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HARVARD
COLLEGE
LIBRARY
SAINT-DOMINGUE.
ÉTUDE ET SOLUTION NOUVELLE
QUESTION HAÏTIENNE.
i\<ti«. - Typographie du Finiiin Didot tiervi, rui* Jaculi, 56.
SAINT-DOMINGUE,
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ÉTUDE ET SOLUTION NOUVELLE
DE i.A
QUESTION HAÏTIENNE.
PAR I. R. LEPELLETIER DE SÂINT-REIY,
ADdlteor «a GonMll-d'ÉUl.
TOME PREMIER.
PARIS,
ARTHUS BERTRAND, ÉDITEUR,
I.IBR41RE DE LA SOClÉtÉ DE CÉOGRAPHIE , RUE HAUTEFBUILLE , 23.
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Les événements, plus forts que les traités ,
ont ramené à l'ordre du jour la question de
Saint-Domingue. Mais on peut le dire : ce
n'est pas seulement à Tordre du jour de la
France, c'est à celui de la civilisation. Il y a,
à cette heure, pour l'ancienne colonie, autre
chose qu'une dette à payer, comme il y
a pour l'ancienne métropole autre chose
qu'une quittance à donner.
J'avais entrepris d'écrire un article de Re-
vue sur ce sujet : la matière se révélant à
mesure que je l'étudiais, j'ai été conduit à
faire un livre.
L'ouvrage est divisé par le fond, comme
par la forme matérielle, en deux parties.
J'ai réuni dans lé premier vojume tous les
faits révolutionnaires dont le développement
a créé la situation au milieu de laquelle se
débat aujourd'hui notre ancienne colonie.
Dans le second volume , j'ai étudié les con-
séquences politiques et économiques de ces
faits, et j'ai cherché une solution.
Pour ce qui est de l'exécution, je n'ai,
comme on le pense, que peu de chose à en
dire. Je me bornerai, quant à la première
partie, à ces simples remarques : les écrits
qui ont traité de la révolution de Saint-Do-
mingue sont, en général, ou l'œuvre des co-
lons proscrits , ou celle du libéralisme fran-
çais de la Restauration : c'est-à-dire, des
récriminations amères d'un côté, des dithy-
rambes systématiques de l'autre. Tout en
restant dans ma nationalité, j'ai cherché à
me tenir entre ces deux extrêmes. Aujour-
d'hui que les années ont amorti les ressen-
timents, et que de grands mécomptes ont
attiédi les enthousiasmes, sans prétendre à
une double approbation , je crois avoir
moins de chance de recevoir la double
pierre à laquelle a droit tout écrivain qui
ose viser à 1-impartialité en politique. On
vij
comprend d'ailleurs que j'ai du passer rapi-
dement sur les événements de la première
révolution. Je les ai abordés suffisamment
pour en rétablir le caractère , et pour les
poser comme des prémisses dont je devais
avoir besoin, mais pas assez pour que je
puisse être considéré comme ayant prétendu
m'en faire l'historien.
J'ai donné plus de développement au récit
des dernières révolutions, dont le premier,
j'ai essayé de coordonner l'incohérence. La
partie espagnole, qui prend tant d'intérêt au-
jourd'hui pour l'Europe, m'a paru devoir être
l'objet d'une étude particulière : entièrement
oubliée par les écrivains presque tous fran-
çais qui ont traité des événements de Saint-
Domingue, son histoire était complètement
à faire. J'ai essayé de remplir cette tâche ; et,
après avoir montré la vieille métropole de
Colomb se débattant contre l'envahissement
de la France , puis contre celle des Noirs , je
l'ai montrée se constituant en Etat indé-
pendant sous le nom de République domi-
tiic<iùie.
J'ai fait précéder ce récit des faits d'un
VUJ
historique de la colonisation telle que l'exécu-
tèrent les aventuriers de la Tortue, premiers
colons de Saint-Domingue. — Un chapitre
particulier a été consacré à étudier au point
de vue moral , la formation des populations
que le commerce de la traite a créées dans les
établissements transatlantiques de l'Europe.
Dans le second volume, j'ai présenté un
historique complet des négociations qui ont
abouti à l'indépendance de Saint-Domingue.
Pour donner quelque valeur à ce travail, j'ai
voulu , en quelque sorte , le retremper aux
sources authentiques. J'ai donc laissé de côté
les livres pour recourir aux archives du dé-
partement de la marine, qui m'ont été très-
bienveillamment ouvertes, et où j'ai trouvé
les indications les plus précieuses. Elles m'ont
permis non-seulement de présenter des aper-
çus nouveaux sur la question spéciale , mais
encore d'en franchir les limites par quel-
ques révélations sur la politique coloniale
sortie des traités de i8i4 et i8i5. Amené à
formuler une opinion sur les derniers actes
diplomatiques intervenus entre l'ancienne
colonie et sa métropole, je n'ai pas hésité
à dire ma pensée tout entière : en com-
battant l'opinion de ceux qui contestent la
validité de ces actes , j'ai démontré , ou plu-
tôt j'ai fait démontrer par les faits, que la
France avait été rarement aussi malheureuse
dans ses négociations.
Les nombreuses vicissitudes qu'a subies la
créance de la France ont rendu cette partie
de la question presque impénétrable à qui n'a
pas un long temps à lui consacrer. Après
avoir fait un historique complet de la créan-
ce, j'en ai donné la liquidation jusqu'en
juillet i845. Ramenant ses deux éléments
(indemnité et emprunt) à la même origine,
j'ai essayé d'établir qu'ils ne devaient pas être
séparés. J'ai essayé de l'établir, d'abord parce
que les considérations d'équité me semblent
devoir l'emporter sur les considérations de
finance; puis parce que, dans la solution que
je propose, il importe peu à la France —
c'est-à-dire à l'Etat — que la dette d'Haïti
soit plus ou moins considérable; et cela, j'es-
saie de l'établir: précisément parce que la
France se trouve avoir intérêt à la garantir
tout entière.
Peut-être, en présence de cette théorie,
dois-j[e, par le temps de spéculation qui
court, ajouter que je ne suis porteur ni de
l'indemnité ni de l'emprunt. Je fais donc
cette déclaration , et d'un cœur beaucoup
plus léger que ne peuvent l'avoir les mal-
heureux qui se trouvent engagés dans cette
malheureuse affaire.
Je dois parler de la solution à laquelle je
viens de faire allusion , et qui occupe une
grande partie du second volume.
On ne s'attend pas à ce que je l'expose
dans ces quelques pages. Je dirai seulement
que, pénétré de cette idée que toute diffi-
culté de politique internationale qu'il n'est
pas possible d'amener à conciliation sur le
terrain économique . ne vaut pas qu'on s'en
occupe, je me suis efforcé de trouver dans
la région des intérêts matériels une solution
au conflit permanent qui a presque toujours
existé entre la France et son ancienne co-
lonie. Rattachant cette pensée à la spécialité
de mes études , je suis arrivé à une combi-
naison qui , si elle était adoptée , donnerait
à la fois satisfaction à la France et aux sujets
français , porteurs de Tindemuité et de Fem-
prunt; à l'Etat occidental de Saint-Domin-
gue, et à la jeune République qui vient de
s'arraehep de son étreinte.
Il me reste à dire un mot de Tintroduc-
tion, qui occupe des pages assez nombreuses.
Je n'essayerai d'aucune feinte à cet égard :
ce travail présentait par lui-même un en-
semble assez complet pour qu'il fût possible
de le faire figurer ailleurs sans déranger
l'harmonie du livre. Je dirai même que si je
n'avais écouté que mon intérêt, je l'aurais
réservé pour une publication spéciale; mais
il n'est pas un lecteur intelligent qui, se
rendant compte des tendances générales de
l'ouvrage, ne saisisse les liens nombreux
par lesquels s'y rattache une étude sur l'or-
ganisation des anciennes compagnies de co-
lonisation.
Je n'ai donc pas hésité à augmenter la va-
leur de mon premier ouvrage d'un travail
qui lui donne une véritable actualité, dans
un moment oii les idées et les capitaux
semblent vouloir de nouveau entrer dans
XIJ
la voie que parcourut si glorieusement le
xvii^ siècle.
Je n'ai qu'un dernier mot à ajouter : le
manuscrit de ce livre venait d'être remis à
l'éditeur lorsque j'ai été appelé à faire partie
de l'administration. J'ai cru qu'en me re*
fusant, à cause de cette circonstance, le droit
d'y rien ajouter, je me créais celui de n'en
rien retrancher. Il est donc dans toutes ses
parties l'expression à la fois entière et indi-
viduelle de ma pensée; ce qui m'oblige à
dire , que s'il paraît incomplet dans son en-
semble ou erroné dans ses appréciations , ce
ne sera malheureusement pas à l'involon-
taire contrainte qui naît d'une position offi-
cielle , qu'il faudra s'en prendre.
INTRODUCTION.
INTRODUCTION.
On ne peut comparer qu'à l'action du christia-
nisme celfe qu'ont exercée ces deux grands faits de
l'histoire moderne : l'Amérique découverte, le cap
de Bonne-Espérance franchi. Après ce premier mou-
vement d'enthousiasme, qui tint l'Europe comme
suspendue à la merveilleuse odyssée du Génois et
du Portugais, il y eut un immense entraînement de
toutes les passions et de toutes les intelligences vers
l'exploitation des mondes nouveaux, que la confu-
sion des idées appela les deux Indes, Bientôt, on
vit le courant commercial du monde se déplacer,
les petites républiques marchandes de l'Italie et la
confédération anséatiqtie perdre le monopole de
l'approvisionnement de l'Europe, dont elles s'étaient
habilement emparées pendant les guerres incessantes
que se livraient les grands Etats ; puis enfin, ces grands
États, rappelés en quelque sorte à eux-mêmes par
l'énergique enseignement des plus surprenantes pé-
ripéties de l'histoire, arriver à comprendre que
ù
VJ INTRODUCTION.
leur génie et leur vitalité pouvaient se dépenser
ailleurs que sur un étroit champ de bataille.
Mais cette heureuse perturbation de la vieille Eu-
rope ne pouvait se produire sans que chacune de
ses phases portât le caractère de l'époque 'à la-
quelle elle se rattachait.
Ce fut d'abord un entraînement subit , inintelU-
gent et irréfléchi, sorte de rut brutal de l'ancien
monde sur les mondes nouveaux. La recherche des
métaux précieux, avec cette ardeur fiévreuse, qui se
perpétuait encore dans les laboratoires de l'astrologie;
le commerce sans arrière-pensée de civilisation, au
point de vue exclusif de l'extraction des richesses;
la guerre au point de vue exclusif de la rapine et du
pillage : telle fut , pour les terres découvertes par
Colomb et par Gama, la révélation du continent
chrétien.
Cette première période fut longue, car le travail
de la civilisation européenne ne se fit pas non plus
en un jour. Il a fallu plus d'un siècle au jet désor-
donné pour se régulariser et se creuser un lit. Oui,
l'Europe mit cent ans à comprendre que Dieu
n'avait pu lui jeter le reste du monde, comme
une proie à dévorer ; ou plutôt , à l'aspect des po-
pulations nouvelles se desséchant à son contact, et
ÏOTRODUCTION. VÎj
de ses vaisseaux revenant chaque jour moins riche-
ment chargés j elle s'aperçut que le sol le plus fertile
finit par s'épuiser, et qu'on ne peut toujours re-
cueillir sans semer. I^es premières années du xvf i*
siècle ouvrirent une ère nouvelle dans l'action de
notre continent sur le monde transatlantique. Aux
tentatives isolées et éphémères qui ne trouvaient de
force que dans la violence, et pour lesquelles elle était
comme une nécessité, succédèrent les entreprises
collectives, qui embrassèrent l'avenir et trouvèrent
la force en elles-mêmes. — Les compagnies de com-
merce et de colonisation prirent naissance.
H faut placer en dehors de ce mouvement de trans-
formation intelligente les deux nations qui , par dmit
{fimKMUoriy prétendirent au monopole des nouvelles
découvertes: l'Espagne, à laquelle Rome avait adjugé
les Amériques de Colomb et de Vespuce ; le Portugal,
ce petit pays aujourd'hui oublié, et qui avait su
faire prévaloir ce principe de droit public, qu'à son
pavillon seul il appartenait de franchir la route
trouvée par Gama. — L'Espagne, si bien partagée, et
assez puissante pour faire longtemps respecter son
privilège de possession et de commerce , n'eut besoin
de recourir à aucune combinaison pour tirer de ses
nouvelles provinces les fabuleuses richesses qui l'é-
VIIJ INTRODUCTION.
levèrent si haut. Lorsque fut déchiré à coups de
canon par les marchands d'Amsterdam et de Londres
le singulier droit maritime qu'il avait inauguré à son
profit, le Portugal ne sut pas comprendre quelle
force nouvelle sapait sa puissance. D'un côté , la ré-
sistance ne s'y éleva jamais aux proportions d'une
lutte de pays à pays ; de l'autre j les capitaux ne s'y
associèrent jamais que dans d'étroites limites.
C'est dans le nord de l'Europe qu il faut aller
chercher les grandes associations auxquelles nous con-
sacrons ce travail ; et c'est le plus faible des États du
Nord qui le premier en conçut et en exécuta la pensée.
Nous allons étudier dans leur organisation , dans
leur développement, et dans leurs conséquences, les
compagnies de Hollande, d'Angleterre et de France.
Tandis que, tourmenté du désir de tenter la glo-
rieuse aventure de cette navigation des Indes orien-
tales, dont les marchands de Lisbonne ne parlaient
qu'à voix basse, mais respectant le principe de sou-
veraineté sur les eaux du cap de Bonne-Espérance
qu'avait posé le Portugal, le commerce hollandais
s'épuisait à remonter vers le nord-est à la recherche
de ce passage que Cook seul devait trouver ' ; un
' On sait que Behring, plus heureux que Christophe Colomb, ue décou-
Yril que les premières c<)te8 du détroit auquel la postérité a cependant
laissé son nom.
INTRODUCTION. IX
bourgeois cT Amsterdam , Corneille Houtman , que
ses affaires avaient appelé dans la Péninsule , s*in-
formait avec soin de tout ce qui avait trait à la na-
vigation du Cap. Sa curiosité faillit le perdre. Il fut
jeté en prison, et condamné à une amende calculée
de manière à ne pouvoir être jamais acquittée. Mais
ses compatriotes ayant appris le fait et sa cause , se
cotisèrent et lui firent passer les moyens de se li-
bérer.
Corneille Houtman revint dans son pays , et la
première association des marchands hollandais pour
le commerce des Indes prit naissance. Ce fut la
compagnie des pays lointains ^ qui remonte à l'année
iSgS.
Nous n'avons pu, malgré de persévérantes recher-
ches , nous procurer l'acte constitutif de cette pre*
mière société. Ce que nous en savons , c'est qu'elle
était assez considérable pour être administrée par dix
directeurs ; qu'aucun privilège ne lui fut octroyé ,
et qu'elle s'organisa en dehors de l'action du gouver-
nement. Sa très-prompte modification semble d'ail-
leur impliquer l'idée que son contrat ne fut qu'un
germe , et qu'il ne faisait que retracer les règles de
la répartition des profits et des pertes. Aussitôt la
formation de la compagnie , quatre vaisseaux étaient
X iNTROBiUCTIOR.
partis sous la direction de Houtman , marchand ou
chef du commerce de l'expédition.
Ces bâtiments rentrèrent dans les ports de la Hol-
lande , après un voyage de plus de deux ans. L'expé-
dition ne rapporta aucun profit. Toutefois, le fait seul
de ce retour agit si vivement sur l'esprit de ces har-
dis commerçants, qu'aussitôt s'organisèrent une
foule d'associations dans les différentes provinces des
États; et des flottilles de quatre et cinq navires parti-
rent de Rotterdam , du Texel et d'Amsterdam. Mais
Télan fut si général, lorsque les nouveaux bâtiments
revinrent chargés de richesses, que, prévoyant lès fu-
nestes effets de la concurrence qui allait s'établir ,
a Messieurs des Estats convièrent les compagnies sé-
parées d'unir tous leiirs intérêts ensemble , et d'en*
voyer des députés à la Haie pour tascher à ne for-
mer qu'une seule compagnie * »
Ce sage conseil fut suivi , et la grande compagnie
'Relation de l'établissement de la compagnie française pour le
commerce des ïndes ohentales, etc., par charpentier, page 148. — Tie
des gouverneurs généraux des établissements hollandais aux Indes
orientales, etc., par Dubois , pages 5 et 8.
N. B. On troQYora , à la fin de notre second yc^me , ane indication
raisonnée de tous les ouvrages que nous ayons consultés, soit pour ia
rédaction de ce premier travail^ soit pour celle du livre lui-même, et
dont nos renvois ne donneront par conséquent qu'une énonciation som-
maire.
INTRODUCTION. XJ
des Indes orientales hollandaises se trouva fondée.
Ce fiit le %o mars i6oa.
Il importe de présenter la substance de ce con-
trat j modèle qu'adopta l'Europe pour les entrepri-
ses du même genre, qui ne tardèrent pas à s'orga-
niser dans les difiFérents États.
Un privilège de u i ans fut accordé à la compagnie
pour là navigation à l'est du cap de Bonne-Espé-
rance et celle du détroit de Magellan. Elle eut le
droit de passer, au nom du gouvernement, des con-
ventions avec les princes et naturels des pays où se
porteraient ses opérations ; celui de bâtir des forts ,
d'établir des gouverneurs, d'entretenir des troupes
et des officiers de justice , lesquels lui prêteraient
serment pour les choses de commerce, mais au pou-
voir supérieur pour les choses militaires. — Tout ha-
bitant des Provinces^Unies dut être admis à pren-
dre part à la formation du fonds social pour la somme
qu'il voudrait déposer, à condition qu'elle n'excéde-
rait pas 5o,ooo florins sous le nom d'une seule per-
sonne. — Pour faciliter cette accession des capitaux
de la masse , les payements de la somme prescrite
furent stipulés ne devoir se faire qu'en trois années;
il fut également stipulé qu'après la reddition d'un
compte général dressé au bout de dix ans , tout as-
Xlj INTRODUCTION.
socié pourrait se retirer en se faisant rembourser
son capital avec un intérêt d au moins 7 pour cent.
Toute province ou ville dont la population aurait
fait un apport de 5oyOOO florins dans l'afifairey de-
vait avoir le droit de se faire délivrer, à chaque expé-
dition, un état des marchandises arrivées des Indes.
Si l'apport était fait par un seul citoyen , il ouvrait à
sa province le droit d'avoir près de l'assemblée des
directeurs un agent qui pût être au courant des^
opérations. — Quant à l'organisation , elle partici*
pait , pour sa forme , de celle du pays ' . La direc-
tion supérieure était confiée à un conseil de dix-
sept personnes , dont huit d'Amsterdam , quatre
de Zélande , deux de la Meuse , deux de Nord-Hol-
lande, et la dix-septième à tour de rôle entre ces
deux provinces. Le conseil supérieur était le pro-
duit d'une élection à deux degrés : il était choisi
par quatre chambres réparties dans les principaux
centres commerciaux du pays , lesquelles fonction-
naient comme comptoirs , avaient compte ouvert
entre elles , et se transmettaient de l'une à l'autre les
denrées dont elles manquaient. Ces chambres avaient
* On sait qu'une partie de la Hollande s'était , à la suite de sa scission
d*avec TEspagne, constituée en république, sous le nom de Proyinces-
Unies.
INTRODUCTION. xiij
l'administration des affaires qui se faisaient dans leur
circonscription respective. Leurs opérations venaient
ensuite aboutir par un bilan définitif à la chambre
supérieure dite des dix-sept. Par le moyen de cette
répartition, soixante intéressés prenaient part au
maniement des affaires communes.
En retour des avantages qu'il concédait, l'État
stipula un droit de 3 pour cent sur toutes les mar-
cliandises expédiées aux Indes, à l'exception de l'ar-
gent, dont la sortie fut déclarée franche *, et l'octroi
d'une somme de 26,000 florins une fois payée. Mais,
par une combinaison aussi habile que caractéristique,
il fut convenu que cette somme ferait partie du fonds
social aux mêmes conditions et risques que l'apport
des particuliers.
Enfin, pour éviter toute collision et toute occa-
sion de rupture , il fut décidé que les affaires impor-
tantes à l'égard desquelles l'assemblée des directeurs
ne pourrait s'entendre, seraient renvoyées à la déci-
sion de leurs Hautes Puissances ^ les Etats-Généraux.
L'ouvrage auquel nous empruntons ces indica-
tions ^ ne fournit aucune donnée sur la manière
* Ce fait de la libre sortie de l'argent à une époque où son exportation
était si rigoureusement défendue dans tous les Ëtatsde l'Europe, n'est pas
moins remarquable que ce droit mis à la sortie des marchandises.
^ Voy. l'analyse de Tacte constitutif dans la Vie des gouverneurs pré-
cédemment citée , pages 8 et 9.
XIV INTRODUCTION.
dont fonctionnait la compagnie aux lieux oii s'ex-
ploitait son commerce ; mais nous trouvons des ren-
seignements sur ce point dans le règlement d'admi-
nistration que lui octroyèrent les États-Généraux '.
A coté du gouverneur général, de l'intendant,
et du conseiller des grandes Indes, qui représen-
taient le gouvernement au point de vue de la politi-
que, de l'administration et de la justice, se trouvaient
placés les marchands^ maîtres et sous-marcharuls ^
chargés du négoce proprement dit. Chaque navire
expédié avait son Marchand, et ce continuateur de
Corneille Uoutman était le maître absolu de l'expé-
dition qui lui était confiée ^.
Telles sont les principales dispositions de la charte
constitutive de la compagnie des Indes orientales
néerlandaises, dont le fonds social fut fixé à 6,600,000
florins. L'instinct de ce peuple essentiellement com-
merçant, et l'intelligence supérieure de l'assemblée qui
le dirigeait, avaient comme atteint la perfection, dès
son premier élan. Car tandis que l'Europe, après avoir
eriiprunté l'organisation de leur compagnie , la rema-
niait sans cesse dans l'application , ils la conservè-
' « Lirre des articles concernant le règlement et la police de Messieurs
de la compagnie des grandes Indes , par les Puissances de Messieurs des
États-Généraux des Pays-Bas. » (Manuscrit du département do la marine.)
* Art. 2 du règlement précité.
INTRODUCTION. XV
rent à peu près iiumuablé durant les longues années
de son existence.
A la première expiration de son privilège, la
compagnie avait obtenu qu'il fût renouvelé. Pour
arriver à ce nouvel octroi , elle fit don à TÉtat d'une
somme considérable. Cette première transaction créa
un précédent dont on ne se départit plus. A chaque
période de sa durée vint, moyennant finance, s'ajou-
ter une nouvelle période. Ses principales proroga-
tions furent, outre la première qui eut lieu en 1622,
celles de 1647» i(>65, 1698, pour lesquelles la com-
pagnie paya toujours plus d'un million de florins.
A côté de la compagnie des Indes orientales,
Amsterdam vit s'élever celle des Indes occidentales,
fondée en 162 1 . I^es statuts de cette association sont
à peu près calqués sur ceux que nous venons de
faire connaître. Sa charte ( 1 o juin de l'année indi-
quée) lui donnait pendant n^ ans le privilège ex-
clusif du commerce : d'un côté, depuis le tropique du
Cancer jusqu'au cap de Bonne-Espérance; de l'autre ,
depuis Terre-Neuve jusqu'au cap Hom, et même
dans la mer du Sud, en y pénétrant par les détroits
de Magellan et de Lemaire. L'administration fut
également confiée à des chambres qui formaient par
l'élection une chambre directrice. La seule diffé-
XVJ ■ INTRODUCTION.
rence , — et il n'est pas sans intérêt de la remar-
quer, — c'est que l'un des membres de cette chambre
suprême était à la nomination des États-Généraux ,
qui se ménageaient ainsi une sorte d'intervention
directe dans l'administration de la compagnie.
L'association des Indes occidentales n'eut jamais
la même prospérité |^que celle des Indes orientales.
Elle ne réussit qu'à se soutenir avec honneur.
En 1 588 , le célèbre Francis Drake croisant sur
les côtes d'Espagne pour empêcher la sortie de l'in-
vincible armada de Philippe II , captura un vaisseau
portugais d'un énorme tonnage, qui revenait de
rinde richement chargé. Les Anglais, qui déjà tour-
naient leurs regards vers l'Orient , et qui n'avaient
jamais vu si gros navire ni si splendide cargaison, fu-
rent saisis d'un véritable enthousiasme. Les mar-
chands de Londres assaillirent la reine Elisabeth
d'instances et de suppliques pour obtenir les privi-
lèges nécessaires à la formation d'une compagnie sur
le modèle de celle d'Amsterdam. Mais cette prin-
cesse semblait croire que son peuple n'était pas mûr
pour de pareilles entreprises. Elle voulut que plu-
sieurs années fussent encore consacrées à des voya-
ges et à des explorations préparatoires. Telles furent
INTRODUCTION. XVÎj
celles de Richard Allot et de Thomas Broomfield en
] 596 y celle de John Mildenhall qui , en 1 699 , pé-
nétra à travers la Perse jusqu'à Agra où le Mogol
tenait sa cour, et obtint des firmans qui ouvraient
tous les ports de l'Inde au futur commerce anglais.
Ce ne fut qu'en cette année que fut octroyée la
charte tant demandée.
Cet acte, qui ouvre une si grande époque dans
l'histoire d'Angleterre, était en tout semblable à ces
autres chartres, dites d'incorporation, qu'obtien-
nent en Angleterre toutes les associations commer-
ciales. L'occupation du sol n'y était pas en effet
prévue. L'ambition des nouveaux associés ne s'éle-
vait pas jusque-là ; les termes de la concession étaient
fort simples. Un privilège de quinze années pour le
commerce de tous les pays situés au delà du cap de
Bonne-Espérance et du cap Horn; la faculté d'ex-
perter chaque année une quantité déterminée d'or
et d'argent ; l'exemption de tous droits à la sortie
pour le chargement des quatre premiers voyages ;
l'exemption de tous droits à l'entrée , jusqu'à l'ex-
piration du privilège; l'administration exercée par
un comité composé de vingt-quatre membres et
d'un président élus par les intéressés : telles en
étaient les bases. Le gouvernement se réservait le
XViij INTROIHJCTÎON-
droit de retirer le privilège avant Texpiration de la
concession , comme aussi de le renoUVeler à cette
expiration, suivant l'avantage que l'État aurait tiré
de l'entreprise. La dénomination adoptée fat celle
de « Compagnie des marchands de Londres faisant le
trafic aux Indes orientales.» Quant au premier fonds
réalisé , il fut de 68,378 liv. st. *.
Il faudrait des pages bien nombreuses pour indi-
quer même en substance toutes les modifications qu'a
subies l'organisation de la compagnie des marchands
de 'Londres depuis l'octroi de son premier privilège.
Cette association fut loin de présenter d'abord cette
homogénéité puissante et fondue en quelque sorte
d'un seul jet, qui dès les premières années de son
existence éleva si haut la compagnie hollandaise. Jus-
qu'en 161 3, époque à laquelle elle commença à se
hasarder hors du commerce des îles , et à se risquer
sur le continent indien, chacune de ses expéditions
présenta ce caractère particulier d'être une comman-
dite distincte , dont la gestion supérieure était confiée
au conseil dirigeant , mais dont la liquidation se fai-
sait à part et au prorata de chaque mise, sans aucune
' Voy. \Hi$tiÀrt de la conquête de Vlnde , par M. Barcbou de Pen-
hoëDy où nous puisons les principales données de cette analyse de la pre<
mière charte.
INTRODUCTION. XIX
obligation pour les intéressés de participer aux opé-
rations ultérieures. Ce système , qui n'était pas écrit
dans l'octroi, avait été introduit par la force des
choses dès la première expédition. Au moment de
réaliser les fonds souscrits , il était arrivé ce qui se
voit souvent de nos jours : grand nombre de per-
sonnes avaient reculé. L'opération se fit alors pour le
seul compte de ceux qui avaient versé ; et comme les
capitaux anglais n'avaient pas alors cette admirable
hardiesse qui les a distingués depuis , on continua à
procéder de cette manière, jusqu'au jour où l'entre-
prise , paraissant définitivement assise , fut considérée
comme un placement régulier. L'association devint
alors ce qu'elle était en Hollande , et ce que sont nos
associations actuelles : la réunion d'un capital com-
posé d'apports divers d'une quotité déterminée , et
représenté par des titres transmissibles. Ces titres
prirent dès lors le nom S action^ « parce que ceux qui
en étaient nantis, avaient, comme intéressés, leur ac-
tion sur les effets de la compagnie ' . » Us n'étaient
pas au porteur, et ne se transmettaient que par
inscription sur les registres de la société, où signaient
également le cessionnaire et le cédant. A partir de
* charpentier, Op. ct^, page ôS.
XX INTRODUCTION.
cette époque y les actions de la compagnie tendirent à
prendre un cours régulier, et, chose remarquable ,
beaucoup moins variable qu'en Hollande , où , dit
un auteur, « leur prix ne dépend souvent que du
bruit le plus léger qui se répand ,'Soit de guerre, soit
de paix. »
Ce progrès réalisé ne doit pas d'ailleurs donner
une trop haute idée de l'organisation de l'entreprise
àcette époque. Il faut descendre au règne de Charles II,
c'est-à-dire de plus d'un demi-siècle , pour trouver la
vaste association qui s'est perpétuée jusqu'à nous. Ce
prince accorda à la compagnie quatre chartes succes-
sives, dont la première, du 27 mars 1669, renferme
en a8 articles sa véritable constitution. Ce fut cet
acte qui l'érigea en corps politique, et en fit une puis-
sance dans l'État. Elle eut un conseil composé de 1^
assistants j d'un goui^erneur et d'un sous-gouverneur
nommés à l'élection par les intéressés. Elle eut le mo-
nopole du commerce des Indes, garanti par les peines
les plus sévères contre les interlopes; enfin, elle
eut le droit d'armer des vaisseaux , d'entretenir des
troupes , de bâtir forts et châteaux dans tous les lieux
de sa concession ; d'y faire la guerre et la paix avec
tous les peuples non chrétiens , et de s'opposer par
les armes à toute entrave mise à son commerce.
IMTRODUCIIOM. XXJ
Cest à cette période que se rattache la première
splendeur de la compagnie. Elle jcontinua à grandir
jusqu'en 1680. Mais alors son succès même souleva
des hostilités contre elle. La chambre des communes
déclara un jour ( 1693 ) , « que c'était le droit de tout
Anglais de trafiquer aux Indes orientales , aussi bien
que dans toute autre partie du monde, v Cette réac-
tion aboutit non pas à l'effet qu'elle aurait dû avoir ,
mais à la formation d'une compagnie concurrente,
c'est-à-dire , à la création de deux monopoles au Ueu
d'un. Les deux associations rivales se livrèrent une
lutte acharnée , parfois sanglante, et marchèrent ra-
pidement à leur ruine. Elles n'en furent préservées
que par la fusion qui s'opéra le a juillet 170a, et
amena la formation d'une nouvelle société qui prit
le nom de « Compagnie des marchands unis pour
faire le commerce aux Indes orientales. » — C'est
ainsi que dès cette époque commençaient à se produire,
dans les associations commerciales , les effets de ce
qu'on nomme la concurrence j mot qu'il faut souvent
traduire par ceux de constitution du monopole.
Cette fusion , qui imprima une grande impul-
sion aux affaires de la compagnie, détermina de
nouvelles modifications dans son organisation inté-
rieure. \jai cour des Directeurs j conseil de vingt-
XXij INTROBBCTION.
quatre membres, qui prit l'administration des affaires,
se partagea en dix comités , qui furent chargés des
principales branches de l'administration. Quatre as-
semblées générales des intéressés ( pour une sommé
d'au moins 5oo liv. ) durent se tenir chaque aAnée ,
sans préjudice de la faculté réservée à la cour des Di-
recteurs de faire de plus fréquentes convocations.
Enfin, le droit fut réservé aux intéressés eux-mêmes
de provoquer des assemblées extraordinaires en for-
mulant une requête appuyée d'au moins neuf signa-
tures.
Quant à l'organisation dans l'Inde , elle était, sur
une plus grande échelle , celle qui fonctionnait dans
les comptoirs hollandais. Les possessions de la com-
pagnie furent partagées en trois circonscriptions , ou
présidences (Bombay, Madras, Calcutta), entière-
ment indépendantes l'une de l'autre, et dont les chefs
suprêmes, ou présidents, ne relevaient que de la cour
des directeurs de Londres. Les [H*ésidents étaient as-
sistés d'un conseil choisi parmi les employés civils de
la compagnie. Leurs fonctions supérieures ne les ren-
daient pas incapables d'autres emplois; énormité ad-
ministrative qui donnait lieu aux plus scandaleux cu-
muls. Les autres employés se divisaient en écrivains,
en commis, en facteurs, sous -marchands et mar-
INTRODUCTION. XXllj
chauds. L'enrôlement commençait à 1 6 ans dans Tad-
mînistration centrale de Londres , après la prestation
d'un serment minutieusement formule par écrit , et
qu'une clause pénale en argent défendait contre le
parjure. Chacune des dénominations que nous venons
d'indiquer, constituait un véritaUe grade auquel l'an-
cienneté 7 dans lé grade inférieur, donnait réguliè-
rement droit, la qualité de marchand ouvrant la
carrière supérieure du conseil et de la présidence : in-
telligente hiérarchie, qui personnifiait d'ailleurs ad-
mirablement la grande association dont elle était l'un
des rouages.
Avant d'arriver à la fusion de 1 70a , la compa-
gnie avait traversé des moments critiques. Telles
forent, en 1680, les hostilités à(s& Hollandais, qui dé-
truisirent ses principaux établissements ; en 168 5, la
guerre redoutable que hii fit le Mogol , qui la chassa
de Surate et confina son comptoir dans Bombay ; en
1688, la perturbation intérieure qui marqua cette
époque, et la rupture avec la France, dont les cor-
saires enlevèrent ses flottes et ruinèrent son com-
merce ; enfin, la lutte même qui amena la fusion. Ce-
pendant, telle était la vitalité dont elle était déjà
douée à cette époque, « qu'elle avait, dit un écri-
vain, toujours réparé ses fonds, et soutenu la repu-
Xxiv INTRODUCTION.
tation de son commerce '. » Mais à partir du con-
trat d'union , les souscriptions nouvelles se réalisant
avec une merveilleuse facilité, et les profits augmen-
tant en proportion des capitaux heureusement en-
gagés , la compagnie marcha rapidement vers ce fa-
buleux développement qui en fit un État dans l'Etat.
Notre but n'est pas d'écrire l'histoire même som-
maire des compagnies. Nous ne suivrons donc pas
la Corporation anglaise dans les modifications qu'elle
a subies depuis celle que nous venons d'indiquer
jusqu'au bill qui lui a fait perdre son caractère
d'association commerciale privilégiée, pour lui don-
ner celui de corps politique qu'elle a de nos jours.
Les données que nous venons de détacher de ses
différentes chartes suffisent à l'étude que nous vou-
lons faire. Constatons toutefois ce fait important déjà
remarqué quant à la compagnie hollandaise, que
la limite de durée fixée au privilège ne fut jamais
que nominale. A chaque expiration de son contrat,
la compagnie mettait à profit les besoins continuels
de l'État, pour obtenir un renouvellement moyen-
nant subsides. C'est ce qui eut lieu notamment en
17 lo, en 1733 et 1744 y année où, bien avant l'ex-
» Voy. le grand et curieniL Dictionnaire universel de commerce de
Savary des Bruslons, au mot Compagnie.
INTllOaUCTIOlK. XXV
piration de la prolongation précédemment obtenue ,
elle la fit proroger jusqu'en 1 780 , moyennant une
somme d'un million sterling. — Nous avons tu ce
système se perpétuer jusqu'à nos jours.
I^s premiers contrats d'association qui eurent
lieu ea France en vue du grand commerce maritime
remontent aux pr^nières années du xvii^ siècle.
I /amiral de Montmorency en autorisa plusieurs dans
lesannées 1600, 1601, 16012, i6i5et 1618. Ije
cardinal de Richelieu , qui lui succéda dans l'ami-
rauté sous le titre de grand mailre chef et surin-
tendant de la nasfigaUon et du commerce de
France ; le duc de Brézé % qui hérita de sa charge
en 164^; 1& reine Anne d'Autriche, mère de
Louis XIV et régente du royaume, qui en devint
titulaire après la mort du duc, accordèrent aussi
plusieurs autorisations de ce genre. Yalin, qui nous
fournit ces indications n'a retrouvé que la trace de
ces actes dans les manuscrits de la bibliothèque du
duc de Penthièvre ^. Il n'en donne pas la substance.
I^ savant commentateur est un peu plus explicite
* Armand de Maillé de Brézé, uevea du cardinal, nommé à la sorin-
tendance en 1642 « tué d'un boulet au siège d'Orbite!, en 1646.
' Voy. le Nouveau Commentaire , t. I, p. 6.
XXVJ INTROBUCTION.
pour ce qui est d'une compagnie formée en mai
i6a6 entre le cardinal de «Richelieu contractant au
nom du roi d'une part, et « Nicolas de Witte, dit
ScapencaSy Hollandais, Francis fielloly de Bruxelles,
et Jean de Meurier, demeurant à Bedon en Breta-
gne , stipulant tant pour eux que pour leurs aisso-
Clés français y flamande et autres. »^Le but de
cette association, qui avait pris la singulière désigna-
tion de Compoffiie de la nacelle de Saint-Pierre
fleurdelisée , était à la fois la production , le com-
merce et la navigation. Elle devait établir des ma-
nufactures dans le royaume , y faire construire des
vaisseaux , ou en introduire tel nombre qu'elle ju-
gerait à propos , et ouvrir des communications avec
les pays de l'Europe, pendant que ses navires iraient
en établir au delà des mers. Son contrat n'a pas é(Â
conservé : nous retrouvons seulement l'indice que
les plus grands avantages lui avaient été accordés par
ce fait que le privilège de la noblesse était acquis à
ceux de ses membres qui y engageraient pour six ans
un capital de 5^ooo livres.
La compagnie de la Nacelle fleurdelisée fut une
de ces idées gigantesques qui, frappées d'impuis-
sance par leur exagération, n'en sont pas moins
précieuses à recueillir, en ce qu'elles témoignent des
INTROBUCTION. XWIJ
besoins et des înstinots qui tmvaillent uue époque.
Il est probable que , malgré les grands avantages
qui lui étaient faits , cette association à but univer-
sel ne fonctionna jamais.
Mais , dès la même année , le cardinal entrait
dans une autre voie qui, plus restreânte, devait un
joorabouti-r à de bien autres résultats. En 162 5,
un gentilhonnne normand, Vaudrocque Diel d'Énam-
bue j capitaine entretenu de la marine du Ponant ,
était allé en quête d'aventures sur un brigantin ar-
mé à'sesfrais. Après un rude combat avec un galion
espagnol qu'il avait résolument attaqué malgré la
disproportion des forces, il arriva tout démantelé
à l'île Sâint-*Ghristophe. Séduit par l'aspect et la ri-
chesse de cette i)e, il y établit une partie de son
monde, et, ayant radoubé son «navire, revint bien-
tôt en France avec un chargement de tabac et de
bois précieux qu'il vendit fort cher à Dieppe. « Ils
ce vinrent à Paris en si bel équipage, qu'ils firent
« naître l'envie à bien du monde d'aller prendre part à
« leur fortune ' » D'Énambuc et son ami du Rossey,
compagnon de ses aventures, furent présentés au
cardinal , et demandèrent à aller fonder une colo-
nie à Saint'^llhristophe. Une commission leur fut
* Le P. Labat.
XXVllJ INTRODUCTION.
accordée ; et, ainsi que cela se pratique de &os
jours , ils cherchèrent des capitalistes qui les mis-
sent à même de tirer parti de leur commission. —
Ils ne furent y comme nous dirions^ que les gé-
rants de l'entreprise ^ ainsi qu'il résulte de l'acte
d'association, où il est dit que oc tout ce qu'ils ont
fait ou feront sera au profit des associés, auxquels
ils ne font que prêter leurs noms pour l'exécution
de ladite entreprise ' . »
Ainsi se forma, sur un capital de quarante-cinq
mille livres , dont le cardinal de Richelieu fournit
près du quart ^, l'association qui a été l'origine des
colonies de la France dans la mer deç Antilles. Ce
contrat n'est qu'un germe, il est fort simple, et, à
part la clause que nous veiions de remarquer, au-
cune de ses dispositions ne mérite d'être particuliè-
rement citée.
Quelques mois auparavant, par acte du mois de
mai, donné au camp devant la Rochelle, avait été
fondée la Compagnie du Canada , qui devait com-
* Voy. la commission de d'Énambuc et de du Rossey, et VActe d'asso-
ciation des Seigneurs des isles d'Amérique , dans les £x>is et Constitu-
tions des Colonies françaises de Moreau de Saint-Méry, 1. 1, p. 20. Ils
portent tous les deux la même date, 3i octobre 1626. Mais il suffit de les
hse pour comprendre que l'un est le principe de l'autre , et qu'ils ont été
classés en sens inverse.
=» Le P. Uhat.
iNTRODt^crioN. xxix
mencer sur le continent l'œuvre de la colonisation
française que d'Ënambuc et du Rossey allaient enta*
mer dans les îles.
Le voyage qu'entreprirent nos deux capitaines
comme i^présentants de la compagnie, ne fut pas
heureux. Battus par les vents, ils perdirent en mer
la plus grande partie des nouveaux colons que trans-
portaient leurs navires , et n'arrivèrent dans Tîle que
pour lutter contre les Espagnols et les Anglais. La
compagnie les crut perdus , et cessa un moment de
leur envoyer des secours. Mais ils se soutinrent au
moyen des relations qu'ils ouvrirent avec les Hol-
landais , dont le pavillon se montrait toujours où il
y avait négoce à entamer. Cette sorte de franchise
commerciale que la colonie s'octroya, la développa
rapidement. Les bases de l'association de 1 626 de*
vinrent trop étroites. Il y eut lieu à une nouvelle or-
ganisation '; on y procéda par acte du la février
i6v^5, dont le protocole mérite d'être conservé. Il est
ainsi conçu : « Par-devant Gabriel Guereau et
«Pierre Parque, notaires garde-notes du Roi,
« Notre Sire^ en son châtelet de Paris sous-signés :
^ fut présent monseigneur l'Éminentissime Armand
' p. Lal>at,t. V, p. 34.
XXX INTRODUCTION.
« Jean Duplessis y cardinal , duc de Richelieu et de
(( Fronsac , commandant de Tordre du Saint-Esprit ,
a pair, grand-maître , chef et surintendant général
« de la navigation et commerce de France, lequel,
« sur ce qui lui a été représenté par Jacques Ber-
a ruyer, l'un des associés... etc. » Suit le nouveau
contrat, dont les clauses formulées en seize articles
révèlent une plus complète élaboration de la matière,
et posent déjà assez nettement le grand principe de
l'association, qui, se développant avec les années, va
créer le monde maritime et colonial de la France.
Voici la substance de cet acte :
Le roi accorde à perpétuité à la compagnie la pro-
priété des îles qu'elle occupera ce en toute instance
et seigneurie , ne se réservant que le ressort , la
foi et hommage , qui lui sera fait par l'un des asso-
ciés au nom de tous, à lui et à ses successeurs, à
chaque mutation de roi , et les provisions des mem«
bres de la Justice Souveraine qui lui seront pré-
sentés par les associés. I^es associés auront droit de
fondre canons et boulets, faire poudre et autres
munitions de guerre; distribuer les terres entre eux,
et à ceux qui habitent sur les lieux , avec réserve de
tels droits et devoirs, et à telle charge qu'ils juge-
ront à propos , même en fief, avec haute, moyenne
INTEODUCTION. XXXJ
et basse justice. Ces fiefs peuvent être érigés en
baronnies , comtés et marquisats , à la diarge de se
retirer par-devers le roi,, pour l'obtention des let-
tres nécessaires'. Ils pourront mettre tels capitai-
nes et gens de guerre que bon leur semblera dans
les forts et places; mais le roi se réserve de nommer
un gouverneur général, lequel ne fera que repré-
senter l'autorité souveraine y et ne pourra s'entre-
mettre du commerce, ni de la distribution des terres.
Un privilège de vingt années est accordé à la com-
pagnie pour le commerce avec ses îles. Durant ce
temps j le Grand Maître de la navigation n accordera
qu'à elle seule des congés à leur destination. "Eile
pourra traiter de ces congés avec les sujets du royau-
mes. Jje roi n'entend pas que ses sujets regnicoles
perdent aucun de leurs avantages , en allant se fixer
aux îles. Il veut que leurs descendants , et même les
sauvages qui se seront convertis à la foi, et en au-
vmiA. £ût profession , soient réputés naturels fran-
çais, capables de toutes charges, honneurs^ succes-
sions, donations, etc. Il veut que les prélats et autres
ecclésiastiques, seigneurs et gentilshommes, offi-
' Cette danse ne se tronve qae dans Tédit de mars 1642, confirmatîf et
amplialtf 4<8 concessions de 163ô. Elle est Torigine du titre de marquisat,
sous lequel furent longtemps désignées plusieurs habitations des Iles du
Vent, notamment la célèbre sucrerie de Houelbonrg , à la Guadeloupe.
XXxij INTRODUCTION,
ciers de ses Conseils et Cours Souveraines qui se seront
associés à la compagnie , ne perdent en rien de ce
qui est de leurs noblesse, qualités et privilèges ; que
les artisans qui passeront aux îles, et y exerceront
leur métier durant six années , soient réputés Maî-
tres de chefs-d'œuvre et puissent tenir boutique. »
La principale obligation imposée à la compagnie, en
retour de ces avantages , était de faire passer dans
l'espace de vingt ans au moins 4oo() personnes des
deux sexes dans leurs possessions. Un registre exact
devait être en conséquence tenu par le gouverneur
de tous ceux qui y débarqueraient.
La compagnie était administrée par quatre direc-
teurs qui avaient le maniement de ses affaires, tant
dans les îles qu'en France, nommaient ses agents,
contractaient en son nom, sans toutefois pouvoir rien
ordonner isolément , ni obliger ses associés au delà
du fonds social. Il y avait tous les mois « assemblée
des directeurs, à laquelle pouvaient se trouver tous
les intéressés pour donner leur avis. Tous les ans il
y avait assemblée générale pour entendre les comp-
tes, partager les bénéfices, procéder au renouvel-
lement de deux des directeurs, et à la nomination
des principaux employés, le tout à la pluralité des
voix des associés présents. »
INTRODUCTION. X.XXiij
Enfin, et nous verrons plus tard de grandes lu*
Hovations sur ce point , « aucun associé ne pouvait
vendre sa part à autre qu'à Tun de ses co-associés;
et en cas qu'il le fit, il était loisible à la compagnie
de rembourser à l'acheteur le prix qu'il en avait
donné, si elle ne voulait le recevoir dans l'associa-
tion. »
A. l'exception de ce fait assez significatif, que
toutes les assemblées , mensuelles ou générales, de-
vaient se tenir « au logis de M. Fouquet, conseiller
du roi en son conseil, et l'un des associés' », on peut
remarquer que l'autorilë du souverain, tout en se
juxtaposant à celle de la compagnie, au point de
vue supérieur de la suzeraineté politique, n'interve-
nait pas directement dans son organisation et son
administration.
Malgré la faiblesse de ses moyens, qui plaçaient
alors la France si en arrière du reste de l'Europe ,
la compagnie des îles d'Amérique ébaucha hardi*
ment son œuvre , et fît faire un grand pas à la colo-
nisation. Mais elle se créa un élément de dissolution
par la position qu'elle fit à ses agents ^périeurs.
Elle leur donna assez de crédit , dit un écrivain du
' Art. it et fil des Conventions arrêtées entre tes associés.
XXXi V IMTROOUCTION .
t^npa, pour se mettre hors d'état de les réduire.
Elle fut obligée de leur vendre sa propriété. De là
ce singulier contrat (septembre 1649), aux termes
duquel la Guadeloupe ^ Marie-Galante, la Désirade
et les Saintes furent vendues au sieur Houelj beau-
frère du gouverneur, pour la somme de 60,000
livres, et une rente de 600 livres de sucre fin ; la
Martinique, la Grenade, les Grenadines et Sainte-
Lucie (septembre i65o), au sieur Duparquet, leur
gouverneur, pour 60,000 livres une fois payées;
Saint-Christophe, Saint-Martin et Saint-Barthélemy
(24 mai ]65i), au chevalier de Poincy, lequel les
paya 1 ao,ooo livres, pour en faire don à Tordre de
Malte , dont il était commandeur.
Mais ces pays n'avaient pas encore assez de vi-
talité pour se suffire à eux-mêmes. Toutes leurs
chances de développement étaient dans une sage ex-
ploitation en commun. Le morcellement les reporta
rapidement en arrière. 11 y eut des querelles entre les
seigneurs-propriétaires et des révoltes parmi les co-
lons-vasaaux.
L'esprifc d'association, stimulé parce qui se passait
en Angleterre jet en Hollande, faisait chaque jour de
plus grands progrès en France. 11 venait de se former
(octobre i663) une compagnie qui, sous le nom de
INTROIMJGTION. XXXV
Compagnie de la France éqmnoxialey devait entre-
prendre la colonisation de la Guyane française. On
résolut de lui donner une plus grande extension en
comprenant dans ses concessions , non-seulement les
Antilles, mais encore le Canada, dont le fardeau avait
dépassé les forces de ses premiers concessionnaires.
Ainsi fut créée. 1» grande Compagnie des Indes occi-
dentales (mai 1664)9 qui fut chargée de désintéresser
les seigneurs^propriétairesy auxquels il (ut enjoint de
produire leurs titres et l'état de leurs revenus. L'édit
constitutif de cette nouvelle association ne fut que le
développement, et en quelque sorte la codification
des principes déposés dans les actes que nous venons
de citer. Il est en 43 articles. Sauf le droit d'ériger
des fiefs nobles que nous n'y vojrons plus figurer, ses
clauses fondamentales sont à peu près les mêmes. Seu-
lement , il s'y montre quelques dispositions empreintes
d'un véritable libéralisme international, et qui té*
moignent des progrès réalisés en quelques années ,
en même temps que de l'irrésistible action politique
qu'exerce comme instinctivement toute gnnde asso-
ciation commerciale: non-seulement les étrangers fu-
rent admis dans la compagnie; noo-^seul^nent ils
furent déclarés aptes à être élus directeurs , mais en-
core le roi voulut que ceux dont la part d'intérêt
XXXVJ INTRODUCTION .
serait de !io,ooo liv., fussent « réputés Français et
regnicoles à toujours, et que leurs parents, quoi-
que étrangers, pussent leur succéder en tous les biens
qu ils auraient dans le royaume , leur déclarant qu'il
renonçait pour ce regard à tout droit d'aubaine. »
(Art. IV.)
Le concoui*s du gouvernement se manifesta d'ail-
leurs par une assistance distincte du privilège com-
mercial (fixé à 4o ans). Ainsi le roi s'engage à aug-
menter pendant quatre ans d'un dixième , le total
des fonds que la compagnie aurait réalisés ; renon-
çant à tout intérêt , et consentant à ce que les pertes
soient imputées d'abord sur cet apport. De plus , le
système des primes se trouve inauguré par l'octroi
d'une som^e de 3o liv. par tonneau de marchandise
exportée, et de 4o liv. par tonneau de marchandise
importée. I^ franchise à la réexportation pour l'é-
tranger par voie d'entrepôt des marchandises venant
des territoires de la compagnie, s'y trouve également
écrite. Enfin, c'est là qu'intervient, pour la première
fois , le raffinage des sucres coloniaux pour la réex-
portation. Et ce fut en faveur des raffineries que la
compagnie avait « fait établir en France » qu'apparut
ce fait économique qui a joué depuis un si grand rôle,
et se trouve aujourd'hui la source de si criants abus.
INTRODUCTION. XXXVÎj
Outre l'extension des privilèges seigneuriaux sti*
pulés dans les précédentes chartes , le roi accorda à
la compagnie le droit de traiter de la paix et des
alliances, en son nom, avec les rois et princes des
pays où elle voudrait s'établir, promettant de ratifier
les préliminaires qu elle aurait établis, lui permettant
d'attaquer et de se défendre par la voie des armes.
Toute latitude fut laissée à la compagnie pour arrê-
ter ses règlements et statuts , le roi se réservant de les
confirmer par lettres patentes afin de les rendre obli*
gatoires. Le principe de l'élection est également écrit
quant à la nomination des directeurs; bien plus, l'inté-
rêt de la bourgeoisie y est sauvegardé à ce p<»nt que
l'obligation est imposée de choisir au moins trois ( sur
neuf ) de ces directeurs dans l'ordre des marchands.
Enfin , l'arl. xli contient cette stipulation impor-
tante : Au bout de quarante ans du privilège , si le
roi ne le renouvelait pas, toutes les terres et îles que
la compagnie aurait colonisées devaient lui appar-
tenir en toute propriété , et à perpétuité, à condition
qu'elle ne pourrait les vendre à aucun étranger sans
la permission expresse du roi.
Pour ce qui est de l'étendue des terres qui faisaient
l'objet de cette concession, elle était une des plus
vastes que l'esprit puisse embrasser. « Les Antilles,
1. d
XXXVllJ INTRODUCTION .
Cayenne, et toute la teri'e ferme de l'Amérique depuis
la rivière de l' Amazone jusqu'à celle de rOrénoque,
le (Canada, l'Acadie, les îles de Terre-Neuve, et autres
îles et terres fermes depuis le nord dudit pays de
Canada jusqu'à la Virginie et Floride, ensemble toute
la côte de l'Afrique, depuis le cap Vert jusqu'au cap
de Bonne-Espérance , » tel fut le domaine que l'asso-
ciation des capitaux privés fut appelée à défricher.
Nous n'avons pu trouver le chiffre auquel s'éleva le
premier fonds de la compagnie. Mais il fut si consi-
dérable, dit un auteur, que le premier armement
qu'elle expédia pour ses nouvelles possessions fut de
cinquante navires. •
Nous verrons plus loin ce qu'il advint de cette
association, et comment elle s'acquitta de son œuvre.
Nous allons achever cette histoire sommaire de
la formation des compagnies, en présentant avec
quelques détails celle de la formation de la com-
pagnie française des Indes orientales. — Il y a
dans cette partie de notre tâche quelque chose qui se
rattache d'une manière tout à fait directe aux cir-
constances qui se produisent au moment où nous
écrivons. Cette compagnie, on le sait , fut , entre les
mains de I^aw, le levier qui ébranla un moment la
France jusque dans ses fondements. Ce souvenir est
INTRODUCTION . XX XI X
souvent rappelé aujourd'hui ; mais il ne nous efFraye
pas. Sans doute, il est facile , en ne tenant aucun
compte de ce qu il y eut de supérieur dans l'esprit de
I^w, de comparer, à Taide de quelques circonstances
traditionnelles , les folies de la rue Quincampoix aux
extravagances de nos jours. Mais à qui veut dédaigner
ce futile rapprochement, et remonter à l'origine de la
compagnie qui devint plus tard l'instrument de l'É-
cossais , se présente un beau spectacle , un grand et
fécond enseignement. Nous ne savons pas de pom*
peuse manifestation de cour, ou d'orgueilleux triomphe
qui donne mieux l'idée de la grandeur de Louis XIV
et de son immortel ministre , que leur intervention
dans la formation de la compagnie des Indes orien-^
taies. Celle pour la colonisation de l'Occident, si
vaste que fût le but qu'elle se proposait , n'était que
la continuation d'une œuvre déjà ébauchée. Mais,
prendre son essor vers l'Orient où se coudoyaient déjà
les Portugais, les Hollandais et les Anglais, lancer ses
capitaux par delà ce cap de Bonne-Espérance dont on
disait encore des choses si redoutables : pour une na-
tion dont les ressources maritimes et les instincts
commerciaux étaient encore peu développés , c'était
une chose difficile. — C'était une chose difficile , parce
qu'en présence des trois nationalités étrangères qui se
xi INTRODUCTION.
disputaient l'Inde , il fallait pour l'honneur de ta
France que ce fût une grande chose.
Dès le commencement de l'année 1664^ au moment
où les esprits s'ouvraient en quelque sorte à la spécu-
lation par la formation de la compagnie des Indes oc-
cidentales, le gouvernementfit publier par un membre
de l'Académie française une sorte d'appel à la France^
sous le titre de Discours dun fidèle sujet du roi tou-
chant rétablissement d'une compagnie pour le com-
merce des Indes orientales '. L'auteur de « ces pré-
mices, «comme il appelle lui-même son œuvre, nous a
de plus laissé la Relation de- rétablissement de la
compagnie^ livre aujourd'hui fort rare et qui abonde
en renseignements et en détails précieux. Nous allons
lui emprunter quelques pages qui nous semblent
pleines d'intérêt. Ajoutons que celui qui les a écrites
passait pour l'un des hommes les plus diserts de son
temps. — Après avoir dit que la publication du Dis-
cours sous le patronage du roi avait attiré l'atten-
tion de toute la France, il rend compte ainsi de la
manière dont se noue cette grande affaire :
« Les conférences que plusieurs personnes de
* Ce fidèle sujet du roi était François Charpentier, doyen et directenr
perpétuel de F Académie française.-— Voy. à la bibliographie quelques détails
sur ses deux écrits.
INTRODUCTION. xlj
grande qualité eurent ensuite avec les principaux
négociants de Paris , leur ayant fait connoître plus
particulièrement que cette compagnie seroit forte-
tement appuyée de la part du Roy, ils résolurent de
s'assembler, et de voir ce qu'ils avoient à demander
pour en favoriser l'établissement. Ainsi , après avoir
conféré entre eux pour convenir de leurs intentions,
ils commencèrent à tenir des assemblées publiques
sur ce sujet. La première se tint le mercredi ai
mai , où se trouvèrent non-seulement les plus con-
sidérables marchands de la ville, mais même quan-
tité de personnes de toutes sortes de qualités, et en-
tre autres le sieur Berryer, secrétaire du Roy et de
ses conseils, qui s'est toujours depuis employé
avec un zèle et une assiduité infatigables pour l'a-
vancement de la compagnie. On y commença à lii*e
les avis et les propositions de plusieurs particuliers,
et on les examina ensuite avec beaucoup de liberté
et d'exactitude. Il se tint encore une autre assem«-
blée le vingt-quatrième du même mois , et une troi-
sième deux jours après , dans laquelle toute la com-
pagnie étant demeurée d'accord des demandes que
Ton devoit faire à Sa Majesté , elles furent rédigées
en forme de requête sous 4o chefs ou articles , avec
ce titre : Articles et comlitions sous lesquelles les
Xlij INTttODUCTION-
marchands négociants du royaume supplient très-
humblement le Roy de leur accorder sa déclaration
et les grâces y contenues y pour V^establissemenî ^une
compagnie pour le commerce des Indes orientales.
En même temps il fut résolu que neuf de la compa-
gnie seroient députez pour aller présenter ces arti-
cles à Sa Majesté , qui étoit pour lors à Fontaine-
bleau, et que Ton partiroit le mercredi suivant, a H
du même mois. M. Berryer s'offrit de les y con-
duire, et les députez, et oient les sieurs Poquelin ,
Maillet , Lebrun , Faveroles , Cadeau , Sanson , Si-
raonet , Jabac et Scot. Sur le chemin , ils apprirent
par une lettre de M. Colbert, écrite à M. Berryer^
que le Roy, pour leur témoigner combien leur dépu-
ta tion lui étoit agréable , avoit donné ordre qu'ils
fussent logés à Fontainebleau par les mareschaux des
logis de sa maison , et traités par les officiers pen-
dant tout leur séjour. Dès le soir même qu'ils fu-
rent arrivés , ils allèrent saluer M. Colbert pour le
prier de les vouloir présenter à Sa Majesté , et de
vouloir appuyer leur demande de sa recommanda-
tion. Il les reçut avec beaucoup de bonté, et leur té-
moigna la joie qu'il avoit de voir avancer un dessein
dont il prévoyoit des suites si avantageuses pour la
gloire du Roy et pour le bien du peuple. Le lende-
INTRODUCTION . xHij
niaio matin , il les conduisit à l'audience de Sa Ma-
jesté qui les reçut dans son grand cabinet. Le sieur
Maillet, qui portoit la parole , voulut parler à ge-
noux, mais le Roy le fit relever et il parla debout.
Il représenta d'abord les utilités de la navigation et
des voyages de long cours , qui sont les seuls instru-
ments du grand commerce. Il fit voir ensuite l'hon-
neur qu'il y avoit à espérer pour la France dans
une semblable entreprise , et adjousta qu'ayant sceu
que Sa Majesté avoit pour agréable que ses sujets
s'unissent et s'associassent pour les voyages, ils
estoient venus lui présenter quelques articles tou-
chant l'establissement d'une compagnie pour le
commerce des Indes orientales , et pour la supplier
très-humblement de leur vouloir accorder les grâces
et les privilèges qu'ils lui demandoient pour cette
compagnie. Et, en même temps, il remit entre
les mains de Sa Majesté le cahier qui contenoit
leurs demandes. Le Roy leur fit réponse qu'il étoit fort
aise de les voir dans cette résolution, qu'ils pou-
voient s'assurer de sa protection en toutes sortes
de rencontres ; et que pour leur témoigner combien
il afiectionnoit cette affaire , il alloit faire examiner
leurs articles en son coiiseil , et qu'ils sauroient sa
volonté dès le jour même. — Ensuite de cette au-
Xliv INTRODUCTION.
dience, ils furent traités magnifiquement par les
officiers de Sa Majesté; et M. le duc de Saint-Ai«
gnan^ M. le comte de Béthune, et M. le marquis de
Vardes se trouvèrent à dîner avec eux par ordre du
Roy. L'après-dînée, ils furent avertis de se rendre à
l'appartement de M. le mareschal de Villeroy, qui
les y attendoit avec M. d'Aligre. M. Colbert s'y ren-
dit pareillement , qui estoit chargé de leur cahier
répondu de la propre main de Sa Majesté , article
par article. 11 le relut d'un bout à l'autre , et leur
expliqua les difficultés que Sa Majesté avoit faites
sur quelques-unes de leurs demandes. Après cela, le
cahier fut remis entre les mains du sieur Berryer
qui estoit présent , et la compagnie s'estant levée ^
comme les députez jugèrent que rien ne les arrétoit
plus à Fontainebleau , et qu'ils pouvoient partir le
lendemain , ils prièrent de nouveau M. Colbert
de leur procurer l'honneur de saluer encore une
fois Sa Majesté , pour la remercier des grâces qu'elle
leur avoit faites; ce qui fut reçu du Roy avec cette
douceur auguste , et cette gravité charmante, qui
le rendent maistre absolu des cœurs de tous ceux
qui ont le bonheur de l'approcher. Il les assura de
nouveau de sa protection , et les exhorta de presser
le plus qu'ils pourroient l'exécution d'un si grand
INTRODUCTION. \lv
dessein. Le lendemain, ils partirent de Fontaine-
bleau et arrivèrent à Paris le jour même. »
Aussitôt après ces premières conférences, on fil
choix de douze syndics pris dans le corps des mar-
chands , et qui furent chargés de constituer défini-
tivement la compagnie. Tout en réunissant les élé-
ments d'une première expédition destinée pour
Madagascar, terre alors réputée française et qu'a-
vaient toujours respectée les nations qui se dispu-
taient la mer des Indes, les syndics répandaient
dans toute la France des lettres adressées aux prin-
cipales corporations marchandes. Cet appel fut en-
tendu. Charpentier nous a conservé les chiffres de
leurs plus fortes souscriptions.
Ainsi, Lyon envoya . . . 1,000,000 liv.
Rouen 55o,ooo
Bordeaux 4^0,000
Tours 1 5o,ooo
Nantes 200,000
Saint-Malo 100,000
Grenoble 11 3, 000
Dijon ! 00,000
Mais c'est à Paris surtout oii Timpulsion fut
Xlvj IISTRODUCTION,
considérable. Les cours souveraines (le parlement,
la cour des comptes et celle des aides) contribuè-
rent pour plus de i,aoo,ooo livres.
C'est que le mouvement avait été donné par la
cour. A la tête des souscripteurs se trouvaient en
effet :
La reine mère pour 60,000
La reine 60,000
Le Dauphin 60,000
Le prince de Condé. . . . 3o,ooo
Le prince de Conti 3o,ooo
Quant aux autres princes, ducs, maréchaux de
France , officiers de la couronne , seigneurs et per-
sonnes qualifiées , dit Charpentier, il n'y en a point
qui n'ait signé pour des sommes notables. En effet, la
liste des premiers actionnaires où chacun était inscrit
au fur et mesure de sa souscription, et sans autre clas-
sification que Tordre des dates, offre un curieux pê-
le-mêle des noms les plus brillants et des appella-
tions les plus roturières Ce sont les Colbert, les
duc de Villeroy, marquis de Gordes, comte de
Charost, duc de Roquelaure, duc de Montesquieu,
duc de Noailles , à coté des sieurs Jabac , Piques ,
INTRODUCTION. xlvîj
Batin , Pierre Simonnet , etc. (; était comme un
premier niveau égalitaire que passait sur les privi-
lèges le noble désir de concourir à une œuvre na-
tionale.
Quant au roi lui-même, son intervention fut pleine
de grandeur, et il montra que le prince, alors jeune
et brillant , qui dépensait des millions en somptuo-
sités, savait aussi en faire un emploi judicieux et
fécond; Dans l'un des articles préliminaires pré-
sentés à la conférence de Fontainebleau , il était dit
que le roi avancerait, sans intérêts, le cinquième
des fonds nécessaires aux trois premiers armements.
Le roi avait écrit de sa main à côté de cet article :
accordé. Le fonds de la compagnie ayant été fixé à
1 5,000,000 de livres, somme considérable pour
le temps , ce fut trois millions que le trésor royal
dut verser. Ce payement se fit exactement, après
« qu'on eut été quelque temps en peine de quelle ma-
nière serait dressée la quittance que le caissier devait
donner de cette somme ; le cas étant assez extraordinaire
pour demander quelque expression particulière. »
Ce n'est pas tout : lorsque la clôture des sou^
criptions fut faite , et que la compagnie fut défini-
tivement constituée , il y eut lieu de procéder à
la formation de la chambre des directeurs. Le roi
Xlviij IXTBODLCTION.
ordonna que les inléressés « de la cour et de la ville »
seraient convoqués en son palais du Louvre, pour
donner leurs voix par écrit sur un billet signé d'eux, et
cacheté de leurs armes. Nous laisserons à l'historien de
la compagnie le soin de nous rendre compte de ce
qui se passa dans cette réunion, à laquelle étaient
présents « tous les princes, ducs, pairs, maréchaux,
et autres officiers de la couronne , présidents , con-
seillers et officiers des finances. »
a Cette célèbre assemblée s'étant rendue dans
l'antichambre du Roi, Sa Majesté y vint accompagnée
du chancelier de France et des secrétaires d'État. '
Le Roi s'étant assis dans un fauteuil de brocart d'or,
au bout d'une longue table couverte d'un tapis de
velours vert en broderie , les syndics présentèrent à
Sa Majesté leurs livres, et ensuite on apporta deux
cassettes vides pour recevoir les billets des intéressés ;
cela fait, M. le chancelier s'étant approché de la
chaise du Roi , prit la parole , et remontra à toute
l'assemblée que le Roi les avoit mandés pour ache-
ver de donner la dernière main à l'établissement de
la compagnie des Indes orientales, par la nomination
des directeurs. Ensuite, il s'étendit sur les louanges
du commerce , sur les avantages que nos voisins en
avoient retirés , sur les utilités que nous en devions
iNTflOtotCTION. Xlix
espérer, et fit remarquer à toute l'assemblée les heu-
reuses circonstances qui avoient accompagné la nais-
sance de cette compagnie , entre lesquelles la princi-
pale est d'avoir commencé sous le règne du plus
puissant et du plus magnanime roi que la France
ait eu depuis la fondation de la monarchie. Il fit
voir, après les grands secours que Sa Majesté avoit
donnés à cet établissement , la protection puissante
qu'il lui accorde, ceprest gratuit de trois millions de
livres , dont il avoit déjà avancé la meilleure partie ,
tant d'autres grâces et privilèges qu'il avoit répandus
sur cette compagnie , qu'il sembloit que Sa Majesté
ne pensât plus à ses intérêts à force de penser aux
intérêts de ses peuples. Il adjousta- que Sa Majesté
ayant estimé d'abord que les marchands du royaume
seroient ceux qui fourni roient les principales sommes
de cet établissement, il leur avoit accordé la de-
mande qu'ils lui avoient faite , d'estre les seuls ad-
mis dans la chambre générale de la direction. Mais
que l'expérience ayant fait voir que les autres
ordres de l'Estat avoient fourni beaucoup plus que
le corps des marchands, il estoit de la justice du
Roi de leur accorder aussi le pouvoir de nommer
quelques-uns d'entre eux , pour être directeurs ,
quoique le plus grand nombre fût toujoui's de
1 INTRODUCTION.
marchands. Qu'ainsi la volonté de Sa ^^ajesté ëtoit ,
que le sieur Colbert fût directeur pour elle et pour
toute la cour, et qu'il présidât toujours aux assem-
blées de la direction ; que en son absence , le pré-
vost des marchands présideroit aux mêmes assem-
blées; et que chacun nommât ensuite un directeur
pour les officiers des compagnies souveraines ; un
autre pour les officiers de finances ; et que le sur-
plus , qui consistoit en neuf places, seroit rempli de
marchands, pour l'élection desquels Sa Majesté leur
laissoit la liberté tout entière , aussi bien que pour
la nomination des trois principaux officiers de la
compagnie , qui sont le caissier, le teneur de livres
et le secrétaire. ,11 finit en exhortant les directeurs
qui seroient élus , à s'appliquer avec assiduité à une
affaire si importante , et dans laquelle Sa Majesté et
toute la France leur confioient leur bien et la répu-
tation de l'Estat , et où il ne s'agissoit pas seulement
de l'avancement du commerce , mais encore de la
grandeur du nom françois , et de l'augmentation de
la religion chrestienne. Ce discours étant achevé,
tous les intéressés posèrent leurs billets dans les cas-
settes qui estoient ouvertes , et cela estant fait, elles
furent fermées à clef. Le Roi, en se levant, fit appro-
cher les marchands qui se rencontroient dans l'as-
INTRODUCTION. Ij
semblée, et particulièrement ceux qui avoient jusqu*à
présent composé le bureau de la compagnie, lesquels
il assura de nouveau de sa protection, en des termes
fort obligeants, et aussitôt, s'estant retiré dans son
cabinet, fit faire le scrutin en sa présence. Sa Majesté
ayant connu par ce moyen ceux qui avoient le plus de
voix, elle donna ordre à M. Colbert de les avertir
de leur nomination dès le soir même.»
Nouis disons que tout ceci est plein de grandeur
et d'intelligence politique. Nous disons que c'est ainsi
que les rois développent les instincts supérieurs de
leurs peuples, et les poussent aux nobles entreprises ;
enfin, nous disons que lorsque l'aristocratie veut se
mêler aux affaires d'argent, c'est ainsi qu'elle doit
procéder : avec ce calme , cette dignité , cette cons-
cience du but qui ennoblit et grandit les moyens.
Notre désir d'éviter toute exagération ne doit pas
nous empêcher de le remarquer ; il y a loin de ce
passé au spectacle que nous offre le présent; et le
bazar financier où se démènent dans une moite pous-
sière les derniers restes de notre aristocratie, ne
rappelle guère le royal logis qui vit cette première
intervention de la noblesse dans une affaire de com-
merce. L'édit constitutif de la compagnie des Indes
orientales, formulé en 48 articles, est daté de Vin-
lij INTRODUCTION.
cennes du mois d'août i664* Quant à ses dispositions,
elles sont les mêmes que celles de la compagnie des
Indes occidentales. Ce sont les mêmes concessions
libérales , les mêmes rapports entre lassociation et le
pouvoir royal , les mêmes formes d'élection et d'ad-
ministration ; tribut que , comme l'Angleterre , la
France payait à l'entreprenante et intelligente nation
qui enseignait en même temps à l'Europe les formes
de l'association commerciale et les combinaisons du
crédit public ; mais, ainsi que nous le verrons , or-
ganisation trop avancée pour elle, et dont pour cette
raison elle ne pouvait retirer tous les fruits.
Ce fut cinquante-trois ans après cette première
constitution que, sans modifications importantes dans
ses statuts , la compagnie de l'Orient prit entre les
mains de Law le nom de compagnie d'Occident, lors-
que ses opérations durent porter principalement sur
l'exploitation du célèbre territoire que traverse le
Mississipi (août 1717).
Nous n'essayerons pas, ainsi qu'on le pense, d'ex-
poser ici dans son ensemble ce que nos pères ont ap-
pelé le système. Mais la pensée de I^aw se rattache
trop à notre sujet pour que nous ne lui consacrions
pas quelques lignes.
INTRODUCTION. luj
On sait que cette pensée n'était autre que celle de
demander à l'association publique assez de forces pour
faire face aux engagements de l'État^ tout en augmen-
tant les richesses individuelles. On peut dire que jamais
l'esprit humain ne se posa un plus magnifique problème,
et que jamais problème ne fut plus près de sa solution .
Suivant les écrivains (économistes^ Law aurait cru
qu'on pouvaitmultiplierlamonnaie de papier sansavoir
égard au capital chargé d'en répondre. Kt ce fut là le
pied d'argile de son système. On ne peut s'empêcher de
sourire en entendant imputer cette erreur d'enfant à
rhomme qui a créé la science du crédit public ' . Pour
nous, qui ne sommes pas assez savant pour faire
passer les combinaisons de T^aw au crible de ce qu'on
nomme les vrais principes de l'économie politique ,
mais qui avons cherché à les étudier au point de vul;
des faits, et en les rattachant au principal objet de ce
travail, nous dirons que le système a croulé : d'abord
par un détail, puis par une erreur très -sérieuse et
très-fondamentale, quoiqu'elle n'ait été relevée par
> il 7 a deux choses bien distinctes dans le système : il y a la combi-
naison eile-niéme, et )es mesures extravagantes auxquelles recourut Law
ponr l'arrêter dans sa cliule. L'erreur que nous signalons consiste à impu-
ter à la première phase les fautes de la seconde. M. Thiers se garde de cette
méprise dans l'admirable écrit où il faut étudier le système (article Law,
dansri&nc^c/o/)édt6 pro^re^^ive).— Celte publication, entreprise en 1826,
n'ayant pas eu de suite , Topusciile auquel nous renvoyons est devenu as-
sez rare.
I. *
liv INTKOSDGTION.
auGun écrivain. U y a presqu'un intérêt de circons-
tance à signaler aujourd'hui Fun et l'autre.
Law était étranger ; il n'avait qu'une connaissance
superficielle du caractère français; il y a^ait quelque
chose de si nouveau et comme de si nedoutable pour
la France dans ce fait de là transformation de l'arg^ot
en papier, qu'il dut croire que cette sorte d'alchimie
nouvelle trouverait des esprifts rebelles^; le peu d'^n-
pressement du public lors de ses premières émissions
le confirma dans cette idée. Il «déploya donc toutes
les iSessources de son esprit si fécond pour lancer
l'affaire, comme on dirait aujourd'hui. Il avait compté
sans l'engouement fiévreux du caractère français, lors-
qu'il s'éprend d'iine nouveauté. I/impulsion une fois
donnée, on sait ce qui arriva. Les actions, q«K s'ë-
taient tenues quelque temps au-dessous du cours
d'émission (5oo Hv.), montèrent jusqu'à fgoo pour
cent ; le plus effroyable succès qui ait jamais frappé
une opération basée sur le crédit ' . Lé mouvement
une fois imprimé en ce sens, ii devenait impossible
de le modérer sans amener la débâcle. Tout ce qui
put se réaliser en France et même à l'étranger, en
fait de capitaux, se rua sur le papier de la rue Quin-
^ Les actions de la compagnie hollandaise n'ayaient jamais été qu^à 65o.
