpre, par cette voix som- 
bre qui donnait tant d'accent à ce qu'elle disait ! Comme 
on pensait, rien qu'en la voyant entrer : Voilà une maî- 
tresse femme ! et qui donnera du fil à retordre à ses amants 
ou à ses adversaires ! 

Peu après, la lutte s'engage ; elle s'échauffe ; Suzanne a 
été trahie par Ollivier qui a remis ses lettres à Raymond 
de Nanjac : il est vrai qu'elle s'y attendait, et que, d'a- 
vance, elle a paré le coup. Mais n'importe ! elle est outrée 
contre lui, bien qu'il ait donné dans un piège tendu pré- 
cisément par elle. Ainsi donc, elle est de ces femmes, 
contre qui l'on ne se gêne plus ! On s'affranchit, envers 
elle, des plus vulgaires lois de là probité et de l'honneur ! 
Quel soufflet sur sa joue ! Comme ce procédé d'Ollivier lui 
montre le mépris que l'on fait d'elle ! 

Et aussi, quel amer plaisir elle sent à le railler sur l'inu- 
tilité de la démarche. Elle ne rit point, ou du moins, si elle 
rit, c'est d'un rire où il entre autant de rage que de mo- 
querie. Et quelle profondeur de sentiment, quand elle 
arrive au sérieux des reproches qu'elle se croit en droit d'a- 
dresser ! 

« De quel droit avez- vous agi, comme vous l'avez fait ? 
Si M. de Nanjac était un vieil ami à vous, un camarade 
d'enfance, un frère, passe encore ; mais non, vous le con- 
naissez depuis huit ou dix jours. Si vous étiez désintéressé 
dans la question, mais êtes- vous sûr de n'avoir pas obéi ' 
aux mauvais conseils de votre amour-propre blessé ? Vous 
ne m'aimez pas, soit ; mais on en veut toujours un peu à 
une femme dont on se croyait aimé, quand elle vous dit 
qu'elle ne vous aime plus. Quoi ! parce qu'il vous a plu de 
me faire la cour, parce que j'ai été assez confiante pour 
croire en vous, parce que je vous ai jugé un galant homme, 
parce que je vous ai aimé peut-être ! Vous deviendrez un 

13 



218 QUARANTE ANS DE THEATRE 

obstacle au bonheur de toute ma vie ! Tous ai-je compro- 
mis ? vous ai-je ruiné ? vous ai-je trompé même ? Admet- 
tons, et il faut l'admettre, puisque c'est vrai, que je ne 
sois pas digne en bonne morale du nom et de la position 
que j'ambitionne, est-ce bien à vous, qui avez contribué à 
m'en rendre indigne, à me fermer la route honorable où 
je veux entrer ? Xon, mon cher Ollivier, tout cela n'est 
pas juste, et ce n'est pas quand on a participé aux fai- 
blesses des gens, qu'on doit s'en faire une arme contre eux ! 
L'homme qui a été aimé, si peu que se soit, d'une femme, 
du moment que cet amour n'avait ni le calcul ni l'intérêt 
pour base, est éternellement l'obligé de cette femme, et, 
quoi qu'il fasse pour elle, il ne fera jamais autant qu'elle a 
fait pour lui. » 

C'est de l'irréfutable logique, mais enflammée des senti- 
ments les plus douloureux et les plus cruels. On sent iju'elle 
se dit : J'ai cent fois raison en parlant ainsi, et pourtaut la 
loi sociale me condamne, et il se trouvera d'honnêtes gens 
pour approuver l'action de cet Ollivier; et moi, misérable 
femme, écrasée par un préjugé stupide, je serai forcée de 
courber la tête ! Je vaux mieux que toutes ces prétendues 
honnêtes femmes; j'ai plus de beauté, plus d'esprit, plus 
de courage; j'ai, pour arriver où j'en suis, déployé plus 
de fermeté d'âme et mis en œuvre plus de ressources qu'il 
ne leur en a fallu pour se laisser vivre, et elles me mé- 
prisent; et des hommes à qui je me suis loyalement 
donnée se rangent de leur côté contre moi ; ils sont in- 
fâmes, mais il s'agit de moi, et on leur applaudit ! 

Que de haines dans ces réflexions! que de tristesse 
ainère dans ce désespoir ! Ces fureurs, ces découragements, 
ces pitiés, tout ce mélange de sentiments contraires vi- 
brait dans la voix profonde de M me Pasca. On n'en retrouve 
rien dans le srazouillement de M 1Ie Desclée. 



ALEXANDRE DUMAS FILS 219 

Et à l'acte suivant, vous vous rappelez la situation ter- 
rible où se trouve Suzanne. Elle est en train d'écrire une 
lettre fort compromettante, une lettre qui perd tout, quand 
Raymond de Xanjac entre. Elle ferme, sans avoir l'air de 
rien, le buvard sur la lettre commencée, et l'on se met à 
causer. Le cours de la conversation amène Raymond à cette 
idée qu'il lui faut écrire un mot à son notaire. Tl va pour 
ouvrir le buvard ; elle sent le danger, et la voilà qui va jouer 
une scène de coquetterie pour écarter son fiancé de ce fa- 
tal buvard. 

M e Desclée la joue comme une scène de coquetterie 
ordinaire. C'est un. tas de petites mines, d'inflexions sou- 
riantes, de gestes vifs et sautillants. Vous diriez Frou- 
frou voulant obtenir de son mari qu'il la mène à un bal 
dont elle a envie. Je vois encore M m ° Pasca, et la façon 
dont elle croisait ses deux bras sur le buvard. Comme on 
la sentait pâle et terriblement émue, sous le masque de 
gaie indifférence dont elle se couvrait. A ce mouvement 
on reconnaissait Célimène, M me Marneffe ou Suzanne 
d'Ange, les trois grands types de la coquetterie perverse. 

Il y avait dans le geste, en même temps que le grand 
battement de cœur que soulève l'heure des crises défi- 
nitives, une froide et implacable résolution de résister à 
tout prix. Aussi n'était-on plus étonné, quand Suzanne 
dérobait la lettre et, la serrant en sa main crispée, criait à 
Raymond : 

— Vous ne l'aurez pas ! Je n*ai jamais cédé à la vio- 
lence. Libre à vous de supposer et de croire tout ce qu'il 
vous plaira ! 

Et quand enfin, forcée d'ouvrir la main sous l'étreinte 
de Raymond, de quel ton de fureur, — une fureur vraie, 
pleine de rage et de menaces, — elle s'écriait, en tombant 
.sur un fauteuil : 



220 QUARANTE ANS DE THEATRE 

— C'est bien, lisez, mais je serai vengée, je vous le 
jure. 

Et quelle profondeur clans la scène d'hypocrisie qui suit ! 
Comme M me Pasca accentuait l'effroyable perversité de la 
femme, à qui nul mensonge ne coûte pour ressaisir son em- 
pire sur l'homme qui l'aime : 

— Oui, je suis une créature misérable ! je ne mérite ni 
votre amour, ni votre souvenir. Partez, Raymond , oubliez- 
moi! 

Au fond, cette grande scène n'est que la reproduction de 
celle qui fait le quatrième acte du Misanthrope. Le Demi- 
Monde n'est lui-même d'ailleurs qu'un esorte de contre- 
épreuve du Misanthrope. Cette analogie très singulière va 
même beaucoup plus loin qu'on ne pourrait le supposer, et 
peut-être Alexandre Dumas lui-même ne s'en est-il pas 
aperçu. 

La scène est plus belle dans Molière, parce qu'elle est 
plus impersonnelle, plus générale. Tout amant qui, venu 
pour faire des reproches à une femme qu'il aime, s'est vu 
au contraire accablé par elle de reproches et forcé de capi- 
tuler, tout en ayant raison, pourra relire le Misanthrope, et 
■y retrouver son portrait véritable. Il faudrait, pour parler 
et pour agir comme Raymond et Suzanne, se trouver mêler 
aux mêmes événements qui les frappent. 

Mais chez Dumas comme chez Molière, ce qu'il y a de 
remarquable, c'est l'assurance effroyable de la femme, sa 
résolution, son ingéniosité de ressources, son indifférence 
aux moyens les plus abominables . sa froideur de cœur, sa 
joie maligne dans le triomphe. Ce sont là des traits carac- 
téristiques, et l'on ne peut se flatter de nous avoir rendu 
•Suzanne, quand on les a effacés de son visage. 

5 septembre 1370. 



ALEXANDRE DUMAS FILS 221 



II 



J'ai rappelé, à propos du Demi- Monde le souvenir du 
Misanthrope. Les points de ressemblance sont bien plus 
nombreux qu'on ne le pense généralement, et que ne le 
croit sans doute Alexandre Dumas fils lui-même. Peut- 
être l'étonnerais-je , en lui disant que le Demi-Monde est 
une contre-partie, très exacte, du Misanthrope, qu'il n'a 
jamais songé à imiter. 

Il y aurait un travail bien curieux à faire, et j'en réu- 
nis avec patience les éléments ; ce serait de marquer la fi- 
liation obscure, inconsciente, d'une grande œuvre littéraire 
à une autre, qui est depuis des siècles en possession de 
l'admiration publique. On cite toujours les passages que 
Virgile a imités d'Homère, Racine de Virgile, et Corneille 
d'Alarcon. Ces emprunts ont été signalés mille fois : mais 
il y aurait quelque chose de plus délicat à saisir et à met- 
tre en lumière. Ce seraient les mêmes séries d'idées se 
reproduisant à deux ou trois siècles de distance, et se 
marquant, avec toutes les différences de formes que com- 
portent les dissemblances de goût, dans des œuvres par- 
faitement originales. Les imitateurs, ce troupeau servile, 
comme les appelle Horace, ne copient guère que l'extérieur 
des ouvrages qu'ils prennent pour modèle ; mais retrouver, 
par le propre effort de son esprit, les idées qui ont inspiré 
un écrivain mort, il y a deux cents ans ; saisir de ses pro- 
pres yeux, par la puissance d'une observation absolument 
personnelle, des caractères qui, sous leurs costumes con- 
temporains, se trouvent être les mêmes que ceux qui ont 
été peints deux siècles auparavant ; les marquer de traits 
identiques, en leur conservant l'allure et la physionomie 
moderne ; faire un portrait du jour, où un observateur at- 



222 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

tentif puisse retrouver les traits caractéristiques de per- 
sonnages antiques, ce n'est plus là de l'imitation ; c'est, 
comment dirai-je? du retroiwement, et il va, pour la cri- 
tique, un plaisir secret à surprendre ces ressemblances et 
à les rendre visibles au public. 

Le Misanthrope est tout entier, Célimène une fois mise 
à part, et nous l'avons analysée la dernière fois, dans le 
contraste d'Alceste et de Philinte. Eh ! bien ! Alceste et 
Philinte se retrouvent tous deux dans le Demi-Monde, 
avec cette différence capitale que. dans la comédie de Mo- 
lière. Alceste occupe la première place, et que, dans celle 
de Dumas fils, le principal rôle est à Philinte. OlHvier 
est un Philinte qui conduit l'action ; Raymond de Xan- 
jac est un Alceste rejeté au second plan. 

Quels sont les deux traits caractéristiques d'Alceste ? La 
logique et la passion. Alceste est avant tout un homme 
ne. Il raisonne toujours, et très droit et très net, il 
va d'un bond aux dernières conséquences des prémisses 
posées. De la pensée, il passe à la parole, et de la parole à 
l'acte, sans que rien l'arrête jamais : ni conventions so- 
ciales, ni mœurs, ni préjugés, ni habitudes. 

La mauvaise humeur n'est chez lui qu'un accessoire 
aussi plaisant que naturel. Le fond de son caractère, 
la logique, une logique implacable et impétueuse, qui le 
pousse d'une main irrésistible à travers tous les jugements 
humains. Ils lui sont indifférents, ou s'ils le touchent, ce 
n'est que par cette sorte de compassion douloureuse ou 
de colère méprisante que l'on éprouve invinciblement à 
voir des inconséquences manifestes. Quand, par tempéra- 
ment ou par habitude d'esprit, on s'est livré à cette maî- 
tresse impérieuse de la vie qui s'appelle la logique, on est 
si sûr d'avoir pour soi la justice et le droit, qu'il s'élève au 
fond de l'âme une sourde et violente irritation contre les 



ALEXANDRE DUMAS EILS 223 

cœurs pusillanimes qui n'osent point aller au bout de leurs 
idées, qui n'osent pas être eux-mêmes. 

Alcesteest l'immortel patron de ces âmes fermes et droites, 
qui n'accordent rien aux préjugés du monde, vont hardi- 
ment leur chemin, sans se soucier du qu'en-dira-t-on ! Mo- 
lière ne l'a mis aux prises qu'avec les détails un peu mes- 
quins de la politesse usuelle et de la vie des cours ; mais 
où vouliez-vous qu'il le plaçât? Il fallait bien le mettre 
dans un cadre du temps. 

Prenez cet instinct de logique et ce caractère passionné, 
qui sont les deux éléments dont se compose l'Alceste de Mo- 
lière, mélangez-les à des doses différentes, et transportez-les 
dans un autre monde, et vous aurez Raymond de Xanjac. 

Le propre des esprits mondains, comme Philinte, c'est 
d'embrasser d'un coup d'œil tous les mobiles d'actions qui 
peuvent diriger la vie dans un sens ou dans l'autre, de leur 
reconnaître à chacun leur part d'influence, et d'en faire, 
comme un dit, une cote mal taillée. Ils sont déliés, subtils, 
manœuvrant à travers les écueils du monde, sans s'y briser, 
et le plus souvent, par crainte d'erreur, pour ne point cho- 
quer les mœurs établies, ils s'abandonnent aux préjugés 
courants, ils conforment leur conduite aux idées qui do- 
minent ; ils aiment mieux sacrifier aux exigences du monde 
que d'entrer en lutte avec lui ; ou plutôt, ils ne les sentent 
pas. Il leur semble tout naturel de vivre comme on vit, et 
de mettre en pratique la grande maxime : « Il faut bien 
être comme tout le monde. » 

Les hommes logiques s'enferment au contraire avec leurs 
idées personnelles, et sans se soucier de la société qui s'a- 
gite autour d'eux, ne la connaissant même pas, ils les 
poussent jusqu'à leurs extrêmes conséquences. La langue 
moderne a un nom, moitié sympathique, moitié goguenard, 
.dont elle les désigne : ce sont des ours. 



224 QUARANTE ANS DE THEATRE 

Raymond de Nanjac est un ours. L'auteur en a fait un 
militaire, parce qu'il est convenu au théâtre qu'un soldat 
est toujours franc, et d'une franchise brusque; il l'a gardé 
durant dix ans au fond de l'Afrique, parce que s'il l'avait 
laissé parmi nous, on n'eût pas compris qu'un habitué du 
boulevard ne se fût pas peu à peu imprégné de l'esprit pa- 
risien. 

Alceste est Alceste, parce que la nature l'a fait ainsi : 
c'est une âme noble et fière, que le siècle n'a point envahi ; 
il a tout autant d'esprit, plus même que ceux qui le raillent. 
Raymond de Nanjac a en lui moins de résistance ; ce qui 
fait de lui un Alceste, c'est moins l'énergie de son carac- 
tère primordial que son éloignement du monde. Aussi 
peut-on dire qu'il est un niais. Rompre avec toutes les tra- 
ditions de la société où l'on vit, c'est d'un grand cœur ou 
d'un niais. Alceste se sauve de la niaiserie par la supériorité 
de l'âme. Raymond de Nanjac a beau être un parfait hon- 
nête homme, sa logique et sa passion ne le défendent pas 
d'être un niais, et d'être traité comme tel. 

Par la sarnbleu ! messieurs, je ne croyais pas être 
Si plaisant que je suis, 

s'écrie Alceste aux courtisans qui se moquent de ses fautes 
de savoir-vivre ; et le public lui donne raison, tout en riant 
avec les railleurs. Il sent qu'il a affaire à un grand et noble 
esprit ; et il comprend ses boutades et les excuse, contre les 
Philinte et les Acaste. 

Cette hauteur de caractère n'est pas le fait de Raymond. 
C'est un honnête homme, qui ne voit jamais qu'une idée à 
la fois, qui la suit passionnément, sans regarder ni à droite 
ni à gauche, comme un poisson court après l'appât qu'il 
gobe ; aussi ne saurait-il manquer de paraître un peu niais 
au Parisien affiné et subtil, qui se joue autour de lui, et 



ALEXANDRE DUMAS FILS 225 

]e regarde en souriant s'élancer les yeux fermés en ligne 
droite. 

Rien de plus caractéristique que la première scène où 
Raymond de Nanjac se trouve aux prises avec Ollivier de 
Jallin. Raymond vient, en qualité de témoin, s'entretenir 
d'un duel avec Ollivier. Le hasard fait qu'au moment où il 
entre dans le cabinet de son homme, il rencontre une 
femme dont il a fait la connaissance à Bade ; et qu'il aime 
déjà avec toute l'impétuosité de son caractère. Le voilà in- 
quiet, jaloux, et qui n'en témoigne rien. Avec son habitude 
de logique droite et poussée à l'extrême, il s'est fait aussitôt 
ce petit raisonnement : 

— Suzanne est chez ce monsieur, qui est garçon ; donc 
elle est sa maîtresse, donc elle me trompait sur son compte; 
donc j'ai un rival. 

Et le voilà qui roide, cassant, et d'autant plus furieux 
qu'il est obligé de se contenir, le voilà qui se met à traiter 
l'affaire de ce duel, où Ollivier et lui ne sont que témoins, 
comme si elle lui était personnelle. 

Ai-je besoin de dire à l'acteur qui nous a représenté Ray- 
mond de Nanjac qu'il ne se doute pas de cette scène : il la 
dit en homme du monde, un peu pincé. Mais point. Ray- 
mond de Nanjac est un caractère passionné. Il ne cherche 
qu'une occasion de jeter son gant à la figure de cet Ollivier. 
qu'il ne connaît pas. Quand Ollivier, l'interrompant, lui 
demande : 

— M. de Latour est de vos amis ? 

Avec quelle envie d'exciter une querelle il répond du 
ton le plus désagréable, le plus irritant qu'il puisse trouver : 

— Je connais M. de Latour, je lui serre la main et le 
considère comme mon ami. Xe mérite-t-il pas ce titre? 
Est-ce là ce que vous voulez dire ? 

. Cet « Est-ce là ce que vous voulez dire ? » ressemble fu- 

13 



226 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

îïeusement à une provocation. Si limer n'était pas un 
Parisien pur sang, un Philinte de sang-froid et plein de 
dextérité, il répondrait aussitôt : « Prenez-le comme vous 
voudrez ! » Et ces deux hommes iraient se couper la gorge. 

Mais non, cet habitué du boulevard Montmartre a vu 
d'un coup d'œil à quelle sorte de bête farouche il a affaire. 
Il le laisse aller, et puis, par des détours d'une délicatesse 
infinie, il en arrive à lui demander (ce qu'il sait fort bien, 
l'ayant deviné tout de suite) si par hasard ils sont deux 
adversaires ayant besoin de témoins, et non deux témoins 
chargés de concilier deux adversaires. 

A ce mot, Eaymond rentre en lui-même. C'est qu'il est 
une nature droite. La logique, qui est la souveraine maî- 
tresse de sa conduite, l'avertit qu'en effet il a mal agi ; et 
par une volte-face subite, qui est tout à fait dans son ca- 
ractère, et qu'à sa place Alceste aurait faite comme lui : 

— Excusez-moi, monsieur, dit-il. Nous sommes d'hon- 
nêtes gens tous les deux, nous sommes du même âge, nous 
sommes du même monde, et certainement, si je ne vivais 
pas depuis six ans, comme un ours {comme un ours, vous 
voyez, le mot y est), au fond de l'Afrique, il y a longtemps 
que nous nous serions rencontrés et que nous serions liés... 

Et aussitôt il pose la question brûlante : 

— Quelles relations, — répondez -moi, monsieur, comme 
sur l'honneur je vous répondrais si vous me faisiez cette 
question, quelles relations existent entre cette dame et 
vous? 

Comme si c'était une question à faire, comme si jamais 
un homme du monde y répondait sincèrement, comme si 
les conventions n'autorisaient pas, ne commandaient pas 
le mensonge en semblable circonstance. 

Ollivier donne naturellement la parole qu'on lui demande, 
et voilà Raymond de Xanjac rassuré. Il prend cette parole 



ALEXANDRE DUMAS FILS 227 

pour argent comptant. Elle lui suffit. Il agit en vertu de 
ce raisonnement, dont la logique est irréfutable : 

— OUivier est un homme d'honneur; et un homme 
d'honneur ne ment jamais ; or il m'a assuré que Suzanne 
n'était pas sa maîtresse ; donc... 

Aussi logique qu'Alceste, plus niais que lui. Car c'est le 
propre d'Alceste, quand il est attrapé, de s'en apercevoir, 
et de se le reprocher : voyez la scène où Célimène lui sou- 
tient que c'est une femme qui a écrit le fameux billet, et 
que, pour elle, elle l'aime toujours : 

Vous me trompez sans doute avec des mots si doux ! 

s'écrie douloureusement Alceste, et il se donne à lui-même 
toutes les raisons qui lui prouvent la réalité de son mal- 
heur; il se démontre qu'il est pris pour dupe, et il éprouve 
un cruel plaisir à l'être. Avec sa logique et sa passion, c'est 
encore un homme d'esprit. Raymond de Nanjac est ce que 
le peuple en sa langue énergique appelle un serin. 

Ollivier ne l'a pas plus tôt satisfait sur son inquiétude, 
qu'il se déclare enchanté. Il ne veut pas être en reste de 
franchise avec lui ; il va tout lui dire ; il lui conte sa vie 
passée, ses projets d'avenir : il lui demande son amitié ; il 
lui serre la main avant de prendre congé, et ne comprendrait 
rien sans doute à l'exclamation qui échappe à Ollivier après 
son départ : 

— Pauvre garçon ! 

Pauvre garçon, en effet ! car avec ses qualités généreuses 
et son ignorance du monde, il est né pour être dupe. Il le 
serait d'une intrigante vulgaire, et il est tombé sur une 
courtisane éminemment adroite et spirituelle. Il s'est laissé 
conduire, les yeux bandés, sur les confins du mariage, et il 
y entrerait en plein, si le Parisien Ollivier n'était pas là 
pour lui crier : « Casse-cou ! » 



2.8 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

La scène est bien curieusement caractéristique. 

Raymond, qui s'est lié d'une amitié tendre avec Ollivier, 
lui confie ce projet de mariage, sur lequel pourtant Suzanne 
d'Ange lui avait demandé le secret. Ollivier est légèrement 
étonné de cette confidence , et il veut avertir Raymond de 
sa sottise ; il le fait en homme du monde , en usant de ces 
réticences et de ces demi-mots, qui signifient, pour un homme 
rompu aux finesses de ce langage, tout ce qu'ils ne disent 
pas expressément. 

Un autre comprendrait aisément ces façons de parler ; ou 
il se rendrait aux avis mystérieux qui y sont enfermés, ou 
il battrait en retraite, s'esquivant par la porte de derrière 
des phrases évasives. Mais Raymond n'est pas l'homme de 
ces tergiversations, et à un mot équivoque, il répond en 
face : 

— En vous disant que j'aime M me d'Ange, mon cher Ol- 
livier, j'ai probablement oublié de vous dire que je l'estime. 

— Soit ! mon cher, n'en parlons plus : au revoir ! 

Et Ollivier veut partir. Mais Raymond l'arrête, le retient, 
le presse : 

— Dame ! mon cher, reprend Ollivier, il n'y a pas moyen 
de causer avec vous; vous tournez en mal le bien qu'on 
vous veut. Au moindre mot, vous prenez feu comme un 
canon; vous avez des raisonnements de boulet de 48 qui 
vous cassent 'bras et jambes ; c'est décourageant. 

Je vous donne un conseil d'ami, que je crois de mon de- 
voir de vous donner ; vous m'arrêtez net avec une de ces 
réponses en marbre, comme vous seul, je crois, savez les 
faire. Nous ne sommes pas familiarisés avec ces caractères 
tout d'une pièce, nous autres Parisiens habitués à nous 
comprendre à demi-mot. Vous me faites peur. 

Vous me faites peur.' C'est un peu du sentiment que doit 
éprouver Philinte vis-à-vis d'Alceste. Lui non plus, il 



ALEXANDRE DUMAS FILS 229 

n'est pas familiarisé avec ces caractères tout d'une pièce, 
qui disent à une dame qu'à son âge il sied mal de faire la 
jolie, qui rabattent la vanité d'Oronte en lui prouvant que 
son sonnet est bon à mettre au cabinet, et qui déclarent 
que, leur en coûtàt-il tout leur bien, ils voudraient, 

Pour la beauté du fait avoir perdu leur cause. 

Ollivier finit par tout dire à Raymond, tout ce qui peut 
s'avouer du moins. Mais ce n'est pas encore suffisant pour 
un Alceste, qui veut toujours pousser jusqu'au bout de la 
démonstration. En vain Ollivier s'arrête, Raymond le 
presse à chaque fois plus vivement : 

— Oui, mon cher Ollivier, quand on a commencé une 
confidence du genre de celle que vous avez commencée, il 
faut aller jusqu'au bout. 

Et c'est ainsi qu'il arrache les lettres, et qu'il se con- 
vaincrait de son erreur, s'il n'avait pas affaire à la plus 
adroite et la plus impudente coquine qui soit au monde. 
Arrive un moment où elle va être prise dans ses filets ; un 
papier, qui révèle tout son secret, est sur le point de tom- 
ber aux mains de son prétendu ; elle le dérobe, et le serre 
dans sa main fermée. 

Mais c'est là que vous retrouvez toute l'impétuosité de 
ce caractère à la fois logique et passionné. Il a soif de la 
vérité ; il veut la connaître à tout prix. Rien ne lui coûtera 
pour la conquérir, pas même la plus odieuse violence. 'Il 
court sur la baronne, et de vive force, lui étreignant le 
bras, il lui arrache la lettre. D'un Ollivier de Jalin, le 
manque de convenance serait incompréhensible. Il est tout 
naturel chez cet ours déchaîné. 

Cette vérité, il la tient, et le voilà tout aussi abattu 
qu'Alceste quand il tire de sa poche la preuve écrite de 
l'infidélité de Célimène. 



•230 QUARANTE AXS DE THEATRE 

— Tous avez fait, dit-il à Suzanne, pleurer un homme 
qui n'avait pas pleuré depuis la mort de sa mère. 

C'est un des traits caractéristiques de Raymond : comme 
il est un peu niais, il se sert volontiers de ces phrases qui 
ont cours et ne signifient rien. Il parle de sa mère, à pro- 
pos de rien. 

— Je suis bien vieille pour vous, lui dit quelque part 
Suzanne en minaudant. Et lui, au lieu de répondre par un 
de ces compliments ordinaires à la conversation du monde 
sur la jeunesse du visage et celle du cœur : 

— Et moi, répond-il, j'ai perdu ma mère, et le jour où 
l'on perd sa mère, ma chère Suzanne, vieillit un homme de 
dix années. 

À ce moment de la pièce, Eaymond se trouve juste dans 
la situation d'Alceste, après que Célimène a dédaigné de 
répondre au reproche de la lettre surprise, par une néga- 
tion formelle. 

Et tous deux s'en tirent de même. Alceste se résigne à 
fermer les yeux sur une trahison, dont il ne saurait douter. 
Eaymond consent à pardonner à cette femme tout ce 
qu'elle lui a avoué de son passé, à condition qu'elle jure 
qu'il n'y a rien autre. 

— Vous me le jurez ? dit-il avec angoisse. 

— Je vous le jure. 

— Et vous m'aimez ? 

— Tous aurais-je tout avoué, si je ne vous aimais point ? 

— Ah ! Suzanne ! je ne savais pas moi-même que je 
vous aimais tant. 

C'est bien cela. 11 est, comme Alceste, étonné, fâché, hu- 
milié, de la profondeur de cet amour, et des sottises que 
cette passion lui conseille. Il les sent, et il ne saurait s'em- 
pêcher de s'écrier avec le Misanthrope : 



ALEXANDKE DUMAS FILS 231 

Vous voyez ce que peut une indigne tendresse. 
Et je vous fais ici témoin de ma faiblesse. 
Mais à vous dire vrai, ce n'est pas encore tout, 
Et vous allez me voir la pousser jusqu'au bout. 

Et de fait, il provoque Ollivier, et se bat avec un homme, 
de l'honneur duquel il ne doute pas, pour soutenir l'hon- 
neur d'une femme dont il doute. Ce sont ses propres ex- 
pressions. 

M. Pujol peut voir, par cette analyse, comme il s'est tenu 
loin du personnage. Il en fait un homme comme il faut, 
grave, concentré et froid. C'est au contraire un Àlceste 
plus cassant, plus désagréable, plus violent et moins spi- 
rituel que l'autre. 

Tout son rôle se résume en trois mots : logique, pas- 
sionné et niais. 

Un de ces jours, nous passerons à Philinte. 

20 septembre 1870. 
III 

Nous avons, la dernière fois, étudié ensemble les Alceste 
de l'ancien répertoire et du nouveau ; il nous reste à par- 
ler des Philinte. Celui du Demi-Monde s'appelle Ollivier de 
Jalin. 

Les Philinte sont curieux à observer, parce que l'auteur 
y résume toutes les qualités, qui, de son temps, constituent 
Y honnête homme. L'honnête homme, cela s'entend, c'est 
celui que le monde appelle de ce nom ; qui remplit les con- 
ditions particulières qu'exige la société où il vit, pour mé- 
riter ce beau titre. 

J'ignore s'il y a une morale éternelle, et n'ai pas besoin 
de le savoir pour traiter la question qui nous occupe. Ce 



232 QUARANTE ANS DE THEATRE 

qu'il y a de certain, ce qui n'est pas contestable, c'est que 
chaque siècle se fait une morale, à son usage, à l'étiage de 
laquelle il mesure les mérites de chacun. Telle action qui 
ne blessait point les habitudes, les convenances de la mo- 
rale mondaine, il y a deux cents ans, en est venue, par un 
changement insensible de l'opinion publique, à les choquer 
gravement, et disqualifie celui qui se la permet. 

Les exemples se présentent en foule à l'esprit. Je n'en 
veux prendre qu'un ou deux, très gros et qui tirent l'œil. 
11 est certain que, vers le commencement du dix-septième 
siècle, tricher au jeu n'était regardé que comme une gentil- 
lesse, et ne portait qu'une atteinte fort médiocre à la répu- 
tation d'un gentilhomme. Quelques-uns même s'en van- 
taient, comme on peut le voir dans les Mémoires du duc de 
Grammont. Qui ne sait qu'aujourd'hui le même acte ferait 
chasser son homme d'un cercle, outre qu'il le mènerait en 
police correctionnelle. 

Prendre la femme du voisin n'a été, durant bien des 
années, dans un certain monde, qu'une peccadille dont les 
gens comme il faut se faisaient honneur. Xous assistons 
sur ce point de morale courante à un lent revirement des 
esprits, et il n'est pas douteux que, dans un petit nombre 
d'années, l'opinion ne se soit là-dessus mise d'accord avec- 
la loi, pour flétrir ce qu'elle condamne. 

Il y a donc une morale du siècle, ou plutôt un ensemble 
de convenances mondaines, qu'il faut connaître et respecter 
si l'on veut passer pour honnête homme. Ces convenances 
s'éloignent souvent des prescriptions de la grande morale, 
et quelquefois même la contrarient ; il n'importe, et, comme 
dit la chanson : 

C'est un vice ou deux qui font l'honnête homme. 

La première loi de l'honnête homme, ainsi entendue, c'est 



ALEXANDRE DUMA.S FILS 233 

d'être comme tout le monde ; — il faut bien faire comme 
tout le monde, c'est sa devise. Cela se fait, cela ne se fait 
pas, tout son code se résume en ces deux phrases. Il tient 
pour assuré que ce qui se fait doit se faire, et, par contre, 
qu'on ne doit jamais faire ce qui ne se fait pas. 

D'avis à lui, il n'en a pas; tous les préjugés qui gouver- 
nent la société de son temps, il les accepte comme vérités 
éternelles. A quoi lui servirait de les discuter ? N'y faudra, 
t-il pas bien conformer sa conduite, absolument comme 
s'il y croyait, et, j'en reviens toujours là, faire comme tout 
le monde ? 

Le caractère particulier d' Alceste, c'est qu'il se forme, 
sur certains points, une opinion à lui, et que, l'ayant, il la 
pousse logiquement jusqu'au bout ; il la traduit en actes. 
Alceste, en un autre temps que celui où Molière l'a placé, 
serait un révolutionnaire. 

Cette remarque est de Stendhal, dans son spirituel pam- 
phlet sur Eacine et Shakespeare. Alceste ne serait donc 
plus, — ce qu'il est, dans une société où l'on se moque des 
esprits indépendants, où l'on demande à un homme des 
bonnes manières plutôt que des idées justes, — il ne serait 
plus ridicule. Il pourrait devenir terrible. Ce serait une 
autre pièce ; le personnage n'aurait pas changé en son 
fond. 

Pour Philinte, il ne sera jamais rien que Philinte sous 
tous les gouvernements et dans tous les ordres d'idées ; en 
religion, il se ploiera, sans croire, aux convenances extérieu- 
res du culte imposé ; en art, il admirera ou feindra d'admirer 
ce qui est à la mode dans le monde où il vit, et ne s'élèvera 
jamais au-dessus de l'idéal de son temps; en philosophie 
comme en morale, il s'accommodera à toutes les opinions 
reçues, et les défendra, sans conviction bien profonde, mais 
pour être du bel air ; en politique, il tiendra toujours pour les 



234 QUARANTE ANS DE THEATRE 

gouvernements établis, pourvu qu'ils donnent l'ordre et 
assurent les loisirs de l'esprit. 

C'est un honnête homme et l'honnête homme ne s'in- 
surge jamais contre les habitudes de son époque, contre les 
mœurs régnantes, contre les préjugés officiels, en un mot, 
contre rien de ce qui existe. Cela existe, donc cela est bon, 
donc cela est indiscutable. Rien de plus ridicule que d'al- 
ler là contre. 

L'Ollivier du Demi- Monde est un Philinte. Honnête 
homme, il l'est, et la chose n'est point douteuse ; car tous 
les personnages qui s'agitent autour de lui ne cessent 
de lui jeter ce nom à la tête, et lui-même se le décerne 
modestement. — Ah ! c'est beau, un honnête homme ! s'é- 
crie Suzanne, — Mademoiselle, tous épousez le plus hon- 
nête homme que je connaisse, dit à son tour Raymond à 
M lle de Saucenaux, qui va se marier avec Ollivier. — Entre 
honnêtes gens, dit Ollivier, parlant de lui-même. Ce nom 
d'honnête homme revient sans cesse dans la comédie. 
C'est qu'en effet, Ollivier réunit en lui toutes les qualités 
qui ont fait l'honnête homme, à ce moment de notre 
siècle, où l'a peint Dumas fils. 

Prenez-le, cet honnête homme, et vous verrez aisément 
où en sont nos mœurs. A l'heure où s'ouvre la pièce, il a, 
de compte fait, trois maîtresses à la fois, ou, pour parler 
plus exactement, trois intrigues. Il aime en secret, et sans 
trop s'en rendre compte, M Ue de Saucenaux ; il est l'amant 
déclaré de Suzanne, et il a noué des relations avec une 
dame de Lornan, femme mariée, à qui il fait la cour. 
Ecoutez avec quelle désinvolture il parle de cette dernière 
affaire ! comme l'adultère lui paraît chose de peu d'impor- 
tance ! Les passages sont trop étendus pour être cités ; 
mais ils sont bien caractéristiques, et j'y renvoie le lecteur. 

De sentiment vrai, profond, passionné, vous n'en trou- 



ALEXANDRE DUMAS EILS 235 

verez pas ombre à travers ces intrigues. Les Philinte 
s'amusent, ils n'aiment pas. Ils finissent par faire d'assez 
bons maris ; car ayant pour principe de suivre le train or- 
dinaire des habitudes du monde, ils offrent à une famille 
ce qu'on appelle des garanties , et les jeunes filles les pren- 
nent aisément pour faire une fin. Le trait a été merveil- 
leusement observé et rendu par Molière. 

Tandis que la grande âme d'Aleeste est comme agitée 
d'un perpétuel orage, Philinte, qui a su apprécier tous les 
mérites d' Eliante, trouve qu'elle ferait une excellente mé- 
nagère, une compagne agréable, dont il se pourrait faire 
honneur dans le monde. Eliante, de son côté, se sent bien 
un petit faible pour Alceste, ce cœur impétueux ! mais c'est 
une fille raisonnable ; elle se fait à elle-même les raison- 
nements que lui tiendrait une mère sage : elle se dit que 
Philinte lui fera faire, sur une route unie, par le grand 
chemin, dans une voiture bien suspendue, sans cahots, ni 
secousses, le voyage de la vie , et que c'est là , après tout, 
le bonheur. Et tous deux, du ton le plus poli, mais le plus 
détaché, se font, en convenant de se marier ensemble, une 
déclaration d'indifférence réciproque. 

— Je ne vous aime pas beaucoup, dit Eliante à Philinte ; 
mais si Alceste épouse Célimène, je me résoudrai sans trop 
de regrets à accepter votre main. 

— Et moi, de même, répond Philinte, je ne mourrai pas 
de chagrin si vous vous mariez avec Alceste ; mais je serais 
vraiment fort aise de vous avoir pour femme. 

Cette absence de passions profondes, qui est le propre 
des Philinte, se marque chez Ollivier par l'indécision des 
sentiments qui, d'un bout à l'autre de Faction, flottent à 
l'aventure, sans pouvoir se fixer nulle part. 

Quand la pièce commence, il n'est qu'à moitié épris de 
Suzanne : c'est pour lui une liaison aimable. « Elle est 



236 QUARANTE AXS DE THÉÂTRE 

libre, dit-il, elle se prétend veuve, elle n'a plus vingt ans, 
elle se met à merveille , elle a de l'esprit, elle sait con- 
server les apparences; pas de danger dans le présent; pas 
de chagrins dans l'avenir; car elle est de celles qui pré- 
voient toutes les éventualités d'une liaison, et qui mènent 
en souriant, avec des phrases toutes faites, leur amour de 
convention jusqu'au relais, où il changera de chevaux. J'ai 
pris cette liaison-là, comme un voyageur qui n'est pas 
pressé prend la poste, au lieu de prendre le chemin de fer ; 
c'est plus gai, et l'on s'arrête quand on veut. » 

Vous voyez qu'il n'y a pas là une grande exaltation de 
tendresse ! c'est de moins bon goût, c'est moins correct 
que le mariage de Philinte et d'Eliante; c'est la même 
indifférence spirituelle. Suzanne arrive, et d'un air dégagé 
annonce à Ollivier qu'elle le quitte, et Ollivier se reprend 
d'un certain intérêt curieux pour elle. 

C'est le dépit qui est en jeu, et non l'amour. Un homme 
n'est jamais bien aise quand il s'est arrangé une bonne 
petite liaison, avec qui il compte faire un joli bout de che- 
min, qu'on vienne, comme cela, lui dire : Bien le bonsoir ! 
j'en aime un autre. 

Ollivier est piqué dans son amour-propre, gêné dans 
les aises de sa vie ; et le voilà qui se remet à tourner au- 
tour de Suzanne : Est-ce passion ? il le dit ; mais pas le 
moins du monde : c'est chagrin de se voir supplanté ; c'est 
ce sentiment obscur qu'il peut bien, lui, le grand moqueur, 
prêter à la raillerie des autres ; qu'il est, lui, le maître dis- 
tributeur des ridicules, exposé à ce qu'il y a de plus cruel 
pour les Philinte, le ridicule de la déception. 