INTftOMJCTION. IV
campoix. I^w^ malgré sa rësi&tance, fut entraîné par
le Régent à profiter de cette fureur pour créer de
nouvelles actions qui n'étaient pas entrées dans ses
calculs. Ainsi , dit Du tôt , l'un des premiers écrî*
vains qui aient compris le système : a Sept étages
se trmwèrent élevés sur des fondemenis qui n'a-
iment été élevés que pour trois, y^
Ce qui veut dire que le capital attiré par l'afFaire
ne fut plus proportionnel à l'intérêt qu'elle pouvait
dontier. En un miot , il arriva tout ^implanent à la
compagnie des Indes ce dont les voies de fer se trou-
vent menacées de nos jours , si elles continuent à
progresser dans la faveur du public : la richesse de
son sang l'étauffa ' .
Ainsi la première faute de Law fut de n'avoir pas
compris le peuple avec lequel il engageait sa terrible
partie de pharaon^. Sans doute, ce ne fut là qu'une
erreur de détail. Mais cette erreur de détail était le
grain de sable qui fit mourir CromAvell.
^ M. Thiers démontre fort bien qu'il était possible à la compagnie de
faire face aa service des intérêts , noème après Télévation de son capital à
150,000,000 (an lien ^100 millions qu'il élait aux termes de Tédit consti-
tutif).
' Law écaille plus gros joueur de pbaraon de son temps. Quand il n'é-
tait qu'aTentorier, et taillait chez la Duclos , il n'entrait jamais au jeu
avec moins de 100,000 liv.
IV] INTRODUCTION.
I.a véritable argile du système ^ à notre avis , la
voici :
Si l'Écossais était incapable de se tromper sur le
rapport qui doit exister entre le capital réel et la fie*
tion qui le représente, il prouva qu'il n'avait pas
compris celui qui doit exister en politique, aussi bien
qu'en économie politique, entre une métropole et ses
colonies Prendre une colonie pour le pivot di^, crédit
de sa métropole, c'est absolument comme si on vou-
lait en faire le siège de son gouvernement. Une grande
opération de commerce et de colonisation comme
celle qu'avait rêvée T^w, ne pouvait avoir chance
de réussite qu'en commençant par être bien assise sur
le crédit de sa métropole. Or, ce fut précisément à
elle qu'on demanda de rétablir ce crédit. C'était le
monde renversé y il en sortit le chaos.
Tèlhes furent les principales compagnies souve-
raines du XVII® siècle. Ainsi qu'on a pu le voir, leurs
rapports avec le pouvoir supérieur se résumaient dans
la simple allégeance poli tique. C'était comme un retour
fait en faveur de Tassociation commerciale aux er-
rements de la société féodale que la royauté avait
brisée. Mais c'était un retour sans danger et ac-
INTRODUCTION. ivij
compli en vue du profit de tous. Pour ce qui est des
rapports avec les citoyens, ils trouvaient leur formule
dans Texercice absolu du droit de propriété. ]m
compagnie, maîtresse souveraine du commerce et du
sol dans les limites de sa concession maritime et ter-
restre, cédait, moyennant redevance, le droit de né-
goce, comme le droit de culture. C'était à peu de
chose près le système égyptien , tel que nous le voyous
fonctionner aujourd'hui. Mais cette première pé-
riode dura peu : la propriété individuelle ne tarda
pas à se constituer, tandis que le monopole du com-
merce était rompu par les concessions que se faisaient
accorder des villes entières.
Il nous reste à chercher Tinfluence qu^exercèrent
les compagnies sur le mouvement des grandes af-
faires économiques, et sur la marche des idées.
De l'association des marchands ctÂmsiercUwi ,
de la corporation de Londres, des compagnies
françaises pour le commerce de l'Occident et de
rOrient, date une ère tout aussi caractéristique
que celle ouverte par la grande transmigration des
croisades.
Constatons d'abord les résultats matériels.
Iviij INTRODUCTION.
Un petit peuple resserré dans on coin maréca-
geux de TEurope , après s'être en quelque sorte fa-
miliarisé îivec la mer en posant à son envahisse-
ment des digues restées fameuses , s'adonne au
commerce maritime, c'est-à-dire, au grand cabo-
tage, le seul que les Portugais permissent alors à
TEurope d'entreprendre. Tyranniquement exploité
par l'Espagne, sous la dominaition de laquelle d'heu-
reuses alliances l'ont fait tomber, il se» soulève.
Mais Funanimité qui pouvait faire sa force dans
cette circonstance redoutable oii il s'agissait de
lutter contre la terrible autocratie de Philippe II,
l'unanimité lui manque : une partie des Pminnces-
Unies reste soumise à la cour de Madrid, tandis
que , sous les braves princes de la maison de Nas-
sau, l'autre marche à l'indépendance à travers les
bûchers et les échafauds dressés par le duc d'Albe.
L'Espagne , alors le plus puissant État du monde ,
inaugure ce système que la Franee a voulu imiter
depuis : tous les ports de l'Europe sur lesquels elte
peut étendre son influence sont fermés à la nouvelle
république du Nord , tandis que par ses vastes posses-
sions de l'Amérique , et par le Portugal qu'elle vient
de conquérir , elle essaye de lui fermer la route des
deux Indes.
INTRODUCTION. lix
La Hollande est ainsi, privée de cette navigatioa
secondaire qu'elle avait enlevée aux républiques
italiennes y et qui l'avait rendue le facteur de l'Eu-
rope.
De cette situation rendue si critique devait naî-
tre sa puissance.
Ces marchandises, qu'elle ne. pouvait plus aller
prendre dans les pprts d'arrivée, elle résolut d'aUer
les chei?cber aux lieux de production. Avec cette
impassibilité calculatrice qui leur a fait faire de si
grandes choses , les Hollandais , au milieu de lei^
campagnes dévastées et de leurs cités fumantes ,
commencèrent leurs premiers armements pour les
Indes orientales* C'est alors que, pour éviter la
rencontre des Portugais et des Espagnols ^ ils es-
sayèrent , comme nous avons dit ^ de remonter par
le Nord^Est. Comme ils avaient la conscience de
leur but, l'insuccès de trois armements successifs
qu'ils dirigèrent vers cette voie, ne les découragea pas.
Enfin y on prit la véritable route , la grande com-
pagnie se forma, et l'Asie hollandaise fut créée..
11 faut descendre de quelques années dans le
siècle qui vit cet événement , pour comprendre les
conséquences matérielles d'un fait économique sur.
la destinée des États.
IX INTRODUCTION.
Lorsqu'en se reportant au règne de T.oiiis XIV
on lit le nom hollandais dans les pages de Thisto-
. rien , aussi bien que dans les vers du poëte qui ont
célébré les exploits du grand roi ; lorsqu'on voit
sans cesse \ armée des Provinces-Unies, \di flotte Aes
Provinces-Unies s'etitre^-choquant avec l'armée et la
flotte de la France , on éprouve d'abord un véri-
table embarras à se rendre compte de cette lutte
en apparence si inégale, et cependant si fièrement
soutenue. Mais lorsque l'on étudie l'ensemble de la
situation ; lorsqu'on se fait une idée de l'immensité
des ressources que le commerce des Indes fournis-
sait à la Hollande, de la trempe énergique de ses
marins qu'avait bronzés cette navigation où la terre
n'était plus qu'un accident pour l'hopime , on ar-
rive à comprendre le secret de cette puissance qui
fit de la Hollande le boulevard de l'Europe contre la
politique envahissante de Louis XIV, et lui permit à
elle, petite nation ayant en tête la France, de pren-
dre ce rôle de résistance obstinée que l'Angleterre a
eu de nos jours tant de peine à conduire à fin.
Alors, en remontant le fil des événements pour
se rendre compte de leurs, causes déterminantes ,
on arrive à ce curieux rapprochement , que Va-
Kfenture tentée par un bourgeois d'Amsterdam , en
INTRODLCTION. |\j
1602, a dominé la politique tlu xvii* siècle
T^ compagnie hollandaise a fini, parce que, pour une
raison ou pourune autre, tout doit prendre (in. Sa pros-
périté dura jusqu'à la guerre de 1 780, qui lui porta les
premiers coups, en lui faisant perdre de riches
chargements , en enlevant une partie de ses posses-
sions territoriales, et en détruisant la marine na-.
tionale qui pouvait la défendre. Celle de 1 795 ache-
va l'œuvre. La compagnie déjà ébranlée n'était pas
de force à soutenir contre la France révolutionnaire
la lutte qu'elle avait soutenue contre la France de
Louis XIV. La Hollande demeura un moment ef-
facée de la liste des nations, et avec elle disparut
la puissante corporation qui avait fait sa force.
l^a compagnie ne se releva pas avec la nationa-
lité néerlandaise ; mais lorsque les grandes conven-
tions de 1814 e^ 181 5 replaçant la Hollande au
rang des puissances , voulurent lui rendre en partie
les fleurons de sa couronne maritime , ce furent les
établissements créés par l'association de i6oâ qui
lui furent rétrocédés. Elle eut à Java, le royaume
de Jakatra où s'élève la célèbre ville de Batavia,
les provinces de Tayal , de Samarang, de Japara,
de Sourabaya, les royaumes de Chéribou et de Ma-
taram; dans l'île de MaduFa qui l'avoisine, le beau
Ixij INTRODUCTION.
district de Pamakassi ; à Sumatra , les provinces de
Lampongy les îles de Banka et de Billeton qui en
dépendent; les provinces occidentales des Célèbes
dont fait partie le royaume de Ternate , la partie
occidentale de l'île de Timor, et les îles adjacentes ;
enfin , les célèbres Moluques, que les Hollandais ap-
pellent les grandes Indes orientales ( G root oost ) ,
au nombre desquelles se trouve Amboine où prit
terre le premier armement de la compagnie. Tous
ces territoires et leurs nombreuses dépendances
étaient ou tributaires de la compagnie , ou possé-
dés par elle. Us relèvent aujourd'hui au même titre
du gouvernement néerlandais. Leur population est
évaluée à 8,000,000 d'âmes, c'est-à-dire, à près du
double de celle de- leur métropole.
Enfio , .et ce rapprochement nous semble du plus
haut enseignement , lorsque de nos jours une révo-
lution Qst venue de nouveau rompre l'antique unité
des provinces de la Néerlande , et que Théritier des
glorieux Nassau du xvi* siècle a entrepris de résis-
ter à la politique de l'Europe, c'est à ces mêmes
possessions des Indes ,, c'est à ce même commerce
des Indes qu'il s'appuya dans son isolement.
Nous n'avons pas besoin de constater quels ont
INTRODUCTION. Ixiij
été les résultats matériels de V incorporation des mai*-
chands de Londres. Là j le succès u'a pas seulement
comblé les espérances ,, il a encore dépassé Tambi-
tion. L'ôCGupation d'une partie de l'Asie par une
association de bourgeois européens , la manière dont
cette occupation est maintenue, resteront à tout
jamais l'une des pages les plus surprenantes de
l'histoire.
Nous avons indique les modifications successives
qui y de la petite association formée par d'Énambuc,
avaient fait la grande compagnie des Indes occi'
dentales. Créée pour quarante ans , celle-ci n'en
dura que dix, le roi ayant ordonné la liquida-
tion et ayant fait opérer le retour à la couronne
des territoires qui lui avaient été concédés. Ce fait,
diversement interprété, ne saurait être considéré
comme révélant une impuissance caractéristique de
la compagnie en présence de son œuvre. L'édit de
dissolution reconnaît que, malgré « les grandes et
nécessaires dépenses auxquelles l'avoient entraînée la
guerre qu'elle avoit été d'abord obligée de soutenir
contre les Anglois, elle eût pu s'en dédommager
tant par son commerce que par les possessions de
tant de pays où elle jouissoit déjà de tant de revc-
Ixiv INTRODUCTION.
nus. j) Savary et Valin , si versés dans ces matières^
confirment ce témoignage officiel '.
Pour nous , la vérité est dans ce fait , qu'à la dif-
férence de la compagnie de l'Orient, celle de l'Occi-
dent était plutôt de colonisation que de commerce ;
d'où cette conséquence que , trouvant une œuvre
déjà vigoureusement ébauchée par les différentes
associations qui l'avaient précédée, elle put, à l'aide
des grands moyens dont elle disposait , la faire ar-
river rapidement au point oîi la royauté pouvait la
recevoir de ses mains. C'est encore là ce qui résulte
de l'édit de révocation , qui reconnaît que « le but
également utile et glorieux que le roi s'étoit proposé,
a voit eu le succès désirable. » Loin donc de trouver
aucun argument contre le rôle que nous attribuons
aux anciennes compagnies dans l'histoire du dix-sep-
tième siècle, dans la courte durée de celle des Indes
occidentales, on peut dire que cette association est de
toutes, celle qui a le mieux concouru à son but.
Il ne faut point oublier que la fonction des entreprises
de cette nature est , avant tout , de préparer l'œuvre
supérieure de l'Etat; et ce qui, à première vue,
semble un insuccès, rend pour nous l'association des
' Voy. le Diclrionnaire du Commerce précité, au mot Compagnie des
Indes occidentales. — Et Valin , Op. cU./t. I, p. 12.
INTRODUCTION. IXV
Indes occidentales la compagnie modèle , tandis que
nous considérons comme ime monstmosité économi-
que et politique la corporation des marchands de
Londres.
Cette appréciation se trouve d'ailleurs écrite dans
la carte du monde ^ tel qu'il était constitué avant la
paix honteuse et les vicissitudes de nos dernières
luttes : qu'on y jette les yeux , on reconnaîtra , mar-
quées aux couleurs de la France , à côté de lâ^^farti-
nique , de la Guadeloupe et de la Guyane, sauvées du
naufrage, ces mêmes limites qui figurent dans l'arti-
cle i**^ de la concession de 1064.
Personne n'ignore parmi nous ce que fut un mo-
ment la compagnie des Indes orientales *. Personne
n'ignore qu'il ne tint qu'à la France de se créer,
comme l'Angleterre , une Asie orientale. Il suffît de
citer les noms de Labourdonnaie , de Dupleix et de
Lally, pour rappeler toute une épopée de gloire, de
malheurs , d'aveuglements funestes , et de sanglantes
erreurs. — C'est un point sur lequel il ne faut pas
s'arrêter, même pour constater que la florissante co-
lonie de Bourbon , les faibles débris qui nous restent
dans l'Hindoustan et l'île de France, aujourd'hui an-
' Par édit de juin 1725, la compagnie avait été liquidée de son passé
avec le système^ et rendue à son rôle primitif.
IXVJ INTRODUCTION.
glaise, sont les anciens ëtablissemén ts de la compagnie' .
Telle fut la paît des premières compagnies dans
la grande œuvre de l'occupation des mondes trans-
atlantiques. — Il nous reste à rechercher Faction
qu'elles ont comme indirectement exercée sur les
métropoles, d'où elles rayonnaient aux extrémités du
globe.
Il ne faut que se reporter aux circonstances au
milieu desquelles se sont faits les premiers armements
du long cours, pour s'en convaincre : c'est du
risque maritime qu'est née l'idée de la grande asso-
ciation des capitaux, et de la fusion des individua-
lités dans la corporation anonyme. Il faudrait n'avoir
ouvert aucune des relations que les premiers naviga-
teurs commerçants nous ont laissées de leurs tribu-
lations , pour ne pas comprendre quels étaient les
risques de la mer, à une époque où les nations s'é-
taient partagé le monde à l'aide de lignes imagi-
naires , en se réservant le droit de courir sus à qui
franchirait ces limites fantastiques. Au xvii® siècle,
l'Océan était encore complètement en dehors du droit
' Ce fut en 1764, et par édit du mois d*août, que les ties de France et de
Bourbon cessèrent d'appartenir à ta compagnie pour faire partie du do-
maine de l'État , qui les acheta, ainsi que les autres possessions de la com-
pagnie, moyennant une rente de t, 200,000 H?., iiqnidée par édit de féwier
1770.
INTRODUCTION. Iwij
international ; les sujets s'y battaient et s'y déchi-
raient sans créer aucun casus heUi pour les souve-
rains. Alors, chaque navire du commerce portait
batteries et soldats ; et aller en négoce, comme on
disait , c'était aller en guerre. — Cette situation est
d'ailleurs tout entière dans ce droit de fondre canons
et boulets, de faire paix et trêves, que portent les
différentes chartes que nous avons analysées. On
comprend de quelle impuissance était frappée l'ini-
tiative individuelle, en présence d'un pareil état
de choses. Tout était contre elle : insuffisante dans la
lutte à soutenir, elle avait à supporter l'intégralité
du dommage à éprouver. Il fallait donc , ou s'abs-
tenir, ou suivre l'instinct qui a conduit à la forma-
tion des premières sociétés humaines. On se réunit
d'abord pour résister. De cette idée purement néga-
tive à celle plus avancée de l'exploitation en com-
mun, il n'y avait qu'un pas ^
Plus tard , et comme en s'ingéniant pour recon-
quérir sa personnalité qu'avaient fini par absorber
trop complètement les compagnies, l'esprit de négoce
' si nous ne nous faisons illusion , c*est la marche que semblent vouloir
prendre, en ce moment, les fédérations politiques deTHurope; mouve-
HKnt qui a trouvé sa formule , à la vérilé, encore incomplète , dans la ligue
allemande du Zollverein, première atteinte portée à la vieille pensée des
alliances offensives et défensives.
Ixviij INTRODUCTION .
trouva l'idée de r assurance. C'est ainsi que, de l'un
des excès de l'association commerciale^ devait naître
l'une de ses conséquences les plus heureuses; branche
féconde qui , malgré son rapide développement , n'a
encore porté qu'une partie de ses fruits ; car, comme
on l'a déjà remarqué, l'assurance, en se généralisant
et en se concentrant, sous la forme d'impôt, dans les
mains de l'État, doit devenir une institution publique.
C'est ainsi, encore , que Law en rêvant le monopole
universel en faveur de la gigantesque compagnie géné-
rale, a fait disparaître l'odieux système des fermes, et
découvert la perception centralisée des revenus pu-
blics.
Il faut aussi remonter aux grandes associations com-
merciales du xvii*^ siècle, pour retrouver l'origine
de la circulation du capital mobilier proprement dit,
et celle de la monnaie du crédit public.
Cela est facile à établir. Nous avons dit comment,
en Hollande , le droit réservé à chaque intéressé de
transférer sa part d'intérêt dans le capital des
compagnies, avait fait naître V Action; constatation
authentique délivrée par le conseil administratif de
l'association, et transmissible à volonté. Les souscrip-
tions ouvertes par la compagnie une fois closes , le
succès de ses premières opérations fit naître le re-
INTRODUCTION. Ixix
gret chez ceux qui s'étaient tenus en dehors de l'af-
faire. Ils achetèrent les titres de ceux qui voulurent
s'en dessaisir. Les magnifiques résultats qui ne tardé*
rent pas à se produire , donnèrent de la vivacité h
ces marchés. On acheta au-dessus du (xmrs rt émission j
et par Teffet des Chambres que la compagnie comp-
tait dans les principales villes des provinces, son
capital social circula sous forme de papier dans toute
l'étendue du pays. « Le commerce des actions, dit un
écrivain , devint un des plus importants qui se fît à
la bourse d'Amsterdam, et des autres villes des Pi*o-
vinces-Unies où il y avait des chambres de la corn*
pagnie des Indes orientales ; et il y a même quantité
de gens qui ne subsistaient et ne s'enrichissaient que
de ce négoce '. » De son côté, Law, qui ne procé-
dait pas à demi, fit écrire dans l'édit translatif de la
compagnie de l'Orient en celle d'Occident, une dis-
position ainsi conçue : « Et d'autant que les pro-
fits et pertes dans les compagnies de commerce n'ont
rien de fixe , et que les actions de la compagnie
ne peuvent être considérées que comme marchan-
dises, nous permettons à tous nos sujets et aux
étrangers, en compagnie ou pour leur compte par-
' Voy. le granJ Dictionnaire «leSavaiy, dojà cité , an mol action.
àt h dr-
^^ -tne- iBi^^s-
mr
ccats
:u.». ^.
INTRODUCTION. Ixxj
pier, firent naître l'idée d'un ëtablissement analogue,
mais spécialement consacré à cette transformation de
l'argent en papier. Ce fut ainsi que prit naissance la
célèbre banque d'Amsterdam; affinité curieuse que
n'ont pas saisie les écrivains qui ont traité cette matière,
quoiqu'elle résulte, jusqu'à l'évidence , selon nous ,
d'une analogie servile entre les opérations de la ban-
que et celles que faisait naître la transmission des
titres des deux compagnies. On sait en effet que le
célèbre établissement d'Amsterdam était une banque
de dépôt j et non d^ escompte; ses opérations consis-
tant à donner en échange de l'argent qu'elle rece-
vait , des certificats de dépôt qui ne subissaient pas
les variations de la monnaie d'alors, et que leur nature
rendait plus facilenient transmissibles. Or, c'était là',
ainsi que nous l'avons dit , le mouvement qui s'était
naturellement établi sur les actions des compagnies,
et ces valeurs eussent rendu la banque à peu près
inutile sans cette mobilité dans leur cours que nous
avons constatée. On ne saurait douter que I^v^, qui
avait mis à profit sa vie aventureuse pour étudier en
Hollande les questions financières, à une époque oîi
le dernier marchand d'Amsterdam en savait pro-
bablement plus long sur ce chapitre que le con-
trôleur général en France, n'ait puisé, dans cette
/
kxij INTRODUCTION.
juxtaposition de la banque et des compagnies , l'i-
dée de la double institution qu'il créa parmi nous.
Seulement , son génie financier avait compris que
deux éléments de cette nature ne devaient pas fonc-
tionner simultanément sans s'étayer et se faciliter
mutuellement leur marche. De là Tappui que don-
nèrent les papiers de la banque à ceux des Missis-
sipiens ^ comme on disait; appui qui, après avoir
soutenu les uns parles auti*es, les entraîna dans une
ruine commune. Mais ce n'est pas tout : Law, ave<*
cette promptitude de compréhension qui sépare le
génie de l'intelligence, avait été frappé de l'immo-
bilité stérile des capitaux dont la représentation en
papier avait sillonné la Hollande. De cette remarque
à l'idée de tirer parti à la fois, dans de certaines li-
mites, du capital et de sa représentation en papier,
il n'y avait qu'un pas : la banque de Law fut à la fois
banque de dépôt et banque èi escompte.
Telle fut la filiation de la monnaie du crédit,
l'une des plus belles découvertes des temps mo-
dernes, qui, à elle seule, a remué plus de choses que
plusieurs guerres et plusieurs révolutions, et qui
restera avec les mondes qu'elle a fondés, comme la
trace glorieuse de l'existence des grandes compa-
gnies du XVI f siècle.
INTRODUCTION. lx.xiij
Il faut également coustater le rapprocheiuenl que
ces associations durent établir entre les individus de
nationalité distincte, par Tappel que leurs chartes
faisaient aux capitaux étrangers, et par le droit de
cité quelles accordaient à ceux qui se rendaient h
cet appel. Au point de vue plus spécial de la France,
on aura de plus remarqué cette renonciation au droit
d'aubaine, qui certainement était quelque chose au
temps où nous nous reportons; cette sorte d'avé-
nement de la bourgeoisie par son intervention su-
périeure dans la gestion d'une si grosse affaire, à
laquelle la royauté était pourtant si fortement inté-
ressée ; cet abandon partiel des droits de souverai-
neté en faveur d'une association de marchands; et
enfin jusqu'à cette manière de procéder, oii l'élec-
tion seule déterminait le choix des agents de l'en-
treprise.
A côté de ces conséquences très -belles et très-
larges de l'association commerciale telle que l'avait
organisée le xvri*^ siècle, il convient, pour l'enseigne-
ment du présent , d'en rechercher les erreurs et les
vices. Nous dirons sur ce point, et sans égard pour les
idées magistrales de notre temps , ce qui est ressorti
pour nous de l'étude sérieuse de la question. Par
Ixxiv INTRODUCTION •
idées magistrales , nous entendons celles qui y se gon-
flant dans l'aphorisme économique y sont passées en
articles de foi.
Parmi ces idées , il faut incontestablement placer
au premier rang le principe de la non-intervention
de l'État dans les affaires de l'industrie , et la haine
du privilège.
Or , nous croyons qu'il y a , à propos des com-
' pagnies , beaucoup à dire à ce sujet. Nous croyons
que si la France veut demander à l'association autre
chose que d'odieux tripotages de bourse y elle doit
modifier de beaucoup les thèmes qu'elle a, Mir ces
deux points, reçus tout faits de la constituante.
L'esprit de toutes les nations n'a pas été jeté dans
le même moule. Il résulte pour nous de l'étude qui
précède, que jamais les compagnies françaises ne furent
administrées comme celles de la Hollande et de
l'Angleterre. On n'y trouva jamais cette suite, cette
persévérance, cette unité traditionnelle de vues qui
faisaient des directeurs d'Amsterdam et de Londres
de véritables hommes d'État, On ne le sait que trop,
pendant presque tout le règne de Louis XV, l'admi-
nistration de la compagnie des Indes orientales a été
un conflit à peu près permanent , > dont les consé-
quences sont demeurées irréparables. Ce fut donc
INTRODUCTION. IxXV
une faute au point de vue du succès de raffaire, que
cette concession libérale par laquelle la royauté, ca-
ressant les faiblesses de la bourgeoisie pour l'attirer
à son œuvre, lui permit de s'ériger en petite corpora-
tion républicaine dans l'État. I^es affaires comme
celle qu'avaient entreprise les compagnies, tout en
fonctionnant à l'aide des capitaux privés, deviennent
en quelque sorte chose publique, et par la multipli-
cité des ressources individuelles qui y concourent , et
par les conséquences qu'elles peuvent avoir. — 11 y a
autre chose qu'un simple acte d'absolutisme impérial ;
il y a, sauf application, une pensée juste dans cette
organisation de la banque de France qui fait intervenir
l'État dans la haute direction de l'affaire, en lui con-
férant la nomination de spA personnel supérieur ' .
On peut donc le dire , si notre génération voulait
faire quelque^ tentatives dans la voie qu'avaient si
hardiment ouverte nos pères , elle devrait renoncer
à cette sorte d'autocratie intérieure, à ces façons
d'indépendance qui q'avaient de valeur que celle
qu'elles recevaient du contraste. -=- Qu'est^îe que le
droit d'élection dans une compagnie pour ceux
' Noos «Tons dit » sattf appUeatim , parce qa'il est permis de trouver
que l'État s'est fait la part da lion en nommant directement le gouverneur
et les deux sous-gouverneurs , desquels relèvent tous les antres agents.
IXXVJ INTRODUCTION.
qui Texercent dan^ la politique ? Le plus habile se-
rait de faire payer au gouvernement l'action qu'il
ne saurait manquer de revendiquer, s'il a le senti-
ment de son rôle, en le faisant intervenir comme in-
téressé dans l'affaire.
11 nous reste à parler du Privilège , qui va nous
conduire à la conclusion de ce travail déjà trop
étendu.
Le monopole , ou le privilège ( nous ne crain-
drons pas de lui donner tous ses noms), le mono-
pole, organisé à un point de vue supérieur, est une
idée grande, féconde — et nécessaire. Il est en
industrie le commencement normal et régulier de
toute chose. Et , sous ce-rapport , on peut dire que
le privilège accordé à une association qui doit en-
treprendre une œuvre nouvelle et importante, n'est
que l'application généralisée de celui que la loi
accorde de nos jours à l'inventeur ou à l'impor-
tateur d'une industrie jusque-là ignorée. Oui , ce
que nous nommons le breifet <rinuerUion n'est autre
chose que l'assurance créée en faveur de cette in-
dustrie pour lui tenir compte du risque plus grand
que court tout capital qui se lance dans une voie
INTRODUCTION . IxX V ij
inexplorée. Qu'on y prenne garde ! C'est à ce point
de vue seulement que le privilège de l'inventeur
prend un caractère élevé et social; si on ne veut le
considérer que comme une récompense fmur niK>ir
troui^é ^ il devient odieux et mesquin. — C'est la
prétention des Portugais sur le passage par le cap
de Bonne-Espérance découvert par Gama. Eh bien î
ce qui est rationnel pour l'industrie individuelle,
l'est aussi pour l'industrie associée, et à bien plus
forte raison. Car, à tout prendre , on pourrait bien
réunir, sans V assurance du privilège, des capitaux
pour une exploitation nouvelle devant fonctionner
dans des limites restreintes ; mais comment espérer
les trouver pour une de ces entreprises qui doivent
remuer de grandes choses , si on ne leur offre que
\ éi^entiialité du bénéfice?
Toute la question est dojac dans l'organisation du
privilège à accorder. Cette organisation doit consis-
ter d'abord dans le fractionnement du capital social
en un assez grand nombre de parts pour que cette
diffusion atténue le caractère du privilège ; puis ,
dans une délimitation de temps calculée plutôt en
prévision de risques à courir, qu'en vue des bénéfi-
ces à réaliser. Il faut que, lorsque le privilège col-
lectif a accompli son œuvre , qui est de préparer la
IxXViy INTRODUCTION ,
voie à Tinitiative individuelle , il se reût'e et lui cède
la place. Et c'est ici que se présentent à la fois l'é-
loge et la critique quant aux anciennes compagnies.
Leur capital était suffisamment divisé; une limite
raisonnable de temps avait été fixée à leur privilège.
Mais, ainsi qu'on l'a vu, ce privilège était prorogé
à chaque expiration. Et ce renouvellement du mo-
nopole était devenu une véritable ressource finan-
cière pour les gouvernements souvent aux abois. La
compagnie des Indes occidentales françaises, dissoute
après dix annés d'existence , quand sa charte lui en
accordait quarante, parce qu'elle avait, suivant Yalin,
suffisamment répondu à l'attente du roi, nous semble,
sous ce rapport, avoir été bien mieux dans son rôle
que la monstrueuse corporation anglaise qui s'est per-
pétuée de monopole en monopole jusqu'à nos jours.
Ce n'est donc pas le privilège lui-même qu'il faut
craindre, c'est l'abus du privilège. Ce n'est pas le
principe, c'est sa mauvaise application. Or, il faut
bien penser que les gouvernements modernes fonc-
tionnent d'une manière trop régulière pour que la
crainte de l'abus puisse les détourner de l'applica-
tion.
Les faits d'ailleurs ont déjà à moitié confirmé ces
vérités parmi nous. La concession par la loi des
INTROmJGTION. Ixxix
voies de fer, qu'est-elle autre chose qu'une garantie
de privilège ou monopole temporaire offert aux ca*
pitaux comme une assurance contre les risques de
ces* grandes entreprises ?
Il faut conclure.
En rappelant ainsi le passé des grandes compa-
gnies de commerce et de colonisation , et surtout en
rapprochant ce passé des efforts qui , de nos jours ,
tendent à reconstituer l'association des capitaux,
notre pensée a été celle-ci :
Il est des problèmes qui se formulent d'eux-mêmes
loraque leur temps est arrivé, et que les .gouverne-
ments reçoivent tout posés de la main des peuples.
C'est à l'intelligence du pouvoir supérieur à en trou-
ver la solution. Sans quoi, ils se résolvent tout seuls,
et se résolvent presque toujours mal. Qu'arrive-t-il
alors? C'est que le gouvernement, dont la fonction
est d'intervenir en définitive dans toutes les choses
capitales qui s'accomplissent sous ses yeux, ne peut
longtemps faillir à son rôle : il intervient à la fin ;
mais il intervient lorsque les complications sont
assez grandes pour qu'il ne puisse plus s'en tirer
avec honneur. Alors, sans avoir la gloire de l'initia-
IXXX INTRODUCTION.
tive , il a Tembapras et souvent la honte des consé-
quences. — Or , nous croyons que la Colonisation
est un de ces problèmes que le temps a posés et aux-
quels on ne peut abandonner le soin de leur propre
solution. Nier que cette tendance soit aujourd'hui la
notre, c'est nier ces instincts qui nous travaillent,
et qui éclatent, comme à notre insu, sous des formes
diverses : cette préoccupation si vive , et parfois si
irritable, qui nous saisit à l'endroit de notre puissance
maritime; les embarras si sérieux que nous valent
en ce moment à l'étranger ces émigrations considé-
rables de nos nationaux, qu'un esprit de prévoyance
n'a pas su de longue main diriger vers un centre
français; la sollicitude que nous cause à tous, gou-
vernants et gouvernés, la situation de nos anciennes
colonies au moment où nous croyons devoir toucher
profondément à leur organisation ; enfin , c'est nier
cette lutte redoutable que nous avons entreprise
contre une partie de l'Afrique, duel terrible qui
mériterait d'être à jamais odieux et maudit, s'il avait
été entrepris pour lui-même : si, à côté des sanglantes
conséquences du présent , nous ne faisions flotter les
pacifiques et fécondes promesses de l'avenir.
Recon.'.aissons-le d'ailleurs, le pouvoir supérieur ne
s est pas montré rebelle à ce mouvement des esprits.
INTRODUCTION. IxXXJ
En plaçant le pavillon de notre protectorat sur les îles
(le rOcéanie, tandis qu'il inaugure la franchise com-
merciale dans les mers Malegaches où Nossi-bé et
Mayotte occupées peuvent devenir la base d'opérations
plus importantes ; en essayant de faire brèche à la bar-
barie africaine par les comptoirs de la Sénégambie ,
tandis qu'il aborde à un point de vue nouveau l'é-
tude de la colonisation dje la Guyane , — le gouver-
nement fait acte d'intelligence , et si nous pouvons
ainsi dire, d'actualité.
Mais ces tentatives j germes féconds sans doute ,
sont-elles suffisantes? Et y a-t-il là de quoi satis-
faire aux appétits nouveaux que l'immense spécula-
tion des voies de fer a fait naître et développés dans
les esprits ? Nous ne le pensons pas : l'association des
capitaux est évidemment arrivée de nos jours à une de
ces époques qui marquent dans l'histoire, et qui créent
des obUgations aux gouvernements sous lesquels
elles se produisent. Cette fièvre dans laquelle nous
nous agitons en ce moment , qu'est-elle autre chose
que ce grand mouvement qui , parti de la Hollande ,
parcourut successivement l'Angleterre et la France,
et finit par créer le monde colonial de l'Europe? Or,
on peut se le demander, cette idée dont les consé-
quences ont été si fécondes , quel fruit eût-elle porté
IxXXij INTRODUCTION.
si, au lieu de la laisser se gaspiller en d'innombra-
bles associations anarchiques, la haute sagesse du
gouvernement des Provinces-Unies ne l'eût discipli-
née en quelque sorte en la ramenant à une puissante
unité? Le génie des gouvernements modernes se
montrera-t-il inférieur à celui d'un petit peuple se
débattant au xvi^ siècle dans les angoisses de la
guerre civile? Pour rhonneur de notre époque, on
ne saurait l'admettre ; et nouis croyons que plus d'une
intelligence élevée a déjà eu , dans les hautes régions
du pouvoir, la révélation de ce qu'on peut demander
à ces excès mêmes de la spéculation que chacun dé-
plore.
JJ agiotage, c'est le cours d'eau qui inonde et dé-
sole les campagnes, jusqu'au jour où l'endiguement
lui traçant un lit , en fait Je moteur des riches usi-
nes. C'est un mal uniquement parce que ce n'est pas
un bien. — Puisse-t-on le comprendre, et comprendre
en même temps qu'il y aurait comme de l'enfantil-
lage à se préoccuper exclusivement de relations à
établir entre les peuples par la voie de terre, en
laissant entièrement de côté celles qui ne peuvent
s'ouvrir que par la mer !
Telle fut l'œuvre de l'association des capitaux au
INTRODUCTION. IxXXÎij
XVII ^ siècle. Il ne faut qu'étudier et chercher, pour
comprendre qu'elle n'a pas dit son dernier mot, et
qu'il peut y avoir encore place pour elle sous le
beau soleil de ces contrées qu'elle a jadis défrichées
et conquises à la civilisation.
DES
COMPAGNIES DE COMMERCE
r.T DE
COLONISATION
DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE.
LIVRE PREMIER.
COLONISATION.
CHAPITRE PREMIER,
GolonlMtloii*
Idée générale du livre. — Découverte de l'tle. — Départ et retour de Co*
lomb. — Prospérité et décadence rapides de la colonie espagnole. —
Causes de la décadence. — Extermination des Indiens. — Le cacique
Henri. — La Tortue. — Les Flibustiers et les Boucaniers. — - Leur goo-
veruement. — Première intervention de la France. — Elle nomme un
gouverneur de la Tortue. — Les Français colonisent sur les Espagnols
comme ceux-ci avaient colonisé sur les Indiens. — Premières cultures.
— La canne à sucre — Le tabac ou petun. — Le coton. — L'indigo. — Le
cacao. — Premiers temps de la culture du caféier. — Ce qa*il fut pour
la Martinique. — L'occupation de Saint-Domingue est la colonisation
modèle , parce qu'elle est la colonisation progressive. — Querelles des
limites. ~ Rapprochement avec ce qui a lieu de nos jours dans TOré-
gon. — Question des limites. — Erreurs accréditées. — Réfutation. —
Fait singulier quant à la date des droits légaux de la France. — Le pre-
mier gouverneur général y pour le roi , des lies sous le Vent. — Les
comtes de Blénac. — Le premier intendant. — L'ancienne organisation
coloniale était la même que celle de la métropole. — ^Cause de cette assi-
milation. — Les îles sous le Vent.— Marche progressive à partir de 1725.
— Insurrection de 1768. — Elle est causée par la question des milices.
—Situation jusqu'en 1790. — La partie espagnole ou l'Audience. —Expli-
cation philosophique de ce mot. — Organisation de la colonie espagnole.
— Relations avec la partie française. — Situation en 1730. — Population
en 1790. — Répartition de cette population , et recherches, à ce sujet,
sur la législation servile des Espagnols. — Tendances libérales unies à
une grande énergie de répression. — De l'esclavage dans la colonie es-
pagnole. — Les différentes classes y sont rapprochées. — Recherches
sur la situation économique de la colonie espagnole. •— La division du
livre indiquée quant à la partie espagnole.
Chose étrange et qui fait penser : à la fin du
XVII* siècle , lorsque , fatigués de leur vie de meurtre
4 LIVRE I. CHAP. I.
et de rapine , quelques-uns des héroïques forbans
de la mer des Antilles dressèrent leur tente sur la
côte septentrionale de Vile Espagnole^ et se firent
planteurs, ces hardis pionniers de la civilisation
purent reconnaître qu'ils n'étaient pas les premiers
colons de cette terre. Comme le laboureur antique,
l'esclave africain ramena parfois sur le sol, aux re-
gards étonnés de son maître, des débris d'origine
bien distincte! C'étaient des fragments de poterie
grossière , des petites idoles en glaise durcie telles
qu'en avaient encore les Indiens caraïbes retirés
dans l'une des îles de l'Archipel; c'étaient des us-
tensiles domestiques en usage en Europe , des mors
contournés, des éperons aux larges molettes d'a-
cier '... En moins de trois siècles j le nord de ce
pays avait vu s'éteindre deux races d'hommes : le
peuple conquérant et le peuple conquis avaient mêlé
leurs débris sous le vert niveau de son sol... Encore
moins d'un siècle, et une nouvelle transformation
est subie : la population qui succède aux Castillans
est comme balayée par un terrible ouragan , après
avoir traversé le rêve d'une fabuleuse prospérité.
Enfin, cinquante années ne se sont pas écoulées
* Le p. Labat parlo d'nne de ces fouilles faite en sa présence.
COLONISATION. {{
depuis l'accomplissement de ce grand désastre, que
déjà une nouvelle race d'hommes sent trembler
Saint-Domingue sous ses pas.
Et cependant, Dieu n'a pu créer pour la maudire,
cette terre, l'un des plus beaux ouvrages sortis de
ses mains ! — Pour nous , qui ne croyons pas à ces
fatalités mauvaises, ou qui attribuons à la civilisa-
tion européenne assez de force pour les dompter,
nous allons essayer d'examiner, sans préoccupation
aucune, la situation nouvelle qui surgit aujour-
d'hui pour la France et son ancienne colonie.
La question de Saint-Domingue touche à la fois
au passé et à l'avenir de nos colonies. Elle est une
question de politique et une question de finance :
nous voudrions en faire une question économique,
tout en lui conservant les hauts enseignements
qu'elle comporte. C'est là ce qui justifie l'étendue
de ce travail sur un sujet qui semble n'avoir rieu
de neuf, lorsqu'on ne l'envisage qu'au point de
vue des faits révolutionnaires accomplis, ou de la
quittance à donner par la France.
On sait que Saint-Domingue fut le berceau des
établissements européens dans le nouveau monde.
6 LIVRE I. CHAP. I.
Les naturels l'appelaient Haïti; les Castillans la
nommèrent Vile Espagnole ^ et par abréviation, Es-
panola. Quelques écrivains, latinisant ce mot, en
ont fait Hispaniola^ qui fat un moment l'appellation
usuelle. Ces dénominations ont été les seules em-
ployées tant qu'a duré la prépondérance du peuple
conquérant. Ce ne fat qu'à la fin du xvii® siècle,
que les Français, s'étendant dans le pays par le
nord, et toujours préoccupés des hostilités que di-
rigeait contre eux la ville de Santo- Domingo ^ où
s'était réfagié tout ce qui restait de vitalité à la race
dont ils sapaient la domination , s'habituèrent peu
à peu à prendre la partie pour le tout, et firent ce
nom de Saint-Domingue y dont notre langue ne s'est
pas encore déshabituée.
Haïti fat la seconde terre à laquelle aborda Co-
lomb, qui venait de planter l'étendard de Castille
sur la petite île de Guanahani , l'une des Lu-
cayes (6 décembre 1492).
L'amiral, après avoir élevé un fortin dans un
endroit qu'il appela Puerto- Real (près du lieu où
fut, depuis, bâtie la ville du Cap), et y avoir laissé
trente hommes pour garder sa précieuse conquête ,
retourna en Espagne proclamer la découverte du
pionde nouveau , et chercher des moyens de colo-
GOLONISATIOH. 7
nisatioQ. Le grand homme quitta bientôt une se-
conde fois le port de Cadix; et, après avoir vu
surgir comme par enchantement autour de son vais-
seau les cimes verdoyantes des Petites Antilles, aux-
quelles il jeta en passant des noms que la postérité
leur a conservés , il retrouva sa grande île.
Ce fat le 27 novembre 1493.
Moins de quatorze ans après, on comptait dans
ce pays, qui semble la terre des merveilles, quinze
villes, toutes peuplées de Castillans, ayant leurs
privilèges et leurs armoiries , que Thistorien Herrera
nous a précieusement conservés.
Cette prospérité n'avait pas duré un. quart de
siècle, qu'elle commençait à décliner; et ces cités,
qui dataient de la veille, jonchaient le sol de leurs
débris. Enfin ,' la décadence fat si complète et si
rapide , qu'un historien ne croit pas pouvoir mieux
résumer cette situation , qu'en citant cet usage qui
peint si bien les dévots enfants de la Castille : les
dimanches et les fêtes, on disait une messe avant le
jour, afin que ceux qui n'avaient pas les moyens
de se couvrir décemment pussent venir, à la faveur
des ténèbres de la nuit, satisfaire au précepte de
l'Église.
Ainsi qu'on le pense, cette révolution si rapide
8 LIVRE I. GHàP. 1.
eut une cause particulière : cette cause, il faut la
chercher d'abord dans la politique peu éclairée
dont l'Espagne , si intelligente d'ailleurs dans l'œu-
vre de la colonisation, fit constamment preuve
à l'endroit de sa première colonie; mais il faut
la chercher surtout dans le fabuleux développement
que prirent les nouveaux établissements qui se fon-
dèrent sur le continent voisin , à la suite des con-
quêtes de Cor tes et de Pizarre. Le vainqueur de Mon-
tezuma avait été greffier de la municipalité de la
ville d'Azua, située sur la côte sud de l'île. On com-
prend que l'exemple de sa merveilleuse fortune dut
être un vif aiguillon pour ceux qu'il avait laissés der-
rière lui. L'immense empire continental aspira donc
en quelque sorte les habitants de la colonie, comme
il aspirait d'ailleurs ceux de la métropole elle-même.
La mort des princes catholiques sous la protection
et au compte desquels avait été entrepris le grand
voyage de découverte, la disgrâce de l'homme qui
l'avait si glorieusement conduit à fin , concoururent
également à cette prompte déchéance ^ ; et , lorsque
les Français arrivèrent , ils eurent à coloniser sur
* Valverde, Idea del valor de la Isla Espàhola, etc., p. 85. — ^Yoyez la
note de notre introduction , qui renvoie, pour les ouvrages cités, à la bi-
bliographie spéciale placée à la fin du second volume.
COLONISATION.
les Espagnols 9 comme ceux-ci avaient colonisé sur
les Indiens.
Quant aux Indiens eux-mêmes , il est inutile de
dire qu'ils avaient disparu au souffle destructeur de
l'Européen. Peu de temps après la conquête, une
seule épidémie, la petite vérole, en avait enlevé
deux cent mille. En 1535, il n'en restait plus qu'un
noyau de quatre mille, qui, groupés autour d'un
chef, le cacique Henri, qu'avait rendu intelligent
sa domesticité sous un mattre espagnol, firent trem-
bler la colonie , et traitèrent de puissance à puis-
sance avec l'empereur Charlesr^uint. Le célèbre
Las-Gasas fut le négociateur de cette dernière trêve
accordée aux débris de la race autochthone ' .
Ce fut en 1630 qu'un désastre jeta quelques
aventuriers normands dans l'île. Un gentilhomme
dieppois, Niel d'Énambuc, suivi de i^elques ca-
dets de famille, avait créé à Saint-Christophe le
premier établissement français dans la mer des An^
tilles. Chassés de cette île par les Espagnols, les
compagnons de d'Enambuc se partagèrent en deux
bandes , dont l'une alla débarquer à Antigue , tan-
' Il faut lire cette curieuse histoire dans Charlevoix En 1789, on voyait
encore, an dire de Moreau de Saint-Méry, dans le Toisinage de TËtang-fialé»
qui a conservé son nom {Laguna Enriqwllo), les restes des ouvrages de
défense qu'avait élevés ce dernier héritier des Caciques.
10 LIVRE I. GHàP. 1.
dis que l'autre , battue par les vents et la famine ,
alla échouer sur la petite île de la Tortue , qu'un
étroit canal sépare de Tîle principale, et qui
servait alors de repaire à une bande d'aventu-
riers de toutes les nations , dont la course infes-
tait la mer Caraïbe , ainsi qu'on disait alors , ab-
solument comme les pirates grecs de l'Archipel
ont, de nos jours, mis la Méditerranée à contribu-
tion. Ce renfort, qui rendait d'ailleurs la petite île
trop étroite pour ses habitants , les porta à tenter
des établissements sur la grande terre. Ils abordèrent
sur la côte nord qu'ils trouvèrent à peu près aban-
donnée. Leur nombre s'accrut rapidement. Les
uns se livrèrent à la chasse , à la préparation des
peaux et des viandes , que vinrent leur acheter les
Hollandais. Ils s'étendirent plus particulièrement le
long de la côte , sans trop s'avancer dans les terres ;
ce furent les Boucaniers. Les autres équipèrent des
barques, et se mirent à donner chasse aux bâti-
ments espagnols. Ceux-ci continuèrent à faire leur
quartier général de la Tortue : c'étaient les Flibus-
tiers, Les uns et les autres étaient de plus réunis
sous la dénomination maçonnique de Frères de la
côte. L'histoire de ces hommes, les actes qu'ils
commirent , leurs luttes avec les Espagnols , les.
COLONISATION. H
aventures qu'ils allèrent parfois chercher jusqu'à
la mer du Sud lorsqu'elles leur manquaient dans
celle des Antilles , toutes ces choses merveilleuses
et effrayantes, si naïvement contées par le P. Du-
tertre et le P. Charlevoix, sont comme les temps
héroïques de la colonie dont ils furent les véritables
fondateurs.
Inutile de dire que le gouvernement des Frères de
la côte était une démocratie pure. Dogeron , premier
gouverneur pour le roi, fiit nommé, ou plutôt se
nomma en 1652. Il fiit à peu près obligé de pren-
dre d'assaut l'île de la Tortue, siège principal de
son gouvernement.
Exterminés plusieurs fois, notamment en 1638,
par les Espagnols, qui dirigèrent de véritables ar-
madas contre ce nid de vautours , nos compatriotes
ne se découragèrent pas. Cette race énergique se
recrutait sans cesse d'aventuriers, qu'attirait de
toutes les provinces de France l'aimant de cette
vie de hasards et de périls. On en a vu, dit un
historien , « qui refusaient d'abandonner \à flibuste^
pour retourner en France toucher d'opulentes suc-
cessions, qu'ouvrait pour eux la mort dé leurs
aînés. »
En 1665, la compagnie des Indes occidentales
12 LIVRE I. GHAP. I.
que le roi venait de fonder par édit de juillet 1664,
en même temps qu^il créait celle des Indes orien-
tales, établit les premières relations suivies avec le
territoire occupé par les Français ; et quoiqu'elle ne
parvînt jamais à le placer complètement sous son
monopole , elle lui donna une impulsion qui contri-
bua à son développement.
Nous allons essayer d'indiquer les principales cul-
tures qui fiirent successivement introduites à Saint-
Domingue.
L'île avait été le berceau de l'industrie qui depuis
est devenue la grande industrie colQuiale. Quoi que
soutienne le P. Labat, lequel se moque avec sa bonne
humeur habituelle de ceux qui ne voient pas comme
lui que la canne est indigène à l'Amérique , il de-
meure évident pour nous qu'elle fut une importa-
tion des Espagnols. Suivant Valverde , ils la prirent
aux Canaries; mais nous croyons qu'ils purent la
demander à leur propre sol. On sait, en effet, que la
canne , introduite en Europe par les Arabes, avait ,
dans le ix* siècle, enrichi successivement les chau-
des campagnes de Rhodes, de Grèce, de Sicile,
et. de la péninsule Ibérique. Ce fut sans doute du
royaume de Murcie, où ses rejetons obstinés vé-
gètent encore à Fétat de monuments historiques,
COLONISATION. i3
que les successeurs du grand amiral Tintroduisireni
dans Tile des Caciques. Quoi qu'il en soit, Fécrivain
espagnol constate qu'en \ 535 , on faisait déjà quel-
ques envois de sucre dans la métropole. En 1587,
on en expédia huit cent soixante-dix-huit caisses de
deux cents livres chacune *. En conquérant le sol,
les Français conquirent donc en même temps cette
plante admirable , dont le produit forme aujourd'hui
le plus puissant élément du commerce maritime.
D'ailleurs ne Teussentrils pas trouvée rendue en quel-
que sorte à pied d'œuvre de leur conquête , qu'elle
fût arrivée des Petites Antilles. En effet, elle était
cultivée à la Martinique dès avant 1638, ainsi
qu'il résulte d'un acte rFassemblée de la compa-
gnie des îles d'Amérique, où des récompenses sont
proposées pour les colons qui importeront du sucre
en iFrance ^j et dès 1660, l'impôt se payait en sucre
aussi bien qu'en tabac, quand jusque-là il n'avait
porté que sur ce dernier pfoduit ^.
Mais voici un document qui peint trop bien et
* Valverde, op. cit., p. 42, 44, 46 et 87.
' Acte d^ assemblée de la Compagnie des îles d'Amérique, du \*^ dé-
cembre t638. (Voyez Collection manuscrite de Moreau deSaint-Méry, partie
relative à la Guadeloupe, tome I, p. 107-181 et 211.)
^ Voyez les Annales du conseil souverain de la Martinique, tom. i ,
p. 44.
li LIVRE I. CHAP, 1.
Tenfance de cette importante industrie , et les mœurs
de ceux qui l'inauguraient dans la grande île, pour
que nous résistions au désir de le reproduire tout
entier.
Le 26 février 1698, après une de ces redouta-
bles expéditions que dans leurs moments de loisir
les Frères de la côte dirigeaient sur le continent
espagnol , le ministre Pontchartrain écrivait au gou-
verneur de la nouvelle colonie :
(' Le roi ayant été informé, par le compte que
j'ai rendu à sa Majesté des effets qui ont été rap-
portés de Carthagène par M. de Pointis, qu'il s'y
est trouvé des calices et autres vases destinés
pour le service divin , et de l'argenterie servant à
l'ornement des églises, il a pris la résolution de les
y renvoyer, pour marquer plus publiquement son
respect pour tout ce qui a rapport à la religion;
quoiqu'il soit assez connu pour en être rempli.
— S. M. a chargé pour cela M. de Romegou d'aller
à Carthagène aussitôt qu'il aura débarqué à Léogane
les munitions qu'il porte pour Saint-Domingue.
Comme il doit être favorablement reçu par les
habitants de Carthagène , et que ce qu'il y va faire
peut ôter de leur esprit les mauvaises impressions
qu'on leur a données des Français sur les courses
COLONISATION. 45
et la conduite des Flibustiers, vous examinerez si
on ne peut pas profiter de cette conjoncture pour
établir avec quelques-uns d'eux des liaisons de
commerce dont Saint-Domingue soit l'entrepôt;
et, en ce cas, vous ferez embarquer un homme ha-^
bile et entendu, sur le rapport duquel vous puissiez
compter pour les commencer ; me remettant à vous,
dont je connais Texpérience, pour lui donner les in&-
tructions nécessaires pour s'acquitter solidement de
cette commission, vous observant seulement de con-
certer le tout avec M. de Romegou, en sorte qu'il
entre dans les mesures dont vous jugerez qu'il aurait
besoin pour réussir.
« J'ai vu , en examinant l'état de la cargaison qui
m'a été envoyé du bâtiipent le Dauphin y arrivé
dans la rade de la Rochelle , qu'il a rapporté une
quantité considérable de sucre ; et il paraît , par ce
qu'on écrit à M. Bégon* , qu'on se propose de s'ap-
pliquer beaucoup à cette culture dans Saint-Domin-
gue. Comme elle ne peut être que très-préjudiciable
aux colonies de l'Amérique, s'en fabriquant assez
considérablement dans les îles du Vent, pour juger
qu'il y en aura bientôt plus qu'il ne peut s'en cou--
' Michel de Bégon , conseiller du roi, intendant des tles, puis des ga-^
1ères, Tun des hommes les plus érudits et les plus recherchés de son temps.
16 LIVRE 1. CHAP. ï.
sommer dans le royaume ; et qu'ainsi , ce sera un
nouvel excédant, Tintention du roi est que vous
détourniez les habitants de cette vue, qui ne peut
jamais leur être aussi avantageuse que la culture
de Tindigo, du coton, du cacao, du tabac, et
des autres denrées, qui les mettra à portée daBs
peu de faire un commerce auquel S. M. donnera
toute la protection nécessaire. J'attends de votre
application que vous y parviendrez , et je vous y
exhorte, parce que je regarde la diversité des cul-
tures dans les colonies comme la chose la phis im-
portante à leur bien , et qui peut le mieux con-
tribuer à les maintenir dans un état florissant ' . »
Environ soixante-dix-huit ans après cette théorie
économique du ministre d^ Louis XIV, la production
en sucre, de la partie française de Saint4)omingtte,
s'élevait, suivant Valverde, à 1,527,750 quintaux,
faisant 152,775,000 livres, dont 61,350,000 livres
blanc, et 91,425,000 brut. Cette évaluation, évi-
demment exagérée, ainsi qu'on pourra s'en con-
vaincre en la rapprochant des chiffres de 1 790 que
nous donnons dans le chapitre suivant, chiffres
qu'elle dépasse à peine , n'en fait pas moins com-
* Moreau de Saint-Méry, Lois et Constitutions des colonies françm-
seSy t. I, p. 582.
COLONISATION. 17
prendre IMdée qu'on se faisait alors de la production
sucrière de la colonie française ' . A Tépoque dont
parle Valverde, le prix du sucre était d'environ
35 livres tournois'' le quintal.
Le tabac onpetun, comme on avait fini par l'ap-
peler après plusieurs dénominations successives ,
avait été d'ailleurs à Saint>-Domingue , comme il
fiit plus tard dans les autres îles , la première indus^
trie coloniale , car il est indigène aux pays inter-
tropicaux. Déjà, en effet, dès 1629, un droit fiscal
avait atteint l'importation de cette denrée , sur un
considérant où le roi «disait que « depuis peu de
temps on faisait venir des pays étrangers quantité
de petun ou tabac, sans payer aucun droit d'entrée,
sous prétexte qu'il n'a été compris dans les anciens
tarifs et pancartes; ce qui aurait donné lieu d'en
faire apporter grande quantité en son royaume , de
sorte que ses sujets, à cause du bon marché, en
prenaient à toute heure , dont ils recevaient grand
préjudice et altération en leur santé ^. »
* Voyez Valverde, op. cit. , p. 136 , qui ta donne cependant comme lui
venant d'une source certaine.
' On sait que la valeur de la livre représentait à peu près celle da franc
actuel.
^ Déclaration du roi, du 17 novembre 1029. ~ Moreau de Saint^Méry,
Lois et Constitutions, op. cit, t. I, p. 23.
1. 2
18 LIVRE I. CHAP. I.
Le coton crott aussi spontanément dans Tilé; car
on ne peut douter que le cotonnier ne soit indigène
de l'Amérique aussi bien que de Tlnde. « Les Mexi-
cains , dit l'abbé Clavigero , cité par le Dictionnaire
du Commerce j faisaient de belles toiles de coton,
aussi fines et aussi belles que la toile de Hollande;
elles étaient trè&-estimées en Europe... Parmi les
présents envoyés à Charles-Quint par Cortès , on re-
marquait des manteaux, des vestes, des mouchoirs,
des courtepointes et des tapis de coton. » « Il croît
partout, dit Valverde, dans les terrains fertiles
comme sur les terres arides. » ^Cependant, cette
culture ne se développa pas aussi rapidement qu'on
pouvait s'y attendre.
En 1776, la partie française ne produisait, sui-
vant Valverde, que 37,640 quintaux , ou 3,764,000
livres ' , qui représentaient cependant un beau re-
venu, le prix étant à cette époque de 20 piastres ou
100 liv. le quintal. Le premier impôt fut mis sur le
coton par les célèbres lettres patentes d'avril! 71 7,
qui règlent le commerce des îles d'Amérique*.
Les Anglais eurent longtemps le monopole de
l'indigo qu'ils tenaient de leurs possessions de
' Valverde, op. cit., 136.
^ Art. XIX.
IIl
COLOMISÀTION. 19
V/ rinde. Cependant, la nature n'avait pas non plus
refusé ce riche produit au sol favorisé de rAmé-
' rique, et l'extraction de cette précieuse matière
colorante fut une des premières industries de nos
t - colonies. En 1671, M. de Baas, Tun des adminis-
a trateurs les plus intelligents qu'aient eus nos établis-
^ sements des AntiUes, l'encouragea à la Martinique ■ .
Les planteurs s'y adonnèrent avec passion , surtout
à Saint-Domingue , à ce point qu'en 1693 (1^' sep-
tembre) intervint un arrêt du conseil ainsi conçu :
c( Le roi , étant informé que ses sujets de l'Amé-
rique occidentale, sur les excitations que S. M.
leur a fait faire de s'appliquer aux cultures qui
peuvent servir le plus utilement le conmierce,
ont cultivé l'indigo, et particulièrement ceux de
SainIrDomingue , et en ont envoyé les deux der-
nières années des quantités si considérables en
France, qu'ils sont obligés de les y donner à perte,
quoiqu'ils soient en état d'en fournir davantage à
l'avenir. A quoi S. M. voulant pourvoir et donner
de nouvelles marques , aux habitants desdites coto-
' Jean-Charles y comte de Baas, lieutenant général des armées du
raif gouverneur et lieutenant général , pour le rot, dans les iles fran-
çaises d'Amérique f gouverna de 1667 à 1677, année où il mourut à la
Martinique. L*acte dont nous parlons est du 7 février de Tannée indi-
quée.
2.
â'O LIVRE 1. GHAP. I.
iiies, de son affection, en leur facilitant les moyenè,
et aux négociants français qui font les achats de
leur indigo, de les pouvoir débiter avec avantage
dans les pays étrangers; S. M. étant en son con-
seil a ordonné et ordonne qu'à partir du jour du
présent Tindigo provenant de Tîle Saint-Domingue ,
et autres lieux des îles de l'Amérique occidentale
occupés par les Français, qui sera porté ,. hors du
royaume seulement, tant par mer que par terre, sera
exempt de tous droits de sortie, etc.... » On estime
à 2,000,000 de livres la quantité d'indigo que les
Colonies françaises envoyaient à leur métropole, en
1775'. Cette évaluation, généralement admise, rend
à première vue extrêmement exagérée celle de
2, H 0,500 livres que donne Valverde pour la seule
production de notre côte de Saint-Domingue. Mais
on arrive à reconnaître l'exactitude des informa-
tions de l'écrivain espagnol , en lisant au Code de
la Martinique différents actes qui constatent que
l'industrie indigo tière avait, à cette époque, entiè-
rement disparu des Petites Antilles. Lorsque en 1775
le président de Tascher, J'habile intendant de la
Martinique , l'encouragea de nouveau , c'est à peine,
^ Voyez dans le Dictionnaire du commerce et des marchandises le
curieux travail relatif à ce produit.
COLONISATION. 21
dit un écrivain y si l'on se souvenait des anciennes
indigoteries. Ajoutons que le fait de cette résurrec-
tion se rattache à Tune des situations les plus cri-
tiques qu'aient traversées les îles. Ce fat la res-
source suprême offerte aux planteurs, vaincus et
découragés par un fléau qui faillit leur faire aban-
donner la place : nous voulons parler de l'invasion
des fourmis qui, à la suite de plusieurs ouragans
successifs , fondirent sur les plantations de cannes
qu'elles détruisirent presque complètement*. Les
fourmis disparurent comme elles étaient venues , et
la canne reverdissant sur le sol en expulsa de nou-
veau l'indigotier, qui ne se maintint plus qu'à
Saint-Domingue , où , dans le chapitre suivant ,
nous le retrouverons en 1790. — En 1776, l'in-
digo valait environ 5 liv. 10 sous la livre.
Suivant Valverde, le cacaotier croîtrait aussi spon-
tanément dans l'île Espagnole, et cette opinion paraît
fondée : car on sait que le plus fin produit de
cette plante est celui que fournissent les contrées que
baigne le golfe du Mexique. Quoi qu'il en soit, on
^ Une récompense d'un million de livres fut proposée pour celui qui
trouverait le moyen de les détruire. — Voyez au tome 111, p. 249, 309, et
257 du Code de la Martinique; et dans les Annales du conseil souve^
rain de la même colonie^ t. I, p. 127 ; t. II, p. 297, où se trouvent d'inté-
ressants détails sur le président de Tascher, auquel la France dut alors le
salut de ses possessions des petites Antilles.
22 LIVRE I. GHAP. I.
le trouve à Torigine de la colonisation européenne ,
et il fiit avec les métaux et le sucre le premier ar-
ticle d'importation que reçut l'Espagne . Il n'y avait
pas, au xYi® siècle, d'autre cacao que celui de Saint-
Domingue, qui approvisionnait sa métropole et fai-
sait même quelques envois à l'étranger. Les Français
empruntèrent donc cette industrie à leurs voisins ;
mais combattue en quelque sorte par l'indigotier et
la canne, qui s'étendaient rapidement, elle ne prit
jamais un bien grand développement. Elle s'amoin-
drit aussi rapidement dans la partie espagnole, dont
cependant les plaines élevées et richement arrosées
sont éminemment propres à la végétation de l'arbre
qui porte la précieuse amande que la science appelle
mets des dieux ' .
L'introduction du café dans les colonies françai-
ses d'Amérique est un point d'archéologie écono-
mique fort connu. Il n'est personne qui ne sache
la touchante histoire de Desclieux, gentilhomme
normand , chargé de porter à la Martinique deux
plants sortis du jardin botanique de Paris, et qui,
embarqué sur un vaisseau où l'eau vint à manquer,
partagea avec les frêles arbustes la ration qui lui était
chaque jour distribuée. Ces jeunes pousses étaient
> Theobroma Linn.
COLOMSATION. 23
sorties d'un cafier dont les magistrats d'Amsterdam
avaient fait don à Louis XIY dans les premières an-
nées du xvui* siècle , et qui provenait des posses-
sions hollandaises de Java , où le précieux arbris-
seau avait été depuis assez longtemps importé
d'Arabie. En 1727, un tremblement de terre avait
fait périr tous les cacaoyers de la Martinique, dont
la culture était la seule ressource des colons qui ne
possédaient pas des capitaux suffisants pour ente*o-
prendre celle de la canne. Ce fut pour venir en aide
à cette population désolée que le cafier lui fut en-
voyé. Jamais industrie ne répondit mieux à Tespoir
qu'on avait fondé sur elle. Lorsque Desclieux mou-
rut en 1775, à l'âge de quatre-vingt-dix-sept ans,
il avait vu une belle et riche culture grandir à la
suite des deux pauvres arbustes dont il avait été le
tateur dévoué " . Le cafier fut importé de la Marti-
nique à Saint-Domingue. Il y prospéra merveilleu-
sement; et après avoir résisté aux envahissements
' Voyez les Annales du conseil souverain, déjà citées , t. Il, p. 6. On
trouve dans la collection manuscrite de Moreau de Saint-Mëry (partie de la
Guadeloupe, 1. 1 , p! 61) un document curieux, qui prouve que, dès 1636,
la Compagnie des iles avait clierché à introduire le café dans cette colonie.
Seulement , on ignorait alors que cette fève ne conserve que très-peu de
temps son germe , et Ton finit par renoncer à cette tentative , on restant
convaincu que les Hollandais faisaient subir une première torréfaction au
café qu'ils envoyaient en Europe, pour conserver à leurs possessions le mo-
nopole de la production.
24 LIVRE I. CHAP. I.
de la canne , comme à la grande commotion révolu-
tionnaire qui fit disparaître toutes les cultures, il
constitue encore aujourd'hui la seule industrie du
pays. En 1737, la partie française de Saint-Domin-
gue et nos colonies des Petites Antilles produi-
saient déjà assez de café pour qu'il fût possible d'en
permettre l'exportation à l'étranger, malgré le goût
de plus en plus prononcé que manifestaient toutes
les classes de la société pour cette précieuse alimen-
tation qui ne devait pas plus passer que les vers du
poëfe ^ Suivant Valverde, la partie française de
Saint-Domingue produisait en 1 776 la quantité de
30,480,000 livres de café , qui , se vendant à raison
de 30 livres tournois le quintal , donnaient un re-
venu de 1,827,000 livres.
Nous reviendrons plus tard dans un chapitre spé-
cial sur cet important produit, qui , selon nous, cons-
titue l'une des belles questions économiques du mo-
ment, et dont nous faisons le pivot de la solution
que poursuit ce travail.
Tels farent les premiers éléments de la prospérité
de la belle colonie qui se créait toute seule pour la
* Madame de Sévigné avait prédit que Racine passerait comme le café :
malheureux pronostic qui prouve deux fois contre son goût. — Voyez, dans
Moreau de Saint-Méry, Lois et Constitutions, t- m, p. 331, la Déclara-
tion du roi, du 27 septembre 1732, qui permet l'exportation du café.
COLONISATION. 25
France. On peut dire que cette terre doublement fé*
conde faisait sortir à la fois de son sein la civilisa-
tion et les tiges vigoureuses des plantes dont le germe
lui était confié. Car, à mesure que les habitants lui
demandaient les richesses dont elle était si prodigue,
ils renonçaient à leur vie de déprédations et de vio-
lences : les héroïques forbans devenaient d'intelli-
gents et courageux planteurs.
C'est une curieuse histoire, et qui serait bien
digne d'arrêter aujourd'hui l'attention de la France,
que celle de la colonisation de la partie française de
Saint-Domingue! Elle offre, en effet, un sujet d'é-
tude unique dans l'histoire de ce xvn® siècle qui en-
treprit le défrichement civilisateur du monde nou-
veau que l'illustre Génois avait ouvert à l'Europe.
Là, ce n'était pas la lutte d'hommes bardés de fer,
et lançant la foudre contre de pauvres sauvages qui
les prenaient pour des dieux ; c'était la lutte de deux
nationalités également fortes , disposant des mêmes
moyens de destruction, et dont l'une demandait
place à l'autre. Ah! si jamais lutte fut instructive,
c'est bien celle-là ! si jamais le passé a légué un évé-
nement à l'avenir, en lui disant : Voilà comme il faut
faire ! c'est bien celui-là. L'occupation de la côte de
Saint-Domingue par l'héroïque descendance de la
26 LIVRE 1. CHAP. I.
Tortue, c'est la colonisation modèle; — car elle fut ce
que doit être toute colonisation intelligente : la goutte
d'huile qui s'étend lentement, mais invinciblement.
Ces gens de la flibuste ne s'étaient point avisés de
vouloir conquérir une immense étendue de pays
pour le coloniser ensuite. Ils s'établissaient par
groupes le plus près de la mer possible, dressaient
leur boucan dans le lieu qui leur convenait, et, ar-
més jusqu'aux dents , défendaient tant qu'ils pou-
vaient cette possession de fait. Il arrivait de deux
choses l'une : ou les Espagnols finissaient par les
massacrer, ainsi qu'il advint en 1638 de presque
tous les boucans de la côte nord, ou ils finissaient
par lasser les Espagnols. Alors on s'entendait, on
signait trêve , et le fait usurpateur devenait une sorte
de droit. Ce pied mis permettait d'en poser un autre.
Nouvelle querelle qui commençait presque toujours
par le massacre des sentinelles avancées de la nou-
velle usurpation auxquelles les Espagnols ne fai-
saient jamais quartier. On se récriait, on soutenait
que de tout temps une vigie française avait été po-
sée sur le point contesté, on demandait une en-
quête dans laquelle étaient entendus les patriarches
de la colonisation. Et comme il arrivait souvent, en
effet, que quelque aventurier plus hardi que les
GOLOlNISÀtlON. 27
autres avait été dresser sa case plus avant dans les
terres 9 ce compagnon que Ton avait cru perdu était
devenu une limite vivante qui mettait souvent l'en-
quête du côté des Français. Combien de querelles de
ce genre au sujet de la rivière du Rebouc , que nos
compatriotes, qui n'avaient commencé à s'établir
dans la plaine du Gap qu'en 1670, voulaient déjà
franchir six ans après, pour se répandre dans celle
de Santiago , dont ils occupaient déjà la tète !
a En 1714, dit Moreau de Saint-Méry, le général
« et l'intendant font faire par devant M** Beaupré
«et Durocher, notaires au Cap, une enquête où
te vingt-quatre témoins assermentés, dont l'un,
« nommé Begot, avait quatre-vingt-treize ans, attes-
« tant que les Français possèdent depuis soixante
« ans tous les terrains à l'ouest du Rebouc* »
Cette affaire, commencée en 1676, époque à la-
quelle les Français avaient poussé leurs établisse-
ments depuis le Port de Paix jusqu'à la rive droite
de la rivière disputée, dura jusqu'en 1731, où la
métropole donna ordre de s'arrêter provisoirement
à la rivière dite du Massacre. A chaque change-
' Voyez, dans la Description de la partie espagnole de Saint-Domin»
gue, la cnriease introduction intitalée : Abrégé historique de ce qmaeu
lieu, relativement aiix limites, entre la colonie espagnole et la colonie
française de Saint-Domingue.
28 LIVRE 1. GH4P. t.
ment de gouverneur, les colons espagnols mon-
taient à cheval, et allaient comme interrompre la
prescription par une attaque qu'ils trouvaient les nô-
tres toujours prêts à bien recevoir. Ils incendiaient
les établissements, ils détruisaient jusqu'aux bœufs
sauvages « dont la chasse attirait les Français; »
mais ils ne rebutaient pas ces hommes de fer, qui
savaient qu'on ne prend pas une terre à autrui sans
dégainer, qu'on n'est pas fermier en pays conquis
comme en Beauce et en Brie , et répondaient coup
pour coup, feu pour feu, sans songer à demander
compte au général et à l'intendant de leurs éta-
bhssements brûlés et de leurs troupeaux dispersés.
Les choses se passaient de même sur tous les
autres points, à mesure que s'allongeait cette re-
doutable ceinture française qui , partie de l'extrémité
nord, descendait irrésistiblement vers le sud. <f Qui
a l'eau, tient le sol! » Tel semblait être le cri de
cette croisade nouvelle. On défrichait par étage ^.
Les premières plantations se firent sur le bord de
la mer, pour être plus à la portée du commerce et
moins à la portée des Espagnols. Puis, l'occupa-
tion se consolidant, et les nouveaux arrivants trou-
vant le littoral occupé, se risquaient plus avant dans
' Description de la partie espagnole, op. cit., t. Il, p. 101.
colomsàtion. 29
les terres y un peu au-dessus de la première ligne.
Puis une troisième ligne franchissait ensuite la se-
conde; et cette marée montait, montait toujours,
avec cette force que Dieu a donnée aux races con-
quérantes comme au flot de la mer. Il ne faut
qu'ouvrir cette curieuse histoire , pour se convaincre
que rile entière serait passée sous la domination
française , si Ton eût laissé faire cette brave et en-
treprenante population coloniale. On avait fini par
ne plus savoir où commençait et où s'arrêtait notre
occupation, à ee point qu'en 1700, il parut à Ma-
drid une carte de l'île , dressée par le géographe du
roi d'Espagne, qui, pour simplifier la question,
traçait une ligne droite de Port de Plate à l'embou-
chure du Neybe ; nous octroyant ainsi une surface
à peu près double de celle qui nous est depuis défi*
nitivement restée.
La vérité est que s'enhardissant à mesure qu'ils
sentaient plus consistante la zone qui les épaulait ,
nos compatriotes, qu'avaient un moment arrêtés
les montagnes du Chaos , avaient fini par s'épandre
dans ces belles plaines de l'Est dont la pente pou-
vait les conduire bien loin, si les gouverneurs es-
pagnols, allégeant le navire pour le sauver, ne
s'étaient décidés à signer des conventions qui re-
30 LIVRE 1. CHAP. I.
connaissaient implicitement l'occupation française ,
pour assigner une limite à ses envahissements.
On ne peut rappeler ces faits sans être frappé
de leur analogie avec ce qui se passe en ce moment
à Tendroit de Tune des plus graves questions de la
politique contemporaine* Ce sourd travail de la po-
pulation envahissante, sape qui s'avance incessam-
ment au cœur du pays convoité ; ces querelles de
limites, imbroglio où chacun finit par être de bonne
foi, jusqu'au jour où le droit finit par rester au plus
fort, n'est-ce pas l'œuvre que nous voyons s'accom-
plir sur cette vaste terre de l'Orégon; mouvement
qui, si aucun traité ne l'arrête, portera la domination
américaine de Test à l'ouest du continent, comme
la nôtre se fût étendue de l'ouest à l'est de la grande
île , si la diplomatie ne lui eût posé des limites ' ?
Mais ces limites, quelles furent-elles? Cette ques-
tion peut ne pas être indifférente aujourd'hui , qu^a-
près avoir été un moment ramenée à l'unité terri-
toriale , l'ancienne colonie franco-espagnole tend à
se diviser en deux nationalités comme par le passé.
' Voyez rhistoire de cet envahissement organisé de l'ouest dans le grand
ouvrage de M. de Mofras, qui a jeté un jour si nouveau et si complet sur
la grosse question qui se prépare dans le nord-Amérique. ( Exploration
du: territoire de l'Orégon , des Califomies et de la mer Vermeille ,
exécutée pendant les années 1840, 41 cl 42, par M. Duflot de Mofras.
— Voyez à ia Bibliographie.)
COLONISATION. 31
Un des derniers écrivains qui ont retracé l'his-
toire de Saint-Domingue , fait remonter à la paix de
Ryswick (1697) la première délimitation régulière
des deux territoires. « Louis XIV, à la fierté duquel
« ce traité arrachait tant de concessions, dit-il, ob-
« tint du moins en retour une cession régulière de
« la partie de Saint-Domingue que le droit de con-
« quête avait rendue française depuis près de qua-
« rante ans, mais que le même droit pouvait aussi
ce rendre espagnole une seconde fois. D'après ce
ce traité, les limites des possessions françaises furent
ce fixées à la pointe du cap Rose pour la côte septen-
cc trionale , et bornées ainsi d^un côté par les villes
ce d'Isabelle et de Santiago; et à la pointe de la
ce Béate pour la côte méridionale. » Et plus loin :
ce En 1730, on établit une nouvelle délimitation;
ce mais ce ne fat qu'en 1776 que ces dispositions
ce reçurent une forme légale, et furent réglées par
ce un traité définitif connu sous le nom de traité des
ce limites ^ »
Autant de mots, autant d'erreurs. — Premiè-
rement, il n'y a rien de spécial à Saint-Domin-
gue dans le texte même du traité de Ryswick,
' Histoire politique et statistique , etc., par M. Placide Justin , p. 98
et 129.
32 LIVRE I. CHAP. I.
ni dans ses nombreuses annexes que nous avons
lues jusqu'à la dernière ligne , ni dans le Droii pu-
blic fondé sur les traités y de Mably, que, nous avons
ouvert comme moyen de vérification. La seule clause
de cette importante convention qui puisse s'appli-
quer à la colonie est l'article IX , que nous reprodui-
sons littéralement : « Ledit seigneur Roi très-chrétien
« fera aussi restituer à S. M. C. toutes les villes,
« places, ports, châteaux et postes, que ses armées
« ont, ou pourraient avoir occupés jusqu'au jour
«de la paix, et môme depuis icelle, en quelque
« lieu du monde qu'ils soient situés , comme pareil-
« lement sadite Majesté Catholique fera restituer à
« S. M. T. C. toutes les places, forts, châteaux et
« postes, que ses armées pourraient avoir occupés
« durant cette guerre jusqu'au jour de la publication
« de la paix , et en quelques lieux qu'ils soient
« situés. ' »
On le voit , il n'y a que les mots « en quelque lieu
du monde y » qui soient d'une application possible
au
' Voyez , dans le Corps universel et diplomatique de Dumont , «-
vol. VII , partie ii , page 408 , le traité signé à Ryswick , le 20 septembre
1697, ratifié par la France, à Fontainebleau, le 3 octobre i697, et par
TEspagne, à Madrid, le 8 octobre de la môme année. Voyez aussi au t. III,
p. 219, du recueil intitulé : Actes et Mémoires de la paix de Ryswick, où
le traité et ses annexes se trouvent in extenso.
COLONISATION. 33
à lâ colonie. Mais peut-être cette généralité d'expres-
sion entraîne-t-elle ridée d'une possession antérieure-
ment admise? — Nous l'avions pensé, et nous sommes
remonté au traité immédiatement antérieur à celui
de Ryswick, c'est-à-dire à celui de Nimègue du 17
septembre 1678. Nous n'avons pas été peu surpris
de voir que l'article dont nous venons de donner le
texte, était la reproduction littérale de l'article Vil
de ce précédent traité.
Secondement : il n'existe aucune trace d'une con-
vention même locale, conclue en 1730. Cette année
est précisément l'une de celles où il n'intervint rien
d'important sur cette question , ainsi qu'il résulte du
précis si minutieux de Moreau de Saint-Méry , qui
passe de 1729 à 1732".
Troisièmement : la grande convention , celle qui
méritait si bien qu'on en précisât la date , n'est pas
de 1776, mais du 3 juin 1777. C'est la convention
provisoire qui est du 9 février de l'année indiquée.
Quatrièmement : il n'existe de cap Rose sur au-
cune carte, même sur celle que M. Placide Justin
donne à la fin de son livre, et qu'il a tirée du
détestable atlas politique de 1825. Quant aux
villes d'Isabelle et de Santiago, entre lesquelles il
' Voyez rintrod. à la Description de la partie espagnole , déjà citée.
I. 3
34 LIVRE ,1. CRAP. t.
place les limites en question , nous ne dirons pas
que la première a cessé d'exister depuis Colomb ;
mais nous dirons que son emplacement qu'indique
la pointe Isabellique à laquelle elle a donné son
nom , se trouve à environ vingt lieues plus à l'Est
que la ligne figurative tracée sur la même carte.
Pour Santiago, elle esta vingt-cinq lieues au moins,
toujours plus à TEst que cette même ligne.
On avouera qu'il est difficile de procéder plus lé-
gèrement.
Il résulte pour nous de l'étude de cette question ,
cette singulière évidence, qu'aucune convention
régulière, échangée officiellement de cabinet à ca-
binet, n'avait reconnu la droit de la France sur ce
territoire qui formait depuis un siècle un des plus
beaux fleurons de sa couronne : l'Espagne laissait
prendre, — elle ne donnait pas. Toutes les délimita-
tions se faisaient de gouverneur à gouverneur, à titre
provisoire. Si la cour de Madrid disait parfois oui y
jamais elle ne l'écrivait.
La carte placée à la fin de ce livre, et dont la
précision ne saurait être contestée pour les raisons
qui seront dites ', donne une idée exacte de la dé-
limitation tracée par l'acte de 1777, qui, plaçant
» Voye« cette carte et la note explicative qui raccompagne.
COLONISATION. 35
les deux extrémités de la colonie française à la ri-
vière du Massacre pour le Nord, à celle des Anses à
Pitres ou Pedernales pour le Sud, la faisait courir
sur une configuration irrégulière de plus de 230
lieues de littoral , tandis que la frontière intérieure
atteignait à peine une longueur de 90 lieues, et
qu'à Texception de la vaste partie péninsulaire du
sud-ouest, la profondeur moyenne, de la mer à
cette frontière, ne dépassait pas 42 lieues.
Voici les quatre principaux points de cette fron-
tière avec leur distance de la mer :
1^ De la baie Mancenille (rivière du Massacre),
tête de la ligne du côté du nord, au cap Saint-Ni-
colas, 50 lieues.
2^ De la ligne à la baie des Gonaïves, à peine
6 lieues.
3^ De rÉtang-Saumache au Port-au-Prince, a
peine 6 lieues.
4*^ De la rivière des Anses à Pitres (Rio Peder-
nales), fin de la ligne, au cap Tiburon, toute la
vaste presqu'île, c'est-à-dire, 75 lieues.
Disons, quant à cette presqu'île , qu'elle présente
elle-même , du nord au sud , une largeur qui varie
de 5 à 15 lieues.
Enfin, pour compléter ces indications topogra-
36 LIVRE I. CHAP. I.
phiques, nous ajouterons que la distance de Saint-
Domingue (cap del Engaiio) à Porto-Rico est de
17 lieues; sa distance (cap Saint-Nicolas) de Cuba
est de 28 lieues.
Quoi qu'il en soit de la régularité primitive de
son occupation, dès 1685, la France avait consi-
déré la possession nouvelle comme assez importante
pour que le roi y instituât une justice souveraine ,
comme dans les colonies plus anciennes de la Mar-
tinique et de la Guadeloupe.
Cette organisation régulière ne doit cependant
pas donner une idée trop avantageuse des progrès
de la colonisation à cette époque. Lorsque , en 1 701 ,
l'ingénieux et naïf historien dé nos établissements
de la mer des Antilles se rendit de la Martinique
dans la grande île , pour aider les frères de son ordre
dans leur œuvre doublement sainte de travailleurs
et de ministres de l'Évangile , il lui sembla passer
de civilisation en barbarie ' . Mais, dès ce moment,
l'impulsion était donnée. En 1714, la partie fran-
çaise de Saint-Domingue avait conquis une impor-*
tance commerciale et politique assez grande pour
mériter une administration distincte de celle des
Iles du Fentj dont la Martinique était le chef-lieu.
* Voyez le Nouveau Voyage du P, Labat,
COLONISATION. 37
Elle fut érigée avec ses dépendances ( les îlots qui
Fentourent) en gouvernement des Iles sous le Vent.
Le premier chef du gouvernement nouveau lut
un homme dont le nom mérite d'être conservé; car
ce nom a joué un grand rôle dans l'œuvre de la co-
lonisation des îles d'Amérique. En 1677, Charles
de Courbon , comte de Blénac , chevalier, seigneur
de Romegou , lieutenant général de terre et de mer,
sénéchal de Saintonge, chambellan de Monsieur, —
et nous ajouterions volontiers, pour achever de
donner une idée de son importance , beau-frère du
duc de la Rochefoucauld, — passa aux îles comme
représentant de l'autorité royale, alors juxtaposée
à celle de la compagnie des Indes occidentales. Son
titre était : Gouifemeur et lieutenant général pour
le roi des îles françaises et terre ferme de V Amé-
rique. Il fdt reçu en cette qualité à la Martinique ,
le 8 novembre 1677. Ce fut lui qui bâtit la ville du
Fort-Royal; et, en 1694, le P. Labat, aussi habile
ingénieur qu'il était planteur intelligent, l'aidait de
ses conseils dans la construction du fort. Ce sei-
gneur, « homme d'esprit et très-brave , point du tout
ami du vin , ni des femmes , » après avoir obtenu
de retourner à la cour, « dont il avait perdu l'habi-
tude , » se prit à regretter sa grande vie demi-royale
38 LIVRE I. GHàP. I.
demi-caraïbe , et se fit renvoyer dans son gouver-
nement, où il mourut, le 10 juin 1696, dans un âge
extrêmement avancé'. Ce fut Charles, comte de
Blénac, son fils, aussi grand sénéchal de Saintonge ,
nommé, en 1712, Gouverneur en chef de Cile de
ta Tortue et côte de Saint-Domingue , avec le titre
de lieutenant au gouvernement général des îles , qui
reçut, en 1714, la première commission de Gou--
i^erneur général des Iles françaises et terre ferme
sous le Vent ^ . Cette organisation nouvelle ne fut com-
plétée que quatre ans après par Fadjonction d'un in-
tendant au gouverneur général. Le premier revêtu
de cette fonction fut Jean-Jacques Mithon de Senne-
ville , commissaire général de la marine , conseiller
du roi en ses conseils, qui prit le titre di Intendant
de justice^ police et finances des îles sous le Vent^ et
dont la commission est du 9 août 1718. La nouvelle
possession se trouva ainsi dotée de cette organisa-
tion qui remontait, pour celles plus anciennes des Iles
du Vent, aux premiers temps de la colonisation,
» Voyez le P. Labat , Nouveau Voyage aux îles (T Amérique , t. v,
p. 255 et SUIT.
^ ... Sous le Tent des antres tles, c'est-à-dire des Petites Antilles, et non
pas de l'Amérique, ainsi que récrit M, de Saiiit-Méry, dont nous ne re-
connaissons pas ici la précision ordinaire. — Voyez la liste des gouTerneiirs
généraux des lies, t. il , p. 9 des Lois et Constitutions ; et à la page 408
du même Tolume^ les provisions du comte de Blénac.
COLONrSATION. 39
ainsi que le constate la commission de M. Ciersellier
de Leumont, qui est du l*"* octobre 1642. Or, si
l'on veut joindre à ces premiers éléments Tinstitu-
tion des conseils souverains qui fonctionnaient
comme nos parlements, Tapplication des textes fon-
damentaux de la législation civile , tels que Tordon-*
nance de Blois sur les mariages, la coutume de
Paris, les ordonnances de 1667 et 1669 sur les pro-
cédures civile et criminelle, celles de 1670 et 1673
sur le commerce, et celle du mois d'août 1681 sur
la navigation, on reconnaîtra que cette orga-
nisation n'était autre que celle de la métropole
elle-même , qui alors ne croyait pas pouvoir mieux
s'approprier un pays qu'en se l'assimilant par les
institutions'. Ajoutons qu'à Saint-Domingue, aussi
bien qu'à la Martinique et à la Guadeloupe , elle ne
disparut qu'avec l'ère nouvelle qui la fit disparaître
* La coulume de Paris et les cinq premières ordonnances ont été ente
gistrées à la Martinique, le ô février 1681 . Elles faisaient déjà loi comme
raison écrite. La pensée de l'ancien goiiTernement royal paratt avoir été de
donner aux colonies les mêmes privilèges qu'avaient les pays à états.
Les luttes maritimes presque constantes que soutint la France , depuis
Louis XIY, empêchèrent seules la réalisation de cette pensée, en forçant de
laisser prédominer Tinfluence militaire. Dans les circonstances critiques ,
on jetait toujours les yeiix sur les créoles pour les fonctions les plus con-
sidérables. Ce fut M. deVaudreuil, né au Canada, qui soutint, comme
gouverneur général, le dernier assaut des Anglais. M. Levassor delà Touche»
colon de la Martinique, que sa descendance habite encore, fut nommé gou-
verneur général aux approches de la guerre de 1756.
40 LIVRE I. CHAP. I.
de la métropole. Ainsi, curieux rapprochement,
Fautocratie royale avait du premier coup saisi ce
que n'a pu depuis comprendre le gouvernement de
la bourgeoisie : que la nationalité complète est par-
tout où flotte le pavillon , et que plus éloigné est le
sol nouveau qui le voit flotter, plus glorieux il est
pour une puissance maritime de ne pas tenir ccnnpte
de la distance qui Ten sépare. Aussi, Tautocratie
royale avait-elle fait large la part de la France dans
le monde colonial !
Quant aux dépendances qui constituent les lies
sous le Vent y dont M. deBlénac était nommé gou-
verneur général, elles n'étaient autres que les îlots
qui faisaient face à la côte française, et en tête des-
quels il faut placer la redoutable Tortue, qui per-
dait de son importance à mesure que se développait
la colonisation de la grande terre, et qui finit par
être à peu près abandonnée. Cette île, qui ne manque
cependant pas de fertilité, présente une étendue de
dix lieues de long sur une largeur moyenne de deux
lieues,
La seconde île est celle de la Gonave , beaucoup
plus grande, mais à peu près inculte, qui se trouve
à l'entrée du golfe dont l'extrémité forme la baie du
Port-au-Prince ; sa longueur est de quinze lieues et
sa largeur de trois.
COLONISATION. -if
Enfin , sur la côte méridionale de la grande pres-
qu'île du sud , se trouve la terre appelée tle à Fâche,
îlot fertile, et qui parut assez important pour donner
son nom à une compagnie , qui , dans les premiers
temps de notre occupation , avait entrepris la colo-
nisation de cette partie du territoire , la plus tardive
à se développer.
A partir de 1725, Saint-Domingue entre dans
une ère de prospérité dont les fastes des nations
offrent peu d'exemples. Arrêtée un moment dans
sa marche, quand la guerre de 1745 vint passer
à son creuset le mérite des fameuses lettres paten-
tes de 1727, qui avaient prétendu modeler le sys-
tème économique de nos colonies sur celui des co-
lonies anglaises, elle reprend son essor, lorsque
l'arrêt du conseil d'État de 1767 rompit définitive-
ment ces liens de fer de ]a prohibition qu'avait déjà
en partie brisés un commerce interlope organisé sur
une vaste échelle.
Cependant, vers cette même époque, la colonie
reçut un grand ébranlement; et il fallut que son or-
ganisation fàt assise sur des bases bien solides, pour
que l'agitation qui régna un moment dans la classe
supérieure, ne déterminât dès lors aucune réaction
dans la population noire. Cette tempête ftit soulevée
42 LIVRE 1. CHàP. I.
par la question des milices , Tune de celles qui ont
toujours le plus vivement remué les populations co-
loniales.
Colonisé en quelque sorte Tépée au poing, ainsi
que nous venons de le voir, SaintrDomingue s^était
trouvé comme naturellement organisé en milices;
mais cette institution, précisément à cause de son
caractère traditionnel, se ressentait de la brutalité
de son origine. L'autorité des chefs avait dégénéré
en une véritable oppression qui suivait les citoyens-
soldats jusque dans la vie privée. Des plaintes très-
fréquentes s'étaient élevées à mesure que les masses
devenaient, en se poliçant, étrangères à ces habi-
tudes militaires. La milice fut supprimée tout à fait,
et cette charge fut remplacée par un impôt. Mais cha-
cun sentit bientôt que la défense d'un territoire aussi
considérable, si elle était confiée aux troupes ré-
gulières, entraînerait à de trop grandes dépenses.
On comprit qu'il eût fallu agir par voie de ré-
forme, et non par voie de suppression. On réso-
lut dès lors de procéder au réarmement des milices.
La colonie était très-hostile à la mesure; et il ne
parait pas que le gouverneur (un Rohan) qu'elle
avait alors à sa tête se rendît bien compte des diffi-
cultés de sa tâche. Il ne sut même pas se ménager
COLONISATION. 43
le concours des pouvoirs secondaires, qui lui eût été
si nécessaire : l'intendant , qui, dans de certaines li-
mites, partageait avec lui Fadministration, et les
deux conseils supérieurs du Cap et du Port-au-Prince,
qui, ainsi que nous Tavons dit, jouaient jusqu'à
un certain point dans les colonies le rôle des parle-
ments en France. En quelques jours, ses mesures
violentes mirent pour la première fois, en armes
contre l'autorité du roi, presque toute la partie de
l'ouest et plusieurs paroisses du sud. M. de Rohan
déploya une grande énergie : après avoir fait arrêter
et embarquer en masse le conseil supérieur du Port-
au-Prince, il fit exécuter militairement six habi-
tants pris les armes à la main. Ces rigueurs, si il-
légales et si extrêmes qu'elles furent d'ailleurs,
comprimèrent ce mouvement.
La grande catastrophe qui a passé sur cette agi-
tation de 1768, en a fait perdre le souvenir. Ce-
pendant, elle occupa beaucoup les esprits dans la
métropole ; et l'examen que le roi fit lui-même de
cette affaire , témoigne assez de l'importance atta-
chée à tout ce qui pouvait toucher à la conservation
de notre belle colonie.
Cette agitation calmée, la vie de ce pays ne fiit
plus, de 1770 à 1790, qu'un long rêve auquel se
44 LIVRE I. CHAP. ï.
trouvent mêlés les plus beaux noms de France,
soit que la cour accorde aux favoris ruinés le splen-
dide honneur de le gouverner, soit que, passant la
mer, les belles créoles aillent enter le sang et les ri-
chesses des anciens héros de la Tortue sur les plus
nobles familles de la monarchie.
Pour achever ce chapitre , où , même au risque
d'un peu de confusion, nous avons cherché à grou-
per tous les faits importants de la plus importante
colonisation insulaire du nouveau monde, nous di-
rons un dernier mot de la province espagnole.
La vaste circonscription que formait la partie Est
de Saint-Domingue s'appelait une Audience.
Il ne faut pas chercher à ce mot une autre accep-
tion que celle qui se présente tout d'abord à l'esprit;
et c'est là précisément ce qui y rattache une idée
grande et philosophique. Dans l'ancienne Espagne,
les territoires se marquaient par juridictions , et les
grandes divisions du sol prenaient la dénomination
qui rappelait le mieux l'action de rendre la justice.
Cette règle avait été suivie dans les Indes. Par la
même raison, là, comme dans la métropole, la jus-
tice était entourée d'uïie grandeur et d'une puis-
sance qui touchaient à la redoutable omnipotence du
Saint-Office. Le gouverneur était président de jus-
r
COLONISATION. 4;>
liée 9 avant d'être capitaine des armes. De là, le
titre de Président qu'il portait usuellement et offi-
ciellement ^ quoiqu'il eût aussi celui de Gouverneur
et de Capitaine général. En cas de mort ou d'em-
pêchement j c'était un des membres du tribunal de
justice, de l'Audience, qui dirigeait l'administration.
Comme les anciens conseils souverains de nos colo-
nies, et beaucoup plus qu'eux, cette magistrature
supérieure prenait part au gouvernement, servait
de contre-poids à l'autorité des gouverneurs , et la
contrôlait par son droit de correspondre directement
avec le Conseil royal et suprême des Indes '.
Nous avons dit quels avaient été les rapports de
la partie espagnole avec la partie française jusqu'au
traité des limites. A côté des hostilités, qui d'ailleurs
n'étaient jamais que partielles, s'étaient établies
quelques relations de commerce , beaucoup moins
importantes que ne pourraient le faire supposer le
vaste prolongement et le caractère tout conventionnel
des frontières. Elles consistaient surtout, de notre
côté, dans l'achat des bestiaux qui devenait chaque
jour plus considérable et plus onéreux, à mesure
» « ce conseil, presque aussi ancien que la découverte de TAmérique,
a et qui , par un funeste amour-propre", a toujours gardé les mêmes vues,
tt est celui du monde entier dont la juridiction est la plus étendue , et le
« pouvoir le plus grand. » — Moreaude Saint-Méry.
46 LIVRE I. CHAP. I.
qu'augmentait la consommation , et que le dévelop-
pement de la culture faisait disparaître les haltes
dont les premiers gouverneurs avaient eux-mêmes
enrichi notre territoire; du côté des Espagnols,
dans Tachât de nos marchandises , lesquelles péné-
traient par tous les points , malgré les ordres de la
cour de Madrid, qui voulait au moins, à défaut
d'autres avantages , réserver à la métropole le mar-
ché de sa colonie ; et aussi dans l'achat également
prohibé des esclaves. Car la traite espagnole ne se
fit jamais que d'une manière boiteuse , et c'était par
la contrebande française que s'était en partie formée
la très-faible population noire dont nous aurons
tout à l'heure à constater l'existence. Ce fait ex-
plique même les promptes communications qui , aus-
sitôt l'insurrection , s'établirent entre les noirs des
deux colonies.
Tels étaient les points de contact pacifique entre
les deux nationaUtés européennes de SaintrDomin-
gue. Jamais aucune cordiaUté ne les rapprocha. On
eût dit que les Espagnols en voulaient aux Français
de l'insolence de leur prospérité, et que ceux-ci ne'
pouvaient pardonner à leurs voisins leur orgueil
castillan trônant du haut de sa misère.
En effet, à mesure que l'occupation française
COLONISATION. i7
grandissait et se développait en civilisation, la vieille
métropole de Colomb semblait perdre à la fois et le
sol et la vitalité qui crée les nations. En 1730, sa
décrépitude était telle, que, suivant Valverde, sa
population blanche ne dépassait pas 6,000 âmes.
Sur le compte qui fut rendu à la cour de Madrid
de la perte totale qui la menaçait % de grands ef-
forts furent faits pour en augmenter la population.
Us ne demeurèrent pas sans résultat , s'il faut en
croire le tableau suivant, que donne le même écri- .
vain, et que nous reproduisons textuellement,
comme offrant un intérêt particulier au point de vue
topographique.
Suivant l'écrivain créole, au moment où il com-
posait son livre , la population de la province espa-
gnole se répartissait de la manière suivante entre
ses différentes localités :
Habitante.
Santo-Domingo 25,000
Santiago et la Vega 26,000
Daxabon 4,000
Conception de la Vega 8,000
A reporter 63,000
* Una pronta perdida de toda. Valvenie, op. cit., p. t05.
48 LIVRE I. CHAP. I.
Habitants.
Report 63,000
Cotuy 4,500
Endroits divers 3,000
Mines de San-Lorenzo 300
Hayna 2,000
Sucreries diverses 2,500
Azua 3,000
San-Juan 4,500
Neybo 1,500
Banica et lieux voisins 7,000
Hincha et lieux voisins 12,000
Monte de Plata 6,000
Bayaguana et Higuey 1,500
Puerto de Plana 5,500
Samana et Sabana la Mar 500
San-Carlos 2,500
Total 119,300
Valverde ne dit pas pour quelle proportion entrait
dans ce chiffre chacun des trois éléments qui com-
posent les populations coloniales. Mais d'autres do-
cuments nous permettent de le décomposer ainsi :
environ 25,000 blancs, de race espagnole pure;
15,000 Africains, et 73,000 sang-mêlés.
Ces quantités si disproportionnées, eu égard à
COLONISATION. 49
celles que nous avons constatées dans la partie
française, demandent quelques explicsitions. Nous
les donnerons ici , comme le corollaire anticipé des
recherches sur les premiers temps de Tesclavage
dans les colonies françaises , auxquelles est con-
sacré le chapitre III de ce P' livre.
L'ancien esclavage espagnol présentait ce caractère
heureusement exceptionnel , que le servage de nos
colonies actuelles doit à la suppression de la traite,
aux efforts du pouvoir supérieur, et surtout à l'é-
ducation toute libérale des colons français, aujour-
d'hui mêlés aux idées comme aux affaires de leur
métropole. C'était l'autocratie patriarcale du maî-
tre, {dutôt que la servitude matérielle de l'esclave.
La loi permettait l'affranchissement d'une manière
absolue. Tandis que, renversant le système romain
qui déterminait les cas de manumission et ne lais-
sait au juge que l'apphcation du droit au fait ^ notre
législation de 1713 et de 1736 faisait de l'octroi
de la liberté une matière purement administrative,
le code des Indes l'écrivait sans restriction dans les
lois du 15 avril 1540*, 31 mars 1563% 26 oc-
« Livre VII, titre v, loi «.
* Livre Vlï, titre v, toi 6.
L
50 LIVRE I. GHAP. t.
tobre 1641 >. Ces mêmes lois autorisent les vice-
rois, présidents et gouverneurs à taxer les affran-
chis dans leurs personnes et leurs biens comme les
blancs. — C'était en quelque sorte l'inauguration du
principe fondamental des sociétés nouvelles : l'éga-
lité devant l'impôt. Elles reconnaissaient en outre
le droit de l'esclave à la propriété des fruits acquis
en dehors du travail dû à son mattre. Ainsi, les
anciennes lois espagnoles sont incontestablement
favorables à la liberté.
Mais un corps de droit se juge par son ensemble ,
et non point par les dispositions qu'on en détache
pour les besoins d'une argumentation. Il ne faut
pas voir dans les lois que nous avons indiquées une
tendance désordonnée à l'affranchissement et à l'é-
gahté mon; les lois coloniales de l'Espagne sont,
aux yeui: de ceux qui les ont étudiées, des chefs-
d'œuvre de logique et de codification. A côté du
droit illimité à la manumission , s'y trouvent écrits
en caractères de fer l'obligation au travail et le
respect pour la race supérieure. Tandis que, même
dans le bel édit de 1685, dont nous aurons à par-
ler longuement, le pouvoir émancipateur n'avait
• Livre VIT, tilre v, loi 5.
COLONISATION. 51
pas songé à écrire le travail à côté de la liberté , le
code des Indes ordonnait « de faire travailler ciux
mines les nègres et mulâtres oisifs , et n'ayant point
de métiers S» voulait que même les noirs des
villes s'occupassent d'agriculture *, et prescrivait les
moyens les plus minutieux pour qu'aucun affranchi
ne pût se soustraire à cette prescription générale
qui s'y trouve partout écrite^. D'un autre côté, les
peines les plus redoutables étaient portées contre
l'afFranchi qui méconnaissait ces liens de patronage
que la loi romaine avait fini par élever au rang des
institutions sociales. L'affranchi, quelle que fût sa
couleur, qui mettait les armes à la main contre un
blanc, encore qu'il n'en eût pas fait usage, était
passible des peines réservées à l'esclave. Il n'était
justifiable que dans un seul cas : celui où le blanc
aurait le premier tiré l'épée du fourreau. Alors, par
un généreux retour aux mœurs chevaleresques de
l'Espagne, le législateur voulait que toute démarca-
tion disparût, et rien n'était fait à l'affranchi ^
quelles que puseent être les suites du combat"^.
* Loi 4, an t9 noTeoibre t602.
> Loi 10, du 21 juillet 1623.
' Loi 3, du 29 octobre 1577.
^ Loi 14, du 11 août lô52.
^2 LIVRE I. CHAP. t.
Ajoutons que 9 bien différente de la législation
française, la législation espagnole n'avait pas élevé
le préjugé de la couleur aux proportions d'un sys-
tème politique. Elle avait pensé que Tharmonie^
et, autant que possible, la fusion des différentes
classes de la population, étaient un mCyen de gou-
vernement peut-être moins profond, mais pour le
moins aussi rationnel et aussi pratique que la com«
binaison traditionnelle du cU^ide et impera.
Tel était Tesprit de la législation servile dans le
code des Indes. Ajoutons que Tétat de la colonie
espagnole de Saint-Domingue tendait à développer
Faction émancipatrice de cette législation. Là,
tandis que d'un côté , l'esclave aussi pauvre que son
maitre, et oubliant ses liens dans les langueurs
d'une commune oisiveté, ne songeait guère à la
faculté de rachat que la loi lui avait ouverte-, de
l'autre, des rapports constants, contre lesquels,
abandonné à lui-même , l'instinct seul de la supé-
riorité des races est impuissant à résister, avaient
produit des unions nombreuses , souvent légitimées
par le mariage , et desquelles était sortie cette classe
métisse dont la disproportion avec les deux autres
éléments de la population vient d'être remarquée.
On comprend facilement les conséquences de cet
COLONISATION. 53
état de choses sur l'économie sociale du pays. Là
où la liberté seule , et non la couleur de la peau,
constituait Tétat civil , tout individu de sang mêlé
se prétendait blanc , et comme il ne trouvait aucune
résistance sérieuse à sa prétention, elle passait
bientôt pour lui à Tétat d'article de foi. La force
seule de cette illusion créait ainsi naturellement, et
mieux que n'auraient pu le faire toutes les lois , —
car elle lui donnait la vanité humaine pour élément ,
-— cette cohésion des intérêts qui constitue la force
des sociétés',
Ces indications générales étaient nécessaires pour
faire comprendre la parfaite tranquillité intérieure
que conserva la province espagnole, au milieu des
déchirements de la colonie française, et alors même
qu'elle allait si bénévolement et si imprudemment
se mêler à ses luttes intestines.
Quant à la situation économique , il serait diffi-
cile de la préciser. Deux chiffres nous ont seuls paru
assez sérieux pour être mentionnés. Nous trouvons
dans Valverde, qu'au moment où il écrivait, le re-
venu envoyé à la métropole ne s'élevait pas à plus
' Noos croyons néanmoins qu'il y a exagération de la part de Robert^
son, lorsqu'il dit, k la page 192 du tome IV de son Histoire cT Amérique,
que le mélange des races était si complet dans la colonie espagnole » en
1762, qu*à Santiago, le gouverneur seul était blanc.
54 LIVRE I. CHAP. I.
de 70,000 piastres, faisant 350,000 francs de notre
monnaie, en comptant la piastre à 5 francs. D'un
autre côté, Moreau de Saint-Méry nous apprend
que l'Audience coûtait à l'Espagne une dépense
d'environ 1,700,000 livres, argent de France.
Ces données sont les seules qui présentent quel-
que valeur; tous les autres renseignements qui nous
sont passés sous les yeux sont insignifiants et contra-
dictoires, témoin le tableau fourni par les chambres
de commerce à M. Necker, qui n'évalue la popu-
lation entière de la colonie qu'à 26,000 individus,
dont seulement 4,000 esclaves. L'ouvrage de Mo-
reau de SaintrMéry porte, à la vérité, le millésime
de 1796; mais ce livre sort de l'imprimerie que
l'auteur avait élevée à Philadelphie , où l'avait jeté
la proscription de 93 , après qu'il eut été mêlé , de-
puis 89 , aux grands événements de la révolution
française : c'est dire assez que ses informations por-
tent sur une époque qui le rapproche assez du temps
où écrivait Valverde , pour que les documents de
l'un puissent compléter ceux de l'autre ' .
L'année 1777, qui trace les limites entre les deux
possession^, et surtout celle de 1790, où commence
' Voyez Tarticle Moreau de Saint-Méry, dans la bibliographie qui ter-
mine ce livre.
COLONISATION. 55
à poindre , à Thorizon , l'orage qui doit foadre sur
la province française, arrêtent une première période
dans Tordre du travail que nous avons entrepris.
Jusqu'ici nous avons fait marcher de front les deux co-
lonies; nous les avons montrées s'en tre-choquant sur
la frontière, jusqu'à ce que l'une se fût définitive-
ment constituée ; nous avons essayé d'indiquer si-
multanément leur mouvement de progression ou de
décadence; maintenant, pour procéder avec plus de
méthode , et aussi parce que c'est là une des pen-
sées de ce livre , nous allons faire deux parts dis-
tinctes: nous abandonnerons la partie espagnole ,
qui n'interviendra plus, dans notre récit, que pour
l'intelligence des faits, puis nous la reprendrons dans
une partie qui lui sera spécialement consacrée , et
que nous considérons comme la plus importante de
notre travail.
56 LIVRE I. CHAP. il.
CHAPITRE IL
Sltoatton économlqoe de la partie française de Salnt-Domloffoe
en I7f 0.
Populations blanche , sang-mélée , et noire. ~~ Le chiffre de la population
sang-mélée volontairement erroné. — Chiffre, nature et répartition de ^a
richesse territoriale. — Exportations et importations. — Mouvement
commercial. — Recettes, dépenses. — Bilûi général de la colonie à cette
époque.
Saint-Domingue , la plus florissante colonie qu'ait
possédée la France , intervient sans cesse dans les
discussions qui , soit au point de vue social , soit au
point de vue économique, s'agitent autour des pos-
sessions qui lui restent. Son passé bourdonne, si
Ton peut dire, à nos oreilles. Or, qui, voulant étu-
dier de près ces matières , et demandant à ce passé
son enseignement, n'a pas été frappé de la discor-
dance des éléments de .comparaison qu'il lui four-
nissait ? Chacun prend où il le trouve le chiffre
qui convient au besoin de sa thèse, le déta-
chant sans scrupule des chiffres avec lesquels il
marchait , et dont l'ensemble seul constituait sou-
vent sa justesse.
SITUATION ÉCONOMIQUE. 57
La précision 'que nous essayons de donner aux
renseignements consignés dans ce travail , nous a
porté à rechercher un document qui présentât, avec
un ensemble aussi complet que possible y les divers
éléments qui composaient le bilan économique de
notre grande colonie , à Tépoque de son plus entier
développement. Nous sommes arrivé à trouver un
tableau dressé avec une intelligence et un ordre par-
faits, et auquel nous regrettons de ne pouvoir lais-
ser, à cause de son étendue, le caractère synopti-
que qui faisait si bien ressortir la parfaite corrélation
de ses parties. Ce travail, rédigé* sans doute au
commencement de 1791, donne, sauf un de ses
articles volontairement erroné, une idée tout à fait
complète de la machine coloniale, telle qu^elle était
constituée en 1T90 '.
Ces documents ne sont d'ailleurs nullement indis-
pensables à rintelligence du livre, et le lecteur qui
redoute les chiffres peut franchir sans scrupule le
chapitre qui leur est tout entier consacré.
' Nous devons cette communicatioD , ainsi que plusieurs autres , à la
bienveillance de M. B^ot, bibliothécaire en chef de la marine, qui, durant
sa longue carrière de bibliophile , a su acquérir de grandes richesses en ce
f^enre. — De précieuses communications nous ont été aussi faites par
M. d*ÂTezac, qui possède si bien le fil traditionnel des archives du dépar-
tement de la marine , dont la garde lui est confiée.
LIVRE I. CHAP. II.
'mot est ici nécessaire , au sujet de l'erreur
re dont nous avons parlé.
La colonne du tableau relative aux chiffres de
la population libre , ne porte qu'à 8,370 le nombre
des individus de la race métisse. Nous disons que
ce chiffre est volontairement erroné, parce qu'il est
contraire à d'autres évaluations très-sérieusas qui
nous sont passées souô les yeux ; puis, parce que la
cause de l'inexactitude que nous lui reprochons est
suf&samment écrite dans la date du document. En
1790, les affranchis s'agitaient , Vincent Ogé avait
effectué son mouvement, et les sangrmélés aspi-
raient ouvertement à l'égalité politique. Or, conune
le sénat de Rome, qui avait évité d'imposer un
co^;ume distinctif aux esclaves, de peur qu'ils ne
vinssent à se compter, le gouvernement colonial
n'avait pas voulu révéler aux affranchis leur vé-
ritable nombre. Toutes nos recherches nous ont
confirmé dans cette opinion généralement admise ,
que cette population s'élevait de vingt-huit à trente
mille individus. Cette évaluation est d'ailleurs con-
firmée par la lutte que nous allons la voir soutenir
contre toutes les forces de la population noire.
Nous devons d'ailleurs faire remarquer , quant à
cette dernière population , que les chiffres du ta-
SITUATION ÉCONOMiQtE. 50
bleaa ne comprennent que celle attachée aux exploi-
tations rurales. Un certain forcement est donc né--
cessaire pour qu'il soit tenu compte des esclaves des
villes et bourgs. Cette remarque n'est pas inutile
pour l'intelligence de certaines évaluations qui vont
se {dacer dans le chapitre suivant.
60 LIVRE I. CHAP. 11.
OBSERVATION PRÉLIMINAIRE ESSENTIELLE,
Toutes les sommes dont il est question dans ce tableau sont
argent des colonies. Le change y est à 33 ^, et la livre tour-
nois comptée pour une livre dix sous.
PREMIER EXEMPLE.
Le montant des exportations s'élève,.ar-
gent des colonies, à la somme de. . . 200,301,634
Réduite en argent de France à ' 133, 534,42a
Différence sur cet article de 66,767,21 1
DEUXIÈME EXEMPLE.
La totalité des denrées exportées et ven-
dues en France montant ensemble à
la somme de 193,377,468
Réduite en livres tournois à 128,918,312
Différence sur cet article de 64,459,156
On obtiendra le même résultat, article par article, en fai*
sant la même opération.
X.
SITUATION ÉCONOMIQUE.
\
N
IDÉE GÉNÉRALE
be la population libre, de la partie française de Saint-
Domingue, en 1790.
DÉPARTEMENTS.
(Lc^ap •:•
mi NORn Le Fort Dauphin
DU NORD . . . L^j Port ^Je Paix.
{ Le Môle
/ Le Port-au-Prince
\ LéQgaiie
DE L'OUEST. { Sainl-Marc
I Le Petit Goave..
! Jérémie
I' Les Cayes
Le Cap Tiburon.
Saioi-Louis
Jacmel
Total.
4,350
1,860
72<J
150
3,250
1,120
1,^80
930
380
1,860
210
390
410
17,410
II
10,000
400
320
260
4,600
1,200
1,520
780
410
920
180
220
240
20,950
38,360
GEV8
Di couuvm.
800
200
110
80
500,
380
410
200
50
320
60
80
90
3,280
2,215
5oo
250
110
910
410
260
100
70
160
20
40
45
5,090
8,370
[
LIVRE i. CHAP. II.
1
Des Cultures et des Matmfacture
Lb Cap.
PARTIE DU NORD.,
PARTIE DE L'OUEST.;
Jerbmib
iliES Gates
Lk Cap TfBUROir.
SAUrt-.LODIS
Jacmbl
Le Cap et dépendances
La Petite Anse et la Plaine
Nord
L'Acul, Limonade et Sainte-
zaune
Morin et la Grande Rivière. .
Le DondoD et Marmelade. . . .
Le Limbe ef le port Margot. .
Plaisance et le Borgne ......
ILe fort Dauphin
Ouanaminthe et Yallière. . ..
Le Terrier-Rouge et le Trou
{Le port de Paix, le Petit Sa
Louis
Jean Rabel et le Gros-Morne.
Lb Môlb I Le Môle et Bombarde
/ Le Port-au-Prince et la Croix
Bouquets
L*Arcahai
[ Mirebalais
LÉOGAiTB ] Léogane r
c -KM ( Saint-Marc , la Petite Rivière.
Saiht-Mabc ^j^^ Verettes et les Gonaïves..
Le Petit Goave , le Graud G
et le Fonds des Nègres ....
L'Anse à Veau et le Petit T«
Jérémie et le cap Dame-Man
Les Cayes et Torbeck
Le cap Tiburon et les Coteaiu
Saint- Louis , Cavaillon et Aiq
Jacmel , les Cayes Jacmel el
gnel
Le PoRT-Au-PaiwcE.
' Le Petit Goave .
Total.
51 Paroisses.
SITUATION ÉCONOMIQUE.
63
MÉRAL
^française de Saint-Domingue,
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13,229
190
ri 5
86
105
30
44
M
6
25
14
»
20,774
69
76
175
»
18
2
32
8
30,937
1
24
12
169
»
n
4
7
1
8,153
^ 23
39
28
157
W
8
2
18
1
18,785
ïl«
^ 1
57
89
129
«
»
3
7
1
21,151
is»
s. 341
2,810
705
3,097
3
173
69
313
61
455,000
64
LIVRE 1. GHAP. 11.
APERÇU
DES RICHESSES TERRITORIALE^
Des habitations en grande culture de la partie française
de Saint-Domingue,
1
—
ÉVALUATION
INDICATION
S
ESTIMATION
particulière
DES CAPITAUX
TOTALITÉ
de chaque
de 1*
DE \k ITaTURE
objet
^■■*'
VALEUR
o
en raison
En terres.
En nègres
DES CAPITAUX.
^
du prix
bâtiments
et
et animaux
employés
o£nérai.b.
planutions.
à l'exploitation.
«
ff
«
«— - Ztl:
451
230,000
103,730,000
»
103,730,000
341
180,000
61,380,000
»
61,380,000
Caféteries
2,810
20,000
56,200,000
»
66,200,000
CotODneries
705
30,000
21,150,000
M
21,150,000
Indigoteries
3,097
30,000
92,910,000
»
92,910,000
Guildiveries
173
5,000
865,000
»
865,000
Cacaoteriés
69
4,000
275,000
»
275,000
Tanneries
3
160,000
480,000
»
480,000
Fours à chaux , bri-
queteries et po-
teries
374
1 5,000
5,510,000
„
5,510,000
Nègres, anciens et
nouveaux , grands
et petits
456,000
2,500
»
1,137,500,000
1,137,500,000
Chevaux et muiets. .
16,000
400
»
6,400,000
6,400,000
Bêtes à cornes
12,000
120
»
1,440,000
1,440,000
Total des ri-
chesses employées
.
à la culture
342,500,000
1,146,340,000
1,487,840,000
F
IIPORTATION ET EXPORTATION.
BUDGET COLONIAL
POUR 1790.
y"
/^;
^
66
LIVRE I. GHAP. II.
ÉTAT des denrées de Saint-Domingue exportées en Fi
DÉPARTEMENTS.
PARTIE DU NORD.
Le Cap. . . . .; :
Le Fort DiRaphio
Le Port de Paix ,
Le Mole. . , i
PARTIE DE L'OUEST.
Le Port-au-Prince
Léogane
Saint-Marc
Le Petit Goave '.
Jérémie
PARTIE DU SUD.
Les Cayes. ,
Le Cap Tiburon
Sain(-Louii
Jacmel
Total
SUCRE
Blanc.
Livret.
43,864,552
8,609,258
473,800
7,792,219
1,492,983
3,244,673
218,866
19,804
4,376,627
63,150
2,000
48,266
70,227,708
Brut.
Livres.
1,517,48)
1,639,90(
824,50<
53,648,923
7,688,537
6,993,96é
855,23^
476,441
18,984,4]
278,51
96,0(
67,«
93,177,9
SITUATION ÉCONOMIQUE.
67
msle X^^ janvier 1790 jusqu'au 31 décembre inclusivement.
I^^^^^^^H
HHH^^^
CAFÉ.
COTON.
INDIGO.
CUl
RS.
SIROP.
TAFIA.
-
-
Eu poils.
Tannés.
-
-
liww.
Livres.
Livra.
Banettes.
Côic
BoocMdt.
..rH^..
29.367,382
2,321.610
1,829,754
M
1,200
38,762
195,099
2,006
61,472
2.006
1.134
120
6,975
160
n
10,654
2,731
272
n
»
25
14,584,023
1,786,484
5,521,237
1,395,690
4,453,331
1,370,021
154,084
3,008,183
84,865
189,1^
176,918
12,520
367,630
320
1,075
1.601
112
w
100
752
»
M
n
6,350
95
73
206
M
36
45
49
6
1,843,403
305,740
90,706
4,357,270
720,770
34,325
42,497
613,019
105,456
1,954
2,064
7,309
67
M
»
15
»
M
»
6,938
99
M
136
m
||8,15],180
6,286,126
930,016
. 5,186
7,887
29,502
303
F
wamma^ÊÊ^
6.
68
LIVRE I. CHAP. It.
VALEUR COMMUNE
Des exportations et des droits perçus dans la colonie
sur toutes les denrées.
INDICATION
de la
NATURE
DES DENRÉES.
QUOTITÉ
en
NAtURE.
I blauc
Sucrejou terré.
(brut
Café
Coton
Indigo
Cacao
Sirop
Tafia
Cuirs tannés. .
Cuirs en poil. .
Caret
Gayac, acajou
et cam pèche.
70,227,708
90,177,512
68,151,180
6,286,126
930,016
150,000
29,502
303
7,887
5,186
5,000
1,500,000
ESTIMATION
en raison
du
PRIX COMMUN.
Livres
Livres
Livres
Livres
Livres
Livres
Boucauts à
Barriques à
Côtes
Banettes à
Livres
Livres à
Du 1" janvlur 1790
au 31 décembre
de la même année.
Droits
perçus.
Total de la valeur commune
de toutes les denrées
67,670,781
49,941,567
51,890,748
17,572,252
10,875,120
120,000
1,947,132
21,816
78,870
93,348
50,000
40,000
200,301,634
2,528,197
1,677,195
1,226,720
785,766
465,008
221,275
1,821
10,377
7,807
6,924,166
VENDUS
en ■
FRANCE.
65,142,584
48,264,372
50,664,028
16,786,486
10,410,112
120,000
1,725,857
19,995
68,493
85,541
50,000
40,000
193,377,468
SITUATION ÉCONOMIQUE. 69
ÉTAT DES NAVIRES
EXPÉDIÉS PAR LE COMMERCE DE FRANCE ,
Qui sont entrés et sortis de Saint-Domingue pendant
r année 1790.
PORTS.
Le Cap
Le Porl-au-Prince .
Les Cayes
Total.
ENTRÉS.
434
209
120
763
30,741
15,943
9,064
55,748
SORTIS.
436
174
111
721
31,068
13,993
8,260
53,321
70
LIVRE I. GHAP. IK
RECETTES.
DÉSIGNATION DES OBJETS.
Caisse de la Marine.
1 . E«^taBt en caisse au â 1 décembre 1 7 90.
2. Droits perçus sur les denrées exportées
de la colonie en France pendant Tan-
née 1789 6,924,166 ft
• A déduire pour les ap> |
pointemeuts des rece-
veurs de Toctroi et frais '
de bureaux 34,200
3. Impositions pour la ca-
pitation des esclaves.. 581,035 ff
A déduire les remises et
modérations en faveur
des contribuables. .. . 25,286
4. Droit de % et demi pour cent sur les
loyers des maisons
5. Reçu de divers débiteurs du roi .....
6. Loyers des balles et maisons nu profit
de S. M
7. Objets vendus dans les magasins des
divers départements. ,
8 . Reçu de divers pour journées employées
àl'hôpilar. ...V. :......
9. Remboursement des avances faites à
divers
10. Dépôts à charge de remboursement. .
11. Montant des lettres de change tirées sur
les trésoriers et munitionnaires gé-
néraux
SOMMES.
9^5,160
6,889,966
A reporter.
555,749
M 0,838,348
376,143
229,403
30,453
139,324
.13,295
149,930
465,820
1,053,105^
10,836,348
10,838,348
SITlUTiûN ÉCONiMilQUE.
71
■KB
DÉSIGNATION DES ORIETS.
Report, ..",...
Caisse générale.
1 . Restant en caisse au 3 1 décembre 1 790t.
2 . Reçu de d Wers comptables en exercice,
et à valoir sur les débets pendant les
années 1787, 1788 et 1789
3. Revenu de la ferme du bac du Cap. . .
4. Revenu de la ferme des portes
5. Reçu des anciens complaUes, fer-
miers , etc.
6. Remboursement d'un prêt fait à la
caisse municipale
7. Remboursement de celui fait à la caisse
de la marine .'
8. Loyer de la salle de spectacle au Port-
au-Prince
9. Remboursements par divers receveurs
des droits domaniaux. .-
10. Reçu des curateurs aux successions va-
cantes
Caisse des Libertés.
1 . Restant en caisse au 31 décembre 1 790.
2. Il a été versé dans cette caisse , pour
Taffranchissement de 297 esclaves
pendant Tannée 1 790 .. ^ ....... .
3. Remboursements de divers débiteurs à
cette caisse. :
4. A-compte sur le produit de la vente de
divers comestibles
Caisse des Droits domaniaux. .
1 . Montant des amendes .»..
2. Nègres épaves vendus au profit du roi.
3. Successions à titre d'aubaines, bâtar-
dises , etc
4. Confiscations
5. Droits de 2 pour cent sur le montant
des %-eules judiciaires
A reporter
> SOMMES.
10338,348
10,838,348
159,886 \
178,756
87,500
• 161,847
150,716
.
30,000
1.171,290
49,042
2,000
-
•30.400
3Î1,U3
* ♦
51,642
\
.^^»«^y 654,906
33,830 1
21,542^
]
• 143,0 fO
152,634 i
318,444) 780,300
51,3431
1U,869/
13,444,844
13,444,844
72
LIVRE I. CHAP. II.
DÉSIGNATION DES OBJETS.
Réport.
Caisse de l'Entrepôt.
1. Droit de 1 pour cent imposé sur les
marchandises qui sont importées et
exportées par le commerce étranger.
2. Droit de 3 ff tournois par quintal sur
le bœuf salé introduit dans la colo-
nie par le commerce étranger
3. Droits additionnels imposés par arrêt
du conseil de l'année 1786 et 1787.
Caisse des Consignations.
1 . Restant en caisse au 3 1 décembre 1 790.
2. Consigné par divers, dans la caisse du
trésorier principal des colonies ,
pendant le. cours de Tannée 1789,
pour la sûreté de 68 esclaves embar-
qués pour la France
Invalides et Fonds d'armements^
1. Recettes faites pendant Tannée 1790,
au profit des invalides de la marine.
2. Montant des gages acquis aux équipa-
ges dont les bâtiments ont été désar-
més dans la colonie pendant les neuf
derniers mois de 1789 et pendant
Tannée 1790
Total de la Recette.
SOMMES.
13,444,844
13,444,844
. 112,397
42,378
304,303
82,500
102,000
1 63,620 \
430,972
14,673,014
459,078
184,50a
584,592
14,673,014.
SITUATION ÉCONOMIQUE.
DÉPENSES.
73
DÉSIGNATION DES OBJKTS.
SOMMES.
Caisse de la Marine.
1. lYaiteirients et appointements des oflS-
ciers de Tétat-major général el par-
ticulier des places
2. Officiers de Tadministralion
3. Conseils et juridiction
4. Officiers de santé
580,000
670,000
710,000
183,547
1,196,003
293,656
5. Appointements et soldé des troupes. . .
6, Subsistances et fournitures relatives aux
troupes
7. Journées d'hôpital
606.478
8. Fortifications et entretien des bâti-
ments publics
917,560
851,193
90,935 -
•
9. Achats des matériaux nécessaires à la
construction des édifices publics. . .
10. Entretien des bâtiments de mer sur
l*île Gonave
1 1 . Aux entrepreneurs des hôpitaux
12. A divers, pour fournitures de riz et de
biscuit *.
1 96,000 '
120,000
586,102
235,061
142,064
511,520
233,679
H
f 9,448,168
13. Dépense pour les voies de communica-
tion
14. A divers entrepreneurs de maçonnerie,
charpente , elc
15. Frais de voyages et avaries de mer. . .
i6. Remboursements à la caisse générale
des invalides
17. A divers,, pour loyers de maisons,
magasins , etc
18. Dépense faite par les vaisseaux de S. M.
en station dans la colonie
1,204,650
119,720
19. Frais de transports, journées d'ou-
vriers , elc
A reporter
9,448,168
9,448,168
74
LIVRE i. CHAP. II.
DÉSIGNATION DES OBJETS.
Report
Caisse générale*
1 . Traitements et gages assignés sur celte
caisse / '.
2. A divers entrepreneurs des cuaajtiji,
fontaines , etc. * . :
3. Payé aux béfitiers et créanciers des
successions Vacantes.
4. Pavé à la décharge de la caisse des^
biens domaniaux :
5. Indemnités el gratifications à divers.. .'.
Caisse des Libertés.
1 . Pensions aux pèrê& et irière^ de dix à
douze enfants -
2.. Dépende pour TachèYement des rem-
blais du quai du roi ;
3. Travaux relatifs auiiheniin de Jaciftel«
4. Jardin du roi au Port-au-'Prince , et
.plantes d'Asie
5. Travaux faits au Cap. ......... .'^. . .
6. Entretien et construction des fontames
publiques
7. Abreuvoirs, et lavoirs publics
8. A divers, pour transport des cornes*
tibles
9. Dons et gratifications assignés sur cette
caisse
Caisse des Droits domaniaux.
1. Traitements et gages des employés,
' rembotirsements des amendes , taxa-
tions de témoins, et frais de voyages.
2. Réclamations des épaves vendues au
ppofit du rt)i
3. Frais de justice applicables au produit
des successions vacantes
4. Payé aux dénonciateurs, sur le produit
des confiscations pour fait de com-
merce interlope
A -reporter
SOMMES.
J9,44k^l68
202,776 \
tj
229,403 i
192,7944
397,109
109,1)75
71,765.
72,731
86,621 j
50.912
70,464 \
101»896 I
65,058 I
90,951
>I0,956
482,55a\
46,521 1
160,848/
9
9|448,168
1,-131,656
651,354
702,380
12,461 .
11,933,558 I 11,933,558
SITUATION ÉCONOMIQUE.
75
DESIGNATION DES OBJETS.
Report
Caiue de t Entrepôt.
1. Traitements des directeurs» receveurs
et employés des bureaux . *.
2. Rembo«rsemeiils< à dkers, pour les
marchandises réexportées
3. Versé dans la caisse de fo marîne à titre
de dépôt
CùUsé (Us. Consignations.
1. Remboursements à divers consigna-
taires, pour le retour dans la colonie
de 53 esclaves embarqués .pour la
France
2. Frais rotatifs a cette comptabilité . . . ,
Invalides et frais d armements.
1. Montant des remises à faire à la caisse
générale .des invalidés
2. Remises faites dans les différents "^orts
pour les gages acquis aux équipages
pour les désarmements
Montant des fonds non consommés au
31 décembre 1790.
Par hi' caisse de la Marine
Par la caisse générale
Par la caisse des Libertés
Par la caisse des Droits domaniaux. . .
Somme pareille a la Recette...
SOMMES.
11,933,568
112,397
2,020
344,653 /
79,500
1,500
153,620
430,972
11,933,558
459,078
81,000
584,592
1,493,574 \
1:659 *•"*•'««
77,919/
14,673,014
14,673,014
78 LIVRE I. GflAP. II. SVrUATION ÉCONOMIQUE.
Telle était la situation de ce beau pays en 1790 1
vaste ensemble où tout fonctionnait avec une admi-
rable régularité. La colonie, répondant à sa destina-
tion, était pour la métropole un immense foyer de
coasommation, tandis que, fidèle à la réciprocité ^
sans laquelle il n'y a plus qu'abus de la force, celle-ci
assurait le placement dé la production coloniale*. La
chimie n'avait pas encore inventé les denrées inter-
trôpicales d'Europe : de nom comme de fait, la France
■était une puissance maritime.
!
f
LIVRK I. GII^P. III. ESCLAVAGE. 79
CHAPITRE III.
Esclavage.
OrigiAe de Tiristitution dans les colonies françaises. ~ La traite et l'escla-
▼ageiémporaire des blancs (réb^ent Tesclavage des noirs. —(Test la
possession du sol qui crée Thomnâe libre. — Des Engagés. — Légîslatioii
qui les r^. — Document curieux. — Sage pens^ qui préside aux enga-
gements des blancs, en présenee de l'esclavage encore mal à^is des noirs.
— Recherches sur Torigine dé l'esclavage africain dans ies Indes occi-
dentales.— Documents éivers h œ sujet. ^Àctes- constitutifs de la traite.
—Abolition et actes répresstfe..— Législation servile des colonies françai-.
ses. — Pensée qui préside à la rédaction de Inédit de mars 1685 , app^é
Code Noir. —Haute portée «t caractère éminemment Ubéraidece corps
de droit, œuvre de Colbert.— Fausse apprécfatiou qu'en fait notre époque.
— Citation de ses principaux articles. — Ls fusîon des races y était écrite .
—La législation ultérieure vient arrêter ses effets. — Elle réprime la ma- .
' numission — Citations à ce sujet. — La France fait du préjugé de la
couleur un moyen de gouTemement — ^Dë l'action rédproqpe des moeurs
sur les lois, et des lois sur les mœurs. — A qui doit être imputéela grande
difficulté du problème colonial. — La pensée de Colbert toujours mé-
connue. -r-|iiècherches sur le chiffre de la population esclave dans les
colonies français^ 9U xvu* siècle. — Chiffre de cette population à Saint-
Domingue. -Effets de îa traite'sur la moralité des populations esclaves-
H nous reste à examiner tpieis étaient les instra-
ments de cette prospérité, les agents de ce travail
cc^nial qui ouvrait à l'Europe des richesses nou-
velles , et changeait en partie PalimentatiDn des peu-
80 LIVRE I. CHAP. m.
On a beaucoup parlé sur l'esclavage colonial ; on
a surtout beaucoup écrit. Et pourtant il nous sem-
ble que Ton a bien peu éclairé les premiers temps
de cette institution. Nous croyons que tout ce qui
se rattache à son organisation primitive a besoin
d'être recherché et étudié, aujourd'hui qu'elle paraît
décidément entrer dans le domaine de la grande po-
litique. Elle appartient d'ailleurs trop intimement à
notre sujet, pour que nous franchissions cette
première époque de la colonisation sans lui don-
ner place. Peut-être le point de vue purenàent
historique , auquel nous entendons nous placer ,
et les documents dont nous appuierons nos asser-
tions, sauveront-ils cette partie de notre travail de
la sorte de répulsion qu'inspire au lecteur un sujet
souvent traité.
Le premier esclavage colonial fut celui de l'homme
blanc.
Le 28 mai 1635, LoUve, ancien lieutenant de
d'Énambuc à Saint-Christophe, et un gentilhomme
du nom de Duplessiç , qui avaient passé contrat avec
la Compagnie des Iles (Homérique , arrivèrent à la
Martinique, qu'ils ne tardèrent pâô à abandonner
pour passer à la Guadeloupe, où ils fondèrent leur
premier établissement. « A peine ces deux chefs
ESCLAVAGE. 81
« eurenlrils mis pied à terre, qu'ils partagèrent leurs
(^ gei», c'estrÀ-dire, tous ceux qui, n'ayant pas payé
« leur pasaage, étaient obligés de servir la compa^ie
« pendant trois ans. Au Ueu que œux qui avaient
« payé leur passage, et qui avaient mené avec eux
« des engagés à leurs frais, se nommaient hahitmnîs^
a et les gouverneurs leur assignaient des portions
« de terre sur iescfueUes ils s'établissaient, et faisaient
a ce qu'on appelle des luibitations , dont tout le
(c {NTofit leur appart«!iait, en payant à la compa-
. «c gnie des droite modérés des marchandises qu'ils
(( y fabriquaient, qui n'étaient autres, pour lors,
« que le tabac et le coton; et en faisant à leur tour
ce la garde ^ les autres fonctions pour la conservation
(( commune de la colonie, les travaux qui/éiaient né-
cc eessaires pour la construction des forte, et l'ouver-
« Eure des chemins piour la communication des quar-
« liers. » Le monde colonial est tout entier dans ces
lignes du P. Labat ; mais ne s'appliquent-elles qu'au
nmode colonial? Pour nous, elles ncHis semblent la
formule de tous les temps, et nous ne connaissons
pas de plus saisissante image de l'oi^ganisation des
aodéCésliumaines, que ce partage volontaire et ré-
signé qui s'accomplit entre des hommes égalaoïent
libres, dès qu'ils eurent mis le pied sur une terre
I. 6
i
82 Liv. I. cuAP. m.
qu'ils allaient, de concert, enlever à ses véritables
raattres. Oui , le sol créant une démarcation entre
celui qui le possède, et celui qui le cultive , le sol
établissant les classifications sociales, c^est là ce que
montrent tous les temps, c'est là ce qu'ont offert
tous les pays.
Seulenient on comprend qu'à mesure qu'il s'é-
tablissait dans des contrées nouvelles, loin des grands
centres, où les années avaient, en quelque sorte,
amorti ses angles, ce vieux mode social reparaissait
avec la rigidité et le caractère absolu des temps pri-
mitifs. Les premiers contrats d'engagement furentdes
contrats d'esclavage, et ce fut la traite des blancs qui
commença celle des noirs. Il ne faut, pour s'en convain-
cre, qu'ouvrir les documents officiels oubliés aujour-
d'hui dans la poudre des collections , et qui jettent le
plus curieux jour sur l'histoire de ce passé. Telles
sont les ordonnances qui, comme celles des 22 jan-
vier 1671, 19 novembre 1698, 17 novembre 1706,
obligent les capitaines à porter aux îles un nombre
d'engagés, de fusils et d'animaux, proportionné
au tonnage de leur navire , ou qui , comme celles
du 27 janvier 1700 et du 3 août 1707, fixent
rage et la taille de ces engagés, et réglementent
leur alimentation. Telles sont celles qui , comme le
ESCLAVAGE. 83
règlement du 19 juin 1664, l'arrêt du 3 mai 1706,
en voulant sauvegarder l'engagé , témoignent des
rigueurs de sa condition '. Enfin, cette pénalité de
redit de 168S, qui soulève à bon droit notre phi-
lanthropie, mais que, dans nos préoccupations tou-
tes modernes , nous imaginons n'avoir pu être in-
ventée que pour l'esclave africain , recherchons-^n
l'origine , et nous verrons de quel texte elle est
passée dans l'article 38 du Gode noir :
« S. M. étant informée qu'il est déserté dans ces
a demi^^ temps quelques soldats , engagés, et noirs
« de la colonie de Cayenne, qui ont été séduits par
<c les artifices des Anglois de Surinam, et voulant em-
« pécher la suite de ce désordre qui porteroit un pré-
ce judice considérable à ladite colonie , s'il n'y étoit
<c pourvu , S. M. fait très-expresses inhibitions à
« tous soldats, engagés et noirs , de l'tle de Cayenne
« et terre-ferme de l'Amérique méridionale de sa
« domination, d'en sortir pour aller s'étabUr chez les
tf nations voisines , sans sa permission , à peine con-
c( tre lesdits soldats , et même contre les soldats qui
ce se seront faits habitants, d'être condamnés aux ga*
ce 1ères perpétuelles, et contre les engagés et les noirs,
■ voyez le texte de ces ord. dans Moreau de Satnt-Méry, Lois et ConsU-
tufions, i. I, p. 117, 507, 638; t. II, p. 69, 83-107.
6.
84 LIV. I. CHAP. III.
vt d'avoir pour la première fois leB oreilles coupées ,
« et d'être marqués d'une fleur de lis sur une épaule,
f( s'ils ont été ^i fiiite pendant un mois à compter du
a jour que leur maitre les aura dénoiicés en justice;
(c d'avoir le jarret coupé ^ et autre marque d'une
« fleur de lis à l'autre épaule en cas de récidive ; et
« la troisième fois d'iétre punis de mort. — Mande et
« ordonnes. M ' j>
Mais 9 constaton&4e : la première période passée,
il se manifesta dans les actes de la métr(^oIe une
pensée intelligente ^ une pensée qu'il faut retirer de
Toubli, aujourd'hui que se recommandent à Pétude des
esprits sérieux toutes les questions qui se rattadaent
à l'avenir et à la conservation des colonies.
La carrière presque séculaire qu'avait fournie l'es-
clavage colonial, sans trouble , sans secousse, jusqu'à
la grande commotion de 93 ; le calme dans ietfttd il
est rentré k>rs(pieaprès cette tourmente passagère, un
simple actedu pouvoir gouvernemental l'eut rasiené
à son p8»âé , tout nous a portés à croire que tel nous
)e voyons 9 soumis et résigné, tel l'ont vu nospèœs.
Il n'en est rien. Gomme toutes les institutions humai-
nes, oeîle-ci ,^ celle-ci surtout, a dû creuser son lit
* Ce curieux document , complètement inédit, est extrait de la collec-
tion manuscrite de Moreau de Saint-Méry, déjà citée. — Partie relative à
Cayenno, t. 1, p. 193.
ESCLAVAGE. 80
avaDt de descendre paisiblement son cours. Comme
toutes, celle-ci, et celles surtout, a dû traverser ses
premiers moments de lutte et de crise. L'historien
Benzoni nous aj^rend que, dès 1522, des nègres
insurgés forçaient don Diego Colomb , fils de Tami-
ral , et successeur de son père dans le gouvernement
d'Hispaniola, à marcher contre eux en personne avec
de rinfanterie et de la cavalerie ' ; et la première
mention que fait des travailleui^ africains le plus
ancien chroniqueur de nos Antilles , le P. Dutertre ,
est pour<nous apprendre qu'en 1639 il y eut à
Saint-Christophe une désertion d'esclaves assez con-
sidérable pour obliger d'armer contre eux '.
Eh bien, la pensée intelligente que nous voulons
constater, c'est, en présence des dangers que révé-
lait cette situation, le soin que prit la métropole
d'équilibrer proportionnellement les deux éléments
de la population coloniale : l'européen et l'africain.
Il est curieux de suivre le développement de cette
sage prévision dans les actes du temps. Ainsi, après
différents édits ou règlements qui ordonnent à cha-
que colon d'avoir un certain nombre de blancs pour
■ BeiHEOni, Hb. 11^ c. 2, eKé pw M. Moreau de lonnès, àmê ses Hechtr-
ches statistiques sur V esclavage colonial , auxquelles nous recourrons
tout à riieore.
» Tom. I, p. 152, édil. de 1667.
86 Liv. I. CHAi>. iir.
un nombre déterminé de noirs , parait une ordon-
nance du 30 septembre 1686 qui enjoint « à tous
« les habitants de Saintr-Domingue de quelque qualité
« et condition qu'ils soient d'avoir un nombre d'en-
« gagés pareil à celui des nègres qu'ils entretiennent,
« pour faire valoir leurs habitations ; voulant que
<c les nègres que lesdits habitants auront au delà du
« nombre d'engagés demeurent acquis et confisqués
« à S. M. ' »
Nous le disons j ceci a besoin d'être lu et médité.
— Ceci a besoin d'être lu et médité , parce que l'or-
ganisation du travail africain libre est pour nous
une œuvre au moins aussi difficile et aussi péril-
leuse que l'a été pour nos pères l'organisation du
travail africain esclave.
Ces quelques pages sur l'esclavage temporaire du
blanc nous conduisent naturellement à ce qui nous
reste à dire sur l'esclavage du noir.
C'est un problème historique souvent agité et dont
la solution flotte encore à l'état d'hypothèse que l'ori-
gine de la traite 9 et de la première introduction
régulière de travailleurs africains dans les colonies
européennes de l'Amérique. Chose étrange ! les pre-
' Lois l'I ConstUufionSf t. I , p. 434.
ESCLAVAGE. 87
miers écrivains qui mentionnent ce fait dont la nou-
veauté dut pourtant être si frappante ^ en parlent
comme de chose accomplie et pour ainsi dire assise
dans les mœurs. — Ceci demande à être expliqué.
C'est une croyance presque populaire que celle qui
attribue Tidée de la traite au pieux Las-Casas^ « le-
quel aurait obteim de Charles-Quint qu'une popu-
lation africaine vint soustraire ses Indiens bien-aimés
à la brutalité des Espagnols. » Mais Tarchevéque de
Santo-Domingo avait trop l'intelligence du cœur
pour ne pas avoir eu celle de l'esprit; et c'est faire
injure à sa mémoire que de lui attribuer ce zèle exa-
géré qui rappdle volontiers celui de Clovis regrettant
de ne s'être pas trouvé sur le Thabor avec ses Francs
pour empêcher la mort du Sauveur. M. Moreau
de Jonnès^ dont les Recherches statistiques forment^
dans leur première et leur seconde partie, l'un des
documents les plus curieux qui aient été produits sur.
ce point d'archéologie coloniale, s'exprime ainsi à
cet égard : « La nécessité de recourir à des nègres
a pour défricher les Antilles, était reconnue en Es-
« pagne bien avant que Las-Casas eût obtemi la
« liberté des Indiens. L'an 1517, l'empereur Charles-
ce Quint autorisait le conseiller de la Bressa, grand
<c maître de sa maison , à envoyer 4,000 nègres es-
88 Liv. I. CHAP. in.
« clavesàHaïti (c'est Hispaniola qu'il faitait dire) et
« à Cuba , et ce seigneur vendit son privilège à des
(c Génois pour une somme de S5^000 écus. On sait
« même y par Fhistorien Herréra, que ce marché
« excita de grands mécontentements, parce qu'il éta-
c< blissait un monopole qui mettait obstacle à totite
c< importation semblable pendant huit années. »
Ailleurs , le même écrivain nous àppr^id , stir Tati-
torité d'Herréra, qu'avant cette époque, et dès
1503, « le gouverneur Nicolas Bando avait défendu
« d'importer d'Afrique des esclaves , parce que ceux
« qu'on avait déjà introduits (pour travailler aux
« mines du Cibào) s'étaient enftiis che« les Indiens.
« On prétendait înéme qu'ils pervertissaient ceux-^i
« et les portaient à la révolte. » Enfin, suiVigtnt
M. Moreau dé Jonnès, la véritable origine de la
traite se trouve dans ce fait qui s'accomplit en 1442.
Le capitaine portugais Gonzalès, ayant fait des pri-
tonniers maures à la Côtend'Or, aurait reçu en échange
des esclaves nègres avec lesquels il serait revenu à
Lisbonne. Le succès de son expédition aurait telle-
ment encouragé ce trafic que bietitôt il serait sorti
du Tage trente-sept navires pour le continuer. Cet
exemple aurait été suivi par les Anglais, et le capi-
taine Hawkins, qui fut élevé à dignité de chevalier
ESCLAVAGii:. 80
par Elisabeth', serait allé porter, aux Espagnols de
Santo-Dommgo , 300 captifs qu'il avait enlevés des
méines parages. Or, Cplomb n'ayant mené à fin
sa glorieuse aventure qu'en 1492, il résulterait du
fait produit par Técrivain que nous citons, que la dé-
couverte de r Américpie trouva l'esclavage existant et
la traite établie. A ces données mat^ieiles nous ajou-
terons ces indications raisonnées : Deux lois dans le
recueil pour les Indes, la loi ti (livre 8, titre 17 ) du
1 6 avril 1 550 , sur la contrebande , déclare être con-
trebande les esclaves importés dans les colonies es-
pagnoles sans autorisation du roi« Celle du 33 octobre
1593 ordonne de tenir des registres pour constater
l'importation des esclaves. Enfin la loi xtu du Code
des Indes est ainsi conçue : « Voulons que les diman-
ches et fêtes à garder^ les nègres et les mulâtres ne
travaillent pas; qu'on donne ordre qu'ils entendent
la messe et gardent les fêtes comme les autres chré-
tiens, et qu'en aucuns lieux ils ne soient employés
à aucuns travaux ; les supérieurs ecclésiastiques de-
meurant autorisés à imposer les peines convenables
en pareil cas. » Or > cette loi est du 26 octobre 1 541 .
Il y avait donc alors, dans les colonies espagnoles,
une population esclave assez nombreuse pour né-
cessiter une législation. Une autre loi (v) du même
90 LIV. I. CHAI*. III.
code y et de la même date, règle ainsi les mariages :
« Que les nègres qui voudront se marier soient,
autant que faire se pourra , engagés à épouser des
négresses; les Qsclaves qui se marieront ne devien-
dront pas libres pour s'être mariés , quand même
les maitpes auraient donné leur consentement aux
mariages. » Ce coup d^œil sur le passé explique suf-
fisamment, à notre avis, le silence des premiers
chroniqueurs des x^ntiiles sur Torigine de l'institu-
tion, et le caractère ààfait accompli qu'elle porte
dans leurs écrits.
Quoi qu^il en soit, aucun des actes constitutifs des
premières compagnies de colonisation, que nous
avons soigneusement apalys^s dans l'introduction de
ce livre, ne fait mention de l'esclavage ou de la traite.
Même omission dans le grand édit portant établisse-
ment de la Compagnie des Indes occidentales. Seule-
ment cet acte crée, en faveur de la compagnie, le
monopole du commerce, du cap Vert au cap de
Bonne-Espérance, et, ainsi que le prouvent les actes
ultérieurs, ce monopole comprenait celui de la traite.
En effet, à partir de cette époque, les actes qui
constituent ce commerce se suivent régulièrement.
On trouve d'abord celui du 26 août 1 670 , qui fait
remise , en sa faveur , d'un droit de 5 pour cent qui
ESCLAVAGE. 91
était perçu sur toutes les marchandises à leur entrée
auxtles; celui du 43 janvier 1672, qui accorde une
prime de 13 livres par tête de noir introduit; celui
du 25 mars 1679, qui crée le monopole de la Com-
pagnie du Sénégal, en maintenant la prime de 13
livres par tête; celui du 23 septembre 1683, qui,
dans rintérét de cette compagnie, défendait aux
colons d'acheter des nègres , non-seulement de trai-
tants étrangers, mais encore des Indiens tant de la
terre ferme que des ties , « lesquels avaient coutume
d'en enlever sur les habitations des Européens, pour
se livrer à ce trafic; » enfin, ceux du 12 septembre
1684 , de mars 1696, de janvier 1716, de septembre
1720, et tant d'autres qui apparaissent successive-
ment, soit pour appeler la libre concurrence, soit
pour reconstituer le privilège , suivant que la libre
concurrence ou le privilège paraissait devoir donner
une plus grande impulsion à ce commerce d'hommes.
Pendant plus de deux siècles l'Europe trouva, pour se
ruer sur l'Afrique, cette activité fébrile qui avait
précipité l'Espagne sur l'Amérique, à la suite de Co-
lomb. Si l'Angleterre eut toujours l'avantage dans
cette course frénétique, si elle importa, dans une
seule année (1786), jusqu'à 38,000 esclaves', la
' R«*<lionlK;s diî Br}an Kilwanls.
92 LIV. 1. CHAP. III.
France tint toujours le second rang, et rétablit en
qudque sorte l'équilibre en restant plus longtemps
dans la carrière. On trouve, au 2 juillet 1789, un
arrêt du conseil d'État qui maintient les immunités
en faveur de la traite. Bien plus , ces immunités ne
disparurent que par un décret du 27 juillet 1793,
qui, en les supprimant, respecta le trafic lui*méme.
Voici le texte de ce document qu'on ne trouve que
dand la collection dite du Lom^re < : « La Convention
« nationale décrète que toutes les primes accordées
« jusqu'à présent pour la traite des esclaves sont sup-
« primées. « Nous nous sommes assuré que la traite
ell0«môme n'avait jamais été supprimée par un décret
spécial : la table géniale du Moniteur de 1787 à
1 799 ^ passe en efiTet, sans transition aucune , du dé-
cret que nous venons de citer à celui du 4 février
1794 qui abolit l'esclavage.
On sait le mot du premier consul ; ayant daoaandé,
en prenant le pouvoir, sous quel r^ime les colonies
avaient le plus prospéré, il lui fut r^ondu que c'était
sous celui en vigueur au moment où avait éclaté la
révolution : « Alors, qu'on le leur applique de nou-
' T. XV, p. 281 Le décret ne fut que Pacloiition d'une propositioii de
l'abbé Grégoire.
' Verb. A'oir.s.
ESCLAVAGE. 9*A
veau, et au plus vite, » rép<»idilrU. Le s^atuB-€on*
suite qui rétablît Tesclavage, et la loi du 30 omi 1802
(10 jM-airial an X) qui ouvrit de nouveau le com-
merce de la tnaite, avec tous les errements, immu-*
nités et primes, usités en 1789, furent les consé-
quences de ce système si péremptoirement formulé.
Le dernier acte qui figure sur cette matière dans le
eode<le nos colosties est du 9 novembre 1805. (Test
une pnoclamatioa du gouverneur anglais de Sainte-
Lude, p^session récemment enlevée à la France,
qui autorise l'importation par tout pavillon, pour re-
lever cette «oionie que la guerre avait dépeuplée*
Telle fîit la légiskedoo de la traite jusqu'au jour où
die passa daas le domaine de la politique intematio-
naJe. A partir de ee moment, c'est parlesa<He6 des
chanc^eries iraropéennes que se marque sa oairière.