Il hésite sans cesse entre le regain de cette passion, avi- 
vée par le dépit, et le goût qu'il a pour M me de Lornan, et 
cette inquiétude d'un sentiment nouveau, qui le pousse 
davantage chez M lle de Saucenaux, à mesure qu'il la con- 



ALEXANDRE DUMAS FILS 237 

naît mieux. La volonté forte manque aux Philinte ; il ne 
sait donc pas ce qu'il aime, ni ce qu'il doit chercher de 
préférence; il erre à tâtons dans le dédale de ses contra- 
dictions ; et , pour me servir du joli mot de Marivaux , il 
ne voit pas clair dans son cœur. 

Il ne voit pas plus clair dans son devoir. L'incertitude 
est le lot naturel de ces âmes faibles, irrésolues, qui n'ont 
pas, dans la vue nette du devoir, une boussole exacte de 
conduite. Elles ne suivent d'autre guide que le préjugé du 
monde, mais il est bien des cas où cette lumière tremblante 
et confuse n'éclaire qu'à demi une conscience peu sûre de 
son chemin. 

Molière n'a point mis Philinte à cette épreuve. C'est 
que Molière, ainsi que je l'ai remarqué dans mon dernier 
feuilleton, a donné la première place au rôle d'Alceste, 
rejetant l'autre au second plan. M. Dumas, fils, au con- 
traire, a voulu mettre et a mis en pleine lumière Ollivier 
de Jalin. Il l'a donc étudié de plus près, et sous un plus 
grand nombre d'aspects caractéristiques. 

Voyez Ollivier dans la grande scène où il rapporte à Su- 
zanne les lettres compromettantes qu'elle lui a redeman- 
dées. Il trouve à sa place Kaymond, et à la suite d'un 
entretien, où il avoue qu'il a, en effet, ces lettres dans la 
poche, Raymond les lui demande. Ollivier les refuse d'a- 
bord. C'est là le devoir strict, certain, indiscutable. Un 
esprit droit, une conscience nette, un Alceste ne verrait 
pas plus loin. 

La logique, une fois cette prémisse posée, que des let- 
tres appartiennent uniquement à la personne qui les a 
écrites, ne lui permettrait pas de les remettre entre d'autres 
mains, sous quelque prétexte que ce fût. Mais lui, qui est 
flexible et inconsistant, qui regarde les choses humaines 
par tous les côtés, et trouve à tout des excuses ; lui qui, ne 



238 QUARANTE ANS DE THEATRE 

consultant que le préjugé, trouve, selon le point de vue 
où il se place , plusieurs voies à suivre, et prête l'oreille à 
des conseils très différents et parfois contradictoires, sans 
savoir auquel s'arrêter, observez par quelle escobarderie il 
se tire, — l'honnête homme qu'il est ! — de la situation dé- 
licate où il s'est mis volontairement. 

« Écoutez, Raymond, vous ne me pardonnerez jamais 
d'avoir dit la vérité. Moi , je ne puis m'en repentir ; car 
j'ai agi comme j'ai cru de mon devoir d'agir. Je suis venu 
pour remettre à M me d'Ange, ou pour lui laisser, si je ne 
la trouvais pas chez elle, des papiers qui lui appartien- 
nent, depuis l'instant où elle me les a redemandés. Les 
voici sous enveloppe et cachetés. M me d'Ange est sortie ; je 
dépose ces papiers sur sa table pour qu'elle les trouve en 
rentrant. Je viendrai dans une demi-heure savoir si elle 
les a trouvés. Maintenant, mon cher Raymond, faites de 
la situation ce que bon vous semblera. » 

Et quand Suzanne lui adresse des reproches, de très 
justes reproches, sur la façon dont il l'a traitée, il n'a pas 
grand'chose à lui répondre : 

« Vous avez raison, lui dit-il. J'ai peut-être cédé à un 
mauvais sentiment, à la jalousie, en croyant céder à la 
vois de l'honneur. A cause de Raymond, j'ai eu raison de 
parler ; à cause de vous, j'aurais dû me taire, le proverbe 
a raison : La parole est d'argent et le silence est d'or. 
Cependant, à ma place, il n'est pas un honnête homme 
qui n'eût agi comme moi ! » 

Il le dit, et il a raison, s'il prend l'honnête homme au 
sens où l'était Philinte. Mais le vrai honnête homme, celui 
qui connaît et pratique la grande honnêteté, outre qu'il 
ne se fût pas mis probablement dans la position où se 
trouve Ollivier, aurait assurément trouvé un autre moyen 
d'en sortir. 



ALEXANDRE DUMAS FILS 239 

Il n'eût pas accusé une femme, il n'eût pas laissé aux 
mains de son fiancé des lettres qui pouvaient détruire 
son bonheur; ou, s'il eût jugé à propos d'éclairer Ray- 
mond, il eût proclamé haut et franchement les aveux 
qu'il eût cru de son devoir de faire ; il en eût assumé à 
visage découvert toute la responsabilité ; il ne se fût pas 
dérobé derrière ce moyen terme, où s'arrête Ollivier, l'hon- 
nête homme. 

Ame irrésolue, cœur flottant, conscience indécise, tels 
sont les traits caractéristiques auxquels on reconnaît les 
Philinte, qui ne suivent d'autre loi morale que le préjugé 
du monde , où le hasard de la vie les a jetés. 

Il en est deux autres, tout à leur avantage, qui les 
distinguent. Le premier, c'est l'esprit. Ils ont beaucoup d'es- 
prit. Il est à remarquer que les sceptiques, tels que sont 
les Philinte, sont, en effet, très spirituels. Comme ils ne 
s'entêtent point d'une idée, et qu'ils ne se laissent point 
emporter par la passion, ils ont le loisir de considérer les 
choses humaines par tous leurs côtés, et d'en tirer des 
rapprochements inattendus, qui étonnent et qui assurent. 

Le mérite extrême, le mérite prodigieux de Molière, 
c'est d'avoir su donner de l'esprit même à Alceste, dont 
les boutades sont étincelantes de verve, et je dirais d'hu- 
mour, si le mot se trouvait être du temps. Dumas, lui, n'a 
su faire qu'un niais de Raymond de Xanjac. En re- 
vanche, il a donné tout l'esprit dont lui-même est doué à 
Ollivier de Jalin. 

Philinte n'en manque pas; prenez-y garde! ce n'est 
pas un raisonneur ordinaire. Il ne ressemble en rien au 
Cléante du Tartufe, qui a le goût et l'allure d'un prê- 
cheur. Xon, il plaisante agréablement; il manie l'ironie 
avec grâce ; telle que peut être celle d'un homme de cœur 
vis-à-vis d'un ami qu'il estime. Aussi n'aimai-je point à 



240 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

voir ce personnage sous les traits un peu trop marqués 
pour lui de Maubant, qui le joue d'ordinaire. 

Maubant lui prêté son débit ferme, sa voix âpre et son 
geste commandant, qui ne sont point de mise ici. C'est 
Bressant que je voudrais voir dans ce rôle, avec son 
visage souriant, sa voix ronde et molle, son bien- dire 
onctueux, toute la bonne grâce et la bonne humeur de sa 
personne. Ce serait le vrai Philinte, et il donnerait leur 
vrai sens à ces jolis vers : 

Je ne vois pas pour moi que le cas soit pendable ; 
Et je vous supplierai d'avoir pour agréable 
Que je me fasse un peu grâce sur cet arrêt, 
Et ne me pende pas pour cela, s'il vous plaît ! 

Bien d'autres passages sont dans ce goût, qu'il faudrait 
dire d'un ton léger, avec une désinvolture spirituelle, en 
homme du monde, en homme aimable, en Philinte. 

Mais Molière n'a fait qu'indiquer ce trait, dans un per- 
sonnage qui est de second plan. Dumas y a au contraire in- 
sisté, avec beaucoup de farce. Son Ollivier a ce coup d'œil 
vif, rapide et net du Parisien, qui lui fait découvrir à la fois 
tous les angles par où l'on observe un objet ; et des com- 
paraisons qui lui sautent ainsi aux yeux, jaillit une source 
de mots, les uns profonds, les autres vifs, et de simple 
amusement, tous spirituels. 

Aussi ne suis-je point du tout de l'avis de ceux qui con- 
damnent chez Ollivier ces longues tirades où il se complaît, 
décrivant tous les mondes parisiens, et surtout celui dont il 
s'est plus spécialement occupé : le demi-monde. Elles sont 
tout à fait dans le caractère du personnage. 

Par cela même qu'il ne prend parti sur rien, il observe 
tout avec la sagacité d'un philosophe indifférent, qui a le 
regard aiguisé du Parisien, et il aime à verser dans une 



ALEXANDRE DUMAS FILS 241 

oreille amie le résultat de ses observations, ne fût-ce que 
pour se donner à lui-même le plaisir d'une conversation, où 
abondent les réflexions piquantes, les remarques railleuses. 
Quoi de plus joli en ce genre que l'apologue du panier de 
pêche à quinze sous, qui est dans toutes les mémoires ! 

Comparez ce passage et tout ce qui le suit avec la fa- 
meuse tirade du Misanthrope de Molière : 

Mon Dieu! des mœurs du temps mettons-nous moins en peine, 
Et faisons un peu grâce à la nature humaine. 

Vous verrez qu'à travers l'énorme différence des idées 
du langage, du style, c'est le même fond d'esprit ; que Phi- 
linte et Ollivier, à deux siècles de distance, et sous cette 
diversité de costumes qui les rendent méconnaissables l'un 
à l'autre, sont le même philosophe pratique et le même 
homme d'esprit. 

A cet esprit, qui est leur qualité dominante, il faut join- 
dre le courage. Molière ne l'a point marqué dans Philinte, 
mais il ne l'a pas oublié dans Acaste, qui est à Philinte ce 
que serait un petit crevé d'aujourd'hui à Ollivier de Jalin : 

« Et l'on m*a vu pousser dans le monde une affaire 
D'une assez vigoureuse et gaillarde manière. » 

De même, Ollivier est brave. Ce n'est pas qu'en soi la 
lâcheté soit uue chose laide et honteuse ; c'est qu'elle dis- 
qualifie un homme, et l'empêche d'être bien vu dans la 
bonne compagnie. C'est qu'il est bien porté d'accepter un 
duel, les causes même en fussent-elles assez peu raisonna- 
bles, et qu'encore un coup, il faut faire comme tout le 
monde. 

Le duel où Ollivier risque sa vie ne termine rien ; il le 
sait bien lui-même : 

« Depuis huit jours, dit-il à Raymond qui le provoque, 

14 



242 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

vous n'attendiez que l'occasion de me chercher une que- 
relle, et je ne suis venu ici, moi, que pour vous fournir 
cette occasion. Vous croyez qu'un coup d'épée tranchera le 
nœud dans lequel vous êtes pris, va pour le coup d'épée. 
Je suis à vos ordres. » 

Il est impossible de faire entendre plus clairement : « Ce 
duel est, en saine raison, inutile et absurde. Mais c'est 
l'usage qui le veut : allons nous battre ! » 

Car lorsqu'on est du monde, il faut bien que l'on rende 
Quelques dehors civils que l'usage demande. 

En voilà assez. Il me semble que, dans cette série de 
feuilletons, j'ai rendu sensible, pour tout lecteur attentif, 
cette parenté, cette filiation mystérieuse du JIisant/(/-oji>> 
au Demi-Monde. 

Dumas n'a point copié Molière ; il ne l'a pas même imité. 
Mais comme les types persistent toujours les mêmes, et tou- 
jours divers à toutes les époques, l'auteur du Demi-Monde 
a, par un effort d'observation personnelle, étudié sur le vif 
Célimène, Alceste, Philinte, et, comme l'influence des siè- 
cles n'avait modifié que leur extérieur, nous retrouvons 
dans les deux œuvres les traits principaux, qui n'ont pas 
varié. 

19 septembre 1S70. 






LE FILS NATUREL 



Dumas a encore sur le cœur l'accueil relativement froid 
que le gros du public a fait à l'une de ses meilleures comé- 
dies, le Fils naturel; au Gymnase d'abord, lors de la créa- 
tion , puis plus tard, quand elle fut reprise à la Comédie- 
Française. Il l'attribue à la hardiesse qu'il a eue de montrer 
un fils né d'amours illégitimes qui, retrouvant à l'âge de 
vingt-cinq ans. lorsqu'il s'est déjà fait un nom lui-même, 
ie père qui n'a pas voulu jadis lui donner le sien, ne témoi- 
gne pour ce père, inopinément rencontré, ni tendresse ni 
respect, et froisse ainsi les préjugés de la foule, habituée 
aux expansions que provoquent les noms sacrés de père et 
de fils. 

Et Dumas, avec cet arc qu'il possède à un suprême de^ 
gré, de ramasser toutes ses idées sous une forme dramatique, 
imagine un dialogue entre l'excellent directeur du Gymnase 
M. Montigny et lui, aux dernières répétitions du Fils na- 
turel. 

— Et alors, après tout cela, disait Montigny, le père et 
le fils ne vont pas se jeter clans les bras l'un de l'autre ? 

— Non, répondait Dumas. 

— Le spectateur serait si heureux de ce mouvement. 

- — Toute la donnée de ma pièce mène et doit mener à la 



•244 QUARANTE AXS DE THEATRE 

solution contraire. Je ne l'ai faite que pour cette solution 
nouvelle. 

— C'est bien dur. 

— Ça doit être ainsi. 

— Vous perdez vingt à vingt-cinq représentations avec- 
vôtre dénouement. 

— Je les retrouverai peut-être plus tard. 

Dumas n'en arrive à cette conclusion dernière qu'après 
une longue dissertation sur ce qu'il appelle le théâtre utile, 
et où il fait intervenir tous les noms de l'antiquité, Cor- 
neille, Shakespeare, Molière : Molière surtout : il se plaît à 
montrer que les fils de Molière sont encore moins respec- 
tueux pour leurs pères que son fils naturel ; qu'on leur passe 
cependant leurs insolences, et pourquoi ? C'est que Molière 
a fait du théâtre utile , c'est qu'il a voulu montrer que, 
lorsqu'un père s'abandonnait à une passion vilaine ou cri- 
minelle, son fils ne pouvait plus pour lui concevoir que du 
mépris, et c'était cette vérité morale que Molière avait ex- 
primée sur la scène à sa façon d'auteur dramatique. 

Il y a dans toute cette préface, comme dans toutes celles 
qu'écrit Dumas, beaucoup de mouvement ; mais elle n'est 
pas bien claire, et il est assez difficile d'en suivre les déve- 
loppements. C'est que Dumas ne définit pas les mots dont 
il se sert : théâtre moral, théâtre utile ; il s'attache, chemin 
faisant, à un détail qu'il présente avec une netteté et une 
puissance extraordinaires, et il y oublie son thème : on l'y 
oublie avec lui. Il est moins philosophe qu'auteur drama- 
tique. 

Débrouillons tout cela. 

Voici la Seine qui vient de déborder, les eaux inondent 
la plaine. Il y a plusieurs façons d'envisager cet accident : 
l'ingénieur cherchera les causes du fléau ; il calculera ce 
qu'il est tombé de pluie ou fondu de neige dans telle con- 






ALEXANDRE DUMAS FILS 245 

trée, ce qu'en a pu absorber la terre, ce que le lit ordinaire 
du fleuve en peut contenir, et, sur ces données, il annonce 
les progrès de la crue ; il fait son œuvre de savant. 

L'artiste, lui, ou l'amateur, ou l'homme du monde, s'en 
va sur un pont ou monte sur quelque point élevé, et il 
admire la sublime horreur du spectacle. Il peut même cher- 
cher à la rendre, s'il est peintre. 

Quant à la foule, elle est surtout sensible au désastre. 
L'inondation fait d'énormes ravages : les maisons croulent, 
des familles entières qui n'ont pas eu le temps de s'échap- 
per, crient vainement au secours et périssent ou écrasées 
ou noyées... Si, au lieu de parler de ces malheurs en gé- 
néral, on en prend un, bien touchant, et si on le met sous 
les yeux des lecteurs, on est sûr de tirer des larmes de tous 
les yeux. 

Et en même temps on excite contre cette aveugle et stu- 
pide inondation une sourde colère. Il s'élève dans l'âme 
humaine comme un ressentiment mystérieux contre l'ab- 
surde cruauté des choses. Ces pauvres gens ! qu'avaient-ils 
fait pour mourir ainsi ? Ils étaient bons , laborieux ; ils ve- 
naient de se marier; un enfant venait de leur naître, et il 
faut qu'une miit le fleuve débordé enfonce les murs de leur 
maison, crève leurs planchers et les emporte comme [de 
simples épaves, et cela sans raison, contre toute équité. C'est 
un malheur qui crie vengeance au ciel. Et, de fait, l'homme 
atterré de la catastrophe s'en prend à Dieu ; il le blasphème ' 
ou l'invoque, le suppliant de remettre un peu d'ordre dans 
la nature, de la forcer à se ranger aux lois de l'éternelle 
justice. 

Toutes les fois qu'une force naturelle se révèle à nos 
yeux par une manifestation éclatante, il y a des gens — ce 
sont les philosophes — qui en calculent l'intensité et les 
effets ; il y en a d'autres qui en suivent avec curiosité ou 

14. 



24G QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

admiration le développement, ce sont les artistes, et enfin 
la foule est infiniment plus frappée des désordres et des ca- 
lamités qu'elle soulève, et elle conçoit un étonnement mêlé 
de dépit et de chagrin contre ces brutalités qui offensent 
l'idée qu'elle se fait de la justice. 

Il va sans dire, n'est-ce pas, qu'un philosophe peut être 
artiste, et un artiste philosophe, et que tous deux peuvent 
sentir comme la foule, quand ils sont foule eux-mêmes. Ce 
sont des catégories commodes pour la distribution des idées. 

Dans le monde moral comme dans le monde physique, 
il y a des forces qui ne sont autres que les passions. Ces 
forces ne provoquent guère l'attention quand elles coulent 
paisiblement dans le lit que leur a creusé l'état social. Mais, 
aussitôt qu'elles s'enflent et débordent, elles deviennent, 
elles aussi, un sujet d'examen. 

Et il se trouve aussi pour les étudier des moralistes qui 
calculent et l'énergie qu'elles déploient et les résistances 
qu'elles rencontrent ; des auteurs dramatiques ou roman- 
ciers qui, jugeant que toute manifestation d'une force est 
un beau spectacle, la peignent ou plutôt la montrent vivante 
et agissante, indifférents ou à peu près au mal qu'elle cause, 
heureux de la voir s'ébattre comme un cheval sauvage en 
toute liberté. 

Et puis, il y a le public, qui, lui, est infiniment plus 
sensible aux malheurs que toute passion violente, et par 
cela même devenue égoïste et féroce, ne manque jamais de 
semer sur son chemin. Le sentiment qu'il a de la justice 
s'éveille à ces ruines ; il souhaite passionnément ou que les 
misérables qu'elle a injustement dépouillés de leur bonheur 
soient relevés par une main plus puissante et remis, au 
dernier moment, en possession de leurs biens, ou du moins 
que celui qui les a fait souffrir soit puni et souffre à son 
tour. Il veut que l'on fouette de verges l'inondation. 



ALEXANDRE DUMAS FILS 217 

Dumas prend ses exemples dans Shakespeare et Molière ; 
il me permettra bien de les prendre chez lui. Ouvrez le 
Demi-Monde. 

Quel est le sujet du drame ? L'amour d'un naïf pour une 
courtisane, c'est-à-dire l'amour le plus bête et le plus enragé 
qu'il y ait au monde. Dumas a calculé en moraliste la puis- 
sauce d'aveuglement que cette passion met au cœur de 
l'imbécile qui s'y est laissé prendre, et, comme il est artiste 
en même temps, il nous a montré l'homme qui en est pos- 
sédé allant toujours de l'avant, tête baissée, malgré les 
spirituels avertissements d'Ollivier de Jalin, malgré les re- 
montrances de M. de Thonnereins, malgré les indices de 
vérité que le hasard des événements lui fait tomber aux 
mains ; c'est une force lancée, et Dumas, qui en suit le 
mouvement et nous le rend sensible aux yeux, fait son 
œuvre de moraliste et de poète dramatique. 

Si cette force va jusqu'au bout de son action, si ce dé- 
chaîné de Raymond de Xanjac épouse la fausse baronne 
Suzanne d'Ange, le public, qui a regardé d'abord avec une 
curiosité vive monter le fleuve, se sentira froissé par ce 
malheur irréparable dans l'intérêt qu'il porte et au pauvre 
héros et à la justice. Car sa conscience se révolte à l'idée 
qu'un si honnête garçon confie son honneur et son nom à 
une si méchante drôîesse. 

Savez-vous bien que, dans la vie réelle, l'inondation ne 
s'arrêterait pas, et Raymond de Xanjac épouserait la belle ? 
C'est lui qui tuerait Ollivier de Jalin d'un coup d'épée, qui 
se marierait, de rage, avec Suzanne. Et qu'arriverait-il ? Qu'il 
apprendrait un jour la vérité, ou que sa femme le trompe- 
rait, qu'il se ferait sauter la cervelle après l'avoir poignar- 
dée, que l'enfant né de leur mariage traînerait, pauvre or- 
phelin, comme un boulet, le souvenir déshonorant de sa 
mère, etc., etc. 



243 QUARANTE ANS DE THEATRE 

Mais Dumas a eu compassion de son public et il a pré- 
féré composer avec lui. Ollivier de Jalin ne reçoit qu'un 
coup d'épée insignifiant, arrache des yeux de son ami les 
coquilles dont ils étaient couverts, rompt enfin le mariage 
proposé et dit à la baronne : 

— Ce n'est pas moi qui empêche votre mariage, c'est la 
raison, c'est la justice, c'est la loi sociale qui veut qu'un 
honnête homme n'épouse qu'une honnête femme. 

Il aurait pu ajouter : C'est le public qui le veut aussi. 

La passion ne s'embarrasse ni de raison, ni de justice, ni 
de loi sociale. C'est une force qui, une fois débridée, pousse 
jusqu'aux extrêmes conséquences où son aveugle instinct 
l'emporte, faisant litière de tous les obstacles; et cela est si 
vrai, que chez les maîtres de la scène ou du roman, chez les 
peintres impassibles de la vie humaine, les Shakespeare et 
les Balzac, elle aboutit le plus souvent à la mort ou à la folie. 

Mais les écrivains dramatiques, le plus souvent, tiennent 
compte de la façon dont le public a coutume d'envisager 
les choses. Ils consentent à satisfaire ce besoin de vengeance 
dont il est animé contre les excès de la passion, à donner 
un contentement à cet esprit de justice qui le porte à s'in- 
téresser aux malheureuses victimes de cette passion, et, 
comme ils sont après tout les maîtres des événements, puis- 
qu'ils peuvent, sur le théâtre ou dans le roman, les tourner 
à leur fantaisie, ils les accommodent au goût de la foule. 

Il ne font, en agissant ainsi, ni du théâtre moral, ni du 
théâtre utile. 

Ils observent la passion et en notent les progrès : c'est 
leur métier de moralistes ; ils la peignent vivante , la mon- 
trent en action : c'est leur métier d'auteurs dramatiques ; 
ils songent ensuite à leur public : tantôt ils croient mieux 
de faire des concessions à ses préjugés, et ce n'est pas moi 
qui leur en voudrai jamais pour cela, tantôt ils espèrent 









ALEXANDRE DUilAS FILS 249 

eu avoir raison et passent outre, à leurs risques et périls, et 
comme dit Dumas lui-même dans sa préface : 

— Je retrouverai peut-être plus tard les vingt-cinq re- 
présentations que je consens à perdre aujourd'hui. 

Le mot est très juste et très profond. Voulez- vous que 
nous nous en rendions compte ensemble ? Le public, disais- 
je tout à l'heure, ne peut voir les choses avec le transcen- 
dantalisme philosophique de l'ingénieur et du peintre, je 
veux dire du moraliste et de l'écrivain dramatique ou du 
romancier. Il les regarde à un point de vue particulier ; il 
aime celles qui lui paraissent conformes à la moralité et à 
la justice ; il hait les autres, et il n'en admet pas plus la 
nécessité que l'enfant ne pardonne à la porte qui l'empêche 
de sortir ; il pleure de la voir fermée et la frappe, pour la 
punir, de coups de poing inutiles. 

On pourrait établir des règles fixes et invariables sur les 
sentiments du public, si la moralité était elle-même une 
chose invariable et fixe. 

Mais les idées et les principes dont se compose la mora- 
lité sont, au contraire, comme disent les philosophes, dans 
un perpétuel devenir, et la moralité d'un temps n'a bien 
souvent rien à démêler avec la moralité d'un autre. 

La moralité n'est en effet qu'un ensemble de conven- 
tions sur lesquelles repose la société humaine, telle qu'elle 
est constituée en un certain temps, daus un certain pays. 

Ces conventions changent de siècle en siècle. 

Nous n'avons ni sur le mariage, ni sur l'adultère, ni sur 
la propriété, ni sur la religion, ni sur le jeu des passions, 
ni sur quoi que ce soit les mêmes idées que les gens du dix- 
septième siècle, et à plus forte raison que ceux du seizième 
ou ceux de l'antiquité. 

En voulez-vous des exemples ? 
.Les reproches qu'adresse la princesse Georges, dans la 



25fl QUARANTE ANS DE THEATRE 

pièce de ce nom, à son mari et auxquels nous nous asso- 
cions aujourd'hui, auraient paru du dernier ridicule à nos 
arrière-grands-pères, qui tenaient à honneur de ne point 
aimer leur femme, qui vivaient ostensiblement avec des 
maîtresses, et eussent trouvé d'une souveraine inconvenance 
que celle qui portait leur nom se tourmentât et les tour- 
mentât pour ces bagatelles. 

Cet Alphonse que Dumas (je choisis à dessein tous mes 
exemples chez lui), cet Alphonse que Dumas a montré si 
répugnant et qui nous a tous soulevé le cœur, fait grande 
et charmante figure dans l'ancien répertoire ; vous le verrez 
sans cesse tenir le haut du pavé dans les pièces de Lesage, 
de Regnard, de Dancourt ; et même chez Molière, dans le 
Bourgeois gentilhomme, ce Dorante, qui est l'honnête homme 
de la pièce, qu'est-ce autre chose qu'un Alphonse avec de 
grandes manières ? 

Le baron de Latour du Demi-Monde est conspué par tout 
le monde comme un escroc, parce qu'il triche au jeu : c'é- 
tait jadis peccadille, que dis- je là ? cela était bien porté, et 
je vous renvoie, dans le Joueur de Regnard, à la fameuse 
scène de M. Toutabas, professeur de trictrac, qui savait 
corriger l'injustice des dés, scène que l'on supprime aujour- 
d'hui, parce qu'elle nous serait choquante ; on en riait jadis. 
La moralité a changé. 

Xe me parlez pas, je vous supplie, de morale éternelle, 
immuable... Ce n'est pas la question. Qu'il y ait un idéal 
de moralité, vers lequel l'humanité tend sans cesse et à la 
lumière duquel les penseurs jugent les actions des hommes, 
je le veux croire. Mais il ne s'agit pas de cela pour le mo- 
ment. Nous n'avons en vue ici que l'idée qu'un certain 
public se forme de la moralité, puisque c'est à ce public-là 
qu'au théâtre nous avons affaire. 

Eh ! bien, la moralité pour le public des théâtres, pour la 



ALEXANDRE DUMAS FILS 251 

foule, c'est l'ensemble des idées, des préjugés, des senti- 
ments qui forment pour ainsi dire la trame de la vie con- 
temporaine. Il juge immoral et par conséquent injuste tout 
ce qui en sort ou bien y contredit. 

Mais vous comprenez bien que, parmi ces idées, beaucoup 
sont fausses. Ainsi, pour s'en tenir aux exemples précités. 
il est certain que tricher au jeu est une action déshonnête, 
que se faire entretenir par une maîtresse est une action avi- 
lissante, que planter là une femme fidèle pour jeter sa for- 
tune et son amour aux pieds d'une courtisane, est une 
mauvaise action. 

On n'en sentait point l'infamie, il y a un siècle ou deux, 
parce qu'elles faisaient partie intégrante de la moralité de 
ce temps-là. On les hait et on les méprise aujourdlmi, 
parce qu'il y a eu sur ces divers points une révolution 
dans les mœurs. 

Xous avons, nous aussi, parmi les préjugés dont se com- 
pose notre moralité, un certain nombre d'idées avec les- 
quelles nous vivons en bonne intelligence, et dont l'avenir 
se chargera de démontrer la fausseté. 

N'en prenons qu'une : 

Il est admis aujourd'hui (pas par les prédicateurs, cela va 
sans dire ; mais, je le répète, il n*est ici question que du 
public de théâtre ; je ne parle donc que des opinions mon- 
daines) ; il est donc admis qu'un jeune homme de famille 
bourgeoise peut faire la cour à une jeune fille pauvre, ' 
cueillir la fleur de sa virginité, et, ce qui est pis encore, 
l'abandonner enfin quand elle va devenir mère. 

A supposer que ce dernier point semble douteux aux 
consciences timorées et délicates, il est certain que pour le 
moment (en 1883), il n'est pas déshonorant, il n'est pas 
contre la moralité courante de prendre, hors de son monde, 
une jeune fille sage et de se marier avec une autre quand 



252 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

on est en âge de faire une fin. Il y a plus : il paraîtrait 
presque monstrueux, à la société où l'on rit, d'épouser la 
petite ouvrière dont on a eu un enfant, et cette société 
ferait grise mine aux deux époux. 

C'est la moralité d'aujourd'hui. 

Sera-ce la vérité de demain ? A toutes sortes de symp- 
tômes très significatifs, dont le moindre n'est pas l'acquit- 
tement à jet continu des femmes qui tuent ou essaient 
de tuer des amants infidèles, je commence à croire qu'il 
s'opère à cet égard une lente évolution dans nos mœurs. 

Quand sera-t-elle terminée ? Je l'ignore. 

Mais, pour l'heure, le préjugé est encore dans toute sa 
force. Le public qui vient au théâtre y arrive donc imbu 
de ce préjugé; et ce sentiment de justice qu'il porte en soi, 
et à l'aide duquel il juge les événements que lui présente 
le dramaturge, s'exercera dans le sens de ce préjugé. 

Cela est évident. 

Eh ! bien, Dumas convoque la foule à son Fils naturel. 
Que lui montre-t-il ? 

Un père qui fait précisément ce que la moralité lui con- 
seillait de faire. Il avait rencontré dans la maison paternelle 
une petite couturière ; il lui avait conté fleurette ; elle avait 
cédé ; il était devenu père ; il avait donné une somme de... 
pour assurer l'avenir de la mère et de l'enfant, et il avait 
épousé une fille de sa condition. 

Eh! bien, tout cela n'est-il pas parfaitement correct? 
N ! a-t-il pas agi là en galant homme et conformément à la 
moralité de 1860, qui est encore, dans une certaine mesure, 
celle de 1883 ? 

Aussi, lorsque vingt-cinq ans après le fils retrouve son 
père et lui reproche son abandon, il n'y a pas moyen : tout 
le public est contre lui. Tout le monde se dit : À la place 
du père, j'en aurais fait autant. Que nous vient chanter ce 



ALEXANDRE DUMAS FILS 253 

jeune homme avec ses grands mots ? Ça n'est pas juste. 

Et il le dit d'autant mieux qu'il a reçu de son éducation 
première, qu'il a trouvé dans l'atmosphère des idées am- 
biantes, un préjugé qu'il a respiré dès son enfance et dont 
il est tout imprégné : c'est celui qui fait du père un être 
sacré; c'est celui qui veut qu'à ces doux noms de père et 
de fils, même alors qu'ils ne se sont jamais connus, un 
sentiment s'éveille de respect chez l'un, de tendresse chez 
l'autre, qui se traduise par une manifestation quelconque. 

C'est un préjugé absurde, j'en conviens. Mais, au théâ- 
tre, il ne s'agit pas de savoir si l'idée ou le sentiment du 
public est absurde. Il a cette idée ou ce sentiment, et il ne 
laisse ni l'un ni l'autre au vestiaire en y déposant son pa- 
letot. Si bien que, lorsqu'il voit Jacques demander des 
comptes à son père ou le blaguer, il est doublement froissé, 
d'abord parce que le père s'est correctement conduit, et en- 
suite parce qu'il porte ce nom de père. 

Dumas a beau se récrier et dire : 

— Mais vous applaudissez à telle scène de Y Avare ou 
des Fourberies de Sca/pîn , où les fils disent bien d'autres 
insolences à leurs pères, sans parler des tours pendables 
qu'ils leur jouent. 

Ce n'est pas du tout la même chose. 

Le public qui écoute une pièce de Molière est arrivé au 
théâtre avec un préjugé plus fort que tous les autres préju- t 
gés, et qui emportera toujours la balance; et ce préjugé, 
c'est que Molière est le maître des maîtres ; c'est que ses 
pièces sont des chefs-d'œuvre consacrés par deux siècles 
d'admiration, et que s'il a montré un fils faisant donner 
des coups de bâton à son père, c'est qu'apparemment il fal- 
lait cpie les coups de bâton fussent reçus pour que la per- 
fection du chef-d'oeuvre fût accomplie. 

Ce préjugé est très ridicule; mais encore une fois nous 

15 



254 QUARANTE ANS DE THEATRE 

sommes au théâtre, et forcés de compter avec les préjugés 
du public, quelque absurdes, quelque extravagants que 
soient ces préjugés. 

Il s'y joint cette idée que ces choses-là se passaient, il y a 
deux siècles, que peut-être étaient-ce les mœurs de ce temps. 
En -tout cas, on n'a pas besoin d'en faire la comparaison au 
nôtre, et aucun père de l'an 1880 ne se sent atteint des coups 
de bâton que Géronte reçoit de son fils par les mains de 
Scapin. 

Il est vrai qu'on peut demander comment le public du 
dix-septième siècle a pu, lui, accueillir sans murmurer ces 
coups de bâton, qui infligeaient à l'autorité paternelle un si 
cruel outrage. 

Eh ! mon Dieu ! c'est qu'en ce temps-là l'autorité pa- 
ternelle n'était point menacée et qu'elle souffrait aisément 
qu'on la bafouât sur les planches. Les pouvoirs les moins 
discutés sont les plus tolérants. A l'époque où le catho- 
licisme était tout-puissant, le clergé ne se fâchait point des 
plaisanteries salées qui couraient de toutes parts sur son 
compte. C'était le temps des contes grivois sur les curés 
et sur les moines. Tout cela ne tirait pas à conséquence. 

Molière avait affaire ensuite à un public moins nom- 
breux et plus lettré que n'est le nôtre. Les quatre ou cinq 
mille bourgeois qui formaient le public ordinaire du théâtre 
au dix-septième siècle étaient familiers avec les souvenirs 
de l'antiquité classique. Ils retrouvaient dans ces coups de 
bâton de Scapin un souvenir des mystifications dont les 
pères de Plaute et de Térence étaient victimes, sur le théâ- 
tre de cette Eome, où l'autorité paternelle était cependant 
établie sur des bases si fermes. Us écoutaient donc ces 
scènes où les Gérontes sont tournés en ridicule avec le 
même esprit que nous apportons nous-mêmes aujourd'hui 
aux pièces de Molière. 



ALEXANDRE DUMAS FILS 255 

Ajoutez encore que chez Molière ces situations inquié- 
tantes sont traitées avec un feu de verve comique qui em- 
porte tout. La scène est si plaisante, qu'on n'a pas le loisir 
de se demander si elle est indécente ; elle ne laisse pas le 
temps de la réflexion. 

Molière enfin n'a jamais l'air de plaider une thèse. V< »yez, 
par exemple, comme il arrive dans l'Avare, à cette fameuse 
scène oii Harpagon est insulté et bafoué par son fils. Il 
regarde agir cette passion, cette force, qu'un appelle l'a- 
varice, après l'avoir lâchée à travers la famille et la société. 

— Yoilà ce qui se passe, vous dit-il. L'avare n'est plus 
un père; quand il lance sa malédiction à Cléaute, son fils, 
le jeune homme se sauve en lui jetant au nez la phrase 
gouailleuse : Je n'ai que faire de vos dons ! 

Est-ce une leçon qu'il prétend donner ? Point du tout ? il 
suit le développement de la passion qu'il a entrepris d'é- 
tudier, il en note les progrès et il nous les fait toucher au 
doigt. Il ne plaide point, il ne philosophe point, il ne mo- 
ralise point : il fait œuvre d'artiste simplement. 

Dumas est moins désintéressé, à ce qu'il semble. 

Il entreprend d'établir une vérité qui, pour le moment, 
est un paradoxe. 

Le public se révolte et lui donne tort. 

Maintenant, il y a cent à parier contre un que, l'évolu- 
tion dont je parle ayant achevé de s'opérer dans les mœurs, 
le Fils naturel, s'il est repris plus tard, ne rencontrera plus 
les mêmes résistances, puisque le public n'arrivera plus au 
théâtre avec les mêmes préjugés. L'œuvre ne sera plus con- 
sidérée que pour ses qualités littéraires : et qui sait? peut- 
être alors ne trouvera-t-on pas Jacques assez dur envers 
son méprisable père. 

5 mars 1883. 



LES IDÉES DE MADAME AUBRAY 



Une impression qui doit être vraie, car elle est générale, 
et je l'ai trouvée chez tous ceux qui sortaient du Gymnase, 
c'est une impression d'étonnement et d'inquiétude : 

— Eh ! bien, après ? disaient-ils. 

Yoilà un jeune homme de bonne famille, honnête et 
riche, qui épouse une fille du peuple, qui a failli. Après ? 
Est-ce que l'auteur nous conseille de prendre pour épouses 
des filles-mères ? Il parle beaucoup de la régénération de 
la femme : croit-il qu'après ce mariage, la question ait 
avancé d'un pas ? Les conditions spéciales où il a mis ses 
personnages se représenteront- elles une seule fois dans la 
suite des siècles ? Et ces conditions même étant données, 
M rat ' Aubray a-t-elle raison ou tort de donner le consente- 
ment qu'on lui demande ? 

— C'est raide ! dit l'auteur lui-même. 

Raide, soit; mais cela est-il à imiter? Cela résout-il en 
quelque façon le problème posé par la comédie ? U ne fille 
du peuple a été abandonnée de son séducteur, le jour 
même où elle est devenue mère : la loi ne peut rien pour 
elle, et c'est elle que la société flétrit. Dumas prend la ques- 
tion sous toutes ses faces, l'examine à loisir, et conclut à la 
faire épouser par un autre que par le père de l'enfant. Est- 
ce là une solution pratique ? 



ALEXANDRE DUMAS FILS 257 

Chez d'autres, le dénouement d'une pièce ne tire pas à 
conséquence. Il n'est qu'une façon plus ou moins heu- 
reuse de terminer une action dont on ne sait comment 
sortir. C'est le point final mis à une phrase qui n'est pas 
achevée. Retranchez ou changez tous les dénouements de 
Molière, la comédie reste debout. 

La vie réelle n"a point de dénouements. Rien n'y finit, 
parce que rien n'y commence. Tout s'y continue. Tous les 
événements se tiennent; chacun d'eux plonge par un bout 
dans la série des faits qui le précèdent, et va par l'autre 
bout se perdre dans la série des faits qui le suivent. Les 
deux extrémités trempent dans l'ombre et nous échap- 
pent. Il faut bien au théâtre couper à quelque endroit ce 
fleuve ininterrompu de la vie, l'arrêter à quelque accident 
du rivage. 

Chose difficile! aussi le public est -il d'assez bonne com- 
position sur les dénouements. Il y en a de très beaux, et 
il les applaudit. Mais s'ils sont faux ou mal venus, peu 
lui importe, pourvu que la pièce lui ait fait plaisir. 

M. de La Seiglière, au quatrième acte, dément tout à 
coup son caractère ; il consent de la façon la plus brus- 
que et la plus inattendue à un mariage dont il devrait 
avoir horreur. Que voulez-vous ? il faut bien finir, et ren- 
voyer le spectateur content. La jeune fille est mariée à 
celui qu'il aime ; on n'en veut pas davantage. On sait bien 
qu'il faut être coulant sur les dénouements au théâtre. 
L'auteur les plaque tels quels à un drame, dont l'intérêt 
est dans la conduite de l'action ou le développement des 
caractères. 

Mais il n'en va pas ainsi dans une pièce de Dumas fils. 
Il la construit tout entière en vue du dénouement. Tout 
l'effort de sa pensée se porte à le rendre vraisemblable et 
nécessaire. Ses comédies sont de vrais problèmes de géo- 



258 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

méfcrie ; on y arrive par une invincible suite de raisonne- 
ments à la vérité qu'il fallait démontrer. 

Étant donné une jeune fille qui a failli, et qui garde 
près d'elle un témoin de sa faute, comment la faire épou- 
ser par un jeune homme, qui n'est pas le père de l'enfant, 
avec l'agrément de sa mère, et l'approbation du public ? 

Yoilà le problème. Mais où était la nécessité de le poser 
et de le résoudre? Quelle vérité en devait jaillir? quel 
fruit en pouvait-on tirer pour la conduite de la vie ? 

— Eh! bien, après? 

Et qu'on ne voie pas, dans cette critique où j'insiste si 
vivement, une simple chicane de mots. Si les Idées de Ma- 
dame Aubray ont laissé dans l'esprit de tant de gens un 
peu d'incertitude et comme un secret malaise, c'est qu'ins- 
tinctivement on cherchait à la pièce une conclusion éco- 
nomique, philosophique ou morale, et qu'on ne la trouvait 
pas. C'est qu'on ne pouvait croire que Dumas se fût pro- 
posé ce sujet comme une gageure contre l'impossible, 
comme une partie d'échecs où, pour un joueur habile, le 
mat est forcé en six coups ; c'est qu'on regardait par delà 
et qu'on n'y apercevait que les deux mots d'Arnal : 

— C'est raide ! 

Il ne faut donc prendre la comédie nouvelle que comme 
un tour de force, ou, si la comparaison vous semble dé- 
sagréable, comme un de ces problèmes de géométrie aussi 
difficiles qu'inutiles à résoudre, et que les savants se pro- 
posent pour s'entretenir la main, pour se prouver à eux- 
mêmes leur supériorité. Une fantaisie d'artiste. 

Cela posé, la chose est faite de main de maître. Le 
drame tout entier, caractères, événements et situations, 
pousse d'un élan irrésistible vers la solution où tend l'au- 
teur, et vous y jette, bon gré mal gré, ahuri, convaincu. 
Prenez chaque scène l'une après l'autre, il n'y en a pas une 



ALEXANDRE DUMAS FILS 259 

qui ne soit une explication, une excuse, une préparation, 
et d'un seul mot un acheminement au dénouement final : 
c'est le triomphe de la logique, une logique serrée, ardente, 
implacable. 

Trois personnages conduisent l'action : la jeune fille, la 
mère et son fils. Tous trois sont, par leur caractère, dirigés 
vers ce mariage impossible, qui doit être le couronnement 
de l'œuvre. 

La jeune fille est une des plus heureuses trouvailles 
d'Alexandre Dumas fils. Elle a commis une faute, sans 
savoir même ce qu'elle faisait. On ne lui a donné aucune 
notion de morale ni de pudeur : elle a trouvé très naturel 
de se livrer à qui la soutenait, elle et sa mère ; elle est in- 
consciente, car la conscience est, comme le reste, un fruit 
de l'éducation. 

Elle obéit aux instincts de nature. Le jour où elle s'est 
sentie mère, elle a aimé le petit être qu'elle portait dans 
son sein, comme la chatte aime ses petits ; elle s'est ensuite 
dévouée à lui, sans croire que ce fût là un sacrifice, ni 
qu'il y eût à tout cela la moindre honte. 

Son séducteur l'a quittée, pour se marier à une autre. 
Rien ne lui semble plus naturel. Elle savait bien que les 
gens de sa condition n'épousent point une fille de son es- 
pèce. Il lui a, en partant, assuré une rente à elle et à son 
fils. Elle lui en sait gré; car il n'était obligé à rien, et il 
lui a fait la vie douce, exempte du travail qu'elle n'aime 
point : elle n'a pour lui que de la reconnaissance. 

Et voyez comme cette conception est habile. Supposez 
que cette jeune fille eût senti pour son premier amant une 
passion vraie et forte, le dénouement devenait bien plus 
difficile à faire accepter. Telle qu'on nous la présente, elle 
est vierge, sinon de corps, d'âme tout au moins, et même 
de sens. 



200 QUARANTE AXS DE THEATRE 

Le mari nouveau n'a point de souvenir importun à 
combattre. Elle a profondément oublié l'accident bizarre 
qui l'a rendue mère, sans qu'elle y fût pour rien. Cet en- 
fant, il est vrai qu'elle l'a mis au monde; mais le hasard 
l'a conçu, en dehors d'elle, sans sa participation. Elle esc 
devenue mère, et n'a jamais été maîtresse. 

Ces distinctions peuvent sembler subtiles ; elles sont 
prises dans la vérité. Rousseau et après lui les philo- 
sophes spiritualistes ont beau s'écrier, en belles phrases : 

« Conscience! conscience! instinct divin, flamme im- 
mortelle, etc., etc. » La conscience s'apprend ; elle ne se 
fait entendre que si on lui a enseigné à parler : elle est née 
de la civilisation, et se perfectionne avec elle. 

Ces natures inconscientes, qui font le mal sans savoir ce 
qu'est le mal, ni même s'il y a un mal, ne sont point rares 
chez les gens qui n'ont reçu aucune éducation. Et si nous 
descendions au dedans de nous-mêmes, si nous remon- 
tions le cours de notre vie, nous serions très surpris d'y 
trouver des actions, que nous ne commettrions plus sans 
remords, et qui nous ont semblé, à l'heure où elles nous 
échappaient, les plus naturelles du monde. 

C'est que notre conscience a suivi les progrès de notre 
âge et de notre esprit : elle est devenue plus sensible, plus 
délicate. L'instrument de précision s'est amélioré : il a été 
porté à un plus haut point de perfection. 

Cette création fait donc le plus grand honneur à Du- 
mas, et suffirait à tirer de pair le drame nouveau. Elle est 
neuve, et en même temps elle est vraie. Mais ce qui est 
encore plus remarquable, c'est qu'elle est dans la logique 
de l'action, c'est qu'elle est faite pour préparer et pour 
excuser le dénoûment. 

Le personnage de M me Aubray est bien moins aisé à 
comprendre et à définir. Je me trouvais hier à un dîner 



ALEXANDRE DUMAS FILS 201 

où chacun en donna son explication, et là-dessus s'enga- 
gèrent des discussions passionnées qui n'aboutirent point. 
Et pourtant ceux qui se prenaient ainsi aux cheveux n'é- 
taient pas les premiers venus ; ils se connaissaient en lettres 
et en théâtre. 

J'ai retrouvé dans le grand public la même incertitude ; 
la foule qui ne juge que par le gros bon sens n'a pas des 
idées plus nettes là-dessus que les délicats qui subtilisent et 
raffinent. 

Et n'est-ce pas là un défaut ? Peut-on mettre à la scène 
des caractères si complexes qu'il soit impossible de dé- 
mêler, au premier coup d'œil, les mobiles qui les font 
agir ? Les personnages très simples et tout d'une pièce ne 
sont-ils pas l'essence de la comédie ? 

Je ne sais ; mais je n'ai à donner ici que mon impression 
particulière : je raffole de cette M me Aubray. Cette com- 
plication même est peut-être ce qui me charme le plus en 
elle. J'y retrouve quelques femmes de ma connaissance, 
qui savent, comme elle, beaucoup de choses à la fois, et ne 
savent pas plus qu'elle ce qu'elles désirent au fond. 

— C'est une bonne femme, disent les uns, un peu tra- 
cassière, un peu dominante, mais sensée et juste, et qui 
cédera quand elle verra la douleur de son fils et l'équité 
de sa cause. 

— C'est une femme chrétienne, disent les autres, tout 
imbue de vraie religion, que la pente de ses principes et de 
ses sentiments mène à pardonner toute faute, à relever, 
fût-ce au prix de ses préjugés détruits, toute créature 
tombée. 

— Eh ! non. s'écrie-t-on à côté : c'est une exaltée, une 
Krudner. Xe la voyez-vous pas, dès la première scène, qui 
appelle son mari mort depuis vingt ans : « Je le vois, dit- 
elle, il est là, il m'inspire, il me conseille. » Toutes les 

15. 



262 QUARANTE ANS DE THEATRE 

énergies de tempérament qu'elle n'a pas dépensées dans un 
autre amour se sont reportées et concentrées dans une 
seule idée, la régénération sociale de la femme, qui est de- 
venue une idée fixe, je dirais presque une monomanie, si 
le mot n'emportait en soi une idée de défaveur qui est loin 
de la pensée de l'auteur. 

Le dada à peine enfourché, la voilà qui prêche, qui mo- 
ralise, ne tenant plus compte ni des nécessités de la vie, ni 
des conventions admises, ni de l'opinion du monde. 
Comme les mystiques, qui passent par-dessus la tête des 
prêtres pour s'élancer d'un bond jusqu'à Dieu, elle foule 
aux pieds les lois de la morale ordinaire, pour s'élancer 
d'un coup d'aile à la morale universelle, immuable, qu'elle 
embrasse d'un invincible amour. 

De ces trois portraits, quel est le véritable ? Tous trois 
ensemble, et c'est cela qui m'en plaît. Il y a un peu de 
tout dans cette femme singulière, que Dumas a sans doute 
copiée sur nature. Elle est vraie, elle sonne plein. 

C'est une exception, disait-on autour de moi. Si l'on en- 
tend par là qu'il y a peu de femmes qui soient absolument 
taillées sur le patron de M me Aubray, on a raison sans 
doute. Mais que de femmes retrouveront dans les idées de 
M me Aubray quelques-unes de leurs aspirations secrètes. 
X'mit-elles pas toutes de ces engouements irréfléchis pour 
le bien ? Xe sont-elles pas toutes poussées par cette manie 
convertissante et prêcheuse ? Une fois en proie à l'idée fixe, 
ne s'y abandonnent-elles pas plus franchement, plus ar- 
demment que l'homme, qui est tiraillé en tous sens par les 
devoirs plus nombreux de la vie et se tient, par cela même, 
plus en équilibre ? 

Et si la religion intervient dans leur façon de penser et 
de sentir, ne l'accommodent-elles pas toutes, comme fait 
M me Aubray, au tour de leur esprit particulier? Xe se 



ALEXANDRE DUMAS FILS 263 

croient-elles pas ingénument chrétiennes, en avançant des 
monstruosités qui les eussent fait, il y a deux siècles, brûler 
en place publique ? 

On peut dire qu'en général les femmes ont d'instinct 
compris et applaudi M"" Aubray. C'est qu'à sa place beau- 
coup eussent, sinon agi, au moins pensé comme elle ; c'est 
qu'elles se sont reconnues là dans ce qu'elles peuvent avoir 
de meilleur; c'est qu'elles sont des créatures Imaginatives, 
exaltées, amoureuses de morale et de vertu, et toujours ca- 
pables d'un coup de tête, si les idées qu'elles aiment sont 
en jeu. 

C'est un caractère bien curieusement fouillé que celui 
de M me Aubray ; plus on tourne autour, plus on y découvre 
de traits singuliers et profonds. Mais avant tout, et sur- 
tout, il est tracé de façon à rendre vraisemblable le dé- 
noûment du drame. Aucune résolution n'étonnera d'une 
femme ainsi bâtie, et l'on sera conduit à trouver qu'en ac- 
cordant son consentement au mariage de son fils, elle est 
conséquente à ses idées et à ses passions. 

Toute l'action du drame est arrangée de telle sorte que 
les moindres événements pèsent sur M mC Aubray, et la 
poussent dans le sens de sa détermination future. Chaque 
acte l'achemine fatalement, et par l'irrésistible logique 
des faits, à ce dénoûment, où son caractère l'a déjà prédis- 
posée. 

Je ne puis ici reprendre la pièce scène à scène : et le 
pourrais-je, je ne le ferais pas. Le secret d'ennuyer est 
celui de tout dire. Mais c'est une étude amusante que vous 
pouvez tous essayer. Il n'y a pas un mot qui ne tende, qui 
ne précipite à ce mariage, si improbable. 

Tous rappelez-vous cette scène qui nous a si fort effa- 
rouchés le premier soir, et qui étonne bien encore un peu 
aujourd'hui, quand M me Aubray veut marier sa protégée à 



•v,4 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

un jeune gandin qu'elle connaît à peine, sous prétexte 
qu'ayant mis lui-même des filles à mal, il doit réparation 
au sexe et à la morale en épousant une fille qui a failli. 

La situation est, en effet, singulière. Elle peut s'expli- 
quer pourtant, si l'on considère que M me Aubray est em- 
portée par une idée fixe, qu'elle a perdu la juste notion des 
choses; qu'elle s'est envolée, loin de la pratique ordinaire 
de la yie, dans les nuages de ses spéculations. 

Mais ce qu'il faut surtout considérer, c'est que la scène 
est absolument nécessaire pour justifier le dénoûment. 
Toutes les raisons que M me Aubray donne à cet étranger, 
qu'elle enveloppe, qu'elle presse de ses théories, vont à 
l'acte suivant se retourner contre elle. Son fils la battra 
en brèche avec ses propres arguments ; elle sera prise aux 
filets qu'elle a tendus elle-même. 

Et son caractère est tel qu'elle ne pourra échapper aux 
conséquences des principes qu'elle aura posés elle-même. 
Concevez-la aussi exaltée, mais moins foncièrement hon- 
nête et droite. Elle se sauvera, au moment décisif, par 
quelques-unes de ces portes de derrière que trouvent 
toujours les esprits de mauvaise foi. 

Elle, non pas. Prenez-y garde : le dialogue est admirable. 

— Voyons ! ma mère, dit le fils à M me Aubray ; de - 
puis cette première faute, Jeannine n'en a pas commis 
d'autre ? 

— Ah ! elle me l'a dit du moins. 

C'est le premier cri de la femme irritée : Elle me l'a 
dit ! Cela signifie : Dois-je avoir foi à sa parole ? J'en pense 
ce que je peux ! Yeut-on se fier à une fille de la sorte ? 

— Et toi, le crois-tu ? ajoute le fils. 

Ici, l'on s'adresse directement à sa loyauté : si elle dit 
oui, son consentement est au bout ; mais elle est honnête ; 
jamais le mensonge n'a souillé ses lèvres. 



ALEXANDRE DUMAS FILS 265 

— Je le crois, dit-elle avec effort. 

Je le crois ! Le mot est bien simple ; mais la situation le 
rend très beau et lui donne une force extrême. Oui, elle 
croit que cette fille, en dépit d'une faute, est une brave, 
sincère et pudique enfant. Elle le croit ! son aven même la 
condamne à céder. 

Tout se réunit contre elle : ses idées qu'elle a exposées 
tout le long de la pièce, son mépris qu'elle a étalé des ju- 
gements du monde, la proposition qu'elle a faite à un autre 
d'épouser cette fille, la foi qu'elle a en sa vertu, et jusqu'à 
ce sentiment chrétien qui conseille le pardon, sentiment 
qu'elle porte au fond de son cœur : comment ne serait-elle 
pas vaincue ? 

Elle l'est : 

— Epouse-la, s'écrie-t-elle. 

Et tout le public se laisse entraîner avec elle à l'inéluc- 
table nécessité de la situation. C'est raide ! mais ce n'était 
pas possible autrement ! 

Dumas a donc gagné son procès; mais j'en reviens à 
mon point de départ : 

Le procès valait-il la peine d'être engagé? On s'aper- 
çoit, la comédie une fois terminée, qu'elle se tient en l'air, 
ou du moins qu'elle ne repose que sur une base de fan- 
taisie. 

Et maintenant, je n'ai pas dit un mot des questions so- 
ciales que l'auteur a soulevées de toutes parts, comme la 
poussière du chemin, en traversant l'action de sa pièce. 
C'est l'honneur de Dumas qu'on puisse se promener ainsi 
autour de ses œuvres, les examiner à divers poiuts de vue, 
et trouver partout matière à discussion. 

Au lieu que beaucoup de comédies modernes ne fournis- 
sent guère qu'à une rapide analyse, à une appréciation 
' sommaire, celles de Dumas ont ce mérite extrême de pro- 



•20(5 QUARANTE ANS DE THEATRE 

voquer la réflexion, d'être un sujet d'études toujours non- 
veau. 

Vous pouvez les revoir plusieurs fois, et les scènes mê- 
mes, qui ne vous plairont point en elles-mêmes, auront 
encore cet avantage d'exciter en vous la pensée ; elles vous 
donneront un plaisir sérieux et durable ; elles prêteront à 
de longues et intéressantes conversations. Ce sont , comme 
disait Rabelais, des os médullaires à ronger. Nous y re- 
viendrons peut-être encore quelque jour, pour en extraire 
ce qui reste de moelle. 



2ô mars 1807 



TI 



Les Idées de Madame Aulray ont atteint, cette semaine, 
au Gymnase, leur centième représentation. C'est le moment 
de parler d'une sorte de manifeste qu'a publié Dumas fils 
sur son œuvre, et qui a fait quelque bruit. 

Quelques feuilles religieuses ayant loué les tendances de 
la pièce nouvelle , Dumas fils crut devoir leur écrire, poul- 
ies remercier d'abord, et pour leur exposer ensuite quel 
avait été son but en composant les Idées de Madame Au- 
Ira ij '. Je croyais tout bonnement, comme vous, comme tout 
le monde, que ce but avait été de faire une comédie qui lui 
rapporterait un peu de gloire, beaucoup d'argent, et ce qui 
vaut mieux qu'argent et gloire, l'intime satisfaction d'avoir 
produit une belle œuvre. 

Xon, Dumas était poussé d'une autre idée : c'est lui qui 
l'assure, du moins, et en style fort embrouillé, comme il 
arrive souvent aux artistes qui cherchent à expliquer leurs 
ouvrages, et quand ils ont sonné midi , veulent absolument 
marquer quatorze heures. C'est ainsi que des compositeurs 



ALEXANDRE DUMAS FILS 267 

ne se contentent pas d'écrire de la musique qui plaise ; ils 
prétendent encore, à l'aide des sons, régénérer le monde : 
que des peintres trouvent un sens humanitaire et social à 
leurs tableaux, et se répandent, sur leurs propres œuvres, 
en commentaires où personne, sans en excepter eux-mêmes, 
ne voit goutte. 

La lettre de Dumas, un esprit si clair pourtant, et si net ! 
n'est pas beaucoup plus facile à comprendre que les abs- 
tractions métaphysiques de Wagner, et elle n'est guère mieux 
écrite. Chose étrange ! cet homme qui, dans ses comédies, 
ou quand il conte et décrit, a le style si décisif, si tranchant, 
ne se retrouve plus, quand il s'agit d'exposer ses théories, 
de suivre un raisonnement. Sa phrase, pour me servir 
d'une comparaison familière aux typographes, sa phrase 
tombe en pâte. C'est un effroyable gâchis, où pendent de 
côté et d'autre des bouts d'idées interrompues. 

La première de toutes, celle où insiste le plus Dumas, 
c'est que les Idées de Madame Aubray ont été faites pour 
réconcilier la religion catholique avec le théâtre. Tous en 
seriez-vous jamais douté ? Et, maintenant que Dumas vous 
a dit son secret, croyez-vous la chose aussi avancée qu'il le 
suppose ? 

Diantre! réconcilier la religion avec le théâtre, ce ne 
sont pas des prunes que cela ? Mais Dumas sait-il seulement 
sur quel principe est fondée la réprobation dont le catholi-. 
cisme a toujours poursuivi les œuvres dramatiques ? Il l'i- 
gnore à coup sûr ; car il n'eût point ajouté, comme il le fait 
dans la suite de son raisonnement, que l'essence du théâtre 
était d'amuser. 

Oui, cela est vrai, il faut, avant tout, qu'une pièce di- 
vertisse son public ; mais c'est justement le plaisir qu'elle 
donne qui met la religion en défiance et qui arme ses fou- 
dres. Le catholicisme croit que cette terre est une vallée de 



268 QUARANTE AXS DE THEATRE 

larmes, où les hommes ne doivent avoir d'autre pensée que 
de faire leur salut. Toute distraction qui les détourne doit 
être proscrite, ou du moins suspectée. Il a bien été obligé, 
sur un grand nombre de points, de composer avec les ha- 
bitudes du siècle, d'admettre des tempéraments, et de se 
relâcher de la rigueur du principe; mais là où il est secondé 
par les circonstances, il l'applique dans toute son inflexibi- 
lité. 

Le théâtre avait contre lui la facilité des mœurs qu'il 
autorise, et que même, dans une certaine mesure, il com- 
mande ; les souvenirs licencieux de l'art païen ; le débraillé 
cynique des premières œuvres qu'il représenta à l'heure où 
il revint à la lumière, chez les nations chrétiennes : il affi- 
chait hautement, même dans ses œuvres les plus morales, 
la prétention d'amuser : il fut condamné sans rémission, et 
il ne pouvait point ne pas l'être. 

Il faudrait que le catholicisme , pour changer d'avis sur 
•la matière, se reconstituât tout entier sur de nouvelles 
bases. Si la société moderne a le théâtre en honneur, c'est 
qu'à son insu peut-être elle a donné à sa morale un autre 
fondement que la religion, c'est qu'elle suit d'autres maxi- 
mes de vivre. Son catéchisme serait plutôt cet admirable 
quatrième livre de Y Éthique de Spinosa, où ce grand phi- 
losophe explique si bien pourquoi la joie est saine et nous 
rapproche de Dieu. 

« Il n'y a, dit-il, qu'une farouche et triste superstition 
qui défend de se divertir. Car en quoi est-il plus convenable 
d'apaiser la faim et d'éteindre la soif que de chasser la 
mélancolie ? Aucune divinité ne nous tient à vertu les 
larmes, les sanglots, la crainte et autres moyens de cette es- 
pèce, qui sont d'une âme impuissante. Mais user des choses 
et s'en délecter, autant qu'il peut se faire, non pas à la vé- 
rité jusqu'au dégoût, car ce n'est plus là se délecter, c'est 



ALEXANDRE DUMAS FILS 269 

le fait d'un homme sage. Oui, dis-je, il est d'un homme 
sage de se refaire par une nourriture et les boissons mo- 
dérées et agréables, et de se récréer: ainsi, par les parfums, 
par le charme des plantes verdoyantes , par la parure, par 
la musique, par les divertissements gymnastiques et l'équi- 
tation.y'-'/' les théâtres, et les autres amusements dont cha- 
cun peut user, sans aucun dommage pour autrui. » 

Spinosa prouve sa théorie avec cette rigueur de raison- 
nements mathématiques qu'il apporte à- toutes ses démons- 
trations. Mais il n'est pas question pour le moment de savoir 
si elle est vraie : ce qui est certain, c'est qu'elle est en con- 
tradiction manifeste avec les principes du catholicisme, et 
que les Idées de Madame Aubray, qui, de l'aveu même de 
leur auteur, ont pour but l'amusement, ne changeront rien 
à cette incompatibilité d'humeur. 

Tout ce que nous demandons à un écrivain, c'est de nous 
faire une belle œuvre. Elle est morale, par cela seule qu'elle 
est belle ; car elle ouvre notre âme à la joie, qui est saine 
de sa nature, et, selon l'expression de Spinosa, nous rap- 
proche de Dieu. Il m'est fort indifférent que les idées 
qu'exprime M mc Aubray soient justes ou fausses : j'en saurai 
bien faire la différence moi-même; mais ce que je veux, 
c'est que le personnage soit conséquent jusqu'au bout au 
caractère que l'auteur lui a donné, c'est qu'il ait une phy- 
sionomie particulière, c'est qu'il vive : si la morale qu'elle 
prêche est mauvaise, c'est à moi de la rectifier. Il ne s'agit 
pas ici de morale, mais d'art. 

Tenez, un exemple qui rendra bien sensible ce que j'en- 
tends. 

Au second acte, M me Aubray presse Barantin de re- 
prendre sa femme, par qui il a été trompé, et qu'il a chassée 
de chez lui. Barantin fait des objections très sensées, parle 
des préjugés du monde, de la nécessité de s'y soumettre 



270 QUARANTE ANS DE THEATRE 

dans une certaine mesure, et poussant à sa vieille amie un 
de ces arguments que l'on appelle ad homînem : 

ce Que votre fils entende un jour tenir sur sa mère un 
propos qui l'outrage, il sautera au visage de celui qui l'aura 
tenu, et il fera bien. Où sera le chrétien, alors? Ce sera l'é- 
tat social et le sentiment qui reprendront leurs droits ! » 

Que répond M me Aubray à ce coup droit : 

« Aveugle que vous êtes! s'écrie-t-elle, vous ne voyez 
donc pas qu'elle ne suffit plus cette morale courante de la 
société? et qu'il va falloir en venir ouvertement à celle de 
la miséricorde et de la réconciliation? que jamais celle-ci 
n'a été plus nécessaire qu'à présent ? que la conscience hu- 
maine traverse à cette heure une des plus grandes crises, 
et que tous ceux qui croient en Dieu, doivent ramener au 
bien par les grands moyens qu'il nous a donnés lui-même, 
tous les malheureux qui s'égarent? » 

Voilà la réplique. Eh bien ! elle est excellente, si vous la 
considérez en artiste ; absurde au point de vue de la morale. 
Que demande l'art ? Qu'un personnage parle conformément 
au caractère qui lui est attribué... M me Aubray est une il- 
luminée, et nous savons tous combien cette espèce de 
femmes se paie aisément d'idées vagues et de grandes 
phrases : comme elles sont promptes à l'exclamation, comme 
elles s'imaginent avoir détruit une raison de fait en la cou- 
vrant d'un nuage d'expressions abstraites. Je suis donc en- 
chanté de la tirade de M me Aubray. Elle me semble d'une 
observation très vraie, profonde et fine en même temps. 

Mais voici que Dumas me crie : Je suis de l'avis de 
M 1 "" Aubray, elle est mon porte-paroles et celui de la mo- 
role. Ah ! diable ! c'est une autre affaire, alors ! Je demande 
aussitôt ce que c'est, à proprement parler, que la morale 
de la miséricorde et de la réconciliation. Ce sont là des 
mots que je n'entends pas bien, et j'ai besoin qu'on me les 



ALEXANDRE DUMAS FILS 271 

définisse en analysant les idées qu'ils renferment. M me Au- 
bray m'affirme que la conscience humaine traverse une 
grande crise : soit ! mais quelle est cette crise ? en quoi con- 
siste-t-elle ? par où se distingue-t-clle des autres crises qu'a 
traversées la conscience humaine, car elle ne fait que cela 
de siècle en siècle traverser des crises, la conscience hu- 
maine ? Quels sont ces moyens que Dieu emploie lui-même 
pour ramener les malheureux qui s'égarent ? Sont-ils à notre 
portée? Plus j'examine le discours de M me Aubray, moins 
je le trouve précis et concluant. Ce ne sont qu'obscurité où 
je me perds. 

Ces obscurités peuvent passer pour la marque d'un art 
savant, car il est naturel que des hallucinés n'aient pas 
l'expression plus nette que la pensée : c'est ainsi qu'on ad- 
met qu'un scélérat étale des maximes odieuses, et un hy- 
pocrite de faux semblants de phrases dévotes. Mais du mo- 
ment que M me Aubray est un modèle à suivre, il faut qu'elle 
s'explique plus clairement. Dumas prétend qu'elle nous 
instruise : eh ! bien ! alors, qu'elle ait un corps de doctrine, 
qu'elle réfute les objections , qu'on sache ce qu'elle veut, et 
qu'elle prouve que ce qu'elle veut est bon. 

Par bonheur pour lui, Dumas n'a songé à tout cela que 
la pièce faite. Ou s'il s'en est préoccupé en l'écrivant, c'est 
que, par un heureuse inconséquence, qui n'est pas rare chez 
les excellents' artistes, il a peint un bon tableau, en essayant 
de régénérer la morale, et que le tableau, pour ne rien ré-' 
générer du tout, n'en est pas moins remarquable. Au con- 
traire ! 

Dumas se fait illusion sur ce qu'il a entrepris ; il se trompe 
également sur le résultat qu'il a obtenu. Il s'imagine que 
les spectateurs sont entrés dans la pensée intime de son 
drame ; et des applaudissements donnés à sa pièce, il con- 
clut à l'approbation qu'ils accordent à la thèse qui en 



•272 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

forice le fond : « Le public de la première représentation, 
dit-il. en acclamant le dénoûment, a prouvé à l'auteur qu'il 
l'avait compris. » 

Un auteur trouve toujours qu'il est compris quand sa 
comédie a du succès. Il croit au contraire ne l'avoir pas 
été. si son ouvrage n'est pas bien reçu. Et, à ce propos, un 
écrivain de petit journal, qui signe Philalèthe (amant de 
la vérité), et qui n'est pas indigne de ce beau nom, rappelle 
la préface que M. Emile Augier et Jules Sandeau mirent à 
leur Pierre de touche. 

Ces messieurs reconnaissaient bien que la pièce était 
tombée, mais ils cberchaient la raison de cette chute autre 
part que dans le mérite de l'œuvre : ce Les sifflets, disaient- 
ils, ne sont qu'une protestation contre l'idée mère de notre 
comédie... évidemment, il y a eu méprise. » 

La méprise est chez ceux qui croient que le parterre et 
les loges s'occupent de leur thèse. Sans doute, il ne faudrait 
pas qu'un écrivain s'en allât, de gaieté de cœur, choquer 
les plus chers préjugés du public et révolter sa conscience 
du moment. Il se ferait siffler sans miséricorde. Mais, en 
dehors de ces cas, qui ne sont pas communs, le public, con- 
duit en cela par son instinct de l'art, s'inquiète infiniment 
moins de la thèse soutenue par l'auteur que de la façon 
dont elle est présentée. S'il a applaudi le dénoûment de la 
pièce, ce n'est pas du tout, comme le prétend Dumas, que 
sa conscience fût exaltée à comprendre la nécessité du dé- 
nouement, ni qu'il passât aux théories de M me Aubray, c'est 
qu'il a trouvé ce dénoûment logique, et conforme à ce qu'il 
attendait des caractères mis en jeu. 

Et je dirai même à Dumas, qu'il se trompe absolument 
sur l'effet de la première représentation. Il ne voit qu'en- 
thousiasme et larmes; j'y étais, et sais fort bien que les 
choses ne sont point allées ainsi. Le dénoûment n'a point 



ALEXANDRE DUMAS FILS 273 

passé sans hésitation ; il y a eu, comme on dit vulgaire- 
ment, du tirage ; et nous avons tous vu le moment où la 
pièce, côtoyant le précipice, allait y tomber. 

Et savez-vous bien ce qui l'a sauvée de la chute? Ce 
n'est pas M mc Aubray, qui nous faisait à tous l'effet de ce 
qu'elle est en réalité, une hallucinée, une folle, généreuse 
sans doute, mais parfois déplaisante. C'est Barantin, cet 
excellent Barantin, qui est chargé d'exprimer ces idées de 
morale courante, contre lesquelles M mc Aubray s'emporte si 
fort. 

Il était là avec son bon sens, froid, aigu et tranchant ; et 
toutes les fois que le public allait se cabrer contre cette si- 
tuation, que Dumas s'imagine avoir été acceptée d'emblée, 
acclamée même ; c'est lui , qui en traduisant , sous une 
forme ironique, l'étonnement de la salle, la ramenait, et lui 
servait en quelque sorte à décharger sa mauvaise humeur. 

Et quand enfin le mariage fut conclu, c'est lui encore 
qui, prévoyant l'effet désastreux de ce dénoûment singulier, 
désarma tous les spectateurs , en disant tout haut ce qu'ils 
pensaient tout bas : 

— C'est égal!... c'est raide! 

Eh ! oui, c'était raide. Et Dumas, qui n'en convient plus 
aujourd'hui, le savait fort bien alors. Car c'est un malin 
que Dumas! S'il a mis là le rôle de Barantin, c'est qu'il 
avait moins de confiance qu'il ne veut bien dire dans 
l'exaltation de notre conscience et dans notre enthousiasme 
de la vertu. Barantin représentait la raison et le bon sens. 
Il allait au-devant de nos objections, les prenant à son 
compte, et nous dépouillant, avec une bonhomie gaie, des 
armes dont nous allions nous servir contre le drame. C'est 
lui qui était chargé de gagner la bataille, et Dumas, qui 
lui doit tout, est bien injuste de sonner à présent, pour 
M mc Aubray, les fanfares de la victoire. 



271 QUARANTE AXS DE THEATRE 

Mais il en sera presque toujours ainsi. Les artistes ont 
rarement l'esprit critique, et quand par hasard ils en sont 
doués, ils ne l'exercent jamais sur leurs propres œuvres. 
C'est à la lettre d'eux que l'on peut dire : qu'ils ne savent 
ce qu'ils font. Il faut leur pardonner, puisque l'Évangile 
nous l'ordonne, et que voilà l'Evangile réconcilié avec le 
théâtre. 

8 juillet 18G7. 



LA FEMME DE CLAUDE 



Je suis en ce moment arec curiosité les représentations 
que M me Sarah Bernhardfc donne de la Femme de Claude 
à la Renaissance. J'y tàte le goût du public. C'est lui qui, 
en fin de compte, reste le maître, puisque c'est lui qui fait 
vivre le théâtre et qu'il n'y aurait pas de théâtre sans lui. 
Dans tous les autres arts, il est permis de faire peu de 
compte du public et de railler sa sottise. Un peintre ou un 
sculpteur peut déclarer fièrement qu'il entend ne travailler 
que pour une douzaine de connaisseurs ; un poète peut, à 
la rigueur, composer ses vers pour un petit nombre de di- 
lettantes. Mais un écrivain dramatique, par cela seul que 
son œuvre doit être, non pas lue au coin du feu, mais re- 
présentée dans une salle de théâtre devant un grand pu- 
blic, ne saurait faire abstraction de ce public. Qu'il se dise :- 
je n'aurai que dix ou quinze salles et je m'en contenterai: 
Permis à lui, s'il trouve un directeur qui partage ses idées 
et risque le coup. Mais encore faut-il que les dix salles, il 
les ait pleines et que cette œuvre, quelle qu'elle soit, les 
émeuve ou les amuse. Si elle n'est faite que pour chatouil- 
ler quelques délicats, pris isolément, elle manque évidem- 
ment son but, qui est de porter, sinon sur la foule, au 
moins sur une foule. 



276 QUARANTE ANS DE THEATRE 

Un orateur qui, parlant devant une grande assemblée, 
l'ennuie ou la choque, est mal venu à traiter ceux qui l'é- 
coutent d'idiots et de crétins. C'est lui qui est un sot, par- 
lant à des crétins, de ne pas trouver les paroles qui tou- 
cheraient ou séduiraient des crétins et des idiots. Le 
premier devoir d'un dramaturge, c'est d'empaumer son 
public. Il y a évidemment façon et façon de le faire. Tou- 
tes ne sont pas de même ordre; et il en est de basses et 
même de déshonorantes pour un écrivain. Mais je ne sais 
pas de belle œuvre de théâtre qui n'ait dès l'abord réussi 
devant le public. Ne me parlez pas de Phèdre, qui ne 
tomba que sous les efforts d'une cabale très puissante ; ni 
du Misanthrope, qui fut très goûté en son temps, quoi 
qu'en ait dit la légende. 

Ce qui est vrai, c'est que beaucoup de pièces qui n'ont 
que des qualités de surface obtiennent parfois des succès 
étourdissants où n'atteignent pas des ouvrages infiniment 
supérieurs ; c'est que Thomas Corneille l'emporte sur Pierre 
par le nombre des représentations. Thomas s'entendait 
mieux que Pierre à flatter les goûts du moment, voilà tout ; 
l'avenir remet les choses à leur place. Cet avenir vient vite. 
Il suffit de vingt ans, nous en sommes sans cesse témoins, 
pour flétrir les grâces d'une pièce qui avait pour premier 
mérite d'être à la mode du jour. Elle a tourné la tête au 
public de son temps ; il en a poussé un nouveau qui a 
d'autres tours de penser, de sentir et de parler ; il s'étonne 
du plaisir qu'a pu trouver à cette vieillerie le public d'au- 
trefois. 

Heureux qui peut écrire des œuvres dramatiques capa- 
bles de plaire au public de tous les temps ! Mais c'est déjà 
quelque chose de plaire au public du sien, et une pièce ne 
peut être tenue pour bonne que si elle plaît à un public. 
Il n'est donc pas indifférent (et c'est une étude très aura- 



ALEXANDRE DUMAS FILS 277 

santé) d'examiner les rapports que soutient une oeuvre 
de théâtre un peu considérable avec les divers publies qui 
l'écoutent tour à tour, de chercher et de découvrir les rai- 
sons qui la leur rendent sympathique ou qui les refroidis- 
sent et les aliènent. 

C'est une observation curieuse et dont vous pouvez 
vous donner le plaisir en allant un soir à la Renaissance 
revoir la Femme de Claude. Ce sont les spectateurs des 
petites places qui sont les plus nombreux, qui paraissent 
le plus attentifs, le plus intéressés... Ils prennent visible- 
ment du plaisir à suivre les ténébreuses intrigues de ce 
Cantagnac, qui sait tout et voit tout, comme le solitaire 
de M. d'Arlincourt, qui est l'agent mystérieux d'une com- 
pagnie formée au capital de deux milliards, qui tient en 
sa main l'honneur des femmes et la vie des hommes. C'est 
un personnage de mélodrame, et voilà sans doute pourquoi 
il plaît à cette catégorie de spectateurs. 

Vous vous rappelez Y Etrangère à la Comédie-Française. 
Le premier soir, les beaux esprits avaient fait grise mine 
à cette vierge du mal qui méditait sur l'humanité tout 
entière des vengeances si raffinées et qui remuait des mil- 
lions sans avoir l'air d'y prendre garde. Elle leur parut 
échappée de quelque vieux mélodrame de d'Ennery, et si 
le rôle n'eût pas été joué, comme il le fut, merveilleuse- 
ment par M me Sarah Bernhardt, je ne sais s'il n'eût pas 
compromis le succès de la pièce. C'est lui qui, plus tard', 
le consolida. Il y a en France toute une partie du public 
qui adore les histoires de croquemitaine, qui aime frémir 
aux machinations ourdies par les traîtres de mélodrame, 
qui a déjà empli des centaines de fois la salle de l'Ambigu 
ou du Châtelet pour voir l'affreux Rodin étendre sour- 
noisement sa griffe vers les deux victimes innocentes que 
protège le bon Dagobert. 

16 



278 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

Je regretterai toujours que Dumas n'ait pas eu la fan- 
taisie de pousser plus avant dans le mélodrame. Il eût 
renouvelé le genre. C'est un genre dont le public français 
a le goût et dont il sent le besoin. 

Oui, dans la Femme de Claude, ce qui semble plaire au 
public de maintenant, ce qu'il paraît suivre avec passion, 
c'est la partie mélodramatique, celle à laquelle Dumas 
tient sans doute le moins, celle qu'on a le moins louée dans 
son ouvrage : c'est Cantagnac soudoyant Césarine , c'est 
Césarine séduisant Antonin, après avoir échoué près de 
son mari. Quant au symbole et autres fariboles dont on 
a tant parlé, il n'a pas l'air d'y faire plus attention que si 
jamais Ibsen n'avait existé. 

Le symbole... tenez ! j'ai reçu d'un de ces amis incon- 
nus que se font les journalistes une lettre où se trouve ce 
qu'on peut dire (à mon avis) de plus simple et de plus 
sensé sur cette question : 

Cher maître, 

J'étais hier en matinée à la Renaissance, et en rentrant 
chez moi, j'ai lu votre chronique du Temps. Vous dites 
qu'on a beaucoup parlé de symbole, à propos de cette 
Femme de Claude. Eh ! bien, je trouve que s'il y a du sym- 
bole dans cette pièce, il y en a dans toutes les pièces de 
théâtre. Comment ! ceux qui ont découvert, je suppose, que 
Césarine, c'était le génie du mal, Claude, le génie du bien 
absolument impeccable , Antonin, l'humanité bonne au 
fond, mais faible et se laissant séduire par le mal, se sont 
écriés : C'est de l'Ibsen ! 