Le i»*emter article additionnel du traité du 30 mai
1814, ^itre ia France et ia Grande^Br^^agne, est
ainsi conçu : <ic S. M. T. C- partageant sans réserve
tous les s€«itimettts de S. M. B. relativement à un
genre de oommeroe que repoussent et les principe»
de la justice nMureile et tes lumières du tew^ où
nous vivons, s'aigageà unir, au futur congrès^ «tras
se& efforts à ceux de S..M. B. pour faire praaonoer
par toutes les puisawces de la xdbirétiOTité i'aboUtion
9i LIV. I. CHAP. III.
de la traite des noirs; de telle sorte que ladite traite
cesse universellement, comme elle cessera définitive*
ment, et dans tous les cas, de la part de la France,
dans un délai de cinq années, et qu^en outre, pen-
dant la durée de ce délai , aucun trafiquant d^esdaves
n^en puisse importer ni vendre ailleurs que dans la
colonie de TÉtat dont il est le sujet. »
Débarquant de Tîle d^Ëlbe, rempereur^reconnut
cette clause du pacte que brisait son retour : un dé-
cret du S9 mars 1815 proclama de nouveau Taboli-
tion de la traite.
La grande convention du W novembre de la
même année, qui rétablit la branche atnée des Bour-
bons, utilisa le germe déposé dans celle de 1814.
Son premier article additionnel disposa ainsi : « Les
hautes puissances contractantes désirant sincèrement
de donner suite aux mesures dont elles se sont occu-
pées au congrès de Vienne , relativement à Tabolition
complète et universelle de la traite des nègres d'A-
frique, et ayant d^à, chacune dans ses Etats, dé-
fendu sans restriction à leurs colonies et sujets toute
part quelconque à ce trafic, s'engagent à réunir de
nouveau leurs efforts pour assurer le succès final des
principes qu'elles ont proclamés dans la déclarationdu
4 février 1815, et à concerter, sans perte de temps,
ESCLAVAGE. tt«^
par leurs ministres aux cours de Paris et de Londres ,
les mesures les plus efficaces pour obtenir Tabolition
entière et définitive d'un commerce aussi odieux, et
aussi hautement réprouvé par les lois de la religion
et de la nature. »
Une ordonnance du 8 janvier 1817, une Im du
15 avril 1818, une seconde loi du 25 avril 1827%
furent les conséquences de cette stipulation. Leur ap-
plication ne fut jamais sincère.
Le dernier acte I^slatif intervenu sur la matière
est la loi du 4 mars 1831 . On peut dire qu^elle ne fit
que consacrer un fait accompli. La traite avait cessé
ses importations dans les colonies françaises, lors-
qu'elle fut promulguée. La traite avait cessé ses im-
portations, parce que son temps était fini, parce que
la révolution de 1830 avait été pour nos compatriotes
d'outre-mer comme une révélation des graves pro-
blèmes que ce trafic avait insensiblement accumulés
autour d'eux.
Au risque d'aller encore plus avant dans cette di-
gression, qui, de l'histoire du passé nous a entraîné
dans celle du présent, nous ne laisserons pas cette
* Et non pas 1817, comme Ta fait souyent dire une faute d'impression
qni s'est giissée dans le rapport de la commiason de la cliambre des dépu-
tés diargée de l'examen dn projet de 1831 . {Moniteur du 4 février 1831 .)
96 iiv. I. ciiAP. m.
dhroiiologie MDS indiquer les derniers errements de
cette question, qui, continuant à progresser depuis
l'acte du 30 mai 1844, est devenue, en changeant de
nom, Tune des plœ graves préoccupations de la po-
litique contemporaine. — Le 30 novembre 1831, est
intervenue entre la France et la Grande-Bretagne la
convention dite du ibwt de visite. Le 22 mars 1833,
est intervenue la secotide convention dite supplé-
fnentaire^ qui complète les dispositions de la pre-
mière. Enfin, le 29 mai t84S, a été signé Tacte qui
les modifie Tune et l^autre dans leur application ' .
Que si , de la traite , nous passons à Tesclavage lui-
même, nous trouvons que le premier document de la
iégiskticm des Antilles qui ait directement trait aux
travailleurs esclaves, est un arrêt de règlement du
conseil souverain de la Martinique, du 7 octobre
1653; comme la législation espagn^, fl fait dé-
fense absolue de leur demander aucun travail les
jours de dimanches et fêtes ^. Divers actes, toujours
de Taiïtor^ locale, tels qu'un autre arrêt du 13 juin
' Qn jteut (lire ffue ocnn (lofiunieiit^ , (|ui ui>t eu lanl iki i0temk«t ii;eiit ,
sont (laitout et nulle part : nous cioyoïis bien faire on les reproduisant
parmi les annexes de ce livre •
\ Moreau de Saiut-Méry ne donne que l'iuliUilé de < elle or<lonnaiu-«^
(t. I, p. 73 des UM et Constitutions), dont nous no trouvons pas le texte
dans sa collectiop maniucrite.
f
I bsolàvàge. 07
i658, une ordonnance de M. de Tracy, lieutenant
général de T Amérique , du 19 juin 1664, fort impor-
tante au point de vue civil', une ordonnance de
M. de Baas, du 6 février 1^71 , prouvent que, jusqu'à
redit de 1 685, la législation des esclaves fut purement
administrative : le gouverneur, ou le conseil supé-^
rieur, jugeait au criminel sur la plainte du maître.
L^esclavage ancien était hors la loi civile qui ne le
protégeait pas : les sociétés modernes ne pouvaient
emprunter cette institution à l'antiquité païenne,
sans la modifier. — Telle est la pensée deTédit du
mois de mars 1685, appelé vulgairement Code Noir.
Nous disons vulgairement, car ses prescriptions ré-
gissent toutes les classes.
H résulte de nos recherches que Téditde 1685 fut
rédigé sur les mémoires fournis par te comte de
Blénac, ce grand sénéchal de Saintonge, gouver-
neur général des iles dont nous avons parlé ^ par
M. de Patoulet, intendant général de 1679 à 1683;
et enfin , par les conseils supérieurs de Saint-Chris-
tophe ^ de la Martinique et de la Guadeïbupe.
Aucun acte de la législation du passé n^a été plus
m^nnu, plus légèrement apprécié, et plus systé-
• Lois et Constitîitions j t. I, p. 117.
I.
*98 LIVRE I. CHAP. iir.
matiquement calomnié que ce célèbre édit. Nous qui
n'accepterons jamais les idées toutes faites, qui con-
sidérons comme le plus noble privilège de l'esprit la
faculté de comparer et déjuger par soi-même, et
comme le plus noble privilège de notre temps, le
droit d'écrire ce que l'on croit être la vérité, nous
dirons que l'édit de 1685 est un des beaux corps
de droit que nous ait légués la grande époque de
Louis XIV ; que tout y révèle le passage du génie
supérieur qui a marqué de son empreinte l'édit cons-
titutif des deux compagnies des Indes, celui de sep-
tembre 1664 sur les tarifs, et cette belle ordonnance
delà marine dite du mois et août 1685, modèle de
codification qui laisse si loin notre code de commerce
et les feuilles éparses de notre nouvelle législation
maritime. Enfin, nous dirons qu'il est le complément
de ce vaste édifice économique qui devait, suivant
Valin, assurer à la France l'empire commercial du
monde'. Et comme une pareille opinion est assez
neuve pour avoir besoin d'être soutenue du raison-
nement, nous commencerons par rappeler les docu-
ments précédemment cités , et surtout l'ordonnance
inédite sur les engagés, qui prouvent que les péoa-
' Voy. Valin, dans son beau commentaire déjà cité. (Tom. I, Commen-
taire sur Tart. I".)
X
EftCLAYAGË. 99
lités si rigoureuses, que , dans notre simplicité huma-
nitaire , nous croyons n'avoir pu être inventées que
pour les malheureux captifs africains , étaient la pé-
nalité du temps; de ce temps où la torture était une
des formalités de la procédure criminelle, et qui
édictait les galères pour fait de contrebande (ordon-
nance du 20 août 1698). Cette part faite à l'esprit
d'une époque à laquelle celles qui l'ont suivie n'ont
pas le droit de demander compte des progrès qu'elle
n'avait pas réalisés, que de prévision, que de sa-
gesse , de tendances véritablement libérales dans les
dispositions que nous allons reproduire !
« Tous les esclaves qui seront dans nos îles seront
baptisés et instruits dans la religion catholique, apos-
tolique et romaine. Enjoignons aux habitants qui
achèteront des nègres nouvellement arrivés , d'en
avertir les gouverneurs et intendants desdites îles
dans huitaine au plus tard, à peine d'amende ar-
bitraire; lesquels donneront les ordres nécessaires
pour les faire instruire et baptiser dans le temps con-
venable (art. I).
« Enjoignons à tous nos sujets, de quelque qua-
lité et condition qu'ils soient, d'observer les jours de
7.
100 LIVRE I. CHJCP. III.
dimanches et fêtes qui sont gardés par nos stijefs dé
la religion catholique et romaine; leur défendaint de
travailler, ni faire travailler leurs esclaves èsdîts
|ours depuis Théure de.minuît jusqu'à Tautre minuit,
soit à la culture de la terre, à la manufacture des
sucres et à tous autres ouvrages, à peine d'amende
et de punition contre les maîtres, et de confiscation
tant des sucres que desdits esclaves qui seront sur-
pris par nos officiers dans leur travail (art. YI).
«Xes hommes libres qui auront u» ou plusieurs
enfants de leur concubinage avec des esclaves ," en-
semble les maîtres qui l'auront souffert, seron^cha-
cun condamnés à une amende de 2000 livres de
sucre, et s'ils soilt les maîtres de l'esclave de laquelle
ils auront eu des enfants, voulons qu'outre l'amende
ils soient privés de l'esclave et des enfants, et qu'elle
et eux soient confisqués au profit de l'hôpital, sans
jamais pouvoir être affranchis, ^'entendons toutefois
le présent article avoir lieu, lorsque l^omme qui
n'étoit point marié à une autre personne durant son
concubinage avec son esclave, épousera dans les
formes observées par l'Église sadite esclave, qui
sera affranchie par ce moyen, et les enfants rendus
libres et légitimes ( art. IX ).
«SCLAVÀGE. 101
« Les esclaves qui ne seront point nourris, vêtus et
entretenus par leurs maîtres selon, que nous l'avons
(^rdonné par ces présentes, pourront en donner avis
à notre procureur, et mettre leurs mémoires entre ses
mains-, sur lesquels, et même d'office, si les avis lui
viennent d'ailleurs, les maîtres seront poursuivis à
sa roquête et sans frais. Ge que nous voulons être
observé pour les traitements barbares et inhumains
des maîtres envers leurs esclaves (art. XXVI ).
«Les esclaves infirmes par vieillesse, maladie,
ou autrement, soit que la maladie soit incurable
ou non, seront nourris. et entretenus par leurs maî-
tres; et en cas qu'ils les eussent abandonnés , lesdîts
esclaves seront adjugés à l'hôpital, auquel les maî-
tres seront condamnés de payer six sous par chacun
jour pour leur nourriture et entretien de chacun es-
clave (art. XX VU).
c< Enjoignons à nos officiers de poursuivre crimi-
nellement les maîtres ou commandeurs qui auront
tué un esclave sons .leur puissance ou sous leur di-
rection , et de punir le maître selon l'atrocité des
circonstances; et en cas qu'il y ait lieu à l'absolution,
|)ermettons à nos officiers* de renvoyer tant les. mal-
102 LIVRE I. GHAP. m,
1res que commandeurs absous, sans qu'ils aient be-
soin de lettres de grâce ( art. XLIII ).
« Ne pourront être saisis et vendus séparément le
mari et la femme et leurs enfants impubères, s'ils
sont sous, la puissance du même maître. Déclarons
nulles les saisies et ventes qui en seront faites ; ce que
nous voulons avoir lieu dans les aliénations volon-
taires, sur peine qu'encourront les aliénateurs d'être
privés de celui ou de ceux qu'ils auroient gardés, qui
seront adjugés aux acquéreurs, sans qu'ils soient
tenus de faire aucun supplément de prix (art. XLVII).*
« Les maîtres âgés de vingt ans pourront affran-
chir leurs esclaves par tous actes entre-vifs, ou à
cause de mort, sans qu'ils, soient tenus de rendre
raison de leur affranchissement ,^ ni qu'ils aient b^
soin d'avis de parents, encore qu'ils soient mineurs
de vingt-cjnq ans ( art. LV).
« Les esclaves qui auront été faits légataires uni-
versels par leurs maîtres, ou nommés exécuteurs de
leurs testaments, ou tuteurs de leurs enfants, seront
tenus et réputés, et les tenons et réputons pour af-
franchis ( art. LVI).
fiSCLÀYÀtifi. 103
« Déclarons leurs âffranchissenients faits dans nos
îles leur tenir lieu de naissance dans nos îles; et les
esclaves affranchis n'avoir besoin de lettres de natu-
ralité, pour jouir des avantages de nos sujets natu-
rels dans notre royaume, terres et pays de notre
obéissance, encore qu'ils soient nés dans les pays
étrangers ( art, LVII ).
Enfin : f< Octroyons aux affranchis les mêmes
droits, privilèges et immunités dont jouissent les
personnes nées libres; voulons qu'ils méritent une
liberté acquise, et qu'elle produise en eux, tant pour
leurs personnes que pour leurs biens, les mêmes
EFFETS QUE LE BONHEUR DE LA LIBERTÉ NATURELLE CAUSE
A NOS AUTRES SUJETS (art. LIX ). »
Avons-nous jamais mieux fait dans nos meilleurs
moments, que de copier cette loi, et avons-nous ja-
mais su , en la copiant , lui laisser son beau langage !
Ah! pygmées que nous sommes! pygmées qui,
aidés de toutes nos lumières et de tous nos poumons
parlementaires, légiférons depuis cinquante ans nos
pauvres îlots , sans avoir encore pu trouver la légis-
lation qui leur convient, sachons du moins respecter,
en les modifiant, les institutions qui donnèrent à la
France le plus vaste monde colonial que nation ait
/
/
104 LIVRE I. CHAP. III.
possédé, — sachons les respecter, surtout lorsqu'elles
sont signées du grand nom de Colbert \
Ainsi, si la pénalité de Tédit de 1685 n'est que
celle dé ce temps, on peut dire que ses dispositions
favorables, franchissant les années, arrivaient de
prime-saut aux idées avancées de notre époque. Qui
"Jl^ ne voit que ses articles portaient en eux le germe de
la transformation coloniale que nous poursuivons
aujourd'hui? Or, il ne faut que remonter aux pre-
miers documents du xVii® siècle , pour se convaincre
que ce germe ne resta pas longtemps infécond. Au
temps du P. Labat, le mariage, ce signe caractéris-
tique de la fusion des intérêts et ^es races, s'accom-
plissait entre les deux classes de la population colo-
niale, et les gouverneurs proposaient d'appeler ipso
facto à la liberté, dès l'âge de vingt et un ans, tous
les individus de sang-mêlé ^ .
* Nous n'ignoions pBs que le noni qui se trouve au bas de redit de 1685^
n'est pas celui de riliustre contrôleur général, mort le. 6 septembre 1683 ,
mais celui du marquis de SeigUielay, sDn fils, qui lui succéda comme se-
crétaire d'État de la mariue, et signait.aussi Colbert. Toutefois, nous n'en
mettons pas moins Fédit de mars au compte du giand ministre, parce qu'il
est démontré, pour nous, que Seigiielay ne fit qu'app!i.[uer l'œuvre de son
père. Cette opinion est aussi celle de M. Blanqui , lequel, dans son His-
toire de V Économie politique , n'Uésitepas à compremlre l'edit de 168&
dans sa très-belle appréciation des actes du contrôleur général — M. de
Seignelay mourut en 1690. (Voy. la précieuse Chronologie ministérielle
deM. Bajot.)
' Lois et Constitutions, 1. 1, p. ^79.
ESCLAVAGE. 105
Qui donc arrêta ce mouvement? — C'est ici une se-
conde phase de la question qui mérite d'être étudiée.
Oïl s'aperçut, en France, que le germe déposé
dans le Code Noir se développait rapidement, et
comme l'esclavage semblait une institution aussi pré-
cieuse alors, qu'elle paraît embarrassante aujour-
d'hui , on enraya l'œuvre qui menaçait de s'accom-
plir. On fit deux- parts de l'édifice de Colbert : Tuhe,
celle des dispositions généreuses et libérales, que
l'on se prit à saper et à détruire; l'autre, celle delà
pénalité, que l'on étaya chaque jour de quelques dis-
positions nouvelles, et qui seule s'est perpétuée jus-
qu'à nous. Pour ceux qui n'étudient qu'en courant
. et dans les livres tout faits, ce sont les colons, ^e
sont les autorités coloniales, qui ont tout accompli
en ce sens. Erreur grossière! L'entraînement du
climat, la continuité des rapports, la facilité malheu-
reusement trop grande dés mœurs, tout tendait à af-
faiblir cette démarcation que la nature semblait avoir
voulu écrire sur les fronts. Ce fut la métropole, ce
fut la France, qui, l'érigeant en système politique, 'fC
se prit à la creuser, à l'élargir avec l'inflexible per-
sistance de la monomanie. Nous ne parlerons pas des
actes officiels et imprimés qui , comme les ordon-
nances des 24 octobre 1713, 15 juin 1736, 29 dé-
^
106 LIVRE I. GHàP. III.
œmbre 1774, rendent de plus en plus difficile la
manumission; mais que dire, par exemple, des con-
clusions d'un procureur général du roi au conseil
supérieur de la Guadeloupe, composé de colons, et
des plaintes qu'il élève contre ce conseil , pour avoir
refusé d'annuler un mariage entre personnes des
deux races " ? Que dire des lettres écrites par M. de
Maurepas aux administjrateurs de Cayenne, pour
leur dire qu'ils ont « très-bien fait d'empêcher le
« mariage qu'un habitant de la colonie voulait con-
« tracter avec une négresse affranchie; l'intention de
« S. M. n'étant pas en effet de permettre ces sortes
« de mariages : S. M. recommandant de tenir la
« main à ce qu'il ne s'en fasse point à Cayenne — .
« faisant de plus remarquer S, M. que tous les
« nègres ont été transportés aux colonies comme es-
« claves; que l'esclavage a imprimé une tache in-
« effaçable sur toute leur. postérité, même sur celle
« qui se trouve d'un sang-mêlé, et que conséquem-
« ment ceux qui en descendent ne peuvent jamais
a entrer dans la classe des blancs ^ » Enfin , que
' Collection manuscrite de Moreau de Saint-Méry, partie relative à la
Gnadeloupe, t. IV, p. 241. Déjà, précédemmeitit , le conseil, toujours en
se fondant sur l'édit de 1685, avait déclaré valable un mariage de même
nature. — Voy. môme volume, p. 214.
* Même C4)ilection, partie relative à Cayenne, t. lll, p. 133.
ESCLAVAGE. 107
dire de l'arrêt en conseil du 5 avril 1778, par
lequel « S. M. étant informée que quelques-uns
des noirs de l'un et de l'autre sexe, qui se trou- rÇ
vaient en France avant l'édit du 9 août 1777,
par lequel l'entrée du royaume leur est interdite, se
proposaient de contracter mariage avec des blancs,
ce qui serait contraire au bon ordre de tolérer, fait
défense à tous ses sujets blancs de l'un et de l'autre
sexe de contracter mariage avec les noirs, mulâtres,
ou autres gens de couleur ' »
Veut-on maintenant avoir la pensée complète de ce
système? — Nous allons la faire connçiltre. Et comme
nous ne procédons jamais que document en main,
ainsi que le lecteur a pu le remarquer, nous termi-
nerons cet examen en laissant se dérouler dans toute
sa franchise, nous dirions presque dans toute sa naï-
veté, la politique du gouvernement métropolitain à
l'endroit des classifications sociales aux colonies. Le
27 mai 1771, le ministre du roi écrivait aux admi-
nistrateurs de Saint-Domingue : « J'ai rendu compte
« au roi de la lettre de MM. de Nolivos et de Bon-
« gars, du 10 avril 1770, contenant leurs réflexions
« sur la demande qu'ont faite les sieurs.... de let-
« très patentes qui les déclarent issus de race in-
* Lois et Constitutions^ t V, p. 821.
X
t08 LIVRE K CHAt-. UT.
« dienne '. S, M, n'a pas jugé, à propos de la leur
tt accorder ; elle a jugé qu'une pareille grâce tendrait
« à détruire la différence que la* nature a mise entre
« les blancs et les noirs, et qnele préjugé politique a
a eu soin d'entretenir comme une distance à laquelle
« les gens-de couleur et leurs descendants ne de-
ce vaient jamais atteindre; enfin, qu'il importait au
a bon ordre de ne pas affaiblir l'état d'humiliation
«attaché à l'espèce dans, quelque degré qu'elle se
« trouve; préjugé d'autant plus utile qu'il est dans
« le cœur même des esclaves ,* et qu'il contribue
« principalement au repos des colonies. S. M, a ap-
« prouvé en conséquence que vous ayez refiisé de
« solliciter pour les sieurs.:., la. faveur d'être décla-
c rés issus de race indienne ; et elle vous recom-
« mande de ne favoriser sous aucun {)rétexte les
a alliances' des blancs avec les filles d^ sang-mêlé.
« Ge que j'ai marqué à M. le comte de Nolivos, le
ce 14 de ce mois, au sujet de M. lé marquis de.,.,
« capitaine d'une compagnie de dragons,» qui a
« épousé en France une fille.de sang-mêlé, et qui
« par <îette raison ne peut plus servir à SaintrDo-
c; mingùe , vous, prouve combien S. M. -est déter-
.'• c'était un biais que l'on prenait parfois pour arriver an bénéfice des
édita qui déclaraient les Indiens de race libre.
• . V KSCLAVAGB. . 109
«-minée à mainteDir te principe qui doit écarter à
ce jamais les gens de couleur et leur postérité de
« toiiô les ïivantages attachés aux blancs*. »•
Est-ce clair ?
Ainsi, après avoir, dans l'intérêt du maintien ^
de Tesclavage, étouffé le principe de liberté écrit
dans le grand édit de 1685 qu'elle traite aujourd'hui
du haut de sa philanthropie, la France fit du préjugé
de la couleur un moyen ^e police et de répression
— une question de garnison. Et la France s'étonna
lorsque, aprèsunsiècle de ce système, les colons blancs
de Saint-Domingue,. pris à l'improviste par le mou-
vement égalitaire de 93, ne trouvèrent pas tout à
fait simple et naturelle leur assimilation à la popu-
lation affranchie!
S'il est vrai que ce soient les mœurs qui font les ^
lois dans lés sociétés vieillies, on peut incontesta- r"*^
bfeiiient dire que ce sont les lois qui créent les
mœurs dans les sociétés nouvelles. C'est indiquer
suffisamment à qui doivent être imputées les deux
grandes difficultés du problème colonial qu'a posé
l'irrésistible marche du temps : l'avilissement attaché
au * travail de la terre , l'avilissement attaché à la
couleur de la peau.
• Lois et Constftufions, t. V, p. 356.
no LIVRE I. CHAP. m. , '
Telle est l'impression que* laisse Tétude du pre-
mier statut colonial, à qui veut la faire impartiale et
sérieuse. On peut dire, et c'est là un rapprochement
qui n'est pas sans intérêt pour l'histoire , que cette
loi éprouva le même sort que le célèbre édit de
septembre i 664, dans lequel Colbert jeta les bases du
régime économique de la France. Il demeure évident
pour qui veut étudier de près la pensée de ce grand
homme, qu'en instituant les droits protecteurs en fa-
veur des produits nationaux , il n*avait entendu dis-
poser que temporairement, plaçant la France sous
l'égide de la prohibition commerciale, pour donner à
son industrie, la plus arriérée de l'Europe, les moyens
de se développer, mais avec ^intention d'abaisser
considérablement , sinon de faire tomber tout à fait
les barrières , lorsqu'elle serait de force à soutenir la
lutte avec la Hollande et l'Angleterre. Mais, hélas!
l'homme de génie s'éteint comme l'artisan sans avoir
achevé sa tâche : Colbert mourut avant que le mo-
ment fût arrivé d'abaisser les tarifs. La Hollande et
l'Angleterre inaugurèrent les représailles , et , pro-
fanant l'une des plus nobles gloires de l'histoire mo-
derne, la Prohibition j érigée en système, s'impatronisa
bientôt en Europe sous le nom de Colbertisme. Elle
y règne aujourd'hui en souveraine ; et tant d'intérêts
ESCLAVAGE. iH
sont nés^ ont grandi , se sont entre-croisés sous son
abri protecteur , qu'y porter aujourd'hui la main ,
c'est toucher à l'une des plus grosses difficultés de
la politique moderne. — C'est ainsi que le Code Noir,
détourné en quelque sorte de son cours par l'inin-
telligence de ceux qui le reçurent des mains de Col-
bert, au lieu de faire disparaître lentement l'escla-
vage par la vertu même de sa loi constitutive , en a
fait un problème dont nous ne savons aujourd'hui
comment aborder la solution.
Il nous reste, pour achever ce chapitre , à fournir
quelques données qui nous ramènent plus intime-
ment à notre sujet.
Il n'existe aucun renseignement précis sur le nom-
bre des esclaves qui existait aux colonies françaises
à la fin du xvn*^ siècle. Le peu d'importance qu'a-
vait alors la culture de la canne, qui seule nécessite
un grand nombre de bras ; cette première couche de
travailleurs européens , dont les navires de la métro-
pole peuplaient lentement mais incessamment le pays;
le peu de développement qu'eut d'abord le com-
merce de la traite, qui, semblable à ime autre indus-
trie devenue depuis comme elle l'un des embarras
de la politique actuelle , ne fit un moment que se
débattre sous les primes et les immunités, tout con-
112 LIVRE I. cjiAP. m.
courait à restreindre dans des limites assez étroites
le mouvement de rimportation africaine, L-étude de
la législation coloniale, seul flambeau qui , avec les
rares écrits du temps .que nous avons mentionnés,
puisse éclairer la matière j nous porte à croire quQ
te grande immigration qui vint, de la c^te occiden-
tale de r Afrique , peupler les colonies d'Amérique ,
ne prit ses proportions considérables que de 1720 à
172S. L'écrivain anglais Bryan Edwards, dont les
travaux sur ce sujet sont justement, appréciés , et
qui évalue à 2,130,000 individus l'importation dans
les colonies britanniques pour la période centenaire
de 1680. à 1780 , n'a pu déterminer la part affé-
rente dans ce chiffre à chacun des deux siècles , et
les calculs du savant statisticien dont nous avons
plus haut invoqué l'opinion , ne trouvent une base
même relative qu'à partir de 1772. '. Il résulte des
recherches de ces écrivains , que le terme moyen le
plus, élevé de l'importation aux colopies françaises,
durant la-période la plus active^ de la traite, fat d'en-
viron 30,000 individus. Disons toutefois que Vàl-
veiide porte à 350,.00O âmes la -population africaine
de la partie française de Saint-Domirigue , pour
\Recherches statisliques, etc., p. 10.
s
ESCLAVAGE. H 3 i^
1777' . Enfin MoreaudeSaint-Méry * évalue à 33,000
individus , pour Saint-Domingue seulement , le chif-
fre des dernières importations annuelles faites dans
cette colonie. Suivant lui , en examinant les recen-
sements de cette île pendant une certaine suite d'an-
nées, on voit que la mortalité annuelle, pour la
population esclave, était d'un trentième, tandis que
la reproduction n'était que d'un soixantième; de
manière qu'étant donnée une population de 500,000
individus, la perte annuelle devait être de 16,000,
la reproduction de 7,000 , et par conséquent le dé-
ficit à combler de 9,000,
En admettant donc que la traite déposât dans
cette colonie une masse de 33,000 Africains cha-
que année , les besoins stricts du recrutement n'en
réclamant que 9,000, il résulte de ces rapproche-
ments, que les facilités et encouragements donnés
au commerce africain constituaient, pour Saint-
Domingue, une sorte de pléthore de 24,000 indivi-
dus. Nous croyons que si les données premières
de ces calculs sont exagérées , les conséquences dé-
duites et les proportions établies offrent un enchaî-
nement assez logique et des probabilités assez sérieu-
* Op. cit., p. 14.
■ Description de la partie espagnole, t. II, p. 198.
1. <
/
A
H4 LIVRE I. ÉHAP. m.
ses pour être adoptées. Or la traite est, pour les pay^
qui y recrutent leurs travailleurs, une sorte de cou-
rant humain qui les entretient sans cesse en contact
avec la barbarie africaine, et leur crée une population
esclave bien autrement abrupte, bien autrement diffi-
cile à gouverner que ne l'est celle du pays où le con-
tact n'existe que du Noir au Blanc. Peut-être la mesure
de cette différence trouve-t-elle sa formule dans ce fait
assez significatif de la population des Antilles françai-
ses , arrivant à se recruter suivant les lois naturelles
de la reproduction , moins de vingt ans après avoir
reçu les derniers contingents de la traite.
Pour comprendre la nature du mouvement que
nous allons voir éclater à Saint-Domingue , ce n'est
donc pas au caractère pacifique et relativement ci-
vilisé de l'esclavage actuel des colonies fi*ançaise&
qu'il faut se reporter; c'est à celui qui, par le cott-
rant de barbarie dont nous parlions tout à l'heure , se
retrempe encore incessamment à cette terre ardente
de l'Afrique que ne mordit jamais la civilisation.
Laissant maintenant le champ des évaluations et
des calculs , nous rappellerons que les relevés écrits
dans le chapitre précédent portent à 45S,000 le
chiffre de la population rurale esclave de Saint-
Domingue, pour l'année 1790.
LIVRE DEUXIÈME.
REVOLUTIONS.
CHAPITRE PREMIER.
Première réTomUon.
La colonie ttuTow spontanémeut des députés aux états généraux. — De la
représentation directe des colonies dans la niétro|)oIe. — Détails sur cette
représentation depuis 1789 jusqu'à l'an Vlil. — Manière intelligente
dont les colonies savaient alors composer leur représentation. -* Scis-
sion dans la population blanche. — Formation d'une assemblée colo-
niale. — Premiers mouvements des noirs en juillet 1791. — Les assem-
blées paroissiales proclament l'égalité politique des hommes de couleur.
— Lutte et dispersion de l'assemblée coloniale. — L'insurrection est
complète. — La tranquillité se rétablit un moment. .— Une nouvelle
scission de la population blanche la fait reparaître plus terrible. — Son-
tbonax proclame l'afrranchissement général. — Invasion étrangère. —
Combat de l'Artibonite. — Toussaint-Louvertùre. — Expulsion des An-
glais. — Commencement de la lutte entre les noirs et les sang-inélés. —
Toussaint et Rigaud. — Mission de Hédou ville. — Autocratie momenta-
née de Toussaint-Louvertùre. — Il fait frapper monnaie à son effigie.
Telle était la situation économique de ce beau
pays, lorsque s'ouvrit la grande ère de 89. Les bri-
ses de r Atlantique lui arrivaient , si l'on peut dire ,
toutes chargées de germes dont Tardente nature des
tropiques devait hâter Téclosion. L'acte du 27 dé-
cembre 1788, qui ouvrait au tiers le droit d'envoyer
aux états généraux un nombre de représentants égal
à celui des deux ordres , fit courir un frémissement
électrique chez des hommes qui étaient alors trop
chaf:
represnUtioadireat^a^ t:«.^- _>.
représ^ntatioB &n*uÊ- '"» «»*
àwt la coèoBi^ m\ms.. «*• • 7>*i*
niaie. — PremirT^ ii«jcv*B-r. - -
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roMpirte. — La tx»Kimi.— - *t-
sdssiao de la popusiLK*. am^s ^ . j.
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Giahit de rArtÛMimi- —
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TotssÙBt ci Hisaiii^ — Ahméu^ «*
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Tdle était it bnuc.
pays, loreque •- uu* •
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tontes charçee- i- .-,
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cembre 1788. i;
aux états ^«sr^f
à celui d^ 4#r
électriqui^ ^
que,
Iran-
)iistitu-
([ue les
le ».
iieme mois
législatif, et
' s.
egler définitive-
os colonies enver-
. ainsi répartis ;
^ect. 1, art l
i20 LIVRE M. CHAP. f.
Dépulés. Suppléant&v
Saint-Domingue. ...... 18 9
Guadeloupe. 4 a
Martinique 3 1
Sainte-Lucie. 1 1
Tabago . 1 1
Cayennne 1 t
Bourbon 2 2
Ile de France. 2 2
Établissements de Tlnde. . . 2 2
Total 34 21
Ce qui donne pour la représentation réelle de&
colonies françaises un total de 34 députés titulaire»
et 21 suppléants.
La constitution de Tan III déclara que les colonies
françaises faisaient partie intégrante de la république^
et étaient soumises à la même loi constitutionnelle.
Elle les organisa en départements. Il se produisit
alors un fait intéressant et qui doit être soigneuse-
ment mis en relief : les colonies n'ayant pu faire
leurs élections dans l'intervalle de la promulgation
de la constitution nouvelle et de la réunion du nou-
veau corps législatif , un décret du V vendémiaire
^n IV maintint proK>isoirement les députés des
PREMIÈRE RÉVOLUTION. 12i
colonies dans Texercice de leur mandat expiré ,
jusqu'à ce que les élections coloniales se fussent ef-
fectuées.
Enfin, ce fut la constitution de Tan YIII qui vint
abolir la représentation directe des colonies en
France, en déclarant qu'eUes seraient régies par des
lois spéciales.
Ainsi, on n'avait pas encore, à cette époque,
trouvé la grande idée de Tincompatibilité des dis-
tances transmaritimes avec la représentation cen-
trale. On n'avait pas encore , sacrifiant l'avenir aux
embarras du présent, proclamé l'irrationalité en
principe et V impraticabilité en fait. Enfin, Galilée
nouveau mesurant le globe d'un compas fantastique,
la Tactique coloniale n'avait pas encore découvert que
nos établissements d'outre-mer s'étaient par un sourd
déplacement considérablement éloignés de leur mé-
tropole continentale depuis 1789 , à ce point que ce
qui était possible et praticable il y a un demi-siècle à
l'aide d'une navigation irrégulière , sans autre pro-
pulsion que la voile, devenait irréalisable aujourd'hui
que la vapeur nous place à quinze jours de la mer des
Antilles et à un mois de l'océan Indien Une der-
nière remarque sur cette importante matière : tant
que les colonies furent représentées en France par
122 LIVRE II. GHÀP. I,
leur agence salariée ' , elles furent placées dans l'al-
ternative de confier leur mandat à des créoles assez
riches pour habiter la métropole , ou à des métro-
politains obscurs dont le dévouement se mesurait
au salaire. Mais, dès que la grande ère de 89 vint
ouvrir un champ nouveau aux appétits de la politi-
que, dès que chacun fut. dévoré du besoin de lancer
son individualité dans l'arène parlementaire, le
mandat des colonies fiit aussi envié , aussi recher-
ché que celui des provinces de la France continen-
tale; les hommes les plus considérables, ceux qui
l'auraient dédaigné obscur et salarié , le briguèrent
éclatant et gratuit. Les colons d'alors saisirent avec
une promptitude qui témoigne de leur intelligence ,
les avantages de cette situation. Tout en mêlant à
laurs nouveaux représentants quelques hommes tout
à fait au courant des mœurs et des choses locales ,
ils en prirent le plus grand nombre parmi les nota-
bilités de la mère patrie , afin de rendre plus com-
plète la fusion des intérêts qu'ils devaient chercher
avant tout à établir. C'est ainsi que nous verrons le
représentant Sonthonax , élu à Saint-Domingue au
plus fort de la crise révolutionnaire,
' ;.es députés des conseils supérieurs et ceux des chambres de com-
merce et d'agriculture. — Voyez cliap. III de ce second livre.
PREMIÈRE RÉVOLUTION. 123
Telle fat, sur nos compatriotes d'outre-mer, la
première impression du mouvement qui se préparait
en Europe ' .
Mais la colonie ne devait pas s'arrêter sur la
pente rapide que descendait âa métropole. Chacune
des péripéties du grand drame révolutionnaire y
avait aussitôt son contre-coup. La prise de la Bas-
tille , la formation de la garde nationale , la substi-
tution de nouvelles couleurs à celles de la monar-
chie , tous ces incidents d'un rêve dont personne ne
soupçonnait encore le réveil , excitaient à Saint-Do-
mingue un véritable délire.
Nous apprécierons ailleurs dans leur ensemble les
causes déterminantes de la révolution de Saint-
Domingue, et nous dirons quel fut l'apport de
chacun dans le malheur commun. Constatons pour
le moment, comme jalon nécessaire des faits qui
vont suivre, le violent antagonisme qui éclata tout à
* Nous compléterons ces renseignements sur la matière en disant qu'un
arrêté des consuls, du 23 Tentôse an XI, réiablit Tancienne représentation
coloniale telle qu'elle était avant 89 : cet arrêté ne reçut jamais d'exécu-
tion. L'ordonnance du 9 janvier 1827 vint lui donner vie, mais en déférant
seulement aux colons le droit de présenter des candidats au choix du roi.
Ce fut celle du 23 août 1830 qui établit le principe de l'élection, confirmé
par la loi du 24 avril 1833. Quant à l'institution sortie de ces deux lois ,
elle n'a pas de désignation précise dans le langage politique, à moins
qu'on ne tienne pour française celle de délégation qui lui est parfois
donnée.
124 LIVRE II. GHAP. I.
coup , au milieu de cet enthousiasme, entre la colo-
nie et sa métropole. Dans la naïveté de son entraî-
nement, la population blanche avait pu croire que
le mouvement dont elle suivait l'impulsion pouvait
se concentrer et en quelque sorte s'isoler en elle.
Elle avait oublié son entourage. Le décret organique
du 8 mars 1790, qui appelait les affranchis ou des-
cendants d'affranchis au partage des droits politi-
ques, vint la réveiller comme d'un songe. Loin de
comprendre tout ce que cet acte politique renfermait
d'enseignement pour l'avenir, et par conséquent
tout ce qu'il imposait de rnesure et d'habileté pour
le présent, les colons entrèrent en scission ouverte
avec leur métropole, sans prendre garde qu'ils
n'avaient même pas la force de l'unanimité. La
déclaration si catégorique par laquelle l'assem-
blée générale de Saint-Marc refusa l'exécution du
décret du 8 mars, fut le prélude des manifesta-
tions violentes qui se propagèrent de la popula-
tion blanche dans celle des affranchis et des noirs.
Nous citerons : l'acte du 28 mai , par lequel cette
même assemblée, entraînée par ce premier pas, se
constitue de son chef pouvoir législatif de la colo-
nie, sauf la sanction de ses actes par la métropole,
mais en se réservant le droit d'initiative, et celui
PREMIÈRE RÉVOLUTION. i2â
d'exécution provisoire ; la lutte qui s'établit bientôt
entre cette .assemblée générale et rassemblée pro-
vinciale du Nord , soutenue du gouverneur et de
rintandant, lutte qui mit les armes à la main à la
population blanche et fit couler son sang j sous les
yeux des noirs; la dépossession du gouverneur
Blancbelande 9 et des autres autorités constituées;
enfin, le refus nouveau, et encore plus énergiquement
formulé, d'obéir à un décret du 15 mai 1791 qui, in-
terprétant celui de 1790, appelle les libres de cou-
leur à la jouissance des droits politiques.
Vainement la tentative prématurée du mulâtre Ogé^
vint jeter comme un avertissement à cette fougue :
la facilité de la victoire fit oublier le péril de la lutte.
Ce fut au milieu de cette agitation de la classe
supérieure, et dans la province de TOuest, que com-
mencèrent à se manifester, dans les mois de juin
et de juillet 1791, les premiers mouvements parmi
les noirs. Comprimée presque aussitôt par des me-
sures énergiques, l'insurrection éclata tout à coup
1 Vincent Ogé, fils d'an riche boucher du Cap, que sa famille entrete-
nait somptaeasement à Paris , où il était le représentant de sa coulenr,
débarqua inopinément dans la province du Sud, et réclama, à main ar-
mée, Te^écution du décret du 8 mars. Après un premier succès qui Taveu-
gla sur l'infériorité de ses forces, il éprouva une défaite complète. — Livré
par le gouvernement de Santo-Domingo , où il s'était réfugié, il fut jugé et
niftà mort (1791).
126 LIVRE II. CHAP. I.
dans le Nord avec une grande violence, au moment
où la population blanche entrait dans une nouvelle
phase de luttes et de débats par la formation d'une
assemblée coloniale, qui se produisait au milieu de
la crise comme ressource suprême. La révolte prit
bientôt un caractère d'ensemble, aussi effrayant par
ses effets que redoutable par la cause qu'il révélait.
On acquit bientôt la certitude qu'elle avait pour con-
seillers des colons blancs de la partie espagnole, et
pour chefs occultes des hommes de la classe inter-
médiaire des affranchis. Cependant, les noirs trou-
vèrent bientôt dans leur propre caste des com-
pagnons de servitude dont les instincts féroces se
disciplinèrent en quelque sorte à la destruction.
Jean-François , qui prit le titre burlesque de grand
amiral de France, son lieutenant Biassou, qui se
fit appeler généralissime des pays conquis, tels fu-
rent les premiers héros de l'insurrection, dont les
troupes se donnèrent le nom de Gens du roi,
La révolte prit bientôt d'effrayantes propor-
tions. Successivement vainqueurs et vaincus, les
colons sondèrent toute l'étendue du danger, et,
rendus à cet éclair de réflexion et de cakne qui
vient aux gens de cœur au moment suprême ,
quelques-uns d'entre eux proclamèrent la néces-
PREMIÈRE RÉYOLUXIO>'. 127
site d'une alliance avec la population affranchie.
Yivement blessée du refus constant des blancs à
mettre à exécution les différents décrets du pouvoir
métropolitain qui lui accordaient l'égalité politique,
cette population se tenait dans une attitude mena-
çante. Mais, riche, éclairée, sourdement hostile aux
noirs, comme les noirs lui étaient ouvertement hos-
tiles, elle avait au fond le même intérêt que les
blancs: — pour le présent, la conservation du sol; .
pour Tavenir, sa sécurité personnelle. —Toute la
partie de TOuest proclame presque simultanément,
dans les assemblées paroissiales, Tégalité politique
des hommes de couleur ; une alliance est contractée
pour la défense commune, et 1,500 hommes des mi-
lices nouvelles viennent concourir avec les blancs à
la défense du Port-au-Prince menacé par les rebelles.
Vaincue par la rapidité de ce mouvement, déses-
pérant du succès des remontrances qu'elle avait
adressées à la métropole au sujet des droits politi-
ques de la classe affranchie, rassemblée coloniale
allait peut-être céder à l'impulsion des paroisses, et
légitimer aux yeux du pays une fédération déjà lé-
gitimée par la nécessité. — Ce moment était décisif!
Mais la vie des nations a ses hasards comme celle
des hommes. Un navire porte, à cette heure de so-
1^ LIVRE II. CHAP. I.
i€aineUe hésitation, le décret du 25 septembre, qui,
faisant droit aux remontrances de la colonie, revient
sur celui du 15 mai, et reconnaît àîassemblée co-
loniale seule le droit de statuer sur la question des
droits politiques. Cette victoire remportée sur la
mère patrie égare les esprits ; on ne comprend pas
que cette grande concession du 25 septembre ouvre
à la législature coloniale une habile initiative en lui
permettant d'octroyer ce (ju'elle avait pu ne pas vou-
loir se laisser arracher. —Les concessions de l'Ouest
sont repoussées.
Dès ce moment , Talliance des affranchis et des
esclaves est formée; les massacres d'Ouanaminthe
et de Belair, l'incendie et la dévastation de toute la
plaine de l'Ouest la cimentent. Un schisme profond
et violent s'établit entre les partisans et les ennemis
de l'alliance rompue. Ce qui double la force de leurs
adversaires, fait ainsi la faiblesse des blancs. L'as-
semblée coloniale déploie inutilement dans ses actes
une vigueur digne de l'énergie de ses résolutions.
C'est en vain qu'après avoir révoqué les concessions
des paroisses, et demandé aux commissaires de la
métropole compte de leurs pouvoirs, elle affronte in-
trépidement l'orage amassé sur sa tête, et donne,
en se laissant assiéger dans Porf>-au-Prince, un de
vremière;^ révolution . 1 20
œs exetnpres de courage civique qui, dans l'histoire
d'un grand peuple, sont précieusement recueillis.
Pressé par les confédérés noirs et mulâtres , que ne
craint pas de diriger le commissaire Roume, bloqué
du côté de la mer par le gouverneur Blanchelande
avec trois vaisseaux, Port-au-Prince ouvre ses portes,
et les membres les plus importants de rassemblée
quittent la colonie, soit volontairement, soit frappés
de déportation.
Mais cette victoire n'en était une que pour ceux
qui la remportaient : c'était une défaite et un affai^
blissement pour le pays. Le fléau de Tinsurrection
avait pris d'immenses proportions durant cette dé-
plorable lutte ; et gagnant le Nord et le Sud, l'incendie
qui consumaitl'Ouest, annonçait aux colons conster-
nés que leur cause était à jamais perdue.
Cependant, il y eut comme un temps d'arrêt dans
ce grand cataclysme ; et, comme tout ce qui meurt,
celte société qui s'éteignait eut son dernier et trom-
peur éclair de vie.
Revenant une seconde fois - sur ses décisions, et
rétractant sa rétractation du 24 septembre, l'assem-
blée nationale, par un nouveau décret organique du
4 avril 1792, proclame définitivement l'égalité ci-
vile et .politique dé tous les hommes de condition
130 LIVRE II. (^AP. I.
libre, ordoûne la formation des assemblées colonia-
les sur des bases nouvelles, et ponr faire croire cette
fois à une volonté si souvent changeante, en appuie
la manifestation ^r une force militaire imposante ,
que dirigent, avec le général d^Esparbès, les commis-
saires Sonthonax et Polverel, dont la mission devait
dore mie première phase de la révolution haïtienne.
La satisfaction donnée à la classe affranchie , la
consternation dont est frappé le parti de la résistance
coloniale, et surtout la force régulière dont ils dispo-
sent, donnent un subit ascendant aux représentaots
de Tautorité métropolitaine. Les noirs, attaqués avec
ensemble sur les divers points où s'était groupée
la révolte, éprouvent l'inévitable défaite qui les
attend en présence de la discipline européenne.
Frappés de terreur par les sanglantes exécutions
commandées par le général Laveaux, les uns se dis-
persent, les autres accourent se placer sous le bé-
néfice d'une amnistie habilement proclamée. — L'in-
surrection fut, de fait, un moment anéantie.
Mais ce calme et l'espoir qu'il fit naître ne de-
vaient pas durer. Les chefs de la révolte n'avaient
pas fait leur soumission : retirés chez les Espagnols
de la frontière ou dans les montagnes qui servirent na-
guère de refuge au oacique Henri et aux derniers dé-
PREMIÈRE RÉVOLUTION. 13 1
bris de la race aatochthone , -— ' ils attendaient. La
guerre qui commença avec T Angleterre^ et nécessita
la concentration des troupes sur le littoral, le sanglant
antagonisme qui éclata entre les commissaires et
Galbaudy noi^unë gouverneur général de la colonie,
une scission nouvelle et plus profonde qu^elle ré-
pandit dans la population libre, toutes ces causes
lurent autant de provocations auxquelles ne pou*
vaient résister des hommes dont les derniers événe-
ments avaient si soudainement et si profondément
modifié Texistence. Bientôt insurrection reparut
plus rapide et plus ardente que jamais.
Ce fut au milieu de cette seconde crise qtie s'ac-
comjdit cet acte important qaxe Thistorien doit poser
conune jalon dans ce péle^méle révolutionnaire
dont Tesprit ne peut suivre le sanglant imbroglio
qu'à la condition d'en négliger les détails. Menacés
par Tennemi extérieur , attaqués par une partie de
la population, incertains des dispositions de la
classe affranchie, pressés par les noirs dont chaque
heure voyait grossir les bandes , les commissaires de
rassemblée nationale se trouvaient dans une de ces si-
tuations violentes qui expliquent, si elles ne justifient
les actes de la plus flagrante illégalité. — Le 29 aoôt
1 793 , le commissaire Sonthonax , de son chef et en
9.
132 LIVRE II. CHAP. I.
Tabsence de ses collègues retenus ailleurs , proclama,
de la ville du Gap y Taffrandiisseinent général des
esclaves.
Telle fut cette première période.
Au moment où les événements qui la complétaient
achevaient de s'accomplir , Tintervention étrangère
venait ajouter sa complication aux tirailtements déjà
si profonds de notre malheureuse colonie.
L'Angleterre avait toujours vivement désiré avoir
un pied sur cette belle île. Elle avait été la première
nation à disputer à TEspagne cette partie du monde
nouveau que Colomb lui avait donnée. G^est ainsi
qu'en 1652 l'amiral Penn avait effectué, entre le
Nisao et la Jayma , un débarquement de plus de
8,000 hommes, auxquels les Espagnols firent éprou-
ver une défaite complète ' . G'est ainsi qu'on voit ,
en 1 586 , le pirate Francis Drake essayer une se-
conde descente, qui se réduisit à l'incendie d'une
partie de Santo-Domingo. Enfin plusieurs fois , de-
puis l'occupation française, des tentatives avaient
* Ils perdirent , dil Valverde, trois mille hommes et onze drapeaux
Mais cet échec leur fut profitable ; s'étant embarqués en toute hâte, ils se
rabattirent sur la Jamaïque, alors colonie naissante, incapable de se dé-
fendre , et s'en emparèrent. C'est de cette époque que cette belle Ile est
devenue possession anglaise , ne gardant que le nom de Tune de ses yilles
.( Spanlsto^vn), comme souvenir de sa nationalité passée.
PREMIÈRE RÉVOLUTION. 133
été faites sur la côte occidentale. Cette fois, TEfr-
pagne devait unir ses efforts à ceux de sa vieille
ennemie pour chercher à nous accabler. Le voisi-
nage de la Jamaïque et la ligne des frontières ren-
daient rhostilité de ces d%\xx puissances également
redoutable à notre colonie.
Dès la fin de Tannée 1793, les Espagnols, assistés
des noirs dont ils caressaient depuis longtemps
Talliance; les Anglais, assistés d'une partie de la
population libre qui s'était jetée dans leurs bras,
font irruption, les premiers par le Nord, les seconds
par la côte de TOuest. Toute Ténergie de Sonthonax
ne put empêcher la conquête de s'étendre rapide-
ment au milieu des déchirements de la guerre ci-
vile qui continuait plus ardente que jamais. Une
convention avait partagé la colonie française entre
les deux puissances : TEspagne devait arrondir ses
possessions de tout le Nord; l'Angleterre devait
s'étendre sur l'Ouest et le Sud. Mais le général La-
veaux, chef provisoire de la colonie (les commissai
res décrétés d'accusation venaient de s'embarquer
pour France), fit noblement tête à Forage : retranché
à Port-de-Paix , sur ce point où les hardis aventu-
riers de la Tortue avaient dressé leurs premières
tentes , il maintint courageusement le drapeau de la
f3i LIVRE II. GHAP. i.
République, n'ayant plus d'espoir que dans les ha-
sards du dehors ou dans les réactions de Tintérieur.
Les réactions de l'intérieur lui vinrent en aide.
Il s'était élevé depuis quelque {0mp& , parmi les
noirs , un homme qui touchait alors à de grandes
destinées. ToussaintrLouverture, dont la surprenante
fortune trouva des généalogistes qui le ftrent descen-
dre d'un roi d'Afrique, était né à Saint-Domingue,
et se trouvait esclave de l'habitation Bréda, apparte-
nant au comte de Noë , lorsque éclatèrent les pre-
miers mouvements insurrectionnels dans la popula-
tion noire. 11 y prit part : refoulé dans la partie
espagnole par la courte répression de 1792, il y
reçut le grade modeste de colonel, tandis que Jean-
François et Biassou étaient grotesquement affublés
de titrés et de dignités. Cette infériorité lui pesait.
Laveaux sut à la fois distingua sa supériorité et
son ambition, et fit briller à ses yeux les Culottes
de général. H part, entraînant dans son éda tante
défection les bandes noires stipendiées par l'Espague,
écrasasur sa route celles qui refusent de le suivre ^
et embrasse la cause de la République pour ne plus
la sacrifier qu'à la sienne.
Bientôt Toussaint rallie les noirs autour de son
infUieiWie, affaiblit, en les divisant, les anciens af-
PREMIÈRE RÉVOtt'TlON. , 135
franchis déjà sourdement hostiles à sa grandeur
naissante, et bat les Anglais en plusieurs ren*
contres.
Pendant que ces succès se poursuivaient dans
rOueBt f le mulâtre Rigaud, dont nous aurons sou-
vent à parler dans cette histoire , et qui ne faillit
jamais à lamuse de la métropdle , luttait énergique-
ment dans le Sud, fusillant impitoyablement tous
ceux de sa caste qu'il trouvait sous Tuniforme bri-
tannique. Enfin , dans le Nord, un homme qui de-
puis a consacré toute sa carrière aux choses colo-
niales , et dont le nom Ait aussi redouté dans la
guerre qu'honoré dans Tadministration , le général
Deafoumeaux refoulait les Espagnols sur leur terri-
toire, et livrait au gouverneur Garcia , sur les bords
de TArtibonite , le plus sanglant et le plus décisif
combat de cette guerre. Il eut pour résultat la con-
vention de 1795, annexe du traité de Bâle, qui
déclara la France souveraine de la partie espagnole,
plaçant ainsi toute Tile sous sa suzeraineté de droit,
quand par le fait elle ne détenait pas même toute la
partie française. Cette pacification acheva de ruiner
les affaires de l'Angleterre à Saint-Domingue, et
celui que plus tard les Grecs de Tlonie appelèrent
Y être mcrée\ le célèbre lord Maitland, fui obligé de
136 LIVafi H. CHAP. I.
se rembarquer, non sans avoir eu la honte d'é-
chouer dans ses tentatives de corruption , comme il
avait échoué sur le champ de bataille ' . Les forces
britanniques n'occupèrent plus que quelques points
isolés en prévision d'un avenir qui ne se réalisa
pas.
Cette guerre grandit l'influence de Toussaint. Une
réaction provoquée par les faveurs qui l'entourèrent,
servit sa fortune. Telle était alors la faiblesse de
l'autorité métropoMtaine, que le général Laveaux et
l'ordonnateur de la colonie , Perraud , fiirent tout à
coup arrêtés et jetés en prison par le chef de bataillon
Villate, homme de couleur impatient et jaloux, que
troublaient les lauriers du nègre. Toussaint accourt
aussitôt avec une bande de 10,000 noirs et délivre
' «j*ai vu dans les archives <lu gouvernement au Port-î^u-Piince, et
(c tous les officiers de l'état-major de notre armée ont yu avec moi les pro-
« positions secrètes faites à Toussaint. Ces propositions tendaient à faire
« déclarer Toussaint roi d'Haïti , qualité dans laquelle le général Maitland
ft l'assurait qu'il serait de suite reconnu par TAngleterre , s'il consentait ,
n en ceignant la couronne , à signer, sans restriction , un traité de çom-
« merce exclusif, par lequel la Grande-Bretagne aurait seule le droit d'ex-
« porter les productions coloniales, et dimporter, en échange, ses produits
'( manufacturés y à l'exclusion de ceux du continent.. On donnait, au roi
« d'Haïti l'assurance qu'une forte escadre de frégates britanniques serait
« toujours dans ses ports ou sur ses côles pour les protéger. » {Le général
P. Lacroix » 1. 1 , p. 346. ) Toussaint n'accepta pas ces brillantes proposi-
tions , moins par lidélité pour la. France , que parce qu'il nourrissait déjà
cette défiance profonde de l'Angleterre qu'il manifesta dans tout le cours
de sa carrière politique.
PREMIÈRE RÉVOLUTION. 137
lriQin[dialemeDt les chefs de la colonie. Laveaux le
proclame son libérateur ; dans Tenthousiasme de sa
reconnaissance , salue en lui le Measie de race noire
annoncé par Raynal , et le nomme son lieutenant au
gouvernement général de Tîle. De cet événement ,
dit avec raison l'auteur des Mémoires pour servir à
rhistoire de la révolution de Saint-Domingue , date
la fin du crédit des blancs, et la naissance du pou-
voir chez les noirs.Toussaint dit d'abord ; Après bon
Dieu y c'est de Lai^eaux; puis il oublia son bienfoi-
leur, et rêva une autorité sans partage.
Mais avant d'y arriver , il devait rencontrer au-
tour de lui une énergique résistance.
Ici commence à se dessiner une nouvelle phase
de la révolution haïtienne , dont les événements qui
se déroulent en ce moment ne sont que la réaction
lointaine. La race blanche disparait politiquement de
la scène, ou n'y joue plus qu'un rôle secondaire, et
la lutte s'ouvre entre le pur sang africain et le sang-
mêlé de la race métisse. Le$ noirs se disciplinent en
parti politique autour du premier homme de leur
couleur, tandis que la classe des anciens affran-
chis, jalouse de cette éclatante fortune du nègre,
se groupe autour du mulâtre Rigaud, alors général
de brigade commandant la circonscription militaire
138 . LIVRE II. CUAP. 1.
du Sud. ftkiis la fougue et remporteinent de Rigaud
devaient se briser contre l'astuce et les froides com-
binaisons de Toussaint. « Il abandonne son cheval
« quand il galope , il montre son bras quand il
(( frappe 9 disait le noir de son rival; moi , je galope
« aussi y mais je sais m'arréter sur place^ et quand
« je frappe 9 on me sent, mais on ne me voit pas. »
En pacifiant une partie de Tile, comme Toussaint
pacifiait Tautre, en concourant de son côté à l'ex-
pulsion des Anglais 9 Rigaud crut travailler à établir
sa prépondérance et cejle de sa caste : il ne fit que
faciliter l'accomplissement des destinées sup^eures
réservées à son ennemi. Au moment où, maître
du Sud, il organisait contre lui une ligue formida-
ble, le chef noir, qui affectait la sécurité la {dus pro-
fonde, se réveille tout à coup, écrase les mulâtres
dans le Nord, et se porte rapidement contre la con-
fédération du Sud. La guerre Ait , de ce côté, longue
et acharnée; elle se continua au milieu d'événe-
ments qu'il est temps d'indiquer, car à leur dé-
noùment vient se lier le dénoûment de cette pre-
mière lutte des deux races secondaires.
Le commissaire Sonthonax, qui avait eu le rare
bonheur de se justifier devant la convention, venait
de reparaître dans la colonie (1796 ) , avec de nou-
PREMIÈRE RÉVOLUTION. 13^
veaux collègues 9 au nombre desquels était le mulâ-
tre Raymond , depuis longtemps agent de sa caste à
Paris K Sonthonax comprit tout le parti qu^on pou-
vait tirer de Toussaint ; mais il ne sonda qu^à moi-
tié son ambition : il se crut capable d'en faire Fins-
trament de son gouvernement, tout en s^assurant de
sa soumission par les honneurs et les dignités dont
il bercerait sa vanité d'Africain ; il s'aperçut bientôt
qu'il s'était donné un maître. L'intelligence du chef
noir grandissait avec sa fortune. Cet homme , que la
vie politique avait surpris âgé de cinquante-quatre
ans 7 osa rêver la souveraineté poulr lui et l'indépra--
dance pour son tle.
Malgré l'antagonisme de leurs castes ^ Toussaint
sut se confédérer avec le commissaire Raymond.
La défection de son collègue fit comprendre à Son-
thonax le péril de sa situation ; mais il était trop
tard pour en sortir; Toussaint lui démontra la né-
cessité d'aller remplir le mandat de député au corps
législatif que venait de lui confier la colonie. Le nègre
' Les gouYerneurs géuéraux des colonies furent alors remplacés par des
Ageifit» investis de la piénitude des pouvoirs natienaui. Une Agence, com-
posée de cinq membres, fut nomniée pour Saint-Domingue. Le ci-deTant
gouverneur générât Laveaux fut créé, sous leurs ordres, général en chef de
la i^He rnoi^ise, et Rochwnbe»¥ génén^l en c^ef de la partie cspAgnol«,
dont il fut cliargé de prendre possession au nom de la République : — ce
qui »e s^effectua pas, ainsi <|u'oii le verra plus tard.
liO LIVRE II. CHAP. 1.
expulsant le premier libérateur de sa race du sol
qu'il avait affranchi, joua une scène de haute intri-
gue , et la joua avec une supériorité qui pourrait faire
prendre le change sur la couleur de son épiderme.
Ce fut en s'inclinant jusqu'à terre, et en protestant
de son respect et de sa soumission, qu'il força le re-
présentant de la République à reprendre le chemin
de la métropole (1797).
La position devenait assez délicate, et pour le
dictateur nouveau qui pouvait redouter les ven-
geances de la mère patrie , et pour le directoire
qui pouvait craindre de le pousser à bout et d'enga-
ger une complication nouvelle dans un moment où
il en surgissait de toutes parts. Ce fut cette situation
qui détermina la mission plutôt diplomatique que
militaire ou gouvernementale du général Hédouville.
Cet officier général , qui avait déjà commencé sa ré-
putation de négociateur habile, devait échouer à
Saint-Domingue. Le chef noir avait mis à profit la
plénitude de pouvoirs que lui avait faite l'absence
de Sonthonax. Usant de son influence sur les hom-
mes de sa race , il avait discipUné les uns en troupes
à peu près régulières, tandis que, faisant rentrer les
autres sur les propriétés rurales, il s'était ainsi
rallié une partie de la population blanche, qui voyait
PREMIÈRR RÉVOLUTION. lit
en lui le restaurateur du travail et de la sécurité
publique. Il n'est pas jusqn^à la religion qu'il n'ap-
pelait à son aide dans un pays dont les malheurs
avaient commencé avec les saturnales de la déesse
Raison : c'était au prône que se publiaient les ordres
du jour du Cromwell africain , et lorsque l'envoyé
du théophilanthrope Laréveillère arriva dans l'ile ,
il put entendre le Te Deurrij qu'avait dès longtemps
oublié la France. Hédouville ne fut pas longtemps
à comprendre la situation : il eut au moins l'habi-
leté de ne pas entamer une lutte dont le résultat , à
peu près certain, eût été d'amener la rupture ouverte
que sa mission avait précisément pour but d'éviter.
Il se rembarqua pour la France (1798), non sans
laisser une proclamation par laquelle il révélait les
projets ambitieux de celui qu'il n'avait pu ni rame-
ner ni vaincre , et faisait un appel à la fidélité que
le pays devait à sa métropole.
Après avoir rédigé sur sa conduite un volumineux
mémoire, pièce véritablement curieuse, à laquelle le
directoire dut reconnaître un air de famille avec celles
qui lui arrivaient parfois d'Egypte , et qui prouve
que l'ambition est à peu près la même sous toutes
les latitudes, Toussaint, fort de la double victoire
pacifiquement remportée sur le commissaire et sur
142 LIVRE II. GiiAP. I.
Tagent de ia Réjpublique^ se tourna tout entier
contre la ligue des anciens affranchis , qu'Hédouville
avait adroitement forl;ifiée. Ce ftit alors que Tanta-
gonisme entre les deux classes prit toutes les pro-
portions d'une véritable guerre civile. Dissimulant
rinstinct mutuel de leur antipathie sous des appa-
rences politiques, chacune avait arboré les couleurs
de la République, au nom de laquelle elle préten-
dait combattre, tandis que par Fattitude passive
de son représentant, Fancien commissaire Roume,
qui alors composait à lui seul VJgence , la Ré-
publique ne témoignait que trop de son impuis-
sance. L'issue de la lutte pouvait paraître douteuse,
lorsqu'un de ces revirements, si fréquents alors dans
la métropole, fil pencher la balance en faveur des
noirs. L'éclatante péripétie du 18 brumaire vint
élever le jeune gouvernement consulaire sur les
ruines du directoire. Une mission envoyée aussitôt
à Saint-Domingue y proclame ce grand événement,
l'article 91 de la constitution nouvelle qui porte que
les colonies seront gouvernées par des lois particu-
lières, et la reconnaissance, quoique assez obscuré-
ment formulée, de cette liberté des noirs que le fait
avait conquise. Toussaint est maintenu dans le grade
de général en chef, que les événements lui avaient
PHBMIÈRE RÉVOLUTION. 143
cooféré y et le général blanc Michel est envoyé par
les consuls pour servir sous ses ordres.
Cette, situation nouvelle , en ajoutant Tinfluence
morale à Tautorité de fait qu'exerçait le chef noir,
rend inégale la lutte entre sa caste et celle des an-
ciens affranchis. Après un dernier effort de déses-
poir, Rigaud, impuissant à vaincre, mais trop or^
gueilleux pour se soumettre à un nègre, voulut se
frapper de son épée. Empêché par ceux qui Tentou-
raîent, il s'embarque pour la France avec une partie
de ses principaux adhérents, tandis que d'autres se
réfugient dans les Petites Antilles, et que la masse,
qui ne peut fiiir^ est anéantie par le terrible Dessa-
lines, féroce exécuteur des vengeances de Tous-
saint '.
Ainsi se termina ce que les historiens de la révo-
lution haïtienne ont qommé la guerre du Sud : pre-
mière et rapide explosion de l'antagonisme de deux
races, entre lesquelles l'affinité même de leur origine
entretient une démarcation profonde; épisode con-
sidérable, sur lequel l'historien et l'homme politique
doivent, aussi bien que le physiologiste, arrêter
leur pensée.
' Après avok pemln» décapité et nitrattté, il recoitrvty d'iiis|>iralMiii, éii»
ou , aux noyades imaginées par Carrier. On é?aiii ' à dix mille le nombre
tte ses victimes.
144 UVttE II. CBAP-^Jt;.
ici commence une ère de courte d«H^ q^l^on
peut appeler le règne de ToussaiM4^v4l$Q|^^^
mot pourra âe prendre dans sou aeei^%^4^^49^>^#k6:
figurée lorsque nous aurons dit ^se le ibhej^^ôf^
méconteut de la manière purè|iieiM;lQjB&(^^
kii dYaient été notifiés }e ck9Xi^eik&iAsiiir9;é^
la métropole et la confirmation de $6n gtBiie^ ^^
évité de faire publier la proclamation du gouvera^.
ment consulaire, et avait paralysé les envoyés del^
métropole par la froideur de son âcc^il. Déjà^ .j^-é*"
oédemment, à la suite d'une dissidence s|irve6ue
en^e hii et Tagent Roume, celui-ci aviat é^/jèté.
dafis une prison, qu'il ne quitta que pour passer t^b
iû^. Maître absolu de ce qu'on peut déjà appeler
l'ancienne colonie française, celui que ses courtisans
de toutes les couleurs caressaient du nom de Ôuona-
pâirte de l'Amérique, se mit en devoir de marcher
sur les traces de l'homme qu'il s'était sérieusement
proposé pour modèle. Il acheva la pacification de
l'Be en étendant une main de fer sur les derniers re^
tes de l'insurrection ; il rappela les émigrés, ces co-
lons blancs que l'incendie et la dévastation avaient
jetés sur tous les coins du globe; il réorganisa en
partie le travail par des moy^s énergiqises^uf les-
quels nous auroîis à revenir; il s'efforça d'amener im
PREMIÈRE RÉVOLUTION. i45
rapprochement entre sa caste et celle des blancs, en
prodiguant à ceux-ci les marques d'une publique dé-
férence. Enfin, comme si, pour rendre l'imitation plus
fidèle, il eât youlu avoir sa campagne dltaMe, il en-
treprit celte de la partie espagnole, que le traité dont
nous avons parlé n'avait livrée à la France que sur
le papier ; les faits; survenus depuis la convention de
1795 ayant rendu l'Espagne aussi lente à l'exécuter,
que la France était peu empressée à en demander
l'exécution.
Cette iH*iâe de possession dont nous verrons ail-
leiirs' les curieux détails ', s'accomplit avec une
grande rapidité. Après une vaine démonstration
de rési^ance, le geuvemeur général loachim
Garcia fit remise solennelle de son gouverne-
ment au prétendu représentant de la France , quit-
tant en toute hftte cette terre , qui , la première à
recevoir la domination castillane dans le nouveau
fltondé, devait être aussi la première à la rejeter
(ÏJRÔi). L'Espagne comprit , mais trop tard, à quelle
flÉ^èffBtion l'avait entraînée cette politique de haine
ai^etigle, quij cédant aux mauvais instincts d'une
nd^KieMigente rivalité, avait fomenté l'insurrection
'^V%. clïàp. VI! dé ce seeohd livre.
1. * 10
146 LIVRE II. GHAP. I.
des noirs et fortifié leur parti de son fassistance»
Un dernier acte se préparait : on devait s'y atten-
dre, car il eût manqué au complément de cette vie
si extraordinaire. Quelque absolu qu'il fût dans la
nouvelle phase que venaient de lui ouvrir les évé-
nements, le pouvoir de Toussaintr-Louverture n'était
qu'un pouvoir de fait : il conçut l'audacieuse pensée
de le légaliser en promulguant une constitution
nationale. Fidèle aux errements que lui fournissait
l'histoire contemporaine, il se fit solennellement pré-'
senter par ses plus dévoués partisans réunis en as-
semblée centrale , un acte constitutif rédigé par ses
secrétaires, qui le nommait gouverneur et président
à vie, lui reconnaissant le droit de désigner son
successeur , et lui remettait tous les pouvoirs civils
et militaires. Ce document curieux est , par sa con-
texture , par les hésitations et les perplexités de son
enfantement, l'expression la plus complète du carac-
tère étrange dont nous n'ayons pu qu'esquisser l'en-
semble ; l'étroite portée politique de cet esprit d'ail-
leurs si énergique et si entreprenant s?y révèle tout
entière : il n'ose ni aborder de front Tindépendance,
ni se résigner à la vassalité. Bien plus, avec cette
duplicité du barbare si naïvement pénétrée de sa
profondeur , il eut la simplicité de croire que , après
PREMIÈRE RÉVOLUTION. 147
avoir fait un tel pas, il pourrait encore demeurer en
bonne intelligence avec la mère patrie , en protes-
tant de son dévouement et de sa soumission. Cette
I i puérile confiance y nous la verrons se produire dans
les circonstances encore plus décisives qui vont se
développer. Un homme qui a bien mérité de la colo-
nie de SaintJ)omingue par les efforts qu'il fit pour
y organiser un nouveau système de travail au milieu
des désordres de Taffranchissement, et qui avait su
gagner la confiance de Toussaint, tout en demeu-
rant fidèle aux intérêts de la France , Tadjudant
général Vincent nous a transmis de curieux détails
sur ce moment décisif dans la vie du dictateur noir.
Ébranlé par ses objections , pressé par ses prières,
Toussaint, après un moment d'hésitation, s'élance
tout à coup à cheval, et s'éloigne au galop, fuyant
des arguments qu'il ne peut combattre , et se fiiyant*
lui-même '.
Toutefois, ne comptant «ju'à demi sur les res-
sources de sa diplomatie , le chef noir se hâte d'or-
ganiser le pays sur lequel doit reposer son pouvoir,
et de jouir de sa souveraineté nouvelle. La plus
I > ce fut le général \'inceot qai fut chargé de porter au gouvernement
consulaire le nouTeau projet de constitution qae Ton notifiait en même
temps à TAngleterre et aux Ëtats-Unis, sans attendre Tassentiment de la
France, que le général devait solliciter.
10.
148 LIVRE II. CHAP. I.
sévère discipline est introduite dans l^année : en
punissant militairement les plus légères fautes, en
faisant passer par les armes le général Moyse , son
propre neveu y pour négligence dans le commande*
ment de la circonscription du nord qui lui était
confié y il se rend compte à lui-même de la portée
de sa domination , et Tassoit mieux aux yeux de
la foule; enfin, pour couronner Tœuvre de sa
puissance, il fait battre monnaie à son effigie; mais,
fidèle imitateur, eiiicore en ceci, de Tusurpation
consulaire, son profil africain ne parut, sur les
gourdes et les escalins frappés à Santo-Domingo,
qu'à côté de Texergue : République française ».
* Nous n'ayons trouvé dans aocnn écriyaîn la mention de ce fait, qoe
noDS emprantons à Tun des manuscrits du général Kerrerseau. Il esl pro-
l>able que les gourdes de Toussaint sont aujourd'hui aussi rares que la
grande monnaie d'or de Christophe , pièce extrêmement recherchée des
At«8.
LIVRE 11. CHAP. 11. 14U
CHAPITRE II.
BipMltloB «e I8it.
Expédition du général Leclerc en 1802. — Pensée du gourernement con-
sulaire en entreprenant cette expédition. — Incertitude des esprits à cet
égard. — Intervention de Joséphine. -^ Singulière situation d*esprU de
Toussaint, dont les généraux se préparent à recevoir pacifiquement I^e-
clerc. — Commencement des hostilités. — Incendies et massacres. —
Conquête et pacification opérée en trois mois. ~ Invasion de la fièvre
jaune Elle fait éclater une nouvelle insurrection. — Arrestation de
Toussaint-Louverture. — Mort de Leclere. — • Rochambeau. — Derniers
désastres. — Les débris de Tarmée française tombent au pouvoir des
Anglais. — Mort de Toussaint-Louverture. —Un mot sur ce noir célèbre .
Mais une pareille fortune ne pouvait être qu^un
songe. Le réveil approchait.
La paix d^ Amiens venait d'ouvrir Tocéan à la
France (1802), et le nouveau dictateur , qui sans
doute ne s'était pas assuré des agents à Textérieur y
apprit les préparatifs dirigés contre lui, quand défà
la flotte de soixante voiles, commandée par Tamiral
Villaretr Joyeuse, cinglait vers son île.
Nous touchons à l'épisode le plus retentissant , le
moins compliqué, et cependant le moins sainement
150 LIVRE II. GHAP. II.
apprécié de la révolution haïtienne. On dirait qu'é-
perdu et troublé par Téclatant désastre qui a mis fin
à l'expédition du général Leclerc , l'esprit se refuse
à en remonter les phases pour l'étudier dans son en-
semble et en saisir le caractère. Pour la génération
qui s'élève , même pour bien des hommes déjà mê-
lés aux affaires 9 cette expédition , l'une des plus
belles qui aient passé la mer sous le pavillon de la
France, a disparu écrasée par une population éner-
gique que la victoire a rendue digne de la liberté.
Aux yeux d'une certaine politique , ce grand désas-
tre est une haute leçon de l'expérience , un fécond
enseignement de l'histoire Un court sommaire
des faits va réduire la leçon et l'enseignement à
leur juste valeur.
. La pensée du premier consul entreprenant de
faire rentrer la colonie de Saint-Domingue sous la
domioation de sa métropole , fut d'abord impéné-
trable. Voulait-il , obéissant à cette tendance de son
esprit vers tout ce qui rappelait.les institutions ab-
solues du passé, rétablir l'esclavage, replacer la
société coloniale sur ses bases et dans ses conditions
primitives? Voulait-il au contraire , toujours épris
des grandes difficultés, tenter, en acceptant les faits
accompUs, un vaste essai de travail libre sous la
EXPÉDITION DE 180S. 151
2one tdnride, en même temps qu'il créerait à l'Angle-
terre, alors très-peu philanthropique, un redoutable
voisinage pour ses possessions du golfe du Mexique ' ?
Tels étaient les doutes qui s'élevaient dans lés
esprits. Enfin , les politiques profonds du temps ne
voyaient dans la récupération que poursuivait le
consul , qu'un prétexte , qu'une cause secondaire
de l'effet cherché : à leurs yeux, le véritable motif,
le mobile déterminant de l'expédition, c'était la pen-
sée machiavélique de se débarrasser des phalanges de
l'armée de Moreau, dont le républicanisme pouvait le
gêner dans l'accomplissement des desseins libertici-
des que mûrissait déjà sa précoce ambition. Plus
une idée est extravagante dans ses proportions,
plus elle s'empare de l'imagination de certains écri-
vains ; et nous avons trouvé celle-ci à l'état de thèse
dans plusieurs ouvrages. Pour nous, qui avons
cherché ailleurs que dans les pamphlets de l'époque,
la vérité sur ce point important de l'histoire con-
temporaine , à côté de la pensée politique si sim-
ple et si louable qui devait, aussitôt la paix réta-
' Quelques écrivains prétendent qu'il fit tomber les représentations
du cabinet de Saint-James contre le nouvel armement , en menaçant de
reconnattre immédiatement rindépeudanoe de la colonie révoltée. Ce que
nous avons dit des propositions faites par l'Angleterre à Toussaint rend
cette assertion peu fondée.
15S LIVRE II. GHAP. II.
blie 9 attirer Inattention du chef du gouvernement
français sur la belle colonie française , nous sommes
arrivé à constater l'action d'une autre influence,
trop caractéristique et trop délicate pour ne pas être
remarquée.
Nous avons dit à quel point lès opulentes familles
créoles de SaintrDomingue s'étaient mêlées à Taristo^
cratie française par leurs alliances. Aucune province
de France ne comptait un aussi grand nombre de
ces alliances que celles de l'Ouest. Les gentilshommes
les plus influents de la Bretagne et de la Vendée
étaient attachés à la colonie par de grands intérêts
ou de grandes affections. Or , à cette époque j si la
rébellion expirait dans l'Ouest , ses dernières con-
vulsions étaient encore assez redoutables pour que
le gouvernement y qui commençait d'ailleurs à se
lasser des rigueurs, cherchât tous les moyens d'arri-
ver à une pacification. Ainsi le consul désirait
ramener TOuest, et la noblesse bretonne désirait
voir Saint-Domingue rentrer dans le giron de la
métropole. Cette communauté de vœux, quelque
divergents que fussent les pays vers lesquels elle se
reportait , était comme un point de rapprochement
enire le gouvernement nouveau et ceux qu'il avait
à moitié vaincus. Une femme, une créole, dont l'es-
EXPÉDITION DE 1802. 153
prit doux et conciliant s^attachait à tout ce qui pou-
vait tendre à. ramener le calme et la tranquillité en
France, tandis qu'elle prenait vivement à cœur les
intérêts de ses compatriotes d'outre-mer, Joséphine,
fut l'intermédiaire du pacte tacite intervenu entre
son époux et les croisés de l'Ouest. On leur promit
de ramener Saint-Domingue dans le giron de la
mère patrie : ils promirent leur concours pour foire
rentrer le fleuve vendéen dans son lit.
£'est ainsi que les deux intérêts réagirent l'un sur
l'autre une dernière fois , révâant par cette concor-
dance inattendue la multiplicité des liens ignorés et
comme insaisissables qui, à côté des relations généra-
les, existent toujours entre une colonie et sa métropole.
Quoi qu'il en fût du mobile de l'expédition, tou-
jours est-il que rien ne révéla d'abord le mode
d'occupation qui serait adopté. Nous pénétrerons
[dus tard le fond des instructions données à Le-"
clerc; constatons pour le moment, que, quant aux
actes extérieurs, ils ne révélaient que l'intention de
rétab»Ur la souveraineté politique. « Le gouverne-
ment vous envoie le capitaine général Leclerc, di-
sait la proclamation du premier consul; il amène
avec lui de grandes forces pour vous protéger con-
tre vos ennemis et contre les ennemis de la républi-
154 LIVRE II. CHAP. II.
que. Si Ton vous dit: Ces forces sont destinées à
vous ravir la liberté ; répondez : La république ne
souffrira pas qu'elle nous soit enlevée. » Dans la
lettre particulière qu'il adressa à Toussaint , et qu'il
lui fit remettre par ses enfants que le chef noir
avait placés dans un pensionnat de Paris , Bona-
parte disait : « Assistez de vos conseils, de votre
a influence, de vos talents, le capitaine général. Que
a pouvez-vous désirer?. . . La liberté des noirs ? — Vous
« savez que dans les pays où nous avons été, nous
« l'avons donnée aux peuples qui ne l'avaient pas.
« Dites-leur, que désormais la paix et la force
« du gouvernement assurent leur prospérité et leur
a liberté; que si la liberté est pour eux le premier
a des biens, ils ne peuvent en jouir qu'avec le titre
« de citoyens français , et que tout acte contraire
« aux intérêts de la patrie, à l'obéissance qu'ils doi-
« vent au gouvernement et au capitaine général qui
« en est le délégué , serait un crime contre la sou-
(c veraineté nationale » Arrivant au chef noir
lui-même, le premier consul disait : « Quepouvez-
« vous désirer ? De la considération, des honneurs,
« de la fortune? Ce n'est pas après les services que
« vous avez rendus, que vous pouvez rendre en-
« core en cette circonstance, avec les sentiments
EXPÉDITION DE 1802. 155
« particuliers que nous avons pour vous , que vous
ce devez être incertain sur votre considération, votre
<c fortune et les honneurs qui vous attendent
« Songez que si vous êtes le premier de votre coû-
te leur qui doit arrivé à une si grande puissance,
« et qui se soit distingué par sa bravoure et ses ta-
« lents, vous êtes aussi devant Dieu, et devant nous^
« le principal responsable de leur conduite ■ . » Il
était difficile de se former une opinion au milieu des
éléments confus de cette situation. On ne pouvait
croire à la sincérité entière des paroles officielles ,
ni supposer le projet bien arrêté de rétablir Tancien
système colonial dans toutes ses rigueurs écroulées.
Cette incertitude même était de nature à augmen-
ter les angoisses, et un long frémissement parcou-
rut tous les rangs de la population, lorsque se
répandit la nouvelle de la redoutable démonstration
qui se préparait. Si les noirs s'effrayaient à l'idée
que l'esclavage pouvait être rétabli , la classe blan-
' Cette lettre , pleine de promesses et de menaces, est un chef-d'œuvre
d'habileté. L'auteur de V Histoire politique et statistique déjà citée, donne,
comme pièce d'un haut intérêt , une réponse de Toussaint-LouTerture ,
qu'il traduit de l'anglais , avouant ne pas en avoir trouvé l'original en
France : mais ce document n'est évidemment qu'une sorte de lettre de
Junius , mise sur le compte du chef noir. Cette prétendue réponse n'est
qu'un parallèle fait au point de vue anglais entre le premier de^ blancs et
le premier des noirs, comme on disait alors.
156 LIVRE II. €HÀP. II.
che qui rentrait chaque jour de son émigration , et
se ralliait sous la puissante égide de Toussaint , com-
prenait que cet appui devait lui manquer, et que de
nouvelles réactions allaient éclater. Enfin, on savait
confusément que les proscrits de la confédération
du Sud, Rigaud et ses compagnons, se trouvaient
sur la flotte française ; et les anciens affiranchis ,
écrasés dans la dernière lutte, se préparaient à la
vengeance.
Quant au chef noir lui-même, il est facile de com-
prendre les préoccupations qui Tagitaient. On dit
qu'averti de l'arrivée des premières voiles françaises
devant le cap Samana, il accourut à toute bride*,
et qu'à la vue de cette flotte, de plus de soixante
bâtiments presque tous de haut bord, se déployant
majestueusement sur une ligne immense , il se ren*
dit , comme pour la première fois , compte de la
témérité de sa rébellion. « Mes amis, dit-il à ceux
qui l'entouraient, c'est la France entière qui vient
ici : il ne nous reste plus qu'à mourir. »
On a beaucoup exagéré l'effectif de l'armée d'o-
pération placée sous les ordres du général Leclerc;
il est certain qu'elle ne comptait pas plus de 12,000
* Il revenait alors de )*Kst. 1
EXPÉDITION DE 1802. 157
combattants , et se trouvait ainsi peu en proportion
avec les forces navales qui Tappuyaient. L'armée
coloniale comptait 20,000 hommes , troupes aguer-
ries, et qui rachetaient ce qui devait leur manquer
du côté de la tactique, par leur affinité avec la po-
pulation au milieu de laquelle elles pouvaient se re*
cruter à l'infini. Les trois divisions principales
qui la composaient étaient placées sous les ordres
des génitaux Dessalines, déjà connu dans cette his-
toire , Clairvaux, homoie de couleur, et Christophe,
nègre alors fort obscur, et auquel Favenir réservait
de bizarres destinées. Le premier commandait dans
rOnest et dans le Sud , avec le Port-au-Prince et
Sainfr-Marc pour centres d'opérations; le second dans
l'ancienne Audience espagnole, et Christophe avait le
Nord avec la florissante ville du Cap pour chef-lieu.
Toussaint faisait son quartier général du Cap ou du
Port^u-Prince, qui devenaient alternativement les
sièges du gouvernement.
Leclerc divisa ses troupes en quatre corps : Ro-
chambeau , homme énergique , déjà rompu à la
guerre de ces contrées par une précédente campa^
gne à Saint-Domingue, et par les rudes combats que
lui firent soutenir les colons de la Martinique , de-
vait se diriger , dans le Nord', sur le fort Dauphin ;
158 LIVRE II. CHAP. II.
le Port-au-Prince devait être attaqué par le général
Boudet, et le Cap parle général Hardy. Le général
Kerverseau devait envahir l'Est, en opérant une des-
cente à Santo-Domingo. Sa stratégie ainsi disposée,
Leclerc fit sommer pacifiquement Christophe de re-
cevoir les troupes de la métropole dans la ville du
Cap.
Chose étrange ! le chef noir commença ses dispo-
sitions pour obéir à cette injonction; il préparait
même des fêtes brillantes.... Toussaint, telle était
encore son irrésolution , son ignorance de ses pro-
pres desseins , n'avait rien arrêté , rien décidé, rien
communiqué à ses généraux , et ce fut sa présence
seule qui détermina la résistance de son lieutenant,
après plusieurs jours de négociations auxquelles il
assista, dit-on, secrètement ^ On ne peut même
dire quelle en eût été l'issue, si Rochambeau, for-
çant la passe du fort Dauphin, pendant qu'elles du-
raient encore , n'eût paralysé l'emploi des moyens
de conciUation dont Leclerc avait ordre d'user avant
d'entamer les hostilités. A ce premier coup de ca-
non, Christophe répondit par un acte qui inaugura
dignement cette résistance de la barbarie contre la
» Le général P. Lacroix.
EXPÉDITION DE 1802. 159
civilisation. Ses soldats se disséminant dans la ville
du Cap, en firent évacuer une à une toutes les mai-
sons y et s'armant ensuite de torches j ils Tincendiè-
rent dans toutes les directions. Cet acte de stupide
vandalisme que Toussaint reprocha plus tard à Chris-
topbe, s'accomplit avec un ordre parfait , et ces
flammes qui dévoraient pour plus de cent millions
de valeurs, éclairaient en même temps le débarque-
ment des troupes françaises, et la fuite de la mal-
heureuse population blanche, que Tannée noire traî-
nait à sa suite. Cet exemple fiit suivi par Dessalines :
le feu avait commencé ses ravages dans Port-au-
Prince et dans Léogane , et Saint-Marc était consumé
lorsque le général Boudet y pénétra. Ce moyen bar-
bare, que Dessalines, empereur, érigea en nou-
velle théorie de Tart de la guerre, et qui devint Tun
des articles de la constitution haïtienne ', se pro-
pagea avec fureur : le feu étendit partout ses ravages,
tandis que , justifiant les tristes appréhensions de la
population blanche, la mort la frappait sur tous les
points à la fois. La résistance des noirs ne dépassa
guère ces cruels et faciles exploits. Si Ton en excepte
quelques combats qui se livrèrent autour de Tous-
' « AU premier coup de canon (i*alarme, les villes disparaîtront , et la
nation se lèvera; » art. V de la constltation da 20 mai 1805.
160 LIVRE !!. CH4P. II.
saint, dans les positions inexpugnables des monta*
gnes du Chaos ; l'action assez chaude dans laquelle
ce chef fut battu par Rochambeau ; la résistance
énergique du noir Maurepas dans Port-de-Paix,
et enfin les sanglants assauts delaCrête-à-Pierrot, où
la furie française vint plusieurs fois se briser contre
un ouvrage de construction européenne ' , on verra
partout la tactique et la discipline l'emporter sur
la fougue et la férocité du barbare. Bientôt, à l'ar-
rivée d'un renfort considérable que reçut l'armée
française, Christophe, chez lequel on aurait pu
s'attendre à trouver plus de résolution, fit sa sou-
mission; Dessalines, pour lequel il avait secrète-
ment traité, suivit son exemple; déjà 4e Sud, où
dominait l'influence des anciens affranchis, avait
reconnu l'autorité delà mère patrie, tandis que dans
l'Est, le mulâtre Clairvaux ouvrait les portes de
Santo-Domingo à la division du général Kerverseau.
Ces défaites et ces défections, que Toussaint aurait
prévues, s'il avait eu le génie de son ambition, ne
• Le fort de ia Créte-à-Pierrot était un ouvrage régulier élevé par les
anglais lors de leur dernière occupation. Les généraux chargés de Tatta-
que, Rochambeau surtout, firent la faute de vouloir remporter d'emblée ;
ils éprouvèrent des pertes énormes. On fit ce qu*on aurait dû faire en com-
mençant : on investit la redoute dans les règles , et la garnison l'évacua
en traversant nos lignes , où elle laissa des traces sanglantes de son pas-
sage. Cette affaire fut Tévénemcnt capital de cette guerre.
ExfSÉDifioN m 1802. 161
laissaient plus anôune chance à sa rébellion. €et
homme, cpii semblait héèitw encore, et protestait
de sa soumission à la mère patrie , tandis que ses
gén^awx livraient bataille et massacraient en son
nom , n'était entré franchement dans la lutte que
lorsque la défection de Christophe et de Dessalines
l'eut réduit à ses seides forces '..On ei\t dit qu'il
tenait à montrer ce que valait Toussaint; mais
8(m énergie ixé pouvait racheter, tes fautes de son
hésitation. Pressé par l'armée française^ et par ses
propres soldats que Christophe et Dessalines avaient
tournés contre lui , le héros de l'insurrection suivit
vidgairément l'exemple de ses officiers : il se rendit
à la ville du Cap, et après une longue entrevue avec
te général en chef, il se retira. sur son habitation
d'Ennery qu'il aimait de prédilection. Au dire de
ph}^ei»rs écrivains > de véritables stipulations se-
raient intervenues , en cette circonstance , entre le
vainqueur et le vaincu. Un traité aurait délerminé
la position respective des partis,' et la retraite du
chef noir serait un acte volontaire et spontané. Nous
n'avons trouvé aucune tracé'" de o^te convention
* « SoB DQm était^partout, on ne parlait qne de lui ; il paraissait toujours
« pour détenfainer-un rassemblement; mais, de sa personne, il fie cosdui-
« sait aucune attaque ^ afin de ne pas compromettre son crédit par un fe»
liyfeH. » {Le ^^éral P. Lacroix.) ' '
I. il
•.462 hlSi II, CHAP. II.
dont^ au point de vue de la mpralité d'un fait im-
portant , les hiMoriens» qui s'en étayent auraient
dû comprendre la nécessité d'éîtablir matérieUe-
ment Fexistence. Inductions pour inductions, il
serait; permis d'en tirer de nombreuses et d^assez
concluantes ^\de la position désespérée du chef noir,
4ié la situation alors excellente de Tarmée d^occapa-
4ipn, que venait encore de^ renforcer un .contingent
sorti jdes pprts de Hollande , ôtde cett^ circonstance
que le sQfOur a Ennery fut un véritable internem^
imposé à celui qu-^iL convenait* àla foia'dè ménager
et de tenir; sous fe ipâin^ Nous dirons,- parce giiie
nous^vons fb^ite. rs^son de nous croire bien renséi-*
gné sunxîe point, que toutes la convention Sëbonia
à*te prpmesse que ^t.'Teuôsaiut ;de contribuer à la
pacififiation.du;pays»,.et à la parole qi(e lui donna
le général, LQèlQrc , .qiv'il trouverait sécurité pour sa
personne et gai*antie..pour ses propriétés.
Laf.gfterre avait duré trois mois. €e temps suffit à
Tarmée^ envahissante pour replacer sous la jdomi-
natidn de la France,, non-seuletnent son ancienne
possession., mais eiicpr^. -la vaste audience Bspa-
gnole. • . ' . • • . * \
' ToJEle' fut Texpéditioii du -général Leclerc' an ^oint
de vue des ôbstadtes huhiaiiïs : sott suéoès ftit ria-*
EXPÉDITION DE 1802. 163
pide , brillant et complet. Ge fiit , dans deô propor-
tions réduites, l'élan victDrieux qni porta Farinée
française au cœur de la Russie.
Mais sous la zone tomde comme sous le ciel du
Nord, la nature devait prendre. part à la lutte, ^
renouveler en faveur du vaincu la. fabuleuse inter-
vention des temps homériques. Un fléau trop connu
dans les Antilles, mais dont TefTervescence et lés per^
turbations de la guerre devaient hâter le développe-
ment et*doubler"rintensité , la fièvre jaune, vint tout
à coup foudre sur l'armée victorieuse,' alors que les
derniers efforts dei Finsurrection la tenaient encore
en haleine } ses progrès furent rapides et ses effets ter-
riUes. En peu de mois, ce beau corps d'armée de
douze mîlle/hommes , dont des renforts successifs
avaient doublé le nombre, Tut presque entièrement
anéantf. Quinze-cents.ofBciers', .vingt mille soldats ,
neuf mille matelots, et un graîid nombre d'Euro^
péens-venus à la suite dé Fjexpédition, jondièFent de
leurs cadavres cette .terre qui bientôt cessa de s'ou-
vrir pour les recevoir. Quatorze généraux, de ces
généraux de •vingtKîinq ans que le consul avait im-
provisés à son ima^e , le beau Debelle , Hardy, qui
avait command&^une dèç cqlonnes <ie F.expédition ,
Watrin , Tholozé , -Sairitr-Martin , Dampierre , le Po-
• 11.
164 Liy. u. CHÀP. II.
lonais Jablonoski y et tant d'autres ! enfin plus tard^
Leclerc lui-même , payèrent Tinflexible tribut que
levait le fléau.
Ce terrible concours qne leur prêtait la nature
était fait pour tenter la fidélité des vaincus. Des
appréhensions adroitement semées par l'Angleterre,
jalouse du succès rapide de Texpédition j quelques
mesures impolitiques; celle du désarmement des
campagnes, qui devint d'autant plus ui^ente que
l'armée française s'affaiblissait davantage^ toutes
ces causes réunies firent courir une sorte de fré-
missement précurseur sur ces masses plutôt domp-
tées que soumises. Les sanglantes rigueur&au moyen
desquelles Leclerc voulut frapper d'intimidation l'agi-
tation naissante, ne firent que l'augmenter,' et bientôt
il devint évident qu'une nouvelle révolution était
imminente. Ce fut au milieu de ces circonstances
qu'eut lieu le fait important et si souvent commenté
de l'arrestation de Toussaint-Louverture. Que l'au-
torité française ait employé des moyens peu loyaux
pour s'emparer de la personne du chef noir , arrêté
au milieu d'une conférence à laquelle il s'était rendis
sans défiance^ c'est là ce qui demeure personnel
aux agents qui .ont concouru à cal; acte , mais ce
qui, au point de vue historique, reste tout à fait se-
EXPÉDITION DE 1802. 165
condaire. L'important est de constater que Tous-
saint avait le premier failli à la parole donnée ^ en
se faisant sourdement Tâme de la révolution qui se
préparait. « Je compte sur \diPmi>idence^ » disait-il
souvent en faisant, par un cruel jeu de mots , allu-
sion à rhôpital ainsi nommé qui s'élevait dans la
ville du Cap. Cette espérance homicide, plusieurs
lettres saisies et les suggestions ou perfides ou sin-
cères de Christophe et de Dessalines , déterminèrent'
la mesure extrême à laquelle recourut le général
Leclerc. Toussaint, arrêté, fut embarqué avec sa fa-
mille et dirigé sur Brest.
Nous dirons plus tard la mort de ce chef; il im-
porte de suivre en ce moment le fil des nouveaux
événements qui vont se dérouler.
Peu après l'arrestation de Toussaint, des révoltes
partielles éclatèrent dans l'ouest et dans le nord ;
et, comme toujours, elles se manifestèrent par un
affreux massacre de la population blanche. Ces sou-
lèvements furent d'abord réprimés par les auxiliaires
que la f rance s'était donnés : les troupes noires
sous les ordres de Dessalines passèrent les rebelles
au fll de l'épée, avec une discipline exemplaire;
mais au moment où cette fidélité des chefs pouvait
seule maintenir la conquête, leur défection com-
166 LIV. II. GHAP. II.
mença. Elle fut provoquée , ou au moins hâtée par
les terribles exécutions auxquelles recourait chaque
jour Leclerc, toujours préoccupé de la pensée d'arrê-
ter par la terreur un mouvement dont il ne prévoyait
que trop Tissue, en présence des tristes débris qui
restaient de sa florissante armée. L'exemple fut
donné par le mulâtre. Pétion, qui occupait dans
l'armée" le grade de général de brigade , et que jious
retrouverons plus tard. Ce n'était pas un chef de
bande imposé par les événements : élevé dans
nos écoles, officier d'artillerie distingué, il avait
dès l'origine fait partie du corps d'expédition
avec un grade supérieur. Cet homme froidement
audacieux, dit le général P. tacroîx, sous le-
quel il servait, donna tout à coup l'ordre à ses
soldats de chavirer, el d'enclouer leurs canons , puis
se rendant près de Clairvaux, général de sa couleur,
q^i commandait des forces considérables , il l'en-
traîna à sa suite. Bientôt Christophe , Dessalines et
d'autres chefs .moins influents suivirent l'impulsion.
Enfin , celui qui devait le plus longtemps prolGiter de
tous ces ébranlements , et dont la chute devait leur
ouvrirmle nouvelle phase, Boyer , ami et confidentde
Pétion, fut, dit-on, le dernier à abandonner les dra-
peaux de la mère patrie.
EXPÉDITION DE 1802. 167
Alors la guerre devint générale , et ce denjier
paroxysme de Tattaque et de la défense si dispro-^
portiopnées entre elles (tannée française ne comptait
pas «ilors trois mille hommes) revêtit un caractère de
férocité qui laissa loin derrière elle toutes les sail-
glanjLes fureurs du passé. La mort de Leclero, qui fit
tomber le commandement entre les -mains de Ro-
chambeau^ ne pouvait qu'accroître cette terrible'ten-
dance. Esprit exalté et violent, républicain aristo- ;
crâte, imbu des préjugée les plus haineux, dont il -ne
dérogeait que pour insulter aux vaincus par ses ou-
trageantes amours, Rochambeau, malgré dlnçonjes-;
tables talents militaires, était moins que tput autre
rh<Mxime de la situation. Tombant dans la même faute
que l'assemblée coloniale dû Cap à Fendroit des an-
ciens affrfimchis, il ne voulut comprendre ni l'utilité de
leur alliance , ni le danger de leur hostilité . Déjà il avài t
obtenu de Leclerc rembarquement de Rigaud, reçu
avec enthousiasme dans le Sud , et qui nous assurait
la concours dé cette partie de Tîle, si on avait su le
ménager * . Cette fatale conduite rapprocha une se-
conde fois dans la conformité de leur haine les deux
* Suivant les «mémoires d'Isaac Toussaint, qui se troiuent imprimés à
la suite d'un livre sans ajicune Taleûr', publié soiis le titre d'Histoire de*
VexpéMiion des Français à Saint-Domingue sons le consulat-ée Ifapo-
léon f Rigaud précéda, son ancien rival au fort de Joux. Ils s'y trouvèrent
168 LIV. II. CHAP. ÏI.
nuances si mutuellement antipathiques de la popu-
lation haïtienne ; . et le Sud se joignant au Nord et
à rOuest, enserra bientôt la domination française
dans une épouvantable étreinte d'incendie et de
carnage. Cette guerre avec ses hécatombes humaines^
ses féroces représailles , ses meutes dévorantes ,
semble un épisode oublié de la lutte homicide qui^
sur cette même terre , avait consumé en moins d'un
demi-siècle la race primitive.
Malgré des renforts qui lui fiirent successivement
envoyés, etptasieurs combats où l'avantage biiresta^
Rochambeau dut bientôt cesser de tenir la campa-
gne; il avait réuni ce qui lui restait de troupes
sur les points fortifiés , lorsque la rupture de la paix
d'Amiens vint porter à l'ipsurrection le concoure de
l'Angleterre. Alors commença pour les malheureux
débris de l'armée française, qu'il fallut concentrer
dans la ville à moitié rebâtie du Gap, une situation
dont rhistoire des fléaux de la guerre offre peu
d'exemples. Dévorés au dedans par la famine et par
une contagion qui muItipUait incessamment se»
coups ^ pressés du côté de la terre par l'armée noire
réunis, et le maliieur commun désarmant sa haine, Tancien chef de U
confédération du Sud témoigna une honorable déférence au dictateur dé-
chu. (Mémoires d'isaac , fils aîné de Toussaint , p. 32i ).
EXPÉDITION DE 1802. 169
qae dirigeait le féroce Dessalines nommé réœmment
généralissime^ bloqués par les croisières anglaises ,
ii fallait achever de périr ou capituler; et capitulant,
il fallait se fier à l'Angleterre ou à Dessalines : Ro-
chambeau choisit Dessalines. Cette âme énergique
que tant de misères n'avaient pu abattre, et que ses
propres violenices n'avaient pas détendue, rêvait
d'ailleurs les chances d'une lutte dernière : il voulait,
s'embarquant à l'aide de sa capitulation au moment
opportun, traverser la flotte anglaise par la force
ou la ruse , et rendre au moins à la France les tristes
restes de sa florissante armée. . .
Mais la fortune ne frappe pas à demi dans de pa-
reils désastres. Les Français ne purent effectuer
leur embarquement dans les dix jours que leur ac-
cordait la capitulation. Alors , menacée par les bour
lets rouges de Dessalines , l'escadre française, seule
chance de salut, dut, pour échapper à l'incendie, in-
voquer l'assistance des forces britanniques ' . Une
convention fut signée à la hâte. Elle ne pouvait plus
être qu'un simulacre de satisfaction accordée à l'hon-
* L'escadre fraoçaise se composait de trois frégates et de dix-sept bâti-
ments de moyenne grandeur. Le nombre des 'prisonniers conduits en An-
gleterre avec Rocbambeau s'élevait environ à huit mille. Ce général quitta
sa captivité pout prendre part aux grandes luttes de l'empire, et mourut
glorieusement à Lei^ick.
170 uv. II. CHAP.'* m
neur militaii:e : nos 'bâtiments appareillèrent^ et
hissànt.une derrière -fois le pavillon national, ils la
saluèrent de leurs bofdées, puis se laissèrent atoa-
riner par les vaisseaux anglais (décembre i863);
Telle ftit la dçrnière scène du drame, telle fut là
dernière démonstration de laFfarice'en présence de
cette côte de Saint-Domingue où ôa dominaûon
avaitjeté tant d'éclat. • ' - "
Ainsi finit, dans l-ancîenne partie française, la se-
cxjnde période de rexpédition du général Leclerc,
période si distincte de la première, mais qui reflète
sur elle tous ses poignants désastres. Cependant, ne
fàlrce q«e pour la vérité de l'histoire, on ne saurait
trop séparer ces deux époques, laissant l'une avec son
brillant succès^ s^réussite presque complète, et l'autre
avec ses. fautes, sjbs violences,. et la fatale complica-
tion^ qui unit la guerre extérieure aux mortelles at-
teintes des fléaux du ciel. ' '
Toussaint .ne fat pas témoin, de la catastrophe
qu'il avait préparée. Transféré au château de Jôux ,
dans les montagnes du Jura , le froid et les langueurs,
de la captivité abrégèrent ses jours : il mourut en
avril 1803. Il subit son sort avec cette froide rési-
gnation ptopre à la race africaine , et son attitude ne
fut pas sans grandeur. Lorsqu'on l'interrogeait sur le
EipÉmripN DE i802. 171
lieu'où il avait caché son trésor, évalué à plus de cent
j millions ,..ii répondait avec une morne indifférence:
« J'ai perdu bien autre chose que des trésors ! » fai-
sant ainsi allusion non-seulement à sa grandeur dé-
chue j mais encore à sa femme et à ses enfants dont
ilavaitété inutilement et cruellement séparé.
Oxx a dit que la mort de Toussaint n'avait pas été
naturelle , et l'ouvrage que nous venons d'indiquer
donne les détails les plus circonstanciés sur l'attentat
dont il aurait été victime. Le consul , tombé de plus
haut que le dictateur noir, et devenu captif à son
tour, a repoussé cette accusation par ces mots que
rapporte le docteur O'Meara : « Qu'avîtis^je affaire
de là mort d'un misérable nègre? ?> Le dédain exa-
\ géré de pes paroles ne détruit pas ce qu'elles ont
I de sensé.. La séquestration du chef noir avait seule
une importance politique : perdu dans un coin de
la France, à deux mille lieues de Saint-Domingue,
où les évétiements l'avaient déjà fait oublier, sa vie
comme sa mort étaient devenues sans intérêt. Pour
nous, nous croyons d'autant plu^ à la justification
que renferment les paroles du grand homme, (ju'elles .
nous semblent comme un ressouvenir philosophique
de celles que lui faisait porter le succQsseùr de saint
Pierre, à moitié captif en France : « Dites à Tetn-
172 LIV. II. CHAP. II.
pereur que, s'il veut violenter ma conscience , j'ab-
diquerai la tiare, et que, au lieu du chef de l'É-
glise , il n'aura plus entre ses mains qu'un pauvre
vieillard infirme. »
Sans donner dans le travers de c^s écrivains qui,
faisant de l'ancien esclave de l'habitation Bréda l'ar-
gument d'une thèse physiologique , en ont arrangé
les proportions pour les besoins de leur cause, recon-
naissons que ToussaintrLouverture se détache glo-
rieusement de l'infériorité de sa race. Le premier , il
eut une autre pensée que celle de la destruction; le
premier, il noua dans son esprit des combinaisons
qui ressemblèrent à celles de la polijique, et fit briller
sur le champ de bataille des qualités autres que celles
d^un chef débande. Quoiqu'il réunît durantson règne
d'un moment, toute l'autorité entre ses mains, et
qu'il Ile comptât guère avec la vie des hommes ,
quoiqu'il s'efforçât de rehausser son pouvoir de tout
l'éclat des cours européennes , son gouvernement ne
fut ni la sanglante et stupide autocratie de Dessalines,
ni la vaniteuse comédie de Christophe. S'il rêva une
œuvre* au-dessus de son âge et de ses forces, s'il
chancela et faiblit dans l'exécution , il eut au moins
la gloire d'entrevoir les moyens. Dans la supériorité
dé son intelligence , il avait compris là supériorité de
EXPÉDITION DE' 1802. 173
la race blanche j au milieu de ia guerre d'extermi-
nation qui lui était faite, et la nécessité de l'élément
religieux au milieu des audacieuses négations de la
république. De là, ces efforts continus pour rappeler
les blancs dans la colonie, pour les mêler à Tadmi-
nistratioh , à l'armée , et créer ce contact fécond sans
lequel la race noire est fatalement vouée à la bar-
barie; de là, ce ferme et constant appui qu'il prêta
au catholicisme > la pompe dont il entoura son culte,
et sa témérité même à mêler la religion aux choses
de ia politique. Toussaint fut un de ces hommes
qu'enfantent les révolutions et qui les terminent. Si
son ambition eût pu se résigner à jouer un rôle se-
condaire, et que la France lui eût sincèrement concédé
ce rôle, il eût sauvé Saint-Domitigue. Mais il voulait
trop, et on ne lui accordait pas assez : le premier des
Noirs ne put s'entendre avec le premier des Blancs j
et leurs tombes n'étaient pas fermées , que ia barba-
rie africaine étendant son aile avait commencé à
planer sur le beau pays dont *le nom même allait
changer.
174 Liv. 'il. ghkP. m;
CHAPITRE m.
€oii|i tf'oell rCIrospecdf.
Larévotattou ,de Sainf-pomiogue ne fat qu'on ftcodent. — Ganses détcr-
minaDtes Les trois classes de là population Justice à rendre aux
blancs an point de nia de leur intelligence de la situation. — Ce qv^é^H
alors ia représentation des colonies en France. — Fautes de la métro-
' pôle. — Attitude des philanthropes anglais à cette époque. — Les noira
jetaient royalistes. -^ La secopde insiirreçtioa iut un acte réflécbr. —
Situation non comprise en France — La population deyiue enfin les in-
tentions du premier consul. — Les réâdetats anglais se chargent de
les expliquer et 'deiriennent les fauteurs -àe rinsiirréctlqii néuyeUe. —
conséquences fâcheuses de ià'dissiinulation dont usa le gouvern,èment
cousplaire. . . • .\' . ' .' •
AArrêtons^nOus'uii moment, et repbrtoiis des re^
gârds en.arttère.. * * • '. -
• Êtabliâsânt un rapprochement eiïtre la révolution
de Saint-Domingue et celles qui ont afiiranchi les
possessiona européennes du continent am.éridaîn dès
liens de leur vassalité , on a dit qu'une colonie était
dans Tordre politique ce qu'est un «enfant dans Vot-^
dre civil : çarVeiiu à ]a virilité, il s'agite ét^ cabre
SOU& la maîn (jui voudrait continuer à le diriger^ et
finit par-secouèr comme un. jbug, une tutelle ckmf il
se seiit émancipé par la nature, ' ' -
COUP D^Oeiii RÉtROSPECTIF. 175
Cette Aè86) qui pèche, par sa géàëralisatioii:, é de
phis le- tort de n'être qu'à moitié vraie en ce qui
regarde Saint-Domingue- Sa révolution , loin d'être
lé développement logique d\me situation régulièfre
et prévue j ne fut qu'un accident j contre-coup pré-
maturé , et si l'on peut dire, irréfléchi, des destinées
supérieures qui s'accomplissaient ailleurs. Personne
n'eut conscience de l'œuvré \ pas plus la population
Uancbe 'qui' l'ébaucha par ses imprudences-, quèla
métrop<>1e, qui: l'accéléra par ses erreure^ et la race
seceiidai¥e,«qui Pîiccoinpjît par sa dévorante éner-
gie. Cest là «ce» qui ressortira pleinement d^la courte
appréciation qu'il convient de donner des' Faits dent
BOUS >avons essayé", de présenter l'enswnblé.-
GFouH avons dit èquel point de splendeur était
arrivée la colo^le'dans.les derùières années de la
monajrchie, et comment la classe étevée^de ses habi-
tants se trouvait mêlée à tout ce qu^îl'y avait de bril-
lanlrdâB&}a mjBre patrie. Or, on sait quelles étaient,
à cettQ époque , les idées d'une psurtie de la noblesse
derc^et d'épée: Somme les gentilshoinmes fron-
deura.<le.la cour de-VeièaiUes , qui minaient te trône
par leurs sarcasmes-, et/Jes parlemente, qui Tébran-
laient de leur populaire obsHiiation , la classe élevée
de Ja^ population blanche* se jmit biêfttôt en lutté avec
176 uv. 11. CHÀP. m.
les représeûlants da pouvoir métropolitain. Ette se
mit en lutte d'abord saris but, ^ns idée , mais uni-
quement parce que Topposition était , si Ton peut
dire., dans Tair, Bientôt elle se rendit mieux compté
de ses secrets entraînements. Riche, puissante, fière
de ses alliances, elle porta les yeux sur elle-même et
sur les dél^uésdu pouvoir d'outre-mer qui la gouvei^
naient. Dès lors elle aspira à leur succéder, et leur
devint ouvertement hostile. En se levant avec en-
thousiasme aux premiers actes de Tère révolution-
naire, elle saluait dans Taffaiblissement de la royairtë
Taffaiblissemeûtde ses agents. Ainsi^ plus logique que
la noblesse de. France, elle poursuivait un but. C'est
là ce qui explique comment elle Continua à marcher
à^ands pas, quand, soudainement éclairée, la no-
blesse de France s'efforçait .de s'arrêter ; c'est là-ce
qui explique enfin, comment , aristocrate par. ses
idées, par position et par nécessité, elle devint fràn^
chemeht révolutiortnaire, et se perdit par la révo-
lution. . .
Mais siftchons le reconnaître : l'aristocratie colo-
niale eut au moins la logique de son erreur, et l'in-
telligence, de son époque- Sans doute elle n'entrevit
pas la portée du mouvement dans, lequel elle s'en-
gageait : mais qui'Favait entrevue ? Depuis^le philo-
COUP d'oeil rétrospectif. 177
sophe dont le doute rongeur sapait toute croyance,
jusqu'au démocrate de vingt ans , dont les doctrines
inflexibles prétendaient implanter Rome et Lacédé-
mone dans la société corrompue du dix-huitième
siècle, qui avaitcomprisque, pour la génération qui en-
treprenait la^ lutte, l'extermination et la ruine seraient
le dénoûment?... Non, pas plus que sa métropole,
la colonie n'eut le pressentiment de l'avenir. Mais,
au moins , éclairée par son contact incessant avec
elle; éclairée par ceux* de ses enfants, qui, depuis
longtemps, y avaient transporté leurs pénates , elle
comprit qu'il allait se passer quelque chose de nou-
veau , de considérable , qui rendrait désormais sur-
annés et impuissants les éléments de la représen-
tation coloniale en France. Cette représentation se
composait alors d'agents qui recevaient leur mandat
des conseils supérieurs et des chambres de commerce
et d'agriculture : on les nommait députés ^ . Dans un
* Cliaqae Dé/m^^ jouissait d'un traitement de 14 mille livres, assis sur
les caisses municipales de la colonie Voy. UÀi et ConstitutionSt t. VI ,
p. 104 et 275. Ce fut un arrêt du cons«*ii,du 10 décembre 1759, qui autorisa
les colonies à avoir des députés en France. Cette faculté- leur fut réservée
par un autre arrêt de 1763, et par une ordonnance de 1787. .* Voy., pour
les temps postérieurs, ce que nous ayons dit au chapitre \*' de ce livre.
Les chambres d'agriculture et de commerce avaient été créées pour cou-
tre-balancer riufluence des conseils supérieurs, de même qu'en France ou
avait créé les assemblées provinciales et les états pour contre-balancer celle
des parlements. Les députés des chambres de commerce coloniales sié-
geaient au Bureau du commerce de Paris.
1. 12
178 LIVRE II. CHAP. IIK
livre aujourd" hui fort rare qu'il a laissé, Tun des mem-
bres de cette représentation coloniale démontre de
quelle utilité pourrait être son concours au Bureau
central des colonies dans la métropole , si elle était
consultée par lui. — Ce qui prouve qu'elle ne Tétait
pas '.
Or, les colons comprirent, et c'est là la justice que
nous voulons leur rendre ; ils comprirent qu'à des
circonstances nouvelles il fallait des moyens nou-
veaux. Un rapide coup d'œil jeté à l'horizon leur
révéla que cette institution bâtarde, taillée sur le
passé, et qui se prononçait à elle-même sa sentence ,
^vl désirant d'être consultée, avait fait son temps,
et n'était plus bonne qu'à mourir. Cette situation
appréciée , ils n'attendirent pas avec une juvénile
confiance qu'elle finît de sa belle mort pour la rem-
placer par une autre plus vivace , plus en rapport
avec les circonstances; ils ne tinrent même pas
compte du dévouement stérile , quoique très-fécond
en livres , de leur mandataire * ; et bien convaincus
que dans la vie des nations, comme dans celle des
individus, l'occasion ne s'offre jamais deux fois.
' Du Gùuvernemené des colonies françaises, par M. Petit, député des
conseils supérieurs des colonies, 1. Il, p 456.
^ M. Petit écrÎTait beaucoup.
COUP d'oeil rétrospectif. 179
ils regardèrent autour d'eux j et se voyant Fran-
çais , comme les Français de la métropole , Fran-
çais dont les pères avaient conquis , à la sueur de
leur front et à la pointe de leur épée, un nouveau
fleuron à la couronne de leur pays , ils se demandé*
rent pourquoi ils ne seraient pas représentés aux
états généraux aussi bien que les autres provinces
de la France. Nous avons vu avec quelle résolution
et quelle spontanéité ils passèrent de la réflexion à
l'exécution.
Sans doute le résultat peut être invoqué contre
eux y et les partisans de l'immobilisme politique sont
en droit de proclamer leur tort : mais cette tâche
serait en vérité par trop facile, s'ils n'entreprenaient
en même temps de démontrer que sans l'inter-
vention des colonies dans le grand mouvement de
89 et de 93 y elles n'eussent pas été ébranlées par
le choc que subissait leur métropole* — Oui, les co-
lons de Saint-Domingue comprirent à temps qu'une
nouvelle ère s'ouvrait pour la manifestation des be-
soins publics; que c'était désormais par la parole,
et du haut de la tribune parlementaire , que les peu-
ples se feraient entendre des gouvernements ; enfin,
ils eurent comme la prescience de ce pouvoir nou-
veau des mondes nouveaux qui devait un jour ap-
12.
180 LIVRE II. CHAP. m.
paraître à teurs enfants, sous le nom de puissance
parlementaire : — souffle sans lequel rien n'éclôt, et
hors duquel tout se dessèche.
Disons-le d'ailleurs, puisque la pente de notre sujet
nous conduit comme forcément à cette digression :
c'est la plus dangereuse de toutes les illusions, pour
une colonie, que de poursuivre ce qu'elle appelle
son autonomie ou le droit de se légiférer elle-même.
C'est la plus dangereuse de toutes les illusions , par
cette simple raison que c'est une illusion. Ce qui si-
gnifie que le petit pays qui use ses forces à réaliser
cette chimère , est la personnification politique de
l'animal de la fable, qui lâche la proie pour en sai-
sir l'ombre. Tandis qu'il se donne la satisfaction de
prouver son droit en invoquant toutes les règles de
l'équité et tous les arguments de la logique, les évé-
nements marchent , et les actes s'accomplissent ail-
leurs. Us s'accomplissent en dehors de son interven-
tion, et sans qu'il ait le droit de s'en plaindre ! Oui,
sans qu'il ait le droit de s'en plaindre ; car à qui donc
la faute , si , prétendant lutter contre le mouvement
centralisateur qui domine sa métropole elle-même,
il persiste à vouloir s'isoler dans son individualité
locale, et à s'envelopper du manteau de son droit ! —
On ne remonte pas sans péril le courant de son épo-
COUP D^OËIL RÉTROSPECTIF. 181
que y et lorsque la centralisation parlementaire est
devenue la loi de gravitation des différentes parties
du grand tout qui a nom la Frange y chercher à se
tenir en dehors de cette loi , c'est chercher à ne pas
être compté pour Tune de ces parties.
A côté des riches planteurs, se trouvait la classe des
marchands et des industriels accourus de toutes les
provinces du royaume, pour prendre part à la riche au-
baine que leur ouvrait le commerce colonial, et con-
nus sous la dénomination de Petite-Blancs. Comme
toute classe secondaire qui jalouse une suprématie,
elle exagéra, pour s'élever jusqu'à lui, toutes les exa-
gérations du créole. Les Petits-Blancs ftirent à Saint-
Domingue, comme dans les autres Antilles, les plus
actifs agents de dissolution de la société coloniale.
Au-dessous de la population blanche , entre elle
et la race africaine, se trouvaient les affranchis, ap-
pelés gens de couleur et sang-mélés , dont nous
avons parlé : population aisée ', éclairée, réunissant
toutes les conditions qui constituent les classes inter-
médiaires, dont l'intervention est reconnue néces-
' L'art. 54 de Pédit de mars 1724, qui dérogeait à l'art. ô9du grand édit
de 1685 relatif an droit d'hérédité des affraochis , n'ayant pas été mis en
exécution à Saint-Domingue comme il le fut aux lies du Vent (parla décla-
ration du 8 février 1726), cette population se trouvait l^eauco^ip plus riche
que celle des autres colonies.
182 LIVRE li. GHÀP. III.
saire dans le mécanisme des sociétés humaines,
mais détournée en quelque sorte de son emploi , et
concourant à renverser ce qu'elle aurait dû sauve-
garder. Nous avons dit quelle fut la part de chacun
dans cette œuvre d'erreur. Tout en considérant
comme Tune des principales causes de leur ruine j
les efforts désespérés que les colons firent un mo-
ment pour maintenir la démarcation étabUe entre
eux et les races affranchies, nous avons fait remon-
ter à qui de droit la responsabUité de cette lutte
malheureuse. 11 nous reste, pour compléter le ta-
bleau, à montrer la France entreprenant tout à coup
de réagir contre un passé séculaire, et de faire dis-
paraître en un jour cet antagonisme de Tépiderme
qu'elle avait si longuement et si soigneusement fo-
menté; révélant d'ailleurs par ses hésitations et ses
tâtonnements, combien était grande son inexpérience
de la société qu'elle prétendait réformer.
Que l'exemple de Saint-Domingue soit donc
aujourd'hui un livre ouvert pour les gouvernants
comme pour les gouvernés. Aux uns , il appren-
dra que les révolutions ne sont pas toujours des
réformes, et que les institutions doivent savoir
mettre des années à détruire ce qu'elles ont mis
des années à créer; il dira que la moralisation
COUP d'oeil rétrospectif. 183
des individus et la fusion des intérêts doivent
précéder la fusion des races , et que dès lors,
la première phase, la phase préparatoire à ce
rapprochement tant désiré, c'est Tépuration par
Téducation des masses affranchies , c'est leur avè-
nement à la propriété et à la participation des
avantages sociaux. En montrant la classe inter-
médiaire de Saint-Domingue si supérieure à ce
qu^elle est aujourd'hui dans nos autres colonies,
cet exemple apprendra qu'au point de vue de la
civilisation, l'anarchie dans l'affranchissement est
la traite dans la liberté. — La traite dans la liberté,
car elle entretient dans la population émancipée ce
courant de barbarie que, dans les pays qui lui sont
ouverts, l'importation africaine entretient dans les
populations esclaves.
Enfin, pour les colons, les erreurs du passé doi-
vent sauver de celles de l'avenir. L'expérience de
tous les temps serait là pour nous l'apprendre, quand
les faits qui viennent d'être esquissés ne nous l'au-
raient pas confirmé d'une manière frappante : la
classe supérieure identifie immédiatement à ses ten-
dances ceux qu'elle élève à elle. Oui, heureuse ou
triste, c'est là l'histoire de tous les pays et de toutes
les époques : c'est le plébéien de Rome devenant pa-
18i LIVRE II. .CH\P. III.
tricien en revêtant la toge consulaire; c'est Taristo-
cratie anglaise se recrutant des individualités de la
bourgeoisie^ qui, avec leur nom, laissent sur le seuil
le souvenir de leur origine ; c'est le prolétaire fran-
çais y montant à la bourgeoisie pour essayer de ses
exigences après les avoir subies; c'est, en ua mot,
le sang-mélé de Saint-Domingue que les blancs
trouvèrent prêt à marcher avec eux, au jour trop
tardif où , puisant Fintelligence dans le désespoir, ils
l'appelèrent dans leurs rangs. Enfin , c'est ce même
affranchi que la France trouva toujours fidèle et
dévoué dès qu'elle l'éleva jusqu'au rang de citoyen
par sa confiance , et qu'elle trouva parfois au ni-
veau des plus hauts emplois, lorsque, par le fait seul
de les lui confier, elle lui eût en quelque sorte con-
féré la capacité de les remplir.
Au-dessous des couches supérieures de la société
coloniale, s'étendait celle que l'importation afri-
caine déposait incessamment rfans l'énorme pro-
portion annuelle que nous avons indiquée. Cette
proportion dit assez quelle devait être la situation
morale et matérielle de cette population , l'impor-
tance des versements humains opérés par la traite
dans les pays à esclaves étant comme le niveau de
la moralisation et du bien-être de la classe servile.
COL'P d'oeil Rétrospectif. 18o
Toutefoiâ, depuis que l'esclavage s'était régulière-
ment assis à Saint-Domingue 7 l'extrême richesse de
cette colonie, la prospérité du mattre dont les mietteâ
arrivaient jusqu'à lui, le sentiment de son infériorité
et' la longue habitude de son sort , avaient maintenu
l'Africain dans une immuable tranquillité.
Telle était la position respective des individus et
des races, lorsque arrivèrent dans la colonie les pre-
mières émotions du grand mouvement qui se dé-
veloppait dans la métropole. Nous avons dit quel
enthousiasme elles répandirent , et quelles espérances
elles firent naître. Quels que soient les sentiments
qu'inspire Tune des plus grandes infortunes des
temps modernes, l'histoire ne peut, par égard pour
le passé, retirer son enseignement à l'avenir. Nous
qui voulons faire à chacun sa part dans les fautes
commises, nous dirons que la race blanche fut la
cause première de sa ruine. Partout, on vit son agi-
tation précéder et déterminer celle des affranchis
et des noirs. Les discussions imprudentes de la tri-
bune coloniale remontaient des villes dans les cen-
tres les plus reculés , et la nombreuse domesticité qui
entourait la table du maître, les reportait le soir aux
dangereux conciliabules de /V/f^//^r. L'esclave, étonné
des préoccupations qui l'entouraient, cherchait k
186 LIVRE II. CHAP. m.
en connaître la cause , et devenait chaque jour plus
avide dans son étonnement ; bientôt les blancs en
vinrent aux mains dans les rues de Saint-Marc, et
ce premier sang versé fut pour lui comme la révé-
lation soudaine qui frappa la race indigène en voyant
pour la première fois tomber l'Européen sous ses
coups. Le mulâtre Vincent Ogé réclamant Texécution
du décret du 8 mars, avait dit : « Je ne ferai pas soule-
ver les ateliers; ce moyen est indigne de moi '. »
Ces paroles étaient restées ; et le coup qui Tavait
anéanti, les avait fait fructifier dans Tesprit de sa
ca^te. Aux protestations énergiques qui accueillirent
les concessions nouvelles, écrites en sa faveur dans
le décret du 15 mai, la classe affi*anchie se souvint
de Vincent Ogé, et si elle demeura étrangère aux
mouvements indécis de TOuest, elle donna des chefs
à l'insurrection du Nord, et s'efforça de la faire
tourner à l'accomplissement de ses desseins. Bientôt
elle prit elle-même les armes, et donna la première
l'exemple d'une organisation fonctionnant à côté
de celle des blancs. André Rigaud, l'orfèvre de Je-
rémie , avait précédé l'esclave de l'habitation Bréda.
La sourde hostilité de la colonie espagnole vint ajou-
' Adresse an président de ras:ïeinl>lé« du Cap.
coii> d'oeil rétrospectif. \m
ter son ferment à ces causes intérieures de pertur-
bation. Nous saurons ne pas insister sur ce déplorable
aveuglement si chèrement expié, et dont on a depuis
noblement reconnu Terreur; mais nous ne pouvons
nous empêcher de rappeler qu'on vit dans ces mo-
ments si critiques pour la race blanche , Torgueil
espagnol se plier à prodiguer les grades et les hon-
neurs aux premiers héros de Tinsurrection refoulés
dans TEst.
A cette terrible complication, Tautorité métro-
politaine et le gouvernement local, seuls modérateurs
possibles dans le grand ébranlement qui se préparait,
vinrent joindre leurs imprudences et leurs erreurs.
Tandis que Pitt, disciplinant la philanthropie de
Wilberforce aux exigences de sa poUtique , ne trou-
vait que d'atroces plaisanteries pour le vaste incen-
die dont les lueurs s'apercevaient de la Jamaïque %
la société des amis des noirs ^ œuvre de Price et de
Clarkson, passait le détroit, et s'affiliait en France les
noms les plus illustres et les plus dangereux intri-
gants. Chose étrange et curieuse à observer! Pen-
dant que l'un des plus grands propriétaires de Saint-
Domingue, Charles de Lameth, dans l'entraînement
• « Il parait que le« Fraoçais vont déci<lémeiit prendn» leur café au ca-
« ramel. »
188 LIVRE il. CHAP. 111.
de son initiation nouvelle, laissait tomber dans ras-
semblée nationale ses paroles si pleines de désintéres»
sèment, la tribune anglaise se taisait tout à coup, et
le commerce britannique profitant du bill pour P hu-
manité de la traite , arrachait près de 40,000 noirs
à l'Afrique * . . . Chaque écrit que lançait la Société des
amis des noirs, chaque rapport que le comité colonial
soumettait à la discussion de rassemblée nationale,
provoquait dans la colonie les réactions les plus vîves.
Quand Ténergie et .la persévérance du pouvoir diri-
geant auraient pu seules arrêter le torrent ou lui tracer
un Ut, les décrets croisant leurs contradictions allaient
porter le trouble et la confusion dans les esprits *•
Les agents de la métropole étaient loin de sup-
pléer par leur influence et leur caractère à ce qui
manquait si déplorablement à son action. La probité
républicaine de Sonthonax et sa fermeté souvent
honorable ne pouvaient racheter son inexpérience
des hommes et des choses du pays, soustraire Pol-
* chiffres des importations pour 1789 :
Angleterre. 38,000
France 20,000
PortogaL 10,000
Hollande 4,000
Danemark 2,000
' Voir, au chap. 1» de ce livre, le décret du 15 mai 1791, qui, applica-
tif de celui du 8 mars 1790, est révoqué par celui du 2& septembre, lequel
est, à son tour, révoqué par celui du 4 avril 1792.
COUP D'oiilL RÉTROSPECTIF. 189
verel aux risées des noirs ' , et dissimuler TafOigeante
médiocrité de Roume. Nous avons dit quelle était
la position des représentants du pouvoir métropo-
litain à l'égard de la population blanche : Timpoli-
tique abandon dont ils se trouvaient frappés les
poussa vers les affranchis. Ce mouvement était na-
turel , et 9 agissant dans une certaine limite, pouvait
devenir habile; mais s'exerçant sans mesure et
comme manœuvre de parti, il réagit violemment sur
la scission qui existait déjà entre les deux castes,
et la rendit plus profonde. Cette faute , elle se re-
nouvela plus tard, dans de plus vastes proportions
et avec des conséquences qui demeurèrent irrémédia-
bles, lorsque, plaçant sa ressource suprême dans l'as-
sistance des noirs, Sonthonax rendit l'acte d'affran-
chissement du 29 août 4793, qui peut (Ure considéré
comme la plus insurmontable barrière que rencontra
depuis le rétablissement du pouvoir de la métropole.
Tels furent les nombreux et divers éléments de
combustion que la révolution française vint à la
fois déposer et enflammer dans la société colo-
niale. Tout fut entraînement et hasard dans cette
terrible commotion qui saisit le pays à l'improviste.
' « Cornmismire Polverely H bêle trop. , » V. livre 111, rliap. TV.
190 LIVRE II. CHAP. III.
Nous n'en voulons pour preuve dernière que le
caractère étrange que conserva longtemps l'insur-
rection. Les noirs obéissaient si peu à l'instinct rai-
sonné de l'indépendance, que deux fois ils ren-
trèrent sous le joug après une complète émancipa-
tion de fait. Ils comprenaient si peu les idées aux-
quelles ils allaient devoir leur affranchissement, que
leurs chefs écrivaient aux commissaires de la ré-
publique : « Nous ne pouvons nous conformer à la
ce volonté de la nation, parce que depuis que le monde
ce règne , nous n'avons exécuté que celle d'un roi :
ce nous avons perdu celui de la France , mais nous
ce sommes chéris de celui d'Espagne qui nous témoi-
fi gne des récompenses , et ne cesse de nous secourir',
ce Comme cela , nous ne pouvons vous reconnaître
ce commissaires que lorsque vous aurez trouvé un
ce roi... i) L'histoire est pleine de ces naïvetés de
situation; et, à cette même époque, bien d'autres
que les pauvres noirs de l'Amérique marchaient à la
république en cherchant à trouver un roi.
Voilà quelle fut la situation dans la première pé-
riode de l'insurrection. Nous avons dit quels lurent
contre cette insurrection les succès de l'armée fran-
çaise sous les ordres du général Leclerc , et com-
ment, malgré l'énergique organisation improvisée
r
COUP d'okil rétrospectif. 191
par un homme doué de qualités extraordinaires, Fau-
torîté de la métropole avait été un moment rétablie.
Les causes de la révolution nouvelle qui mit fin à cette
restauration éphémère, sont importantes à constater.
De 1798, époque du départ du général Hédou*
ville, dernier représentant de la république, à
1801, époque de l'expédition , les choses avaient
marché dans la colonie révoltée. Une volonté puis-
sante avait réimi tous les esprits dans la même pen-
sée : plus d'esclavage. Courbés sous la glèbe de
Toussaint, et mourant sous le fouet de Dessalines ',
les noirs, devenus cultivateurs^ se croyaient libres,
et portaient à leur liberté le culte fervent d'une re-
I ligion nouvelle. On n'eut pas l'intelligence de cette
situation en France. On ne comprit pas le parti que
l'on pouvait tirer de cette magique influence des
mots , pour le rétablissement du travail colonial. On
ne laissa pas même à cet égard , au chef de l'expé-
dition , une faculté d'initiative dont les circonstan-
ces auraient pu déterminer l'emploi. Et, tandis que
les publicistes agitaient la question de savoir quel
parti il conviendrait à la France de prendre en rede-
venant maîtresse de la colonie, celui qui traçait au
* Yoy. le cliap. précédemment indiqua.
19^ LIVRE II. GHAP. III.
général Leclerc jusqu'au mode du débarquement de
ses troupes , lui donnait pour instructions verbales ,
mais formelles, de rétablir l'ancienne organisation
coloniale aussitôt la pacification opérée ■ . Le secret
fiit d'abord absolu, et le leurre des proclamations
du consul acheva l'œuvre si vigoureusement ébau-
chée par nos soldats. Mais on devint moins circons-
pect à mesure qu'approchait le moment d'exécuter
les ordres de la métropole. Le chef du gouverne-
ment, en apprenant la résistance meurtrière opposée
à Tarmée expéditionnaire, ne put lui-même contenir
l'explosion du mépris haineux qu'il portait à la race
noire. Les paroles violentes qu'il jeta au négrophile
Grégoire , et le décret consulaire qui rétablissait l'es-
clavage à la Guadeloupe, révélèrent sa pensée à l'Eu-
rope, tandis que, entraînés par cet exemple, les fami-
liers du général Leclerc ne gardaient aucune mesure.
Cette situation, qui se produisait au moment où l'é-
pidémie exerçait ses plus affreux ravages dans l'ar-
mée , fut habilement exploitée par l'Angleterre et les
États-Unis , dont la politique se rencontrait sur le
même terrain pour la ruine des intérêts français à
' Nous tenons ce fait de Tun des officiels généraux de i'arooée, glorieux
débris de l'expédition de 1802, et auquel Leclerc en avait fait la confi-
dence.
r
COUP d'(kil rétrospectif. 193
Saint-Domingue '. Ces deux puissances , Tune sur-
tout, qui apparaît à toutes les péripéties de ce drame
sanglant, comme le génie du dénoûment, firent
de tous leurs nationaux autant d'agents dont les dis-
cours provoquèrent l'explosion .
On sait quels ont été les événements de cette se-
conde lutte, et quelle fut sa déplorable issue. Nous
dirons que c'est à la fausse politique qui la déve-
loppa, moins encore qu'aux effroyables violences
qui l'accompagnèrent , qu'il faut attribuer ce carac-
tère particulier que nous trouverons plus tard, et
qu'on saisit encore dans l'attitude de la colonie éman-
cipée à l'égard de sa métropole. Si le gouvernement
consulaire eût marché ouvertement au rétablisse-
ment de l'ancien système colonial, l'insuccès eût été
sans doute le même. Mais cet insuccès fût demeuré
réduit aux seules proportions d'un grand désastre
militaire. La combinaison astucieuse qui fit d'une
perfidie la base de l'expédition de 1802, frappa la
politique de la France d'un discrédit dont rien ne
put la relever aux yeux des noirs. On dirait que le
caractère dissimulé de l'Africain ne peut se pardon-
ner à lui-même de s'être laissé une fois surprendre ,
et se soit promis de payer par une éternelle dé-
' Voy. cette situation au chap. 1 du liv. III.
I. la
iOi LIVRE II. CHAP. III. CODP d'ûEIL , ETC.
fiance sa crédulité d'un moment. Ce sentiment, ha-
bilement exploité par les chefs qu'a laissés Tinsur-
rection, est devenu le fond du caractère national.
Ses manifestations ont été, durant trente ans, les
seuls événements de Thistoire haïtienne. Enfin, qui
le croirait ! aujourd'hui que de si grandes choses se
sont accomplies à l'endroit des questions coloniales,
aujourd'hui que l'existence de l'esclavage dans les
colonies françaises est devenue une des grandes dif-
ficultés politiques de l'époque , une de ces difficultés
que le gouvernement ne sait par quel bout saisir, il
est encore des gens qui disent aux Haïtiens , que si
Tattention de la France se reporte vers leur île, c'est
toujours avec l'arrière-pensée d'y rétablir Tescla-
vage! . . . Les habiles eux-mêmes finissent par le croire ,
à force de le répéter ; et le vieux cri de Christophe
et de Dessalines, « Le feu aux villes, » se fait encore
entendre quand la France élève la voix pour récla-
mer les miettes arriérées de l'indemnité promise.
Telles sont, dans leur ensemble, les causes qui
Ont provoqué et déterminé la révolution de Saint-
Domingue. Elles demandent à être méditées; et
la situation toute particulière que nous venons de
faire ressortir mérite à la fois la sollicitude du gou-
vernement et celle des publicistes français qui veulent
aborder la question haïtienne.
LIVRE II. CflÀP. IV. 19S
CHAPITRE IV.
Bc l'expoMon «es Fnuiçato à l'ordonnance et 1825.
Dessalt&es gouverneur général à Tie. — Deruière tuerie exécutée par ce
chef noir — Il se fait proclamer empereur. — Système de défense contre
rinva&ion. — > Assassinat de Dessalines. — Lutte entre Pétion et Christo*
phe. — L'un se fait proclamer roi dans le Nord , l'autre président dans
le Sud. — Démarcation entre les deux populations noire et sang «mêlée.
— Débarquement de Rigand, qui se fait une petite république dans celle
de Pétion. — Borgella lui succède. -* Antre république du noir Goman.
— Caractère particulier de ce dernier fait — ^Boyer succède à Pétion —
Le Nord se révolte contre Christophe. — Son suicide — Boyer réunit
toute rtle sons son gouTcmement présidentiel.
Aussitôt après le départ des malheureux débris
de notre armée, les chefs militaires proclamèrent
rindépendance de leur ile, lui rendirent son nom
d'Haïti, et proclamèrent Dessalines gouverneur gé-
néral à vie , avec le pouvoir de se choisir un suc-
cesseur (janvier 1804) ^
On put croire qu'après tant de sang répandu , et
' Jean-Jacques Dessalines , quoiqu'il affectât de s'appeler un sauvage
africain^ était créole de Saint-Domingue. En 1791, il était esclave d'un
potier uommé Dessalines, dont il prit le nom.
13.
196 LIVRE II. CHAP. IV.
une révolution qui semblait désormais accomplie ,
la population blanche , échappée à tant de massa-
cres, jouirait enfin de quelque sécurité. Des procla-
mations signées de Dessalines prêchèrent Toubli
des discordes passées, et firent un appel aux pros-
crits de toutes couleurs , réfugiés dans les îles
voisines. « Propriétaires de Saint-Domingue, errant
a dans les contrées étrangères.... nous n'ignorons
« pas que, parmi vous, plusieurs ont renoncé à leurs
(c anciennes erreurs , abjuré l'injustice de leurs pré-
« tentions , et reconnu le bon droit de la cause pour
« laquelle nous avons versé notre sang pendant
« douze années ; les hommes qui bous rendent cette
« justice , nous les traiterons comme des frères ;
« qu'ils comptent à jamais sur notre estime et notre
« amitié; qu'ils viennent parmi nous » Malgré
le caractère bien connu de Dessalines, ses paroles
furent entendues , et un grand nombre des blancs
rentrèrent dans la colonie. Mais tout à coup le noir
change de langage et lance , avec une effrayante
énergie , des cris de meurtre et de carnage : « Le
« nom français règne encore en tous lieux , chaque
a objet rappelle encore les cruautés de ce peuple bar-
ce bare. Nos lois , nos coutumes, nos villes, tout en-
ce fin porte l'empreinte de la France... Que dis-je? il
DE L^EXPULS. DES FRANC. A l'oRD. DE 1825. 197
a reste encore des Français dans notre île. . . Victimes
« pendant quatorze ans de notre crédulité et de notre
a tolérance, quand serons-nous fatigués de respirer
a le même air qu'eux ? Qu'avons-nous de commun
« avec ce peuple sanguinaire? Leur cruauté compa-
«réeànotre modération, leur couleur à la nôtre,
a rétendue des mers qui nous séparent , notre cli-
« mat vengeur... tout nous fait voir clairement
a qu'ils ne sont pas nos frères , qu'ils ne le seront
« jamais. . . Tigres encore altérés de sang , et dont la
« présence effroyable nous reproche notre lenteur
«à les punir... '. » Chose remarquable et qu'il
importe de constater : ce long cri de mort trouva
la population noire impassible, et demeura sans
écho. Ces hommes qui se voyaient arrivés à leur
fin , ne voulurent pas comprendre l'utilité de cette
nouvelle tuerie , et il fallut que le féroce dictateur
y fît procéder militairement. Des troupes dirigées sur
les villes où s'étaient réfugiés nos malheureux com-
patriotes, les passèrent au fil de l'épée. Cette exécu-
tion dernière s'accomplit avec l'ordre et la régularité
! qui présidèrent à la grande immolation de la Saint-
Barthélémy : des sentinelles furent placées aux por-
' Pr04:iaiiiaf ion de janvier ]80>.
200 LIVRE H. CHAP. IV.
d^habitants à notre malheureuse colonie. Il est inu-
tile d'ajouter que la classe blanche n^entrait que pour
une inappréciable proportion dans ce chiffre.
Le règne de Dessalines ne pouvait durer long-
temps : tyran fantasque et sanguinaire, il lassa
bientôt ses sujets par les caprices de son despo-
tisme. De plus , Africain de race pure , les néces-
sités du moment avaient pu seules l'imposer aux
répulsions de la race métisse , comme elles l'a-
vaient obligé à rechercher son concours. Mais cette
sourde rivalité que nous avons signalée n'en fermen-
tait pas moins au fond des cœurs , et devait bientôt
éclater. Dessalines donna lui-même le signal en fai-
sant mettre à mort le mulâtre Clairvaux , qui était,
après Christophe , le premier personnage de l'em-
pire, et commandait dans le Sud. Pétion et les prin-
cipaux chefs de la classe de couleur relevèrent le
gant jeté à leur caste , et Dessalines fut assassiné
(octobre 4806)'.
La mort de Dessalines traça une démarcation en-
core plus profonde que par le passé entre les deux
' c'est un devoir pour nous de dire que les biographes de Pétion repous-
sent éuergiquement sa coopération au meurhe de Dessalines , et qn*aucuD
fait matériel n'établit cette coopération Mais des circonstances assez nom-
breuses, et le parti que le président mulâtre a tiré de cet événement, lui en
ont laissé la responsabilité ;<ux yeux de beaucoup d*écii vains.
DE l'eXPULS. des FRANC. A l'oRD. DE 1825. 201
races secondaires, désormais maîtresses du sol haï-
tien. Débarrassées de l'élément européen dont Thos-
tilité les rapprochait comme à leur insu, elles ten-
dirent à s'isoler dans une nationalité distincte.
Toutefois 9 soit qu'il ne fût pas prêt à agir, soit
qu'il obéit à une tactique arrêtée d'avance , Pétion
et ses complices, à la mort de Dessalines, appelè-
rent Christophe à prendre provisoirement les rênes
du gouvernement. Ce iut seulement lorsqu'il s'agit
de décréter la constitution nouvelle , que , jetant le
masque, ce chef se fit proclamer, à Port-au-Prince,
a président de la république haïtienne. » Christophe
était en même temps proclamé au Cap ce président
et généralissime de l'État d'Haïti » (décembre 1806).
Les deux compétiteurs marchèrent l'un contre l'au-
tre , et une première victoire conduisit Christophe
jusqu'aux portes de Port-au-Prince, dont il fit inu-
tilement le siège.
L'apparition inattendue de Rigaud, qui, parti de
France, débarqua tout à coup dans le Sud (avril
1810) , où sa présence produisit Tenthousiasme ac-
coutumé , sembla devoir affaiblir Pétion par une re-
doutable rivaUté. Armés l'un contre l'autre, les deux
mulâtres allaient se livrer bataille , lorsque Pétion
demanda une entrevue à son ancien général , et lui
20i2 LIVRE II. CHAP. IV.
fit habilement comprendre que leur division ména-
geait à Christophe une facile victoire sur leur caste.
Rigaud se laissa persuader par la diplomatie de son
rival , et se tint pour satisfait de l'abandon qui lui
ftit fait de cette partie du Sud , autrefois théâtre de
ses exploits. Il établit le siège de son gouvernement
aux Cayes, et devint le chef d'une sorte de républi-
que qui, durant quelque temps , réduisit celle de
Pétion à de bien étroites limites. Mais Christophe
ne fut pas longtemps à comprendre que si cette
scission affaiblissait le pouvoir intérieur de son en-
nemi, elle lui assurait en même temps un auxi-
liaire dont les talents militaires étaient à redouter.
Il renonça donc pour un moment à ses idées d'enva-
hissement.
Bientôt Rigaud mourut paisiblement dans sa ville
des Cayes. Son lieutenant Borgella, qui lui fat donné
pour successeur, fit sa soumission à Pétion (1812);
et la lutte recommença entre les deux chefs du
Nord et du Sud, désormais replacés dans la même
position. Elle dura, avec des chances diverses,
jusqu'au jour où , sans signer la paix , les rivaux ,
épuisés, laissèrent finir la guerre. Bientôt, dans un
espace d'environ dix lieues que leur prudence mu-
tuelle laissait inoccupé entre leurs États, l'abondante
DE L^ËXPULS. DES FRANC. A l'oRD. DE iSSo. ^03
végétation des tropiques érigea une infranchissa-
ble frontière de lianes et de futaies qui enveloppa
et rendit plus tranchée la scission des deux castes.
Christophe eut le Nord et la partie septentrionale de
rOuest ; Pétion resta maître du Sud et de la partie
méridionale de l'Ouest ' ,
Toutefois 9 au milieu des Etats de Pétion, dans
cette partie du Sud appelée la Grande-Ânse, s'éten-
dait la république ou le royaume du noir Goman ,
nouveau Cacique Henri, avec lequel le président
mulâtre dut compter, et qu'il ne put jamais soumet-
tre. C'est là ce que les écrivains d'Haïti appellent
V Insurrection de lu Grande^Anse. Cette insurrec^
don^ qui fut un gouvernement presque aussi régu-
lier que celui du Port-au-Prince , constitue l'un des
faits les plus caractéristiques de l'histoire que nous
esquissons , quoiqu'il soit omis dans la plupart des
livres qui nous ont passé sous les yeux. Ce noyau
africain , résolument groupé autour d'un chef de sa
' du istoplie était un noir créole de l'Ile anglaise dont il perlait le nom.
Après avoir acheté sa lil)erté , il passa à Saiu(4)oiimixn6 , où il faisait le
commerce de besliaux avec la partie espagnole, lorsque éclata la révolution.
Les attaques peu mesurées des ptiblicistes de Pétion , qui reprochaient à
«ses mains, soi-disant royales, de manier moins bien le sceptre que la
queue des casseroles de l'iiôtcllerie du Cap, » semblent indiquer qu'il avait
été également dans la domesticité à Saint-Domingue.
A.lexandre Pétion, fils d'un blanc et d'une mulâtre^ était quarteron, c'est-
à-dire presque blanc.
1
â04 LIVRE II. CHàP. IV.
couleur, sur cette terre du Sud qui fut toujours le cen-
tre et le cœur de la puissance des sang-mélés , ce
n'était autre chose qu'une protestation armée et per-
manente de la race noire contre la domination de la
race métisse. Les événements qui achèvent de se
dérouler à l'heure où nous écrivons,* et auxquels
nous allons arriver, vont nous fournir un curieux
corollaire de ce fait significatif ■ .
Pétion dut se contenter, pour des raisons que
nous apprécierons plus tard, du titre modeste de
président qu'il s'était fait conférer. Mais la pourpre
de Dessalines, ou plutôt celle qui emplissait alors le
monde de son éclat , troublait le sommeil de Chris-
tophe; et au milieu de sa lutte avec le Sud, il se fit
proclamer roi sous le nom de Henri V\ Cet événe-
ment eut lieu en mars 181 1 . Une nouvelle constitu-
tion fut encore promulguée. Ce fut comme un dernier
tribut payé à la métropole dont on se séparait. La
charte royale de Christophe ftit la fidèle copie- de
celle de l'empire français. La vanité enfantine de l'A-
fricain s'entoura de toutes ces grandes institutions
que le sublime seul sauva du ridicule. Il y eut succes-
• Ce fui Boyer qai mit fin à Vhisurrection de Goiiian. Treize mois suf-
Jirent à cette œuvre, dit naïvement son fidèle panégyriste M. Beaubrun
Ardonin. {Géographie de Vile (VHaïtiy par M. B. Ardonin, p. 20.) ^
• DE l'eXPULS. des FRANC. A l'oRD. DE i825. 20o
sibilité de mâle en mâle, titres de Majesté et d'Altesse
royale, palais royaux; enfin, rien n'y manqua,
jusqu'à la formule sacramentelle de la promulgation
des actes : « Nous , par la grâce de Dieu et la loi
constitutionnelle , roi d'Haïti... » On sait que, pous-
sant jusqu'au bout l'imitation , Christophe imagina
bientôt de créer une noblesse héréditaire avec fiefs
et dotations, affiiblant ses généraux de ces titres bi-
zarres qui ont fait croire, à quelques écrivains igno-
rants du caractère du nègre, qu'il jetait ainsi une
moquerie au conquérant de l'Europe ' . Quatre princes,
huit ducs, vinglrdeux comtes, trente-sept barons,
quatorze chevaliers , neuf gouverneurs de palais ,
sept gouverneurs de châteaux , quatorze chambel-
lans , quatorze pages , des hérauts d'armes et des
maîtres de cérémonies furent successivement créés.
Une grande aumônerie, un ordre de Saintr-Henri
avec dotation de 300,000 fr., grands-croix et com-
mandeurs farent également institués ^.
Pétion gouverna jusqu'en 1818. Quoiqu'il n'eût
* Entre autres, Tabbé de Mongaiilard.
' Voir rAlmanach royal d*Haïti pour Tannée t8l4, et le récit du cou-
ronnement de Christophe qu'a publié M. le comte de la Limonade sous ce
titre : Relation des glorieuçc événements qui ont porté Leurs Majestés
Royales sur le trône d' Haïti, suivie de Vhistoire du couronnement et
du sacre du roï Henri f* et de la reine Marie-Louise , ouvrage dédié
â08 LIVRE 11. CHAP. IV.
son appartement , fit un dernier adieu à sa famille ,
et se tira un coup de pistolet au cœur (octobre 1820).
Suivant quelques écrivains , le roi de la veille ne
reçut pas même Thommage du dernier devoir : le
soin de sa sépulture fut confié à Tun de ses ^rvi-
teurs réputé le plus fidèle, qui abandonna son cada-
vre dans un endroit écarté, où il fiit trouvé quelques
jours après en proie à la décomposition. Victor-Henri,
celui que Ton avait appelé prince royal, fiit massa-
cré au moment où un parti cherchait à se rallier à la
royauté en sa personne. Le général Paul Romain
put , sans obstacle , faire proclamer la république,
dont il fiit, bien entendu, le président (15 octobre).
La constitution du nouveau gouvernement notifiée
à Boyer, celui-ci refusa de reconnaître l'existence
de deux républiques à Haïti , et fort des intelligen-
ces qu'il s'était ménagées dans l'ancien royaume
de Christophe , il arriva sans coup férir jusqu'à la
ville du Cap , où tout avait été préparé pour le re-
cevoir.
Il entra solennellement dans la ville , et y fut pro-
clamé président de la république haïtienne (26 octo-
bre 1820).
Moins de deux ans après, le président Boyer diri-
gea une expédition sur la partie espagnole , dont
DE L^EXPULS. DES FRANC, k l'oRD. DE 1825 . 209
roccupatioQ 86 fit aussi facilement que ceUe de Tan-
cien royaume de Christophe ; et de Santo-Domingo
au Cap-Français , la noble Hispaniola de Colomb ne
forma plus qu'une seule république (9 février 1823).
Nous reviendrons ailleurs sur cet événement , et
nous le reproduirons avec les détails qu'il com-
porte. On trouvera également, dans d'autres par-
ties de ce livre, les seuls faits des règnes de Chris-
tophe et de Pétion-, qui ont gardé pour nous quelque
valeur: ce sont les révolutions accomplies dans
l'économie intérieure du pays, et les négociations
avec la France. Après avoir constaté ici un grand
fait , celui de l'indépendance de 1825-, que nous au-
rons également à apprécier à sa plac«, nous allons
terminer cette partie purement historique, en es-
quissant rapidement, ceux des événements du règne
présidentiel de Bpyer qne l'ordre de notre travail ne
nous forcera pas à rejeter aussi ailleurs , et en don-
nant un aperçu aussi fidèle que possible des faits
qui .achèvent de s'aceomphr en ce moment.