Mais à le prendre par là, tout est de l'Ibsen. Quand mes 
professeurs au lycée m'expliquaient que V Horace, de Cor- 
neille, c'était la lutte entre l'amour et le patriotisme, ils 



ALEXANDRE DUMAS FILS 279 

auraient pu ajouter aussi : C'est de l'Ibsen. Le premier 
ibsénien, ce fut le premier qui s'avisa d'écrire un ouvrage 
dramatique; c'est quiconque crée un personnage, réalise 
une abstraction. Antigone est une abstraction ; Œdipe, une 
entité. Et que sont donc Alceste, Tartufe ou Harpagon? 
des symboles. 

Vous-même, combien de fois ne nous avez-vous pas dit 
dans vos conférences de l'Odéon que ces personnages 
étaient grands, parce qu'ils seraient éternellement vrais? 
Or, que faut-il pour qu'un personnage soit éternellement 
vrai, si ce n'est qu'il symbolise une vertu, un vice ou un 
ridicule, vrais dans tous les temps ? 

Mais l'art, n'est-ce pas? l'art dramatique, c'est de souf- 
fler la vie à cette abstraction, c'est de rhabiller, c'est de 
la faire presque complètement disparaître sous le costume, 
sous le masque, sous l'action du personnage, qu'il faut 
nous montrer aux prises avec les événements choisis ex- 
près pour faire ressortir son caractère, si bien que les bra- 
ves gens du parterre s'écrient : « Comme c'est ça ! » si 
bien qu'une femme, hier, derrière moi, disait : 

— Hein ! c' qu'une femme peut faire tout de même ! 

Voilà ce qu'Ibsen ne fera jamais dire ! Mais prétendre 
qu'il a inventé le symbole au théâtre est aussi absurde que 
si l'on disait qu'il a inventé l'art dramatique lui-même. 
Non, Ibsen n'a rien inventé ; il prend comme tous les autres 
une idée générale ; mais il ne l'habille pas. Il ne lui donne 
ni vie, ni mouvement, ni couleur. C'est le symbole sque- 
lette ! 

Veuillez croire, cher maître, etc. 

P. AVeber. 

Voilà la question nettement posée. Ce que je reproche 
aux personnages de la Femme de Claude, ce n'est pas d'être 



280 QUARANTE AXS DE THEATEE 

symboliques, c'est de n'être pas vivants. Jamais, non ja- 
mais une abstraction ou, si vous aimez mieux, une entité 
(je ne tiens pas aux mots") ne m'intéressera au théâtre par 
cette seule raison que j'y viens voir non des entités qui 
symbolisent une idée, mais des êtres de chair et de sang-, 
qui soutirent et qui pleurent comme moi, chez qui je re- 
trouve l'écho de mes joies et de mes douleurs, des êtres 
qui vivent en un mot. Je saurai bien, après que j'aurai 
pleuré sur eux et avec eux, je saurai bien moi-même dé- 
gager de leur personnalité l'idée abstraite qu'elle repré- 
sente ; j'en ferai un symbole si bon me semble. Je ne veux 
pas d'un symbole squelette, pour me servir de l'expression 
même de mon correspondant. Au théâtre, je viens pour 
être ému d'abord, pour m'amuser. Je réfléchis ensuite 
si le cœur m'en dit. Voilà mon esthétique. Tous les rai- 
sonnements du monde ne feront pas que je m'amuse à la 
Femme de Claude; c'est donc une œuvre manquée ou du 
moins qui manque son but. Est-ce à dire que ce soit une 
œuvre indifférente? Est-ce que nous en parlerions tous 
avec cette vivacité, si l'on n'y sentait tout de même la 
griffe du maître ? Le tour de main est prodigieux ; deux 
ou trois scènes sont de premier ordre ; le style est d'une 
qualité rare. Avec tout cela, je ne crois pas que jamais la 
Femme de Claude prenne rang parmi les meilleures œu- 
vres de Dumas. La vie en est absente. 

1" octobre 1894. 



MONSIEUR ALPHONSE 



Tout le monde était là pour la première scène de Mon- 
sieur Alphonse. Vous le dirai-je? je n'ai pas vu le rideau 
se lever sans un battement de cœur. J'avais conservé de 
cette merveilleuse soirée, où pour la première fois nous fat 
révélée l'œuvre de Damas, un si éblouissant souvenir ! J'au- 
rais eu un chagrin mortel si cette reprise m'eût apporté une 
déception. Mon amour-propre même en eût souffert. J'avais 
écrit au lendemain un feuilleton si enthousiaste ! Bien que 
je n'hésite jamais à revenir sur mes impressions premières, 
quand elles sont démenties par l'événement et que je me 
retrouve plus tard d'accord avec lui, ce m'est toujours un 
léger ennui de voir que je me suis trompé, que j'ai cédé à 
un engouement, que je n'ai pas su démêler, à travers les 
mérites qui ne sont que de circonstance, les défauts véri- ( 
tables qui doivent choquer un quart de siècle plus 
tard. 

Je n'ai pas, quoi qu'on en ait pu dire, beaucoup de ces 
erreurs sur la conscience. Je puis relire, quand l'occasion 
s'en présente, quelques-uns de mes feuilletons qui datent 
de vingt-cinq ans, et je ne suis pas trop mécontent du dia- 
gnostic que je portais alors. J'ai presque toujours mis le 
doigt sur le point qui plus tard a été reconnu faible ; j'ai 

16. 



282 QUARANTE AXS DE THÉÂTRE 

été séduit par les qualités qui ont fait souvent le succès 
durable des diverses reprises. 

Savez-vous bien que je n'aurais pas à retrancher un mot 
de l'article que j'ai lancé, il y a quatorze ans, au lendemain 
de la première représentation. Peut-être atténuerais-je 
l'éclat de quelques épithètes. Mais il faut bien admettre 
que sous le coup de la première émotion on force un peu la 
note. 

Il n'y a qu'un point sur lequel je demanderais à revenir. 
Permettez-moi d'abréger les explications : je suppose que 
vous connaissez tous Monsieur Alphonse, et si vous ne 
l'avez jusqu'à ce jour ni vu jouer ni lu, je ne puis que 
vous donner le conseil de profiter de l'occasion. 

Vous vous rappelez la scène de l'aveu, la scène qui était 
la scène à faire. 

M me de Montaiglin avait commis une faute avant son 
mariage, une faute qu'elle n'avait pas avouée à son mari. 
Elle avait eu d'un mauvais drôle, qui avait profité de son 
ignorance pour la séduire, une fille, qu'elle avait fait élever 
à la campagne, à l'insu de M. de Montaiglin. Par un con- 
cours de circonstances, dans le détail desquelles je n'entre 
pas, cette enfant vient de lui être confiée par son mari 
même, qui ne sait d'elle qu'une chose, c'est qu'elle est la 
fille du jeune Alphonse, le fils d'un des amis de son père. 
Elle est dans le ravissement : elle pourra donc, sous les 
yeux de son mari, élever cette petite fille, qui est la sienne, 
et s'eu faire aimer. 

Voilà que, par un revirement imprévu, Alphonse ré- 
clame sa fille. Il va se marier à une femme riche, et la 
femme qu'il épouse, mise au courant de la situation, lui a 
dit : « Tu as une fille ; je la prends, nous relèverons ; elle 
me sera chère, venant de toi. » 

Rien de plus naturel. M. de Montaiglin, à qui Alphonse 



ALEXANDRE DUMAS FILS 283 

parle de ce nouveau projet, le trouve fort sensé, fort juste, 
et il se charge d'en causer avec sa femme. Il ne voit pas, 
lui, ombre de difficulté à cela. 

La proposition frappe au cœur la malheureuse mère. 
Ah! que la scène est admirablement faite, et poignante, et 
douloureuse ! M me de Montaiglin commence par donner les 
raisons que lui fournissent les circonstances : la petite fille 
sera mieux élevée par elle que par M me Guichard, une 
femme de cœur bon, mais grossière et brutale ; elle sera 
plus aimée, plus choyée; elle est si gentille qu'on s'y est 
attaché déjà... 

Elle s'échauffe peu à peu et s'exalte ; et son amour de 
mère l'emportant sans qu'elle y prenne garde, elle fait un 
tableau navrant du malheur de cette orpheline, livrée à un 
misérable sans cœur et à une femme sans éducation, qui 
n'aura jamais connu ni les joies du foyer, ni les baisers 
maternels; et tandis qu'elle parle avec l'accent de la colère 
et du désespoir, ne mesurant plus ses paroles, qui révèlent, 
à son insu, l'affreuse vérité, son mari, inquiet d'abord, 
puis stupéfait, puis épouvanté, la regarde d'un œil scruta- 
teur, n'osant pas comprendre et sentant à chaque mot la 
vérité s'enfoncer dans son cœur comme une lame de poi- 
gnard. 

Il lui relève le front, la regarde droit dans les yeux; elle 
tressaille, elle voit qu'il a tout deviné, et, folle de terreur, 
elle tombe à genoux. 

Oh! cette scène-là... il n'y a pas d'erreur, tout le monde 
pleurait il y a quinze ans; tout le monde a pleuré encore 
cette fois. Quand je dis tout le monde, il va sans dire que 
j'entends ceux qui s'abandonnent tout entiers aux émo- 
tions du théâtre. Mais c'est la suite qui jadis n'avait point 
passé sans exciter quelques scrupules et je ne puis mieux 
faire, pour montrer quelle était alors notre disposition 



284 QUARANTE ANS DE THEATRE 

d'esprit, que de reproduire ce que j'en disais dans mon 
feuilleton : 

« Que va faire le mari, après cette confession? 

« Quel dommage que Dumas se soit chaussé la cervelle 
d'idées si étranges sur le rôle du mari dans le ménage ! Ce 
mari... voyons ! vous ou moi à sa place, nous aurions pleuré 
de douleur ou juré de colère : nous aurions souffert ; une 
tempête de sentiments et de résolutions contraires aurait 
grondé dans notre cerveau ; et si nous nous étions résignés 
à oublier, à pardonner, ce n'eût été qu'après un long et 
profond ébranlement, car nous sommes des hommes, c'est- 
à-dire des créatures passionnées et faibles, et si l'on avait 
porté au théâtre nos hésitations et nos angoisses, on eût 
fait à coup sûr avec le talent de Dumas une scène pathé- 
tique, toute pleine d'attendrissements et de larmes. 

« Le mari regarde la femme qui se traîne à ses genoux, 
attendant son arrêt, et d'un ton grave, pénétré, solennel : 

« — Créature de Dieu, lui dit-il, toi qui as failli et te 
repens, relève-toi, je te pardonne. 

« Voilà un pardon bien extraordinaire ! C'est que, pour 
Dumas, dans ses théories nouvelles sur le mariage et l'a- 
mour, le mari n'est plus simplement un homme qui aime 
sa femme. C'est le grand-prêtre, l'hiérophante de l'amour, 
qui en célèbre avec elle les saints mystères. Il plane au- 
dessus d'elle : il est son guide, sa lumière, son dieu. Or, 
un dieu n'a pas de faiblesse vulgaire : qu'il pardonne ou 
qu'il tue, ce n'est point par sentiment qu'il se détermine. 
Il juge, comme le Très-Haut, que cela est bon, et, comme 
lui, il est content de son œuvre. 

« Ces idées singulières, d'un mysticisme bizarre, doivent 
avoir dans les études ou dans les observations de Dumas 
des racines que je ne connais point. Il faut bien les lui 
passer, puisque aussi bien nous ne gagnerons jamais rien 



ALEXANDRE DUMAS FILS 28ô 

sur lui à cet endroit. Son siège est fait. Mais enfin, nous, 
bonnes gens, nous n'en tiendrons pas moins que les maris 
de ce genre, qui officient pontificalement sur l'autel con- 
jugal, les maris mystagogues dont l'âme est débarrassée 
de tous liens terrestres des passions, qui habitent les ré- 
gions sidérales et laissent de là tomber sur leurs femmes 
un regard de protection compatissante... Allons ! allons!... 
ces maris-là sont fort rares dans le monde et c'est vrai- 
ment un bonheur pour notre pauvre terre. Car ces êtres 
supérieurs seraient prodigieusement ennuyeux et quelque 
peu ridicules. » 

J'avais traduit là, il y a quatorze ans, le sentiment pu- 
blic. On avait eu quelque peine à admettre, malgré l'émo- 
tion de la scène, malgré les pleurs qu'on versait, cette 
magnanimité soudaine, imprévue, du mari trompé et par- 
donnant. 

Je n'ai point retrouvé cette impression, ou je ne l'ai pas 
du moins retrouvée au même degré ni chez les autres, ni 
chez moi-même. Sont-ce les mœurs qui se sont modifiées, 
et comprenons-nous plus aisément la nécessité ou la pos- 
sibilité de l'indulgence sereine en ces sortes d'affaires? Cela 
pourrait bien être. Avons-nous pris d'avance, aujourd'hui 
que nous connaissons la pièce, notre parti de ce pardon, et 
ne nous choque-t-il plus parce qu'il est attendu et accepté ? 
La chose est probable. 

Il y a cependant une autre raison qui est purement 
d'ordre dramatique et qui vaut la peine d'être mise en son 
jour, car elle confirme certaines de mes théories. 

Il faut dire d'abord que cet étonnement, que nous 
avions tous éprouvé à la première et dont je m'étais fait 
l'interprète, était allé s'affaiblissant, si même il avait été 
senti, aux représentations qui avaient suivi la nôtre. Ces 
publics se composent de gens moins disposés à chicaner 



286 QUARANTE ANS DE THEATRE 

l'auteur et à chercher la petite bête, qui se laissent plus ai- 
sément prendre par les entrailles. 

Dumas, qui est un maître ouvrier et sait son théâtre 
comme personne, Dumas avait eu l'art de préparer le revi- 
rement qui nous avait semblé si imprévu. 

Préparer , au théâtre, ce n'est pas seulement expliquer 
les causes et montrer par avance aux spectateurs l'invin- 
cible nécessité d'un événement, se produisant à leur suite. 
Non, c'est cela, et c'est quelque chose de bien plus subtil 
et de bien plus délicat. 

Préparer un coup de théâtre (quel qu'il soit, revirement 
de passion ou brusque instrusion d'un fait) , c'est mettre les 
spectateurs dans une disposition d'esprit telle qu'ils l'at- 
tendent, qu'ils le désirent, et soient tout prêts, par consé- 
quent, à le tenir pour vrai. 

Je ne cesserai de le répéter : tout est illusion au théâtre. 
Une chose vraie au théâtre est une chose que le public 
croit vraie et l'art dramatique consiste non à lui rendre la 
chose vraisemblable, ce qui serait impossible la plupart du 
temps, mais à s'emparer de son esprit et à le tourner de 
façon qu'il veuille que la chose soit vraie et qu'il la tienne 
pour vraie, sans révolte ni chicane. En théâtre, si vous 
voulez que le spectateur voie un objet jaune, ce n'est pas 
l'objet qu'il faut teindre de cette couleur ; ce serait presque 
toujours prendre une peine inutile. C'est la jaunisse qu'il 
faut donner au spectateur lui-même ; il faut lui mettre le 
jaune dans les yeux. 

Et voyez-vous, ça, c'est autrement difficile, car il n'y a 
pour y arriver ni règle ni raisonnement qui serve. C'est 
un instinct, un pur instinct... Vous pouvez entasser le long 
d'un événement toutes sortes d'explications préliminai- 
res ; plus vous le justifierez, plus le public, averti par vos 
explications même de son invraisemblance, se rejetera en 



ALEXANDRE DUMAS FILS 287 

en arrière et refusera d'y croire. Un auteur dramatique 
n'en prendra quelquefois nul souci ; il se contente dïns- 
pirer au public, par des moyens mystérieux à son usage, 
le désir que le fait soit vrai, et un public croit toujours 
ce qu'il désire. 

Il va sans dire qu'il y a des publics plus ou moins 
aisés à mettre dedans : celui des premières représenta- 
tions est particulièrement réfractaire ; c'est un oiseau qui 
dérobe la queue où l'auteur se flatte de mettre le fameux 
grain de sel traditionnel. Les publics ordinaires sont plus 
faciles aux illusions. 

Certes, Dumas a préparé de longue main ce coup de 
théâtre par des explications qui le rendent vraisemblable. 
Ainsi, il a fait de M. de Montaiglin, un capitaine de vais- 
seau, habitué durant ses navigations lointaines aux longues 
rêveries devant la mer immense, d'un tour d'esprit mys- 
tique, et laissant tomber de haut sur les misères humaines 
un regard chargé d'infini. Il n'eût pas assurément mis ce 
pardon sur les lèvres d'un agent de change ou d'un mé- 
decin. 

Mais, en dehors de ces préparations, dont je ne mécon- 
nais pas l'importance, il y a encore ceci, qui est bien au- 
trement essentiel, c'est que tous, nous sommes en train de 
pleurer; c'est que nous nous disons tous : Cette pauvre 
femme! elle a failli, c'est vrai; mais cela date de si loin! 
et elle a expié sa faute par tant de larmes ! Elle est si heu- 
reuse de rentrer en possession de sa fille, et tout s'arran- 
gerait si bien si on la lui laissait ! 

Nous sentons tous une envie folle de nous jeter aux ge- 
noux de M. de Montaiglin et de lui crier : Voyons ! ne 
soyez pas dur pour elle ! arrangez ça ! laissez-lui sa fille. 
Qu'est-ce que ça peut vous faire ? Il n'en sera ni plus ni 
moins pour vous; et elle, voyez comme elle pleure ; voyez 



-288 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

comme nous pleurons ! Si ce n'est pas pour elle, faites cela 
pour nous. 

Quand un auteur a réussi à mettre son public dans cet 
état d'esprit, il n'a plus de ménagements à garder. C'est 
un poids qui nous tombe de la poitrine, quand Montaiglin, 
domptant, sans rien nous en dire, les révoltes de son cœur, 
tend la main à sa femme : 

— Kelève-toi, créature de Dieu... 

Nous voilà enchantés. Nous nous essuyons les yeux de 
si bon courage que nous n'avons pas le loisir de faire nos 
réflexions sur la singularité de ce pardon rapide. 

— Puisqu'il devait pardonner, tant mieux que ce soit 
fait tout de suite ! Nous voilà délivrés d'une terrible an- 
goisse. 

Monsieur Alphonse a remporté encore un succès pro- 
digieux cette fois, et un succès d'autant plus flatteur 
pour Alexandre Dumas que les artistes y sont pour peu 
de chose. 

11 février 1889. 



L'ÉTRANGÈRE 



Tâchons de nous reconnaître dans ce singulier pêle-mêle 
d'idées et d'événements qui constitue V Etrangère , d'A- 
lexandre Dumas, et qui forme un des plus longs spectacles 
qu'ait jamais donné la Comédie-Française. Cela ne sera 
peut-être pas facile ; mais nous en viendrons à bout. 

Et d'abord courons droit à l'idée mère. 

Il y a, dans la nature, des végétaux nés de la corruption 
des corps, qui ont pour fonction de dissoudre et de dé- 
truire les parties restées saines. La science les a nommés 
des vibrions. Ce sont les ouvriers de la mort. 

Eh ! bien, les sociétés en décomposition donnent nais- 
sance à de certains hommes qui font inconsciemment tout 
ce qu'ils peuvent pour dissoudre et détruire les parties res- 
tées saines du corps social. 

Ce sont les vibrions de la civilisation. 

Ces vibrions accompliraient leur office, si la Providence 
ne s'en mêlait; si elle ne prenait plaisir à retourner contre 
eux les principes morbides qu'ils distillent. Elle les arrête 
ou les supprime, au moment venu ; on entend alors un 
petit bruit, c'est ce qu'on avait pris pour l'âme du vibrion. 
qui s'envole. 

Les bonnes gens croient à un accident ; non c'est la na- 
ture qui, voulant la vie, s'est débarrassée de ces agents de 
'destruction. 

17 



290 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

J'abrège ainsi en quelques lignes cette théorie que Du- 
mas a présentée, mêlée à beaucoup d'autres, dans une de 
ces longues conversations dont il a le secret. 

On assure que nombre d'amis très sincères de l'écrivain 
demandaient la suppression de cet interminable entretien, 
et que Dumas s'y est refusé obstinément. 

Ils avaient raison, et Dumas n'avait pas tort. 

Ils avaient raison, cela est certain : car cette théorie est 
absolument fausse ; toutes celles qui l'entourent et l'ap- 
puient dans cette même scène forment un fatras inintelli- 
gible, écrit de ce style, familier aux préfaces de Dumas, qui 
affecte les allures pédantes du langage scientifique , sans en 
avoir la précision. C'est du galimatias qui n'a pas même le 
mérite d'être amusant. 

Mais Dumas n'avait pas tort, parce que sa pièce tourne 
tout entière sur cette théorie du vibrion ; parce que son 
héros principal est un vibrion, et que tout le drame cons- 
pire à l'éliminer ; parce qu'en effet il n'est supprimé que par 
un coup de la Providence, par un accident. 

Vous vous rappelez sans doute combien de fois nous 
avons démontré que l'accident ne devait pas avoir de rôle 
dans un drame, puisque le drame est une œuvre de logique. 
Mais ici, par un renversement singulier des choses, c'est la 
logique même qui exige que le dénoûment sorte d'une 
cause accidentelle. L'idée première, en effet, celle qui com- 
mande l'économie tout entière de la pièce, est que le vibrion 
disparaisse au moment où l'on ne sait comment s'en sau- 
ver, par un hasard providentiel. 

C'est peut-être le seul ouvrage dramatique où cette sorte 
de dénoûment soit de bon aloi : je n'en connais pas d'autre 
au moins chez qui l'on puisse remarquer cette particularité 
bizarre. 

Le vibrion de Y Étrangère c'est le duc de Septmonts. Je 



ALEXANDRE DUMAS FILS 291 

n'ai pas besoin de vous faire le portrait du duc ; vous avez 
vu cent mélodrames au boulevard du crime où les gentils- 
hommes du faubourg Saint-Germain sont de ténébreuses 
canailles. Empruntez-leur celui qu'il vous plaira ; ce sera 
le nôtre ; ayez soin seulement de lui conserver cette grâce 
de bon ton et cette dignité de langage qui sont de mise 
à la Comédie-Française. 

Le duc de Septmonts, qui s'est ruiné de fond en comble 
et compromis en cent façons, a redoré son blason en épou- 
sant M Uc Morisseau, la fille d'un commerçant qui avait 
amassé dix millions de fortune. La pauvre enfant aimait un 
brave garçon , fils de sa gouvernante, nommé Gérard, sorti 
de l'Ecole polytechnique pour être ingénieur. Mais le père 
rêvait une alliance princière. Gérard, trop timide et trop 
fier, s'était retiré. La jeune fille, dépitée contre lui , privée 
des conseils d'une mère, a accepté le mari qu'on lui présen- 
tait. 

Le mariage s'était (à son insu) tripoté entre le duc et le 
père Morisseau, chez une de ces femmes, venues on ne sait 
d'où, qui ont gagné leur fortune on ne sait comment , chez 
qui va le tout Paris des hommes , et qui ne sont reçues 
nulle part. Celle-là s'appelle mistress Clarckson ; mais per- 
sonne n'a jamais vu M. Clarckson, et l'on doute qu'il 
existe. 

Maintenant vous voyez la pièce : le duc est le vibrion 'à 
supprimer; car il a pris, par des moyens honteux, sans 
amour aucun, la place de Gérard : il est donc un animal 
dont la fonction est de dissoudre le vrai mariage, qui ne 
va pas sans tendresse réciproque; la Providence doit y 
mettre bon ordre, en le supprimant, à l'heure décisive, par 
un coup imprévu de sa main. 

Le drame est là, et non ailleurs ; et cette vue bien nette 
du but où court Dumas vous expliquera, sans les justifier 



292 QUARANTE ANS DE THEATRE 

d'ailleurs, une foule de détails choquants, qui sans cela res- 
teraient incompréhensibles. 

La duchesse aime Gérard, qu'elle n'a pas revu depuis 
son mariage, qui est tout récent. En général, quand une 
femme mariée a conservé au cœur quelqu'une de ces af- 
fections d'enfance, ou elle cherche à la vaincre, par respect 
pour le nœud conjugal, ou elle la cache, par pudeur. 

Mais ces réserves ne sont pas à l'usage de la femme d'un 
vibrion. La duchesse a pour attentif l'un de ces patitos, 
dont on écoute les déclarations, sans jamais rien leur ac- 
corder. 

— Je ne vous aime pas, lui dit-elle, j'aime Gérard. 

— Très bien, répond le patifo. Je vous l'amènerai. 

Il s'en va chez un vieux chimiste, membre de l'Institut, 
qui connaît ce Gérard, et lui expose le désir de la du- 
chesse : 

— Très bien ! dit le membre de l'Institut; le duc est un 
vibrion; tout est permis contre lui ; j'amènerai Gérard. 

Et il amène Gérard. 

Il y a pourtant dans cette démarche des côtés qui le tra- 
cassent un peu : « Ah ! s'écrie-t-il , si mes collègues de 
l'Institut me voyaient ! » Mais un détail rassure sa cons- 
cience : au moment de se retirer, en confident discret, et 
de laisser Gérard seul avec la femme qui l'aime , il se pen- 
che à l'oreille du jeune homme : 

— Tu sais ce que tu m'as promis ! lui dit-il. 
Et il s'en va là-dessus, oubliant de les bénir. 

Quand la duchesse a vu entrer Gérard, elle a poussé un 
cri et s'est jetée sur ses mains; il y a du inonde, mais 
qu'importe ! on ne se gêne pas pour un vibrion. Une fois 
seule , c'est bien autre chose ; elle lui dit très nettement : 
Je t'aime ! je t'adore ! je suis à toi ! Partons. 

Gérard la calme, lui donne de bonnes paroles, lui pro- 



ALEXANDRE DUMAS FILS 293 

pose son amitié ; mais là , une vraie amitié : rien qu'amis ! 

Vous croyez que je charge, que je plaisante ; aucune- 
ment. C'est la femme qui insiste, c'est Thomme qui se 
dérobe. Cet homme-là, nous le connaissons bien, il se re- 
trouve dans toutes les pièces de Dumas, parce qu'il est Du- 
mas lui-même. Il en a tracé le portrait en pied dans VAmi 
des Femmes; il en a montré la silhouette dans toutes ses 
comédies ; jamais il ne lui avait donné un rôle si bizarre à 
jouer. 

La duchesse, ne pouvant le prendre pour amant, se ré- 
signe à en faire son directeur de conscience. Elle fera tout 
ce qu'il lui dira, et , pour commencer, elle le consulte sur 
une difficulté : son mari, le vibrion, veut qu'elle aille ren- 
dre visite à l'étrangère; elle a refusé jusqu'à présent... 
mais si Gérard veut ':... 

Il veut. Elle ira donc. 

Je vous vois venir. Tous vous récriez à ce mot : « Eh 
quoi ! Vous ne nous avez pas encore dit un mot de l'étran- 
gère ! » Yoici qui va bien plus vous étonner. Je pourrais 
continuer jusqu'au bout cette analyse sans même pronon- 
cer son nom. C'est elle qui impose son titre à la pièce; 
c'est elle qui semble avoir le principal rôle, et elle est par- 
faitement inutile à l'action. Elle n'y est rattachée que par 
un incident qui pourrait aisément se passer d'elle. C'est 
elle qui apprendra au duc ce qu'il aurait su également par 
tout autre, que sa femme aime Gérard. Une fois qu'elle 
aura accompli cette piètre fonction, elle disparaîtra comme 
un simple infusoire. 

Tout cela est bien extraordinaire ; mais cette pièce se 
compose d'étonnements. 

La façon dont l'étrangère a été introduite dans le drame 
est très originale et forme une des scènes les mieux me- 
nées et les plus saisissantes qu'il y ait au théâtre. 



204 QUARANTE ANS DE THEATRE 

On donne chez la duchesse un bal de charité, où cha- 
cun peut pénétrer pour son argent. Mais elle s'est réservé un 
salon, où ne sont admis que les gens de son monde. Tan- 
dis qu'elle y est à deviser avec ses intimes, on lui apporte 
un billet : c'est l'étrangère qui lui demande une tasse 
de thé et offre de la payer 25.000 francs pour les pauvres. 
Mistress Clarckson a un intérêt secret à pénétrer dans ce 
sanctuaire fermé à ses pareilles. Elle aussi, elle aime Gé- 
rard, et elle veut s'assurer s'il n'est point parmi les at- 
tentifs de la duchesse. 

La grande dame, outrée de cette insolence, a répondu 
que si Mistress Clarckson pouvait se présenter au bras 
d'un homme qui eût le droit de l'introduire, elle serait 
tout aussitôt reçue. 

Tous les hommes se sont tus ; c'est alors que le duc se 
lève. Il doit beaucoup à l'étrangère, sans compter qu'il 
passe pour être son amant. Il va la chercher. 

Kien de dramatique comme cette entrée. La colère sèche 
et hautaine de la duchesse, l'ironique impertinence du 
duc, l'aisance affectée de l'étrangère, l'attitude curieuse 
des femmes, l'air embarrassé des hommes formaient un ta- 
bleau d'un pittoresque achevé. Mistress Clarckson con- 
naît tous ces hommes pour les avoir reçus chez elle. Elle 
cause paisiblement avec chacun d'eux, tandis qu'elle boit 
à petits coups une tasse de thé que la duchesse lui a of- 
ferte du bout des doigts, comme avec des pincettes; au 
moment de se retirer, elle l'invite gracieusement à venir 
chez elle lui rendre sa visite, et ajoute à demi-voix qu'elle 
lui parlera de Gérard. 

C'est cette visite à laquelle la duchesse s'est longtemps 
refusée, malgré les instances de son mari, malgré les 
prières de son père, malgré les avis du vieux chimiste, 
mais qu'elle a résolu de faire, sitôt que Gérard le lui a 



ALEXANDRE DUMAS FILS "295 

conseillé. C'est que si elle n'y allait pas, il irait, lui, et 
elle ne vent pas qu'il la revoie. 

Cette visite est le point culminant du troisième acte, et 
elle ne sert à rien, et il n'en sort rien, et les choses se re- 
trouvent après sur le même pied qu'auparavant. 

L'étrangère en profite pour raconter toute sa vie à la 
duchesse. Un récit de trois cents lignes, et quel récit ! 

On le dirait détaché d'un roman de Gustave Aymard. 
C'est un tissu d'extravagances et de vulgarités inutiles. Si 
M Ue Sarah Bernhardt n'avait jeté sur ces niaiseries ro- 
manesques la prestigieuse poésie de son geste et de sa dic- 
tion, le public aurait pouffé de rire. C'est du mauvais 
mélodrame de l'Ambigu-Comique. 

L'étrangère termine sa narration en sommant la du- 
chesse de renoncer à Gérard : 

— Xon ! répond-elle sèchement. 

— Alors, c'est la guerre ! 

Or, cette guerre (je ne saurais trop le redire) se termi- 
nera là. L'étrangère se contentera de révéler au duc que 
Gérard aime sa femme et de lui dire : 

— Au lieu de braconner sur les terres des autres, faites 
donc le garde champêtre chez vous. 

Après quoi, elle remisera ses canons de bois et rentrera 
dans sa boîte. C'est fini d'elle et pour elle, nous ne la re- 
verrons plus qu'au dernier acte, qui viendra dire : J*ai 
perdu ! retournons en Amérique. Mais eUe pourrait pren- 
dre le bateau sans prévenir : personne ne pense plus à 
elle ; cette étrangère reste, en effet, très étrangère à la 
pièce, qui coule à côté d'elle et sans elle. 

Le duc n'avait certes pas besoin d'elle pour apprendre 
l'amour que sa femme porte à Gérard. La duchesse le crie 
à tout venant. Elle est d'une imprudence vraiment bien 
extraordinaire. 



2'J>6 QUARANTE ANS DE THEATRE 

Elle écrit à son ami une lettre où elle dit en propres 
termes qu'elle exècre son mari, qui est un misérable, et 
qu'elle l'adore, lui, Gérard. Ces lettres-là, d'habitude, on 
prend un certain soin pour qu'elles arrivent à leur adresse. 
Mais à quoi bon toutes ces précautions contre la mauvaise 
humeur d'un vibrion? La duchesse doûne tout simple- 
ment cette lettre, avec plusieurs autres, à une femme de 
chambre, qui les remet à un valet de pied, qui les dépose 
chez le concierge, chargé de les porter à la poste. C'est 
comme je vous le dis ! 

Et la duchesse s'étonne qu'une lettre qui passe par tant 
de mains soit interceptée ! et elle s'indigne que son mari ait 
eu l'indélicatesse de mettre la main dessus! Je sais bien 
que le mari est impardonnable, étant un simple vibrion. Il 
faut avouer pourtant que sa femme lui a donné quelque 
droit de se méfier, et que la conduite qu'elle tient à son 
égard excuse un peu cette indiscrétion, que tout autre 
aurait commise à sa place. Songez que toujours, en cau- 
sant avec Gérard, elle appuie familièrement la tête sur son 
épaule, et ne se dérange pas de cette position, même lors- 
que les domestiques entrent. 

Il a du bon pourtant, ce mari ! En lisant la lettre de sa 
femme, il a reconnu ses torts ; il a été pris d'une jalousie 
qui le ramène à de meilleurs sentiments. 

— Permettez-moi, lui dit- il en substance, de réparer 
mes fautes à votre égard ; de mériter qu'un jour vous m'é- 
criviez une lettre pareille à celle que je viens de lire et que 
je vous rapporte. 

Avouez que, pour un vibrion, voilà des sentiments très 
honorables et de bonnes paroles. La duchesse n'en est que 
plus furieuse. Elle refuse de reprendre cette lettre qui l'ac- 
cuse, elle accable son mari d'invectives, et c'est alors que 
nous apprenons pourquoi elle lui en veut tant. Elle lui 



ALEXANDRE DUMAS FILS 297 

lance en plein visage les procédés dont il a usé envers elle, 
le soir même des noces. Car ce diable de Dumas ne craint 
point d'étaler devant douze cents personnes des images qui 
se formulent ordinairement dans le grimoire des hommes 
de loi. Elle ajoute qu'elle aime Gérard, qu'elle ne le quit- 
tera jamais ; elle lui prédit que Gérard le tuera, et s'enfuit 
en le traitant de misérable et en faisant claquer les portes. 

La scène a soulevé de longs applaudissements. C'est 
qu'elle est violente, et que ces brutalités, quand elles ne 
révoltent pas le public, l'émeuvent toujours et le trans- 
portent. Mais j'en appelle au bon sens des esprits droits : 
est-ce que cela est supportable ? Où a-t-on vu des duches- 
ses de cet acabit ? Quoi ! son mari a en poche de quoi la 
faire condamner devant tous les tribunaux du monde, et il 
a beau être un vibrion, les juges n'entrent pas dans ces 
considérations de physique ; il l'a surprise, il n'y a qu'un 
instant , roucoulant un duo d'amour avec son amant ; je 
sais bien que ce duo, arrivant au quatrième acte, n'est pas 
à sa place, et qu'il est d'ailleurs très ennuyeux ; ce n'est 
pas une raison pour que le mari n'en soit pas quelque peu 
touché; et quand le mari lui propose de passer l'éponge 
sur le passé, de vivre ensemble de la vie de famille, c'est 
elle qui lui crie : J'ai un amant, je veux garder mon 
amant ! Si c'est là le faubourg Saint-Germain, je préfère le 
quartier Mouffetard. 

Il ne reste plus au duc qu'à provoquer Gérard. Mais 
voici qui est plus étrange que tout le reste. Le père Moris- 
seau prend parti contre son gendre pour l'amant de sa fille. 
Il déclare à Gérard qu'il sera son témoin, et Gérard ac- 
cepte ! C'est de l'aberration mentale, tout simplement. 

Nous voilà au cinquième acte. Tout le commencement 
est rempli des préparatifs de ce duel. Nous continuons de 
nager en pleine fantaisie. Ce pauvre vibrion de mari ! il 

17. 



298 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

finit par m'intéresser ! Tout le monde le trouve si gênant, 
on lui reproche si durement de vivre encore ! Sa cousine, la 
marquise de X***, vient voir la duchesse et la console : 
rassurez- vous ! il sera tué ! Et en attendant, elle lui offre 
sa maison pour refuge, parce que les médisances du monde 
s'arrêteront sur le seuil d'une femme respectée, d'une vertu 
inattaquable. 

Au moment où la duchesse accepte, où Alorisseau se ré- 
jouit, où le vieux savant approuve, Gérard entre, oui, Gé- 
rard qui a le front de venir ouvertement, en ces circons- 
tances, chez celle qu'on lui donne pour maîtresse, et la 
bonne marquise de dire aussitôt : 

■ — Voilà Gérard qui vient voir la duchesse, laissons-les 
seuls causer un instant. 

Et, de fait, elle emmène tout le monde ! Je vous dis que 
nous sommes à l' Ambigu-Comique. Nous courons au dé- 
noûment : le duc va triompher, car il est de première 
force à l'épée, et Gérard ne manie que la plume. Mais le 
duc est un vibrion et l'accident approche. 

Il approche sous la forme du yankee Clarckson. Si je ne 
vous l'ai pas encore présenté, c'est que jusqu'à présent il 
s'est promené à travers l'action sans y être utile. L'auteur 
le gardait pour être le deus ex machina. 

Le duc l'a prié d'être son témoin. Pourquoi le duc, qui 
doit avoir tant d'amis de club tout disposés à lui rendre ce 
service, sans explications, s'en va-t-il le demander à un 
étranger, qu'il connaît à peine de vue, et qui l'accable de 
questions gênantes? C'est qu'il est un vibrion, et que la 
Providence le pousse à faire des sottises. 

La scène est d'une invraisemblance criante : mais elle est 
faite de main de maître, et je ne crois pas qu'il y en ait 
de mieux conduite, de plus forte, de plus amusante dans le 
théâtre de Dumas fils. 



ALEXANDRE DUMAS FILS 299 

Ce yankee est taillé sur le modèle de tous les Américains 
de roman, grossier, pressé, habitué à compter la vie des 
hommes pour rien, et les tuant , pour se servir de l'expres- 
sion même de mistress Clarckson, comme de petits lapins. 
Il a vu le duc une fuis chez celle qui porte son nom sans 
être sa femme ; il connaît un peu mieux Gérard, parce qu'il 
a demandé à ce jeune ingénieur un mémoire sur le lavage 
de l'or, et que Gérard a découvert un procédé qui écono- 
mise 25 pour 100 sur les frais de l'opération. Mais au fond 
il ne tient pas plus à l'un qu'à l'autre ; il méprise notre 
vieille Europe, et voilà tout. 

Il écoute donc le duc; mais voici où est l'originalité 
charmante de la scène. A mesure que le duc expose ses 
griefs et conte sa situation, les plaintes qu'il formule se 
retournent contre lui, et lui deviennent au contraire, dans 
l'esprit du yankee, des sujets d'accusation. Par un mouve- 
ment de dialogue d'une habileté incomparable, le témoin 
choisi par le duc passe au parti de Gérard, si bien qu'il finit 
par s'écrier, récapitulant tous les moments de la conduite 
que le duc lui dit avoir tenue : 

— Mais ces procédés, monsieur, sont d'un drôle... Oui, 
monsieur, vous êtes un drôle ! 

Vous imaginez la joie maligne du public à cette conclu- 
sion qu'il voit venir de loin. Car le public hait ce vibrion 
de duc ! il est enchanté, comme dans les mélodrames, lors- 
que paraît le gendarme vengeur. 

Le duc se redresse furieux ; il se battra avec Clarckson : 
mais auparavant il doit en finir avec Gérard. Ce n'est pas 
le compte de Clarckson qui est pressé; on l'attend en Amé- 
rique. Il insiste. Le duc refuse. Il a encore raison, ce mal- 
heureux duc, si crueUement crosse par tout le monde, et 
néanmoins c'est dans toute la salle un formidable éclat de 
rire, quand le yankee s'écrie : 



300 QUARANTE AXS DE THEATRE 

— Ah çà ! est-ce que vous croyez que je vais vous lais- 
ser tuer un homme qui m'économise 25 pour 100 sur mes 
frais. 