14
SIO LIVRE II. CHAP. V.
CHAPITRE V.
Ican-Pieire lojrar. — SeMntfc révékwtaon*
Inertie du nouyeau président. — Ses causes expliquées. — Atonie générale.
— Destruction et incendie du Cap. ~ Rapprochentent caractéristique.
^ Mouyement de la jeune génération — L'opposition enyabit la cham-
bre des représentants. — Coup d'État parlementaire. — Ëlimination'de
1840. -^ Manileste de Praslio. — Hérard Dumesie et Ch. Hérard Talné.
—Prise d'armes de Praslin. — Hérard s'empare de la yille des Cayes.— Il
prononce la déchéance de Boyer. «-. Le président s'embarque pour la
J[amaïque sans ayoir rien fait pour se maintenir au pouyoir. — Hérard
entre dans Port-au-Prince.
Le gouveraement de Boyer ifiit un long sommeil
que troublèrent à peine quelques rares événements
intérieurs, et qu'interrompirent à de longs inter-
valles les négociations successivement entamées avec
la France. Cet homme, qui était arrivé au pouvoir
dans toute la force de Tàge, et qui semblait plein
de sève et de vigueur, n'eut pas plutôt déployé une
énergie de quelques années , qu'il sembla chercher
à se faire oublier. En rapprochant cette atonie subite
de celle qui, après avoir paralysé les nobles instincts
d'organisation que son affinité à la race blanche avait
développés dans Pétion , en vint à consumer sa vie,
on reconnaît entre elles et les mêmes causes et les
SECONDE RÉVOLIJTiOR. !2H
luémes sympiômes. Boyer fut comme Pétion le lent
martyr dé sa couleur. Placé avec le faible noyau des
hommes de sa race en présence d^une population de
près de cinq cent mille noirs ^ sous le coup de œtte
défiaûce jalouse qui, après s'être successivement per-
sonnifiée dans Toussaint et dans Christophe , devait
fermenter d'une manière d'autant plus dangereuse
qu'elle se trouvait désormais sans chef ^ il dépensa ,
pour amortir l'action de son gouvernement, plus
d'étude et de soin que ne lui en eût coûté la tâche
glorieuse de le rendre énergique et fécond. Il Ait un
suspect , et tous ses actes se ressentirent de cette
position. L'âge et l'action énervante du climat dé-
veloppant cette tendance, elle devint une sorte de
maladie^ qui du chef gagna les agents les plus secon-
daires. On comprend quel dut être l'effet de ce relâ-
chement général sur un pays qui, depuis l'occupation
européenne, n'avait eu de vie réelle que celle que
lui avedt imprimée la verge de fer de Toussaint et
de Christophe. Tandis que là philanthropie euro-
péenne dissertait sur l'existence régulière de la so-
(Héié haïtienne, cette société n'existait déjà plus , et
son calme apparent n'était qu'une sourde dissolu-
tion. On en eut comme la première révélation lors
de la catastrophe qui marqua lugubrement te der-
14.
212 LIVRE 11. CIIàP. w
nière année de la présidence. Une terrible commo-
tion souterraine parcourant le Sud, le Sud-Est et le
Nord de la république, ébranla Santo-Domingo,
renversa en partie Santiago, et détruisit de fond
en comble la florissante cité du Cap (7 mai 184S).
La moitié de la population périt écrasée sous les dé-
combres. L^ incendie, promenant comme toujours son
fléau sur ces malheureuses ruines , mit le comble à
cette scène d'épouvante et d'horreur. Qui le croirait?
au milieu de ce grand désastre si bien fait pour re-
fouler un moment en elle-même tous les mauvais
instincts de notre nature, si propre à raf^eler aa
sentiment de la sociabilité par l'effet d'une commune
infortune, on vit le^ populations environnantes se
ruer sur le cadavre de la cité détruite, et, le coutelas
au poing, s'en disputer les lambeaux. Bien des malr
heureux qui avaient échappé au double fléau , pé-
rirent égorgés en défendant les derniers débris de
leur fortune. Peut-être pensera-t-on que cp fut levait
d'un premier moment de confusion et de désordre,
et l'œuvre de ces bandits que toilte calamité publique
fait sortir» tout à coup du fond des sociétés les pkis
civilisées? — Non : le sac de ces ruines dura plus
de quinze jours ' , et le soupçon d'avoir pris part au
* Le trésor public ne fut pillé que le 10'.
SECONDE RÉVOLUTION. 213
pillage, après avoir atteint des hommes de la classe
élevée, arriva jusqu'aux fonctionnaires publics. Il ne
faut pas que ce tableau puisse paraître chargé : nous
le terminerons par quelques lignes empruntées à un
journal du Portrau-Prince , et cette citation paraîtra
plus significative que nos paroles, si Ton veut bien
songer que l'honorable protestation du Patriote
s'adressait aune feuille importante, organe avoué
du gouvernement et des classes élevées. « Non ,
« s'écrie le Patriote^ non, il n'est pas vrai de dire
« que le vol , le pillage , l'assassinat, soient les suites
« nécessaires d'événements aussi déplorables. —
« Nenl quand on se dit conservateur, on ne doit
« pas trouver d'excuse au crime, et en appeler à la
ff justice de Dieu, si l'on ne peut user de la sévérité
« des lois. — Vous disiez il y a quelques jours que
« le gouvernement était fort : c'était ici le moment
« de prouver cette force, en protégeant le malheur,
« en vengeant la société. Si vous ne forcez pas les
« bandes qui se sont gorgées de pillage à courber
« la tête devant la toute-puissance de la loi, la loi ne
a sera plus qu'une lettre morte. . . »
Etrange contraste ! quelques mois après , le fléau
souterrain continuant sa marche renouvelait le même
21 i LIVRE II. CHAP. V.
désastre à la Guadeloupe : la Pointe-à-Pître, cette
reine de la mer des Antilles, s'écroulait à son tour, et
comme au Cap-Haïtien, Tincendie s'élanç^nt de ses
rwnes venait siider à la confusion et au désordre...
là, personne ne songea au pillage; et rapprochés par
le malheur commun, les hommes de toutes les cou-
leurç et de toutes les conditions se prêtèrent le plus
sublime et le plus fraternel appui. •
Tant que Tautorité de Boyer ne se trouva en cou-r
tact qu'ayec les hommes de s^ génération , il disposa
d'uue certaine unité et partant d'une certaipe force :
ceux de sa couleur auxquels il avait distribué les gra-
des et les places avaient compris la solidarité qw les
unissait à leur cl^f , et lui couser vouent au moins le dér
vouement de TambitiQu satisfaite^ Mais à mesijijre que
les années ramenaient dans le pays une jeunesse arr
dente, qui^, sortant de nos écoles toute pleine de nos
idée9> et toutepleine aussi de son mérite, trouvait les
postes occupés, etks positions prises, la solidsa*ité(te
ta couleur s'effaça insensiblemeut pour faire place à
une cowmuiie opposition, ; VopppôitiQn desîeontes ooiv
tre les vieux, des position^ à fair^ cc^.re les positions
a.c<pise$. l\ ^ cré^ des journ^i^^ qq échange^ des
pamphlets, la tribune s' auima, ^Oifift tout prit ce c^ao*
SECONDE RÉVOLUTION. SI 5
ière de vivacité et de lutte qui peut bien être l'état
Donnai ded gouvernements libres ^ mais que tous au
moins ne traversent pas sans péril et sans crise.
Ce mouvement des esprits avait été toujours gran-
dissant , et 9 de 1835 à 1839 , il avait envahi la
chambre des représentants d'une manière inquié-
tante. Il se personnifiait alors plus particulièrement
dans les députés Hérard Dumesle, Élie Lartigue,
David Saint-Preux , Lochard et Courette.
Le président résolut un coup d'État contre ces
opposants systématiques et violents^ et entreprit de
les faire éliminer par la chambre , par cette chambre
où il n'avait pas la nm'orité. Une discussion très-
vive sur la nomination des sénateurs * lui en fournit
le prétexte. Aussitôt ses agents et ses créatures se
mettent en campagne , répandant lès promesses et
les menaces. La force armée entoure la salle des
séances, et tandis qu'elle écarte brutalement les
membres suspectés d'opposition , les affidés y en-
traînent de force les indécis et les timides. La pré-
sence de trente^ept membres était nécessaire pour
rendre les décisions valables. On n'en put réunir que
* U. DMHDalioii de» séBateiir»se fuit par le président et la chumbre des
députés : le président présente trois candidats pour chaque sénateur à
remptaeer, et la chambre en choisit un.
216 LIVRE II. CHAP. V.
trente-six. Cette différence insignifiante n'arrêta pas
les af&dés de Boyer : le président obtint son vote
d^élimination , et la session s'acheva paisiblement.
Cette singulière mesure n'était pas seulement une
monstruosité parlementaire, c'était aussi une faute.
Exécutée à la fin d'une législature , elle réagit éner-
giquement sur les élections. Les cinq éliminés furent
unanimement réélus.
L'opinion du pays s'était prononcée. Dans nos
goiivernements régulièrement constitutionnels, il
n'y aurait eu que deux partis à prendre : céder, ou
recourir une seconde fois aux chances d'une élec-
tion nouvelle. Le président haïtien essaya d'un troi-
sième parti. A l'ouverture de la législature nou-
velle, douze membres déposèrent une proposition
contre la réélection des éliminés, et déclarèrent
qu'ils refuseraient de prendre part aux travaux de
la chambre , si elle les admettait à siéger. Repoussé
avec perte , ce petit corps d'armée présidentiel
sortit majestueusement de la salle, ayant à sa tête
le vieux noir Lafortune, président d'âge, auquel
son dévouement gouvernemental donnait une acti-
vité juvénile. Jusque-là rien de mieux sans doute,
et le droit de s'abstenir est un droit très-constitu-
tionnel. Mais voici quelle fut la singulière péripétie
SECONDE RÉVOLUTION. 217
du lendemain. Les douze* dissidents se rendirent
dans l'enceinte législative avant l'heure ordinaire des
séances. Le vieux Lafortune disposa stratégiquement
aux portes sa garde d'honneur, qui se trouvait être
ce jour-là une partie de la garnison , et à mesure
que les députés se présentaient , l'entrée leur était
très-nettement refusée. Il y eut à cette occasion des
rixes violentes ; des coups de baïonnette furent dis-
tribués aux rassemblements qui se formèrent, et une
grande irritation gagna les esprits.
Mais c'était peu que de rester maître de la place ,
il fallait encore s'y trouver en nombre à peu près
suffisant pour délibérer. Voici comment on s'y prit.
Un triage ftit fait dans la masse des expulsés. On
maintint en. interdit les éliminés de 1839, et ceux
qui s'étaient le plus vivement prononcés en leur fa-
veur ; les portes furent ouvertes aux autres , et on
employa tous les moyens pour les attirer. Cette tac-
tique était à deux fins; elle constituait numérique-
ment l'assemblée , et divisait les dissidents. Elle ne
réussit d'abord qu'à moitié. L'assemblée se trouva
constituée-, mais on y rentrait sous l'impression de
l'injure qui avait été faite , et les premières séances
furent très-orageuses.
Ce fut à ces séances qu'eurent lieu les scènes eu-
2f8 UVBB II. CHAP. V.
rieuses qui ont trouvé fiace dans les journaux de
TEurope. Contre Tattente du parti présidentiel^ le
scrutin venait de porter à la présidence le député
LauduTi^ Tun des opposants récemment admis. La-
fortune n'hésite pas ; il refuse bravement de céder
le fauteuil au nouvel élu, et s'y maintient contre
tputes les foudres de rassemblée. Le lendemain ,
nouvelle usurpation ^ nouvelle résistance jusqu'à ce
qu^un nouveau scrutin, annulant le premier, ait dé-
possMé légalement le malheureux Laudun. A cette
agitation parlementaire répondait celles du dehors,
qui se formulait dans les protestations que signaient
les membres exclus de leurs sièges, et dans les pro-
diamations que le président adressait aux troupes.
Toutefois, il s'établit bientôt un calme apparent.
L^aseemblée, privée de ses principaux meml»*es ,
adievait trop obscurément sa session pour réagir rar
l'opinion , et les députés que l'ostracisme parl^neur
taire avait dé&nilivemeat frappés, cessant le rèle
bruyant de l'opposition légale , entraient dans la voie
silesicieuse de la conspiration politique. Alors com-
mença à circuler parmi les adeptes la pièce fani^Qse
qui a pris le nom de manifesten-Pra^Kn , du lieu où
elle fut réçligée. Ce document, qui est devenu l'évan-
gile politique de la révolution nouvelle, peint éner-
SECONDE RÉVOLUTION. 210
giquemoDi la situation du pays. Soos ce double rap*
port j il mérite Thooneur de quelques citations. Après
une invocation aux ombres de Vincent Ogé et de
Pétion j le manifeste arrivant à la situation' du mo-
ment^ continue ainsi : « Arrêtons les yeux sur les fu-
« nestes effets de notre mauvaise Im fondamentale,
« et mr les mesures arbitraires et révoltantes d*une
« administration de vingt-quatre années. — Voyez
« cette Haïti nécessairement et natureil^nent agri*-
« çole ! Voyez quels sont les faibles produits qu'elle
« arradie à la terre ! L^agriculture ^ Tindustrie ne
« recevant pas le moindre encouragement, fout<-il
« s*étonner que ces deux sources de la prospérité des
« nations se trouvent taries chez nous ? Existe-*Wil
« une police pour protéger les jardins de ragrioul-
« teur laborieux , et pour sévir contre le vagabond
« qui porte atteinte à sa propriété? Le travail des
« champs ne trouvant aucun appui dans une bonne
« police contre les voleurs et les fainéants, se réduit
« à presque rien. Quelle que soit l'activité, et quettes
« que soient les peines des cultivateurs, ils n'ob-
« tiennent que de faibles résultats, et sont presque
« toujours troBipés dans leurs espérances. DelàlV
« moindrissement de nos produits agricoles; de là
« la cause principale , première, inévitable de cette
220 LIVRE II. CHAP. V.
(c misère-générale et hideuse; de là le servilisme où
« se trouvent plongés les Haïtiens... Dans un siècle
« de lumières et d'utiles découvertes, n-est-îl pas
« honteux de voir si arriérée cette Haïti favorisée
t< par la nature. Pour donner le coup de mort à
« Tagriculture, on a rédigé un code rural absurde
a et inexécutable. On a présenté à nos frères du con-
c( tinent et des iles de F Amérique, qui eussent été dis-
« posés à cohabiter avec nous, desdi^ositions légis-
« lativessirévoltantespourleslaboureurs, qu'on les a
« éloignés de notre pays, qu'on aforcé de nousqoilr-
« ter ceux même qui étaient déjà chez nous. Des lois
« ii]justes sur l'agriculture , des mesures vexatoires
« et répulsives de toute migration ont réduit tes
« hommes de la race noire à endurer les préjugés
« de leurs ennemis plutôt qu'à rester parmi nous.
« L'intruction publique, ce véhicule du bonheur
« et de la force morale des peuples, ce principe vital
« et nécessaire des nations, est nuUe ou presque nulle
« en Haïti : elle y est privée d'appui , d'encourage-
(c ment , de stimulation .... ,
« Des impôts ont été votés, mais d'une telle ma-
« nière , que c'est la classe indigente qui s'en est
« ressentie. Par suite d'une mauvaise et bizarre ad-
« ministration, et la continuation de dépenses inutiles.
SECONDE RÉVOLUTION. ^21
(c ce^ subsides , quoique pesants , n'ont jamais pu
(c suffire à niveler le chiffre de la dette de TÉtat. Au
a contraire , rémission de plusieurs millions de pa-
ce pier-monnaie, cancer qui dévore le présent et
« qui menace l'avenir y offre la triste et cruelle oerti-
« tude d'une banqueroute générale , d'une horrible
« banqueroute dont les symptômes portent déjà la
« mort dans le pays.
« Si nous jetons un coup d'œil sur le personnel
« de l'administration publique, nous verrons la
« plupfflt des emplois 9 tant civils que militaires , oc-
« cupés par des sujets incapables , immoraux j dé-
« considérés , qui n'ont su y arriver que par la
« flatterie , ïa délation , l'intrigue et l'importunité...
« La liberté de ia presse, c.a. palladium de toutes
« les libertés, n'existe phis de fait,, car les tribunaux
« ont perdu leur indépendance ;. le peuple est trompé
« sur la manipulation de ses affaires; on lui débite ,
(( sans honte, les. plus affreux mensonges...' Grâce
a à la faculté accordée au chef de l'État , de nom-
« mer même à des fonctions, populaires; gcâce à
« l'expectative donnée aux juges dévoués et serviles,
« d'arriver au sénatoriat ou de monter à- des places
« plus élevées ; grâce à ce nombre de magistrats îm-
« provisés, et de créatures du chef, à.^i l'on remet
m LIVRE II. GHAP. V.
(c la destinée des citoyens > l6s tribunaux sonl deve-
^ hnÈ leô docildd et les premiers instruments du pou^
€< voir; il les a armés du glaive de ses vengeances.
« Naguère encore^ que de condamnations iniques^
« criantes^ même au mépris de Tinviolabilité des
« députés du peuple, ont été prodiguées! ... En matière
« de législation , quel renversement de principes !
« Quelle ignorance de la science des lois^ quel oubli
« de l'expérience y quel mépris de totit ce qui a été
« fait chez les auto*es nations ! N- avez^vous pas à gé*
« mir, n^avez-vous pas lieu d'étrè honteux de toutes
« Ces abominables et bizarres lois civiles qui rom-
« peut les relations sociales, qui brisent les liens de
(c la parenté ^ qui jettent la perturbation sous le toit
« domestique ^ qui ravissent rautoirité maritale et la
« puissance paternelle, qui portent le fatal brandon
c( des diisenftions dans les familles?. . .
« Le bannissement de notre paiiement^ à quatre
<x foid , des députés les plus patriotes^ les plus judi-
« cieux^ les plus libéraux et les plus courageux, à
« la suite des orgies politiques d^une majorité la-
ce ohe f ignare^ soudoyée par le pouvoir^ est une page
« d^notàrebiâtoirô qu'il faut déchirer. ^ C'est de-
« vaut l'ostracisme taiioé contre lès tribuns eapaUes
« qu'ont été' rendues toutes ces lois injustes , in-
SfiGONBE RÉYOLUTlOIf. 223
a coustitationneUes 9 atroces ^ absurdes^ ridicaloft,
« incohérentes I inexécutables. C^est durant les ses^
« sions du vandalisme que tant de libertés ont été
a capturées. » Arrivant aux conclusions ^ le mani-*
feste posait les résolutions suivantes :
1^ « 11 sera proclamé un gouvernement provisoire^
« composé de notabilités, tant dans la magistrature
a que dans Tarmée, et qui sont: les citoyens /m*
«c bertt Bonnet, Horgella , Voltaire et Guerrier^ —
a Le gouvernement provisoire aura tout pouvoir
« nécessaire pour le maintien de Tordre et de la
c( tranquillité. — Il fera nommer , par la voie du
« double vote , les membres qui doivent composer
(c rassemblée constituante.*— La volonté , le besoin,
c( la condition essentielle du peu{de haïtira^ c'est
« d'avojr une constitution des plus démocratiques y
« qui proclame hautement la souveraineté du peu-
ce pie et le principe de Télection temporaire de la
« plupart des fonctions publiques. — Le gouverna
« ment provisoire aura la dictature jusqu'à la réu-
(( nion de Tas^mblée constituante. Cependant des
(( fonctions dureront jusqu^à la nomination du pon-
te voir exécutif. — Toutefois il sera f dès àprésentj
« choisi un citojen patriote dont le dénouement est
224 UVRE il. CHAP. V.
« connu, j pour I^entreprise par nous provo<faée. —
« Il aura le commandement de Tarmée.... »
Ce docupaenty daté du l""' septembre 1842, por-
tait un grand nombre de signatures, à la tête des-
quelles se trouvait celle de Gh. Hérard aîné, qui
prenait la qualification de chef (t exécution j et cette
d'Hérard Dumesle,-qui s^intitulait président du co-
mité. Il avait été rédigé aux Gayes , commune de
Textréme Sud, dont la population fat toujours
prompte à s'enflanouner , et où Rigaud avait fait son
dernier dâ)arquement.
Hérard aîné, aussi appelé Hérard Rivière, chef
de bataillon d'artillerie, était le « citoyen patriote au
dévouement connu, ^ dont parlait le manifeste. C'est
lui qui devait avoir le commandement de Tannée.
C'était un homme de couleur, âgé d'envfron cin-
quante ans : caract^e hardi et entreprenant , mais
esprit sans portée , et, dit-on , sans ambition, qui
ne fîit que Tinstrument de so& parent, Hérard DU-
me^e, véritable dief de Tentreprise.
Lorsque le comité dirigeant se fut assuré uncer-
tatn concours dans les localités voisines, et sûr'tout
à Jérémie ; lorsqu'il crût pouvoir conapter sur Pas-
sistance du général Borgella , qui commandait en
chef la circoiQScription du Sud, et résidait aux Cayes,
SECONDE RÉVOLUtlON. ^5
on prit jour pour Texécution. Le 27 janvier, on
86 réunit en armes chez le commandant Hérard^
sur la fameuse habitation Praslin, qui touche à
cette ville. Ce noyau de la révolte n'était formé que
de deux cents personnes. C'était peu sans doute >
mais n'allait-on pas avoir Borgella '?... On s'em-
pressa donc de notifier la prise d'armes au vieux
général, en lui faisant connaître officiellement le but
de la révolution, et en réclamant son concours qu'on
attendit avec confiance. mécompte ! Le lieutenant
de Boyer répondit par une proclamation furibonde ,
et fit marcher ses troupes contre les révoltés. Tout
semblait perdu. Mais, dociles a la voix de leur chef,
les insurgés dirigèrent leur déroute sur Jérémie , la
seconde ville du Sud, où commandait le général
noir Lazare. On fit accroire à celui-ci que Borgella
s'était prononcé; et, comme il s'y attendait, il suivit
sans hésiter l'exemple de son supérieur immédiat.
Il en fut de même de Segrettier , homme de couleur,
' Borgella avait été sondé , et avait réponda d'une manière assez peu
catégorique pour qu*on crût pouvoir écrire son nom parmi ceux des mem-
bres du futur gouvernement provisoire. Il en était de même de Guerrier,
qui commandait dans le Mord. Bonnet seul , vieux soldat de Rigjsud, qui
commandait à Saint-Marc , point tout à fait central , entre le Cap et Port- .
au-Prince , avait formellement promis son concours ; mais il mourut au
moment de Texécution , et si à propos, qu'on n*a pas voulu trouver aa
mort naturelle. Du reste, tons ces chefs étaient des hommes de l'ancienne
génération auxquels la jeunesse mit les armes à la main.
I. Ift
2â6 LIVRE II. CHAP. V.
qui commandait à T Anse-d'Ainault * . Forts de ce
double succès de leur ruse , les fugitifs de la veille
firent un retour offensif vers les Cayes , entraînant
tout sur leur passage.
Mais la partie était loin d'être gagnée.
Chose étrange , et qui, mieux que toutes nos pa-
roles, donne la mesure du gouYemement qui aUajt
tomber : près d'un mois s'écoula daiis ces tâtonne-
ments de l'insurrection concentrée sur un point
assez restreint 9 avant que rien de décisif fût
tenté contre elle. Ce ne lut que le 2^1 février que
se livra le premier combat entre les troupes de
Boyer et celles d'Hérard. Il eut lieu près du bourg
de Peste! . Le 25 , un nouveau combat plus long et
plus sérieux se livra aux portes de Jérémie, entre les
troupes de Borgella et celles de Lazare. Le 9 mars ,
Hérard entra en vainqueur aux Cayes, dont la popu-
lation força Borgella à capituler. Hérard y établit
son quartier général à côté des ruines fumantes
de l'arsenal, qu'un officier de Boyer, observateur
^ L'Anse d'Ainault est un bourg situé entre les Cayes et Jérémie. Toutes
ces localités sont d'ailleurs Toisines et placées sur la yaste langue de terre
qui forme presque toute la partie du Sud. Lors de l'évacuation française
de 1 803 , le général Brnnet , commandant la circonscription militaire de
cette partie de Hle, résidait aux Cayes; et Jérémie, ville ouverte , fut ad-
mirablement défendue par le brave général Fressinet , qui s'y maintinl
longtemps contre les bandes d'insurgés que dirigeait le mulâtre Pérou.
SECONDE RÉVOLUTION. 227
BCnipuleiix de la constitution , avait religieusement
incendié avant de se retirer. Aussitôt mattre de cette
place 9 le chef d exécution avait proclamé la dé-
chéance de Boyer, et Tavait décrété d^accusation
ainsi que les principaux agents de son gouverne-
ment. Enfin, confiants dans ces premiers succès ,
les insurgés prirent la direction du Port-au-Prince ,
et rencontrèrent, le 12 mars, à Léogane, les troupes
dirigées contre eux. Elles se composaient en partie
de gardes nationales, qui firent comme arutrefois les
soldats de Christophe, et passèrent dans les rangs
ennemis. La troupe régulière se débanda aussitôt ,
et la victoire lut facilement gagnée.
La nouvelle de ce troisième échec arrivant au
Port-au-Prince en même temps que celle de Toccu-
pation des Cayes, Boyer qui, pendant ces quarante*
cinq jours de guerre civile , n'avait fait que lancer
des proclamations, quitta pour la première fois la
capitale. — Ce fiit pour s'embarquer (13 mars) sur
la corvette anglaise le Sylla^ qui le déposa à la Ja-
maïque avec le fidèle Inginac, « son ami, son valet
a et son maître ' . » Il laissa en partant une dernière
proclamation, dans laquelle il déclarait abdiquer le
* Compte rendu d*Hérard..
15.
fSS LIVRE II. CHAP. V.
pouvoir, et faisait ses adieox au pays. Ce docamenC
est remarquable par son caractère digne et modéré
qui contraste singulièrement avec la manière vio-
lente dont en parla plus tard le général Hérard-
Peu de jours après le départ du président, le chef
- d exécution entra dans la capitale, où il fat bientôt
suivi par Tannée insurrectionnelle commandée par
Lazare.
Ainsi s^accomplit la première phase de la révo-
lution nouvelle. Boyer tomba comme il avait gou-
verné : sans intelligence et sans énergie. A voir
cet homme à Tœuvre , à le voir détruire sourdement
tout ce que la constitution de 1816 avait conservé
d^éléments démocratiques dans la charte de son
pays, se faisant proclamer président à vie, abolis-
sant le jury pour délit politique , annihilant la re-
présentation des communes par le moyen des éli-
minations , faisant du sénat Tinstrument docile de
ses volontés, gouvernant militairement la presse,
on Peut supposé dirigé par une véritable pensée
politique : on eût cru qu'étudiant le passé, il avait
compris le seul gouvernement possible à son pays,
et avait rêvé le despotisme organisateur de Toussaint
et de Christophe. Mais lorsque Ton voit ce pouvoir
absolu de vingtrcinq ans ne laisser en tombant que
SECOHDE RÉTOLOTlOlf. 229
la banqueroute et la misère, ' on cherche à pénétrer
le secret de cette lutte inféconde d'un quart de siècle
entre un homme et les mstitutions qu'il avait juré
de maintenir. C'est là une situation très-caractéris-
tique , et que nous essaierons d'apprécier tout à
l'heure.
230 LIVRE II. CHAP. VI.
CHAPITRE VI.
■érarti* — Trotolèiiie rCvolntlon*
GouTernemenl provisoire. — Tournée militaire du général Hérard dans le
Nord et dans l'Est. ~~ Élections pour la formation d'une assemblée cons-
tituante. •— Conflits qui naissent de ces élections. — Commencement
d'antagonisme entre Hérard et l'assemblée constituante. — Cli. Hérard-
Ririère proclamé président. — Discours caractéristique qu'il prononce.
-> Prise d'armes dans le quartier de TArlibonite. — Lutte ouverte entre
les Hérard et le pouvoir parlementaire. — La partie espagnole proclame
son indépendance. — Sensation que produit cet événement dans-l'Ouest.
— Mesures extraordinaires. — Le président marche en personne contre
l'Est. — Sa dernière tentative contre le parti constituant au moment
d'entrer sur le territoire insurgé — Battu par les Espagnols , il suc-
combe dans sa lutte contre les constituants. — Tous les points de la
république font leur révolution en même temps. — Le général noir
Pierrot est à la tête de celle du Nord. — Acaau , général en chef des
réclanmtions de ses concitoyens. — Guerrier nommé président — Dé-
cbéance et embarquement d'Hérard. — Mort de Guerrier. — Avènement
de Pierrot.
Le 4 avril, le général Hérard déposa les pouvoirs
qu'il avait reçus, en rendant compte de la manière
dont il les avait exercés, dans une proclamation
assez remarquable, qui se terminait ainsi : « Citoyens
« Imbert, Voltaire, Guerrier et Segrettier, je vous
« proclame membres du gouvernement provisoire,
«f — Vous aurez à appeler un autre citoyen de votre
TROISIÈME RÉVOLUTION. 231
« choix pour compléter le nombre des membres de
« ce gouvernement, . . Quant à moi , ma mission est
« remplie. Voici les actes et les pièces de mon ad-
« ministration , je les livre à votre investigation. Je
« rentre dans la classe des citoyens privés, avec la
« conscience intime et la douce satisfaction d'avoir
a exécuté fidèlement mon mandat, et d'avoir vu
« mon pays, grâce à la divino Providence et au
« courage de mes frères, accomplir la plus belle des
« révolutions. » Il va sans dire qu'Hérard fut Vautre
citoyen appelé par le gouvernement provisoire. 11
partit bientôt à la tête des troupes disponibles pour
parcourir le Nord et l'Est, et y proclamer l'autorité
du pouvoir nouveau , pendant que ses collègues se
préparaient à faire voter la quatrième constitution
de la république.
Fidèle à son involontaire imitation des formes de
notre passé républicain, notre ancienne colonie
procéda par le vote à deux degrés à la formation
de cette assemblée constituante ; mode long et com-
pliqué qui ne va pas aux temps de crise , qui ne va pas
surtout à l'enfance politique des peuples. Le décret
du 15 avril qui convoquait les assemblées primaires,
fixait au 1 5 septembre l'ouverture de la constituante.
Ce long ajournement ne suffit pas : il fallut qu'un
S33 LIVRE 11. CHAP. VI.
nouveau décret prolongeât le délai. Ces lenteurs
donnèrent aux esprits, un moment surexcités par
une révolution, le temps de retomber dans leur
atonie. Et tandis que le gouvernement provisoire
s'endormait dans l'inertie d'un gouvernement défi-
nitif, les réunions électorales , dont les présidents
exhalaient leur républicanisme dans d'incroyables
périodes oratoires , se complétaient avec une carac-
téristique insouciance. Il y eut des communes qui ne
tinrent pas d'assemblées, et celle « du Port-au-Prince
« qui devait réunir six mille électeurs, ne réussit, en
« dépit des publications réitérées des journaux , et
a malgré le carillon de la liberté , qu'à en réimir
« deux cents ^ . »
Mais cette indifférence de la masse n'empêchait
ni les conflits de caste, ni la dangereuse fermenta-
tion des ambitions individuelles. Ce fut même à une
discussion électorale que fut due la première prise
d'armes qui signala l'interrègne présidentiel.
D'un autre côté, le gouvernement provisoire se
voyait débordé par un mal qu'il avait lui-même
inoculé à ses gouvernés. Le héros de Praslin, qui
du jour au lendemain échangeait son modeste
• Patriote du f' juin.
TROISIÈME RÉVOLUTION. 233
grade de chef de bataillon pour celui de général
de division ; son cousin Hérard Dumeslè , qui , se
souvenant tout à coup qu'il avait autrefois servi ,
se décrétait aussi la feuille de chêne; Tavocat David
SainlrPreux, le député Lartigue, pacifique plan-
teur ^ et tant d'autres qui , séduits par cet exem-
ple j firent payer par des épaulettes la haine dont
les avait honorés le président Boyer, ouvrirent la
voie aux menus ambitieux. La vanité africaine se
pavana sous un flot de plumes de coq et de graines
d'épinard; on n^entendit plus, dans les rues du
Port-au-Prince, que la symphonie des grands sa-
bres et des bottes éperonnée^ sonnant à Tuiûsson
sur le pavé. Si cette épidémie lut d'abord un moyen
de gouvernement comme un autre , si elle servit
surtout à faciliter au général Hérard le succès de la
tournée moitié militaire, moitié administrative, qu'il
accomplissait dans le Nord et dans l'Est, elle de-
vint un embarras et un péril , lorsque le gouverne-
ment fut obligé de s'arrêter dans la distribution des
grades, par la crainte bien légitime de ne plus avoir
de soldats à force d'avoir des généraux. Les ambi-
tions déçues, se compliquant, en quelques endroits ,
de£[ hostilités de caste, plusieurs mouvements écla-
tèrent.
234 LIVRE II. CHÀP. \I.
La première prise d'armes eut lieu près des
Cayes, cette localité essentiellement inflammable.
Le noir Salomon , homme considérable de sa
caste , molesté par les sang-mêlés dans rassemblée
électorale de cette commune , protesta contre ses
opérations , et se retira en armes sur une habita-
tion voisine, où de nombreux partisans Tentoure-
rent. Tandis que le général Hérard , affectant l'ubi-
quité , envoyait du fond de la partie espagnole où
il était alors arrivé, Tordre de l'arrêter, le noir
dissident répondait par des coups de fusil aux trou-
pes dirigées contre lui , et les mettait en pleine dé-
route. Lazare dut marcher en personne, et procla-
mer une amnistie , pour mettre fin à cette levée de
bouchers qui ftit le prélude de celles beaucoup plus
sérieuses dont la province du Nord fut plus tard le
théâtre. Ce premier mouvement insurrectionnel était
à peine apaisé , que le général noir Dalzon « fit
le sien, » non pas dans une province éloignée, mais
à Port>-au-Prince , et sous les baïonnettes d'Hérard
qui , après avoir fait proclamer la révolution dans
toute l'étendue de la république , était de retour au
siège du gouvernement. Par une nuit magnifique,
que la lune illuminait comme un soleil, Dalzon, opé-
rant la manœuvre froidement audacieuse qu'exé-
TROISIÈME RÉVOLUTION. 235
cuta Pétion lors de sa défection, se rendit aux
casernes , et ordonna aux troupes de le suivre au
fort qui commande la place. Il avait entraîné un ré-
giment , et prenait une position qui pouvait dev^
nir formidable , lorsqu'en voulant brûler la cervelle
à Tun des officiers que Tautorité militaire avait en-
voyés reconnaître Tétat des choses , il fat tué pres-
qu'à bout portant par Tun des soldats de Tescorte.
On vit fuir et disparaître, sans pouvoir l'atteindre, un
homme qui l'accompagnait. Mais reconnu distincte-
ment, il fat bientôt arrêté. C'était le noir Mercure,
juge de paix devenu colonel, et dont l'histoire a
trouvé place dans les journaux de l'Europe. Après
avoir subi l'agonie de cinq jugements successifs , il
fat fusillé avec son fils et deux de ses complices. Il
mourut en jetant au vent la fumée de son cigare ,
voulant montrer, par l'exagération de son courage,
qu'il succombait comme champion d'un parti, et
non pas comme victime d'une ambition purement
personnelle , ainsi que le gouvernement prit tant de
soin à le répandre.
Ce fut au milieu des préoccupations que laissaient
dans les esprits ces agitations partielles , que com-
mencèrent les travaux de la fameuse assemblée cons-
tituante. Il suffit de jeter les yeux autour de nous,
236 LIVRE 11. GfiAP. VI.
et de voir ce que sont parfois les assemblées non
constituantes de l'Europe, pour avoir une idée du
curieux spectacle qu'a dû présenter la grande con-
vention du Port-au-Prince. Comme ces cor tes por-
tugaises, qui, dissoutes après trois mois de session,
en étaient encore au premier paragraphe de leur
adresse , les élus de la république africaine firent
un tel abus de la parole, s'enfoncèrent tellement
dans la définition des droits de l'homme et du ci-
toyen haïtien, qu'impatienté, et inquiet de ces len-
teurs qui prolongeaient les inconvénients de la
situation, le chef du gouvernement adressa, au
commencement de décembre , un message à l'as-
semblée , pour lui signifier que si au 15 elle n'avait
pas terminé sa tâche , il donnerait sa démission , et
laisserait à d'autres le fardeau du provisoire. Cette
mise en demeure , assez peu parlementaire, provo-
qua une réponse très-brève , et qui ne manquait pas
de dignité. Hérard la lut en présence de ses soldats.
Il y aut un commencement d'émeute militaire : les
sabres furent tirés, on poussa des cris très-peu cons-
titutionnels , et quelques audacieux osèrent même
proclamer leur général président. Cette manifesta-
tion n'eut pas de suites immédiates, mais elle fiit le
commencement de la lutte qui éclata entre les d^ux
• TROISIÈME RÉVOLUTION. S37
Hérard et la logomachie parlementaire y lutte dans
laquelle nous les verrons succomber.
Enfin rimpatience du pouvoir militaire ayant pro-
duit une certaine sensation, on se pressa un peu,
on sacrifia quelques discours sur Tautel de la pa-
trie, et on put, le 4 janvier 1844, proclamer le
général Charles Hérard -Rivière, président de la
république pour quatre années.
La cérémonie de Tinstallation eut lieu avec une
grande plbmpe. Rien ne manqua à la solennité, pas
même le jeune palmier, emblème de la république ,
dont la flèche aiguë , surmontée du bonnet de la
liberté, décorait pittoresquement la salle. M. le
contre-amiral comte de Mosges, commandant notre
station des Antilles, et qui, au premier bruit des
événements dont notre colonie était le théâtre , s'é-
tait porté devant Port-au-Prince sur la frégate la
Néréide; M. le consul général Adolphe Barrot, en-
voyé par le gouvernement français pour traiter la
question d'indemnité, et récemment arrivé sur la
corvette l'Aube; le consul résident de France et
les consuls des État&-Unis et d'Angleterre assistè-
rent officiellement à la cérémonie ^ . Us furent témoins
d'un curieux spectacle.
* Le consul d'Angleterre était M. Usher, auquel, par parenthèse, les jour-
^38 LIVRE H. GHAP. VI. .
L'élu de la république , après avoir juré la cons^
titution nouvelle, prononça un discours qui attiédit
singulièrement Tenthousiasme du moment par les
restrictions qu'il semblait mettre au serment que
Ton venait d'entendre. Ce document, où Ton re-
connaît la touche assez littéraire d'Hérard Du-
mesle , était la suite de la manifestation que nous
avons rapportée. C'était la protestation du bon sens
contre une rapsodie démocratique aussi diffuse dans
sa forme qu'inexécutable dans ses prescriptions;
protestation un peu hâtive sans doute , mais qui
cherchait en quelque sorte à prendre date. Au sor-
tir de la séance , les soldats traduisirent en cris vio-
lents les réticences mesurées de leur chef. Il fut dès
lors évident que s'ouvrait une nouvelle phase de la
révolution : la lutte allait commencer entre le pou-
voir exécutif appuyé du parti militaire , soutenu de
tous les hommes doués de quelque instinct gouver-
nemental , et la constituante appuyée du journa-
lisme et de tous les harangueurs de l'île.
Le pfemier éclat eut lieu dans le quartier de
naox haïtiens adressèrent le singulier reproche de ne 8*ètre pas fait assez
beau pour la cérémonie. L'honorable fonctionnaire s'en défendit a?ec
une grande vivacité , et il demeura à peu près établi que, si le représen-
tant de S. M. B. avait paru un peu terne , c'était uniquement par le con-
traste du splendide M. Barrot.
TROISIÈME RÉVOLUTION. 239
i'Artibonite, où, à la suite de difTérents mouvements,
rautorilé militaire fit fermer le comité municipal ,
sorte de commune permanente empruntée à la révo-
lution française y dont la constitution avait doté le
pays. Ce conflit, dont Torigine n'a jamais été bien
éclairée , fut considéré comme le gant que les deux
Hérard jetaient au parti parlementaire. Les mesures
prises par Tautorité supérieure pour rétablir l'ordre,
soulevèrent les plus violentes récriminations. Le
gouvernement ne put obtenir de l'assemblée l'au-
torisation de poursuivre un de ses membres , le dé-
puté Bazin , représentant de l'Artibonite qu'il accu-
sait de fomenter les troubles dont sa commune était
le théâtre. Bazin , qui crut que son inviolabilité de
député le suivrait partout, et qui s'était rendu sur le
théâtre des événements, fut tué en se défendant
contre les soldats envoyés pour l'arrêter. Nous ne
pouvons mieux peindre la situation violente qui sur-
git de ces événements , qu'en laissant parler le prin-
cipal acteur du drame.
Dans sa proclamation du 26 février, après avoir
rappelé que tout prospérait à la révolution partie
de Praslin, jusqu'au jour où le gouvernement pro-
visoire convoqua les assemblées primaires et élec-
torales pour former l'assemblée constituante, le
240 LIVRE 11. CHàP. VI.
général Hérard disait : « Les prévisions du moment
« annoncèrent qu'elle serait le rendez-vous du dé-
« vouement , de la bonne foi , de rexpérience et
(( des lumières. Mais , dès le début de cette assem-
« blée, Tesprit qui devait y régner se manifesta. Sa
« tendance à envahir tous les pouvoirs, à se cons-
« tituer en convention nationale, fit craindre aux
« esprits pénétrants de voir renouveler, en Haïti,
« les scènes de la France en 1793. Cette tendance
a alarma tous les gens de bien Tant que les dé-
« fenseurs de la patrie qui inaugurèrent la révolu-
ce tion de 4843, et ces honunes d'élite qui ap-
te plaudirent de bonne foi à leurs généreux efforts,
« restèrent au sein de cette assemblée, ils neutra-
« Usèrent l'esprit de parti qui s'est dessiné au milieu
ce de ses tumultueux débats; mais aussitôt qu'ils
« quittèrent leur siège, ou qu'ils se trouvèrent en
« trop petit nombre, l'exaltation n'eut plus de
« bornes Après trois mois de discussions ora-
« geuses, dans lesquelles on oublia les traditions
« du passé et ses utiles enseignements , la constitu-
« tion de 1843 parut. Les théories poHtiques qu'elle
« établit, ses créations, étaient toutes nouvelles pour
« le peuple, et devaient naturellement fixer son atten-
« tion. La liberté d*examen enfanta une sorte d'op-
TROISIÈME RÉVOLUTION. â4i
« position^ qai éclata sous la forme de la proies^
« tation
(( Appelé à présider TÉtat les manifestations
« contre certaines dispositions de Facte constita-
« tionnel ne m'étonnèrent pas : je pensai que Tin-
« dulgence plus que la sévérité devait amener à la
« conviction ; j'ai cru que cet acte ne devait pas
a être imposé comme une croyance, mais qu'il fal-
« lait le doter de la sanction de l'opinion pour lui
a assurer l'afTection du peuple Mais cette ar-
c deur inquiète, persécutrice, qui, sortie de la cons-
« tituante, se répand, se propage,, et semble à cha-
c( que instant préluder aux bouleversements, accuse
« le pouvoir de rester dans l'inertie ; elle voudrait
« qu'en moins de deux mois il débrouillât le chaos
« de l'administration passée; qu'il fit marcher le
« pays, lorsque tout concourt à le priver du mo-
« bile nécessaire, à amonceler les difficultés sous
a ses pas, et à rendre tout gouvernement impos-
« sible.
« J'ai résisté longtemps aux salutaires conseils
« qui m'étaient donnés; j'ai pensé que des hommes
« épris du despotisme de corps reviendraient bien-
« tôt à des sentiments de concorde et de modéra-
« tion ; mais ils ont comblé la mesure des empor-
I. 16
242 LIVRE II. CHAP. Vî.
« ternents. C'est au peuple de prononcer sur le mal-
« heureux conflit qu'ils ont soulevé; l'opinion pu-
« blique décidera entre rassemblée constituante et
« le pouvoir exécutif; elle dira un jour qui provo-
« que maintenant la perte du pays , ou de ceux qui,
« renonçant à tout sentiment de convenance , veu-
« lent que les libérateurs de la patrie expient leur
« gloire dans l'humiliation, qui sèment les plus
« funestes erreurs, ou de ceux qui se dévouèrent
« au salut de la liberté et du bien public^ et qui ont
« consacré leur existence à l'un et à l'autre. Le
« peuple délègue ses pouvoirs et non pas ses droits.
a Je suis le serviteur du peuple. »
Tel était, moins de deux mois après son avène-
ment, le langage du chef d'un gouvernement nou-
veau. Pour qui s'est donné la peine d'étudier les évé-
nements, c'est moins l'expression d'une ambition
envahissante , que le cri d'un malheureux débordé
par les difficultés de sa tâche, et acculé par les obs-
tacles stupidement amoncelés autour de lui.
Tel était l'état des choses lorsque éclata l'insur-
rection de l'Est. On retrouvera ailleurs , ainsi que
nous l'avons dit, le détail des événements qui se sont
accomplis sur le territoire de l'ancienne partie espa-
gnole. Nous constaterons seulement ici, que les ger-
TROISIÈME RÉVOLLTION. 243
mes de révolte qu'avait un moment refoulés la pré-
sence d'Hérard à Santo-Domingo , se développèrent
rapidement à la faveur des événements qui se produi-
saient dans rOuest. De TOzama à Montechrist le cri
d'indépendance était poussé, et, retrouvant cette
énergie qui les avait si malheureusement servis con-
tre la domination de la France, les Islenos de TUe
espagnole s'armèrent de toutes parts au cri de vwa la
virgen Maria ! Santo-Domingo fit capituler la gar-
nison, et l'ancien littoral français vit refluer en fugi-
tifs, par tous ses ports , ceux de ses habitants qui
avaient trop naïvement cru à la fiction constitution-
nelle de l'indivisibilité des territoires.
Ce réveil des vaincus produisit une sensation pro-
fonde : on en comprit, on en exagéra même la
portée , et l'on recourut aussitôt aux mesures ex-
traordinaires. Un décret mobilisa la garde nationale;
un autre autorisa le président à se mettre à la tête
de l'armée, en laissant le pouvoir exécutif aux
mains du conseil des secrétaires d'État ; les ports de
l'Est sont mis en état de blocus; ordre est donné à
tout militaire et garde national de se rendre sous
les drapeaux ; et par une dernière proclamation qui
ne peint pas seulement l'émoi du moment , le pré-
sident annonce , en quittant le siège, du gouver-
16.
244 LIVRE II. GHAP. Yl.
nement, qu'il y laisse une commission militaire
permanente 9 chargée de juger et de faire exé-
cuter, comme déserteur devant Tennemi, tout in-
dividu susceptible de faire partie deTarmée, qui,
une heure après sa mise en marche , ne Taura pas
rejointe.
Ce fut le 10 mars que le général Hérard s'ébranla
à la tête d'une force d'environ vingt mille hommes ,
composée de l'ancienne garde de Boyer, et des sol-
dats improvisés par le stimulant de ses ordres du
jour. Il divisa son corps d'armée en deux colonnes.
Prenant l'une sous son commandement, il traversa
le Mirebalais, et remonta jusqu'au quartier de la Pe-
tite-Rivière de r Artibonite pour y mettre fin aux con-
flits dont nous avons parlé. C'est de ce point quMI
franchit l'ancienne frontière espagnole par Las Ga-
hobas j où il fit sa première halte sur le territoire
insurgé.
Hérard Dumesle était resté à Port-au-Prince
comme membre du conseil des secrétaires d'État.
Il devait à la fois faire fête aux orages parlemai-
taires, et tenir son parent an courant de la situa-
tion politique au moyen d'un service d'estafettes
établi à grands frais. Bientôt les nouvelles qui lui
furejit transmises, les lumières qu'il avait recueillies
TROISIÈME RÉVOLUTION. 245
dans sa marche, ne laissèrent au président aucun
espoir de conciliation. Il comprit qu^avant d'abor-
der Tennemi de TEst, il fallait en finir avec le parti
constituant de l'Ouest. L'excentricité de la mesure
à laquelle il s'arrêta, n'est pas un des traits les
moins caractéristiques des événements que nous es-
sayons de retracer. Du haut de la frontière de Las
Gahobas, d'où il pouvait en quelque sorte parler à
tous les points de l'ile, il fulmina une proclamation qui
s'adrœsaitàla fois aux ennemis qu'il allait combattre,
et aux adversaires qu'il laissait derrière lui, résumait
tous ses griefs contre le parti parlementaire, l'ac-
cusait violemment d'être la cause de la scission qui
mettait en péril l'unité de la république, et, rappe-
lant les réticences dont il avait entouré son ser-
ment du 4 janvier, finissait par invoquer la grande
maxime du salut du peuple. — L'ordre du jour de
la frontière espagnole est le corollaire philosophi-
que du manifeste'des Cayes. C'est la scène finale de
cette tragi-comédie d'une heure.
Voici comment les deux Hérard firent application
à leurs adversaires de cette loi suprême du salut du
peuple. La proclamation du président fut publiée
dans les rues du Port-au-Prince avec un grand ap-
pareil militaire, et ordre fut donné à tous les ci-
246 LIVRE II. GHAP. M.
devant constituants et à tous les membres des
comités municipaux d'aller rejoindre l'armée : le
premier devoir des représentants du peuple étant
de défendre l'unité et l'indivisibilité de la répu-
blique-... Comme le président de l'assemblée, un
journaliste nommé Lespinasse, auquel on avait sou-
vent dit que sa plume avait renversé Boyer, voulut
de nouveau s'en servir, il fut, sans doute pour
l'exemple, brutalement conduit en prison. Tel fut
l'expédient aussi singulier qu'extra-parlementaire
auquel recoururent les Hérard pour en finir avec le
parti constituant.
Mais, à de pareilles extrémités, il faut la vic-
toire. Or, les nouveaux Dominicains n'étaient pas
disposés à se laisser battre. Accueilli à Azua par
un feu parfaitement nourri, le président, qui s'é-
tait avancé jusque-là sans coup férir, fut obligé
de s'arrêter court. Et, quoique le lendemain du
combat les vainqueurs lui cédassent la place pour
aller, suivant leur coutume, se reformer et l'atten-
dre un peu plus loin, il ne put faire un pas. C'est
qu'après avoir vu ses soldats s'éparpiller un peu
partout durant la marche, il les voyait déserter en
masse après cet échec. Il campa donc à Azua, et
envoya ordre au général noir Pierrot, qui comman-
TROISIÈME RÉVOLl;TIO^. 247
dail dans le Nord , de l'y joindre avec toutes ses
troupes.
Pierrot fit un mouvement paur obéir; mais, aussi
mal accueilli que son chef à son entrée sur le terri-
toire ennemi , il fit volte-face et rentra au Cap. Sur
une nouvelle injonction qui lui fiit faite, et à laquelle
il refusa d'obtempérer, Tordre fat donné de l'arrê-
ter. Le noir fit alors ce qui se pratique dans toutes
les républiques de l'Amérique en pareil cas : il pro-
clama l'indépendance de la partie du Nord.
Ce fut le signal : on ne songea plus à cette unité
territoriale pour le maintien de laquelle on voulait
tout à l'heure mourir; on oublia l'armée engagée en
pays ennemi, et en un instant tous les points car-
dinaux de *la république lancèrent leur manifeste
d'indépendance. Ces documents ont leur intérêt au
point de vue politique, comme au point de vue
physiologique : nous leur laisserons le soin de faire
le récit des derniers événements qui nous restent à
mentionner. Le manifeste du Nord, daté du Cap du
26 avril, s'exprime ainsi :
MANIFESTE DU NORD.
' « Le peuple du département du Nord de la ré-
248 LIVRE n. CHAP. VI.
« publique, fatigué de se voir le jouet d'un gouver-
« nement sans principe, s'est détaché du gouverae-
« ment d'Hérard-Rivière pour les motifs suivants :
« L'ex-présidentBoyer, appelé en 1820 à sympa-
« thiser avec nous, nous enleva nos trésors, nos
a arsenaux, et en retour nous légua la division
a dans la société et la corruption de nos vertus po-
« litiques, après avoir, pendant sa présidence, exilé
« Télrte du Cap et l'avoir plongée dans Thumi-
« liation.
« La révolution du â7 janvier 1843 nous laissa
« entrevoir un avenir semé de fleurs... Le peuple
« entier et les vétérans de notre armée reçurent
« Hérard-fiivière à bras ouverts. Encore une fois,
« nous avons été trompés. Plus despote que son
« prédécesseur, plus tyrstn... ce despote a osé met-
« tre nos mandataires éta accusation. Indignés de sa
« conduite -et de son ordre d'airestation de notre
« vieux vétéran et brave général Pierrot, pour n'a-
« voir pas obtempéré à son ordre inhumain d'exé-
i< cuter ses frères , indignés de ce qu'il a mis la
« nation entière en guerre civile, nous le décla^
« rons traître à la patrie, et voué à l'exécration du
(( peuple.
« En conséquence, le général de division Pierrot
TROISIÈME RÉVOLUTION. 249
« est nommé général en chef de Tarmée du Nord ,
a juscpi'à ce qu'il ait eu conférence avec le général
« Guerrier son ami, avec lequel il s'entendra.
« Un conseil d'État sera nommé.... Nos limites
« assurées, les officiers généraux de l'armée, joints
a aux autorités civiles et au conseil d'État , en ver-
« ront des députés pour s'entendre avec l'Ouest, le
(( Sud et l'Est, pour ce qui est de l'indemnité due
« à la France, et pour établir le gouvernement de
a la république en État fédératif , ou faire simple-
(( ment un traité d'alliance offensif et défensif et de
« commerce, si tel était le vœu des autres départe-
« ments de l'ile; déclarant en outré vouloir bous
a gouverner nous-mêmes, sans anticiper «ur les
(( droits d'autrui , ne voulant pas entretenir chez
(( nous la guerre civile , ni verser le sang de nos
« frères, à moins que ce ne soit dans la cruelle nér-
« cessité de repousser la force par la force. Dans
« leq«el cas, nous jurons tous de nous ensevelir
« sous les drapeaux du prés^[it manifeste, qui so-
ie ront composés des couleurs bleue et rouge, avec
« une étoile blanche dans le bleu , représentant
(( l'État du Nord quant à présent. — Nos conci-
« toyens de l'Est, détenus ici pour cause politique,
« seront immédiatement rendus à la liberté. »
250 LIVRE 1!. CHÀ.P. Tl.
MANIFESTE DE L OUEST.
Le manifeste de TOuest, daté du Port-au-Prince
du 3 mai, disait :
« Des efforts héroïques nous donnèrent une pa-
(( trie !
« Une exacte compréhension des véritables in-
(( térêts du pays amena notre unité nationale. —
(( Haïti aurait dû prospérer.
ce Mais un système décevant, malhabile, occa-
(( sionné par une obstination inouïe, força le peu-
ce pie à entreprendre l'œuvre glorieuse d'une révo-
« lution qui devait régénérer cette patrie qui nous
« est si chère. — Notre attente a été trompée
« — Déjà le faisceau national se détache. Il n'est
« plus possible de rien attendre de l'homme que la
« nation avait appelé à la direction du gouverne-
ce ment : son incapacité, alliée à des passions cruel-
ce les.... en a fait le moteur de nos troubles actuels.
ce Haïtiens, réveillons-nous! rallions-nous à nos
ce frères du Nord, en proclamant le brave, le mo-
ec deste Guerrier président de la république haï-
ce tienne ; il est digne de la confiance nationale. . . .
ce Toutefois, concitoyens, le grade de général de
ce division confié au citoyen Ch. Hérard aîné^lui est
TROISIÈME RÉVOLUTION. 251
« garanti, ainsi que la pension nationale qui lui a été
« accordée. Le pays saura s'honorer en exécutant
« ponctuellement ce qu'il a promis.... »
Guerrier, qui se trouvait ainsi l'élu improvisé du
Nord et de l'Ouest, et auquel on n'avait guère
songé jusque-là que pour faire figurer passivement
son nom parmi ceux des membres du gouvernement
provisoire, se laissa encore passivement élever sur le
pavois présidentiel. Voici comment un journal de
Port-au-Prince raconte ce nouvel impromptu ré-
volutionnaire :
(( On convint de le proclamer à la parade. Des
« cris partis de la garde nationale devaient être ré-
« pétés par la troupe de ligne.... Mais ce mode
« d élection eût pu provoquer des rixes; le sang
« eût pu être versé. C'est ce qu'il fallait arrêter à tout
« prix. Dans la matinée du 3, une députation des ci-
« toyens de la ville apporta au général Guerrier Tex-
c( pression de leurs vœux. Successivement divers
« autres citoyens se réunirent à la députation. Ils
« trouvèrent au palais divers officiers qui étaient
« venus du Nord témoigner au général Guerrier
(( l'unanimité des vœux populaires. Ces officiers se
« joignirent à la députation. A neuf heures, le mo-
« deste Guerrier vainquit ses scrupules, et accepta.
25â LIVJIE n. GHAP. VI.
(( A midi, la garde nationale et l'armée se réunirent
« et proclamèrent le nouveau président. »
Guerrier prêta serment le 9 mai, sur « Tautel de. la
patrie » (il n'y avait plus de constituante pour le
recevoir). Il s'empressa de régulariser sa prise de
possession, en la notifiant à celui qu'il remplaçait si
inopinément, et lui enjoignit de demeurer à Âzua
jusqu'à la réception de nouveaux ordres. Le malheu-
reux Hérard ne put qu'dH^ir. Malgré la sévérité de
ses ordres du jour, à mesure qu'il s'était avancé sur
le territoire dominicain, il avait vu ce qu'il appelait
son armée glisser en quelque sorte entre ses doigts.
Le coup qui le frappait acheva l'œuvre qu'avait
commencée la désertion, et le président, général en
chef des troupes expéditionnaires, se trouva compo-
ser, avec quelques hommes, son quartier général
d'Azua.
Dès le 3 mai. Guerrier avait adressé des procla-
mations au Nord et au Sud , pour leur apprendre
que tout était consommé, et les engager à déposer
les armes. Mais Pierrot ne l'entendait pas tout à fait
ainsi, et, dans une adresse à l'Ouest, le Nord refusa
de déposer les armes, tant que les deux Hérard de-
meureraient sur le territoire de la république.
Quant au Sud, il s'y passait des événements beau-
TROISIÈME RÉVOLUTION. 253
coup plus graves qu'un simple revirement politique,
et qui continuent à se dérouler au moment où nous
écrivons.
Acaau, ce noir de la vieille école, au nom et au
costume excentriques, que Ton a vu entrer en vain-
queur dans les villes , les pieds nus avec d'immen-
ses éperons attachés aux talons, Acaau faisait sa
révolution dans le Sud. Nous demandons une place
pour sa proclamation. C^t à la fois un manifeste
et un récit des événements ; et cette pièce ne sera
ni la moins curieuse, ni la moins significative de
celles que nous aurons citées. Elle est du 15 avril.
« PROGLÀMATIOM AU PEUPLE ET A l'aRMÉE.
« Louisr-Jean-Jacques Acaau, général en chef des
« réclamations de ses concitoyens.
(c Citoyens et soldats,
« Je dois à mes concitoyens un compte fidèle de
« la cause de la contre-révolution qui surgît , des
« événements qui Font accompagnée, et du but au-
« quel elle aspire.
« Assez longtemps courbés sous le joug aviUssant
« du despotisme , nous attendions du temps le re-
« mède à normaux. — V é^fentualité de l'éducation
254 LIVRE II. CHàP. vk
c( nationale, le dépérissement de nos champs, le pays
« écrasé sous le poids énorme d'une dette mons-
« trueuse , son avenir abandonné au hasard , tout
« annonçait l'approche d'une crise politique : la lutte
« éclata , l'ancien gouvernement croula , et la nation
« accepta tout d'abord les promesses solennelles de
a la révolution. — Cependant, loin de marcher dans
« les voies de la légalité , le nouveau pouvoir , par
« des actes arbitraires dont nous nous croyions dé-
« livrés à jamais, a centriste nos cœurs.
« Sans jugement aucun , des pères de famille, les
(c citoyens Salomon et leurs compagnons, pour avoir
ce cru pouvoir parler de droits , d'égaUté et de li-
ce berté, sont confinés dans les déserts inhospita-
« liers de la partie orientale de notre île. Le 1®'
« régiment , annoncé comme adhérant à leurs
« sentiments, est déporté à Santo-Domingo. Pour
« obtenir l'obéissance passive, est sortie une loi
(f martiale qui , suivant les circonstances, frappe et
« l'innocent et le coupable.
ce D'un autre côté , que dit le cultivateur, auquel
(( il a été promis par la révolution la diminution du
(c prix des marchandises exotiques , et l'augmenta-
c< tÎQn de la valeur de ses denrées? Il dit opLilaété
ce trompé; et pour comble de maux , la constitution
TROISIÈME RÉVOLLTION. 255
ce qui consacre tous les droits et tous les devoirs ,
« a reçu les dernières injures de l'arbitraire dans la
« cour du local même .où rassemblée constituante
« délibérait.
« La population des campagnes, réveillée du som-
(f meil où elle était plongée, murmura de sa mi-
ce sère, et résolut de travailler à la conquête de ses
ce droits. Dans une assemblée solennelle , j'ai été
« revêtu du titre de chef des réclamations de mes
ce citoyens; j'ai juré, en présence de la divine Prê-
te vidence qui protège l'innocence malheureuse , à
« tous les braves qui m'entouraient, d'être fidèle
« à leurs vœux. Un cri unanime applaudit à ce ser-
c( ment sacré. Quatre points principaux sont l'objet
<( de la réclamation populaire. — Le maintien de la
« constitution. Avec la constitution , l'agriculture
« sera respectée et honorée. — Le rappel des ci-
te toyens Salomon et de leurs compagnons; l'aboli-
« tion de la loi martiale; et le retour du 1*' régi-
(c ment dans ses foyers.
« Le camp Périn choisi pour le .qjiiartier général,
« nos forces combinées protégées par une pièce de
a 16, surnommée Maman-Pimba, se mitent en mar-
ée che'le 3 du courant. Il était loin de notre pensée
et de livrer aucune bataille ; mais seulement .nous
256 Livre it. chai», vi.
« yoalioDs présenter aos réclamations dans une a(-
c( titude qui prouvât que nous y tenions.*. Le
« camp général où nous passâmes au pas de charge
« était désert; une halte au carrefour Boyer nous
« permit , à huit heures du soir, de faire part aux
« habitants de ce quartier de Tesprit dont nous som-
« mes animés. Puis nous continuâmes par le car-
« refour Fonfrède j où nous fîmes encore halte à
« neuf heures. — Le lendemain, je fis connaitre
<( par une lettre au conseil municipal des Cayes la
a cause de notre prise d'armes. Une réponse ver-
ce baie , s'appuyant sur la semaine sainte qui ne
« permet aucune affaire sérieuse, est le seul hon-
« neur qui nous fut fait, et le même jour à H
« heures du matin , voilà trois colonnes qui mar-
« chent sur nous... Après une heure de combat,
« la victoire nous sourit... Nous avons eu à dé-
(c plorer dans les rangs ennemi la mort de beau-
ce coup de nos frères. Dieu à voulu que nous n'eos-
(c sions qu'un mort et trois blessés... J'aurais pu
c( poursuivre avec avantage l'armée vaincue et
« entrer dans cette ville pêle-mêle avec elle ; mais
ce le sentiment de la fraternité a retenu nos pas.
ce A trois heures de l'apès-^midi^ j'étais maître
ce des Quatre chemins; j'ai pris la route qui con-
TROISIÈMB RÉVOLUTiOK. 257
^ duitaa fortBoyer, où je m'installai. J'ai dirigé une
(( colonne au fort de Tllot, et une autre sur la chaus-
n sée; elles étaient en ville vers les 10 heures, tout
« ayant. fui devant nous. — Le 3 au matin, nous
(( reconnûmes les troupes du gouvernement qui
« avaient pris position à la mairie; les nôtres, bien
« qu'en possession de la cité, n'^ayant point reçu or-
<( dre d'attaquer la ville, on parlementa, une capi-
« tulation intervint. Les autorités militaires s'efface-
« rent devant nous; la justice de nos réclamations
« est reconnue par tous les citoyens , autorités ci-
a viles et autres qui font cause commune avec nous,
« et les propriétés sont respectées. »
Ainsi qu'on le voit, cette prise d'armes était la
suite de celle du noir Salomon. La ville, dans la-
quelle Acaau aurait pu pénétrer p^e-méle avec l'ar»
inée vaincue , « si la fraternité n'eût retenu ses
pas, » et dans laquelle il pénétra le lendemain, était
les Cayes, dont la population, presque toute de cou-
leur, s-'enfuit épouvantée'. Nous reviendrons sur la
* c'est G«lte dispersion de la population de cenleiur des Cayes qui, dé-
naturée par la distance, a passé, dans les journaux de l'Europe, pour un
massacre épouvantable. Le fait est quHI n'y eut qae pea de sang de ré-
pandu. Acaau fit les choses à peu près comme il le dit dans son bulletin :
il chassa les honmes de coulear et se mit à leur place.
I. , 17
288 LIVRE If. CHÂP. VI.
portée de cet événement. Courons au d^oûmenC
de ce long imbroglio.
Dans une autre proclamation du 9 msA en ré-
ponse à celle de Guerrier, Acaau lui fait savoir
« qu'il a toujours été Thomme de son cœur, et
qu^il est disposé à se réunir au manifeste de fOuest^
mais quMl ne saurait admettre ni reconnaître La-
zare comme commandant en chef les départements
de rOuest et du Sud ', ni le maintien du grade et
de la pension conservés à Hérard. » Puisque Tex-
président est coupable , disait^il, il doit être frappé
de déchéance , non pas révolutionnairement , mais
constitutionnellement, et dans ce cas, il ne saurait
conserver son grade. Comme si ce grief eût été le
seul qui motivât sa prise d'armes , Âcaau y revint
sans cesse dans ses innombrables proclamations, et
la logique du noir, implacable et tourmentante
comme celle de Tenfant, tourna et retourna cette
idée jusqu'à ce qua, prenant en considération cette
simultanéité du Nord et du Sud, et défaisant les pro-
messes de son manifeste, le nouveau gouverne-
ment du Port-au-Prince eût pris un arrêté (21 mai),
qui en deux lignes déclarait : article i", « que le
^ Oo se sourient que ce fut Lazare qui marcha contre Salomon...
TROISIÈKE RÉVOLUTION. 289
« citoyen Hérard-Rivière perdait tout droit à l'exer-
a cice du grade de général de division , )> et article
2®, « que les citoyens Hérard-Rivière et Hérard Du-
ce mesie étaient bannis du terr^^oire de la république. »
L'ex-président, confiant dans sa disgrâce qui lui
laissait au moins son grade pour prix d'une révolu-
tion qu'il avait faite , avait repassé la frontière, et
se trouvait dans le Mirebalais, qu'il avait traversé
moins d'un mois auparavant.dans tout le rayonne-
ment de sa nouvelle puissance, lorsque l'arrêté du
21 mai vint lui apprendre que les révolutions ne
frappent pas à demi. Cette fois encore, il ne lui res-
tait plus qu'à obéir. Il s'embarqua pour la Jamaïque,
ce refuge ordinaire des vaincus de Pile espagnole.
Et Kingstown rapproche aujourd'hui les deux ri-
vaux de la révolution de PrasUn, comme naguère
le fort du Joux réunit sous son doiyon, le vainqueur
et le vaincu de la guerre du Sud.
Ainsi tomba Charles Hérard-Rivière l'aîné, après
une présidence qui ne dura pas quatre mois, et un
rôle politique de moins de deux années.
Au moment où nous achevons ce récit des évé-
nements , les nouvelles d'Haïti nous apprennent la
mort de Guerrier, et l'avènement à la présidence
du général Pierrot, dont le nom se trouve mêlé aux
17.
S60 LIVBB 11. CHAP. VI.
faits qui précèdent. Pierrot est, ainsi que nous l'a--
vons dit, de la même race que Guerrier. Bçau-frère
de Christophe, il est au moins du même âge que
son prédécesseur, «
CHAPITRE \ll. 261
CHAPITRE VIL
Sitsatlon.
Point de vue politique. — Pétion , Boyer, Rîvière-Hérard. — Ce qui res-
sert de leur gouverocment. — L'enTahissemttit de la démocratie ieftt la
conséquence de l'antagonisme de Pétion et de Christophe. — Étrange
, situation sous Boyer. — Les conséquences de cette sitaatioti apparais-
sent à sa chute. ^ Rapprodiement entre les chefe noirs et ceux de sang-
mélé. — Fausse appréciation par un écrivain Du principe démocra-
tique dans les sociétés nouTelles. — ^ Point de vue social.— Antagonisme
Taiiiement dissimulé. — Mouvelle erreur d'appréciation. — Ce que fut
André Rigaud. — La vérité sur la situation. — Caractère da rêTiremenl
qui Yient de s'opérer. — Il n'est qu'une halte dans l'anarchie — Acaau
personnification de son pays. — Ce qu'il faut penser de la présidence de
Guerrier et de Pierrot. ~ Nécessité et impuissance, tel parait être le W^le
des sang-mélés. — Ce qu'ils doivent faire pour mettre fin à cette situa-
tion. -* Toute ciYilisation Tient de TOrient. — Manqué d'équilibre datis
les différents éléments de la population. — > De l'action nouvelle de la
race européenne sur les races africaines.
Telle est la gituation. Tels sont les événements qui
sont encore en voie de s'accomplir au moment où
nous écrivons.
Il nous reste à ramener au point de vue de leurs
conséquences politiques, tous ces faits dont vaine-^
ment peut-être nous avons essayé de coordonner
rincohérence} et à rechercher Tavenir que crée à
L.
â69 LIVRE II. CHAP. VII.
cette terre naguère française, ce funeste antagonisme
des races dont la nature a si malheureusement écrit
le principe sur les fronts.
Nous avons dit comment était mort Pétion, com-
ment tombèrent Boyer et Rivière-Hérard. On a vu
le premier chef mulâtre se consumer et s'éteindre
en impuissants efforts pour maintenir le faisceau
gouvernemental qu'il avait pu former sous l'impres-
sion des incessantes menaces de son rival du Nord.
On a vu son successeur, sapant à son profit toutes
les institutions démocratiques de son pays, et mar-
cher à l'autocratie avec une sourde mais infatigable
persévérance; puis, souveraine peu près absolu,
se courber comme instinctivement sous une loi mys-
térieuse qui semblait le condamner à l'immobilité,
et traîner durant un quart de siècle son inféconde
domination. Enfin, Boyer renversé, on a vu surgir '
deux hommes de sa couleur ; deux hommes nou-
veaux et du même nom, qui trouvent dans leur
étroite parenté l'union et la solidarité qui font la
force. L'un, sans ambition personnelle, arrivé au
pouvoir comme à son insu, supplée par son dévoue-
ment à la chose publique, et par une certaine hon-
nêteté de cœur, à ce qui peift lui manquer du côté
de l'intelligence. Doué d'une rare énergie , il est
SITUATION. 263
prêt à la dépenser tout entière dans l'accomplisse-
ment de sa tâche nouvelle, comme il la mit au ser-
vice de la révolution au jour où elle dut trouver
son premier soldat. — L^autre, que ses concitoyens
citaient avec orgueil, esprit sérieux et cultivé, qui
avait étudié le mécanisme des sociétés européennes
et médité l'histoire de son pays, avec moins d'ab-
négation personnelle, entre dans la carrière avec la
même confiaiïce, avec le même besoin de succès...,
La moitié d'une année ne s'est pas écoulée, que ces
deux hommes, la tête et le bras de la révolution,
proclamés la veille les sauveurs de la patrie, les
restaurateurs de la liberté, sont balayés du sol, em-
portés par un revirement aussi subit qu'hétéroclite-
ment consommé
Faut-il ne demander aucun enseignement à cette
succession du même fait qui se reproduit sous des
formes diverses? Fautr-il ne voir, d'un côté, que ma-
rasme et dégoût sceptique de la vie , impéritie et
allanguissement d'une nature bornée et paresseuse ;
de l'autre, un simple effet de cette mobilité popu-
laire dont la vulgarité proverbiale est de toutes les
latitudes?
Nous croyons que ce rapprochement a une tout
autre portée; nous croyons qu'il est le symptôme
264 LIVRE 1I« CHAP. YII.
d'une situation assez caractéristique pour être étu-
diée.
Pétion jeta le premier la semence républicaine sur
le sol haïtien. Or , si la démocratie forme un ex-
trême et Tabsolutisme un autre, il est rare qu'^i
matière de révolution ces deux extrêmes ne se tou-
chent. L'excès de Fun sera toujours la mesure de
Texcès de l'autre : on comprend comment le germe
déposé par Pétion dans la constitution de 1806 se
développa rapidement chez des hommes qui ve-
naient de s'affranchir de la domination la plus ab-
solue : de l'esclavage corporel et de l'ilotisme poli-
tique. Aussi, tandis que de sa main de fer Christophe,
séquestrant ses États de tout contact avec le Sud,
maintenait dans le Nord l'absolutisme le plus éner-
giquement constitué qui fût jamais, les idées dé-
mocratiques se propageaient rapidement parmi les
gouvernés de Pétion, favorisées qu'elles étaient
d'ailleurs par les perpétuelles concessions que sa
lutte avec le roi noir imposait au chef mulâtre.
Lorsque, délivré des appréhensions que lui inspi-
raient les projets de conquête de son rival, et af-
friandé par l'exercice du pouvoir, Pétion voulul
resserrer un peu les rênes et s'arrêter sur la pente
qu'il sentait devenir chaque jour plus rapide, il
SITUATION. 265
éprouva, même au milieu de son entourage le plus
intime, une résistance qui dut lui révéler combien
son peuple avait pwgressé. On le vit un jour en-
voyer des canons chargés à mitraille au sénat qui
le mandait à sa barre, et un écrivain contemporain
nous Ta représenté f^^isant a baïonnetter, pour cause
d'opposition, y> ses amis naguère les plus dévoués,
ceux qui l'avaient aidé à monter au pouvoir <. En
vain parvint-il, à force d'intrigues et d'intimidation,
à reprendre en 1816 par les modifications qu'il fit in^
troduire dans la constitution, une partie de ce qu'en
d'autres temps il avait laissé tomber de démocratie
dans la charte de son pays ; en vain son successeur
Boyer, fidèle sectateur de son école, marcha-t-il
constamment dans la même voie : le fait même de
l'imité .territoriale qu'il parvint à réaliser, lui créa
' « Pétién se trouva trop à l'étroit dans ce*pacte fondamentaf, auquel il
« avait travaillé , lorsqu'il le croyait destiné à euclialner un autre que lui.
« Il lutta d'abord contre le sénat, qui voulait, après l'avoir nommé, le con-
« tenir dans les limites de ses fonctions; et deux ans s'étaient à peine
« écoulés, que le sénat était dispersé et Pétion maître de la république. La
« plupart de ses anciens amis , Lacroix , Daumec , Lys , Peslasges , Bonnet «
« et d'antres encore, tous des mieux famés et des plus haut plac^ , devin*
« rent ses ennemis : quelques-uns même périrent. Son complice Gérin , qui
« s'iodignait de ses usurpations , fut bayonnetté par une compagnie de gre-
«nadiers envbyés soi-disant pour l'arrêter...» (Colonies étrangères et
Baitif par V. Schœlcher, t. It, p. 148.) Quoique les accusations de
M. SelMBlcIier ne soient pas toujours paroles d'Évangile lorsqu'il s'agit des
hommes de couleur, nous devons dire que cet écrivain est ici dans le
266 LITRE II. CUAP. VU.
une résistance plus dangereuse, en inoculant aux
anciens sujets de Christophe des idées au-devant
desquelles ils se précipitèrent avec cette ardeur qui
naît de la loi des extrêmes dont nous parlions tout
à rheure.