Le combat a lieu à l'instant même , derrière la maison ; 
le vibrion est embroché ; tout le monde revient sur la scène 
pour se réjouir et la cousine du vibrion, et le vieux savant, 
et le beau-père, et la duchesse, et Gérard. Il n'y a que rnis- 
tress Clarckson qui ne soit pas contente. Mais bonsoir à 
l'étrangère et bon voyage ! 

Et comme le commissaire, qui est entré sur ces entrefai- 
tes, prie le vieux savant de constater la mort : 

— Avec plaisir, répond-il. 

Que voulez-vous ? c'est un vibrion. 

Telle est cette pièce bizarre qui tient à la fois de la haute 
comédie et du grossier mélodrame, mélange inouï de fan- 
taisies extravagantes, de hardiesses étranges, de vulgarités 
choquantes et de morceaux incomparables : où deux scènes 
de maître, celle de la présentation de l'étrangère au premier 
acte et celle de la discussion avec le yankee au cinquième, 
se détachent sur un fond d'inventions qui rappellent à la 
fois Ponson du Terrai! et d'Ennery; où éclatent de toutes 
parts, à travers un brouillamini de métaphysique subtile, 
de discussions oiseuses, de récits inutiles ou saugrenus, une 
foule de mots plaisants et profonds; où se découvrent, à 
chaque instant, au milieu d'un fouillis insensé, des coins 
ravissants de mise en scène habile ou de spirituelle obser- 
vation; une comédie sans intérêt et qui amuse d'un bout 
à l'autre ; mal bâtie, faite de pièces et de morceaux, et qui 
ne vous lâche pas un seul instant ; un monstre enfin, un 
monstre informe, mais puissant toujours, et par endroits 
charmant. 

21 février 1876. 



DENISE 



Il y a une idée qui a toujours poursuivi M. Dumas, qu'il 
a exposée et défendue dans maints ouvrages : comédies, 
brochures et articles de journaux. Cette idée, qui est fort 
simple, c'est qu'il n'est pas plus permis à l'homme de con- 
naître et de posséder une femme avant le mariage, qu'il n'est 
permis à la femme d'apporter à son mari ce que M. Dumas 
lui-même appelle un capital ébréché. Cette idée-là, c'est 
après tout l'idée chrétienne ; c'est même, si l'on veut, l'idée 
morale, et il est difficile de ne pas la trouver aussi indiscu- 
table en théorie qu'elle semble être impraticable dans le 
train de la vie ordinaire. 

Mais cette idée en a pour corollaire une autre qui sou- 
lève plus d'objections. Si la pratique autorise l'homme à 
déroger à cette loi morale ; si elle ne lui tient pas rigueur 
quand il apporte à la femme qu'il doit épouser un cœur 'qui 
a déjà battu pour une autre et parfois même pour plusieurs 
autres, pourquoi n'userait-on pas de la même indulgence 
envers la femme ? 

Une jeune fille a failli, son séducteur l'abandonne ; est-ce 
une raison pour qu'elle ne puisse plus être, elle, ni épouse 
honorée, ni mère aimée de ses enfants ? Qui empêche un 
autre homme, s'il aime cette jeune fille, de travailler à son 
propre bonheur, en réparant le tort qu'a fait à cette jeune 



302 QUARANTE ANS DE THEATRE 

personne un Don Juan de passage? Et remarquez, ajoute 
Dumas, qu'en agissant ainsi, il fait en quelque sorte péni- 
tence d'erreurs semblables qu'il a commises lui-même. Il a 
abusé peut-être plus d'une fois de l'innocence des jeunes 
filles ; il épouse une fille qui a été mise à mal par un autre, 
comme un autre pourra réparer ses fautes à lui-même. 

Telle est la théorie. Je ne la discute pas, n'ayant point à 
m'occuper ici de questions de psychologie et de morale ; je 
l'expose tout simplement parce qu'elle a été l'idée généra- 
trice d'une pièce célèbre : les Idées de Madame Auhraij, 
parce que nous la retrouvons encore au début et au dénoue- 
ment de Denise, le nouveau drame que M. A. Dumas vient 
de donner à la Comédie-Française. 

Il n'y a guère d'idée qui soit plus antipathique à un pu- 
blic français que celle-là; il n'y en a point qui choque da- 
vantage les préjugés du monde. Interrogez-vous, vous qui 
me lisez et descendez au fond de votre cœur : y a-t-il une 
perspective qui vous semble plus désobligeante, qui vous 
inspire un sentiment plus invincible de répulsion ? X'être 
pas le premier dans le cœur d'une femme, on s'y résout en- 
core ; on se flatte toujours d'effacer ces impressions légères 
qu'a laissées dans l'âme d'une jeune fille innocente une 
première amourette , mais la possession semble imprimer 
une marque autrement indélébile ; personne ne se résigne à 
n'arriver que le second ; il y a là un effort dont on ne se 
sent point capable; la nature crie. Est-ce bien la nature, 
ou si ce n'est que la convention sociale ? Je l'ignore. Mais 
peu importe ici, la vérité est que nous, Français, nous som- 
mes bâtis de la sorte et qu'il y a toujours, au théâtre, un 
danger extrême à heurter de front l'opinion et les senti- 
ments du public, à lui imposer de force une thèse contre 
laquelle ses préjugés se révoltent. 

M. Dumas, qui est l'homme de toutes les hardiesses, 



ALEXANDRE DUMAS FILS 303 

avait gagné une première fois la partie dans les Idées de 
Madame Aubray ; non sans peine, par exemple, non sans 
résistance, car les Idées de Madame A abray , bien qu'elles 
soient une maîtresse œuvre, ont dompté la foule plus qu'elles 
ne l'ont séduite. Le succès a été considérable, il n'est jamais 
devenu populaire. 

Dumas est revenu à son idée favorite dans Denise, et il a 
fait encore une fois avec lui-même la gageure de nous im- 
poser la même thèse et le même dénouement mais en s'y 
prenant d'autre façon , en noyant les révoltes du public, 
dans un torrent de larmes. 

Dumas est, en art dramatique, l'homme le plus logique 
que je connaisse : ses pièces, je parle des bonnes, sont cons- 
truites avec une rigueur mathématique ; nous pouvons 
donc, à l'aide du dénouement qui était son dernier objectif, 
reconstruire par le raisonnement le drame tout entier et 
montrer la part que chaque élément doit, de toute nécessité, 
prendre à l'action commune. 

L'idée mise au théâtre comporte fatalement un certain 
nombre de personnages ; prenons-les l'un après l'autre. Le 
premier, c'est naturellement le jeune homme qui doit épou- 
ser, André de Bardannes. Dans les Idées de Madame Aubray, 
c'était le jeune homme qui, emporte par son amour, vou- 
lait épouser la fille séduite ; c'était la mère qui avait opposé 
aux desseins de son fils les répugnances du monde ; c'était 
la mère dont il avait fallu vaincre la résistance. Il n'y 
avait donc plus à se préoccuper de ce côté de la question. 
Qu'a fait M. Dumas ? C'est dans le cœur même de l'amou- 
reux qu'il a cette fois transporté le débat. Il aime, mais il 
est imbu des préjugés mondains, en proie aux tortures de 
la jalousie rétrospective ; c'est lui qu'il faudra persuader. 
Dumas n'a donc mis à côté de lui ni père ni mère : il Ta 
fait orphelin. 



304 QUARANTE ANS DE THEATRE 

Il fallait, de plus, que cet André eût vécu de la vie com- 
mune, qu'il eût eu des maîtresses, une tout au moins, et 
que cela fût visible aux spectateurs. Car il faut, selon la 
théorie, qu'en réparant le tort fait par un autre à la jeune- 
fille, il se rachète lui-même des fautes commises avec les 
femmes qu'il a aimées sans les épouser. M. Dumas a donc 
ramassé toutes ses fautes dans un personnage, M me de 
Thauzette, grande dame qui a jeté jadis son bonnet par- 
dessus les moulins, mais qui jouit encore de quelque consi- 
dération dans la bonne compagnie, d'où ne l'a écartée au- 
cun éclat trop violent. André l'a connue, comme il sortait 
du collège, à l'âge où les dames qui ont l'usage de la galan- 
terie laissent venir à elles les petits jeunes gens. 

Cette liaison, ou si vous aimez mieux cette éducation, a 
duré quelques années ; elle s'est dénouée sans se rompre ; 
M me de Thauzette a toujours conservé un pied dans la 
maison, comme dans l'amitié d'André. 

André avait une sœur au couvent dont il ne pouvait 
guère s'occuper, lancé comme il l'était dans le tourbillon 
de la vie élégante ; c'est M mc de Thauzette qui allait lui 
rendre visite, son frère ne voyant aucun mal à cela ; car le 
monde est tout plein de ces compromis. 

Cette M me de Thauzette a ses raisons pour cultiver l'a- 
mitié de Marthe de Bardannes : elle a un fils, un mauvais 
sujet de fils, qui est la grande et la vraie passion de sa 
vie; elle songe que ce fils, Fernand de Thauzette, pourra 
un jour épouser la jolie Marthe, qui apporte en dot un 
million dans chaque main ; elle, il faut bien qu'elle se l'a- 
voue, elle a dissipé aux folies d'une vie légère le patrimoine 
des Thauzette. 

Fernand, voilà notre séducteur, car vous pensez bien 
qu'ayant une fille séduite, il nous faut un séducteur. Dans 
les Idées de Madame Aubray, le séducteur était un monsieur 



ALEXANDRE DUMAS FILS 305 

quelconque, un passant, un homme qu'on n'avait pas revu, 
et L'ignorance où l'on était du misérable avait singulière- 
ment facilité le mariage du dénouement. Mais, cette fois, 
M. Dumas a voulu que le premier possesseur fût là, en 
chair et en os, et que le mariage avec son ancienne vic- 
time se fît sous ses yeux : car Dumas se plaît aux dif- 
ficultés vaincues, il sème exprès son steeple-chase d'obstacles 
formidables, pour avoir le plaisir de les franchir et de nous 
dire ensuite : Sautez donc derrière moi ! 

Mais vous comprenez que ce Fernand de Thauzette doit 
être un vilain homme, car s'il était sympathique, le ma- 
riage de la fin deviendrait odieux. Aussi l'auteur ne l'a-t-il 
pas ménagé ; c'est un viveur qui n'a d'autre mérite que sa 
jolie figure. Dumas même ne lui a pas donné d'esprit dans 
la conversation et il a fallu qu'il se fit violence à lui- 
même, mais il est capable de tous les courages par amour 
de la logique. 

Reste la jeune fille. Oh! celle-là, elle sera douée de 
toutes les qualités. Elle sera noble, elle sera tendre, elle 
sera instruite, bonne musicienne, fille dévouée à ses pa- 
rents ; imposant, pour rester avec eux, silence à ses goûts 
d'art: belle par-dessus tout, cela va sans dire : c'est 
M Ue Denise Brissot. 

Comment André de Bardannes l'a-t-il connue ? Un jour 
que, s'ennuyant, il avait mesuré le vide de son existence 
frivole et qu'ayant fait ses comptes il avait trouvé son 
patrimoine fortement écorné, il avait pris la belle résolu- 
tion de se retirer dans une de ses propriétés et de la faire 
valoir lui-même. Il avait besoin, pour remettre de l'ordre 
dans ses affaires, d'un régisseur qui fût honnête et intel- 
ligent ; M me de Thauzette connaissait la famille Brissot ; 
elle avait proposé Brissot à André, qui tout de suite avait 
reconnu en lui un homme étroit peut-être et minutieux, 



306 QUARANTE ANS DE THEATRE 

mais franc comme l'osier : la droiture en personne. André 
l'avait installé chez lui, dans une aile du château. 

Brissot était marié, il avait naturellement amené sa 
femme et sa fille Denise. 

André n'avait pas tardé à être séduit par la bonté hon- 
nête et la dignité fière de M me Brissot, par la bonne grâce 
un peu triste de sa fille. L'idée lui était venue alors de 
retirer sa sœur du couvent, puisqu'elle pouvait avoir au 
château M me Brissot pour chaperon et M Ue Brissot pour 
institutrice. 

Nous avons donc, au moment où la toile se lève, au 
château de Bardannes, André et sa sœur, ÀE me de Thau- 
zette et son fils, Brissot, sa femme et sa fille. 

Est-ce tout? Non. La théorie exige encore un autre 
personnage. Bappelez-vous, je vous prie, les termes de 
cette théorie : C'est qu'un homme ne doit posséder qu'une 
femme, comme une femme ne doit être qu'à un homme. 
Eh ! bien, mais, il faut que cette idée, l'idée génératrice de 
la pièce, ait son représentant attitré ; il faut que le système 
se cristallise en un personnage qui, le moment venu, ait 
qualité pour l'exposer et l'imposer. Ce personnage, c'est 
Thouvenin : Thouvenin est une manière d'ouvrier très in- 
telligent qui est sorti du rang de bonne heure, s'est dis- 
tingué par de grandes et fructueuses inventions ; un homme 
supérieur, ce qui ne l'empêche pas d'être un brave homme. 

Il a rencontré André de Bardannes je ne sais où, peut- 
être au collège; il s'est pris de sympathie pour ce jeune 
homme, et lorsqu' André s'est mis lui-même à la tête d'une 
grande exploitation agricole, Thouvenin est venu sur son 
invitation voir les travaux et lui donner des conseils. C'est 
ainsi qu'il est l'hôte du château et qu'il y habite en même 
temps que tous ceux que nous venons de passer en revue. 

Bien entendu que ce Thouvenin a mis sa théorie en pra- 



ALEXANDRE DUMAS FILS 307 

tique. Dès le premier acte, il déclare nettement qu'il a ap- 
porté à sa femme les prémisses de sa virginité et que de- 
puis il n'en a jamais connu d'autres. Cette déclaration, je 
dois le dire, a quelque peu étonné et scandalisé le public. 
On a chuchoté tout bas, on a souri ; on a tu là une de ces 
boutades familières au Dumas de Y Ami des Femmes et de 
X Etrangère. Point du tout ; si Thouvenin est ainsi fait, 
c'est que M. Dumas en avait besoin pour forcer l'assenti- 
ment du public au dénouement qu'il lui préparait; c'est 
que c'est lui qui doit donner les coups de poing de la fin : 
si bien que le spectateur, à demi assommé, n'y voie plus 
que du feu. 

Il faut rendre grâce à Dumas de ne pas nous avoir pré- 
senté A[ me Thouvenin : cette heureuse femme aurait excité 
dans la salle trop de jalousie chez les unes, trop de com- 
passion chez les autres. 

Ali ! cette fois, nous avons tout notre monde ! 

Eh ! bien non. Il nous faut encore deux personnages ; 
quand je dis : il nous faut, je me trompe, ce sont des per- 
sonnages de luxe. M. Dumas a voulu, pour donner plus de 
brillant à son exposition, qu'une pimbêche du grand 
monde se trouvât sur la scène au château des Bardannes 
quand la toile se lève, qu'elle vît défiler l'un après l'autre, 
tous les personnages du drame futur et qu'elle les marquât 
tour à tour d'un trait incisif et méchant. Le personnage, 
après avoir fait son office, disparaît, vous ne le reverrez 
plus; mais M. Dumas, qui est toujours bon, avait, pour 
amoindrir les regrets du public, confié ce rôle à M me Amel, 
qui, par ses manières, ses attitudes et sa voix, tient le mi- 
lieu entre une duchesse et une marchande de poisson, plus 
près de l'une que de l'autre . 

Son mari l'accompagne. Il se peint d'un mot : quand sa 
femme s'est éloignée, on lui dit : 



308 QUARANTE AXS DE THEATRE 

— Elle a beaucoup d'esprit, M me de Pontferrand ? 

— Oui, elle est mauvaise comme une gale. 

Il sort avec sa femme et ne reparaîtra pas davantage. 
Lui, c'est dommage en vérité . car il est fort plaisant sous 
les traits de Coquelin cadet. Mais l'un et l'autre étaient 
inutiles ; M. Dumas aurait pu s'en passer et peut-être eût-il 
mieux valu qu'il s'en passât ; il est vrai que nous y aurions 
perdu une scène étincelante ; nous y aurions gagné de n'être 
pas jetés tout d'abord sur une fausse piste, car nous ne 
pouvions deviner au début du drame quels sont les per- 
sonnages à qui nous devons d'abord consacrer notre at- 
tention. 

Je ne sais, mais il me semble que vous avez assez l'habi- 
tude du théâtre pour deviner tout de suite quel sera le 
nœud de l'action. Il doit être évident pour vous que ce 
jeune Fernand de Thauzette a dû être cet amant que 
M Ue Denise Brissot garde dans son passé. 

Oui, vous l'avez deviné, mais parce que je vous ai pré- 
senté les choses sous la forme ramassée d'une analyse. 
Nous autres, qui regardions pour la première fois se dé- 
rouler la pièce, nous ne l'avons su ou du moins nous n'en 
avons été sûrs qu'assez tard. Tout ce qu'on nous a dit, 
c'est que les deux jeunes gens, Fernand et Denise, se sont 
connus enfants, M mL de Thauzette ayant été une amie in- 
time de M rae Brissot. 

Ils ont grandi l'un près de l'autre, se tutoyant comme 
frère et sœur ; plus tard, ils se sont aimés : un de ces amours 
de cousin à cousine qui sont si fréquents dans les familles. 
Fernand a en effet songé à épouser Denise; la mère, 
M me de Thauzette s'est opposée à ce mariage, qui ne lui 
paraissait pas sortable pour son fils ; les Brissot sont des 
gens fiers, ils n'ont rien témoigné de leurs sentiments ; les 
jeunes gens n'ont rien chang-é à leurs habitudes d'enfance, 



ALEXANDKE DUMAS FILS 309 

ils se tutoient encore et personne n'y trouve à redire, sauf 
jP e Amel, qu'on ne reverra plus. 

Mais M 1,e Brissot porte partout une dignité si triste 
que nous pensons bien qu'il y a un secret dans sa vie. On 
ne l'a jamais vue rire, dit André. Pourquoi ne l'a-t-on ja- 
mais vue rire ? Et nous nous demandons tous également : 
Pourquoi ne l'a-t-on jamais vue rire ? 

Si André se fait cette question, c'est que lui, qui est or- 
phelin, d'un caractère rentré et morose, n'a pu voir sans en 
être touché cette fleur de beauté fière et de grâce discrète. 
Il ne s'est jamais ouvert à elle de ses sentiments, car c'est 
un galant homme, plein de délicatesse. Il n'en est pas moins 
vrai que, chez les hobereaux du voisinage, on fait des 
gorges chaudes de cette passion, car il n'est personne qui 
ne croie qu'André est l'amant de Denise. 

M me de Thauzette le croit aussi, il n'est pas étonnant 
que celle-là n'ait qu'une confiance médiocre dans la vertu 
des femmes. Mais elle ne s'en inquiète point, au contraire, 
elle voit dans cet incident un moyen d'arriver plus promp- 
tement à ses fins. Elle a rêvé de marier son fils à Marthe, 
et déjà ce jeune coureur de cœurs et de dots a ouvert le 
siège ; il envoie des billets doux à la jeune échappée du cou- 
vent, et la jeune échappée du couvent ne fait pas trop mau- 
vaise mine à ce beau garçon qui lui parle d'amour. Elle 
correspond avec lui sous l'œil vigilant de M 1,e Brissot, qui 
a des raisons pour se défier de l'homme et qui surveillé ce 
commerce. L'institutrice a même cherché dans une scène, 
qui est une merveille d'adresse, à éveiller les craintes 
d'André ; elle lui laisse entendre que sa sœur a besoin d'un 
cœur à qui elle puisse s'ouvrir et que c'est lui qui devait 
être le premier à recevoir ses confidences, si elle en a à 
faire. 

Xous, public , nous ne laissons pas d'être étonné de ces 



310 QUARANTE AXS DE THEATRE 

façons mystérieuses et compromettantes de faire la cour à 
une honnête jeune fille que l'on veut épouser, mais il est 
évident que l'auteur a son idée ; il veut nous montrer avec 
quelle facilité on s'empare du cœur d'une jeune fille qui 
n'est pas prévenue et nous faire savoir que Fernand est 
passé maître en cet art. M lle Marthe de Bardannes est, sans 
le savoir, sans s'en douter même, sur le grand chemin de 
la perdition, n'est gardée de la chute finale que par ses 
millions qui font d'elle une épouse plus désirable que ne 
serait la maîtresse. 

C'est sur elle, en effet, que M me de Thauzette a jeté les 
yeux pour être la femme de son fils et elle s'en va la de- 
mander pour lui à son ancien amant, à André. Quelle jolie 
scène et comme elle était difficile à faire ! Il faut que M me de 
Thauzette soit à la fois et une mère prudente et une an- 
cienne maîtresse : qu'elle évoque tout ensemble et les sou- 
venirs du temps passé, souvenirs de tendresse, qui sait 
même ? de libertinage, et les images plus sévères de vie heu- 
reuse et réglée à la maison; elle, élevant les enfants qui 
naîtront de cet heureux mariage. La scène est faite à ravir, 
cette scène est de main de maître, avec un art consommé, 
avec une grâce exquise de langage. André refuse son con- 
sentement ; ce n'est pas parce que Fernand est un viveur ; 
il sait par son propre exemple que d'un ex-viveur on peut 
faire un très galant homme : c'est que Fernand, précisé- 
ment, ne lui semble pas être un galant homme ; il l'a sur- 
pris dans une circonstance importante de sa vie de jeune 
homme commettant une flagrante indélicatesse ; il a dans le 
temps couvert cette faute par reconnaissance pour la mère, 
mais cette faute est grave, elle est de celles qui entachent 
l'honneur d'un homme, il ne croit pas possible de hasarder 
le bonheur de sa sœur sur une aussi mauvaise carte. M me de 
Thauzette est étonnée, elle se dépite ; elle se répand en pro- 



ALEXANDRE DUMAS FILS 311 

testations, puis en càlineries , puis en mots de colère ; et 
parmi les paroles qui lui échappent (il n'échappe à M me de 
ïhauzette que ce qu'elle veut bien dire) se trouve cette 
phrase : 

— C'est votre maîtresse qui s'oppose à ce mariage ; c'est 
M Ue Denise. 

André s'indigne, et la fine mouche ajoute : 

— Oh ! d'ailleurs, vous ne seriez pas son premier amant L. 
Elle comptait bien piquer le cœur d'André , elle ne se 

doutait pas elle-même de la douloureuse blessure qu'elle 
allait faire. 

André lui serre les poignets à la faire crier : 

— Qu'entendez-vous par là ? lui demande-t-il avec an- 
goisse. 

— Mais rien, rien; j'ai dit cela sans savoir. 

Au fond, elle est ravie de^ l'incident ; elle en fait part à 
son fils : 

— Bah ! se disent-ils, André épousera Denise, et nous, 
nous aurons Marthe. 

C'est là-dessus que finit le premier acte, un acte plein de 
mouvement, d'une clarté d'exposition vraiment extraordi- 
naire, tout plein d'intérêt, semé de mots brillants, de tirades 
vibrantes, et qui, malgré la complication des intrigues et 
des personnages, a été écouté avec une curiosité passionnée. 

Quand le second acte s'ouvre, nous nous trouvons en 
présence de deux courants d'idées si bien mêlés qu'if est 
presque impossible de les séparer dans l'analyse : d'un côté, 
les intrigues que va nouer le fils de M me de Thauzette pour 
s'emparer du cœur et des millions de M Ue Marthe ; de l'au- 
tre, les efforts que va faire André pour découvrir la vérité 
sur Denise; efforts auxquels nous nous associerons, car, 
malgré les allusions qui ont été faites par-ci par-là à une 
faute possible, nous non plus nous ne savons rien de positif. 



312 QUARANTE ANS DE THEATRE 

M 1 ' 8 Marthe est sous le charme d'un premier amour ; cet 
amour est encore envenimé par M me de Thauzette, qui in- 
sinue à la jeune fille que son frère veut se débarrasser d'elle 
pour être plus libre de ses allures avec Denise. La pauvre 
petite fille , à qui l'éducation du couvent a donné un tour 
d'esprit mystique, et qui ne comprend rien aux menées té- 
nébreuses que l'on ourdit autour d'elle, a une explication 
très vive avec son frère et lui demande pourquoi il a refusé 
Fernand. 

Et comme son frère lui répond que c'est parce qu'il ne l'a 
pas trouvé digne d'elle, elle lui laisse entendre que cette 
réponse a été dictée. — C'est bien, lui dit son frère ; re- 
tourne au couvent; quand tu auras ta majorité, tu seras 
libre d'épouser malgré moi qui tu voudras. 

La petite fille s'est butée ; elle accepte. Le hasard la met 
en présence de Denise, elle le prend de très haut avec la 
gouvernante et lui insinue que, si elle a surveillé ses jeunes 
amours avec Fernand, c'est que sans doute elle y avait un 
intérêt de jalousie. 

La réponse de M lle Brissot est superbe de hauteur et 
d'indignation ; elle déclare très nettement que si elle a dé- 
noncé ces échanges de tendresse entre Marthe et Fernand, 
c'est qu'elle savait ce Fernand indigne d'être aimé d'une 
fille pure et chaste comme Marthe. 

— Et comment le savez -vous? Par expérience sans 
■doute ! 

M Ue Brissot ne livre point son secret, que nous commen- 
çons d'entrevoir, mais elle affirme, avec une émotion pro- 
fonde, qu'elle n'a eu d'autre but que de sauver Marthe 
d'une aventure dangereuse ; que pour elle, aussitôt Marthe 
partie au couvent, elle quittera le château, où elle n'a plus 
rien à faire ; elle vivra comme elle pourra, de leçons, mais 
l'honneur sera sauf. 



ALEXANDRE DUMAS FILS 313 

Et tandis que ce côté de l'action se développe peu à peu 
sous nos yeux au second acte, l'autre marche d'un pas un 
peu plus lent, mais chaque progrès nous serre le cœur 
d'une angoisse inexprimable. 

Vous ne seriez pas le premier : ce mot a été comme un 
trait empoisonné qui s'est enfoncé dans le cœur de ce 
pauvre André. C'est une àme concentrée et sombre; le 
chagrin est d'autant plus violent chez lui qu'il ne s'évapore 
pas en vaines paroles, le doute, un doute affreux, le travaille : 
il sent le besoin de chercher, de trouver la vérité. A qui 
s'adressera-t-il ? 

Au père Brissot d'abord. Il l'interroge sur les relations 
que sa fille a pu avoir avec Fernand; mais le brave homme 
ne sait rien. 

Pour lui, ces amourettes de la seizième année n'ont pas 
tiré à conséquence, il n'en a pas tenu compte. 

André parle de ses incertitudes à Thouvenin, l'homme de 
bon conseil. 

— Voilà qui est fort simple, répond Thouvenin, qui 
aime la ligne droite : demandez simplement à Denise ce 
qui en est ; c'est une honnête fille, elle le dira. 

Mais ce moyen est trop simple ; la parole de Denise, qui 
est intéressée à l'affaire, ne rassurerait pas ce cœur torturé 
de jalousie ; il faut, comme l'Œdipe de la tragédie grecque,, 
qu'il s'informe du fatal secret près de tous ceux qui ont pu 
le savoir, et qu'à chaque interrogatoire il reste plus déses- 
péré. 

La situation est poignante, et Dumas en a tiré un parti 
merveilleux ; c'est là la nouveauté curieuse de son drame, 
-qu'on puisse le rapprocher de la plus belle des tragédies anti- 
ques. André revient à la charge près de M me de Thauzette. 

— Que savez-vous ? lui dit-il ; dites-moi tout ce que 
'vous savez. 

18 



314 QUARANTE ANS DE THEATRE 

Mais M me de Thauzette ne sait rien ; rien de plus que 
M. Brissot. Pour elle également, ces amours printanières 
n'ont eu que des fleurs ; son fils ne l'a point prise pour 
confidente. 

C'est alors qu'André, poussé par la jalousie, s'avise d'un 
artifice qui serait bien retors s'il n'était d'une innocence 
rare. Il n'y a que les amoureux pour être aussi machiavé- 
liques et aussi bêtes dans leurs calculs. 

— Vous m'avez demandé, dit- il, la main de ma sœur 
pour Fernand, je vous la donne. 

Et aussitôt, se tournant vers Fernand qui vient d'entrer 
et à qui l'on annonce la bonne nouvelle : 

— Maintenant, lui dit-il, nous sommes beaux- frères, tu 
dois tenir à l'honneur de la famille; eh! bien, j'aime 
M lle Brissot; je veux l'épouser; ce serait un déshonneur 
pour nous tous si je faisais ma femme d'une jeune fille 
qui a été quelque chose pour toi. Jure-moi que tu n'as 
pas été son amant et je la demande à son père. 

Ah ! que les amoureux, surtout quand ils sont jaloux, 
sont de purs idiots ! S'il lui restait une étincelle de sens 
commun, André réfléchirait que c'est la seule occasion où 
il soit non pas seulement permis à un honnête homme, 
mais ordonné, mais enjoint de mentir. Il verrait que d'ail- 
leurs l'intérêt de Fernand s'accorde ici avec les conseils de 
l'honneur mondain ; il ne tenterait donc pas cette épreuve 
qui ne peut mettre entre ses mains la vérité vraie. 

Mais, je vous l'ai dit, André est un passionné et un pas- 
sionné sombre. L'autre lui donne sa parole d'honneur, cela 
suffit. 

Il fait venir M. et M me Brissot et leur fait sa demande. 
Le père Brissot est au comble de l'étonnement et de la 
joie; il n'oppose à ce projet qu'une objection : c'est la dif- 
férence de condition et de fortune ; et nous, tandis qu'il se 



ALEXANDRE DUMAS FILS 315 

livre à l'expansion de sa joie, nous regardons M me Brissot, 
dont la figure témoigne d'une épouvante et d'une désola- 
tion croissantes. Elle semble si bien perdue dans un déses- 
poir sans paroles que tout le monde s'est dit à la fois dans 
la salle : 

— • Il y a quelque chose ! La mère le sait, qu'est-ce qu'il 
y a? 

Et quand Brissot, se tournant vers sa femme, l'a apos- 
trophée d'un ton réjoui, lui disant : 

— Eh ! bien, toi, tu ne dis rien ? Est-ce que tu consens ? 

— Oui, a-t-elle répondu. 

Et la façon dont ce oui a été jeté, d'une voix basse et 
égarée, de l'air d'une femme qu'on tire d'un horrible rêve, 
a fait tressaillir tout le public. Une angoisse inexprimable 
a serré tous les cœurs : 

— - Est-ce que c'est elle qui va faire la révélation at- 
tendue ? 

Non, à coup sûr ; la scène entre Denise et André, c'est 
la scène à faire, et M. Dumas, qui a le sens du drame, 
n'aurait jamais eu garde de l'esquiver. 

La voilà qui entre, cette jeune fille énigmatique dont 
nous soupçonnons la faute sans savoir quelle est au juste 
la gravité de cette faute et si elle la confessera. 

A peine a-t-elle paru qu'un frémissement a couru de 
l'orchestre aux quatrièmes loges ; il y a eu ce mouvement 
de curiosité et d'attente que savent seuls exciter les maî- 
tres du théâtre. 

Je ne sais guère de scène plus belle et plus pathétique. 
Du premier coup, Denise déclare qu'elle est de celles que 
l'on aime, mais que l'on n'épouse point. Il y a une faute 
dans son passé ; elle ne se mariera pas. 

Une faute; et laquelle? Elle ne trahirait assurément 
pas le nom de son séducteur, mais, au cours de l'entretien, 



31G QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

André, lui contant les démarches qu'il a faites, lui apprend 
qu'il a accordé la main de sa sœur à Fernand et que Fer- 
nand, interrogé par lui, lui a donné sa parole d'honneur 
qu'il n'était pour rien dans l'affaire. 

A cette nouvelle, le cœur de la pauvre Denise se soulève 
d'une indignation profonde ; ce misérable, le mari de 
Marthe, la sœur de l'homme qui les a recueillis, aimés ! 
La vérité, l'affreuse vérité s'échappe en torrents de ses 
lèvres ; elle raconte avec des sanglots (et je vous jure que, 
dans la salle, tout le monde sanglotait avec elle) la façon 
dont elle a été prise ; l'abandon du séducteur, les démar- 
ches faites par sa mère pour le ramener à l'idée de ma- 
riage : ces démarches inutiles ; l'enfant né de cette er- 
reur... 

— Et cet enfant, qu'est-il devenu ? demande André. 

— Ah ! oui, vous, vous êtes un honnête homme, vous 
pensez à l'enfant ! 

Et alors dans un récit... Mon Dieu, j'avoue que ce récit 
tient un peu du mélodrame et que toute cette histoire 
de l'enfant mort pourrait être retranchée sans inconvé- 
nient... mais nous avons tant pleuré en l'entendant, mais 
elle est si touchante ? Et puis n'est-il pas naturel qu'une 
jeune fille dont le cœur s'est ainsi débondé tout à coup 
verse sans y regarder tous ses chagrins à la fois, même 
ceux dont elle ferait mieux de conserver le secret au fond 
de son âme ? Si c'est là une faute, avouons que c'est une de 
celles dont il est permis de dire : Félix cal pu. 

Il y avait longtemps que je n'avais vu pleurer de si bon 
cœur dans une salle de spectacle, et je n'en fais pas le 
fier, j'y allais comme les autres de mes deux ruisseaux de 
larmes. 

A la fin de cette confidence, Denise est tombée dans les 
bras d'André, éperdue de désespoir. 



A 



ALEXANDRE DUMAS FILS 317 

Le père entre. Il a tout entendu. C'est un vieux soldat, 
un barre de fer : il chasse sa fille, qu'André ramène chan- 
celante. À ce moment, Fernand entre, faisant le joli 
o eut ; le bonhomme santé sur lui, l'étrangle à moitié et 
lui dit : 

— Je donne deux heures à ta mère pour venir me de- 
mander la main de ma fille ; si elle ne vient pas, où que tu 
sois, je te tuerai ! 

Après ce troisième acte, le succès n'était plus douteux ; 
ce furent, dans le public, des acclamations et des rappels 
sans fin. Et dans les couloirs, en sortant, tout le monde se 
disait déjà : 

— Bah ! il l'épousera tout de même, il faudra qu'il l'é- 
pouse. 

Dumas avait gagné sa cause avant d'avoir plaidé sa 
thèse. Car au théâtre l'essentiel n'est pas d'avoir un dé- 
nouement qui ait le sens commun, c'est de faire désirer au 
public le dénouement qu'on lui prépare, quel qu'il soit, 
même s'il n'a pas l'ombre de sens commun. 

Le quatrième acte ouvre par une scène magistrale ; une 
des plus belles que Dumas ait écrites et qui rouvre la 
source de larmes fermée après le troisième acte. 

M. et M me Brissot sont en scène : Brissot reprochant à 
sa femme de ne l'avoir pas mis au courant, lui, le père de 
famille, de ce qui se passait dans la famille. Bien de plus 
tendre et de plus abandonné dans sa tendresse que le plai- 
doyer de M me Brissot. Elle se jette au-devant de sa fille : 
elle la couvre de son indulgence maternelle ; elle a des mots 
qui feraient fondre un cœur de roche : 

— Ah ! s'écrie-t-elle, Dieu a bien fait de faire le cœur 
des mères, car, en vérité, celui des pères n'aurait pas 
suffi. 

— Mais voyons, toi qui parles, s'écrie Brissot, si je fa- 

is. 



318 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

vais demandé avant de me marier avec toi de me céder, 
qu'aurais-tu donc fait ? 

— J'aurais fait comme elle, puisque je t'aimais, répond 
la mère. 

Cette scène est le dernier éclat de pathétique que com- 
porte ce drame. Il nous faut arriver au dénouement et 
vaincre les dernières rébellions du public. 

A nous, ami Thouvcnin ! Voilà le moment de venir à la 
rescousse. J'avais été un peu étonné de voir que ce rôle 
épisodique de Thouvenin, rôle effacé jusque-là, eût été 
confié à l'un des premiers comédiens du Théâtre-Français, 
à M. Coquelin. C'est que Dumas (Ah ! qu'il est habile, ce 
Dumas, et malin ! et comme il excelle à mettre dedans tout 
son monde), c'est que Dumas avait besoin pour plaider sa 
thèse d'un homme qui eût de l'autorité, l'oreille du public, 
de la force et de l'adresse en même temps ; qui pût tantôt 
manier un poids de 500 kilogrammes et tantôt escamoter 
une simple muscade : il lui fallait Coquelin. 

Et voilà qu'en effet Thouvenin et André se retrouvent, 
l'un hébété de désespoir, l'autre frais, dispos et railleur 
comme un Ariste de l'ancien répertoire ou comme un Des- 
genais du répertoire moderne : 

— Je m'attendais toujours, dit Thouvenin au jeune 
homme, que tu allais sauter au cou de cette brave enfant 
qui s'est dévouée pour sauver ta sœur d'un sot mariage. 

Et comme André ne répond que par un haut-le-corps, 
Thouvenin entame son plaidoyer. 

Quel plaidoyer, mes amis ! Plus long que le monologue 
de Figaro dans la Folle journée; il y prend tour à tour tous 
les tons : celui du raisonnement, celui de la raillerie, celui 
de l'attendrissement ; c'est un homme du monde, c'est un 
moraliste, c'est un prophète ; un prophète plus encore que 
tout le reste, car il a ce don particulier aux prophètes de 



ALEXANDRE DUMAS FILS 319 

parler longtemps, de parler toujours au nom d'un éternel 
quelque chose, sans s'arrêter jamais. 

Et atout cela que répond André ? André ne répond rien. 
Et la raison en est simple : c'est que tout le public répond 
pour lui, et Dumas est trop spirituel pour prêter à ce pu- 
blic une voix sur la scène ; il faut que le public soit battu ; 
battu et content ; le moyen le plus assuré de le battre, c'est 
de laisser l'adversaire parler tout seul et d'avoir l'air de 
croire qu'il n'y a pas un argument sérieux à lui opposer. 

La vérité est que la cause était déjà plus qu'à demi 
gagnée dès la fin du troisième acte ; les raisonnements de 
Thouvenin n'ont fait impression sur le public que parce 
que nous sentions tous une disposition secrète à nous lais- 
ser convaincre par lui. Tandis qu'il plaidait la thèse géné- 
rale des filles séduites qu'an autre épousait pour réparer la 
faute du premier séducteur, nous nous disions, nous : 
Quelle bonne et belle fille que cette Denise ! Comme André 
sera heureux avec elle et qu'il serait dommage qu'il ne l'é- 
pousât point ! 

Aussi n'a-t-on écouté que d'une oreille très distraite 
toute une longue scène (une scène insupportable à mon 
sens et qu'il faudra retrancher) où Marthe, reprenant tout 
ce qui vient de se passer et faisant la part de chacun, con- 
clut un dénouement qui se ferait si aisément sans elle. • 

Tout le monde attend le cri d'André rappelant Denise, 
qui s'en va pour toujours. 

— Denise ! s'écrie-t-il. 

Elle tombe dans ses bras et le rideau baisse. 

La pièce a été merveilleusement jouée, avec un ensemble 
rare partout, même à la Comédie- Française. M 11 '' Bartet a 
déployé dans les deux premiers actes une grâce fière et 
triste, et au troisième un pathétique extraordinaire. Nous 
n'avons plus à lui reprocher aujourd'hui ce jeu saccadé et 



3-20 QUARANTE AXS DE THEATRE 

nerveux qui nous agaçait quelquefois chez elle. Tout cette 
fois était large et étoffé. Les rôles sombres et rentrés con- 
viennent à Worms, qui a le visage morose, mais au cœur 
un foyer brûlant, et dans la voix une tendresse profonde. 
Il a été admirable dans André. 

Coquelin a dit avec un art consommé l'énorme monologue 
du quatrième acte. Tous les jeunes comédiens feront bien 
d'aller étudier le morceau à cette école. Ils verront comme 
on peut nuancer à l'infini un plaidoyer tout en raisonne- 
ment: y être tour à tour familier, insinuant, railleur, élo- 
quent, superbe, et sans jamais sortir de la vérité. Je plains 
ceux qui écouteront la tirade dite sur un théâtre de pro- 
vince par un acteur du cru. 

Got a donné au père une excellente physionomie de vieux 
soldat austère et digne, à l'esprit étroit, mais fier. Le per- 
sonnage prend, joué par lui, une grande ampleur. 

Je ne saurais assez louer M me Pauline Granger, qui fait 
M me Brissot. J'ai déjà dit que son « oui » du troisième acte 
avait fait frissonner tout le public. Elle a répandu sur tout 
le rôle une sensibilité mêlée de résignation et de révoltes et 
toute mouillée de larmes. M me Pauline Granger passait déjà 
pour une bonne comédienne : ce rôle l'a tirée de pair et 
mise au premier rang. 

Baillet était chargé du rôle du Don Juan, un mauvais 
rôle, que Dumas n'a fait qu'indiquer, sans le marquer de 
traits curieusement fouillés et nets. Baillet n'y a peut-être 
pas toute la désinvolture souhaitable; peut-être aussi eût-il 
pu en accentuer le côté satanique. Mais ce n'est pas sa 
faute ; le rôle a été insuffisamment étudié par l'auteur. 

Et de même notre pauvre petite amie Reicheinberg n'a 
pas uu bien bon rôle : c'est celui de Marthe. Elle le dit 
avec infiniment de justesse et de grâce ; mais il n'y a pas 
moyen de tirer de la farine d'un sac de son. 



ALEXANDRE DUMAS FILS 321 

Je termine par M m0 Pierson, pour qui Dumas a écrit, 
avec amour, le joli rôle, le rôle étincelant de M m( ' de Thau- 
zette. M me Pierson y a ravi tous les cœurs et conquis tous 
les suffrages. Elle a joliment rendu ce rôle complexe, mêlé 
de galanterie et de maternité. Elle est avenante, elle est 
spirituelle, elle est gaie et, quand il le faut, gentiment 
émue. C'est pour elle un triomphe véritable. 

Et c'est aussi un triomphe pour la Comédie-Française ; 
pour M. Perrin, son directeur, qui a réglé avec un art 
exquis toute cette mise en scène. La pièce ne comporte 
point de décors, puisque Dumas y a respecté l'unité de 
lien et même celle de temps ; elle n'exige pas non plus de 
costumes, car elle se passe à la campagne entre le déjeuner 
et le dîner. 

Nous ne. cessons de le répéter, le vrai mérite de la mise 
en scène ne consiste pas dans le décor et le costume ; je 
suis même bien aise de voir, à côté de Théodore, un succès 
en habit de ville dans un décor de salon. 



2tj janvier 1SS.3. 



FRANCILLON 



— Mon ami, dit au premier acte Francilien à son mari, 
regarde-moi bien. Je t'aime passionnément ; j'adore l'en- 
fant né de cet amour ; je suis une très honnête femme et 
je n'ai qu'une idée, c'est de continuer à l'être. Mais, comme 
je tiens le mariage pour un engagement mutuel, comme 
nous nous sommes mutuellement juré respect et fidélité, 
et que je te suis fidèle, je te donne ma parole que, si ja- 
mais j'apprends que tu as une maîtresse, une heure après 
que j'en aurai acquis la certitude, j'aurai un amant : œil 
pour œil, dent pour dent. 

Voilà le mari prévenu ; il passe outre : la femme l'ap- 
prend. A elle d'exécuter la menace. Elle veut donner une 
leçon à son mari ; elle s'accuse de la faute qu'elle n'a point 
commise. Il est au désespoir, et, quand il a épuisé toutes 
les douleurs ou tous les ridicules de l'aventure, la vérité 
se découvre : elle n'est point coupable, et tout le monde 
s'embrasse. 

C'est là une donnée du genre de celles qui plaisaient à 
Scribe et aux hommes de son école. Prenez-y garde ! Oscar 
ou le Mari qui I rompe sa femme est bâti sur une idée à peu 
près pareille. Mais c'est ici qu'éclate la différence des pro- 
cédés, et Dumas, qui avait déjà eu l'honneur de renou- 
veler le mélodrame avec Y Etrangère , a, d'un coup de sa 



ALEXANDRE DUMAS FILS 323 

baguette magique, transformé le vieux vaudeville avec 
Franoiîlon. 

Supposez la donnée de FranciUoii aux mains de Scribe. 
Quel eût été son premier soin? C'eût été de mettre le 
spectateur dans la confidence, pour lui épargner le trouble 
où l'aurait jeté le soupçon de l'infidélité de la femme et 
pour le faire mieux rire aux dépens du mari, qui est le 
seul à ne pas savoir le secret. Ou, s'il ne nous eût pas aver- 
tis expressément de la vérité, il se serait arrangé pour que 
nous ne crussions qu'à demi à toute cette histoire, pour 
que nous ne fussions pas trop dupes, pour que nous nous 
disions : Il va quelque chose là-dessous. 

Scribe, qui n'a jamais eu de fantaisie qu'une fois dans 
sa vie, dans Y Ours et le Pacha, met en scène un pacha 
bonhomme et féroce, qui crie à un instant : 

— Qu'on leur coupe à tous la tête. 
Lagingeole se jette éperdu à ses genoux : 

— Ah ! Seigneur ! 

— Laissez donc ! reprend Shahabaham : c'est pour leur 
faire peur. Il faut bien s'amuser. 

Le vaudeville chez Scribe s'inspire tout entier de ce mot 
de Shahabaham. L'auteur ne croit pas que c'est arrivé, 
et il prend ses dispositions pour que vous ne croyiez pas 
que c'est arrivé. Il fait semblant d'}- croire ; mais il cligne 
discrètement de l'œil ; et vous-même , vous feignez d'y 
croire pour entrer dans le jeu. C'est une convention. 

Cette convention s'impose à tout l'ouvrage. Il ne faut 
pas qu'un trait de passion véritable ou de mœurs exacte- 
ment observées y éclate tout à coup. Il détonnerait. Il faut 
qu'on soit dans le faux tout le temps, dans un certain faux 
aimable et souriant, que l'on est convenu de tenir pour 
la vérité, tant que le spectacle dure. Car. comme dit Sha- 
habaham. il faut bien s'amuser. 



324 QUARANTE ANS DE THEATRE 

Et l'on s'amuse. Les hommes sont de grands enfants, et 
les enfants ne prennent-ils pas un plaisir extrême à des 
jeux tout pareils. Tolstoï conte, en ses délicieux mémoires, 
qu'un jour, avec ses petits camarades, ils firent partie de 
simuler une chasse. Ils s'armèrent de bâtons, qui figu- 
raient des fusils, et couchèrent en joue des oiseaux ima- 
ginaires. Un des leurs, Volodia, qui était un peu plus âgé, 
haussait les épaules et se moquait de leurs bâtons qui ne 
partaient pas. Et Tolstoï ajoute : 

« Je savais très bien qu'avec un bâton on ne pouvait 
pas tuer un oiseau. Mais puisque c'était un jeu. Si on 
se mettait à raisonner de cette manière, on ne devrait pas 
non plus monter à cheval sur les chaises. Et pourtant 
Volodia pouvait se rappeler, lui aussi, que, durant les 
longues soirées d'hiver, nous couvrions de châles un fau- 
teuil et que nous le transformions en voiture. L'un faisait 
le cocher, l'autre, le laquais, et les petites filles se pla- 
çaient au milieu ; les trois chaises formaient la troïka des 
chevaux et nous nous mettions en route. Et que d'aven- 
tures nous arrivaient pendant ce voyage imaginaire! et 
avec quelle rapidité passaient ces longues et joyeuses soi- 
rées d'hiver ! Si l'on voit tout avec les yeux de la sagesse, 
il n'y a plus moyen de jouer, et si l'on ne joue pas, que 
reste-t-il alors ? » 

Eh ! bien, oui, ce vaudeville n'était qu'un jeu où chacun 
se prêtait à l'illusion ! C'est pour cela que les données les 
plus scabreuses (celle d 1 'Oscar est immonde, tout simple- 
ment) ne tiraient pas à conséquence ; personne ne les pre- 
nait au sérieux. Cette donnée, on se gardait bien de l'exa- 
miner, de la scruter, d'en faire un texte de réflexions 
philosophiques. Faire penser, grand Dieu! à quoi bon? 
cela n'est point amusant et fatigue. Des à peu près de vé- 
rité, des sentiments à fleur de peau, des personnages quel- 



ALEXANDRE DUMAS FILS 325 

conques, s'agitant dans un réseau d'événements ingénieu- 
sement disposés pour mettre l'idée en lumière, c'était le 
vaudeville de Scribe. 

Et il fallait qu'il fût joué' comme il avait été écrit, sans 
éclat de passion profonde. Je me souviens que M lle Bartet 
fut, dans Bertrand et Raton, chargée d'un rôle de jeune 
fille qui allait demander à la reine la grâce de son fiancé, 
condamné à mort. Elle joua la scène avec un emportement 
extraordinaire ; vous savez comme elle est nerveuse et vi- 
brante. C'était admirable ; mais ce n'était pas ça du tout. 
Elle avait fait craquer le cadre de la comédie de genre ; 
elle y avait introduit la vérité d'accent, et par là même, 
elle en avait dérangé le bel ensemble. Quand une héroïne 
de Scribe demande la grâce d'un fiancé condamné à mort 
il est entendu que ce fiancé n'est condamné que pour rire 
et qu'elle, la pauvre fille, fait le simulacre d'uue personne 
très émue ; mais elle sait, comme nous, que tout ça finira 
bien , car ça ne peut pas mal finir, puisque c'est un vau- 
deville. Elle à l'air de craindre, nous avons l'air de trem- 
bler ; c'est un jeu, et, si le jeu est bien mené, nous y pre- 
nons un plaisir très vif. 

Mieux vaudrait dire : Xous y prenions. L'ensemble de 
conventions sur lequel reposait le vaudeville, tel que l'ont 
conçu Scribe et son école, croule de toutes parts. Il n'y a 
plus guère que deux sortes de personnes qui le goûtent 
pleinement encore : le gros du public bourgeois, qui n'a 
pas encore été pris dans l'engrenage des idées nouvelles 
et pour qui les vieilles conventions font encore office de 
vérité; puis quelques amateurs, comme moi, qui aiment 
cette forme, comme ils aiment celle de la tragédie, parce 
qu'elle était, prise en soi, une forme parfaite. Mais il est 
évident que les jeunes générations s'en sont déprises. 

A tort ou à raison, c'est un point que je n'examine pas ; 

10 



326 QUARANTE ANS DE THEATRE 

elles veulent partout au théâtre une observation plus di- 
recte, plus exacte, plus minutieuse de la réalité. Il leur 
faut, au lieu des types de l'ancienne comédie ou des per- 
sonnages neutres du vaudeville, des hommes vivants, mar- 
qués de signes particuliers, qui aient une physionomie 
propre. Il ne leur déplaît pas non plus qu'on philosophe 
sur les événements dont se compose la pièce, et, comme 
elles aiment mieux la fantaisie que le bon sens, elles sont 
plus agréablement chatouillées si cette philosophie est 
paradoxale, si elle excite à la contradiction. 

Ce sont précisément ces qualités nouvelles que Dumas 
a très hardiment infusées dans le vaudeville. 

Une fois la donnée choisie, — une donnée à la Scribe, 
c'est un point entendu, — il a voulu, absolument voulu 
que nous crussions, mais d'une foi profonde et entière, à la 
menace de Prancillon et au coup de tête qui suit cette 
menace. Ici, ce n'est plus un jeu. Il faut que nous admet- 
tions comme certain le fait de la femme se livrant à un 
amant de hasard le jour même où elle apprend que son 
mari a une maîtresse. 

Il n'y a qu'un moyen de nous y faire croire : c'est de 
nous peindre une femme dont le caractère, l'éducation, les 
mœurs et le langage soient tels qu'après avoir passé vingt 
minutes dans sa compagnie nous nous disions tous : Eh ! 
mais, cette petite femme-là est très capable d'une folie de 
ce genre ! C'est encore de nous la montrer dans un milieu 
si réel que nous soyons pour ainsi dire pressés, enveloppés 
du sentiment de la vérité. 

Si le premier acte de Francillon est merveilleux, s'il a 
été aux nues, ce n'est pas seulement parce qu'il est éblouis- 
sant d'esprit, parce que jamais Dumas n'a fait se choquer 
l'une contre l'autre avec plus de prestesse des répliques 
plus étincelantes ; c'est aussi, c'est surtout, parce que tout 



ALEXANDRE DUMAS FILS :ï27 

y est disposé avec un art prodigieux, avec une incroyable 
sûreté, pour nous incliner, pour nous contraindre à croire 
que le fait monstrueux sur lequel repose la pièce n'est pas 
une invention de vaudevilliste, que c'est arrivé. 

Sa Francillon est une femme de sentiment profond, 
exalté même. Elle aime son mari d'un amour absolu, et ce 
qu'elle aime dans son mari, c'est le mari : semblable en 
cela à la princesse Georges. L'enfant ne vient qu'après ; 
elle l'a allaité elle-même, il est vrai ; elle n'a laissé à per- 
sonne le soin de le veiller; mais l'enfant n'est pour elle 
que le témoin vivant de son amour. Dumas a marqué cette 
nuance d'un mot profond et terrible. Quand elle parlera, 
après la trahison de son mari, de se retirer chez sa mère : 

— Est-ce que vous emmenez votre enfant ? lui de- 
mande son beau-père. 

— Non, répond-elle presque indifférente, le voyage le 
fatiguerait. 

— C'est un tort, lui a dit sagement une de ses amies ; tu 
es épouse plus que mère. Une fois mère, si tu n'es pas mère 
avant tout, tu es perdue. 

Francillon n'est qu'épouse. Elle aime éperdument son 
mari : elle le veut, et elle le veut pour elle toute seule. Cette 
passion jalouse s'exhale en quelque sorte de toute sa 
personne; on la respire en l'entendant parler. 

Elle se tourmente ; car elle a surpris des signes de froi- " 
deur chez ce mari tant aimé. Il a été naturellement écarté 
de la chambre conjugale par les soins donnés à la nour- 
riture de l'enfant. Voilà le bébé sevré, et il ne marque au- 
cun désir de rentrer. Elle s'étonne, elle s'irrite : elle est 
nerveuse. Elle n'écoute qu'impatiemment les conseils avisés 
d'une amie qui, elle, a su régler ses affections et sa vie. 
Cette grasse et prudente personne laisse son mari fatiguer 
ses défauts avec d'autres ; elle l'accueille en souriant quand 



328 QUARANTE AXS DE THEATRE 

il revient à deux heures du matin, tout frais, dit -elle, et 
tout neuf. 

— Et comment le sais-tu ? demande Francillon. 

— Tl m'éveille. 

Le mari de Francillon rentre, lui aussi, à deux heures 
du matin, mais il ne réveille pas sa femme. Et elle se 
ronge de jalousie. Ah ! si elle savait qu"il la trompât ! C'est 
qu'elle n'a rien de la brebis qui tend le cou à l'égorgeur ! 
Honnête, elle l'est sans doute, et foncièrement : mais har- 
die, délibérée, excessive même. Nous la voyons dans son 
salon tenir tête à des amis de son mari qui l'agacent et 
avec qui elle cause en toute liberté sans ombre de pruderie. 

Ces amis ont le droit de tout dire. Ce sont des amis de 
collège de Lucien de Riverolles. Ils avaient dans le temps 
formé avec lui une association dont le premier article des 
statuts exigeait que les associés resteraient célibataires. 
L'article 2 prévoyait le cas où l'un des membres viendrait 
à se marier. Les autres s'engageaient à ne jamais rien 
entreprendre sur sa femme, à veiller au contraire sur 
l'honneur du mari et à le préserver, si faire se pouvait, de 
toute atteinte. 

Lucien de Riverolles s'était marié, ses amis lui étaient 
restés fidèles, et le badinage s'était continué entre eux. Ils 
avaient gardé le droit d'appeler M me de Riverolles de son 
petit nom de Francillon, de la taquiner et de lui dire 
toutes sortes de choses très osées, dont le mari souriait. 
Elle s'en fâchait quelquefois, les rappelait à l'ordre ; mais 
le pli était pris. 

Et admirez ici la malice de l'auteur! Devinez- vous 
pourquoi il a inventé cette association chimérique d'amis 
qui ont pris ces habitudes singulières et a qui l'on concède 
ces privilèges exorbitants ? C'est qu'il avait besoin de nous 
bien faire entrer dans l'esprit que cette femme si honnête.. 



ALEXANDRE DUMAS FILS 329 

si aimante, si dévouée à ses devoirs, connaît tous les mys- 
tères de la vie parisienne, pour en avoir entendu parler 
des hommes du club à qui la blague boulevardière est fa- 
milière : qu'elle sera donc femme à ne pas reculer s'il lui 
faut un jour affronter une situation effarouchante. 

Toute cette conversation qui voltige dans le salon de 
Lucien et avec son approbation est si libre, si aiguisée, 
qu'en nous livrant au plaisir de l'entendre nous nous lais- 
sons pénétrer de cette idée qu'une jeune femme devant qui 
se tiennent ces discours quelque peu dissolvants, si elle est 
nerveuse et excitable, peut, à un moment donné, faire un 
conp de tête, qu'elle regrettera ensuite toute sa vie. 

Le salon se vide peu à peu, minuit arrive : c'est l'heure 
de se mettre au ht. Mais Lucien annonce l'intention de 
sortir. Il faut qu'il aille au cercle retrouver ses amis. 

— Tu viens de les voir. 

— J'en ai d'autres. 

Ces autres, Francillon soupçonne bien qu'ils ne portent 
point le chapeau rond. On a beaucoup parlé, dans le cours 
de la soirée, d'une certaine Rose Mignon qui est une des 
anciennes de son mari. Il va sans doute la retrouver ; Fran- 
cillon ne veut point de cet horrible partage. Elle se colle à 
lui : avec une ardeur inexprimable, avec des càlineries char- 
mantes, dans une scène qui est d'une pénétrante vérité d'ac- 
cent, elle le prie, elle le supplie de ne la point quitter, de -lui 
donner cette soirée, à elle sa femme; elle le menace de re- 
présailles s'il s'écarte du droit sentier. Elle est insinuante, 
elle est tendre, elle est pathétique, elle est terrible. Non, 
vous ne sauriez croire avec quelle attention anxieuse et 
émue nous suivions tous le développement de cette scène, 
prise aux entrailles de la vie réelle. Il n'y avait pas un de 
nous qui ne se dît : Yoilà une femme qui, si son mari 
part, va faire une bêtise : c'est évident. 



330 QUARANTE ANS DE THEATRE 

II s'échappe de ses bras, et elle aussitôt jette une pelisse 
sur ses épaules. Elle va le suivre. Elle donne des ordres 
à la femme de chambre, qui la regarde partir, et qui tout 
de suite appelant son mari, Jean : 

— Madame sort, lui dit-elle tout bas, suis-la. 

Et, tandis que Jean court s'apprêter, elle baisse la lampe 
et la toile tombe. 

Elle baisse la lampe; vous croyez que ce détail n'est 
rien. Ne vous y trompez pas : ce détail de ménage plonge 
plus avant le public dans l'illusion de la réalité. On baisse 
la lampe ; donc nous sommes chez nous ; c'est comme cela 
que les choses se passent à la maison. 

Prenez les pièces d'il y a trente ans et celles d'aujour- 
d'hui. Autrefois on cherchait à finir un acte sur un mot 
à effet, qui relançait la pièce et ravivait la curiosité pour 
l'acte suivant. Dumas père a dans ce genre des trouvailles 
inimitables. À présent, on aime à le terminer sur un petit 
fait insignifiant en lui-même, mais qui rappelle au public 
l'image de la vie réelle. Vous pouvez, par cette remarque, 
mesurer la distance qui sépare les deux théâtres. 

Quand le rideau se relève, tous les événements de la 
nuit se sont accomplis. Lucien est allé au bal de l'Opéra 
retrouver Rose Mignon et il a soupe avec elle. Quand il 
rentre, il trouve sa femme agitée, fiévreuse. Il lui demande 
des nouvelles de sa santé. Qu'a-t-elle. 

Et alors Francillou lui conte sa nuit ? 

Elle aussi, elle arrive du bal de l'Opéra. Elle a suivi son 
mari, dissimulée dans un fiacre. Il est allé au cercle : elle y 
est allée derrière lui : il est parti pour l'Opéra; elle a loué 
un domino et s'y est rendue. Là, elle l'a vu, dans une loge, 
se montrer avec Eose Mignon. Il a emmené sa maîtresse 
souper à la Maison-d'Or; elle l'y a suivi encore. Elle a de- 
mandé un cabinet à côté du sien ; mais elle non plus n'était 



ALEXANDRE DUMAS EILS 331 

pas seule. Elle avait avisé un beau garçon, rencontré par 
hasard au vestiaire ; elle l'avait regardé d'une certaine fa- 
çon ; il lui avait offert ses services, et elle l'avait emmené 
souper à la Maison-d'Or. Elle s'était adressée à un des gar- 
çons de l'établissement, un gros... 

Pardon si je m'arrête encore ici pour vous faire admirer 
un merveilleux artifice de l'auteur. Il y avait à craindre 
que cette confession, jetée d'une voix haletante par l'ac- 
trice, ou parût trop violente au public en passant les. limites 
ordinaires du vrai, ou qu'elle fît dérailler absolument la 
pièce vers le drame noir. Il fallait trouver un incident qui 
ramenât le public tout ensemble et au sentiment de la réa- 
lité et au ton de la comédie. 

A ce moment, Lucien interrompt sa femme. 

— Eugène? demande-t-il. 

A ce mot d'Eugène, un fou rire a couru du bas en haut 
de la salle. C'est qu'on y retrouvait le viveur qui connaît 
par leur nom les garçons d'un grand café ; et le public est 
reparti de plus belle à rire quand la femme a repris : 

— Eugène, si vous voulez. 

Elle poursuit son récit. Tandis que Lucien buvait du 
vin de Champagne avec Rose Mignon, elle en faisait au- 
tant avec son inconnu. Car elle n'a pas même demandé son 
nom à ce passant, à cet exécuteur inconscient des hautes 
œuvres de sa vengeance. Elle l'a poussée jusqu'au bout. 
Consummatum est. 

On prétend que Dumas avait une peur horrible de ce 
récit. C'était coquetterie de sa part. Il devait passer et il a 
passé comme une lettre à la poste. Ce récit, après tout, 
c'est l'exposition du sujet, et on se révolte rarement contre 
une exposition. Celle-ci est faite dans un grand mouve- 
ment de passion qui emporte le spectateur. Et puis... 

Et puis, — ce Dumas est si malin, si malin qu'il a tablé 



332 QUARANTE AXS DE THEATRE 

là-dessus, — et puis, de quelque atmosphère de réalité qu'il 
ait entouré l'événement, il sait bien que nous en doutons 
toujours un peu, que nous pensons tout bas : 

— C'est impossible ! Elle s'accuse, mais c'est pour le 
faire enrager! Tout cela s'éclaircira. 

Et nous attendons, inquiets, douteurs, agités. 

— Qu'est-ce que le mari va faire ? 

Ah ! décidément, ce Dumas est, en même temps que le 
plus audacieux, le plus retors des auteurs dramatiques. Si 
son Lucien était un homme comme tous les autres, il n'y 
aurait plus de pièce possible. Car enfin, mettez-vous à 
la place d'un homme à qui l'on vient de faire une con- 
fidence de cette nature. Je ne sais pas ce que vous ferez ; 
mais à coup sûr, pour peu que vous soyez amoureux et 
jaloux de votre honneur, vous vous emporterez à des dé- 
marches excessives et péremptoires qui ne laisseront plus 
de retour. 

Pour que la pièce se poursuive et dure, il faut que Lu- 
cien soit, comme le dit Dumas de lui, un pur serin. C'est 
un gentleman, épris de correction, qui ne voit dans la tuile 
qui lui tombe sur la tête que le désordre qu'elle va jeter 
dans sa vie, que les commentaires qu'elle va soulever dans 
le monde. 

Sa première idée n'est pas de se venger ou de se jeter 
aux pieds de sa femme, en lui demandant si elle a parlé 
sérieusement, en implorant son pardon. Non, il ne songe 
qu'à s'assurer si toute cette histoire est vraie. Parmi les 
circonstances données par sa femme, il y en a dont il ne 
peut récuser l'authenticité. Mais toutes se peuvent excuser, 
sauf la dernière. A-t-elle poussé jusqu'à la dernière ? Elle 
le dit ; mais ne ment-elle point ? 

Il interroge la femme de chambre, il interroge Jean. Ce 
sont là encore des scènes exquises, d'un comique achevé, 



ALEXANDRE DUMAS FILS 333 

et qui ont le mérite inappréciable de nous rejeter, après le 
grand coup de cette confession extraordinaire, dans le 
train de la vie commune. Il n'apprend rien de certain, et 
il ne peut en effet rien apprendre sur le point unique qui 
le préoccupe. 

C'est alors qu'il s'avise de réunir un congrès pour déli- 
bérer sur la chose. Le congrès se composera de ses amis, 
ses associés, et de son père. 

Ah! c'est de cette scène, si j'avais été Dumas, que j'au- 
rais eu peur et grand'peur. Remarquez-le : cette scène est 
extravagante et absurde. 

Sur quoi va-t-on délibérer? Sur un seul point : a-t-elle, 
oui ou non, dit la vérité ? On a dit et répété partout que 
Dumas avait prétendu traiter ce problème de philosophie 
conjugale : l'adultère du mari est-il aussi coupable que 
celui de la femme? Les conséquences en sont-elles les 
mêmes d'un côté et de l'autre? Mais pas du tout. Il n'y a 
pas un mot dans la pièce sur ce point. Et il ne peut pas se 
trouver un mot qui y soit relatif. Car il faudrait, pour le 
traiter, que Francillon eût franchi le pas; et l'on ne sait 
pas encore si elle l'a fait, et l'on espère qu'elle ne l'a pas 
fait, et cette espérance se trouvera justifiée par l'événe- 
ment. 

Que Dumas eût mis le problème à l'ordre du jour, à la 
bonne heure, et je reconnais que sa pièce est, comme .tout 
ce qu'il écrit, très suggestive, pour me servir du jargon à 
la mode. Mais, pour lui, il ne le discute point; il se dé- 
robe, il ne met sur le tapis que cette interrogation : 

— Est-elle, oui ou non, coupable? 

Ce qui n'est qu'une question de fait. 

Et, pour le dire en passant, c'est ce qui prouve qu'il y a 
toujours quelque inconvénient à prendre une donnée de 
vaudeville en se refusant les conventions dont le vaude- 

19. 



331 QUARANTE AXS DE THEATRE 

ville a besoin. Dumas est tenu par sa donnée; une fois son 
sujet exposé et la confession faite, comme il s'est supprimé 
les ingénieuses combinaisons de petits faits dans lesquelles 
un Scribe aurait empêtré le mari, il ne lui reste plus qu'à 
tourner sur place, en philosophant sur cette pointe d'ai- 
guille : Est-elle, oui ou non, coupable ? 

On consulte le père. Ce père ne nous a pas été présenté ; 
Dumas a compté sur l'autorité de son nom pour sauver ce 
qu'il dit ; car si ce n'avait pas été Dumas !... Ce père inouï, 
au lieu de dire à son fils : 

— Voyons ! je vais causer avec ta femme et tirer les 
choses au clair. 

Au lieu d'avoir un entretien avec sa belle-fille, où il 
lui ferait sentir l'impertinence de sa conduite et lui ar- 
racherait un aven qu'elle doit à son âge et à son affection, 
se met à conter gaillardement une histoire de Brantôme, 
de laquelle il résulte que « de grandes et honnestes dames » 
ont eu parfois recours à ce moyen de vengeance. 

Toilà un fils bien consolé ! Ce fils est un serin, je le veux 
bien ; mais le père, qui, en présence de cette catastrophe 
domestique, reste indifférent et gouailleur, de quel nom le 
nommer? 

Les autres ne disent et ne peuvent rien dire qui soit to- 
pique. Nous nous étonnons un peu, association à part, 
qu'on les mette dans cette confidence. Il n'y a amitié qui 
tienne; en général, un mari garde ces choses-là pour soi. 
Ici nous sommes en pleine convention. Cette convention 
ne nous fait pas l'effet d'être surannée comme celle de 
Scribe. Mais c'est de la convention pure. Les amis se pro- 
posent d'aller aux nouvelles ; le mari part de son côté, le 
père se met à une table de piquet avec l'amie de Fran- 
cillon, et la toile tombe au moment où il bat les cartes. 

C'est encoi'3 là une fin d'acte prise exprès dans la réalité 



ALEXANDRE DUMAS FILS 335 

quotidienne. J'avoue qu'elle me choque. Ou le fait est 
vrai, et alors il est si monstrueux, si fécond en consé- 
quences abominables, que je ne comprends rien à cette 
placidité; ou vous n'y croyez pas vous-même,. et alors je 
vous en veux de me donner pour rien, à moi public, tant 
d'inquiétudes. 

Le troisième acte est rempli par l'enquête à laquelle se 
livrent les intéressés. Dumas a bien senti qu'à mesure que 
cette enquête se prolongeait la crédulité du public ne pou- 
vait que décroître, et il avait besoin de nous garder jus- 
qu'au dernier moment le bandeau sur les yeux. Il a donc 
imaginé un nouvel interrogatoire de Francillon par son 
amie Thérèse: et Francillon lui réaffirme de nouveau, avec 
serment, qu'elle a jusqu'au bout poussé l'expérience. Xou- 
voilà donc rejetés dans nos incertitudes. Qu'elle ait dit un 
mensonge à son mari dans un premier moment de fureur, 
pour le faire souffrir dans son orgueil et dans son amour, 
passe encore. Mais quel intérêt, la leçon si cruellement 
donnée, aurait-elle à mentir à Thérèse? Aucun. Il est donc 
certain qu'elle dit la vérité. 

Et si nous nous obstinons , dans la salle, à croire qu'elle 
ne la dit point, c'est qu'un instinct obscur nous avertit 
que, si c'était vrai, vraiment vrai, la pièce prendrait un 
autre cours et ne s'attarderait pas à établir cette vérité. 
Elle en déduirait tout de suite les conséquences. 

Parmi les scènes épisodiques qui composent ce troi- 
sième acte, il y en a une qui me semble incomparable. 
Lucien cause de son histoire avec un de ses amis, qui 
est horriblement las de l'existence qu'il mène, allant de 
son lit au Bois, du Bois air cercle, du cercle à son lit, ne 
voyant que des imbéciles, sans intérêt dans la vie; il se 
blague lui-même, avec un rire amer et triste, de l'inu- 
tilité de sa personne ; il termine en demandant un cigare 



3 30 QUARANTE AXS DE THEATRE 

à son ami, l'allume et s'en va en disant : Il n'y a plus 
même de bous cigares. 

La scène n'a pas trente lignes ; elle est d'une moder- 
nité navrante. Dumas a ce mérite de toucher en passant 
à une foule de questions qui préoccupent l'homme con- 
temporain, il les indique d'un mot, et laisse longtemps 
le public rêveur. C'est à cet égard le premier de nos au- 
teurs dramatiques. 

Il faut en finir. Du moment que Francillon n'a pas 
avoué d'elle-même, il faut imaginer un artifice ingénieux 
qui lui tire, à son insu et presque malgré elle, la vérité des 
lèvres. Ça, c'est du vaudeville; aussi le moven de Du- 
mas est-il de pur vaudeville. Je l'ai entendu très vive- 
ment discuter; personne n'y eût pris garde dans une 
comédie de Scribe. On l'eût même trouvé spirituellement 
imaginé. 

Ici, on ne l'a pas jugé vrai. 

Le notaire de Lucien a envoyé son maître clerc porter 
à son client des papiers à signer. Ce maître clerc se trouve 
être précisément l'inconnu de la Maison-d'Or; Francil- 
lon recule de surprise en le voyant; il ne la reconnaît 
pas, puisqu'elle est restée masquée ; mais elle ne peut s'y 
tromper, et, se tournant vers son mari, par une dernière 
bravade qui serait bien peu excusable si elle n'achemi- 
nait la comédie au dénouement : 

— Voilà l'homme à qui vous en voulez ! 

Et elle se retire. Et aussitôt, Lucien et son ami pré- 
textent un pari pour faire subir à ce malheureux clerc un 
interrogatoire que tout autre à sa place arrêterait au pre- 
mier mot. Il y répond ; la scène est d'ailleurs filée avec un 
art digne de Scribe ; et il apprend à ces messieurs qu'il 
n'a rien obtenu de sa convive improvisée. 

Cet aveu ne rassure qu'à demi Lucien. Il voudrait une 



ALEXANDRE DUMAS FILS 337 

preuve plus décisive. Thérèse le fait cacher derrière une 
porte et, prenant Francillon à part : 

— Eh ! bien ! ma pauvre enfant, ce jeune homme a parlé. 

— Qu'a-t-il dit? 

— Il a confirmé tes aveux. 

— Il en a menti ! s'écrie Francillon , dont l'orgueil se 
révolte. 

Le mari entre ; le beau-père entre : les associés entrent ; 
tout le monde entre ; on s'embrasse : quitte pour la peur ! 

Bon pour aujourd'hui ! mais, dans un an, Lucien re- 
tournera à Rose, et sa femme, qui l'a traité de Sganarelle 
(ces mots-là ne s'oublient point), prendra un amant, il 
n'y a pas à en douter, un vrai cette fois ! et c'est alors 
que se posera la véritable question : Les choses sont-elles 
égales dans l'adultère de la femme et du mari ? Elle de- 
meure entière après la comédie de Dumas. 

Cette pièce a obtenu un succès étourdissant et tel que je 
n'en ai pas vu de pareil depuis bien des années. J'ai cru 
devoir, chemin faisant, souligner mes réserves; mais j'ai 
été charmé, séduit, bouleversé comme le public. Ce pre- 
mier acte est un éblouissement ; la première moitié du 
second est d'un pathétique haletant; la seconde est d'un 
comique irrésistible, bien que ce ne soit pas là, à mon sens, 
la scène à faire. J'aime moins le troisième ; il s'y trouve 
pourtant une conversation admirable, qui est peut-être la 
chose la plus forte et la plus vivante de l'ouvrage. Et 
partout des mots ! et des mots tout battant neufs ! des 
mots de situation! des mots de caractère! des mots d'es- 
prit ! C'est une profusion dont rien ne peut donner une 
idée. 

Francillon a été jouée avec un ensemble admirable et 
qui touche de bien près à la perfection. Il faut donner la 
place d'honneur à M lle Bartet, qui a été nerveuse à sou- 



338 o TARANTE ANS DE THEATRE 

hait ; elle a même eu au troisième acte un rire de mépris 
ironique et de douleur indignée qui a soulevé la salle. 
Francillon a deux qualités qui la caractérisent : l'orgueil, 
un orgueil intraitable, et l'amour du mari. Al" e Bartet a 
mis ces deux points en lumière avec un art merveilleux. 
Francillon était autrement difficile à jouer que Denise; 
elle fait plus d'honneur encore à l'actrice. A côte d'elle, 
M Pierson, bonne et douce conseillère, avait un rôle 
expressément écrit pour sa nature tempérée et d'une ama- 
bilité un peu molle. Elle y est excellente. 

Un personnage épisodique n'a pas trouvé place dans mon 
analyse. C'est celui d'une jeune fille qui est pour Dumas 
le type de l'ingénue moderne. Supposez que la Marcelle 
du Demi -Monde ait été élevée dans un bon pensionnat et 
qu'elle ait vu, à sa sortie de pension, la bonne compa- 
gnie du jour, vous aurez M" e de Riverolles, qui est très 
sage, mais très futée, de propos hardis, mais de conduite 
prudente, qui, parmi les amis de son frère, choisit sage- 
ment un quadragénaire, brave homme au fond et pas 
trop déplumé. C'est M lle Reicheinberg qui joue ce rôle 
avec bien de la finesse et de la malice. Elle a, du jour au 
lendemain, rendu célèbre la recette de la salade japonaise. 

Ah! que le personnage de Riverolles est difficile et in- 
grat ! Comme j'admire Febvre d'avoir gardé à ce nigaud 
la dignité correcte de l'homme du monde ! Savez -vous 
bien que, si ce rôle eût été insuffisamment tenu, il n'y 
avait plus de pièce. C'est sur lui que l'ouvrage repose tout 
entier. 

Thiron est d'une causticité très amusante dans le rôle 
énigmatique et impossible du père. "Worrns n'a qu'un rôle 
de confident, ou, si vous aimez mieux, de Desgenais. Il 
lui donne beaucoup de mordant; il dit avec uue ironie 
bien mélancolique la scène du pessimisme. Truffier a es- 



ALEXANDRE DUMAS FILS 339 

quissé de façon très plaisante une silhouette de jeune 
crevé, et Laroche joue convenablement, bien que de façon 
un peu grise, le quadragénaire qu'épousera M lle Reiehem- 
berg. 

N'onblions pas Coquelin cadet, qui fait Jean, le domes- 
tique. Il excelle à donner une physionomie curieuse à ces 
personnages de second plan. Il a le sens de la caricature. 
M"- Kalb ne fait que passer dans un rôle de soubrette. 
On a eu plaisir à voir sa figure éveillée. 

Francillon inaugure, à vrai dire, l'administration de Ga- 
re tie. Car il n'avait pu jusqu'à cette heure qu'achever 
les projets de M. Perrin. Pour son premier coup, il a eu la 
main heureuse. Mais, comme disait Dumas lui-même, on 
n'a pas du bonheur comme on a du ventre,' sans le faire 
exprès. 

24 janvier 1887. 



LE SUPPLICE D'UNE FEMME 



I 



Le Supplice d'une Femme offre cette particularité, singu- 
lière entre toutes, que nous n'en pouvons nommer l'auteur. 
L'affiche porte trois étoiles. Il est vrai qu'en revanche tout 
le monde connaît le mot de ce secret, qui est, assurément 
cette fois, le secret de la comédie. Les noms de MM. Emile 
de Girardin et Alexandre Dumas fils sont dans toutes les 
bouches. 

Mais pourquoi chacun d'eux a-t-il décliné l'honneur d'un 
triomphe si éclatant, ou plutôt pourquoi n'en ont-ils pas 
pris chacun leur part ? Associés pour le travail, comment se 
fait-il qu'ils se soient dérobés chacun de son côté quand il 
ne s'est plus agi que d'en recueillir la gloire ? Il y a là un 
mystère qui intrigue le public. Je n'ai guère rencontré de- 
puis huit jours une personne que ne me demandât la clef de 
cette irritante énigme. 

La vérité est ici, comme partout d'ailleurs, assez difficile 
à démêler, à travers les récits contradictoires de ceux qui 
prétendent le mieux la connaître. Les amis de M. Emile de 
Girardin content l'histoire d'une manière, les tenants de 
Dumas fils donnent une autre version, et les indifférents se 
jettent à la traverse, embrouillant de circonstances nou- 
velles un procès déjà fort compliqué. Peut-être vaudrait-il 



ALEXANDRE DEM AS FILS 341 

mieux ne pas s'acharner à la découverte d'un petit secret où 
l'art, après tout, n'est intéressé en aucune sorte. Mais la 
curiosité du public a été si vivement surexcitée par ce bi- 
zarre incident , qu'on ne peut guère lui opposer une fin de 
non-recevoir. Voici, après enquête, ce qui m'a paru le plus 
vraisemblable. 