Cette situation glissa longtemps inaperçue aux
yeux de TEurope. L'interdit, parfois sanglant, dont
Boyer frappa l'expression de toute doctrine politi-
que , a dû laisser croire à Texistence d'une quié-
tude parfaite dans les esprits. Et, sous ce rapport,
nous ne savons rien de plus curieux que les allu-
res de la presse haïtienne, au moment où éclatait
la révolution de 1843. Aussitôt que le président
avait soupçonné l'existence d'un complot contre son
autorité, il avait envoyé un de ses officiers préve-
nir les rédacteurs des journaux du Port-au-Prince
qu'il n'entendait pas qu'il y fôt fait la moindre al-
lusion. Ainsi, tandis que tous les esprits bouillon-
naient du mouvement qui allait éclater, tandis que
le manifeste de Praslin circulait de main en main,
la presse se livrait aux plus transcendantes discus-
sions sur le droit des gens : à l'heure suprême où
la fusillade, après avoir grondé à Pestel et à Jéré-
mie, se faisait entendre à quelques lieues du Port-
^ SITUATION. 267
au-Prince^ on en était à Texanïen approfondi du
système financier.
Cette âtuation dura jusqu'au jour ou les jour-
naux purent écrire en tête de leur première co-
lonne : Respirons... ^ Dès ce moment, ce fut un
tort-ent, un flux d'autant plus impétueux que la com-
pression avait été plus étrangement abusive. Certes^
ce ftit, ou jamais, le cas de le dire : La démocratie
coula à pleins bords. Et quelle démocratie ! il faut
avoir lu pour le croire : le choc des idées les plus
hétérogènes; des bribes empruntées au fédéralisme
américain, et au centralisme français de 93 ; le prin-
cipe de la souveraineté du peuple, s'émiettant pour
ainsi dire dans un principe nouveau, celui de la sou-
veraineté de la commune'; enfin, tout le dévergon-
dage intellectuel, toute la logomachie politique d'un
peuple jeune, inexpérimenté, arriéré par l'éducation,
arriéré par l'intelligence, et longtemps comprimé dans
la légitime manifestation de ôes besoins et de ses
voeiix.
Ce fat au milieu de cette fièvre que se formè-
• Voj., pour.tout.ee qui précède^ les numéros au Patriote et du Temps,
qai se réfèrent à Tépoque dont nous parlons.
' « Il faut que la commune soit indépendante , il faut qu'elle soit sou-
yeraine, et elle le sera... » Voy. les articles du Patriote sur la soiiveraineté
de la commune.
268 LIVRE H. CHAP. \1K
rent les assemblées électorales et quç se discuta la
constitution de 1844. Bien que le chaos de toutes ces
idées se fût un peu élucidé à la lumière de quelques
intelligences élevées qui formèrent le noyau de l'as-
semblée appelée constituante^ on comprend qu'elles
durent conserver leur empire , et s'implanter des-
potiquement dans la loi nouvelle. Nous l'avons dit,
et nous avonâ montré celui dont la présidence se
trouvait écrite dans le texte même de l'acte consti-
tutionnel de \ 844, restreignant en quelque sorte le
serment qui lui était imposé, et faisant ses réserves
contre cet acte au moment même où il venait d^en
jurer le maintien; enfin, essayant d'utiliser ces ré-
serves dans une de 'ces circonstances redoutables
où la dictature nait comme un devoir du milieu de
la nationalité qui chancelle, nous l'avons Vu ren-
versé de son fauteuil présidentiel , puis abandonné
sur un territoire ennemi, dans une position ridicule
pour lui, si elle n'eût été honteuse pour ses adver-
saires; enfin, impitoyablement chassé du pays qni
l'avait proclamé son libérateur.... Ce fut le dernier
triomphe de la démocratie. Depuis Hérard, lés émo-
tions de la guerre civile ont dominé les questions de
principe.
Un écrivain que nous avons déjà cité , et pour
srruATioN. 369
lequel la race africaine est passée à Félat de thèse ,
après avoir fait ressortir en termes énergiques T im-
puissance administrative des hommes de sang-mélé,
apprécie 9 dans un langage plein de ferveur , Tœu-
vre <l'organi8ation tentée par Toussaint et par
Christophe. Mais, foncièrement démocrate, il ne peut
se résoudre à couvrir entièrement du manteau de
sa sympathie , les moyens d'oi^anisation employés
par les deux hommes dont avec lui nous recon-
naissons la supériorité relative. Dans un élan de
sincérité qui Thonore, il a écrit ceci en parlant de
Toussaint : « Malheureusement, c'est d'un bras
« de fer que Tancien esclave reconstruit la société
« coloniale : le despotisme est l'instrumefft dont
a // se sert pour produire tant de bien. Son ar-
(( raée est conduite à coups de pistolet; des laboQ^^
<« reurs sont fusillés pour crime de fainéantise.
ce Tout doit se couii>er sous cette volonté puis-
« samment organisatrice , mais inflexible
c< Des actes de rare clémence et de noble magnani-
c< mité ne sont pas une compensation suffisante à
a ce système d'impitoyable sévérité. Le moment
« approche où Toussaint va recevoir un juste prix
't de ses rigueurs. Il ne lui sera pas donné d'ac-
« complir sa généreuse entreprise , parce qu'il s'est
â70 LIVRE 11. GHAP. VU.
«aliéné tous les cœurs. Les immenses services
a qu'il a rendus k sa race, ne lui serviront pas d'é-
«t gide, parce qu'il les a rendus en despote; il ne
« trouvera point d'appui dans les masses , et il suo-
«combera malgré son génie, parce qu'il ne fut pas
a bon... » Et plus loin, en parlant de Christophe :
<c Doué d'un grand esprit d'organisation , il se mit
« aussitôt à l'ouvrage , et s'occupa de rétablir dans
« son gouvernemenjt l'agriculture et l'industrie , la
(( police et l'instruction On put juger, dès le
« commencement, que le joug allait être terrible:
« Christophe n'amenait pas au travail par la per-
« suasion ; la force était son premier ministre
(( Malgré ses barbaries, il est impossible de re-
c( fîiser à Christophe un esprit d'ordre supérieur. Le
« pays , sous sa terrible main , marcha rapidement
« vers la civilisation. On travaillait. Les ports du
oc Cap étaient remplis de navires qui venaient échan-
<( ger de belles marchandises contre du sucre; des
« écoles établies dans les villes recevaient de nom-
ce breux élèves, etc ' » Étrange aveuglement!
Eh quoi ! dans cette société où tout devrait être
enseignement pour nous , deux hommes sortent suc^
» CoUmiês étrangères et Haïti y t. II. p. 128-147, iss.
SITUATION. 27 i
cessivement de la foule; ils secouent et font mar-
cher un moment sous leur étreinte de fer ce peu-
ple né d'hier, et déjà vieux dans sa léthargie ; à côté
de ces terribles civilisateurs , esclaves de la veille ,
sachant à peine lire , mais qui s'avancent fièrement
dans toute la rude franchise d'un despotisme pri-
mitif, apparaissent deux intelligences cultivées, fa-
çonnées dès longtemps par l'étude et l'expérience au
difficile métier de gouverner les hommes, mais se
consumant à contourner les écueils dont est semée
leur route , se débattant au milieu des ambages que
leur jette la démocratie; enfin, luttante la fois, et
contre les difficultés de leur tâche , et contre les
institutions qui lea enserrent Nous le deman-
dons, ne fautril pas être bien possédé, du démon
d'une idée , pourvue voir dans ce curieux et ins*-
tructif rapprochement qu'une question de couleur
un peu plus , un peu moins bronzée , et pour s'é-
crier triomphalement : « Bons ou mauvais, les chefs
noirs sont essentiellement organisateurs ^ . . »
Pour nous , des événements que nous venons de
retracer, de la chute d'Hérard-Rivière surtout, ce
fait si étrange et si caractéristique ; enfin, des lignes
• Ibid., p. 150. '
272 LIVRE 11. CHIP. Vil.
même que nous venons de citer, jaillit à notre es-
prit une tout autre conclusion. Au point de vue de
la politique proprement dite, Pobstacle qui frappe
et qui frappera longtemps encore la société haï-
tienne d'une impuissance radicale à se ponstituer,
c'est cette fièvre de démocratie qui peut bien- don-
ner à ce peuple ce qu'il faut de force et de roideur
maladive pour rendre désormais impossible le rôle
des Toussaint et des Christophe, mais pas assez de
véritable énergie , pas assez de vitalité réelle, pour
se serrer en ce tout inteUigent et solidaire que l'on
nomme société , et dont l'existence régulière est la
plus noble expression de l'humanité.
Ajoutons d'ailleurs , pour n'encourir aucun re-
proche de partialité , que cette situation n'est pas
exclusivement particulière à la répiiblique haïtienne.
£Ue semble une funeste émanation qui lui arrive de
ce beau continent du sud Amérique , vaste foyer de
révolutions , où depjiis vingt ans l'anarchie a com-
mis tous les excès et revêtu toutes les formes. L'ex-r
périence ne nous révèle-t-elle pas en effet que si la
démocratie pure peut être le principe gouvernemen-
tal des nations arrivées a cf^tte plénitude de force qui
est comme la maturité de leur vie , elle est à la fois
la ruine des peuples vieillis, et le fléau des Étaf.s
SITUATION. 273
naissants ? Quel contraste entre la fédération anglo-
américaine du Nord entrant dans le mouvement
politique du monde, après avoir emprunté à sa
métropole tous les éléments qui constituent les so-
ciétés fortement organisées y et ces républiques es-
pagnoles, dont Téclosion prématurée n'a enfanté
jusqu'ici que des luttes infécondes ! . . . Ah ! c'est qu'il
faut le temps pour tout : même pour les révolutions !
et que Taffranchissement des colonies des liens de leur
métropole, cette révolution qui, lorsque le com-
porte l'étendue du territoire , doit fatalement s'ac-
complir , est une de celles qui exigent le plus impé-
rieusement l'opportunité.
Mais nous avons dit qu'à côté de cette cause gé-
nérale de perturbation , il en était une plus particu-
lièrement propre à la république haïtienne, et qui
tient aux différents éléments dont se compose sa po-
pulation. Nous allons tâcher de l'indiquer.
A l'heure où nous écrivons , le nègre Acaau a
fait sa soumission; il a rendu compte à la jus-
tice de son pays de sa fantaisie révolutionnaire,
et pardon lui a été accordé. Voilà donc la nou-
velle guerre du Sud calmée. — De plus, voilà
que deux hommes de pur sang africain viennent
d'arriver au pouvoir ; et ce sont les hommes de la
18
274 LIVRE II. CilAP. vif.
race métisse qui leur ont frayé les voies, qui leur
ont tendu la main. — C'est donc qu'il s'ouvre
une ère toute nouvelle, une ère de rapproche-
ment j de conciliation et de cordiale entente entre
toutes les classes de la société haïtienne... Creu-
sons un peu cette apparence, et voyons ce qu'elle
cache.
Les Haïtiens ont toujours dissimulé avec un soin
qu'on ne saurait d'ailleurs leur reprocher, l'exis-
tence de deux castes au sein de la république. Leurs
publicistes relèvent et réfutent avec violence toutes
les assertions des journaux de l'Europe qui tendent
à établir ce fait; mais l'emportement qu'ils mettent
dans cette polémique serait un argument puissant
à leur opposer, si toute l'histoire de leur pays, et le
témoignage des voyageurs les plus favorables à leur
cause n'étaient là pour le rendre superflu : « Oui , oh
(( a beau s'en défendre, il faut le dire tout haut,
« afin que chacun connaisse bien la pente du pré-
ce cipice : il y a ici deux castes, et le gouvernement ,
« tel qu'il est, loin de fondre l'une dans l'autre avec
« habileté, les a mises en hostilité. A la moindre
« opposition de la classe jaune, le pouvoir lui fait,
a entendre ces coupables paroles : Prenez garde j
((restons unis, ou les nègres vont nous dévorer.
SITUATION. 275
En vain les deux classes se rapprochent dans la vie
officielle, elles restent séparées de fait. Je ne dis
pas que leur éloignement Tune pour l'autre est chose
avouée, je dis qu'il existe. -Extérieurement, les
relations entre noirs et jaunes sont sur un pied
d'égalité parfaite; hors du forum, ils vivent à
part. J'ai assisté à des bals et à des dîners, et,
nulle part, je n'ai vu de mélange. J'ai été reçu
dans quelques familles, et dans aucune je n'ai vu
de mariages de fusion : du moins sont-ils tout à
fait exceptionnels. L'ignorance générale contri-
bue beaucoup à entretenir ce funeste préjugé. Des
jeunes gens de couleur, bons et sincères, nous
ont avoué qu'en conscience ils se croyaient fon-
cièrement et organiquement supérieurs aux nè-
gres, quoique, par une conséquence que l'orgueil
explique très-bien, ils ne se croient pas inférieurs
aux blancs; et, chez ces jeunes gens, nous le
pouvons attester, il y avait bien moins de sotte va-
nité qu'une absence complète de principe philoso-
(i phique, par suite d'un défaut total d'instruction.
« En effet, ceux qui ont été élevés en Europe ne
a partagent point de telles erreurs. D'autres nous
« ont dit qu'ils n'épousaient pas de négresses, parce
« qu'elles étaient trop peu éclairées ; mais nous ne
is.
276 LIVRE II. CHAP. VÏI.
(( les avons pas crus , car Téducation des femmes
« étant ici absolument nulle , il n'y a pas une seule
a demoiselle de couleur qui ait un esprit plus cultivé
« qu^une demoiseUe négresse ' . » Nous nous arrê-
tons, parce que nous cessons d'être de Tavis de
l'auteur. Là, en effet, comme dans toutes les partie»
de son livre où il a peint en caractères effrayants
l'état de décomposition où se traîne la première so-
ciété africaine, M. V. Schœlcher, toujours dominé par
sa constante préoccupation , ne manque pas de s'é-
crier : « Qui faut-il accuser de cette scission? Ne
« sont-ce pas les sang-mêlés qui sont les vrais cou-
« pables?... X) Les sang-mêlés, toujours les sang-
mêlés ! A « eux le crime delà barbarie haïtienne, »
à eux la responsabilité de l'argument fourni « à la
« mauvaise foi des partisans de l'esclavage... » En
vérité, une pareille préoccupation ressemblerait à
de la naïveté, si , au point de vue des conséquences
qu'elle pourrait entraîna, elle ne touchait au fana-
tisme. — Oui, sans doute, les sang-mêlés ont un
crime à se reprocher; mais ce crime c'est à^étre;
c'est de se trouver jetés , avec la supériorité relative
de leur essence, avec Tinstinct de sociabilité qu'ils
* CoUmies étrangères et HaUi^ t. ITI, p. 236.
SITUATION. 277
tiennent de la race caucasienne, au milieu d'un dé-
membrement de la race éthiopique que la Provi-
dence a mêlé , nous ne savons encore à quelle fin ,
aux destinées du monde civilisé. Impuissants à les
contenir par leur énergie morale, comme ils sont
impuissants à les dompter par leur force numérique,
pour eux, gouverner c'est vivre; mais aussi, pour
eux, gouverner c'est lutter; c'est lutter par la force
et la ruse , par tous les moyens que réprouvent , je le
reconnais avec vous , et la morale et la saine poli-
tique...
Est-ce bien sérieusement que , remontant au san-
glant conflit de la guerre du Sud, vous jetez sur le
mulâtre Bigaud tout l'anathème de la scission des
deux castes?... Soyons justes et soyons francs : Ri-
gaud, ce bouc émissaire qu'Haïti abandonne volon-
tiers aujourd'hui à votre couteau sacrificateur, et
auquel vous reprochez tout , tout, jusqu'à ce méfait,
d'avoir « joint à toutes ses sottises celle de mourir; »
Rigaud, qui fut meilleur homme de guerre et aussi
grand organisateur que Toussaint, que la politicpie
du directoire ne sut pas comprendre, comme elle ne
sut pas deviner son rival , Rigaud a un autre titre
à vos anathèmes que la prétendue responsabilité dont
vous le chargez : c'est d'être resté, jusqu'au dernier
278 LIVRE 11. CHAP. VII.
moment, Mêle à la métropole, dont la politique im-
bécile le forçait à briser sa vaillante épée; c'est
d'avoir eu l'intelligence de la situation de son pays;
c'est d'avoir, douze ou quinze ans avant les hommes
d'Etat du cabinet des Tuileries, c'est-à-dire, alors
qu'elle était encore possible, posé la seule solution
raisonnable de la question haïtienne : celle de la sou-
veraineté extérieure de la France. Non, la prise
d'armes de l'homme du Sud ne fit que déterminer
un choc qui, un peu plus tôt, un peu plus tard, se
fût inévitablement produit. Et il le sentait bien, votre
grand Toussaint, lorsque, voulant profiter de l'occa-
sion pour pacifier l'avenir , il fit passer et repasser,
après la victoire, son terrible faucheur Dessalines
au milieu de cette population mulâtre , désarmée et
sans chef!...
Quoi qu'il en soit, nous l'avons dit, un grand
revirement vient de s'accomplir : un noir, succé-
dant à un homme de sa race , est aujourd'hui placé
au timon de la république. Dociles aux exhortations
d'une voix amie, ou plutôt se ployant à la grave
complication du moment , les hommes jaunes ont
eu a le courage d'abandonner les rênes : » ils ont
donné la main au lieutenant et au beau-frère de
Christophe, pour les faire monter au fauteuil de
SITUATION. 279
Pétion, deBoyer et de Rivière-Hérard. Voici venir
« le gouvernement fiormal d'Haïti , le gout^erne-
ment de la majorité. Tout va changer de face. Le
nègre attaquera les vices de front sans rien crain-
dre; il pourra agir avec vigueur, car les masses ne
sauraient avoir contre lui des défiances toejours
éveillées que les jaunes doivent redouter, des sus-
ceptibilités qu'il leur faut ménager. » Il nous en
coûte de nous faire prophète de malheur ; nous le
dirons cependant, parce que c'est notre conviction.
L'avenir prouvera que la situation actuelle de la ré-
publique n'est qu'une halte dans l'anarchie. Rien ne
se fera, parce que depuis l'extermination de la race
blanche, hormis les tjrans civilisateurs ^ personne
n'a jamais rien fait dans ce pays, et que le rôle des
tyrans civilisateurs, nous l'avons dit, est devenu
désormais impossible. Acaau nous semble, dans
sa romanesque et naïve épopée , le résumé vivant
de la situation politique et sociale de son pays.
Ce petit noir de la police rurale , tenant durant six
mois toute la république en échec devant le feu
croisé de ses proclamations , forçant le président de
sa caste à le nommer au gouvernement de la pro-
vince qu'il a conquise, et dans laquelle il se fût
rendu indépendant, si on n'avait su lui susciter uij
280 LIVRE n. chap. vrr.
rival , c'est la mesure , c'est , qu'on nous passe l'ex-
pression , le critérium du gouvernement normal, du
gouvernement de la majorité.
Acaau , se faisant « chef des réclamations de ses
concitoyens, » parlant au nom de « la popula-
tion des campagnes , » c'estrà-dire des noirs , ré-
veillée du sommeil où elle était plongée, demandant
la prospérité de Tagricalture par la voix de son
canon , le tout en chassant la race métisse de ces
retraites du Sud où Toussaint lui-même n'avait osé
Faborder, Acaau , c'est aussi l'image de la sécurité
qui attend après son effacement politique « une mi-
norité devenue paisible et bienveillante. »
Guerrier n'a fait que passer au pouvoir. Tel a
été à sa mort l'empressement de Pierrot à s'em-
parer de la présidence, qu'il se proclamait ré-
volutionnairement dans le Nord, tandis que l'on
procédait régulièrementà son élection dans l'Ouest.
L'énergie que l'on attribue au nouveau président ,
jointe aux espérances qu'ouvre son grand âge,
mais surtout l'impression très-profonde et toute
fraîche que les derniers événements ont laissée
dans les esprits, prolongeront sans doute jus-
qu'au terme de sa vie le terme de son gouverne-
ment. Mais, mort le vieux chef noir, la race mé-
SITUATION. 281
tisse sortira de son alxlication d'un moment, elle
réprendra le pouvoir; elle le reprendra, parce que,
nous l'avons dit, c'est sa condition d'être; et puis
aussi, parce que l'humanité est l'humanité, et
qu'il faut se croire doué d'une bien haute vertu per-
suasive , pour dire à ceux qui sentent en eux in-
telligence et capacité , qui à tort ou à raison croient
que Dieu leur a donné la supériorité de l'esprit
avec celle du corps : Inclinez-vous , faites-vous
petits ; contentez-vous d'être paisibles et bienveil-
lants ; laissez la place à de plus nombreux et à de
plus forts... La race métisse reprendra donc le pou-
voir? — Oui , et cela signifie qu'elle recommencera
à tourner dans ce cercle énervant et fatal , où Pé-
tion s'est éteint de consomption et de dégoût , où
Boyer n'a pu se maintenir par vingt-cinq ans de
ruses et de violences, et qu'Hérard-Rivière a dû
franchir au péril de la vie , après quatre mois d'é-
touffement et de lutte.
Ainsi , NÉCESSITÉ et impuissance , tel est le rôle de
la classe de couleur dans"^ le passé , tel est le rôle
que lui réserve l'avenir.
Nous nous trompons : il est un moyen pour elle
de mettre fin à cette œuvre de Sisyphe politique.
282 LIVRE II. CHÂP. VII.
li est un moyen de féconder, en la rendant plus
franche et plus nette , l'action que la destinée lui a
réservée sur son pays. Ce moyen, qu'elle a souvent
discuté sans en avoir su apprécier la portée , et que
la constitution mort-née de 1844 a brutalement
repoussé, c'est d'appeler les hommes de la race
blanche dans la société haïtienne. Je vois l'impres-
sion que font naître ces lignes, et je me hâte d'a-
jouter, pour qu'il me soit permis de développer
froidement l'idée qu'elles renfern^ent , que les con-
clusions de ce livre rassureront pleinement sur toute
arrière-pensée de ma part.
Oui , croyez-le bien , quelles que soient en vous
les suggestions d'un sentiment trop humain pour ne
pas être compris, et quelles que soient envers vous les
caressantes erreursd'une dangereuse amitié , croyez-
le bien , hommes de sang-mélé , pas plus que les
individus , Dieu n'a fait les races égales. Du fond
de votre île , cette belle terre qui marche aujour-
d'hui à la barbarie , portez les yeux sur le monde ,
et voyez d'où s'élance le soleil : c'est du foyer
qu'allument les rayons tempérés de son lever , que
part toute civilisation; et c'est la race qu'elle fé-
conde de ses premiers feux qui, suivant sa trace
SITUATION. 283
lumineuse, la porte de Torient au couchant '. Oui, le
passé est là pour nous rapprendre , et, vous ne le
savez que trop, le présent est là pour nous le rap-
peler : hors du contact de la race blanche , point de
civilisation , et la loi qui la proscrit d'un pays , dé-
crète la barbarie. Mais à quoi bon vous prêcher cette
vérité? N'en êtes-vous pas pénétrés comme moi,
vous qui écriviez cet aveu de l'orgueil arraché par
l'orgueil : « La naturalisation d'hommes blancs
« pourrait , en augmentant nos conditions de pros-
« périté, rendre Haïti plus puissante et plus riche;
a mais cette terre, sur laquelle la population actuelle
(' s'assoit en souveraine , ne nous porterait plus que
« comme les fils déshérités des fondateurs de notre
«nationalité. Là où nous sommes les premiers,
« nous tomberions au second rang ^ »
Le second rang^ c'est là ce qui effraye le plus
les hommes de race métisse , parce que, envisageant
la question à travers les fumées de leur vanité ,
ils ne la voient pas sous son véritable jour, ils
ne la voient pas ce qu'elle est pour eux.
* Cette idée a été développée avec une grande fermeté de touche dans le
beau travail sur la Colonisation de Madagascar de M. D. Laverdant ,
livre où les notions les plus exactes et les idées les plus pratiques s'unis-
sent aux aperçus les plus élevés.
* Le Patriote.
284 LIVRE II. CHÀP. VII.
Ce qu'elle est pour eux , le voici :
La cause de leur impuissance , aujourd'hui si bien
constatée, nous l'avons dite : il leur manque en
même temps, et la force numérique et la force morale
qui peut parfois y suppléer. Qu'ils cherchent donc
ce qui leur manque ; qu'ils demandent à ceux qui
se rapprochent le plus d'eux par la couleur, à ceux
dont ils descendent, le double appoint du nombre et
de l'intelligence. Qu'ils sachent à la fois, et se com-
pléter et se retremper à leur origine. Il ne s'agit
pas seulement de leur sécurité personnelle, il s'agit
encore de la nationalité qu'ils prétendent fonder.
L'une des causes de l'impuissance dans laquelle se
débat leur pays , des secousses qui l'ébranlent , c'est
le défaut d'équilibre dans les deux éléments de sa
population ; la tête est trop petite pour le tronc. Ce
noble ensemble du corps humain, qui est la plus
magnifique expression de l'harmonie , il manque à
leur société, et c'est pour cela qu'on la voit sans
cesse et chanceler et faillir.
Vous qui êtes la tête, prenez garde, faites que
l'on cesse de vous appeler une faction ' , ou la
faction ne sera bientôt plus qu'un membre inutile
' La faction des jaunes, — M. Scliœlcher dc «iit pas autrement.
SITUATION. 28i>
et bon à amputer. Éloignez donc ces puériles ap-
préhensions que vous suggère votre vanité, bien
plus encore, vous le savez, que le sentiment môme
erroné de votre sécurité. Vous qui prétendez au
titre de nation , êtes-vous donc si peu au cou-
rant du mouvement des idées dans les sociétés
européennes , que vous croyiez encore au rôle domi-
nateur et oppressif des hommes de la race blanche sur
ceux de votre couleur; et faudra-t-il argumenter
pour vous faire comprendre que si vous offriez à la
France le splendide appât de votre île , sous la con-
dition de vous imposer un nouveau servage , elle
reculerait devant ce contrat désormais impossible ?
Si vous voulez que Ton croie exagéré Teffrayant
tableau qu'une main amie a tracé de votre igno-
rance, étudiez la marche de votre époque, et ayez
enfin l'intelligence du rôle nouveau que l'Europe
cherche à s'imposer vis-à-vis de l'Afrique. Alors
aussi vous comprendrez quelle mission nouvelle
pourrait être réservée «ur votre île, à cette race qui,
dans son court passage , l'a semée de ces puissants
ouvrages dont votre incurie ne va pas même , dit-
on , jusqu'à étayer les débris.
Oui , les honunes de la race intermédiaire cher-
chent vainement à se faire illusion : ce n'est pas en
â86 LIVRE il.> CHAP. VII.
niant une situation qu'on parvient à y remédier.
Le sol tremble sous leurs pas, et le moment n'est
peut-être pas éloigné où commencera pour eux le
second acte de la guerre du Sud. Que le passé
les éclaire, et tandis qu'il en est peut-être temps
encore , leur fasse comprendre ce qui échappa à la
race blanche, lors du grand bouleversement qui
ouvrit l'ère des révolutions pour leur pays. Alors,
nous l'avons dit, il y eut un instant de solennelle
hésitation, après lequel, pliant tout à coup sous le
faix du péril , le préjugé créole s'effaça un moment :
on fit un appel aux sang-mêlés, on reconnut ces
droits politiques obstinément refusés, la commu-
nauté du péril révéla la communauté des intérêts :
on se rapprocha, et la rébellion s'arrêta intimidée et
comme surprise de ce concert inattendu. Mais le
destin avait déjà laissé tomber ces mots qui font les
véritables révolutions : Il est trop tard ! . . .
Que la race métisse profite de cet enseignement
de son histoire ; qu'elle achève de secouer ses pué-
riles appréhensions déjà à moitié ébranlées, ainsi
que nous le prouvent les discussions de la dernière
assemblée délibérante; qu'elle détruise les préven-
tions machiavéliquement semées dans l'esprit des
noirs^ et, leur révélant la destinée supérieure que la
SITUATION. 287
race européenne cherche à se tracer dans l'œuvre
dé la civilisation du globe, lui fasse ouvrir un pays
où elle viendra à la fois féconder le sol, relever Fin-
dustrie , et rétablir l'équilibre entre les éléments de
la population.
288 LIVRE II. CHàP. VIII.
CHAPITRE VIIl.
La partie egpagnole.
Son iiistoire n*a pas été faite. — Elle est importante dans les données de
ce livre. — Attitude de la province espagnole durant la révolte des
noirs. — Une convention secrète partage la partie française entre l'Es-
pagne et l'Angleterre. — Sourde hostilité de l'Est, qui provoque la ces-
sion consentie à la France par le traité de Baie. — Clause transitoire.
— Péripétie qu'elle produit. — Efforts de Toussaint pour prendre posses-
sion de cette province , au nom de la France, avant de jeter le masque.
— Impuissance de la métropole. — Le général de brigade Antoine Chan-
latte. — Il fait échouer la première tentative de Toussaint. — Dissi-
mulation profonde de ce dernier. — Sécurité qu'elle produit chez les
Espagnols. — Irruption soudaine de Toussaint. — Consternation de la
population espagnole. — Courageuse attitude de Chanlatte. — Il entre-
! prend inutilement de soutenir la lutte. — Les autorités françaises s'em-
barquent pour la Havane. — Remise est faite à Toussaint de la partie
espagnole. — Reprise de possession par la France lors de l'expédition
de 1802. — Le général Kerverseau. — Le général Ferrand s'empare du
gouvernement de la colonie. — Il rallie les habitants et repousse Dessa-
lines. — Son habile administration. — La lutte entre l'Espagne et la
France réagit dans la colonie. — Funeste confiance du général'Ferrand.
» Insurrection. ~ Don Juan Sancliez Ramirez Défaite et mort du gé-
néral Ferrand. — Défense héroïque des Français dans Santo-Domingo.
— La croisière anglaise et les assiégés — Capitulation remarquable.
Nous arrivons aux réserves que nous avons faites
quant aux événements dont la partie espagnole de
Saint-Domingue a été le théâtre depuis la délimita-
LA PARTIE ESPAGNOLE. ^89
tion de 1777. Absorbés par ceux qui se déroulaient
dans la partie française, les nombreux écrivains qui
ont ouvert leurs pages aux révolutions de la grande
île, ont à peine consacré quelques lignes à cdles dont
la vieille métropole de Colomb fut le centre. Lorsqu'ils
ont daigné les mentionner, c'a été presque toujours
pour commettre les erreurs de fait les plus grossières,
ou les erreurs d'appréciation les plus préjudiciables
aux intérêts politiques qui s'y trouvaient engagés.
C'est donc une histoire à faire. Mais pour nous,
cette histoire est plus qu'un récit de scènes propres
à répandre de l'intérêt dans ce livre : elle est une
de ses parties fondamentales* Car, à la partie es-
pagnole se trouve attachée la solution que nous
cherchons.
Nous allons, dans deux chapitres qui termineront
ce second livre, faire connaître l'histoire de la partie
espagnole depuis le traité de Bâle, qui en fit la ces-
sion à la France, jusqu'à sa constitution en répu-
blique dominicaine-
La délimitation de 1777, qui mit fin aux inces-
santes querelles de la frontière, ouvrit une ère de
quiétude parfaite pour la colonie espagnole. Elle y
demeura plongée jusqu'au jour où, franchissant le
Cibao, le bruit des événements de l'Ouest alla ré*
1. 19
S90 Livre h. chàp. viii.
veiller dans les cœurs le souvenir engourdi des vieil-
les luttes du passé. Nous avons vu la déplorable
assistance que les autorités espagnoles prêtèrent à
Jean-François et à Biassou, ces premiers chefs de
la révolte des noirs ; puis cette hostilité détournée
se changer bientôt en guerre ouverte, et enfin l'Es-
pagne partager avec l'Angleterre sur le papier d'une
convention secrète cet ancien territoire que les aven-
turiers normands lui avaient naguère enlevé.
Nous avons montré les troupes espagnoles fran-
chissant bientôt la frontière, et concourant active-
ment à cette dépossession presque totale que nous
avons constatée, jusqu'au jour où se livra le san-
glant combat de l'Artibonite, qui porta le coup
mortel à la confédération anglo-espagnole du golfe
du Mexique (août i 794).
Refoulés sur leur territoire, nos voisins recom-
mencèrent ce rôle de sourde provocation que leur
adhérence au pays rendait encore plus redoutable
que l'invasion anglaise. « Si l'on cède aux Espa-
gnols, aux brigands, avaient dit les commissaires
de la république dans le style de l'époque, ou si l'on
mollit devant eux; disons mieux, si nous ne fai-
sons pas la conquête de la partie espagnole, les Es-
pagnols et les brigands envahirent, brûlent, pillent,
LA PARTIE ESPAGNOLS. 291
et dévastent tout. » La conquête de la partie espa-
gnole, tel était ie cri à peu près général; et si
cette opinion trouvait des contradicteurs au point
de vue économique, elle n'en rencontrait guère au
point de vue de la sécurité du moment.
L'idée de la réunion des deux territoires n'était
d'ailleurs pas nouvelle. Plusieurs documents nous ont
appris qu'elle remontait au règne de Louis XIV, et
avait été à plusieurs reprises l'objet d'ouvertures di-
plomatiques entre les deux cours. En 1698, la France
faisait sonder le cabinet de Madrid sur l'équivalent
qui pourrait être offert à l'Espagne pour l'échange. En
1740, l'île de Corse lui fut proposée. En 1783, il fut
question de la Guadeloupe. Mais, dit un manuscrit
que nous aurons plusieurs fois occasion de citer ,
« C'était la première conquête de l'Espagne dans
« le nouveau monde; les cendres de Colomb y re-
« posaient. Ferdiiiand s'était formellement engagé
« pour lui et ses successeurs de ne jamais la déta-
« cher de la couronne de Castille. L'amour-propre
« national attachait un grand prix à sa conserva-
it tion, et la faisait regarder comme la pierre fonda-
it mentale de l'immense édifice de la puissance es-
« pagnole en Amérique ' . »
* voy. aussi Moreande Saint-Méry, t. Il de ki Description topographe-
19.
292 LIVRE II. 4:hap. viii.
Ce itit à la suite de cette situation que nous ve-
nons d'indiquer, que le Directoire fit intervenir la
question de Saint-Domingue dans les négociations
qui aboutirent au traité signé à Bâle le 22 juillet
4795 entre les plénipotentiaires de la république
française et ceux du roi d'Espagne. La cession eut
lieu par Tart. 9 ainsi conçu ; « En échange de la
« restitution portée par Fart. A ( celle des places prises
« par la France), le roi d'Espagne, pour lui et ses
« successeurs, cède et abandonne en toute propriété
« à la république française toute la partie espagnole
« de rîle de SaintrDomingue aux Antilles- » Si Ton
en juge par les efforts que fit plus tard le cabinet
de Madrid pour revenir sur cet acte d'abandon, il
dut se rimposer comme un douloureux sacrifice.
Nous constaterons plus loin ce curieux retour de
l'orgueil castillan sur lui-même. — La clause relative
à l'exécution du nouveau pacte disait : « Un mois
(( après que la ratification du présent traité sera
« connue dans l'île, les troupes espagnoles devront
ce se tenir prêtes à évacuer les places, ports et éta-
que déjà citée. —Là, ainsi gue dans l'ouvrage de M. Barré de Saint-Venant
(les Colonies sous la zone iorride), se trouvé traitée à fond la qocslion
qui fut si vivement controversée de Tutilité économique et politique delà
réunion des deu\ territoires. Toute discussion, à cet égard, serait, on le
comprend bien , parfaitement oiseuse aujourd'hni.
LA PARTIE ESPAGNOLE. 293
« blissements qu'elles y occupent, pour les remettre
c< aux troupes de la république française au moment
« où celles-ci se présenteront pour en prendre pos-
« session. Les places, ports et établissements dont il
(( est fait mention ci-dessus, seront remis à la répu-
« blique française avec les canons , munitions de
« guerre et effets nécessaires à leur défense, qui y
a existeront au moment où le présent traité sera
<( connu à Saint-Domingue.
« Les habitants de la partie espagnole de Saint-
« Domingue qui, par des motifs d'intérêt ou autres,
« préféreront de se transporter avec leurs biens
« dans les possessions de S. M. C, pourront le faire
<( dans l'espace d'une année à compter de la date
« de ce traité.
« Les généraux et commandants respectifs se con-
« certeront sur les mesures à prendre pour l'exécu-
« tion du présent article ' . »
La stipulation transitoire de ce dernier paragra-
phe cachait au fond de la simplicité de sa forme l'é-
pisode le plus curieux et le plus dramatique de cette
histoire. Ce fut le terrain où se livra la dernière lutte
' Martens, Rectieil des principaux traités de paix, vol. VI, p. 642 —
Yoy. aasfti Fanalyse de ce traité dans Schoell, Histoire abréfée des traités
de paix, t. IV, p. 321.
i9i LIVRE II. GHAP. Vni,
entre la légalité expirante du pouvoir métropolitain
et la dictature de Toussaint-Louverture. D'un côté,
cherchant à profiter une dernière fois de la position
que lui faisait une politique inepte, le chef noir vou-
lait exécuter le traité au nom de la France, avant de
jeter tout à fait le masque. De l'autre, l'agent du
Directoire Roume, éclairé, quoique un peu tardive-
ment, sur cette trame du Machiavel africain, résolut
de la rompre, dût-il achever d'y dépensa tout ce que
l'usurpation lui avait laissé de force morale comme
représentant officiel de la métropole, et tout ce qui
lui était resté de courage et d'énergie après les vi-
cissitudes qu'il avait déjà subies \.
A c6té de ces deux lutteurs se trouvait le prix
de la lutte : cette vaste contrée qui, tremblante d'ef-
froi, et le regard tourné vers le représentant de la
France, cet homme qui n'avait pas un soldat à ses
ordres, le suppliait de la défendre contre l'invasion
du chef africain. Cette curieuse situation se trouvait
en quelque sorte personnifiée dans un i^dividu, le
général de brigade Antoine Chanlatte, mulâtre
énergique, intelligent et rusé, que Toussaint et
* De Tan rv, où fut concla le traité, à l*an YUI , époque à laquelle nous
IMiflsoDs , différentes tentatives avaient été faites , par les représentants de
la république, pour l'exécution du traité; mais la marche des événements,
dans la partie française, lés avait toujours forcés de s'arrêter.
LA PARTIE ESPAGKOLE. 295
Rouoie avaient tous deux envoyé à Sapto-Doniingo :
l'un pour préparer roccqpation, l'autre pour l'em-
pêcher. — Dans un mémoire plein de force et de
luddité, qui prouve que dans ces circonstances dif-
ficiles les bons conseils ne manquèrent pas du
moins à la France y Chanlatte , après avoir appré-
cié la puissance de Toussaint, et montré l'argile où
elle devait être frappée , expose ainsi lui-même sa
position : <' Lorsque je fiis envoyé pour occuper
« ici la place que j'occupe (commissaire du gou-
« vemement), le citoyen Roume, de qui je reçus
« mes pouvoirs, me parla beaucoup de cette partie
« espagnole, et me fit tellement connaître le désir qu'il
« avait de conserver cette possession à la France,
« qu'il me dit que, malgré les instances du général
a Toussaint, il ne se déciderait jamais à en deman-
« der la prise de possession.... Il ajouta même que,
« forcé souvent de prendre des déterminations con-
« tre son cœur, on le couperait plutôt en lambeaux
« qu'on ne lui ferait rendre l'arrêté pour la demande
« de la prise de possession. — En même temps, le gé-
(( nérai Toussaint me chargea d'aviser au moyen
« de prendre promptement possession de la partie
« espagnole; il me vanta les richesses qu'on y trou-
<( verait, et les grands moyens que ce pays lui four-
S96 LIVRE il. CHàP. VIII.
(( nirait pour que son autorité fût enfin exclusive-
« ment respectée dans toute l'île ' . »
Enfin 9 pour faire comprendre quel rôle jouait la
France dans ce singulier drame , quelle situation
lui faisait, en son propre nom, Tesclave émancipé
qu^elie fortifiait de son appui moral , nous citerons
textuellement cette lettre curieuse qui peint «i bien ,
la situation de son représentant dans cette co-
lonie.
« Au Cap Français, le 8 fructidor an VIII de ta république française.
cr L'agent particulier du gouvernement national
« français à Sainl^Domingue , au citoyen Chanlatte ,
« général de brigade , commissaire du gouverne-
« ment à la partie ci-devant espagnole de Saint-
c< Domingue. »
« Citoyen commissaire,
« Lorsque j'eus fait venir les 25,000 gourdes de
« Santo-Domingo , j'étais bien persuadé de n'être
« plus dans la nécessité de recourir à votre caisse.
' Lettre du général Chanlatte au ministre de la marine, do
l«^ messidor an VIII. (Papiers da dé|)artement de ta marine.) La tête im-
primée de ses dépêches porte : Antoine Chanlatte, général de brigade et
commissaire du gouvernement français à la partie ci-devant espa-
gnole de Saint-Domingue.
LA PARTIE ESPAGNOLE. 297
« Je sais combien l'argent que vous avez doit être
« précieusement conservé pour servir aux urgents
« besoins des avisos que la France peut faire pas-
(( ser; et s'il m'était possible de me dispenser de
« vous faire des demandes, ne doutez pas que jamais
« vous n'en entendriez parler. Mais l'agent de la
« grande nation se trouve dans un tel état, qu'il ne
« lui reste d'autre moyen que de se procurer des
« fonds de Santo-Domingo , à moins qu'il ne veuille
« s'exposer à mourir de faim avec toute sa fa-
ce mille et les autres personnes qu'il est obligé de
« nourrir.
« Les circonstances malheureuses de la colonie
« ont empêché que je pusse rien recevoir du Cap
« depuis le 1*' pluviôse dernier; et sans le reste
« des 25,000 gourdes dont je n'avais pas employé
« la totalité pour le projet auquel elles étaient des-
« tinées , sans ce reste , dis-je , nous aurions tous
(( péri depuis longtemps , à moins que quelque âme
« charitable ne fût venue à notre secours : circons-
(( tance peu vraisemblable , et qui serait d'ailleurs
« des plus désagréables , puisque l'agent d'une na-
« tion ne doit jamais se mettre sous la dépendance
« pécuniaire d'aucun particulier. Ce reste, dont
« j'ai parlé, pourra fournir encore aux besoins de
298 LIVRE II. CHAP. YlII.
« l^^gence, jusqu'à la fin du mois prochain , moyen-
« nant qu'il ne nous survienne point de maladie , ni
(( d'autre c^se de dépense extraordinaire.
« D'après ce triste exposé , je m'adresse à vous ,
« citoyen commissaire, et vous requiers formel-
« lement, par les présentes j au nom du peuple et
« des consuls français, de fournir immédiatement
« à leur Agent, au Cap, la somme de 3,000 pia&-
« très gourdes 9 sans qu'aucune considération quel*
« conque puisse y opposer d'obstacle, vous r«i-
« dant personnellement responsable, ménxe de toute
« négligence.
a Si je viens d'employer la phrase précédente, ce
a n'est pas que je la croie nécessaire vis-à-vis de
« vous : mais je me trouve dans une circonstance
« si pressée et si critique, que pour ne rien avoir
« à me reprocher , ma responsabilité m'impose le
« devoir d'employer les termes les plus positifs.
« Gomme si je faisais venir cet argent sous mon
a nom^ les malintentionnés ne manqueraient pas
(( d'imaginer de nouvelles calomnies contre moi,
a et d'égarer de nouveau les Cultivateurs ^ , en leur
« faisant croire que je destine cette somme à de
* Les noirs : c'était le nom accepté.
LA PARTIE ESPAGNOLE. 299
(( maavaises intentions , j'ai obtenu du consul géné-
« rai des États-Unis d'Amérique, le citoyen Edouard
« Stevens , qu'il voudrait bien faire venir cette
« somme comme propriété à lui appartenante. En
(( conséquence , je lui remets une lettre de change
« en triplicata, selon la forme ordinaire entre l'A-
« gence et votre commission, datée d'aujourd'hui,
« pour ladite somme de trois mille piastres.
« Vous voudrez donc bien , citoyen commissaire,
« vous entendre sur cet objet avec le citoyen Oyar-
« zabal, chargé par le consul général Stevens de
(( recevoir l'argent , et de le lui remettre de la ma-
« nière qu'il lui indiquera. Veuillez aussi ne pas di-
« vulguer la chose , et recommander à tous ceux
« que vous seriez dans la nécessité de mettre dans
« votre confidence , de garder le secret , afin de rie
« pas compromettre le citoyen Stevens, qui veut
« bien me rendre ce service essentiel. Lorsqu'il aura
« reçu la somme, je la, laisserai déposée chez lui
« pour prendre tous les mois ce qui sera nécessaire,
« et j'espère qu'avant qu'elle ne soit finie, j'aurai
« reçu des ordres pour me rendre en France.
« Comme je n'ai point reçu de vos lettres depuis
« celles auxquelles j'ai répondu par ma lettre du 16
« messidor dernier , il me paraît , au cas que vous
300 LIVRE II. CHAP. VIII.
« m'ayez écrit, que quelques curieux les auront in-
« terceptées, lues et gardées '. Il convient donc que
« vous vous serviez dii citoyen Oyarzabal pour me
« faire parvenir, sous le couvert du consul général
« américain, votre réponse à la présente, aussi bien
« que tout ce que vous seriez dans le cas de m'écrire.
« Salut et fraternité. — L'Agent particulier. Si-
te gné : Roume*. »
Telle était la situation des représentants de la
France. Malgré la conscience de son devoir, qui
perce en* quelque sorte sous les larmes de sa misère,
Roume n'était pas de force à soutenir longtemps la
lutte ; et malgré sa résolution, il dut un moment fai-
blir. En effet, tout à coup, au milieu de cette sorte de
sécurité que maintenait la verge de fer de Toussaint,
éclate dans le Nord une révolte terrible. Les noirs
abandonnent les cultures , et se portent en masse
sur la ville du Cap. Des hauteurs qui la dominent, ils
demandent qu'on leur envoie l'agent du gouverne-
ment et le corps municipal Roume s'y rend cou-
' rageusement. — « Nous sommes las de travailler
pour un salaire , lui crie-t-on ; il faut qu'on nous
reconnaisse une moitié dans la propriété des ter-
' Roume ne se trompait pas : ses lettres étaient arrêtées par Toussaint.
^ Correspondance du général Chanlatte.
Là Partie espagnole. 301
res. » L'Agent répond qu'une telle demande excède
leurs droits et ses pouvoirs, et se résigne froide-
ment à mourir. Mais on se contenta de le retenir
captif; car, en réalité, il ne courait aucun danger.
— La haute intrigue politique fleurit sous toutes les
latitudes , et sous tous les épidermes : cette levée
de coutelas n'était qu'une de ces scènes que le coad-
juteur de Retz jouait parfois dans les rues de Paris-
Toussaint accourt après dix jours d'attente, et vient,
jouant la surprise et le mécontentement, ouvrir la
prison du représentant de la république '. •« Mais il
faut calmer ce peuple en fureur; et ce qui le sou-
lève, c'est moins l'ambition de la propriété, que la
juste indignation que lui cause un affreux trafic
dont la province espagnole est le théâtre : les nou-
veaux citoyens de l'Ouest sont enlevés et vendus
aux propriétaires d'esclaves de l'Est. Il faut mettre
fin à cet odieux abus, et pour y arriver, prendre
possession de l'Audience. » L'agent refuse avec
* cette prison était un poulailler. — Tous ces détails sont puisés dans le
volumineux et important mémoire remis au gou?erneraent par le général
Kerverseau , que nous verrons figurer tout à Theure dans ce précis. C'est
te document inédit le plus «complet qui existe au département de la marine
sur la matière , et celui qui nous a le plus servi. ( Rapport sur la partie
espagnole de Saint-Domingue depuis sa cession à la république fran-
çaise par le traité de Bdle jusqu'à son invasion par Tomsamt-Lou-
verture, présenté au ministre de la marine par le général Kerverseau,
le 13 fructidor an IX. )
302 LIVRE n. CHAP. VIII.
énergie. « Je puis répondrede votre vie , lui dit alors
Toussaint, mais je n'ai pas assez de pouvoir pour
empêcher ce peuple de se porter sur la partie espa-
gnole , et de sacrifier à sa vengeance toute la po-
pulation de race européenne. » Roume reconnut
son maître : de deux maux il choisit le moindre;
et sur une réquisition du corps municipal , qui lui
fiit présentée pour la forme , il signa Tordre de la
prise de possession (7 avril 1800).
La notification de cet acte produisit dans la colo-
nie espagnole une impression difficile à peindre. A
force de craindre, nos voisins avaient fini par se
rassurer ; ils s'étaient pris de leur heureuse insou-
ciance méridionale pour cet événement qui mena-
çait toujours et n'arrivait jamais. La consternation
fut générale et profonde ; mais on en sortit bientôt
pour agir, lorsqu'on vit tout à coup arriver, avec une
escorte -de 400 hommes de troupes européennes , le
général blanc Agé, chef d'état-major de Toussaint,
que celui-ci avait fait partir à la suite du courrier
qui portait l'arrêté du 7 floréal, et sans vouloir
prendre le temps d'attendre la réponse de don
Joachim Garcia à sa notification. Agé venait de-
mander que remise lui fût faite du territoire aux
termes du traité , et de la décision de l'agent de la
hk PARTIE ESPAGNOLE. 303
république. « La présence de troupes africaines
n'aurait pas plus vivement frappé les esprits que
cdle de cet officier, » dit le général Kerverseau dans
son mémoire. Tous les CabMjs se réunirent ; des
adresses furent présentées à don Garcia, et on lui
demanda à grands cris de suspendre Texécution du
traité jusqu'au retour d'une députation qui allait se
rendre en Europe , pour exposer respectueusement
aux deux métropoles la situation des choses*, et
sup{rfier le gouvernement consulaire de différer a
prise de possession jusqu'à la conclusion de la paix
avec l'Angleterre , et jusqu'à la^ pacification de la
partie française. .C'était la seconde fois que des
envoyés de cette colonie se rendaient dans sa nou-
velle métropole. Qu'un moment de vertige trop
chèrement expié ne le fasse pas oublier: depuis le
jour où un traité donna ce peuple à la France, il
n'a jamais cessé de porter les regards vers elle
dans toutes les .eirconstances difficiles qu'il a tra-
versées.
Justement ému de ces plaintes, et craignant de
pousser à de fâcheuses extrémités une population
qui passait déjà de l'abattement à l'exaspération,
don Garcia en référa à Chanlatte. Une adresse fut
votée en ce sens au commissaire mulâtre qui , satis-
304 LIVRE II. CHàP. VIII.
fait de cette marque de déférenœ donnée au représen-
tant de la métropole légale , et pénétrant d'ailleurs
avec sa sagacité habituelle le secret' des violences
faites à Roume , décida "qu'il y avait lieu de faire
partir les envoyés pour France, et d'attendre leur
retour. La présence du général Agé devenait sans
but et pouvait avoir de fâcheuses conséquences : il
le comprit, et, sur les instances deChanlatte, il se
décida à reprendre le chemin de l'Ouest. Il fut con-
duit solennellement jusqu'aux portes de Santo-
Domingo par toutes les autorités civiles et militaires.
Et cette expulsion révérencieuse , faite avec toute la
gravité du caractère espagnol , ne fut pas l'épisode
le moins curieux de ce temps.
Ctet échec était le plus sensible que pût éprouver
Toussaint. Pour y mettre le comble , Roume, que
tant de secousses avaient conduit aux portes du
tombeau , revint tout à coup à la vie , et retrouva
assez d'énergie pour révoquer par. un nouvel arrêté
(27 prairial) celui qui lui avait été arraché.' En vain
Toussaint défendit-il l'impression de cet acte, et
intercepta-t-il les copies adressées à Garcia et à
Chanlatte ' : ce retour offensif de la légalité si
' Mémoire (io général Kerverseau — Lettre du général Chanlatte.
LA PARTIE ESPAGNOLE. 305
débile qu'il fût, produisit son effet, en apportant une
sanction au mouvement pacifique qui venait de s'o-
pérer. Toussaint dissimula : il en était alors au plus
fort de sa lutte avec Rigaud , et dans l'impuissance
de rien tenter d'important hors du Sud. Sa position
même était assez critique pour que le général Kervei^
seau ne craignît pas d'aflSrmer que, si les Espagnols
s'étaient franchement et effectivement alliés à Ri-
gaud, auquel ils se contentèrent de proposer un
pacte défensif , c'en était fait de la fortune du pre-
mier des noirs. Toussaint comprit cette situation :
il déploya pour y pourvoir de véritables ressources,
et cette circonstance de sa vie est peut-être celle
qui révèle le plus de portée politique , quoiqu'elle
ait généralement échappé à ceux qui en font, à
tort et à travers, l'un des plus grands hommes
de son époque. Il usa de tous les moyens pour
calmer l'émoi qu'avait causé sa tentative préma-
turée : protestant contre l'intention qu'on avait pu
lui supposer d'envahir par la force un territoire
qui appartenait à la métropole commune ; donnant
ordre au général Moyse, son neveu, qui commandait
sur la frontière du Nord , d'éloigner le cordon qu'il
y avait établi , et de laisser se rouvrir les commu-
nications; approuvant l'envoi qui avait été fait
l. 20
306 LIVRE II. CHAP. viir.
d'un agent en France, et s'engageant à attendre
la décision du pouvoir métropolitain. Enfin, il
déploya tant d'astuce , ourdit si habilement la trame
de ses combinaisons , en vue des hommes qu'il
voulait y envelopper, que chacun finit par oublier
le péril.
Cinq mois s'écoulèrent avant qu'on pût se fixer
sur le choix des hommes auxquels serait confiée
la mission de se rendre en Europe. En vain Chan-
latte, qui connaissait le caractère espagnol, voulut-
il devancer cette lenteur en faisant partir un agent
de son côté : l'adjudant-général Boyé (celui que
nous verrons figurer dans les négociations avec la
France), qu'il chargea de ses instructions et de
ses dépêches , fut capturé par la croisière anglaise
presque en vue de l'île. Don Juan Oyarzabal, qui
eut un marnent pour concurrent dans cette dif-
ficile mission, don Antonio Valverde, frère de
l'écrivain créole que nous avons souvent cité, partit
enfin , et put gagner la voie neutre des États-Unis.
Mais près de sept mois s'étaient écoulés , entre la
résolution et l'arrivée de l'envoyé en France.
C'était aller bien lentement, alors que les événements
allaient si vite.
La chute et le départ forcé de Rigaud, qui arriva
LA PARTIE ESPAGNOLE « 307
dans cet intervalle, produisirent un moment de vive
sensation. Cependant, comme les démonstrations et
les assurances pacifiques redoublèrent en proportion,
chacun rentra bientôt dans son insouciante sécu-
rité. Mais, cette fois, la confiance devint si abso-
lue et si obstinée , que les risées et le mécontente-
ment populaire poursuivaient ceux que le souvenir
du passé rendait alarmistes.
Telétait Tétat des choses dans la partie espagnole,
lorsque, laissant à Dessalines le soin de pacifier le
Sud qu'il avait définitivement soumis, Toussaint re-
vint dans le Nord , où , après une entrée burlesque-
ment solennelle dans la ville du Cap, il fit enlever
Roume et sa famille, et les fit conduire dans les
montagnes du Dondon. Cet acte était assez signifi-
catif; cependant il fut à peine remarqué, tant on
était habitué aux envahissements réguliers de cet
hommes La colonie espagnole sembla surtout ne
pas en comprendre la portée. Il est vrai qu'on en
était alors aux approches de la fête de Noël, et que
cette population, qui poussait jusqu'à l'exagéra-
tion l'amour des pompes religieuses qu'elle avait
> Telle était la situation de l'esprit public au Cap, dit le général Rerver-
seau , que ce prodige d'audace y fut applaudi par les adulateurs de Tous-
saint, et à peine remarqué par les antres.
20.
308 LIVRE II. CHAP. VIIÎ.
importé de sa métropole , avait entièrement oublié
la politique , pour ne plus songer qu'aux hymnes
de TAvent et aux processions jonchées de fleurs.
Le jour même de la fête (6 janvier 1801) , au mi-
lieu de Toffice, arrive tout à coup un courrier; il
porte une dépêche de Toussaint. Le dictateur noir
annonce au gouverneur espagnol « qu'il venait, en
exécution de l'arrêté du 7 floréal, prendre possession
delà partie espagnole;... il s'était déterminé à y
venir en personne pour éviter toute effusion de
sang;... il avait donné ordre au général Moyse de
marcher avec des forces respectables sur Santiago,
tandis qu'il irait lui-même à Santo-Domingo. — Il
finissait par demander réparation de l'insulte faite
au général Agé, sans s'expliquer sur la nature de
cette réparation. » — « La consternation fut aussi
« extrême, dit le général Kerverseau, quelacontian-
« ce avait été grande ; le désespoir entra dans tous
« les cœurs; mais la terreur avait glacé les courages,
<( il ne produisit que la désolation, l'abattement, la
« stupeur. Tout le monde voyait le danger, per-
te sonne ne voyait les ressources. Le reste du jour
« se passa à répondre à l'effrayant message. — Ce
« n'était pas par des arguments que devait se vider
« cette querelle. » En vain Chanlatte, dont le dé-
LA PARTIE ESPAGNOLE. 309
vouement à la France grandissait de toute sa haine
de caste contre le chef noir, déploie-t-il une admi-
rable énergie, demandant à se charger de ia dé-
fense du pays, et répondant sur sa tête du succès,
si on lui donne quinze cents hommes de troupes ré-
solues. Cette proposition est acceptée d'abord avec
enthousiasme. La générale est battue, on tire le
canon d'alarme, et tous les citoyens en état de
porter les armes sont convoqués à la Fuerza real^
principal fort de la ville, tandis que les Français
sont appelés à Thôtel du Commissaire. Mais le signal
du ralliement devint celui de l'épouvante. Chanlatte
ne trouva qu'une centaine d'individus à la Fuerza.
C'était à le décourager, si, en rentrant dans sa de-
meure , il n'eût trouvé , l'attendant avec calme , les
cent cinquante Français qui habitaient Santo-Do-
mingo V. Bref, on finit, à force de réquisitions, par
réunir environ neuf cents hommes, tant de troupes
régulières que de milices et de noirs, restes des
bandes organisées par Jean-François. Ce fut à la tète
de ce corps d'armée improvisé que le commissaire
Chanlatte et le général Kerverseaa , qui servait sous
* « Il n'en manqua que einq ou six dont je regrette d'avoir oublié les
a noms, pour les dévouer à la honte qu'ils méritent et à riudignation pu-
« blique. » { Mémoire, du général Kerverseau.)
3i0 LIVRE II. GHAP. VIII.
ses ordres, se portèrent au--devant de Toussaint.
Quels étaient les mouvements de celui-ci durant
ces funestes lenteurs? — A peine a-t-il expédié le
courrier porteur de sa dépêche à don Garcia , qu'il
part tout à coup de Daxabon, où il était venu passer,
dans le repos et le recueillement, les fêtes de Noël :
il va, à la tête d'un corps de troupes, châtier le noir
Galard dont la bande désole les campagnes du Port^
de-Paix. Mais, tandis qu'on le croit en route pour
remonter vers le Nord , il fait une volte subite et
redescend rapidement sur San-Juan de Maguana.
Il y entre, et, faisant son quartier général de ce
bourg, où nous verrons plus tard arriver la dernière
expédition que l'Ouest a dirigée contre l'Est, il fait
marcher son frère Paul Louverture sur Azua, puis
sur Bany, dont les garnisons fuient en désordre, et
qui se rendent successivement sans coup férir*
Entre ces deux centres se trouvait le salut du pays :
de véritables Thermopyles, où une poignée d'hommes
aurait pu arrêter une armée. Ils ne furent pas dé-
fendus, tant était grande l'épouvante. Le 9 janvier,
c'est-à-^dire, deux jours après l'arrivée de la ter-
rible dépêche, l'armée noire était campée sur les
bords du Nizao , à douze lieues seulement de Santo-
Domingo. Ce fut là qu'eut Heu le premier et Tunique
LA PARTIE ESPAGNOLE. 311
choc. Chaiilatie attaque bravement et avec habileté.
L'avantage semblait lui rester, lorsqu'une terreur
panique s'empare tout à coup de ce composé bizarre
de toutes les professions et de toutes les couleurs
qui formait sa petite armée. La déroute fut générale,
et il fallut se replier en toute hâte sur Santo-Do-
mingo.
Malgré les dispositions que semblait vouloir
prendre le président espagnol pour se défendre dans
la ville, les munitions de guerre et de bouche qu'il
y faisait entrer, les canons qu'il faisait traîner sur
les remparts , le commissaire de la république jugea
parfaitement que la partie était à jamais perdue. Il
réunit ses nationaux, leur exposa la situation, et
l'on arrêta, à l'unanimité, que tous les fonctionnaires
relevant du gouvernement français s'embarqueraient
immédiatement, et s'efforceraient de gagner Tune
des îles voisines. Cette résolution fut exécutée aus-
sitôt. — Chanlatte et Kerverseau purent heureuse-
ment aborder à la Havane, où ils furent reçus avec
cordialité.
Ces deux hommes avaient dignement représenté
la France dans ces circonstances difficiles. Chanlatta
comprenait comme Rigaud l'avenir que le triomphe
de Toussaint réservait à ceux de sa couleur; et,^^
312 LIVRE II. CHAI», viir.
comme le chef de la confédération du Sud , il ne lui
manqua 9 pour triompher dans sa résistance, que
Tappui moral d'une politique intelligente.
Privé de l'assistance des Français, don Garcia ne
pouvait tenir longtemps. Aussi, après avoir pro-
testé contre la violence qui lui était faite, fut-il
obligé d'accepter une sorte de capitulation qui lui ftit
offerte. 11 s'engagea à évacuer le pays, avec tous
les fonctionnaires de son gouvernement, aussitôt
qu'il aurait réuni les bâtiments nécessaires à cette
expatriation. Le droit de se retirer avec leurs biens
était en même temps réservé à tous ceux des anciens
sujets du roi d'Espagne qui trouveraient bon de le
faire. La population n'avait pas attendu que ce droit
de fuite lui fût accordé pour en user, et déjà depuis
plusieurs jours l'émigration s'emparait de toutes les
barques qu'elle pouvait rencontrer. Bientôt Tous-
saint entra dans la ville , se fit remettre solennelle-
ment les clefs de tous les étabUssements publics,
sans oublier celles du trésor où il trouva trois cent
dix mille gourdes dont il s'empara , ainsi que de
cinquante mille appartenant à une caisse militaire.
C'était une manière comme une autre de recevoir
l'investiture au nom de la France. Au milieu de
toutes ces usurpations, ce bizarre comédien faisait
LA PARTIE ESPAGNOLE. 313
faire des prières publiques et ordonnait que le saint
sacrement demeurât exposé. Il ne fut pas plutôt
entièrement maître de la ville, et assuré du pays
par l'arrivée de nouvelles forces , que , sans égard
pour les termes de la capitulation qui venait d'être
signée , il somma le gouverneur espagnol de s'em-
barquer avec ses troupes dans les vingt-quatre
heures. L'arrivée des navires qu'avaient appelés de
tous côtés les circulaires de don Garcia lui permit
heureusement d'obéir à cette réquisition.
Ce fut le 22 février 1801 que, suivant le sillage
du navire qui venait d'emporter le commissaire de la
république française , le représentant du roi d'Espa-
gne quitta cette terre, que la politique de deux grands
peuples n'avait pas su défendre contre les ruses d'un
vieil Africain.— Déjà, précédemment, une vague ap-
préhension du péril avait fait transférer le siège de
l'audience royale à la Havane ; et le peuple avait re-
marqué avec un secret effroi que le jour même où la
justice , ce premier attribut de la domination euro-
péenne, s'exilait de cette terre, la charpente du vieux
palais de Colomb s'écroulait avec fracas ' .
' Le château de Colomb, qui s'élevait à quelques lieues de Santo-Do-
mingo, et dont les murs subsistent encore, était une vigoureuse construc-
tion du XV* siècle. Le fait que nous venons de mentionner est rapporté par
plusieurs écrivains et confirmé par le général Kerverseau.
314 LIVRE II. CHAP. VIII.
A peine délivré de l'inquiétude que n'avait cessé
de lui causer la présence de don Garcia -et de ses
quelques troupes régulières , — tant il se sentait vul-
nérable au milieu de ce vaste territoire si éloigné du
centre de ses ressources, — qu'après avoir changé
tout le personnel de l'administration publique, il
plaça son frère Paul Louverture à la tête du gouver-
nement de la province, et reprit le chemin de l'Ouest,
obliquant jusqu'à Samana, pour visiter ses nouveaux
États , et demeurant consterné de leur solitude.
Tel fut ce premier acte d'exécution du traité de
Bâle. Si nous avons tant insisté sur le fait de cette
occupation , c'est que nous avons voulu constater,
pour les retrouver plus tard, les sentiments avec les-
quels la population espagnole de l'Est accueillit sa
première annexion à la domination africaine de
l'Ouest'.
' Suivant M. Placide Justin, la prise de possession fut une marche triom-
phale durant laquelle le conquérant noir ne rencontra que des cœurs soi»-
mis et empressés — Pour M. Schaelcher, dans la partie de son Uvre intitulée
Précis historique, il rend ainsi compte, en cinq lignes, de cette campagne
de Toussaint ; « Quand ce Joaquim Garcia vil entrer, au mois de janvier
« 1801, ToussaintLouverture , à la tête de dix mille hommes, il chercha
« d'abord à faire quelques difflcullés ; mais Vagent du commissaire
« Roume tint ferme, et le 26 janvier un esclave noir, un tils de TAfrique,
« fit son entrée triompliai*te dans la vieille capitale du nouveau monde. »
Cet agent du commissaire Roume, ou plutôt ce commissaire de TAgent
Roume , qui tint si ferme pour faire Hvrer la vieille capitale du nouveau
monde mJUs de l'Afrique, était... Chanlatte!
LA PARTIE ESPAGNOLE. 315
Une année s'était à peine écoulée depuis cette prise
de possession , que , se détachant de la flotte fran-
çaise, qui venait de rallier la baie de Samàna , deux
frégates, chargées d'un faible corps de troupes com-
niandé par le général Kerverseau, paraissaient en vue
de Santo-Domingo (février 1802).
Quoique Toussaint ne fît que de quitter cette ville,
où, dans la prévision d'une agression de la France, il
était venu tout disposer pour assurer la résistance de
TEst, telle était la haine qu'inspirait le joug africain à
la population espagnole, que, retrouvant tout à coup
pour le secouer l'énergie qui lui avait manqué pour le
détourner , elle se réunit avec enthousiasme à une
poignée de Français qui résolurent de faire rentrer la
province sous la domination de la France. Dans la
nuit du 8 février, cent cinquante hommes attaquèrent
et emportèrent, l'épée à la main, l'un des forts et
l'une des portes de Santo-Domingo dont ils massa-
crèrent la garnison et la garde. Malheureusement,
l'état de la mer ne permit pas au général Kerver-
seau d'effectuer les débarquements nécessaires pour
soutenir ce mouvement concerté avec lui; et les
vainqueurs, embarrassés de leur victoire, furent
obligés de se répandre en fugitifs dans la campagne.
316 LIVRE 11. CHAP. \I1I.
Le général français, auquel Leclerc avait donné ordre
de ne risquer d'abord qu'un coup de main, repre-
nait le large pour attendre du renfort, lorsqu'un
nouveau signal lui annonça de nouveaux événe-
ments. Grâce à l'intervention patriotique d'un évêque
français nommé de Mauvelle , auquel le séjour de
Santo-Domingo avait été permis , le mulâtre Clair-
vaux , qui commandait dans le nord de la province
espagnole , s'était décidé à faire sa soumission. D'un
autre côté , revenant à la charge avec une nouvelle
intrépidité, les vainqueurs fugitifs du 8 février s'é-
taient emparés d'un poste extérieur , où ils s'étaiçnt
fortifiés. Cette situation attiédit aussitôt le dévoue-
ment de Paul Louverture à la cause de son frère ; et,
malgré la supériorité numérique des forces qu'il
avait sous ses ordres, il fit sa soumission dans une
proclamation (20 février) où il déclarait que « la
liberté était, pour lui et les siens, le talisman qui
enflammait son zèle et son amour pour la mère
patrie. »
Dans moins de vingt jours , toute la partie espa-
gnole reconnut les lois de la république ; toutes les
troupes noires furent envoyées à Leclerc, qui s'en
servit utilement contre les rebelles de la partie fran-
f
LA PARTIE ESPAGNOLE. 317
çaise , et trois mille Espagnols furent rassemblés
sur la frontière des deux départements pour la dé-
fense du pays ' .
Cette frontière devint le théâtre d'une lutte achar-
née ; il fallut au général français de grands efforts
de courage et d'infatigable persévérance pour sau-
vegarder son nouveau gouvernement contre la com-
bustion de l'Ouest : il y réussit. Mais, livré à lui-
même avec les seules ressources du pays , surtout
durant la période désastreuse qui suivit la mort de
Leclerc, il dut demander à ces ressources tout ce
qu'elles pouvaient donner. Les ressorts furent déme-
surément tendus. Les Espagnols ont à se reprocher
de ne pas avoir compris que cette oppression était le
fait de la circonstance, et non de l'homme. Le mé-
contentement se répandit rapidement au sein de cette
population tout à l'heure si dévouée. La guerre que
l'Angleterre déclara à la France en ce moment cri-
tique augmenta la fermentation des esprits ; le bruit
se répandit que l'Espagne se joignait à cette hostilité ,
et qu'elle allait reprendre un territoire dont elle n'a-
vait consenti la cession qu'avec la plus grande peine.
N'était-il pas d'ailleurs évident que les Français
I Compte rendu par le général Kerverseau , apiès son éviction par le
général Ferran«l. (Papiers du déparlement de la marine.)
320 LIVRE II. CHAP. VUl.
mortelle à l'occupation française en présence d'une
population à moitié hostile. Il céda à la violence, et
s'embarqua avec ses aides de camp, laissant à son
compétiteur une victoire qui devait un jour lui coû-
ter cher.
Le général Ferrand s'efforça de racheter, par une
administration habile et paternelle, la manière dont
il avait envahi le pouvoir supérieur. Il se rendit
assez maître du cœur des habitants de la partie es-
pagnole pour les voir accourir à son premier appel,
lorsqu'il eut à résister, au commencement de l'année
suivante (mars 1804), à l'invasion de Dessalines.
Ce chef fondit en effet tout à coup sur le territoire
de l'Ozama avec une armée de 22,000 noirs, et
vint camper sous les murs de Santo-rDomingo. Mais
il y trouva tout dans l'attitude de la résistance ; et,
incapable d'entreprendre le siège d'une place même
irrégulièrement fortifiée, préoccupé d'ailleurs de
l'immensité du territoire qui s'étendait derrière lui,
il se contenta dQ cette reconnaissance militaire, et
reprit le chemin du Port-au-Prince , où il alla se
faire couronner empereur.
Rendue à la sécurité, la partie Sud de l'Audience
espagnole se développa rapidement sous la direo-
tion d'un homme doué de l'activité et de Tins-
LA 1>ART1Ê ESPAGNOLE. 321
tinct administratif propres à sa nation. Les services
publics fiirent organisés, des routes forent percées,
des mesures forent prises pour l'aménagement et
l'exportation des essences nombreuses que cette par-
tie de la colonie est en possession de fournir à Tébé-
ûisterie européenne. En un mot. Tordre et la pros*
périté'se montrèrent partout, et le général Ferrand,
satisfait avec raison de son œuvre, crut, après qua-
tre années d'une sage administration, avoir assis la
domination française sur la plus solide des bases,
la reconnaissance publique.
Mais il comptait sans l'aveuglement et la fureur
des passions politiques.
De grandes choses s'étaient passées en Europe
depuis la prise de possession de la province espa-
gnole. Le premier consul, devenu empereur, avait
envahi l'Espagne continentale, et placé un membre
de sa famille sur le trône de Ferdinand VI. L'ar-
dente nationalité du peuple espagnol, sa haine vi-
goureuse de l'étranger, fermentaient sur tous les
points de la Péninsule, s'épandaient en conciliabules
et en juntes séditieuses. En 1808, celle deSéville,
qui avait concentré le pouvoir entre ses mains, et
pris la direction du mouvement contre la France, fil
signifier au gouverneur de la colonie de Porto-Rico
21
3S2 LIVRE 11. CHAP. VUl.
la déclaration de guerre qu'elle venait de jeter au-
dacieusement à Napoléon, et lui ordonna d'agir en
conséquence.
Don Torribio Montés, après avoir proclamé l'au-
torité de Ja junte dans la colonie qu'il gouvernait,
se prépara, en bon Espagnol, à soulever contre Tau-
torité française l'ancienne Audience de Santo-Do-
mingo. Il parvint facilement à nouer des intrigues
avec la population par le moyen des Dominguois
que les dernières révolutions avaient jetés dans sa
colonie ; et le général Ferrand ne tarda pas à être
enveloppé d'une trame des mieux ourdies. Malheu-
reusement il appela en quelque sorte la trahison par
son aveugle confiance, et la ftmeste sécurité dans
laquelle il s'endormit. Il ne pouvait supposer qu'on
voulût se soustraire à une domination qu'il s'effor-
çait de rendre si bienveillante et si paternelle ; et il
ne voulut croire à la révolte que lorsqu'elle était
déjà générale.
Don Juan Sanchez Ramirez, créole espagnol,
homme ambitieux et dissimulé, fut l'adroit fauteur
de cette révolution nouvelle.
Lorsqu'il ne put plus douter du caractère de ce
mouvement, le général Ferrand sortit de Santo-
Domingo, et, à la tête de cinq cents hommes, se
LA PARTIE ESPAGNOLE. 323
dirigea dans l'Est, vers le bourg de Seybo, où se
trouvait le quartier général de la révolte. Don Juan
Sanchez, qui commandait à une bande d'environ
deux mille hommes , disposa habilement ces forces
supérieures ; et après avoir un instant plié sous le
premier choc du général français, il l'enveloppa
d'un feu si bien nourri , qu'une déroute complète
se mit dans sa faible troupe.
Ferrand fit des efforts inouïs pour rallier les
siens. Mais après quatre heures d'une lutte déses-
pérée, il dut se résigner à fuir. Alors, il se sou-
vint de la manière dont il s'était emparé du gou-
vernement, de cette usurpation miUtaire que le
succès seul pouvait justifier , et que la promesse du
succès avait seule fait tolérer... Passant au galop,
près d'un de ses officiers, il demanda de la poudre
pour amorcer ses pistolets, et se fit sauter la cer-
velle (7 novembre 1808) \
Ce combat se livra au lieu appelé Palo-Hincado,
Il eut pour résultat immédiat la perte totale de la
campagne, et la concentration forcée de toutesjlés
' tt 11 se fioima la mort avec tant de précipitation , dit le capitaine Guil-
« leimin^ que Pexplosion seule annonça ce fatal éTénement. » — La
plupart des officiers français perdirent la vie dans ce combat. Le colonel
Panisse , Tun d'eux , laissé pour mort sur le champ de bataille, parvint à
regagner Santo-Domingo, après toute une odyssée de misères qui furent
^ngtenqis Tentretien des Français dans cette ville.
21.
324^ LIVRE II. cHAP. vrii.
ressources disponibles dans Santo-Domingo. Le gé-
néral de brigade Barquier, que son grade appelai!
au commandemefnt , déclara cette ville en état de
siège, et se prépara à résister à la fois aux attaques
de la campagne et aux entreprises de la croisière
anglaise qui se montrait déjà dans ces parages.
Alors commença Tune de ces nobles luttes qui ,
lorsqu'elles ont l'Europe pour théâtre, demeurent
gravées]! en caractères immortels dans les pages de
l'histoire.