M. de Girardin, qui a dû voir bien des drames en sa vie, 
avait été jadis le témoin d'une scène, qu'il avait trouvée 
très émouvante dans la vie réelle, et qu'il songea à trans- 
porter au théâtre. Il le fit avec la maladresse d'un débutant 
qui appuie lourdement, et d'une main inexpérimentée, 
sur les situations les plus délicates. Il lut sa pièce au Théâtre- 
Français. Elle était d'un homme trop connu et trop in- 
fluent pour qu'on la refusât : on la reçut donc, avec une 
politesse froide, en lui faisant comprendre qu'en l'état où 
elle était, elle aurait quelque peine à être jouée. " 

M. de Girardin en appela à un petit comité d'amis, qui, 
après bien des compliments, se rangèrent à l'avis déjà 
donné par M. Thierry. Alexandre Dumas avait assisté à 
cette lecture. Le sujet le frappa ; il vit aisément qu'il y 
avait là un beau drame, qui n'était pas encore entièrement 
sorti de son bloc. Il dit à M. de Girardin qu'il suffirait 
d'un très petit nombre de retouches, pour mettre la pièce 
au point, et qu'il se chargeait de les indiquer, d'un coup de 
plume. 

A quelque temps de là, en effet, il rapporta le manuscrit 
marqué au crayon rouge de quelques annotations. M. de 
Girardin lut ces remarques, les trouva justes ; mais il était 
fort occupé de politique et jeté dans un autre courant d'i- 
dées. « Tenez, dit-il à Dumas, vous avez commencé cette 
besogne; vous seriez bien aimable d'aller jusqu'au bout; 
remportez le manuscrit ! » 

Dumas n'a point pour habitude d'accepter de collabo- 



342 QUARANTE ANS DE THEATRE 

ration. Mais le sujet lui plaisait; il se sentait aussi plus 
libre sous le nom d'un autre que sous le sien propre. Le 
voilà rognant, taillant, ajoutant, récrivant. Il sort de ce 
travail une nouvelle pièce, si différente de l'ancienne que 
M. de Girardin en est déjà un peu ému. 

Il demande qu'on lise les deux manuscrits au comité du 
Théâtre-Français. C'est lui qui commence; et il n'a pas 
achevé le second acte que Régnier déclare qu'il est inutile 
d'aller plus loin ; qu'il ne jouera jamais un rôle, où il .est 
sûr d'être sifflé dès la première scène. On passe à la version 
d'Alexandre Dumas, qui paraît scabreuse encore, mais pos- 
sible à tout prendre. 

— Faites donc comme vous voudrez, dit M. de Girar- 
din, et que Dumas se charge des répétitions ! 

Personne n'ignore qu'il n'y a pas une pièce, si achevée 
soit-elle , qui ne fonde pour ainsi dire tout entière et ne se 
reconstruise au travail des répétitions. 

C'est une scène qu'on supprime, une autre qu'on ajoute, 
un mouvement qu'on modifie ; un drame en répétition est 
une sorte de matière fluide que l'on pétrit en vingt façons, 
avant qu'elle prenne une forme définitive. Après vingt 
jours de ce travail incessant, où Régnier eut, dit-on, une 
grande part, la pièce de Dumas ne se ressemblait plus guère 
à elle-même ; mais elle ressemblait encore bien moins à celle 
de M. de Girardin. 

On le convoqua pour les répétitions générales ; il ne re- 
connut plus son œuvre, s'emporta, et déclara qu'il la re- 
tirait. On lui répondit qu'il n'en avait pas le droit, son 
collaborateur se refusant à cette combinaison. Il y eut 
quelques mots vifs échangés : « Ah! c'est ainsi, s'écria 
M. de Girardin, eh! bien! je ne veux être pour rien dans 
tout cela. — Ni moi, non plus, répliqua Dumas fils, puis- 
que vous le prenez sur ce ton. » Et les voilà tous deux qui, 



ALEXANDRE DUMAS FILS 340 

partant chacun de leur côté, laissent les comédiens à eux- 
mêmes. 

Les répétitions générales continuent ; point d'auteurs ! 
Cela ne s'était jamais vu depuis que le monde est monde. 
Les acteurs allaient toujours; mais la peur commençait à 
les galoper ! Une pièce abandonnée, cela ne dit rien de bon. 
On arrive ainsi à la dernière répétition, celle qui se fait en 
costume. M. de Girardin se blottit au fond d'une baignoire, 
à gauche ; Dumas, au fond d'une autre baignoire, à droite ; 
tous deux en face l'un de l'autre, en chiens de faïence. L'un 
furieux, l'autre bouclant; à l'orchestre, trois ou quatre 
dames, amies de la maison, qui suivaient le drame et fon- 
daient en larmes. C'était le public. 

— La pièce tombera, criait Girardin. J'en suis sûr. 

— C'est bien possible, disait Dumas, je m'en lave les 
mains. 

Tous imaginez l'effet de ces prédictions sinistres sur les 
comédiens. Eux-mêmes n'étaient point déjà si rassurés ! La 
donnée du drame leur semblait si hasardeuse ! L'un d'eux 
me contait que, le soir de la première représentation, ils en- 
trèrent en scène avec la conviction qu'ils allaient tomber 
sous les sifflets. 

L'émotion leur étranglait la voix. Lorsque, à la chute du 
rideau, on rappela les acteurs, et qu'il fallut reparaître, 
M" e Favart, qui est pourtant une robuste et vaillante ar- 
tiste, était si brisée qu'elle pouvait se traîner à peine et 
pensa s'évanouir. 

Le succès, qui fut inouï, ne fit qu'accroître la mauvaise 
humeur de M. de Girardin. Tous ses amis couraient le 
féliciter : — Mais, s'écriait-il, ce n'est pas ma pièce ; 
je n'accepte pas vos compliments. Laissez-moi tranquille. 
— Allez au diable ! disait de son côté Dumas aux siens ; 
est-ce que cela me regarde ? — Et cependant le public, 



344 QUARANTE ANS DE THEATRE 

battant les mains, criait à s'égosiller : L'auteur ! l'auteur ! 

Mais personne ne voulait plus l'être : la toile se releva, 
et Régnier, s'avançant à la rampe : « Messieurs, dit-il, l'au- 
teur de la pièce que nous avons eu l'honneur de représenter 
devant vous désire garder l'anonyme. » L'auteur était donc 
celui-là même que Figaro tenait pour son patron. Qu'im- 
porte après tout ? Il ne faut point demander à une œuvre 
de qui elle est signée, mais si elle est bonne. 

Le premier mérite de la pièce nouvelle, celui qui fait son 
succès près du public, c'est une si merveilleuse rapidité 
d'action que je ne crois pas avoir jamais rien vu de pareil 
au théâtre. Le drame est posé en deux scènes avec une dé- 
cision, avec une netteté incomparable; il vous prend tout 
de suite et ne vous lâche plus. Il court, il se précipite, et 
vous le suivez tout haletant, c'est comme une violente sen- 
sation d'angoisse ; on a le cœur serré, la gorge sèche, on ne 
respire plus ! 

La pièce ne dure guère qu'une heure et quart ; mais du 
premier mot on est saisi ; il n'est plus possible , après cela, 
d'avoir un seul moment de distraction ; l'émotion va tou- 
jours croissant, tandis que l'action est emportée, en droite 
ligne, comme un boulet de canon, avec une incroyable 
force de logique. Ce n'est qu'arrivé au bout que les nerfs 
se détendent; il y a même je ne sais quoi de douloureux 
dans cette sensation si violente, si continue. On demande- 
rait volontiers grâce. 

Voici une petite fille de sept ou huit ans qui joue dans 
un salon . Deux hommes la prennent tour à tour dans leurs 
bras, lui donnant chacun une poupée; car c'est le jour de 
sa fête. Elle dit à l'un : Papa : à l'autre : Parrain ; tous deux 
la caressent, l'un avec la confiante plénitude d'affection 
d'un père : l'autre avec une sorte de tendresse jalouse. 

Tous en faut-il plus? Vous savez le secret qui pèse sur 



ALEXANDRE DUMAS FILS 345 

cette maison. Point d'explication, point de vain parlage ; 
vous êtes en cinq minutes au milieu du drame. Entre ces 
deux hommes est l'épouse, adorée du mari qu'elle a trompé 
et qui la regarde comme la plus sainte des femmes, éperdu- 
ment aimée d'un amant qu'elle n'aime plus, qui lui est de- 
venu le plus insupportable des tyrans, qu'elle souffre par 
habitude, par faiblesse, par peur du scandale. 

Elle n'y tient plus : elle veut fuir. — ■ Allons en Italie, 
dit-elle à son mari; je suis malade. — Allons en Italie, 
répond l'autre. Il a promis sur ce voyage le secret à sa 
femme. Mais il n'y a qu'un homme à qui il ne puisse s'en 
taire. C'est son ami intime, le parrain de sa fille, son as- 
socié, celui qui, il y a sept ans, l'a sauvé de la ruine en met- 
tant un million dans sa maison de banque en péril. 

Et l'amant va droit à la femme : 

— Vous resterez, madame ; je vous défends de partir. 

— Et de quel droit ? 

— Du droit de mon amour ! 

Ainsi se pressent les situations, et nous ne sommes qu'au 
premier acte. La malheureuse femme n'envisage qu'avec 
horreur l'abîme où elle est tombée. Les bruits du monde 
qui reviennent à ses oreilles l'épouvantent sur la possibilité 
d'un éclat prochain ; la bonté de son mari, le sourire de 
son enfant, la lassitude d'un amour déjà usé, tout lui est 
un sujet de désespoir. Une lettre de son amant l'achève*. Il 
lui apprend que le secret de leur liaison est percé à jour, 
qu'il sera bientôt connu du mari, que leur seule ressource 
est de fuir ensemble, avec leur fille. 

Quelle effroyable nouvelle ! Où se sauver de tant d'hor- 
reurs ? Par un aveu ? à qui ? à son père ? Il la tuera. A sa 
mère ? elle en mourra de chagrin, la digne femme. Dans la 
mort ? mais elle n'ose pas ! Cela est si terrible, du sang, une 
cervelle répandue ! Oh ! elle tombe pâmée dans un fauteuil. 



346 QUARANTE ANS DE THEATRE 

Le mari arrive souriant ; il donne une fête pour l'anni- 
versaire de sa fille. Il est heureux ; il sent le besoin de s'é- 
pancher. Il voit sa femme. La voilà, cette admirable scène ! 
l'une des plus belles, des plus poignantes, des plus inattendues 
qu'on ait mises au théâtre. Ah ! comme nous avions tous 
le cœur pris dans un étau ! avec quelle horrible anxiété 
nous attendions, le cou penché, les regards fixes, ce qui 
allait advenir de tout cela. Non, je ne me rappelle pas avoir 
éprouvé une aussi cruelle émotion. 

— ■ Eh! mais, qu'as-tu? Tu es malade? On m'a dit que 
tu avais reçu une lettre qui t'avait contrariée ! Est-ce une 
mauvaise nouvelle?... ta mère est morte?... Qu'est-ce 
donc alors ? 

Et elle, à toutes ces questions, elle ne répond rien. Elle 
reste fixe, hébétée, idiote, agitée par une sorte de tremble- 
ment convulsif . ■ — ■ Mais cette lettre ! cette lettre ! dit le 
mari. — Et elle, comme par un mouvement machinal, cé- 
dant à une fatalité plus forte, semblable à l'homme qui 
cesse de lutter contre l'eau où il se noie, tire la lettre de sa 
ceinture, et la présente, sans savoir ce qu'elle fait. 

Ah! quels applaudissements furieux et prolongés ont 
éclaté de toutes parts ! Quelle leçon pour vous, mon cher 
Dumas ! Vous n'avez plus foi au drame, depuis la Dame aux 
Camélias. Vous vous obstinez à des études tristes et cruelles 
de la vie-, admirables sans doute par la profondeur de l'ob- 
servation et la logique du développement, mais qui nous 
font froid dans le dos. 

Voyez ce que peut sur le même public un mouvement 
pathétique et vrai ! Tout le monde est emporté : femmes, 
bourgeois, amateurs et critiques ! On se récrie, on bat des 
mains, on ne sait plus où l'on en est : c'est que peu de gens 
ont de l'esprit, moins encore de la logique, tous ont un 
cœur : 



ALEXANDRE DUMAS FILS 347 

Ah! frappe-toi le cœur, c'est là qu'est le génie. 

la moitié du génie, au moins. La situation ! Il n'y a que 
cela au théâtre, pour le gros du public, et c'est lui qui dé- 
cide en souverain juge. 

Celle-ci est terrible. L'étonnement du mari à cette lettre 
qu'il ne comprend pas d'abord, son désespoir quand il l'a 
comprise, ses reproches, ses imprécations, la douleur muette 
et désespérée de la femme, qui ne répond que par des mou- 
vements de tête et des sanglots étouffés, toutes ces attitudes 
si douloureuses forment un tableau plein d'angoisses et de 
larmes. 

— « Et depuis quand ? » s'écrie l'époux outragé. — La 
femme rappelle une circonstance qui fixe uue date. — 
«( Sept ans ! » répond-il, et, au milieu d'un torrent d'invec • 
tives, une idée lui traverse le cerveau : « Mais alors, ma 
fille ! » Point de réponse. Elle baisse la tète et plie les 
genoux. 

Et c'est alors que la petite Jeanne entre, insoucieuse, le 
sourire aux lèvres. — » Emmenez cette enfant ! emmenez 
cette enfant ! » s'écrie le père d'une voix étouffée. Elle se 
jette à son cou, et il l'embrasse furieusement, suffoqué de 
larmes et de sanglots sourds. Je n'ai pas vu les veux des 
autres, mais je sais bien comme étaient les miens. 

Le troisième acte est au niveau des deux autres. Le mari 
fait venir les deux coupables ! Il passe en revue toutes les 
solutions qu'autorise la loi et l'usage. Il en montre, avec une 
implacable force de raisonnement, la stupide inanité. 

— Un duel ? mais si je ne vous tue pas, où est l'expia- 
tion ? Si vous me tuez, où est la justice ? 

Cette logique enflammée a produit sur le public un effet 
extraordinaire ! Il a éclaté en longs applaudissements, qui 
.se sont répétés encore au dénouement. Je ne vous le dirai 



348 QUARANTE ANS DE THEATRE 

pas, ce dénouement. Il vaut mieux vous laisser le plaisir 
de l'entendre au théâtre. Mais il a porté au comble l'en- 
thousiasme de la salle. 

Ce triomphe, si vif, si inattendu, ressemblait à une sur- 
prise : c'en était une à certains égards. Il y a bien à dire à 
ce drame quand on y a réfléchi, mais sur le moment il en- 
lève tout pouvoir de réfléchir. On ne voit plus rien, on suit 
aveuglément, fatalement, une émotion trop poignante pour 
qu'on la discute. 

Et c'est bien ici que se découvre à plein une de ces lois 
de l'art dramatique à laquelle je reviens si souvent. C'est 
qu'au théâtre tout défaut qui n'est pas senti n'existe pas. 
Arrêtez -vous un instant sur ce drame : les objections nais- 
sent de toutes parts. 

Comment cette femme est-elle tombée, ayant un mari si 
parfait! et, en admettant même un chute, comment ce 
commerce dure-t-il depuis sept ans, avec un homme qu'elle 
abhorre ? Où avez-vous trouvé des amants si enragés que 
cet Alvarez, qui, après sept ans de liaison, menace une 
femme mariée de la tuer, si elle le quitte, surtout après 
qu'elle lui a dit sur tous les tons qu'elle ne l'aimait pas ? 

Je sais bien qu'Alvarez a du sang espagnol dans les 
veines, mais on ne fait plus d'Espagnols comme ce fa- 
rouche. Il me rappelle Odry dans je ne sais quelle parodie 
ramenant sur ses yeux son manteau couleur de muraille, 
tordant un poignard dans sa main, et disant de son ton 
de bonhomie narquoise : « Suis-je assez Espagnol ? » 

Tout le drame est bâti sur des impossibilités flagrantes. 
Oui, mais on ne vous laisse pas le temps de les voir. Et 
c'est là qu'est l'habileté de l'écrivain. M. de Girardin, qui, 
avec beaucoup d'esprit, n'a pas l'expérience de la scène, 
avait voulu répondre à toutes les objections qu'il croyait 
bien que le public ne manquerait pas de se faire. 



ALEXANDRE DUMAS FILS 349 

Ainsi, quand le mari disait à la femme : « Eh ! comment 
avez-vous pu céder ? » elle le disait : elle contait... eli ! 
mon Dieu ! ce qui devait être la vérité. Elle était au salon, 
un soir de printemps, assise sur le canapé, Alvarez à côté 
d'elle. Us étaient seuls, l'air était parfumé; bref, l'histoire 
de bien des chutes. 

Yoyez-vous d'ici comme eût été accueilli cet aveu ! 
Vrai, tant qu'on voudra, il eût blessé le public ; car, en 
choquant toutes les convenances, il eût heurté les conven- 
tions dramatiques. Je ne saurais assez le répéter : la vérité 
vraie n'a ses entrées à la scène que sous le couvert de la 
convention. 

Il est absolument contre toutes les conventions qu'une 
femme cède à une surprise des sens. Il y a bien d'autres 
choses qui, vraies dans la réalité, cessent de l'être au 
théâtre. Ainsi, dans la pièce primitive, Alvarez prenait à 
part l'enfant, lui demandait comment son père et sa mère 
avaient, la veille, passé la soirée : s'étaient-ils retirés dans 
leur chambre à coucher? ensemble? et l'enfant répon- 
dait. 

Quoi de plus vrai! mais aussi quoi de plus hideux! 
il n'est resté de cette scène que juste ce que la conven- 
tion permet au public d'en supporter : 

— Hier soir, demande Alvarez à la petite fille, qui est- 
ce qui est venu voir ton père et ta mère ? 

— Je ne sais pas, dit l'enfant ; on m'a envoyé coucher 
à neuf heures. 

La scène est indiquée, et l'imagination du public peut 
travailler sur ce simple trait. Mais elle n'est pas froissée 
dans ses susceptibilités les plus délicates. Les idées hon- 
teuses que le dialogue soulève ne se présentent plus à 
l'esprit que dans le lointain, à travers un brouillard. Cela 
suffit pour la perspective du théâtre. Songez que, dans un 

20 



350 QUARANTE ANS DE THEATRE 

sujet pareil, il suffit d'un mot mal sonnant pour que la 
pièce culbute ! 

Ce mot n'a pas été dit : il faut donc louer sans réserve 
toute la vigoureuse logique de la composition, qui est la 
part de M. de Girardin, l'habileté de l'exécution, où se 
révèle la main de Dumas fils. 

Ce drame n'apporte rien de nouveau : le sujet est vieux ; 
les développements, sauf la scène de la lettre, qui est ori- 
ginale, sont connus tous : mais il y a clans la manière de 
poser le drame une audace de main, et, dans la déduction 
passionnée des scènes, une puissance de logique qui sont 
des plus remarquables. Le Supplice d'une Femme n'est 
donc pas un chef-d'œuvre, et je le mets, pour ma part, après 
réflexion, bien au-dessous de comédies qui n'ont pas excité 
les mêmes transports; mais il séduit, il entraîne; il aura 
pour lui toutes les femmes et la grande moitié des hommes. 



8 mai 1865. 



II 



Nous avons donc enfin entre les mains les pièces du pro- 
cès. Xon pas toutes, il est vrai : mais assez pour nous former 
une opinion. Le Supplice (Tune Femme vient de paraître en 
librairie. M. de Girardin a fait précéder l'œuvre commune 
d'une préface très longue, où il a intercalé, pour donner 
matière aux comparaisons, quatre grandes scènes de sa 
pièce à lui, telle qu'il l'avait primitivement écrite, ou, pour 
parler plus exactement, telle qu'il l'avait réécrite, car les 
personnes qui semblent être le mieux au courant de cette 
bizarre affaire assurent que la version présentée ici par 
M. de Girardin n'est que la seconde, celle qu'il avait déjà 
refondue une première fois sur les indications de ses amis. 



ALEXANDRE DUMAS FILS- 351 

La préface seule est signée ; le Supplice d'une Femme ne 
porte toujours point de noms d'auteurs, et ce qu'il y a de 
plaisant, c'est crue le procès va s'engager entre les deux col- 
laborateurs, précisément sur la propriété d'une œuvre qu'ils 
répudient l'un et l'autre. Ils sont d'accord sur les droits à 
toucher ; tous deux sont d'ailleurs assez généreux pour que 
cette question leur soit d'un médiocre intérêt. Mais où ils 
ne s'entendent plus, c'est que chacun d'eux prétend annexer 
à ses œuvres et garder pour soi un drame qu'ils n'ont voulu 
signer ni l'un ni l'autre. Dumas déclare qu'il mettra le Sup- 
plice d'une Femme dans son théâtre complet, et il exige que 
M. de Girardin lui en reconnaisse le droit dès aujourd'hui ; 
M. de Girardin refuse. 

Là-dessus, les amis communs s'entremettent. On va à 
Dumas : 

— Voyons, mon cher Dumas, c'est un enfantillage. La 
pièce est vendue, selon l'usage en pareil cas, pour trois ans ; 
vous ne pourrez donc user que dans trois fois 3G5 jours de 
l'autorisation de G irardiu. A quoi bon l'exiger aujourd'hui ? 
Il est de mauvaise humeur, mais cela passera. L'intérêt de 
Lévy sera naturellement d'augmenter vos œuvres com- 
plètes d'un drame resté célèbre ; cet intérêt même vous 
répond de son assentiment et de son zèle. Allons ! cédez, 
laissez dormir cette affaire ! 

Mais non, Dumas n'en veut pas démordre. La pièce 
m'appartient, elle est à moi, je la veux, et je la veux tout 
de suite. — On retourne chez Girardin. 

— Eh ! bien ! il paraît que votre pièce... 

— Ma pièce ! s'écrie Girardin furieux, ce n'est pas ma 
pièce ! Il n'y a pas un mot de moi là dedans. 

— Allons ! tant mieux ; notre négociation n'en deviendra 
que plus facile. 

. Et on lui expose ce dont il s'agit. 



352 QUARANTE ANS DE THEATRE 

— Jamais, répond Girardin avec sa logique ordinaire. 
La pièce n'est pas de moi, donc je la garde. Je n'y suis 
pour rien, et c'est pour cela justement que je ne la veux 
pas céder. Je viens d'écrire cent cinquante pages pour dé- 
montrer qu'elle est absurde, que le public avait eu tort de 
l'applaudir, et les critiques de la louer; aussi restera-t-elle 
dans mes œuvres. C'est mon dernier mot. 

On retourne chez Dumas; on le met au courant, et l'on 
ajoute que si Grirardin parle aujourd'hui de cette façon, il 
y a gros à parier qu'il dira précisément tout le contraire 
dans trois ans ; qu'il a constamment fait ainsi , et, pour 
preuve, on apporte la collection de la Presse. On montre 
que, sur toutes les questions, il a toujours soutenu le con- 
tre d'abord, puis le pour, avec une égale force de raison- 
nement, à moins pourtant qu'il n'eût commencé par le pour, 
ce qui le mettait dans la nécessité de finir par le contre. 

— Pourquoi M. de Girardin changerait-il en cette uni- 
que circonstance ? C'est un homme très conséquent. Ce 
qu'il a fait une fois, il le fera toujours. Car la logique est 
la logique ; et qui a plus de logique que le directeur en 
chef de la Presse? 

Dumas ne se laisse point persuader, et voilà, à l'heure 
où j'écris, où en sont les choses. Il en est du Supplice d'une 
Femme comme du Fils naturel d'Alexandre Dumas. Il est 
venu au monde sans nom, et deux pères se disputent ensuite, 
au grand amusement de la galerie, l'honneur de lui en don- 
ner un. Chacun d'eux a des droits, et qu'il ne me semble 
pas impossible de déterminer assez exactement. 

Le premier, le principal, est à M. de Girardin ; cela me 
paraît incontestable; dans toute œuvre d'art, il y a un 
mouvement général de toutes les parties vers un certain 
but, et c'est ce mouvement qui constitue l'œuvre qui en 
est le fond. 



ALEXANDRE DUMAS FILS 353 

M. Ingres disait à ses élèves : « Quand vous voyez tom- 
ber un maçon d'un toit, prenez vite, tandis qu'il est en 
l'air, les quatre lignes, celles qui indiquent le mouvement. » 
Ces quatre coups de crayon, c'est le tableau tout entier, car 
c'en est le dessin général. Vous pourrez, après cela, être 
plus ou moins heureux dans l'exécution du détail, il n'im- 
porte : l'œuvre est là ; le reste est affaire de métier, de 
soin et de patience. 

Ce qui est vrai de la peinture l'est de tous les ouvrages 
de l'esprit. 

Tenez! un feuilleton... Ce n'est certes pas grand'chose 
qu'un feuilleton, et beaucoup de gens en font l'excellents, 
qui n'en sont pas plus fiers. Mais encore y a-t-il des écri- 
vains très distingués qui ne viendront jamais à bout d'en 
écrire un qui soit passable. C'est qu'ils n'ont pas le mouve- 
ment. Un article de journal ne vaut pas par le détail ; tant 
mieux si ce détail est joli, spirituel, agréable. Mais là n'est 
point le mérite ni l'effet de l'article. 

Il est dans le mouvement qui emporte l'idée, et en même 
temps l'esprit du lecteur, d'un point à un autre. Et cela est 
si vrai que dans un feuilleton bien venu, les ciseaux de la 
censure peuvent couper à tort et à travers ; il en reste tou- 
jours quelque chose; et quoi donc? le souffle, ce je ne sais 
quoi d'insaisissable que l'on n'a pu retrancher, qui en était 
comme lame, qui en déterminait l'allure et le mouvement. 

A plus forte raison, pour une oeuvre considérable, pour 
une œuvre de théâtre. Là, le détail est très important; car 
un mot peut culbuter un succès, comme un petit caillou fait 
trébucher lourdement un homme lancé à toute vitesse. Mais 
enfin ce n'est point la perfection du détail qui constitue 
une pièce de théâtre, qui en est le grand ressort caché, et, 
pour ainsi dire, la vie intime. 

• Ce n'est pas même, comme vous pourriez le croire, l'idée 

•20. 



354 QUARANTE ANS DE THEATRE 

générale du drame. Voyez que l'idée de M. de Girardin est 
celle de tout le monde. Le ménage à trois, qu'y a-t-il de 
plus vieux ? de plus usé ? Non, c'est le mouvement. Les 
quatre lignes ont été dessinées par M. de Girardin d'une 
façon qui lui est toute personnelle et qui, par cela même, 
est originale. La manière nette et rapide de poser les per- 
sonnages et de précipiter les événements sur une situation 
franche et terrible à la fois ; voilà ce qui est la part de M. de 
Girardin, ce que personnelle pourra lui ôter. Quand il serait 
prouvé que de la pièce primitive il ne reste plus un seul 
mot, que tous les détails en ont été changés, elle n'en ap- 
partiendrait pas moins à M. de Girardin, parce qu'il lui a 
donné son allure générale. 

Peut-être ces idées sont -elles difficiles à comprendre à 
ceux qui ne s'occupent pas de littérature, ni d'art. Un dé- 
tail, on le voit, on le touche ; on s'en rend compte. Mais ce 
mouvement dont je parle, cela n'a point de corps ; on ne 
peut le saisir, à un endroit plutôt qu'à un autre : c'est le 
grand ressort d'une montre fermée. Tous ne le voyez point ; 
il agit pourtant, et que vous changiez les aiguilles, le ca- 
dran, les ornements extérieurs de la montre, tout enfin, ce 
n'en est pas moins lui qui donne la vie à la machine. C'est 
à l'homme qui l'a montée que vous devez le plaisir de savoir 
l'heure. 

Le mérite, et ce mérite n'est pas mince, d'Alexandre 
Dumas fils, c'est d'avoir travaillé dans le sens de ce mouve- 
ment premier. Il l'a fait avec une adresse merveilleuse et un 
art exquis. M. de Girardin l'accuse dans sa préface d'avoir 
dénaturé son œuvre ; je ne saurais au contraire assez ad- 
mirer avec quelle précision le collaborateur a saisi l'allure 
indiquée, la faisant encore plus vive, redressant ses écarts, 
et la précipitant au but avec plus de force. 

M. de Girardin nous donne la grande scène du 1 er acte, 



ALEXANDRE DUMAS FILS 3.35 

entre Alvarez et Mathilde, telle qu'il l'avait écrite, et il 
nous dit : Voyez la différence! Comme, chez moi, tous les 
sentiments sont creusés! Par combien d'explications de 
toutes sortes se marque le double supplice de l'amant et de 
sa maîtresse, la jalousie chez l'un, la lassitude chez l'autre ! 
Que reste-t-il de tout cela dans la scène qu'on joue tous les 
soirs devant vous ? Deux mots à peine. 

Mais qu'importe, je vous prie, si ces deux mots suffisent ! 
N'est-ce pas vous qui, le premier, avez donné à la pièce 
son allure rapide ? qui avez écrit en tête du morceau : 
Allegro appassionnato? Y otve collaborateur suit le mouve- 
ment et le presse encore ; et il a raison. Elle est passable, 
votre scène, mais elle eût été, quoi que vous en puissiez 
dire, horriblement dangereuse. 

Vous vous arrêtez là, dès le début du drame, sur une si- 
tuation affreuse ; vous nous la tournez et retournez impi- 
toyablement sous les yeux ; nous n'avions pas encore eu le 
temps d'être émus et de nous intéresser à personne. Croyez- 
vous que nous eussions supporté ce spectacle, que nous ne 
nous fussions pas écriés : Qu'ils lavent leur linge sale entre 
eux, sans nous mettre ainsi de la partie ! 

Ah ! que votre collaborateur a été plus prudent et plus 
habile! Il indique d'un trait la jalousie de l'amant; il fait 
terminer l'acte sur ce cri de la femme : Quel supplice, mon 
Dieu! quel supplice! Il laisse à nos imaginations à deviner 
le reste, et court à la situation principale , à celle qui, nous 
donnant où nous intéresser, ouvrira la source des pleurs. Il 
réserve tous les développements de passion pour le moment 
où Mathilde livrera à son mari la lettre fatale. 

Là encore, nous avons les deux scènes : M. de Girardin 
a mis la sienne en regard du texte, qui a été adopté par la 
Comédie- Française. On voit tout à plein que le mouvement 
général de cette admirable scène est en effet du premier 



356 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

auteur. Mais comme celle du collaborateur l'emporte et par 
la force de l'expression et par le pathétique des sentiments ! 
M. de Girardin appelle Dumas son èlagueur : Ta pour éla- 
gueur ! mais avec quel goût il a élagué une quantité de dis- 
sertations inutiles. 

Dans ce dialogue très serré qui s'engageait entre le mari 
et la femme, M. de Girardin, emporté par ses habitudes de 
polémiste, les avait fait se prendre sur toutes les questions 
que soulevait l'entretien; alinéa contre alinéa. 

— Tous m'avez ravi, s'écriait Dumont parlant à sa 
femme, mon honneur et mon bonheur. 

— Dites votre bonheur, répondait la femme. Mais, ne 
dites pas honneur ; l'honneur d'un homme ne dépeud pas de 
la fidélité d'une femme. 

C'est une maxime très vraie sans doute. Mais qui ne voit 
que ce sont des journalistes ivres de logique, qui parlent 
ainsi, et non deux époux dans une situation terrible ? Ainsi 
va M. de Girardin, attachant un premier-Paris à chacune 
des idées qu'il met dans la bouche de ses personnages. 

Tout cela a disparu : l'élagueur a-t-il eu si tort ? En re- 
vanche, il a, même dans cette scène, ajouté un certain 
nombre des choses qui montrent qu'il n'est pas seulement 
un èlagueur habile. L'étonnement du mari à cette lettre 
qu'il ne comprend pas, la succession des sentiments par où 
il passe, tout ce tableau si naturel, si vrai, si poignant, est 
de Dumas. 

Et ce jeu de scène qui a transporté la salle le premier 
soir : Dumont, comparant les dates, un doute lui traverse 
l'esprit comme un éclair ; il saisit la tête de sa femme, à ge- 
noux devant lui, la relève, l'interroge d'un regard : un re- 
gard lui a tout appris; il tombe suffoqué de douleur. Eien 
de plus beau que ces yeux plongés dans les yeux, ce terrible 
secret s'échappant d'une scène muette. Le public en a très- 



ALEXANDRE DUMAS FILS 357 

sailli tout entier. Qu'eût -il dit s'il eût écouté cette conver- 
sation : 

— Chaque baiser de ma fille, dit Mathilde, me brûlait 
comme un remords. 

— Ainsi cette enfant que j'aimais si tendrement, elle 
n'était pas ma fille... elle était la fille... 

— D'Alvarez ! s'écrie la femme. 

— D'Alvarez! vous l'aimez donc bien. 

Est-ce que cette honte révélée par la femme même n'ôte 
pas à l'intérêt qu'elle inspire ? est-ce qu'elle ne blesse pas 
certaines susceptibilités intimes? Est-ce que Dumas, en 
rendant la situation plus rapide, ne l'a pas rendue plus 
douloureuse ? 

Que de fois aussi n'a-t-il pas donné plus de vigueur et 
d'énergie à l'expression. Si vous voulez comprendre ce 
qu'est un mot mis à l'optique du théâtre, comparez ces 
deux dialogues. Il n'y a pas d'étude plus curieuse. 

Le mari annonce à l'amant le châtiment qu'il a trouve 
pour lui. Il le condamne à une action qui doit le déshono* 
rer devant le monde. 

— Mais, s'écrie Alvarez dans la pièce de M. de Girardin, 
ce sera mon déshonneur ! 

■ — Suis-je tenu, répond Dumont, d'avoir pour votre 
honneur plus de scrupule que vous n'en avez eu pour le 
mien ? 

La réplique est d'une logique foudroyante. Il semblait 
qu'on n'y pût rien ajouter. Ecoutez Dumas : 

— Mais c'est une infamie que vous me proposez là ! 

— En êtes -vous à les compter ? 

Le premier mot est d'un logicien très serré, qui confond 
un argument par un autre argument ; le second est d'un 
homme passionné qui pousse à bout la vérité et la dépasse 
encore, qui jette toute sa haine, tout son mépris dans une 



358 QUARANTE AXS DE THEATRE 

injure. L'un serait d'un grand effet dans un article de 
polémique : l'autre a fait éclater au théâtre les applaudis- 
sements de toute la salle. 

— C'est vous cpue j'ai toujours aimé, dit Mathilde à son 
mari, qui vient d'apprendre sa faute. 

- Si cela est vrai, répond-il, à quel sentiment avez- 
vous donc cédé ? 

Voilà Girardin. Voici Dumas à présent. 

— Je n'ai jamais aimé que vous. 

— Si cela est vrai, quelle femme êtes- vous donc ? 
C'est la même idée assurément, mais comme on sent 

dans la seconde version la main d'un homme qui sait le 
théâtre. 

Et cette phrase, célèbre aujourd'hui, qui, le premier soir 
a soulevé les acclamations du public, et que tous les jour- 
naux ont citée : « Si je ne vous tuais pas, où serait la ré- 
paration? si vous me tuiez, où serait la justice? » cette 
phrase où semble se résumer, comme en un trait de feu, la 
logique passionnée qui emporte le drame d'un souffle vio- 
lent, elle est des deux auteurs à la fois. 

— Si je ne vous tuais pas, où serait la réparation ? avait 
écrit M. de Girardin. 

Et c'est Dumas qui ajoute : 

— Et si vous me tuiez, où serait la justice ? 

Et voilà deux hommes qui se Jfont un procès ! N'est-il 
pas étrange qu'on s'entende si mal quand on se complète si 
bien! M. de Girardin est exaspéré contre le dénoûment de 
Dumas, et regrette que le sien n'ait pas prévalu. C'est tou- 
jours une chose qui confond d'étonnement les gens impar- 
tiaux, que de voir à quel point un homme d'esprit se 
trompe sur ses intérêts les plus chers. Croiriez-vous que, 
d'après M. de Girardin, le mari pardonne à tout le monde, 
à l'amant, dont il presse la main ; à sa femme, qui a essayé 



ALEXANDRE DUMAS FILS 359 

de se brûler vive et qui n'a pas réussi, fort heureusement 
pour elle. 

Le récit de ce faux incendie eût reçu du public un joli 
accueil ! La petite fille ne paraît dans ce dernier acte que 
pour dire : Maman a brûlé le bas de sa robe ! et aussitôt un 
autre personnage arrive, qui annonce que madame est 
éteinte. Vous voyez d'ici le fou rire qui se fût emparé de la 
salle. 

Je ne prétends pas que le dénoûment adopté par la Co- 
médie-Française soit exempt, sinon de toute critique, au 
moins de toute discussion. Ce qu'il y a de plus difficile à 
trouver dans une pièce de théâtre, comme dans un récit, 
c'est le dénoûment. Et la raison en est simple. La réalité 
n'en donne jamais. Rien ne se termine dans la nature, tout 
se continue... 

Repassez dans votre mémoire les drames ou comédies 
auxquelles vous avez été mêlé; avez-vous jamais pu mar- 
quer un point précis où l'action prenait son terme ? La vie 
humaine est une rivière où le flot presse le flot, d'un mou- 
vement tantôt plus rapide, tantôt plus lent, mais sans inter- 
ruption. 

Une œuvre d'art doit avoir une fin. Il faut la trouver, et 
partant il faut suspendre à un endroit arbitraire le cours du 
fleuve! La mort seule ou le mariage sont des accidents 
assez définitifs pour qu'on s'y arrête : aussi est-ce le dé- 
noûment ordinaire de toutes les actions dramatiques. Mais 
ijuand une comédie ne souffre aucun de ces deux temps d'ar- 
rêt, il n'} - a pas de dénoûment qui ne prête à des objections. 

Celui de Dumas peut être attaqué, mais il est pathétique, 
et il a le mérite de faire entrevoir dans le lointain une ré- 
conciliation possible entre la femme et le mari ; il supprime 
l'amant, il le punit. Car il lui refuse, même au moment de 
!a séparation suprême, la consolation d'embrasser sa fille. 



360 QUARANTE AXS DE THEATRE 

Dans la pièce de M. de Girardin, c'est le mari qui pousse 
la petite Jeanne dans les bras de l'amant, et qui lui dit : 
Embrasse-le. Cela était-il acceptable ? 

C'est que M. de Girardin a fait œuvre de polémiste. 

Il a écrit une pièce, voulant qu'elle fût une thèse philo- 
sophique et sociale. Dumas est arrivé, qui a retranché tout 
ce qui était polémique, qui a insisté au contraire sur ce qui 
était action et drame. Il a rendu un double service en cou- 
pant et en ajoutant, en atténuant et en renforçant. 

A l'un, la pièce appartient parce qu'il a donné le plan 
premier, le mouvement général, les quatre lignes, sans 
compter la scène principale, celle autour de laquelle l'ac- 
tion tourne. 

A l'autre, elle appartient également, parce qu'il l'a ré- 
crite tout entière, parce qu'il l'a développée dans le sens où 
elle avait été jetée d'abord, parce que, sans lui, elle fût 
tombée ; parce que, au théâtre surtout, la conception n'est 
rien sans l'exécution. 

Qu'ils la signent donc l'un à côté de l'autre. Que chacun 
d'eux la garde, dans ses œuvres complètes, s'il lui plaît, à la 
condition d'indiquer le nom de son collaborateur. Et pour 
nous, public, que ces querelles de ménage n'intéressent 
guère, réjouissons-nous qu'un honinie aussi profondément 
original que M. de Girardin, appliquant au théâtre ses émi- 
nentes facultés, ait rencontré juste à point pour en corriger 
l'excès et les compléter, un génie, non moins vif, et aussi 
rompu au métier que l'était l'auteur de la Dame aux Ca- 
mélia*. 

1 j mai 1860. 



HENRI DE BORNIER 



LA FILLE DE ROLAND 



L'événement de la semaine, c'est l'apparition de la Fillt 
de Roland à la Comédie-Française. La Fille de Roland est 
un drame en vers ; on pourrait même dire, si le mot n'était 
passé le mode, une tragédie en quatre actes, de M. Henri 
de JBornier. 

Elle a obtenu le premier soir un éclatant succès. J'étais 
d'avance presque certain du résultat. Voilà sept ou huit 
ans que j'ai commencé de remarquer chez le public un goût 
renaissant pour cette vieille et noble forme de l*art draina* 
tique si longtemps abandonnée. Tous les essais que l'on 
faisait dans ce genre réussissaient également, bien que le 
mérite des œuvres fût très inégal. J'avais été très frappé 
du plaisir qu'avait semblé prendre la foule à la Conjuration 
d' A inloise, une tragédie assez médiocre de Louis Bouilhet. 
Les tirades en avaient été écoutées avec un respectueux 
empressement ; et depuis, toutes les fois qu'un drame his- 
-torique s'était produit, revêtu de la livrée de la poésie, il 

•21 



362 QUARANTE ANS DE THEATRE 

avait retrouvé la même faveur. On avait remis à la scène 
les grands drames de Victor Hugo, et ils avaient réussi par 
delà ce qu'on avait espéré. 

C'étaient de belles œuvres assurément ; mais elles n'é- 
taient pas moins belles à l'époque où elles avaient paru la 
première fois ; et tout le monde sait qu'en plein mouvement 
romantique elles n'avaient obtenu qu'un succès houleux et 
contesté, qu'on avait été obligé de les retirer de l'affiche 
après un petit nombre de représentations. Le goût du pu- 
blic n'y était pas; ce public portait en lui, sans bien s'en 
rendre compte, un désir très vif de comédie, et le premier 
jour où il lui fut possible de le manifester clairement, 
lorsqu'il trouva des auteurs pour le satisfaire, il se jeta tout 
entier de ce côté. Le règne de la comédie a duré plus d'un 
demi-siècle ; il est probable que, par des raisons que nous 
ignorons, il s'est fait dans les esprits un mouvement d'idées 
qui les a de nouveau reportés vers le drame. 

Voyez avec quelle ardeur on écoute les tragédies classiques 
que le Théâtre-Français remet de temps à autre à la scène! 
Comme toutes les tentatives faites en ce genre remuent 
le public parisien! Souvenez -vous du succès inattendu de 
Jeanne d 'Arc ! Depuis dix ans, on refusait partout la pièce 
à son auteur, sous prétexte qu'elle était ennuyeuse. Offen- 
bach la joue, plutôt pour boucher un trou que par convic- 
tion. Elle obtient un succès qui l'étonné, qui même, en se 
prolongeant au delà de toute prévision, le gêne et qu'il est 
obligé d'arrêter de force pour ainsi dire. Qu'a-t-on applaudi 
dans Libres, de Gondinet, et applaudi avec transport? 
deux ou trois morceaux de poésie, qui n'étaient que des 
accessoires dans l'œuvre. Si le drame eût été tout entier 
écrit dans la langue du vers, je ne fais nul doute qu'il n'eût 
réussi. 

Le public, cela est certain, a soif de vers héroïques, et 



HENRI DE BOKNIER, 363 

depuis bien plus longtemps qu'il ne le croit lui-même. On 
serait tenté d'attribuer la renaissance de ce goût aux mal- 
heurs de la dernière guerre. Il est possible que les terribles 
événements dont nous avons été les témoins aient hâté cette 
révolution. Mais les commencements en datent de plus loin. 
Les personnes qui me font l'honneur de suivre ce feuille- 
ton peuvent se rappeler avec quelle insistance j'ai recueilli 
et signalé ces curieux symptômes, dans les dernières années 
de l'empire. Je ne cessais de répéter que le règne de la 
tragédie était proche. J'encourageais les jeunes artistes à 
tenir compte de ce mouvement. Il fallait, leur disais-je, 
rompre avec cette théorie funeste, qui leur conseillait de 
briser le rythme du vers, de le rendre le plus semblable 
qu'il se pourrait à la prose. Le temps est venu, au con- 
traire, où le public voudra qu'on fasse sentir, par l'ampleur 
et la musique du débit, l'énergie de la période de poétique. 
Il est l'heure de remonter aux magnifiques traditions de la 
vieille déclamation française, qui était une sorte de chant. 

Le succès de la Fille de Roland m'enfonce plus avant 
encore dans ces idées. Je voudrais qu'il éveillât l'attention 
des jeunes gens qui écrivent en ce moment les pièces de l'a- 
venir et qu'il ouvrît les yeux des directeurs. La comédie 
durera longtemps encore, eu vertu de l'impulsion donnée 
d'abord, et puis parce qu'après tout c'est une forme de l'art 
qui est tout aussi belle, tout aussi féconde que l'autre et 
qui de tout temps a donné des chefs-d'œuvre. Mais c'est 
du côté de la tragédie et du grand drame héroïque que 
souffle le vent. C'est par là qu'il faut ouvrir sa voile. 

La Fille de Roland est assurément une œuvre de mérite, 

et de grand mérite. Je ne veux rien ôter de la juste estime 

que l'on en doit faire. Mais il est évident qu'elle a profité 

de ces heureuses dispositions du public, de ce goût se- 

- cret et mal satisfait jusqu'à ce jour, qui le porte vers les 



364 QUARANTE AXS DE THÉÂTRE 

œuvres héroïques. Savez-vous bien que si l'on avait des 
acteurs capables de jouer les Burgraves de Victor Hugo, 
c'est à ce drame, tombé jadis, que je voudrais que l'on s'at- 
taquât aujourd'hui. Je répondrais presque d'un éclatant 
succès, et ce succès serait dû précisément aux qualités et aux 
défauts qui ont jadis fait tomber l'œuvre. La génération 
actuelle est toute prête pour ce drame étrange, surhumain, 
dans le goût d'Eschyle. Il y a telle tirade, qui n'a excit é 
jadis que des huées, et qui nous ferait tous crier d' admira - 
tion. Ainsi va le monde, et telles sont les révolutions du 
goût. L'essentiel est sans doute, pour une œuvre, d'être 
excellente, mais il faut aussi qu'elle arrive à son heure. 

La Fille de Roland a eu cette bonne fortune. L'effort au 
grand y est visible, et c'est ce qui a séduit par-dessus tout 
les hommes de 1875. La magnificence du cadre, l'héroïsme 
de l'action, la noblesse des sentiments exprimés, la la- 
borieuse tension du vers, toujours sonore, alors même qu'il 
n'est pas plein, nous ont ravis le premier soir, et nous 
avons applaudi sans réserve; il y en aurait eu quelques- 
unes à faire. 

J'ai déjà exposé plus d'une fois cette théorie que tout 
sujet pouvait indifféremment, selon la façon dont il était 
pris, se traiter sous forme de comédie ou sous forme de 
drame. La Fille de Roland nous en apporte une preuve 
nouvelle. Le drame de M. Henri de Bornier est fondé sur 
la même idée dont Emile Augier s'est servi pour com- 
poser les Effrontés et Ceinture dorée. De quoi s'agit-il dans 
ces deux dernières pièces? d'un homme qui a commencé 
sa fortune par une affaire véreuse, par une manière de vol, 
sur laquelle s'est expliquée la police correctionnelle. Mais 
ces débuts ont été oubliés ; le millionnaire a eu , dans la 
première comédie, un fils, dans la seconde, une fille; dans 
toutes deux, un enfant qu'il a élevé dans les plus sévères 



HENRI DE BORXIER 365 

principes de la probité et de l'honneur, qui ne sait rien de 
sa faute et de sa honte, et qui va dans le monde le front 
levé, s'enorgueillissant du nom qu'il porte. La révélation 
de l'infamie paternelle tombe comme un coup de foudre 
sur des projets de mariage qu'elle réduit en poussière. 

Transportez ce sujet dans le domaine du drame héroï- 
que, vous aurez la Fille de Roland. Le traître Ganelon a 
livré, par jalousie contre Roland, l'arrière-garde de l'ar- 
mée de Charlemagne aux coups des Sarrasins. Il a été 
puni, pour cette noire félonie, d'un supplice étrange : il a 
été attaché sur un cheval furieux que l'on a lancé dans la 
forêt. Tout le monde le croit mort; mais il a été recueilli 
vivant par des moines, dont l'un d'eux l'a guéri et absous, 
mais sans pouvoir rendre la paix à cette âme bourrelée de 
remords. Il a dérobé son vrai nom sous celui d'Amaury : 
il a revêtu la personnalité d'un écuyer devenu comte par 
1 e legs que lui a fait de son domaine de Montblois un che- 
valier mort en guerroyant contre les Sarrasins. Il assiste, 
vivant, à son déshonneur ; il entend les malédictions dont 
on ne cesse d'accabler autour de lui le traître Ganelon ; il 
est forcé de s'y joindre. C'est un supplice affreux. 

Pourquoi le supporte-t-il? Il a un fils, une fleur de che- 
valerie, à qui il a enseigné les vertus héroïques ; il a le 
plaisir et la douleur en même temps de voir ce jeune 
homme passionné pour la grande figure de Roland, Ja 
prendre pour modèle et détester le nom du traître de Ron- 
cevaux. 

Supposez maintenant que ce fils sauve une belle prin- 
cesse, nièce de Charlemagne, en tombe amoureux et qu'il 
en soit aimé. Rien ne s'oppose à ce mariage, que la crainte 
incessante du père d'être reconnu. Grâce à l'obscurité dont 
il a enveloppé sa vie, il a échappé aux regards des hom- 
mes ; son visage est si changé que les indifférents ont pu 



366 QUARANTE ANS DE THÉÂTRE 

passer près de lui sans le reconnaître. Mais Charleinagne ! 
mais ses anciens compagnons d'armes ! il lui faudrait 
avouer son vrai nom , rougir devant ce fils, si loyal et si 
fier! 

Le drame est là. 

Il est évident, la pièce ayant quatre actes, que c'est au 
troisième qu'il faudra mettre la scène à effet, celle qui est 
le pivot nécessaire sur lequel le drame doit tourner : la 
scène où Ganelon est reconnu. Le premier acte sera tout 
de préparation, ; le second nous fera assister aux angoisses 
du père, obligé de s'opposer à l'amour de son fils ; le qua- 
trième nous donnera le dénoûment. Si le drame avait eu 
cinq actes, et je crois qu'il eût gagné à cette coupe, c'est 
au quatrième acte qu'il aurait fallu placer la reconnais- 
sance. Ce plan est si naturellement indiqué par le sujet, 
qu'il ne semble pas qu'il puisse y en avoir un autre. Aussi 
est-ce celui qu'a adopté l'auteur. 

On voit par là que le drame comporte trois rôles princi- 
paux dont le premier est sans contredit celui de Ganelon, 
sous le nom du comte Amaury ; les deux autres sont celui 
du jeune héros et celui de Berthe, la nièce de Charle- 
inagne. Les autres ne sont qu'épisodiques ; le moine qui a 
converti Ganelon et qui, sachant son secret, rappelle les 
confidents de l'antique tragédie; un Saxon, dont Ganelon 
a jadis tué le père en combat singulier, et qui, bien qu'en- 
fant à cette époque-là, a conservé un souvenir profond du 
visage de l'homme qui l'a fait orphelin; enfin Gharle- 
magne, dont quelques personnes auraient voulu imposer 
le nom au drame. Il est vrai que c'est un grand nom, mais 
Charleinagne n'est qu'une magnifique décoration à cette 
tragédie dont l'action pourrait se poursuivre et se dé- 
nouer sans lui. 

On a déjà reproché à l'auteur d'avoir pris de grandes 



HENRI DE BORNIER 307 

libertés avec Charlemagne et avec l'histoire. Je ne cesserai 
de répéter que ce sont là de mauvaises chicanes. C'est, je 
crois, l'éminent critique Lessing en sa Dramaturgie, qui, 
le premier, a fait remarquer que l'auteur dramatique ne 
devait jamais transporter l'histoire vraie au théâtre, mais 
seulement ce que le public de son temps tenait pour vrai, 
ce qui est bien différent. Corneille et Racine ont peint les 
Romains et les Grecs, tels que les supposaient leurs con- 
temporains. Nous avons, nous, hommes de 1875, d'autres 
préjugés, qui ne sont peut-être pas mieux fondés, sur les 
mœurs de ces vieux peuples. Nous sommes donc obligés, 
quand on nous représente une des tragédies classiques 
du règne de Louis XIV, de nous transporter par la pen- 
sée, non pas dans le siècle où vivent les héros qui par- 
lent sur la scène, mais dans celui où vivait l'écrivain qui 
les a fait parler. 

Que savons-nous, en 1875, de Charlemagne et de Ro- 
land ? Je parle du gros public. Nous n'avons sur ces temps 
éloignés que des notions confuses, et ce sont précisément 
celles que M. Henri de Bornier a mises en œuvre dans 
son drame. Nous savons vaguement la trahison — vraie 
ou fausse, il n'importe ! — de Ganelon, la mort de Roland 
à Roncevaux ; les noms de Durandal et de Joyeuse sont 
familiers à nos oreilles ; on nous a appris aussi au collège 
que Charlemagne fit de nombreuses guerres contre les 
Saxons, qu'il força Witikind à embrasser le christianisme, 
qu'il était le chef d'un très grand empire, où nous nous 
plaisons, par une confusion patriotique, à voir l'empire 
des Francs. Que tout cela soit plus ou moins conforme aux 
derniers travaux des savants, le poète n'a point à s'in- 
quiéter de ce détail. Il s'adresse au public, et c'est dans le 
public qu'il cherche son point d'appui. Il a devant lui 
douze cents personnes, rassemblées par hasard, de toutes 



368 QUARANTE AXS DE THEATRE 

les classes de la société. Son devoir est d'évoquer les ima- 
ges qu'elles portent déjà au fond de leur âme, de les leur 
rendre plus saisissantes et parées de plus riches couleurs. 
Il n'a donc pas à tirer la vérité de son puits: ce n'est 
pas là qu'elle est pour lui. Où donc est-elle? Au cœur 
même de ce public, qui le traiterait d'imposteur, s'il allait 
la chercher autre part. 

Non, ce n'est pas là la critique que j'adresserai au rôle 
de Charlemagne. Il en est une autre bien plus grave. Ce 
Charlemagne n'est pas seulement inutile à l'action, à la- 
quelle il n'est rattaché que d'une façon peu adroite : c'est 
ce qu'on appelle, en style de théâtre, un bénisseur, un Gré- 
ronte. Un Géronte héroïque, je le veux bien, mais un Gé- 
ronte. Le bonhomme est d'un paterne, qui, dans la comédie, 
le classerait parmi les ganaches. Il veut se battre contre le 
Sarrasin : Gérald arrive ; il se rassied et l'envoie à sa place. 
Il reconnaît Ganelon ; et comment le reconnaît-il ? de la 
façon la plus piteuse du monde. On ne l'a jamais vu pa- 
raître qu'environné de toute la cour, en grande pompe. 
Il vient de quitter la scène, suivi de tout son cortège, 
pour célébrer les fiançailles de Gérald et de sa nièce ; cinq 
minutes après, on le voit qui rentre tout seul cette fois, 
comme un bon bourgeois qui a oublié son mouchoir dans 
la chambre d'où il est sorti à l'instant. Ganelon y est entré 
lui-même, on ne sait pourquoi ; car c'est le seul endroit 
où il ne devrait pas être. Il s'y livre, dans le mystère de 
la solitude, aux douceurs du monologue: Charlemagne 
tourne autour de lui, écoute et s'écrie : C'est Ganelon ! Sa 
première idée est d'appeler le bourreau ; mais il s'atten- 
drit, il pardonne et lui impose un pèlerinage en Pales- 
tine. 

— Mon père ne verra donc pas mon mariage ? s'écrie 
Gérald, qui survient. 



HENRI DE BORNIER 369 

— C'est juste, répond cet excellent homme. Qu'il reste 
jusqu'à demain. 

Il garde le secret caché à toute sa cour ; le Saxon le ré- 
vèle et Charlemagne avoue qu'il a eu tort de ne pas le 
prévenir, les rois devant la vérité à leurs peuples. Les ba- 
rons, consultés, décident tous que Gérald a lavé l'infamie 
paternelle et qu'il peut épouser Bertbe ; Charlemagne 
opine dans le même sens ; mais Gérald déclarant qu'un tel 
mariage est impossible, ce brave empereur le loue de ses 
sentiments. Il est de l'avis de tout le monde, et avec une 
bonté larmoyante, qui friserait presque le ridicule, si elle 
n'était rachetée par la tristesse majestueuse de la langue 
poétique. 

Le caractère de Ganelon a été profondément fouillé par 
M. Henri de Bornier, et il lui fait honneur. La monotonie 
était l'écueil de ce rôle, et elle n'a pas toujours été évitée. 
L'expression du remords est difficile à varier ; mais l'au- 
teur a su tirer bon parti de la situation singulière où il 
avait placé ce personnage. A chaque instant, il se rencon- 
tre des circonstances où Ganelon est sur le point d'être 
rec onnu, et elles sont mises en scène avec habileté. 

Souvent il assiste à des scènes, où son nom, voué à 
l'exécration, lui est jeté à la face, sans qu'il puisse rien 
faire que courber silencieusement la tête : à un instant 
même l'imprécation va passer par la bouche de Gérald, 
quand le moine se précipite et arrête les paroles fatales sur 
les lèvres de ce fils impie sans le savoir. Ce sont là des 
coups de théâtre dont quelques-uns sont ingénieux, et 
d'autres émouvants. 

La figure la mieux mise en lumière est celle de Gérald. 
Un souffle de Corneille anime ce nouveau Cid. Il est char- 
mant de jeunesse et de générosité chevaleresque, au 
premier acte, quand il traîne aux pieds de Berthe le 

21. 



370 QUARANTE ANS DE THEATRE 

Saxon vaincu par lui et qu'il lui fait grâce, sur sa prière. 

Son entrée au troisième acte est superbe : c'est au mo- 
ment où le benoist Cbarlemagne a déclaré qu'il se battrait 
lui-même en champ clos avec le Sarrasin ; la cloche d'ar- 
gent, qui annonce l'arrivée d'un chevalier sans peur et 
sans reproche, retentit à la porte du palais, et Gérald pa- 
raît. 

Il réclame l'honneur de vaincre le mécréant, qui tient 
en sa possession Durandal, cette Durandal, qu'il a quel- 
ques heures auparavant chantée en vers magnifiques : un 
beau morceau de poésie lyrique, qui a transporté la salle. 

Ce combat est un des épisodes les mieux imaginés. L'au- 
teur, par un artifice renouvelé cl 'Ivarihoë , nous mon- 
tre Charlemagne et Berthe regardant le duel du haut d'un 
balcon et se récriant sur les diverses péripéties de la lutte. 

J'ai parlé ftlvanhoë, parce qu'il est bien difficile de 
n'y pas songer, en écoutant cette scène très curieuse et 
très émouvante. Mais l'idée dramatique est bien plus an- 
cienne ; vous en trouverez dans le Rudens, de Plaute (pre- 
mière scène du premier acte), un des plus curieux exemples 
que nous ait légués l'antiquité. 

Le quatrième acte est de tous le plus beau pour Gérald. 
C'est là qu'il pardonne à son père , dans une scène qui est 
pleine de grandeur superbe et de mélancolie touchante. 
C'est là aussi qu'il refuse, accablé du poids de la honte 
paternelle, la main de la nièce de Charlemagne. Ce dénoû- 
ment a été, je le sais, fort admiré. J'avoue que celui du 
Ciel me plaît mieux : 

Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi. 



Celui de M. de Bornier a tout au moins l'inconvénient 
de traîner en longueur. Je me demande à quoi sert Char- 



HENRI DE BORNIER 371 

lemagne s'il n'a pas même le pouvoir de trancher le débat 
d'un mot de son autorité souveraine. Horace disait : 

Xec deus intersit nisi dignus vindice nodus. 

Et moi je dirais volontiers : Ne faites intervenir un dieu 
que si le nœud est digne d'être dénoué par lui , et si c'est 
lui qui le dénoue. 

Le rôle de Berthe est pâle et insignifiant. Berthe, dans 
ce drame, qui affecte des allures cornéliennes, est loin des 
héroïnes de Corneille, Chimène, Emilie ou Pauline. Elle a 
cependant un beau mouvement : Gérald, le fils d'un simple 
écuyer devenu comte, ne saurait aspirer à la main de la nièce 
de Charlemagne. Le respect doit lui fermer la bouche. C'est 
elle qui, la première, avec une chasteté hardie, s'adressant 
au jeune héros, lui dit avec une fierté mêlée de pudeur : 

— Je vous aime. 

C'est elle encore, lorsque Amaury, pour les raisons que 
l'on sait et qu'il ne saurait avouer, élève des objections, qui 
répète, avec la sécurité de l'innocence : « Je l'aime, il m'aime ; 
donnez-le-moi pour mari ; je réponds de Charlemagne. » 

C'est l'honneur de cette pièce, en dépit des critiques que 
je ne lui ai pas ménagées, comme on voit : elle abonde en 
traits de magnanimité qui surprennent et qui éblouissent ; 
il se lève de temps à autre sous les pieds des vers qui font 
frissonner toute une salle. 

Un seul exemple : Charlemagne s'offre à combattre le 
Sarrasin, et comme toute la cour le détourne de ce projet 
aussi insensé qu'héroïque : 

A me survivre ainsi j'aurais trop de remord ; 

Quand ils n'ont plus la gloire, il reste aux rois la mort, 

s'écrie-t-il, et ces deux vers ont été soulignés par une lon- 
gue salve d'applaudissements. 



372 QUARANTE ANS DE THEATRE 

Le Saxon n'a qu'un rôle assez court ; mais il est énergi- 
que, violent, et l'effet en a été très vif le premier soir. Il 
faut dire aussi qu'il a été joué à merveille par Laroche, qui 
venait d'être le matin même nommé sociétaire à la Comé- 
die-Française, et qui a tenu à justifier le choix qu'on avait 
fait de lui. 

Rien de farouche comme ce visage encadré de cheveux 
blonds, où brillent des yeux tout pleins de l'astuce et de 
l'énergie du sauvage. La parole est brève et sifflante, l'allure 
brusque et décidée. Ce personnage, d'une composition sa- 
vante, a été très goûté des amateurs. 

A côté de Laroche paraissait, dans le rôle de Berthe, 
M" e Sarah Bernhardt, qui venait d'être, comme lui, élevée 
aux honneurs du sociétariat. On doit lui rendre cette justice 
qu'elle a fait quelque chose de rien. 

Elle a paru au premier acte dans un costume de voyage; 
d'une simplicité, d'une élégance merveilleuse. Elle a trouvé 
dans le second des accents d'une tendresse inexprimable et 
d'une fierté héroïque. Elle s'est montrée digne du titre- 
qu'elle avait envié si longtemps et qu'elle venait de recevoir. 
Mounet- Sully a continué ce soir-là même la série de 
ses succès. Disons tout de suite, pour que la critique ne 
perde point ses droits, qu'il ne surveille pas assez sa diction 
dans les passages où il ne cherche point d'effet. On peut 
déblayer une tirade, pour me servir du terme connu des 
comédiens, sans en manger la moitié. 

Il y a là un point sur lequel j'appelle l'attention du jeune 
et brillant artiste. Mais de quel accent jeune, fier et en- 
thousiaste il a dit la chanson des deux épées : Durandal et 
Joyeuse ! 

De quelle douleur respectueuse et tendre il a nuancé la 
scène du quatrième acte, où il ouvre ses bras à son père 
après l'aveu terrible ! Et au troisième acte, de quel air mo- 



HENRI DE BORNIER 373 

cleste tout ensemble et assuré il demande la permission de 
combattre et de vaincre le Sarrasin. 

Muunet-Sully sera, sïl le veut, s'il écoute les bons con- 
seils qui lui sont prodigués, l'un des instruments les plus 
actifs et les plus glorieux de la révolution que j'ai signalée 
au commencement de cet article. 

Si l'on me demandait à résumer mon impression, je serais 
fort embarrassé. J'ai la plus vive estime pour l'auteur et pour 
l'ouvrage ; je ne saurais que conseiller à toutes les mères de 
famille d'aller l'entendre avec leurs fils et leurs filles, et ce- 
pendant... que voulez-vous? il manque à cela le coup d'aile, 
le coup de pouce du génie. Jamais le talent soutenu de 
l'honnêteté parfaite ne s'élèvera plus haut. C'est l'au-delà 
dont le besoin tourmente, dans une œuvre de cette espèce. 

22 février 1875. 



II 



L'œuvre a produit sur le public de 1890 une impression 
tout aussi forte que sur celui de 1875 ; on l'a écoutée d'un 
bout à l'autre avec une émotion profonde ; elle est vraiment 
très belle, et je crois qu'on peut dès aujourd'hui lui don- 
ner une place dans le grand salon carré des tragédies glo- 
rieuses, qui sont l'honneur de notre théâtre classique. La 
magnificence du sujet, la noblesse des sentiments, l'héroï- 
que grandeur des personnages, la variété superbe du spec- 
tacle, sans parler de l'heureux aménagement de la pièce 
qui est très solidement et très adroitement construite, 
la majestueuse tristesse du dénouement, le nombre prodi- 
gieux de beaux vers, laborieusement forgés sur l'enclume 
par un maître ouvrier, le goût d'héroïsme chevaleresque et 



374 QUARANTE AXS DE THEATRE 

patriotique qui se dégage de ce poème, tant de qualités 
fortes assignent au drame de M. Henri de Bornier une 
place très honorable, sinon à côté, assez près au moins des 
vers de Corneille et de Victor Hugo. Ah! si chez lui la 
trame du style était d'un maître comme en sont quelques 
vers isolés; s'il avait ce qu'on appelle aujourd'hui l'envo- 
lée poétique! Mais on ne saurait tout avoir. Jamais le ta- 
lent ne toucha de si près au génie, et je suis convaincu 
que l'ouvrage, classé au répertoire par cette reprise, y de- 
meurera aussi longtemps que l'on jouera à la Comédie- 
Française la tragédie et le drame historique. C'est le plus 
bel effort vers le grand qui ait été fait en ces cinquante 
dernières années. 



23 juin 1890. 



INDEX ALPHABÉTIQUE 



A 

About, 15s. 
Agar, 2. 
Alarcou. 221. 

Imants, 174. 
Arnel (M me . 307, 309. 
Ami des Femmes [Y), 177. 293, 307. 
Ami Fritz V . de 123 à 143. 

Indrotnaque, 171. 

Ingelo, 191. 

togelo (M" e ), 6. 

Antomj. 179. 

Arlincourl d'), 277. 

Araould-Plessj M"" . 15. 

Augier (Emile . de 1 à 103, 172, 179. 

•12. 364. 
Avare (!'), 253. 
Aventurière V . 3", de 7 à 15. 
Aymard Gustave . 295. 

B 

Baillet, 320. 
Bajazet, 182. 

Ualzac. 2'4. 73. 137, 160, 163, 1^2. 248. 
Barré, 22. 135. 
Barretta (M' ue ), 23. 
Barrière (Théodore), 112. 118, 120, 
de 143 à 168, 172. 
. Bartet (M Ue ), 319, 325, 326, 337. 338. 



Beaumarchais, 35. 

Beauvallet. 15. 

Bernes. 165. 

Bernhardt (Sarah), 2, 186, 187, 189, 

190, 191, 192, 193. 194, 195, 196. 

197. 198, 201, 204, 206, 275, 277, 

295. 372. 
Berton, 19, 20, 22, 23. 
Bertrand et Raton. 325. 
Bornier (Henri de), de'SGl ;i 374. 
Bouchardy, 169. 181. 
Bouilhet (Louis), 361. 
Bourdaloue, 68. 

Bourgeois gentilhomme (le). 250. 
Brantôme, 331. 
Bressant, 19, 20, 22. 240. 
Broglie (de), 67, 68. 
Brohân (Madeleine), 214. 
Brunetière, 17J. 
Burgraves (les), 5, 364. 

c 

Coquette (lai, 158. 
Capèndu, 158. 
Capùs (Alfred). 150. 
Ceinture dorée, 364. 

Cellier i M 1 "), 28. 

Chaumont, 165. 

Ghevé, 85. 

Cid (le), 8, 9, 156, 171, 370. 



376 



INDEX 



Ciguè (la), de 1 à 6, 78. 

Claretie (Jules), 151, 339. 

Closerie des Genêts (la), 158. 

Cœur et ta Dot (le), 89. 

Conjuration d'Ambroise (la), 361. 

Contagion (la), 88. 

< :< >j>1 -ée (François), 2. 'i. 

Coquelin, 135. 

Coquelin cadet. 308. 318, 320. 339. 

Corneille. 8, 111. 188, 221. 244, 276. 

278, 367, 369, 371, 374. 
Corneille (Thomas), 276. 
Courrier de Lijon (le), 29, 158. 
Cousine Dette (la), 163. 

D 

Dalila. de 105 à 111, 190. 

Dame aux Camélias (la), 153. 169, 

170. 171. 172. 173. 17'4. de Is'i à 

207. SM. 360, 
Daphnis et Chiot, 171. 
Dancourt, 250. 
Defodon (M m " ; . 147. 
Delannoy, 158, 159. 
Delaunay, 22. 23. 139, H0. 
!>■ mi Monde (le), 173. 17i, 177. l!S0, 

1*5. de 208 à 2'i2. 247, 2S0, 338. 
Demi-Vierges (les), 173. 
Demoiselles de Montfermeit (les), 

146. 
Denise, 176. 177. 180, de 301 à 321. 
Député de Dombignae (le), 151. 
Derval. 206. 
Desclée (M lle ), 28, 209, 213, 215. 216, 

218, 219. 
D( as Ménages (les). 151. 
Diane de Lys, 173, 209. 
Dickens, 163, 164. 
Diderot. 111. 
Dinah Félix, 28. 
Doche (M me ), 190, 197. 2().î. 
Dolorès, 55. 
Don Juan. 119. 
Donna; (Maurice), 150, 174. 



Donoso-Cortés. 67, 68. 
Duc Job (lé), 89, 99. 139. 140. 
Dugué, 181. 

Dumas (père), 169. 179. 181. 
Dumas fils. 24, 31, 136. 153, 159. de 
169 à 3tiii. 

E 

Effrontés (les). 36. 37. 41. 'i2. 50, 54, 

81, 364. 
Ennery (d'), 181. 300. 
Ei'ckmann-Chatrian. de 123 à 1^3. 
Eschyle. 364. 
Essler (Jane), 147. 
Étrangère (1'), 181. 277. de 289 à 300, 

307, 322. 



Fargueil (\l Le ), 10S. 

Fausses confidences, 112, 113, 114, 

116, 117. 118. 119. 
Faux Bonshommes. 143, de 158 à 

168. 
Favart (M 1 "), 15. 18.55, 57. 108, 109, 

110. 343. 
Febvre, 109, 110. 134, 338. 
Féline ou l'Homme de bien, 78, 80. 
Femme de Claude (la), 182, de 275 

à 280. 
Femmes savantes les . 174. 
Férandy (de), 21. 
Feu au couvent (le . 1^5. 163. 
Feuillet (Octave), de 105 à 122. 
Fille de Roland (la), de 361 à 374. 
Fils de Giboyer [le), 17. de 35 à 70, 

81, 102. 
Eils naturel le), 175, 176, 180. de 

243 à 255. 352. 
Flaubert. 137. 
Folle Journée (la), 318. 
Fourberies de Seapin les , 22. 253. 
Foûrchambault (les), de 88 n 103. 
Foussier 26. 



INDEX 



377 



FrancUlon, 180, 181, de 322 à 339. 
F réville, 154. 
Froufrou, 209. 



Gabrielle, 3, 89. 

Garraud, 135. 

Gavarni, 151. 

Ceffmy, 15, 85. 

Gendre de M. Poirier (le), île 16 à 

23, 102, 105. 
<;irardin (Emile de), 340, 341. 342, 
343, 348, 350, 351, 352, 354, 355, 
356, 357, 358, 360. 
Gondinet, 6. 362. 
Col. 6, 21. 22, 53, 54, 55. 80, 85, 87, 

L34, 140, 320. 
Grammont duc de). 232. 
Grandes Demoiselles (les), 6. 
Granger (Pauline), 87, 320. 
Guitry, 194. 

H 

Hernani, 156. 

Hervieu (Paul . 174. 

Homère, 221. 

Homme de bien (1'), 5. 

Horace, 73, 221. 278, 371. 

Hugo (Victor), 5. 188, 362, 364, 374. 



Ibsen, 278. 279. 

Idées de Madame Aubray (les). 176, 

177, de 256 à 274, 302, 303. 304. 
// ne faut jurer de rien, 139. 
[ngres, 353. 
Ivanhoë, 370. 



J 



Jacobites (les), 'i. 

Jeanne d'Arc, 362. 

Jocrisses de l'Amour (les), 145. 



Joliet, 23. 
Jouassain, 135. 
Joueur (le), 250. 

K 

Kalb (M Ue ), 339. 
Karr (Alphonse), 160. 



La Bruyère, -25. 69. 107. 

Laffore, 73, 74, 76, 77. 7s. 

La fontaine, 7, 66. 

Lafontaine, 196. 197, 19s, 199. 200, 

201, 203, 206, 207. 
Lambert (Albert), 151, 156. 
Lambert-Thibost, 145. 
Larocbe, 339. 372. 
La Rochefoucauld. 25. 
Lavedau (Henri), 130, 174. 
Lecont.' \l ,151,152,153,155,156. 
Lemaître (Jules), 71, 72, 167. 
Lesage, 250. 
Lessing, 137, 367. 
Lesueur, 18. 21. 23. 
Lévj (C.), 351. 
Libres, 362. 

Lionnes pauvres (les), de 24 à 34, 88. 
Ludwig (M 11 -), 153. 154. 

M 

Madame Caverlel, 88. 

Maître Guérin, de 71 à 87. 

Mallefille (Félicien), 181. 

Maint (H. ■dur;, 73. 107. 

Manon Lescaut, 171, 184, 188. 

Marais, 201. 

Marchai, 134. 

Marco, 172. 

Mariage de Figaro (le). 35. 49. 

Mariage de t'ictorinc (le), 22. 

Mariage d'Olympe (le), 9. 28, 88, 

172. 
Marivaux. 112, 115. 118, 119, 120, 

237. 



37 S 



INDEX 



Mars (M Ue ), 214 

Massin (M> le ), 15 

Maubant. 240. 

Meilhac, 154. 

Mercadel, 208. 

ttétromanie (la), 112. 113. 114, 117. 

119. 
Misanthrope (le), 25, 175. 22o. 221, 

222. 2*1, 2'i2. 276. 
Misanthropie et Repentir, 111. 
Molière, 7. 17, 25, 50. 66, 80, 111. 

153, 159. 163. 167, 168, 172, 175, 

17s. 213, 220. 233, 237. 239. 240, 

241, 242, 244, 247, 250. 253. 254, 

255. 257. 
Monnier (Henry), 155. 
Utmsi, ur llphonse, de 281 à 288. 
Montaigne, 66. 
Montaland (M Ue ), 6. 
Uontigny, 136. 243. 
Mounet-Sully, 372,373. 
Mozart, 119. 
Murger Henry). 112, 116, !'i7. 148, 

151. 156, 160. 
Musset (Alfred de , 4, 151, 154. 

N 

Nancy Martel. 155. 







Odry, 348. 

Offenbach, 362. 

On ne badine pas acre t'am our, 22. 

Oscar ou le mari qui trompe sa 

femme, 151, 322. 324. 
Ours el le Pacha (!'), 323. 



Pailleron (Edouard), 4. 

Parasites (les), 4. 

Parisiens de la Décadence (les). 143. 

Pasca M . 216. 2Is. oit». 220. 



Passait! (le), -2. h. 

Paul et Virginie, 171. 

Paulin Ménier. 29. 

Pèrt Prodigue de . 178, 180. 

Perrin, 12'i. 133. 139, 141, 321. 339. 

Phèdre, 276. 

Philiberte, 3, 6. 

Piano de Berthe (le). 1 '■.">. 

Pierre de touche ila), 88. 272. 

Pierson (M Ue ), 6. 206, 321. 338. 

Pigott (M. . 189. 

Piron, 112. 115. 120. 

Plante. 25^. 370. 

Plessy M"-), 50, 51, 52. 55. 

Polyeucte, 8. 

Ponsard, 5. 

Ponson du Terrail. 300. 

Précieuses ridicules (les), 159. 

Premier mouvement (le), 4. 

Prévost L'abbé , 185. 

Prévost (Marcel), 173. 

Princesse de Bagdad (la). 182. 

Princesse Georges (la), 180, 181. 

Provinciales (les), 177. 

Provost, 18, 19. 53, 139. 

Pujel, 231. 

Q 

Question d'argent (la), 182 

R 

Rabelais, 5. 69. 126. 266. 

Racine, 182. lss. 221. 233. 367. 

Regnard, 17. 250. 

Régnier. 15, 342, 344. 

Reicbemberg, 6, 134, 320. 333. 339. 

Réjane M m « . 28, 29. 30. 

Roman d'un jeune homme pauvn 

(le), de 112 à 122. 
Bornéo et Juliette, 171. 
Rose-Gbéri, 18, 216. 
Rousseau J.-J. . 2ii;i. 
Budens. 370. 



INDEX 



379 



S 

Saint-Marc-Girardin, 121. 

Samson, 15. 52. 53. 

Sand (GeorgeT, "4. 126. 

Sandeau (Jules), 17, 272. 

Sardou. 32. 144. 

Scribe, 322, 323. 325, 334, 336. 

Second (AJhéric), 115. 

Séjour (\ ictor . 12. 

Si vero Torelti, 4. 

Sévigné i\l ,: de), 06. 

Shakespeare, 172. 178, 233, 244, 247, 

2'aS. 
Soulié (Frédéric), 169, 181. 
Spinosa, 268. 269. 
Stendhal, 106, 233. 
Supplice d'une Femme (le), 180. 181, 

de 340 à 360. 
Swetchine iM"" , 07. 69. 



Tartufe, 174, 239. 
Taxile Delord, 67. 
l'i nailles (les), 174. 
Térence, 254. 



Thénàrd (M ffle ), 135. 

Théodora, 321. 

Thiénot, 2. 

Thierrj (Edouard), 85, 341. 

Thiron, 23. 338. 

Thuillier (M rae ), 147. 

Tolstoï, 324. 

Truflîer (Jules), 135, 338. 



Veuillot (Louis), 58, 59,60,61, 62. 63, 

64, 65. 66. 67. 69, 70. 
Vicomtesse Alice (la), 115. 
Vie de Bohème (la), 112. 113, ll'i. 

120. 144, de 147 à 157, 160. 
Virgile. 221. 
Visite de Noce, 179. 
Viveurs (les), 174. 
Voltaire, 188. 

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Watteau. 116. 
Wagner, 267. 
Weber(P.), 279. 
Worms, 22, 23,320, 338. 



TABLE DES MATIÈRES 



EMILE AUGIER 

La Ciguë 1 

L'Aventurière 7 

Le Gendre de M. Poirier 10 

Les Lionnes pauvres 24 

Le Fils de Giboyer 35 

Réponse à Louis Yeuillot 58 

Maître Guirin 71 

Les Fourchambault 88 

OCTAVE FEUILLET 

Daîila 105 

Le Roman d'un jeune homme pauvre 112 

ERCKMANX-CHATRIAN 

L'Ami Fritz 123 

THÉODORE BARRIÈRE 

Etude générale 143 

La Vie de Bohème 147 

Les Faux Bonshommes 158 

ALEXANDRE DUMAS FILS 

Etude générale 1 09 



382 TABLE DES MATIERES 

Pages. 

La Dame aux Camélias 184 

Le Demi-Monde 208 

Le Fils naturel 243 

Les Idées de Madame Auhray 250 

La Femme de Claude 275 

Monsieur Alphonse 281 

L'Étrangère 289 

Denise 301 

Francillon 322 

Le Supplice d'une Femme 340 

HENRI DE BORXIER 

La Fille de Roland 361 



P. Yixsoxau, 15, Saint-Georges. 



TYPOGRAPHIE FIKMIN-DIDOT ET C' e . — MESML (EIT.EJ. 



La Bibliothèque 
Université d'Ottawa 
Echéance 



The Library 
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Date Due 



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