Place revêtue d'une simple chemise^ sans fossés, à
cause du roc vif sur lequel elle est bâtie ; déployant
un front immense ^ dont la défense réguliène néces-
siterait une armée pourgarnîson, Santo-Domingo, dé-
fendu par une poignée de Français , tint huit mois
contre les attaques incessantes de l'armée insurrec-
tionnelle, celles de la croisière anglaise, les trames
intestines et les horreurs de la famine. Nous vou-
drions que les proportions de ce travail nous per-
missent de réparer l'oubli de l'histoire, et de dire
toutes les phases de cette résistance héroïque , gloire
égarée au fond d'une île du golfe du Mexique , et
perdue au milieu de la grande épopée napoléo-
nienne. Citons du moins quelques noms : ceux des
colonels Aussenac , Yassimon , Panisse , Fortier ,
LA PARTIE ESPAGNOLE. 325
Gamberlin; l'intrépide mulâtre Repussard^ com*
mandant la légion coloniale, le lieutenant Gilbert
Guillermin, qui s'est fait l'historien de cette vail-
lante lutte. Ces braves gens livrèrent onze com-
bats , dont ceux de Saint-Jérôme , de Galard ' et de
Manganagua, couchèrent les morts par centaines
sur le champ de bataille. Lorsque , poussés par le
terrible aiguillon de la faim , ils s'élançaient hors de
la place l'épée à la main , il fallait plier et laisser
s'accomplir leur héroïque maraude. Alors, oubliant
l'ennemi , les uns se jetaient dans les bois , abattant
les ramiers si abondants dans ces parages , tandis
que les autres, penchés vers le sol, fouillaient le
gualliga, plante vénéneuse, dont, après six jours de
manipulations, on parvenait à extraire une nourri-
ture encore délétère*. Sur la mer, les corsaires
Forés et Bottin, montant leurs fines goélettes, ar-
mées jusqu'aux hunes , rôdaient comme des lionnes
autour de leur tanière, dépensant des trésors de
ruse et d'audace , pour jeter dans la place , à tra-
vers la croisière anglaise , quelques barils de farine
enlevés à prix d'or aux colonies voisines. Plus d'une
fois , montée sur les toits en terrasse de ses maisons,
' Il se livra trois combats dans ce seul lieu.
^ Yoy. tous ces détails dans le livre déjà cité du lieutenant Cuillermin,
326 LIVRE II. CHAP. VIII.
l'œil tendu vers cet horizon que le soleil des Tropi-
ques rend infini , la population de cette ville affa-
mée assista, partagée entre l'admiration et Tan-
goisse , à une de ces joutes terribles dont l'enjeu
était pour elle un court soulagement ou un redou-
blement de misère.
Chose admirable à dire ! les hommes qui luttaient
ainsi ne savaient même pas si leur résistance était
connue de la métropole ' .
De leur côté, électrisés par cette flamme insurrec-
tionnelle , que les juntes de la mère patrie lançaient
contre tout ce qui portait le nom français ; habile-
ment conduits par Sanchez, esprit froid et persévé-
rant que rien ne lassait, les insurgés, ces colons
espagnols qui- n'avaient pas su trouver l'énergie de
faire face à leurs frontières envahies par Toussaint,
déployèrent un courage et une ténacité dignes de
leur passé.
Lorsque les dernières provisions furent épuisées ;
que les cuirs « préparés et assaisonnés » qui faisaient
le fond de l'alimentation, furent devenus un mets ré-
servé à la table des riches; lorsque la croisière an-
glaise se changeant en une escadre , se prépara au
* Elle ne Tétait paSr. .
L4 PARTIE ESPAGNOLE. 327
débarquement, le général Barquier se décida à
signer une capitulation.
Mais, plein du juste orgueil qu'il puisait dans
le sentiment de son devoir si noblement rempli ,
il refusa avec hauteur ioutes les propositions venant
des rebelles, et ne voulut traiter qu'avec le com-
mandant des forces britanniques. Le major-général
sir Hugh Lyle Carmichaël était digne de compren-
dre cette fierté du vaincu : il accorda presque tous
les articles de la capitulation dressée par le général
Barquier, et la garnison française sortant de Santo-
Domingo avec les honneurs de la guerrôi^ fat con-
duite en France sur les vaisseaux et aux frais de la
Grande-Bretagne (juillet 1809). Il faut citer à la
gloire du vainqueur et du vaincu, ces paroles de
sir Carmichaël à ses troupes prenant possession de
la place : Soldats, vous n'avez pas eu la gloire
« de vaincre la brave garnison que vous rem-
« placez ; mais vous allez reposer vos têtes sur les
« mêmes pierres où d'intrépides soldats venaient
« se délasser de leurs glorieux travaux, après avoir
« bravé les dangers de la guerre et les horreurs de
<t la faim. Que ces grands souvenirs impriment dans
« vos cœurs des sentiments de respect et d'admira-
« tion pour eux ; et souvenez-vous que si vous
328 LIVRE II. CHAÏ». virf.
« imitez un jour cet exemple, vous aurez assez fait
« pour votre gloire. »
Tous les actes de cette prise de possession furent
pleins de grandeur, et font oublier la lugubre éva-
cuation de 1803. Là, les hommes de race blanche
étaient seuls en présence , et la civilisation s^enfuyant
avec les hâves soldats de la France, put quitter
cette terre sans se couvrir la tête d'un voile funèbre.
L'Espagne se trouva donc, et par la seule force
des choses^ rentrée en possession de son ancienne
colonie. Cette réoccupation dura, à l'état de provi-
soire, jusqu'en 1814. Le cabinet de Madrid profita,
à cette époque, du grand remaniement qui se fit
dans le droit pubUc de l'Europe , pour rechercher
avec ardeur la sanction du fait qui s'était accompli
en sa faveur.
L'Espagne n'avait pas plutôt signé l'acte de ces-
sion de 1795, que, semblable à un enfant qui
vient de briser un jouet dont il se croyait fatigué ,
elle se prit à regretter amèrement ce qu'elle avait
perdu. Cette colonie qui, depuis près de deux
siècles, ne figurait au bilan de sa métropole que
pour les sommes annuelles qu'elle lui coûtait, et
dont on semblait ne savoir que faire, ne fiit plus
que la première métropole européenne du nouveau
LA PARTIE ESPAGNOLE. 329
monde, la terre où reposait les cendres de Colomb...
L'orgueil castillan, un instant endormi, s'était réveillé
tout à coup, et des communications très-pressantes
avaient été faites au cabinet des Tuileries à la faveur
des lenteurs que subissait la prise de possession. Il ne
s'agissait de rien moins que de la rétrocession à la
France, pour prix de la révocation des stipulations
du traité de Bâle, de la province de la Louisiane,
que le traité du 3 novembre 1762 avait abandonnée
à l'Espagne; — mais dès qu'il était question delà Loui-
siane, la France ne pouvait accepter ce pacte avan-
tageux. Ce pays ne doit>-iI pas figurer sur la carte
du monde, comme un écueil où se sont constam-
ment brisés la politique et les nobles instincts d'un
grand peuple ' ?
' La France ne sut jamais comprendre Timportance de la Louisiane : ce
magnifique territoire, qui la plaçait au cœur du nouveau monde ^ rendait
son amitié nécessaire à l'Espagne et aux Ëtats-Unis; appuyait d*un côté
ses Antilles , et de rautre touchait de sa nationalité française cette noble
province du Canada qui conserve comme une foi religieuse la langue <le
nos pères. La Louisiane fut l'étrocëdée à la France , par le traité de Saint-
lldephonse, du l*"" octobre 1800, pour prix de la constitution du duché de
Parme en faveur de Tlnfant. Moins de trois ans après (20 avril 1803) , se
consomma cet acte impolitique, odieux et immoral, de la vente d'un terri-
toire français et d'une population française. Celte vente fut faite pour le
prix de 60 millions de francs, dont moitié fut retenue comme indemnité de
prises indûment faites sur les citoyens de l'Union , dans les guerres précé-
dentes. — Digne avènement de cette politique antimaritime et anticoloniale
de l'empire, dont la France recueille en ce moment les fruits. — Voir l'his-
toire des traités que nous venons de mentionner dans l'ouvrage de M. Duflot
de Mofras déjà cité.
330 LIVRE II. CH4P. YlII.
La France refusa donc, et l'art. 8 du traité de
Paris vint la faire repentir de son refiis, en disposant
ainsi : « S. M. B. stipulant pour elle et ses alliés,
« s'engage à restituera S. M. T. Ch., dans les délais
« qui seront ci-après fixés, les colonies, possessions,
<( comptoirs et établissements de tout genre que la
« France possédait au 1**^ juin 1792 dans les mers
« et continents de l'Amérique , de l'Afrique et de
« l'Asie, à l'exception toutefois des îles de Tabago
« et de Sainte-Lucie, et de l'île de France et de ses
« dépendances , nommément Rodrigue et les Sé-
« chelles, lesquelles S, M. T, Ch. cède en toute pro-
cc priété et souveraineté à S. M. B.; — comme aussi la
ce partie de Saintr-Domingue cédée à la France par le
« traité de Bâle, et que S. M. T. Ch. rétrocède à
c( S. M. C. en toute propriété et souveraineté '. »
Ainsi se trouva légalisée par le droit, la révolu-
tion opérée par Sanchez.
' Traité de Paris, du 30 mai 1814.— Martens, vol. XIII, p. 6.~Analyse
dansSclioel, vol. X, p. 492
LIVRE II. CHAI>. IX. 331
CHAPITRE IX.
De la rêtroceMlOD de ISU à la coDsUlaUon de la répabU^ue
domlnlealne.
RéTolution de 1821. — Présidence passagère de Nunès Caserës. — Ma-
nœuvres da président Boyer, qui convoite la possession de l'Est. — Tra-
hison. — Occapation de l'Est — Caractère de cette annexion. — Pro*
testation de l'Espagne. — i- Premier réveil des colons espagnols en
apprenant le mouvement de Praslin. ~ Tournée d'Hérard. --^ Les dé-
putés espagnols proposent de se donner à la France. — La présence d'un
consul français à $anto>Domingo est la cause déterminante de Tinsurrec-
tion. — Attitude de ce consul. — La révolution est proclamée Le géné-
ral Sautana. — Manifeste delà république dominicaine. — Sensation que
produit dans l'Ouest la révolution dominicaine. — Appréhensions mani-
festées. — Accusations lancées contre la France. ~ Proclamation d'Hé-
rard^ qui reconnaît les griefs des Dominicains. — Il entre sur le territoire
oriental. — Premiers combats. — Quartier général d'Azua. — Dénoû-
ment. — La république dominicaine est constituée Attaques inces-
santes de rouest. — Devoir des grandes puissances , ~ et de la France
en particulier.
Cette reprise de possession n^entraioa aucun
changement 7 aucune innovation qui fussent de na-
ture à modifier l'état du pays. Cette mutuelle lé-
thargie de la métropole et de la colonie dura jus-
qu'à la plus prochaine révolution. — Elle eut lieu
en 1821.
Un avocat créole, nommé Nunès Caserès, arbora
33â LIVRE II. GHAP. IX.
le drapeau colombien à Santo-Domingo (1*^ dé-
cembre), et constitua une république dont il se fit,
bien entendu, proclamer président. Mais il trouva
une grande résistance à ses projets dans la ville de
Santiago , point important de Tintérieur, dont les
habitants , presque tous de pure race castillane , ne
purent se faire à l'idée de se ranger sous un de ces
nouveaux drapeaux de l'Amérique du Sud plantés
dans le sang de leurs nationaux. De là naquit un
conflit qui devait avoir les plus graves conséquences.
A cette époque , ainsi que nous Tavons vu , la mort
de Christophe venait de réunir toute la partie fran-
çaise sous le sceptre présidentiel du successeur de
Pétion. Le général Boyer convoitait très-vivement
la province espagnole; mais sa position était alors .
à peu près la même que celle dans laquelle le cha-
pitre précédent vient de nous montrer Toussaint en
1797 : il voulait avoir, mais n'osait prendre. Ce
pays appartenait en effet bien réellement à l'Es-
pagne, et y entrer par la force, ce n'était autre
chose que déclarer la guerre à cette puissance. Le
président mulâtre, qui avait d'excellents précédents
à suivre, déploya en cette occasion une véritable
habileté. Il fit jouer tous les ressorts pour engager
la complication , de manière à intervenir comme le
CONSTITUT. DE LA RÉP. DOMIMGAINE. 333
dieu du dénoûment. On put reconnaître en cette
occasion Texcellent aloi des quadruples sauvés du
pillage du trésor de Christophe. Nous voudrions ne
pas dire que Tévêque de Santo-Domingo fut accusé
de s'être fait l'agent de cette malheureuse intrigue,
et que l'on évalue à cent mille gourdes le prix qui
lui fut compté en retour de la nationalité de son
pays.
Sans doute des efforts furent faits par le parti
castillan pour rompre cette trame, et nous aurons
tout à l'heure à en constater l'issue toute particu-
lière dans une autre partie de ce travail. Mais l'u-
nion seule pouvait sauver ce peuple, et nous avons
vu que c'était précisément d'une dissension intes-
tine que naissait cette crise. Le général Boyer vit
donc arriver ce qu'il attendait : le drapeau haïtien
fut arboré par l'un des deux partis , et l'interven-
tion de rOuest fut réclamée. Le président n'en de-
mandait pas davantage. Aussitôt un corps d'armée
assez considérable, divisé en deux colonnes, péné-
tra par le nord et par le sud sur le territoire espa-
gnol. Sûres que rien ne leur ferait obstacle, les
troupes haïtiennes marchèrent hardiment sur Santo-
Domingo. Le président y fit solennellement son en-
trée, et y proclama la constitution de l'Ouest, le 9
février 1822.
334 LIVRE II. GHàP. IX.
Il importe , et pour des raisons qui se produiront
dans la suite de ce récit, de ne pas se méprendre
sur le caractère de cette nouvelle révolution. La fa-
cilité avec laquelle elle s'est accomplie a merveilleu-
sement servi au développement d'une thèse que les
Haïtiens ont toujours propagée avec une intention
sur laquelle on ne saurait se méprendre. A entendre
les écrivains de la république, Tannexion de 1822
a été un acte tout à fait volontaire et spontané; la
prise de possession du président Boyer « ne fut que
la conquête des cœurs ' . » Or, rien n'est moins vrai
que cette vérité historique. La prise de possession
de liS22 Ait aussi pacifique , mais, à la terreur près,
aussi odieuse à la majorité de la population que celle
opérée par Toussaint. Les Espagnols de Saint-Do-
mingue ne firent en cette circonstance que donner
une nouvelle preuve de cette étrangeté de caractère
que les événements qui précèdent ont déjà pu faire
saisir. Pleins d'énergie pour renverser une domi-
nation établie, indomptables et persévérants dans
l'insurrection , ils sont mous et débiles dans la ré-
sistance. Avec de pareilles natures, [toute] soumis-
sion, vue de loin et à travers certaine phraséologie
• Voy. la Géographie de Vile d'Haïti, précédée du précis et de la date
des événements, par M. B. Ardouin dn Port-au-Prince.
CONSTITUT. DE LA RÉP. DOMINICAINE. 335
intéressée , peut toujours paraître une accession vo-
lontaire , et même une conquête des cœurs.
Mais à qui sait demander aux faits leur enseigne-
ment et leurs conséquences, l'occupation de 1822
apparaîtra ce qu'elle est en réalité : l'asservissement
du plus faible au plus fort. Ce qui nous reste à dire
achèvera de rendre plus saisissable cette très-im-
portante vérité historique.
Pendant les vingt-deux ans que dura l'adminis-
tration du général Boyer, la fusion sembla complète
entre les deux anciennes colonies européennes de
Saint-Domingue. Elles dormirent du même sommeil
et vécurent de la même misère. Aucun fait extérieur
ne marqua cette période, si ce n'est la protestation
que fit l'Espagne en 1830. Le 16 janvier de cette
année, don Felipe Fernandez de Castro vint au nom
du roi Ferdinand réclamer soit la réunion du terri-
toire de l'Est, soit une indemnité analogue à celle
accordée à la France. L'Espagne se fondait sans
doute, quant à ce dernier point, sur ce fait qu'un
grand nombre de propriétaires espagnols avaient
été, aussi bien que les propriétaires français, obligés
d'abandonner le pays. En effet, le nouveau gou-
vernement avait jeté une grande perturbation dana
la possession du sol. Il avait dépouillé une raulti-
336 LIVRE II. CHÀP. IX»
tilde de familles, par ce seul fait qu'il avait exigé la
présentation des titres dans un pays où la propriété
ne reposait en général que sur des concessions du
domaine public, et où , par suite de l'incurie créole,
les affaires ne s'étaient jamais faites qu'avec une
demi-régularité. Enfin, l'Espagne contestait sans
doute le mérite de la révolution bâtarde sur laquelle
était venue s'enter l'annexion du 9 février. Mais, à
moins que l'Espagne n'ait voulu faire qu'une pro-
testation qui réservât ses droits pour l'avenir, elle
eût dû faire appuyer sa réclamation d'une démons-
tration quelconque. Appuyé de la seule justice de
la cause qu'il venait soutenir, son envoyé ne pouvait
rien obtenir. En effet, don Fernandez de Castro re-
partit pour Cuba le 1*' février, sans avoir conduit
à fin sa négociation.
Ainsi, comme nous l'avons dit, rien de saillant
dans cette période.
Mais la révolution de Praslin ne fut pas plutôt
consommée dans l'Ouest , que l'agitation commença
dans l'Est. Déjà , à la nouvelle de l'insurrection des
Cayes, Santo - Domingo s'était ému et avait pris
spontanément les armes. Le |énéral noir Carrié,
qui commandait dans cette ville pour Boyer, après
une tentative de résistance qu'abrégea du reste la
COMSTITUT. DE L\ RÉP. DOMINICAINE. 337
nouvelle qui lui arriva de la fuite du président, s'était
^nbarqué précipitamment, et avait laissé le champ
libre au parti national qui cherchait à se former.
Toutefois, ce mouvement s'était opéré sans but, sans
plan arrêté, et par ce seul entraînement instinctif qui
pousse les opprimés à se mouvoir, comme pour chan-
ger leur fardeau d'épaule. Cette première prise d'ar-
mes n'avait abouti qu'à la formation d'un comité pro-
visoire d'administration. Nous avons vu qu'aussitôt
-après l'installation à peu près régulière de son gou-
vernement de fait, le chef d exécution Hérard s'était
mis jen marche avec une partie des troupes disponi-
bles, pour aller faire proclamer la révolution dans le
Nord et dans l'Est. Lorsque le futur président pénétra
sur le territoire de l'ancienne province espagnole, il
trouva que quelques esprits se ralliaient déjà autour
d'une' pensée commune, et que le parti scissionnaire
tenait de secrets conciliabules. 11 procéda révolu tion-
nairement , fit enlever et traîner dans les geôles du
Port-au-Prince les habitants les plus influents dé
Santo-Doiningo. Après avoir changé les principaux
fonctionnaires et placé les forces militaires sous les
ordres de son frère/ le colonel Léo Hérard, il crut
avoir assuré l'unité de la république , et regagna la
partie occidentale.
I. 22
338 LIVRE II. CHAP. ÏX.
Rien ne sembla d'abord de nature à infirmer cette
idée. Les comités municipaux se formèrent dans l'Est,
comme dans l'Ouest; les assemblées électorales eu-
rent lieu ; la même faconde excentrique foudroya ,
dans la même phraséologie , la « royauté dévoratrice
de Boyer et la classe purulente de ses séides ' . » Enfin,
les députés de l'ancienne Audience espagnole prirent
part, comme ceux de l'ancienne colonie française,
aux travaux de l'assemblée dite constituante, /et
mêlèrent leurs harangues à la confusion de cetter
Babel parlementaire.
Mais cette adhésion était plus bruyante que sin-
cère : la première tournée d'Hérard et les mesures
qui l'avaient accompagnée avaient fait décider -Hn^
surrection. On s'y préparait dans tous les districts*,
tandis que ces mêmes députés, qui discutaient si
bien la constitution à Port-au-Prince, y faisaient de
secrètes démarches auprès du commandantdes for-
ces navales françaises , M. le contre-amiral de Mos-
ges, de l'envoyé français, M. le consul général
Barrot, et du consul résident, M. Levavasseur,
offrant à la France, soitia suzeraineté, soit lé pro-
tectorat, soit même la cession) moyennant le con-
^ Discours prononcé dans lYglise de Santo-Domingo , après la messe ,
par Sébastien Laforest. — c'est le plus curieux morceau d'éloquence locale
que nous ayons rencontré. ^
CONSTITUT. DE LA RÈP. DOMINICAINE. 359
cours qu'ils assureraient à la scission ^ui 6e 'prépa-
rait. Les agents français transmirent ces ouvertures
à leur gouvernement, mais se refusèrent positive-
ment à prçndre la responsabilité de la grave initia-
tive .qui leur était demandée. Toutefois, involontai-
rement ou intentionnellement /-ils concoururent à
Texplesion par le fait suivant : M. Juchëreau de
Saint-Denis, consul désigné pour le -Cap, se trouvant-
sans résidence par suite -de l'entière destructions de
cette malheureuse ville, Hérard consentît, suf la
demande de nos agents , à le laisser accréditer pro-
visoirement à Santo-Domingo , ou la Ftanoe niavait
jamais eu de consul. Ce. fait fut considéré par la po-
pulation comme la manifestation éclatante du. con-r
cours sollicité. Vainement M. Juchëreau de Saintr-
Dçnis s'effôrça-t-il de dissiper l'erreun et de rappeler
qu'il avait reçu son eœequêitur du gouvernement du
Port-au-rPrince. Rien ne put détrompe^ clés gens qui
tenaient à Teur erreur. Le 27 février, la révolution
éclata à Santo-Domingp.' . ' . ^ •
La population; de cette ville , retrouvant tout a
coup cet élan d'agression dont nous Tavonis vue sou-
vent faire preuve, se leva isn armes et bloqua la gar-^
nison dans' les forts« La lutte allait devenir sanglante.
Co ftit alors qu'intervint M. Jucheredu de Saintr^enis,
' • 22.
340 LIVRE II. CHAP. IX.
qui se porta comme médiateur entre les deux partis ,
obtint du colonel Léo Hérard qu'il évacuerait la
place, et de la population , qu'elle laisserait effectuer
cette retraite.
Ce- fut là la première immixtion de notre agent
dans les affaires politiques du pays. Elle inaugurait
dignement la conduite fermfe, intelligente, nationale,
qu'il a tenue d^uis, et sur laquelle ne sauraient
faire prendre le change ni les plaintes violentes pro-
férées contre lui à Haïti , ni le prédit qu'elles auraient
pu trouver en France.
Presque au même moment , le même mouvement
s'opéra, avec la même issue, dans Porto-Plate. Bien-
tôt on put se convaincre qu'il ne s'agissait pas d'une
révolte partielle , d'un entraînement irréfléchi , mais
d'une révolution froidement méditée, sachant son but,
comptant sur ses moyens, — et surtout d'une révo-
lution ayantson chef.
j Ce chef, dont il est temps de parler, était un colon
blanc^; l'un *des plus grande pasteurs du canton de
Seybe , et qui a gagné assez brillamment ses épau-
lettes improvisées, poiir que nous l'appelions , avec
ses compatriotes, le général Santana. Cœur élevé,
esprit intelligent, Santana souffrait impatiemment
la domination mulâtre du Port-au-Prince, -et trà-
CONSTITUT. DE LA KÈP. DOMINICAINE. 341
vaillait froidement à la secouer. Lorsqu'il jugea le
moment arrivé, il se mit à la tête de ses Sejbarios
(bergers du canton de Seybo), et forma le noyau de
l'insurrection. Avec plus de raison , et surtout plus
de désintéressement, son rôle est devenu celui de
Juan Sanchez, qui, pasteur comme lui, fut, ainsi
que nous avons vu , le béros de la malheureuse ré-
volution de 1808.
Bientôt, la province espagnole lança son mani-
feste; la croix blanche remplaça les couleurs haï-
tiennes, et de Neybo à Samana retentit le cri d'indé-
pendance : l^wa la virgen Marifi , j republica
Dominical!..,
Nous croyons devoir, malgré son étendue, re-
produire intégralement le manifeste de la république
dominicaine. C'est un appel adressé aux nations
civilisées par la plus ancienne population civilisée
du nouveau monde.
MANIFESTE DES HABITANTS DE LA PARTIE EST DE L^ILE
CI-DEVANT ESPAGNOLE OU SAINT-DOMINGUE, SUR LES
CAUSES DE LEUR SÉPARATION DE LA RÉPUBLIQUE
HAÏTIENNE.
a La déférence et le respect que Ton doit à To-
pinion de tous les hommes, et à celle des nations
342 LIVRE II. CHAP. rx.
civilisées', coiîomandetil que lorsqu'un pays qui* s'é-
tait uni- à un autre, veut reprendre et revendiquer
ses droits en rompant ses liens politiques . il déclare
avec franchise et bonne foi les motifs qui ont pu l'y
porter , afin que Ton nfe pense pas qu'il ait été mû
par un esprit de nouveauté et d'ambition. Noua pen-
sons avoir démontré par notre constance héroïque ,
que l'on doit supporter les maux de la part d'un
gouvernement , tant qu'ils sont supportables , plutôt
que d'en faire justice et de s'y soustraire. Mais quand
une longue suite d'injustices, de violences Bt de
vexations , finissent par prouver l'intention de tout
réduire au désespoir et à la plus absolue tyrannie ,
c'est alors un droit sacré pour tes peuples, et même
un devoir , de secouer le joug d'un semblable gou-
vernement , et de pourvoir à de nouvdles garanties
qui leur assurent leur stabilité et leur prospérité à
venir.
<( Par la raison que les hommes ne se sont réunis
en société que dans le seul but de travailler à leur
conservation , qu^ls ont reçu de la nâturg le droit de
proposer les moyens , et de les rechercher , afin d'ob-
tenir ce résultat; par cette même raison, ces prin-
cipes les autorisent à se mettre en garde , à se pré-
munir contre tout ce qui f)eut leur arracher ce droit ,
GOISSTITUT. DE LA RÉP. DOMINICAINE. 343
lorsque la société se trouve menacée. — Voilà pour-
quoi les habitants de la partie Est de l'île ci-devant
eîîpaâpole ou Saint-Domingue , usant de leurs droits,
poussés qu'ils ont été par vingt-deux années d'op-
pression , entendant de toutes parts les plaintes de
la patrie, ont pris la ferme résolution de se sé-
parer pour toujours de la république haïtienne, et
de se constituer en un État libre et souverain.
« il y a vingt-deux ans que le peuple dominicain , par
une fatalité du sort, subit l'oppression la plus ignomi-
nieuse : soit que cet état de dégradation ait dépendu
de son véritable intérêt, soit qu'il se soit laissé eur-
trainer par le torrent des passions individuelles ' , le
fait est qu'on lui a imposé un joug plus pesant et plus
dégradant que celui de son ancienne métropole. —
Vpilà vingt-deux ans que le peuple, privé de tous
* II faut prendre note de ces paroles , qui , si peu explicites qu'elles
soient, en disent suffisamment sur Vunion et la sympathie des deux pro-
vilices dont il est parlé dans le manifeste. Ces derniers mots ont été écrits
en vue du parti qui avait provoqué l'annexion. C'est comme un appel fait à
l'oubli et à la conciliation. — Nous devons d'ailleurs dire que nous n'avons
pu nous procurer le texte espagnol du manifeste. La traduction que nous
donDOQS ici a^été empruntée à un journal du Port-au-Prince. Nous n'avons
pu y ftirè qpe les modifications qui ne portaient pas sur le sens. Or, on
•■ conçoit comment le traducteur a dû, comme involontairement, mettre en
relief tout ce qui faisait favorablement allusion à l'occupation de 1822 , et
laisser au contraire involontairement dans le vague tout ce qui lui élait.
défavorable.
344 LIVRE II. CHAP. IX.
ses droits , s'est vu violemment déshérité de tous les
bienfaits auxquels il aurait dû participer, s'il avait
été considéré comme faisant partie intégrante de la
république. Et peu s'en est fallu qu'on ne lui eût ôté
jusqu'au désir de se soustraire à un si humiliant es-
clavage! Lorsqu'en février 1822, la partie orien-
tale de l'île, ne cédant qu'à la force des circonstances,
consentit à recevoir l'armée du général Boyer , qui,
comme ami , dépassa les limites de l'une et de l'au-
tre partie, les Espagnols dominicains ne purent croire
qu'avec une perfidie aussi dissimulée il eût pu man-
quer aux promesses qui lui servirent de prétexte
pour occuper le pays , et sans lesquelles il aurait eu à
vaincre des difficultés , et même à marcher sur nos
cadavres , si le sort l'eût favorisé.
« Pas un Dominicain ne le reçut alors sans lui
donner des témoignages de sympathie. Partout
où il passait, le peuple allait à sa rencontre; il
croyait trouver en celui qui venait de recevoir
dans le Nord le titre de pacificateur, la protec-
tion qu'il lui avait promise d'une manière si hy-
pocrite; mais bientôt, pénétrant le voile qui ca-
chait ses pernicieux desseins, l'on ne tarda pas à
découvrir que l'on s'était livré à un oppresseur, à
un tyran féroce ! . . . Avec lui est entrée à Santo-Do-
GONSTITUT. DE LA RÉP. DOMINICAINE. 343
mingo la réunion des vices e( de tous les désordres,
la perfidie, la délation, la division, la calomnie,
la violence, l'usurpation et les haines personnelles,
jusqu'alors peu connues chez ce .bon peuple ! . . . Ses
décrets et ses. dispositions furent les principes de la
discorde et le signal de la destruction. Au moyen
de son système désorganisateur et machiavélique, il
contraignit à s'émigrer les familles les plus respec-
tables , et avec elles disparurent du sol., les talents,
les richesses , le commerce et l'agriculture. Il éloigna
de son conseil , et des principaux emplois , les hom-
mes qui auraient pu. défendre les droits de leurs con-
citoyens ; qui auraient pu proposer le remède à leurs
maux , et faire connaître les vrais besoins du pays ;
au mépris de tous les principes du droit public et
des gens , il réduisit beaucoup de familles à la mi-
sère et à l'indigence , en leur arrachant leurs pro-
priétés pour les réunir au domaine de la république,
pour les donner à des individus de la partie occi-
dentale , ou les leur vendre à vil prix ; il désola les
campagnes , et détruisit l'agriculture et le commerce ;
il dépouilla les églises de leurs richesses, maltraita
et humilia les- ministres de la religion ; il leur en-
leva leurs rerites et leurs droits, et, par sa négligence,
il laissa tomber en ruine les édifices publics , pour
346 • LIVRE II. CHAP. IX..
que ses lieutenants profitassent de& débris, et qu'ainsi
ils pussent assouvfr l'avarice qu'ils apportaient ayec
eux de TOccidént. • / ^ , /
« Plustard; pour- donner à ces injustices le^ appa-
rences de la légalité, il edicta une toi .pour Taire en-
trer au domaine de TÉtat les biens des absents-,
dont les- frères et les . parents sont jusqu'aujour-
d'hui plongés, dans là. plus affreuse misère. Cette
mesura ne ^tisfaisant point son avarice, il porta en-
core une main sacrilège sur les propriétés des en-
fants de l'Est j et autorisa le vol et* la frandç par la
Joi du 8 .juillet 1824; il prohiba la communauté
des terres cbmmunales qui , en vertu des conven-
tions, el pour l'utilité -et les beâoîns de famille,
avait été ainsi maintenue dès la découverte de
l'île, et cela pour eti faire profiter l'État; par là,
il a fini par ruiner les hattes , et par appauvrir
un grîmd nombre de |)ères de famille ; il lui im-
portait peu dé tout ruiner , de tout détruire ! Tel
était l'objet de son insatiable avarice ! Fécond à in-
. venter Jésmoyeps qui devaient consommer l'œuvre
de notre ruine , et réduire tout à rien, il imagina^n
système monétaire qui, insensiblement et par de-
gr(^ , a réduit; les familles, les employés , les com-
merçants et la majorité des habitants à la plus grande
CONSTITUT. DE LA RÉP. DOMINICAINE. 347
misère. C'est avec de semblables vues que le gou-
vernement haïtien propagea ses principes corrup-
teurs^ par rinfluence de sa politique infernale. Il
déchaîna les passions , suscita l'esprit de parti ; il for-
gea ses plans destructeurs , il établit Tespionnage ,
introduisit la zizanie et la discorde jusque dans Tes
foyers domestiques Si un Espagnol osait se pro-
noncer contre Toppression et la tyrannie, il était
dénoncé comme suspect , entraîné dans les cachots,
et plusieurs enduraient souvent le suppltee pouf ef-
frayer les autres , et faire périr avec eux les senti-
ments que nous avaient légués pos pères ; tourmen-
tée , persécutée , la patrie ne trouva d'autre refuge
contre la tyrannie que dans le sein d^une jeunesse
affligée, et en quelques âmes pures, qui surent con-
centrer leurs principes sacrés pour en laisser la pro-.
pagande en des temps plus opportuns, et rendre
Ténergie à ceux qui se trouvaient dans rabattement
et la stupeur.
ce Pendant les vingt et une années que dura l'admi-
nistration perversive de Boyer, .les habitants de TEst
eurent à souffrir toute espèce de maux et dé priva-
tions que Ton ne saurait énumérer ; il traita ses habi-
tants plus durement qu'un peuple conquis par la
force; il les persécuta, et en retira tout ce qui pouvait
348 LIVllE II. CHAP. IX.
assouvir son avarice et celle des siens ; il les asservit
au nom de la liberté ; il les contraignit à payer une
dette qu'ils n'avaient point contractée, comme les
habitants de la partie occidentale qui avaient pro-
fité des biens étrangers , lorsque , au contraire , ils
nous doivent les richesses qu'ils nous ont arrachées,
ou qu'ils ont dissipées. Tel était le triste état de cette
partie, lorsque, le 27 janvier de Tannée passée, les
Cayes, dans le sud de l'île, poussèrent le cri de ré-
forme : avec la rapidité de l'éclair les peuples s'en-
flammèrent à ce signal ; ils adhéraient au principe
du manifeste du 1**^ septembre, et la partie de l'Est,
tant était grande sa bonne foi, se flatta,. mais en
vain, d'un avenir plus heureux. Mais le comman-
dant Rivière se proclama chef d'exécution , inter-
prète de la volonté du peuple souverain; il rendit
des lois à sa fantaisie; établit un gouvernement sans
aucune forme légale, sans y comprendre aucun des
habitants de cette partie qui s'était prononcée en
faveur de sa révolution ; il parcourut le département
de Santiago, et, sans aucun motif légitime, il
rappela péniblement la malheureuse époque de Tous-
saint et de Dessalines, traînant après lui un mons-
trueux état-major qui portait la démoraUsation par-
tout où il passait; vendit jes emplois, dépouilla
CONSTITUT. DE LA RÉP. DOMINICAINE. 349
les églises, détruisit les élections que les habitants
avaient faites dans le but de s'assurer des représen-
tants qui pussent défendre leurs droits ; et cela, pour
* continuer à laisser cette partie dans la misère, et se
faire des candidats qui relevassent à la présidence,
quoique sans mandat spécial de leurs commettants.
C'est ce qui eut lieu : il menaça rassemblée consti-
tuante, et, par suite d'étranges communications faites
par lui à l'armée sous son commandement, il réussit
à être président de la république.
« Sous le prétexte que dans cette partie on pensait
à une séparation de territoire en faveur de la Co-
lombie, il emplit les cachots du Port-au-Prince des
plus ardents Dominicains, dans le cœui: desquels ré-
gnait l'amour de la patrie, sans d'autres vues que le
besoin d'améliorer, leur sort, d'obtenir pour eux
l'égalité des droits, le respect des personnes et des
propriétés. D'autres pères de famille durent s'ex-
patrier pour éviter des persécutions. Et lorsqu'il vit
ses desseins réalisés, et qu'il se fut assuré l'objet
qu'il avait en vue, il mit en liberté ces détenus sans
aucune espèce de satisfaction pour les outrages et
les préjudices qu'ils avaient soufferts.
« NoU-e condition n'a nullement changé : les mêmes
outrages, les mêmes traitements de l'administration
350 . LIVRE It. CHAP. IX.
intérieure; les mêmes charges ou de plus fortes; le
même système monétaire sons garantie aucune, qai
foit la ruine des peuples, et une constitution mes-
quine qui ne fera jamais Thonneur du pays; tout cela
a mis le sceau à Tignominie, en nous privant^ au mé-
pris du droit naturel, de Tunique chose qui nous
restait d'espagnol : l'idiome natal, et a mis de côté
notre auguste religion pour la faire disparaître de
eh6z nou&î car si cette religion, lorsqu'elle était
la religion de l'État, lorsqu'elle était protégée, elle
et ses ministres furent méprisés et vilipendés , que
sera-ce maintenant qu'elle est entourée de sectaires
et d'ennemis? .'
« La violation de nos droits, coutumes et j^rivilé-
ges, et tant de vexations nous ont révélé notre po-
sition,, nous^ ont fait- connaître notre asservissement,
notre abaissement ; et les principes du droit qui ré-*
git les nations, décideYit la question en faveur de
nôtre patrie, comme ils la (lécidèrent en faveur des
Pays-Bas contre Philippe II , en 4581 .
• . « En vertu de ces principes, qui osera bliàmêr la
résolution du peuple des Cayes,- lorsqu'il se souleva
contre Bôyer, et le déclara traître à la patrie?
coEt qui osera blâmer la nôtre, en déclarant la par-
tie Est de l'île sépïirée de la* république d'Haïti?
€ONSTITUT. DE LA. RÉP. DOMir<riGAINE . 351
«. Nou&n'avoqs aucune obligation visrà-vis de ceux
.qui ne' nous fournissent aucun moyen de Faccom-
pKr, aucun devoir à Tégard de ceux qui nous pri^-
vent de nos droits.
« Si la partie de TEst était considérée comme in-
corporée volontairemeut à la république haïtienne,
elle devait jouir des mêmes bienfaits, des mêmes
droits dont jouissent ceux avec qui elle s jetait alliée;*
et si, en vertu de cette union, nous étions obligés
à soutenir notre intégrité, elle, de son côté, devait
-nousiournir les moyens de le faire ; elle y a paànqu^
en violant nos droits, et nous sommes affranchis de
notre obligation. Si la pàrti.e de TEst était considérée .
comme assujettira la république, alors.,, et av^c
plus'de raison, elle devait jouir. sans restriction des
droits et prérogatives dont' on était convenu, et
qu'ob lui avait promis; et à défaut da la condition
qnique et nécessaire.de sa sirjétidn,- elle demeure li-
bre et eniièreiiQent dégagée; et ses devoirs, quant
à elle-même, sodl de pourvoir à sa propre conser-
vation par d'autres moyens. Si on Ifit considère par
rapport à la constitution d'Haïti de 1816, on verra
qu'oiitre Tpriginafité du cas, de donner une cons-
tîtulioa i)âtar(Je à un pays étranger qui n'en avait
pas besoin, .et qui n'avait paè nommé ses députés
352 LIVRE II. CHAP. IX.
naturels pour la discuter , il y a aussi une usurpa-
tion très-scandaleuse, parce que à cette époque les
Haïtiens n'étaient point en possession de cette par-
tie, pas plus que lorsque les Français furent expulsés
de la partie française , ceux-ci n'ayant pu la leur
abandonner, puisqu'elle n'était point leur propriété.
Par le traité de Bâle, cette partie fut cédée à la
France, rendue ou retournée à l'Espagne par la paix
de Paris, en vertu de laquelle fut sanctionnée la prise
de possession qu'en firent les Espagnols en 1809,
et qui continua jusqu'au 30 novembre 1821, époque
à laquelle cette partie se sépara de la métropole.
« Quand les fils de l'Occident revisèrent leur cons-
titution en 1816, cette partie n'appartenait pointa
Haïti ni à la France. Le pavillon espagnol flottait
sur ses forteresses en vertu d'un droit parfait ; et de
Ce que lès naturels appelaient l'île de Saint-Domin-
gue Haïti , il ne s'ensuit point que la partie occiden-
tale qui, la première , se constitua en état souve-
rain,, eût le droit de considérer la partie de l'Est
ou. orientale, 'comme en étant partie intégrante,
quand l'une appartenait aux Français et l'autre aux
Espagnols. Ce qu'il y a de très-^certain, c'est que
si la partie de l'Est appartient à une autre domina-
tion qu'à celle de ses propres fib, elle appartiendrait
CONSTITUT. DE LA RÉP. DOMINICAINE. 353
à la France ou à l'Espagne, et non à Haïti. Car, si
Ton veut remonter aux premières années de la dé-
couverte de l'immortel Colomb, on verra que nous,
habitants de TEst, nous avons plus le droit de
commander à TOccident que TOccident de nous
commander. — Dans cette supposition , il y a donc
usurpation , et usurpation que rien ne saurait jus-
tifier. — Si finalement on considère cette partie
comme ayant été conquise par la force , la force
décidera la question, s'il est nécessaire.
« Considérant en conséquence que les vexations et
les violences exercées pend^mt vingt-deux années
contre la partie ci-devant espagnole, l'ont réduite à la
plus^grande misère et pourraient compléter sa ruine ;
que le devoir de sa propre conservation et de son
bien-être à venir l'oblige à pourvoir à sa sûreté par
les moyens convenables : ce qui est un droit pour elle;
qu'un peuple qui s'est volontairement constitué dé-
pendant d'un autre peuple, dans le but d'obtenir sa
protection, demeure libre de ses obligations au mo-
ment où celui-ci y manque, encore que ce soit par
l'impuissance du protecteur. — Considérant qu'un
peuple qui est condamné à obéir à la force et y
obéit, fait bien; mais qu'aussitôt qu'il peut y résister,
et y résiste, il fait mieux. — Considérant enfin que,
I, 23
354 LIVRE II. CHAP. IX.
par la différence des mœurs et la rivalité qui existe
entre les uns et les autres , il n'y aura jamais ni
union ni harmonie parfaite entre les habitants des
deux parties du territoire.
« Les habitants de la partie ci-devant espagnole de
Saint-Domingue, convaincus que durant vingt>-deux
années d'agrégation à l'État de l'Ouest, ils n'en ont
retiré aucun avantage; mais, qu'au contraire, ils
èe sont ruinés et appauvris, qu'ils ont été dégi^adés
et traités de la manière la plus abjecte, ont résolu
de se séparer pour toujours de la république haï-
tienne, dans le but de pourvoir à leur sûreté et con-
servation , en se constituant dans leurs anciennes
limites en un État libre et souverain. Les lois fon-
damentales de cet État garantiront le régime dé-
mocratique; assureront la liberté des citoyens, en
abolissant l'esclavage pour toujours; établiront l'é-
galité des droits civils et politiques, sans égard aux
distinctions d'origine ni de naissance. Les propriétés
seront inviolables et sacrées ; la religion catholique,
apostolique et romaine, sera protégée dans toute sa
splendeur, comme étant celle de l'État. Mais per-
sonne ne sera poursuivi ni puni pour ses opinions
religieuses. La liberté de la presse sera protégée;
la responsabilité des fonctionnaires publics sera di\-
CONSTITUT. DE LA RÉP. DOMINICAINE. 35S
ment établie; la confiscation des biens pour crimes
et délits demeurera interdite ; l'instruction publique
sera encouragée et protégée aux frais de l'État; les
droits et impôts seront réduits, au taux le plus bas
possible ; il y aura un entier oubli des votes et des
opinions politiques émis jusqu'à ce jour, en tant que
les individus adhéreront de bonne foi au nouveau
système. — Les grades et emplois militaires seront
conservés conformément aux lois qui seront établies.
— L'agriculture, le commerce, les sci^ices et les arts
seront également encouragés et protégés. II en sera
de même pour l'état des personnes nées sur notre
sol, ou pour celui des étrangers qui voudront y ha-
biter, en se conformant aux lois. Enfin, nous ferons
en sorte, le plus tôt possible, d'émettre une monnaie
avec une garantie réelle et véritable, sans que le pu-
blic ait rien à perdre sur celle qu'il tient à l'empreinte
d'Haïti.
« Tel est le but que nous nous proposons dans
notre séparation , et nous sommes résolus à donner
au monde entier le spectacle d'un peuple qui se
sacrifiera pour la défense de ses droits, et d'un
pays qui est prêt à se réduire en cendres et en dé-
combres , si ses oppresseurs , qui se vantent d'être
libres et civilisés, persistent à vouloir lui imposer
23.
356 LIVRE II. CHàP. IX.
une condition qui lui semble plus dure que là mort.
*i Au lieu de transmettre à nos enfants et à la pos-
térité un esclavage honteux, surmontant tous les
dangers avec fermeté et persévérance , nous jurons
solennellement devant Dieu et devant les hommes,
que nous emploierons nos armes à la défense de
notre liberté et de nos droits , nous confiant en la
miséricorde divine, qui nous protégera et portera
nos adversaires à une réconciliation juste et raison-
nable, pour éviter l'effusion du sang et les calami-
tés d'une guerre affreuse , que nous ne provoque-
rons pas, mais qui sera une guerre d'extermination ,
si tel en est le cas !
« Dominicains ( sont compris sous cette dénomi-
nation tous les fils de la partie de l'Est et ceux qui
voudront suivre notre sort)! l'intérêt national nous
appelle à l'union. Par une résolution ferme, mon-
trons-nous les dignes défenseurs de la liberté ; fai-
sons le sacrifice, sur les autels de la patrie, de toute
haine et de toute personnalité ; que le sentiment de
l'intérêt public soit le mobile qui nous dirige dans
la sainte cause de la liberté et de la séparation. Par
elle , nous ne portons aucune atteinte à la prospérité
de la république de l'Occident, et nous travaillons
à la nôtre.
GONSTITUT. DE hk KÉP. DOMINICAINE. 357
« Notre cause est sacrée ; nous ne manquerons
pas de secours , en outre de ceux que nous trouve-
rons sur notre sol ; parce que, s'il était nécessaire,
nous emploierions ceux que les étrangers pourraient
nous procurer en pareil cas.
« Le territoire de la république dominicaine étant
divisé en quatre provinces, savoir : Santo-Domingo ,
Santiago ou Cibao, Azua ; depuis la limite jusqu'à
Ocoa, et Seybo, son gouvernement se composera
d'un certain nombre de membres de chacune de ces
provinces , afin qu'elles participent ainsi et propor-
tionnellement à sa souveraineté.
« Lç gouvernement provincial se composera d'une
assemblée de onze membres choisis dans le même
ordre. Cette assemblée résumera en elle tous les
pouvoirs , jusqu'à la confection de la constitution de
l'État, et déterminera les moyens qu'elle jugera les
plus convenables pour maintenir la liberté acquise ;
et enfin , elle appellera au commandement en chef
de l'armée l'un des patriotes les plus intègres , qui
sera chargé de protéger nos limites, aidé des lieute-
nants qui seront jugés nécessaires.
« Dominicains ! à l'union ! le moment le plus op-
portun se présente ; de Neybo à Samana , de Azua
à Montéchristo, les opinions sont unanimes, et il n'est
358 LIVRE II. GHAP. IX.
point de Dominicain qui ne s'écrie avec enthou-
siasme : Séparation , Dieu , patrie et liberté ! »
Ce docum^it, daté de Santo-Domingo, du 16 jan-
vier 1844 9 et écrit en langue castillane, porte plus
de deux cents signatures, toutes révélant par leur
consonnance Torigine espagnole '.
Ce caractère si nettement dessiné de la révolution
d(Hninicaine produisit , dans TOuest , la sensation la
plus profonde. A part ce Fève de Funité territoriale
qui flattait les vanités i*épublicaines du Port-au-
Prince, et que renvoyait s'évanouir, on éprouvait
des préoccupations d'une nature particulière qui se
faisaient jour de toutes parts. «L'Est appellera, sans
nul doute, au secours de sa population des immi-
grations delà race blanche, avec leurs capitaux. Il
fera jJus, et, pour résister à nos tentatives de re-
prise de possession, il aura recours à l'alliance
étrangère. En peu de temps , cette partie du pays
nous débordera, tandis que nous serons aux prises
avec la formidable question étrangère, qui, dans
cette hypothèse, sera pour nous autrement grave
* Il faut dire quelle est rorigine du nom de Dominicains^ qu'ont pris
les nouveaux indépendants de l'Est. Cette origine est la même que celle
du nom de Santo-Donûngo. Cette Titte , bAtie en 1494, s'appela Nouvelle-
Isabelle; puis, en mémoire de Dominique Colomb (en espagnol Do-
mingo), père du grand Christophe , elle fut appelée Sanlo-Domingo.
GONSTITUT. DE LA RÉP. DOMINICAINE. 359
qu'elle ne l'est déjà. Alors, Tétranger lui sera favo-
rable, et ne nous fera pas quartier. La nationalité
haïtienne sera en risque d'être envahie. Nous n'a-
vons désormais aucune illusion à nous faire. Quel-
que motif, quelques grie&, qui aient pu pousser la
partie de l'Est de la république à former à part de
nous un État indépendant , nous ne pouvons accep-
ter l'événement : à tout prix , il faut que l'intégrité
du territoire soit maintwue , et la république haï-
tienne soit une et indivisible'. »
Le président se fit l'interprète de cette pensée dans
une première proclamation qu'il adressa aux insur-
gés, et dans laquelle il disait « que la dernière goutte
de son sang appartenait à la république pour assu-
rer l'unité et l'indivisibilité du territoire haïtien. »
Dans une proclamation de son quartier général
d'Azua, du 20 avril , Hérard accuse ouvertement la
France de fomenter la révolte de la partie espagnole. . .
« Ces prises d'armes simultanées, dit-il, les prédic-
tions qui les ont précédées , et qui se sont réalisées ;
les vagues menaces des séditieux, tout nous fait pres-
sentir qu'ils fondent leurs espérances sur l'intervention
étrangère; les démarches hostiles des agents d'une
• Le Patriote.
360 LIVRE If. GHAP. IX.
puissance envers laquelle nous avons usé de tous les
égards du droit des gens, que nous croyions amie,
parce que nous désirons toujours rétre ; tout nous
prouve que la trame qui se déroule en ce moment
est ourdie par une main invisible qui en tient les fils ;
tout nous annonce que la guerre intérieure peut être
suivie de la guerre étrangère. »
Ce que nous avons dit précédemment établit suf-
fisamment qu'Hérard se trompait. L'intervention de
la France n'a été que conciliatrice dans toute cette
affaire, et, si l'on peut dire, purement passive.
Personne ne l'ignore d'ailleurs à Haïti : personne
n'ignore que si la France avait accordé seulement des
secours indirects à la république nouvelle, elle serait
depuis longtemps parfaitement à l'abri des agressions
de l'Ouest.
Autorisé , comme nous avons dit , à se mettre à la
tète de l'armée, le président divisa ses troupes en
deux colonnes. L'une, sous les ordres du général
Souffran, prenant par la Croix des Bouquets, et
côtoyant l'étang Henriquille , se dirigea sur Neybe.
L'autre, que le président. commandait en personne,
remontait plus haut dans les terres, et, traversant
leMirebalais, pénétrait sur le territoire insurgé par
la route de Las Cahobas à San-Juan. De Neybe et de
GONSTITUT. DE LA RÉP. DOMINICAINE. 361
San- Juan 9 les deux colonnes avaient ordre de se
rapprocher, en se dirigeant simultanément sur Azua,
où s'opérerait leur jonction. C'est de ce point qu'elles
devaient marcher sur Santo-Domingo ' .
En posant le pied sur le sol dominicaine et comme
pour jeter un appel à la conciliation , Hérard se fai-
sait l'écho des plaintes de ceux qu'il allait combattre,
dans des termes bons à constater.
« Haïtiens ! leur disaitr-il , un levain de discorde
fermentait depuis longtemps dans la partie de l'Est ;
les iniquités du gouvernement du Sud l'avaient en-
tretenu ; il avait tout fait pour s'aliéner le cœur des
citoyens de l'orient comme ceux de l'occident de
l'Ile. Tandis qu'il déshéritait les fils des fondateurs
de l'indépendance et de la gloire de leurs aïeux ;
tandis qu'il s'efforçait d'éteindre en eux les vertus
républicaines, il accablait d'injustices les habitants
des rives de TOzama et du mont Gibao , et s'oppo-
sait également au bien-être matériel et au déve-
loppement de l'intelligence des uns et des autres.
Aussi, la haine de la tyrannie futr-elle égale, et le
désir de s'affranchir était-il partagé. Mais une se-
crète antipathie , née sans doute de la différence des
* Azua est sur le même littoral , mais beaucoup plus à l'ouest que
Santo-DomiDgo Voyez ces différentes localités sur la carie.
362 LIVRE 11. GUAP. IX.
affections des deux populations^ des traits de leur
caractère ou de leur origine, et peut-être même de
ce sentiment qui porte les opprimés à s'accuser mu-
tuellement, couvait la haine dans Tàmedes Orien-
taux contre les Occidentaux • ceux-là rendaient
ceux-ci solidaires des crimes et des fautes d'un gou-
vernement odieux à tous. »
Le président terminait ainsi cette proclamation :
c( Haïtiens, dans quelques jours je serai aux portes
de Santo-Domingo. Trente mille hommes, un
parc d'artillerie considérable, composiê d'obusiers et
de pièces de gros calibre, assureront le succès de
cette campagne. Je me présenterai d'abord comme un
missionnaire de paix et de vérité; je parlerai le lan-
gage delà persuasion ; mais si cette ville rebelle mé-
connaît la voix de la sagesse, si elle appelle l'interven-
tion de l'étranger, je déplorerai la triste nécessité où
elle m'aura placé, et je ne résisterai pas à em-
ployer la force et la violence qui doivent étouffer la
révolte , et faire flotter le pavillon qu'illustra l'in-
dépendance, sur la cathédrale de la plus ancienne
cité du nouveau monde * . »
Mais, tandis que le président en était encore aux
proclamations à LasCahobas, les premiers coups de
' Proclamation (iii 1 5 mars.
GONSTITUT. DE LA RÉP. DOMIMGAINE. ' 363
fusil se tiraient à Neybe. Pimentel % député de
plusieurs législatures, et Fun des chefs les plus
actifs de rinsurrection , engagea sur ce point une
vive escarmouche avec les troupes de la seconde
colonne expéditionnaire. Toutefois, ce fut à Azua
oii devait se dérouler la péripétie de l'expédition,
qu'eut lieu le seul engagement sérieux. Hérard vint
en quelque sorte se heurter contre cette ville , où
il croyait trouver déjà rendues les troupes de Souf-
fran, attardées par l'engagement de Neybe. « Domi-
nicains libres et indépendants ! » répondit-on au qui
vwe de sou avant-garde ; et l'attaque qu'il ordonna
aussitôt, fiit soutenue et repoussée avec vigueur.
Cependant Hérard parvint à s'établir à Azua. Alors
commença sur le territoire dominicain le dénoûment
du drame dont la principale scène s'intriguait au Port-
au-Prince. Chacun des courriers dont Hérard Dumesle
avait établi à grands frais le service entre le siège
du gouvernement et le quartier général du président,
portait à l'armée cet esprit de désorganisation qui se
faisait jour de toutes parts dans la capitale de la
république, et qu'aidait dans son développement
l'attitude très-peu rassurante des Dominicains. Les
' c'est un Français naturaliëé daos la partie espagnole.
364 LIVRE 11. GHÀP. IX.
troupes noires , malgré la terreur des ordres du jour
dont l'énergie draconienne rappelait la discipline
à coups de pistolet de Toussaint, désertaient en
masse ' . Ce fut au milieu de cette multitude à
moitié débandée, qu'il appelait encore son armée ,
qu'Hérard promena le contre-amiral de Mosges,
qui, comprenant la situation comme notre consul à
Santo-Domingo , s'efforçait d'assurer à la France
l'influence qu'une grande nation ne doit jamais dé-
daigner : celle de médiatrice. L'œil du marin péné-
tra facilement le peu de profondeur des lignes qu'on
s'efforçait d'allonger devant lui. L'amiral dit nette-
ment au président sa pensée sur ce qu'il appelait
son armée , et sur le résultat de son expéxiition ,
s'il tentait de s'engager plus avant dans l'Est. Le
malheureux Hérard l'avait déjà compris; mais que
faire? « Il avait promis aux habitants de Port-au-
Prince de dompter la révolte ; il fallait vaincre ou
tomber de sa présidence. D'ailleurs, il avait donné
ordre au général Pierrot, qui commandait dans le
Nord à plus de 10,000 hommes, de venir le join-
dre , et avec un pareil renfort n'était-il pas assuré
du succès?... »
' Voir notamment les ordres et arrêtée militaires des 18 et 20 avril.
CONSTITUT. DE LA RÉP. DOMlMCAmS. 365
Nous avons vu que Pierrot avait en effet reçu
cet ordre, et nous savons comment il Texécuta.
C'est par la route de Daxabon et de la Vega qu'il
avançait dans une sécurité parfaite, lorsqu'il fut
brusquement attaqué , et mis. dans la complète dé-
route qui détermina sa révolution dans le Nord.
Ces événements, ainsi que nous l'avons dit,
hâtèrent ceux qui se développaient au Port-au-
Prince et au quartier général d'Azua. La déchéance
d'Hérard fut prononcée. Il reçut ordre de se rendre
de sa personne sur le territoire occidental. Bientôt
les quelques troupes que Ja désertion avait laissées
au camp d'Azua durent reprendre la route de l'Est,
sous le commandement du général Souffran. Comme
les soldats de Dessalines , après la tentative avortée
de ce chef sur Santo-Domingo, elles marquèrent
leur passage par un long sillon d'incendie et de ra-
pine.
La révolution de la partie orientale de l'île de
Saint-Domingue est pour le moment un fait con-
sommé. En vain la menace et l'intrigue sont venues
de l'Ouest; en vain une scission a failli compromettre
le succès d'une cause à peine gagnée. Santana a su
366 LIVRE 11. GHAP. IX.
faire face à la fois aux menées du Port-au-Prince et
aux projets subversifs de Duarte, ambitieux im-
provisé qui , entraîné par l'exemple, s'était proclamé
président. Arrêté en même temps qife ie nègre dont
il avait fait son généralissime, il a été embarqué,
avec la menace d'être passé par les armes, s'il repa-
raissait sur le territoire de la république.
La constitution de la république dominicaine a
été votée.
Cet acte ouvre aux étrangers de toutes les na-
tions le droit de propriété territoriale que leur re-
fusait la constitution haïtienne ^ .
Mais il faut qu'on le sache : l'Ouest n'a pas re-
noncé à son rêve de l'unité territoriale. Dès qu'un
moment de calme se produit dans sa situation in-
térieure, l'ancienne partie française dirige ses bandes
sur la frontière, et les hostilités recommencent.
Quoiqu'il soit facile de savoir à quoi s'en tenir sur
les bulletins du général Pierrot, et qu'on puisse
jusqu'à un certain point se rassurer en voyant la
distance qui sépare Las Cahobas, lieu de sa der-
nière victoire , de Santo-Domingo , on ne doit pas
' NoHS donnons , en les rapprodiant , à la il n de ce livre , et comme do-
cuments à peu près inédits^ les deux constitutions de TOiiest et de l'Est.
Celle de la république dominicaine , écrite eu castillan , se trouve aiosi
traduite pour la preinière fois.
CONSTITUT. DE LA RÉP. DOMIMCAINE. 367
moins se préoccuper de cet état d'hostilité perma-
nente et tracassière , ne fut-ce qu'au point de vue
du déplorable résultat qu'elle entraîne : celui d'ar-
rêter te développement régulier et fécond de l'un
des jdus beaux pays du globe. Il est dans cette si-
tuation un devoir pour l'Europe , et un devoir que
tous les hommes de cœur doivent la pousser à rem-
plir : c'est d'user de toute son influence pour para-
lyser l'effet de ces efforts incessants que la répu-
blique de l'Ouest dirige contre celle de l'Est; c'est
d'empêcher le retour de cette nouvelle occupation,
qui serait encore plus odieuse que celle de 1822,
et qui, en fait d'annexion, ne serait que celle du
captif à son boulet.
Oui, disons-le à la fin de ce volume, telle est la
tâche de la politique européenne, si elle a quelque
respect du présent, et quelque prévision de l'avenir ;
et la nation qui l'accomplira en sera un jour large-
ment payée. Déjà l'Angleterre s'en est occupée ; les
États-Unis s'en occupent en ce moment; et tout
porte à croire que si l'Espagne n'était pas à ce point
absorbée par sa politique intérieure, elle étendrait
une main protectrice sur son ancienne colonie,
cette terre qui porte encore les ruines du palais de
Colomb.... Mais nous croyons qu'aucune nation
368 LIVRE II. CHAP. IX.
^'est plus que la France à même d'exercer une in-
fluence qui serait d^autant plus désirable et plus ef-
ficace, qu'elle serait plus directe et plus pacifique.
En attendant que s'accomplisse une solution défi-
nitive et complète qui donne satisfaction à tous, que
la France fasse agir comme un levier sur la poli-
tique du Port-au-Prince sa position de créancière
bienveillante et longanime. — Qu'elle rappelle au
nouveau président de la république de l'Ouest, qu'il
est le même homme qui , en proclamant la scission
du Nord, reconnaissait à chaque partie de Tîle le
droit de se gouverner comme elle l'entendrait, et
ordonnait « que ses concitoyens de l'Est, détenus
pour cause politique, fussent inmiédiatement mis
en liberté. »
PIN DU PREMIER VOLUME.
TABLE DES MATIERES
CONTENUES DANS CE VOLUME.
Préface. Page ▼
Introduction. Page xiy
LIVRE PREMIER. — colonisation.
CHAPITRE PREMIER,
Idée générale du livre , 5. — Découverte de Tlle , 6. — Départ et retour de
Colomb, 7 . —Prospérité et décadence rapides de la colonie espagnole, ib.
— Causes de la décadence, 8. — Extermination des Indiens, 9. — Le
cacique Henri ,ib La Tortue , 10. — Les Flibustiers et les Bouca-
niers, «&. — Leur gouvernement, 11. — Première intervention de la
France, ib. — Elle nomme un gouverneur de la Tortue, ib. — Premières
cultures , la. — La canne à sucre, t6 — Le tabac ou peton, 17. — Le
coton, 18. — L'indigo, ib. — Le cacao, ai. — Premiers temps de la cul-
ture du caféier, aa. — Ce qu'il fut pour la Martinique, 23. — L'occupa-
tion de Saint-Domingue est la colonisation modèle , parce qu'elle est la
colonisation progressive, a5. — Querelles des limites, 27. —Rapproche-
ment avec ce qui a lieu de nos jours dans TOrégon, 3o. — Question des
limites, ib. — Erreurs accréditées. Si. — Réfutation^ ib, — Fait singu-
lier quant àfla date des droits légaux de la France ,34. — Le premier
gouverneur général, pour le roi, des lies sous le Vent, 37 Les
comtes de Blénac , ib, — Le premier intendant , 39. — L'ancienne orga-
nisation coloniale était la même que celle de la métropole, ib. — Cause
de cette assimilation, 40. — Les Iles sous le Vent, ib — Marche progres-
sive à partir de 1735 ,41. — Insurrection de 1768, 4a. — Situation jus-
qu'en X790, 43. — ^^La partie espagnole ou FAudience, 44. — Explication
philosophique de ce mot , ib. — Organisation de la colonie espagnole.
•—Relations avec la partie française , 46. — Situation en 1730 , 47. ~
Y^ Population, 48. — Répartition de cette population , et recherches, à ce
sujet , sur la h^gislation servile des Espagnols , ib. — Tendances libé-
1. 24
370 TABLE DES MATIÈRES.
raies unies à une grande énergie de répression , 49- — De l'esclavage
dans la colonie espagnole, 5a. — Les différentes classes y sont rappro-
chées ,53. — Recherches sur la situation économique de la colonie
espagnole ^ ib — La division du livre indiquée quant à la partie espa-
gnole , 55.
CHAPITRE II.
SrrUATION ÉCONOMIQUE DE LA PARTIE FRANÇAISE DE SAINT-DOMINGUE
EH 1790.
Le chiffre de la population sang-mélée volontairenoent erroné, 58. — Po-
pulations blanche, sang-mélée, et noire, 6i. — Chiffre, nature et ré-
partition de la richesse territoriale, 6a. — Exportations et importa-
tions ,66. — Mouvement commercial ,68. — Recettes , dépenses, 70.
— Bilan général de la colonie à cette époque , 76.
CHAPITRE III.
ESCLAVAGE.
Origine de Tinstitution dans les colonies françaises , 80. — c'est la posses-
sion du sol qui crée l'homme libre^ 81 Des engagés, 8st — Législation
qui les régit, 83. — Sage pensée qui préside aux engagements des blancs,
en présence de l'esclavage encore mal assis des noirs, 85. -^ Recherches
sur l'origine de l'esclavage africain dans les Indes occidentales , ^7. —
Documents divers à ce sujet, 89. ^ Actes constitutifode la traite, 90. ..
Abolition et actes répressifs, 9a Législation servile des colonies fran-
çaises, 9a. —Pensée qui préside à la rédaction de Tédit de mars 168$,
appelé Code Noir, 97. — Hante portée et caractère éminemment libéral
de ce corps de droit , œuvre de C^lbert, 98 — Citation de ses princi-
paux articles, 99.— La fusion des races y était écrite, 104. -—La législa-
tion ultérieure vient arrêter ses effets, io5. -<. Elle r^rime la manumis-
sion, 106. — La France fait^du préjugé de la couleur nn moyen de
gouvernement, 109. —De l'action réciproque des mœurs sur les lois, et
des lois sur les mœurs, td. — La pensée de Colbert toajours mécon-
nue , 1 10. — Recherches sur le chiffre de la population esclaFe dans les
colonies françaises au xvii* siècle , m. —Chiure de cette population à
Saint-Domingue, ii3. — Effets de la traite sur la moralité des popula-
tions esclaves, 114- I
TABLE DES MATIÈRES. 371
LIVRE II. — RÉVOLUTIONS.
CHAPITRE PREMIER.
^ PREMIÈRE RÉYOLDTION.
La cotonie envoie spontanément des dépatés aux états généraux , 1 18. —
De la représentation directe des colonies dans la métropole , 119. — Dé-
tails sur cette représentation depuis 1789 jusqu'à Tan Ylil , ib. — Ma-
nière intelligente dont les colonies savaient alors composer leur repré-
sentation, laa. — Scission dans la population blanche, iH. —Formation
d'une assemblée coloniale, ib. — Premiers mouvements des noirs eu
juillet 1791, xaS. — Les assemblées paroissiales proclament l'égalité po-
litique des hommes de couleur, 127. — Lutte et dispersion de l'assem-
\ blée coloniale, xa9. — L'insurrection est complète, ib.-^lA tranquillité
se rétablit un moment, x3o. — Une nouvelle scission de la population
blanche la fait reparaître plus terrible, i3i. -^Sonthonax proclame l'af-
franchissement général , ib — Invasion étrangère , i3a. — Toussaint-
Louverture, i34* — Expulsion des Anglais, i35. — Toussaint et Ri-
gaud, 137. — Mission de Hédouville, 140 — La guerre du Sud. Sa fin, i43.
— Autocratie momentanée de Toussaint-Louverture, 144. — H fait frap-
per monnaie à son effigie, 14S.
CHAPITRE II.
EXPÉniTlON DE 1802.
Expédition du général Leclerc en i8oa, 149. -^ Pensée du gouvernement
consulaire en entreprenant cette expédition , i5o. — Incertitude des es-
prits à cet égard, x5i. — Intervention de Joséphine , i5a. — Singulière
situation d'esprit de Toussaint , dont les généraux se préparent à rece-
voir pacifiquement Leclerc, i58. — Commencement des hostilités, ib. —
Incendies et massacres, 159. — Conquête et pacification opérée en trois
! mois, i6a — Invasion de la fièvre jaune, i63. ^ Elle fait éclater une
I nouvelle insurrection ,ib. — Arrestation de Toussaint • Louvertare , 164.
— Mort de Leclerc, 167. — Rochambeau, ib. — Derniers désastres, 169.
I — Les débris de l'armée française tombent au pouvoir des Anglais, 170.
— Mort de Toussaint-Lou vertu re, ib. — Un mot sur ce noir célèbre, 17: .
CHAPITRE m.
COUP d'oeil RÉTROSPECTIF.
La révolution de Saint-Domingue ne fut qu'un accident, 175. — Les trois
is J^
I
372 TABLE DBS MATIÈRES.
classes de la population , 176. — Justice à rendre aux blancs an point de
Tue de leur intelligence de la situation, ib. — ce qtt*était alors la repré-
sentation des colonies en France , 177. . Fautes de la métropole , iSa.
— Attitude des philanthropes anglais à cette époque, 187. —Les noirs
étaient royalistea, 190. — La seconde insurrection fut un acte réflé-
chi , 191. — Situation non comprise en France , t6. — La population de-
vine enfin les intentions do premier consul, 19a. — Les résidenta anglais
se chargent de les expliquer et deyieunent les fauteurs de l'insurrection
nouvelle, 193 — Conséquences f&cheuses de la dissimulation dont usa
le gouvernement consulaire, 194.
CHAPITRE IV
DE l'eXPUI^ION DBS FfUHÇAlft A L'ORDONMANGE DE 182&.
DessalineB gouverneur général à vie, 195. —Dernière tuerie exécutée par
ce chef noir, 197 — Il se fait proclamer empereur, 198. —Système de
défense contre Tinvasion, 199. ^ Assassinat de Dessalines, aoo. — Lutte
entre Pétion et Christophe, aoi. — L*un se fait proclamer roi dans le
Nord|, l'autre président dans le Sud , ib. — Démarcation entre les deux
populations noire et sang-mèlée , aoa — Débarquement de Rîgaud, qui
se fait une petite république dans celle de Pétion , ib — Borgella lui
succède, i&. —Autre république du noir Goman, ao3^. — Caractère par-
ticulier de ce dernier fait , 204. — Boyer succède à Pétion , ao6. — Le
Nord se révolte contre Christophe , 207. —Son suicide, 208. — Boyer
réunit toute Tlle sous son gouvernement présidentiel, aog.
CHAPITRE V,
JKAR-PIEBRE BOVER. — SECONDE BÉVOLCTION.
Inertie du nouveau président, aie. — Ses causes expliquées, an. — Atonie
générale, ib. — Destruction et incendie du Cap, aia. —Rapprochement
caractéristique, a 14. — Mouvement de la jeune génération, ib — L'op-
position envahit la chambre des représentants, ai5 — Coup d'État par-
lementaire, f^. -» £timtnatiott de 1840, ib, — Manifeste de Praslin, ax8.
— Hérard Dumesle et Ch. Hérard Tatné , aa4. — Prise d'armes de Pras-
lin, aa5. — Hérard s'empare de la ville des Cayes, aa6. — H prononce
la déchéance de Boyer, aa7 — Le président s'embarque pour la Ja-
maïque sans avoir rien fait pour se maintenir au pouvoir, t^. — Hé-
rard entre dans Port-au-Prince, aa8.
CHAPITRE VI.
HÉRARD. — TROISIÈME RÉVOLDTIOII.
Gouvernement provisoire , a3». — Tournée militaire du général Hérard
T4BLB DES MATIÈRES. 373
dans le Iford et dans TEst Élections pour ia formation d'une assem-
blée constituante» a3i. — Conflits qui naissent de ces élections, «34.
— Commencement d'antagonisme entre Hérard et l'assemblée consti-
tuante, a36. ^Ch. Hérard-Rlvière proclamé président, 237. _ Discours
caractéristique qu'il prononce, a38. . Prise d'armes dans le quartier de
l'Artibonîte, 239. — Lutte ouverte entre les Hérard et le pouvoir parle-
mentaire, 240. — La partie espagnole proclame son indépendance , 243.
— Sensation que produit cet événement dans l'Ouest , 243. ^ Mesures
extraordinaires, ib, — Le président marche en personne contre l'Est, 244.
— Sa dernière tentative contre le parti constituant au moment d'entrer
i sur le territoire insurgé , 245. ^ Battu par les Espagnols , il succoo^e
dans sa lutte contre les constituants , 246. .— Tous les points de la ré-
publique font leur révolution en même temps, 247. — Le général noir
Pierrot est à la tète de celle du Nord, ib. — Acaau , général en chef des
réclamations de ses concitoyens, 253. — Manifestes, 247. — Guerrier
nommé président, 252. — Déchéance et embarquement d'Hérard , 259.
— Mort de Guerrier], ib. —Avènement de Pierrot, 260.
CHAPITRE VII.
SITUATION.
Pétion, Boyer, Rivière-Hérard , 262. — Ce qui ressort de leur gouverne-
ment au point de vue politique, 264. — L'envahissement de la démo-
cratie est la conséquence de l'antagonisme de Pétion et de Christophe, 265.
— Étrange situation sons Boyer , 266. — Les conséquences de cette si-
tuation apparaissent à sa chute , 267. — Rapprochement entre les chefs
noirs et ceux de sang-mèlé , 269. — Fausse appréciation par un écri*
vain, 270 — Du principe démocratique dans les sociétés nouvelles, 272.
— Point de vue social ,273. — Antagonisme vainement dissimulé, ^74.
— Ce que fut André Rigaud, 277. — Caractère du revirement qui vient
de s'opérer, 279. — Acaau personnification de son pays, ib. — Ce qu'il
faut penser de la présidence de Guerrier et de Pierrot, 280. ^ Nécessité
et impuissance , tel parait être le rôle des sang-mèlés ,281. — Ce qu'ils
doivent faire pour mettre fin à cette situation , 282. — Manque d'équi-
libre dans les différents éléments de la population, 284 De l'action
nouvelle de la race européenne sur les races africaines, 286.
CHAPITRE Vni.
LA PARTIE ESPA6H0LB.
Son histoire n'a pas été faite, 289. — Elle est importante dans les données
de ce livre, ib. — Attitude de la province espagnole durant la révolte des
noirs, 290. _ Une convention secrète partage la partie française entre
374 TABLE DES MATIÈRES.
l'Espagne et l'Angleterre, ib. — Sourde hostilité de l'Est, qui provoque
la cession consentie à la France par le traité de Bftle^ ib Clause
transitoire, aga. —Péripétie qu'elle produit, agS. — Efforts de Toussaint
pour prendre possession de cette province, au nom de la France, avant
de jeter le masque , 294 — impuissance de la métropole, ib. — Le gé-
néral de brigade Antoine Chanlatte, agS. — U ftdt échouer la première
tentative de Toussaint, 3o3.— Dissimulation profonde de ce dernier, 304.
— Sécurité qu'elle produit chez les Espagnols , iK^ -^ Irruption sou-
daine de Toussaint, ib — Consternation de fa population espagnole, 3o6.
— Courageuse attitude de Chanlatte , 309. — il entreprend inutilement
de soutenir la lutte, ib. — Les autorités françaises s'embarquent pour la
Havane, 3ii.— .Remise est fuite à Toussaint de la partie espagnole, 3ia.
— R^rise de possession par la France lors de l'expédition de 180a, 3 15.
— Le général Kerverseau , 317. — Le général Ferrand s'empare du gou-
vernement <ie la colonie, 3ig. — il rallie les habitants et repousse Pessa-
lines, 3ao. — Son habile administration , ib. — La lutte entre l'Espagne
et la France réagit dans la colonie, 3aa. — Funeste confiance du général
Ferrand , ib.^^ Insurrection , ib. -> Don Juan Sanchez Ramirez , ib
Défaite et mort du général Ferrand , 3a3. -> Défense héroïque des Fran-
çais dans Santo-Dumingo, 334. — La croisière anglaise et les assiégés, 3a6.
—Capitulation remarquable, 3a7.
.CHAPIIHE IX.
DE L4 RÉTROCESSION DE 1814 A L\ CONSTITUTION DE L4 RÉPUBUQUE
DOMINICAINE. . '
Révolution de i8ai , 33i. — Présidence passagère de Nunès Caserès, 33a.
•^ Manœuvres du président Boyer, qui convoite la possession de l'Est, ib.
— Occupation de l'Est, 333. — Caractère de cette annexion, 334. —
Protestation de l'Espagne , 335. — Premier réveil des colons espagnols
en apprenant le mouvement de Praslin , 336. — Tournée d'flérard, 337.
— Les députés espagnols proposent de se donner à la France , 338. ^
La présence d'un eonsnl français à Santo-Domingo est la cause déter-
minante de l'insurrection, 339. — Attitude de ce consul, 340. ^ La ré-
volution est proclamée , i^. -> Le générai Saiitana ,341. — Manifeste de
la république dominicaine, ib. — Sensation que produit dans l'Ouest la
révolution dominicaine , 358. — Appréhensions manifestées, ib, — Ac-
cusations lancées contre la France , 359. — Proclamation d'Hérard, qui
reconnaît les griefs des Dominicains, 36x Premiers combats , 363. —
Quartier général d'Azua, 364. — Dénoûment, 365. — La république do-
minicaine est constituée, ib. — Attaques incessantes de l'Ouest, 366 —
Devoir des grandes puissances, 367, _et de la France en particu-
lier, 368.
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES DU PREMIER VOLUME.
C C 3 6 1
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